Le Suisse de l’hôtel, anecdote de 1816 (Eugène SCRIBE - Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT)
Vaudeville en un acte
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 14 novembre 1831.
Personnages
LE MARQUIS DE MONTLUÇON
BLANGY
SIMON, suisse de l’Hôtel
CHARLOT
LOUISE, fille du marquis
EUGÉNIE, fille du marquis
MONSIEUR DURMONT, Notaire
PLUSIEURS AMIS
PARENTS
PLUSIEURS DAMES
DOMESTIQUES
La Scène se passe à Paris, dans l’Hôtel du marquis de Montluçon.
Le théâtre représente un salon de l’hôtel Montluçon ; porte au fond ; portes latérales ; une psyché auprès de la porte de l’appartement à droite de l’acteur.
Scène première
CHARLOT
Il s’occupe à regarder les apprêts de la noce dans la salle à droite.
Dieu ! qu’il sera beau le dîner des fiançailles de Mademoiselle de Montluçon !... Quelle ribambelle de marmitons ! ça n’en finit plus... Allons, à présent c’est le tour de la pâtisse rie... v’là les biscuits, les meringues qui filent... et les babas qui ferment la marche. Ça fait plaisir à voir ; ça m’ouvre l’appétit... C’est-y chagrinant, pour nous autres hommes de peine, de voir passer comme ça sous notre nez des perdreaux rôtis, des chapons, des poulardes truffées... Dieu ! que c’est heureux les gens riches !...
Scène II
CHARLOT, SIMON
SIMON, entrant par le fond.
Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là, grand paresseux ?
CHARLOT.
Paresseux !... parce qu’on se repose... Vous êtes aussi injuste que les maîtres.
SIMON.
Va sur-le-champ savoir si la corbeille de mariage commandée par Monsieur le comte de Saint-Vallier est terminée... Eh bien ! est-ce que tu ne m’entends pas ?
CHARLOT.
Si fait, monsieur Simon...Mais c’est que je regardais la sœur de notre mariée... Mademoiselle Eugénie... qui vient de ce côté.
SIMON.
Allons, va-t’en... et reviens promptement.
Charlot sort.
Scène III
EUGÉNIE, SIMON
SIMON.
Quel ange que celle-là ? quel trésor de bonté, de douceur ! Si tous les grands seigneurs qui habitent le premier étage étaient comme elle... on ne serait pas si souvent humilié d’être au rez-de-chaussée.
Eugénie s’avance sans le voir, et s’assied près de la psyché.
SIMON, qui la salue.
Tiens ! je l’ai saluée, et elle ne me répond pas... Il y a de l’extraordinaire... car elle n’est pas fière celle-là !... elle n’est pas comme sa sœur.
Eugénie se cache la tête dans son mouchoir, et se met à pleurer.
Est-il possible ! elle a du chagrin...
EUGÉNIE, se levant brusquement.
Hein !... qui vient là ?... Ah ! c’est vous, Simon ?
SIMON.
Pardon, mademoiselle... vous voir pleurer me fait tant de mal.
EUGÉNIE, se hâtant d’essuyer ses yeux.
Moi ! je ne pleure pas.
SIMON.
Comme vous voudrez, mam’selle !... Mais avec moi, avec le pauvre Simon, qui vous est tout dévoué... il ne faut pas vous gêner.
EUGÉNIE.
Ah ! tu as raison ! Oui, Simon, oui, j’ai du chagrin... je vais quitter cet hôtel.
SIMON.
Nous quitter ! Vous allez faire comme Mademoiselle Louise, votre sœur... vous allez vous marier aussi !
EUGÉNIE.
Ah ! mon pauvre Simon !
SIMON.
Puisse celui qui vous épouse, vous rendre aussi heureuse que vous le méritez... S’il savait, comme moi, tout ce que vous valez... Oui, mademoiselle, quand on se marie, on va prendre des informations dans le grand monde, dans les salons... c’est par-là qu’il faudrait aller.
Air du Vaudeville de la Somnambule.
L’amoureux d’une jeun’ demoiselle
Avec qui l’hymen va l’engager,
Quand il veut savoir ce qu’on pens’ d’elle,
Doit s’ borner à nous interroger.
De tout l’hôtel notre loge est le centre :
D’ la vérité dont son cœur a besoin
C’est là l’ séjour... c’est là qu’elle entre,
Et souvent ell’ n’va pas plus loin.
EUGÉNIE, cherchant à cacher ses pleurs.
Simon, je ne me marie pas... et pourtant je vais vous quitter.
SIMON.
Et comment cela ?
EUGÉNIE.
À quoi bon te le cacher... tu le sauras bientôt comme tout le monde... et puis, ici... de tout l’hôtel... tu es la seule personne devant qui j’ose avoir du chagrin.
SIMON.
Ah ! c’est que je sais ce que c’est ; et si jamais le pauvre Simon pouvait vous être bon à quelque chose...
EUGÉNIE.
Hélas ! il n’y a rien à faire qu’à se soumettre... Ce matin, mon père m’a fait appeler, et m’a dit : « Mon enfant, avec la restauration sont revenus les bons principes et les anciennes institutions... on va rétablir les couvents. »
SIMON.
Ah mon Dieu !... il aurait une pareille idée !... et pour mieux établir sa fille aînée, il sacrifierait sa seconde.
EUGÉNIE.
Mon père prétend que c’était ainsi autrefois... que c’est aux premières maisons du royaume à donner l’exemple du retour aux anciens usages...
SIMON.
Quelle indignité ! Monsieur le marquis... lui, qui a chaque instant défend nos droits et nos libertés !
EUGÉNIE.
Aussi, ne prétend-il pas enchaîner la mienne. Il n’ordonne pas ; mais il voudrait que cela vînt de moi-même... et par vocation.
SIMON.
Et vous y consentiriez...
EUGÉNIE.
Et le moyen de faire autrement !... puis-je désobéir à mon père ? puis-je renverser tous ses projets ?... Monsieur de Saint-Vallier, le prétendu de Louise, va obtenir du roi le titre de duc... il faut de grands biens pour soutenir un pareil titre, et j’aurais l’air d’être jalouse du bonheur de ma sœur, et de vouloir m’y opposer.
SIMON.
Enrichir des ingrats qui vont sacrifier votre avenir, votre jeunesse, vos espérances peut être !... car, si jolie, si aimable... il est impossible que des hommages ne vous aient pas été adressés, et qu’il ne se soit pas présenté quelques personnes d’une perspective plus attrayante que celle du couvent.
EUGÉNIE.
Simon !...
SIMON.
Ce que j’en dis, mademoiselle, ce n’est pas par indiscrétion... c’est votre secret, cela ne me regarde pas... Mais ce qui me regarde, c’est que vous ne soyez point sacrifiée, enterrée vivante !... Et dire qu’il n’y a ici personne qui puisse nous donner un conseil... qui puisse venir à notre aide !
EUGÉNIE.
Personne... et le plus grand secret, Simon, car mon père ne me pardonnerait pas d’avoir l’air d’en être malheureuse.
SIMON.
Ne pas même oser se plaindre... c’est trop fort... Eh bien ! mademoiselle, ce ne sera pas ainsi... Je ne suis pas une puissance, j’en conviens ; car c’est peu de chose qu’un suisse d’hôtel, quoiqu’on parle de nous rendre la hallebarde et le baudrier... mais morbleu ! on verra... N’ai je pas, comme un autre, voix au chapitre ?... Ne suis-je pas presque de la famille ? N’est-ce pas moi qui, dans la terreur, ai sauvé Monsieur le marquis, votre père ?... N’ai-je pas reçu chez moi, et élevé comme ma fille, mademoiselle Louise, votre sœur ?
EUGÉNIE.
Ah !... nous le savons tous.
SIMON.
Oui... mais vous seule vous en ressouvenez... vous, pour qui je n’ai rien fait. Et votre sœur !... votre sœur, surtout, voilà ce qui m’a blessé, et que je n’oublierai jamais... Je l’aimais, mademoiselle, oui, je l’aimais, malgré moi, plus que mes propres enfants... Ma femme l’avait nourrie de son lait... je l’avais portée dans mes bras... et dès que Monsieur le marquis est revenu, et la fortune aussi, comment a-t-elle répondu à ma tendresse ?... Elle croyait nous payer, ma femme et moi, quand à sa fête ou au jour de l’an, elle nous envoyait de l’or... mais jamais elle ne serait descendue à la loge pour nous voir, ou du moins pour nous laisser la voir et l’aimer... Et je n’en demandais pas tant... Quand elle passait dans sa belle voiture... un mot, un coup d’œil, un sourire d’amitié m’aurait suffi... « Bonjour, Simon... comment cela va-t-il ? » Mais au lieu de cela, elle ne me regardait même pas ; et souvent, quand je venais d’ouvrir la porte-cochère, elle a manqué m’écraser pour arriver deux minutes plus tôt au bal ou aux Italiens.
EUGÉNIE.
Ah ! pouvez-vous l’accuser ?...
SIMON.
Et dernièrement, quand j’ai été malade... Çà, c’est vrai... elle m’a envoyé le médecin de la maison, Monsieur Alibert... mais vous, mademoiselle Eugénie, vous que je n’avais pas élevée, vous êtes venue vous-même... vous avez daigné apporter des soins et des consolations à un vieux serviteur à qui vous ne devez rien... Aussi, depuis ce moment-là, çà été fini... ce n’est plus Louison, c’est vous qui êtes ma fille... Pardon, mam’selle, pardon ; je veux dire seulement que je donnerais pour vous mon sang et ma vie, et que je ne mourrai pas sans m’acquitter... je vous le jure, parce que Simon n’est pas ingrat, et Simon tiendra parole.
EUGÉNIE.
C’est bien... calmez-vous... mon ami, mon cher Simon... On vient... c’est ma sœur.
SIMON, essuyant une larme.
Mon ami... mon cher Simon... je la sauverai... ou je ne suis plus capable de tirer un cordon de ma vie.
Scène IV
LOUISE, EUGÉNIE, SIMON
LOUISE, sortant de l’appartement à droite.
Enfin voici le grand jour arrivé... c’est donc ce soir que je vais m’enchaîner pour la vie.
Apercevant le suisse.
Ah ! c’est vous, Simon !
SIMON.
Oui, mam’selle.
LOUISE, à Eugénie.
Comment me trouves-tu dans ma nouvelle parure ?
EUGÉNIE.
À merveille.
SIMON.
Ah ! pour ce qui est de la gentillesse et de la beauté, il n’y a rien à dire ;
Soupirant.
et de ce côté-là, je suis fier de mon ouvrage.
LOUISE, avec dédain.
Votre ouvrage, Simon !... l’expression...
SIMON.
Que voulez-vous, mademoiselle, des expressions et moi çà ne va pas ensemble, je le sais bien... Si j’avais eu l’éducation que je vous ai fait donner, j’en saurais davantage...
Regardant Eugénie.
Je parle comme je pense, et avec moi, on est sûr que la parole vaut le jeu.
LOUISE, se radoucissant un peu.
À la bonne heure.
SIMON.
Aussi, ça me fait de la peine quand vous me reprenez... ah ! presqu’autant que le jour où vous m’avez ordonné de ne plus vous tutoyer... Je sens bien que cela aurait dû venir de moi-même, parce qu’une demoiselle de votre rang, de votre naissance... mais que voulez-vous ? une habitude de dix-huit ans...
Prenant une prise de tabac.
J’aurais mieux aimé me passer de tabac toute ma vie.
LOUISE.
Simon, soyez persuadé que je n’ai point oublié que vous m’avez élevée.
SIMON.
Ce n’est pas moi, mademoiselle... c’est ma femme... Elle en a encore élevé un autre qui est bien venu, je m’en vante... un autre nourrisson, qui est grand maintenant... je dis grand... c’est-à-dire bien au-dessus de nous... et qui n’en est pas plus fier pour cela... et qui vient voir son père nourricier.
EUGÉNIE.
C’est bien, c’est bien, Simon... nous savons tous ici que nous vous devons beaucoup.
SIMON.
Ah ! mam’selle, j’voudrais bien que vous puissiez me devoir davantage... vous, du moins, vous ne l’oublieriez pas.
LOUISE.
Simon, a-t-on apporté la corbeille ?
SIMON.
Charlot y est allé,... et moi je vais à la mairie pour l’acte de naissance.
Il passe au milieu. Regardant Louise.
Des gazes, des fleurs, des apprêts de noces...
À Eugénie.
Voilà, mademoiselle, comme je voudrais vous voir... ça viendra...
Il sort par le fond.
Scène V
LOUISE, EUGÉNIE
LOUISE.
Eh bien ! Eugénie, tu ne me dis rien ?
EUGÉNIE...
Moi ! je suis enchantée de ton bonheur.
LOUISE, riant.
Eh mon Dieu ! quel soupir ! est-ce qu’il te fait envie ?... est-ce que tu penses encore à ton héros de roman... à ce pauvre officier du génie que tu as rencontré à Metz ?
EUGÉNIE.
Moi ! ma sœur... oh ! du tout.
LOUISE.
Et tu as raison... un homme de rien.
EUGÉNIE, piquée.
De rien !... Je n’ai aucun intérêt à le défendre... mais enfin, il était sorti le premier de l’École Polytechnique.
LOUISE.
Qu’est-ce que cela prouve ?... qu’il n’a pas assez de fortune pour se passer de talent... Ma pauvre petite sœur, nous sommes en 1816... et ces amours-là ne réussissent pas aujourd’hui.
EUGÉNIE.
Je n’ai aucune des idées que tu me supposes... bientôt tu en verras la preuve.
LOUISE.
À la bonne heure... Dans peu tu feras un mariage comme moi.
EUGÉNIE.
Comme toi !... je ne le crois pas.
LOUISE.
Pourquoi donc pas ?... Crois-moi, il n’y a de véritable amour dans le monde que celui de deux personnes bien nées... à qui leur position permet une sympathie de fortune, de titres, de dignités !... Voilà comme nous sommes Saint-Vallier et moi... Il m’apporte un beau titre... duchesse !... présentation à la cour... et moi, de mon côté, je lui apporte une grande fortune... Nous trouvons tous deux, dans cette alliance, ce que nous aimons, ce que nous désirons... voilà les seuls mariages d’inclination qui soient véritablement heureux.
EUGÉNIE.
C’est singulier, je me faisais de l’amour une tout autre idée... et tu es bien sûre que tu aimes ton prétendu ?
LOUISE, allant regarder à la psyché.
Certainement... Il me semble que mes plumes ne sont as bien posées... Il ne pense qu’à moi, et moi à lui... Est-ce que ces blondes-là sont bien ?
EUGÉNIE.
Très bien.
LOUISE.
Et mon collier !... quelle étourderie !... je ne l’ai pas mis... Dis encore que l’amour ne me fait pas tout oublier... je l’aurai laissé sur ma toilette... Suzanne !... où est-elle donc ?... c’est insupportable... elle n’est jamais là.
EUGÉNIE.
Ne te dérange pas... je vais le chercher...
LOUISE.
Eh mais ! quel bruit... c’est mon père qui rentre... et avec un monsieur que je ne connais pas.
Scène VI
LOUISE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, BLANGY
LE MARQUIS, à Blangy.
En vérité, monsieur, je vous dois la vie...
BLANGY.
C’est attacher trop d’importance à un faible service.
LOUISE.
Vous avez donc couru un danger ?
LE MARQUIS.
Un danger réel... Comtois, qui n’entend pas raillerie sur les convenances, a voulu couper le landau de notre voisin l’agent-de-change... les deux voitures se sont heurtées... la commotion et surtout les cris des cochers ont effrayé les chevaux... les miens s’emportaient... monsieur s’est fort heureusement trouvé là.
BLANGY.
Ce que j’ai fait est tout simple... mille autres à ma place auraient agi de même.
LE MARQUIS.
Non, vraiment... L’événement avait attiré autour de nous un assez grand nombre de spectateurs, et vous êtes le seul qui vous soyez exposé.
Air : L’amour qu’Edmond, etc.
Ils se disaient tous l’un à l’autre :
Mais allez donc à son secours ;
Et nul secours, hormis le vôtre,
Ne m’est venu... c’est ainsi tous les jours.
En parole on a de l’audace ;
Et combien voit-on à présent
De braves qui restent en place
Et poussent d’autres en avant.
Permettez, monsieur, que je vous présente ma fille aînée.
Louise salue.
J’en ai encore une autre... je l’entends... c’est là toute ma famille.
Eugénie entre.
Scène VII
LOUISE, EUGÉNIE, LE MARQUIS, BLANGY
LE MARQUIS.
Viens, mon Eugénie... je te présente un de mes nouveaux amis.
EUGÉNIE.
Monsieur...
Le reconnaissant.
ah !...
BLANGY.
Ciel !...
LE MARQUIS.
Comment ! tu connais monsieur ?
EUGÉNIE.
J’ai vu monsieur à Metz pendant les six mois que j’y ai passés.
LOUISE, bas à sa sœur.
Est-ce que ce serait ?...
EUGÉNIE, de même.
N’est-ce pas qu’il est bien ?
LE MARQUIS.
Je suis charmé, monsieur, que vous soyez déjà connu dans ma famille... j’espère que cette dernière circonstance établira entre elle et vous des rapports durables... Nous signons ce soir le contrat de mariage d’une de mes filles.
BLANGY.
Comment ?...
EUGENIE, vivement.
C’est ma sœur qui se marie.
LE MARQUIS.
Elle se trouvera fort honorée d’avoir pour témoin de son bonheur une personne à laquelle nous devons déjà tant de reconnaissance.
EUGÉNIE, étonnée.
De la reconnaissance !... vraiment ?
LE MARQUIS.
Mes enfants, le temps s’écoule... Louise, tu ferais bien d’envoyer chez le notaire... Eugénie, va terminer ta toilette... pendant ces graves occupations, j’achèverai de faire connaissance avec mon sauveur.
EUGÉNIE.
Comment ! mon père, il vous a sauvé ?... Ah ! monsieur Blangy !
LOUISE, à sa sœur.
Viens, je te conterai tout cela.
Louise et Eugénie sortent, Blangy les salue, et les reconduit jusqu’à la porte de l’appartement.
Scène VIII
BLANGY, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Blangy !... Quoi, monsieur, vous êtes ce jeune officier du génie dont ma sœur m’a fait un si grand éloge ?... éloge d’autant plus flatteur, qu’elle ne prodigue pas la louange.
BLANGY.
Madame de Verneuil a été fort indulgente pour moi... Pendant mon séjour à Metz, elle a bien voulu m’admettre chez elle... me témoigner une bienveillance...
LE MARQUIS.
Vous le devez à votre conduite, à vos manières... mais c’est dans le sang... Monsieur votre père était militaire ?
BLANGY.
Oui, monsieur... soldat, il avait conquis tous ses grades sur nos champs de bataille... il est mort général de brigade.
LE MARQUIS.
Maréchal-de-camp.
BLANGY.
C’était sous l’empereur.
LE MARQUIS.
Oui... sous Bonaparte... Et vous avez embrassé la même carrière ?
BLANGY.
Sorti le premier de l’École, je suis entré dans le génie.
LE MARQUIS.
Si j’étais assez heureux pour vous être bon à quelque chose, disposez de moi.
BLANGY.
Monsieur le marquis, vous êtes trop bon.
LE MARQUIS.
À votre âge on a de l’ambition.
BLANGY.
La mienne est bien modeste.
LE MARQUIS.
Tant pis... avec du mérite on arrive à tout maintenant.
Air de Voltaire chez Ninon.
J’ai quelque crédit au château,
Je puis... je n’ai qu’un mot à dire,
Obtenir un emploi nouveau.
BLANGY, à part.
S’il savait ce que je désire.
LE MARQUIS.
Allons, parlez-moi sans détour ;
Car je voudrais... j’ai l’âme franche,
Pouvoir vous servir à mon tour...
Mouvement de Blangy.
Vous me devez une revanche.
BLANGY.
Eh bien ! monsieur... je ne sais comment m’y prendre... j’aurais un conseil à vous demander... Je suis amoureux.
LE MARQUIS.
Fort bien... c’est de votre âge.
BLANGY.
Mais celle qui m’a inspiré l’amour le plus vrai... appartient à une famille qui a un nom... un rang...
LE MARQUIS.
Eh ! monsieur, qui est-ce qui a un nom aujourd’hui ?... Ne sommes-nous pas tous égaux ?
BLANGY.
La noblesse de sa famille est fort ancienne.
LE MARQUIS.
Quand elle remonterait au déluge.
BLANGY.
Et moi, je suis plébéien.
LE MAQUIS, souriant.
C’est un avantage dont il ne faut pas trop abuser... Dans un pays où toutes les capacités sont appréciées, il n’y a plus de mésalliance possible.
BLANGY, enchanté.
Vraiment, monsieur !...
LE MARQUIS.
À quoi nous auraient servi les trente ans qui viennent de s’écouler, s’ils ne nous avaient pas appris à préférer les qualités, les talents aux frivoles avantages de la naissance.
BLANGY.
Quoi ! monsieur, vous pensez ainsi ?
LE MARQUIS.
Je suis de mon siècle... ma réputation constitutionnelle est faite... j’ai toujours été de l’opposition... dans mes discours.
BLANGY.
Ah ! monsieur... tant de franchise... de bonté triomphent de mes scrupules, et je n’hésite plus à vous faire l’aveu de mes sentiments pour Mademoiselle Eugénie.
LE MARQUIS.
Pour ma fille ?
BLANGY.
Elle les ignore, monsieur, et sans les encouragements que vous avez daigné me prodiguer, avec une bonté toute paternelle... je n’aurais jamais osé vous les révéler à vous-même... peut-être cet aveu vous offense-t-il ?
LE MARQUIS.
M’offenser !... ah ! monsieur Blangy !... non ; mais il m’afflige.
BLANGY.
Comment ?
LE MARQUIS.
J’aurais eu beaucoup de plaisir à vous accorder la main de ma fille... mais il y a un obstacle... des engagements antérieurs...
BLANGY.
Quoi ! monsieur, vous avez promis la main de Mademoiselle Eugénie, et elle consent à ce mariage ?
LE MARQUIS.
Ma fille connaît ses devoirs... elle n’a d’autres volontés que celles de son père... Je suis désolé... J’espère qu’il se présentera une autre occasion de vous être agréable, et je la saisirai avec empressement.
BLANGY, à part.
Plus d’espoir.
Scène IX
BLANGY, LE MARQUIS, SIMON
SIMON.
Monsieur le marquis, voici vos journaux.
LE MARQUIS.
Vous avez été au Palais, pour l’acte de naissance de Louise ?
SIMON.
Oui, monsieur... on va vous l’apporter tout à l’heure... Eh mais ! je ne me trompe pas... c’est Monsieur Blangy.
BLANGY.
Bonjour, mon cher Simon.
SIMON.
Encore un que ma femme a nourri...
BLANGY.
Excellent homme !
SIMON.
Ça vous a reçu une éducation... et ça n’en est pas plus orgueilleux... Quand il était à Paris, il ne passait pas quinze jours sans venir voir ma pauvre défunte !... et pendant les deux ans qu’il a séjourné à Metz... une lettre tous les trois mois : il n’y a jamais manqué.
LE MARQUIS.
C’est très bien... la reconnaissance est une vertu.
SIMON.
Du tout, monsieur... c’est un devoir... dans mon idée, du moins...
À Blangy.
Mon garçon, à présent j’habite l’hôtel de Monsieur le marquis... la première porte en entrant à droite, au rez-de-chaussée.
LE MARQUIS.
Monsieur Blangy, pardon si je vous laisse... j’ai quelques ordres à donner pour ce soir... Vous ne m’en voulez pas ?... Vous nous restez à dîner ?... oui... nous nous mettrons à table à sept heures, aussitôt après la signature du contrat.
Il rentre dans l’appartement à droite.
Scène X
BLANGY, SIMON
SIMON.
Eh bien ! qu’as-tu donc ? est-ce que cette invitation-là te contrarie ?... D’abord, je te préviens qu’on dîne très bien ici... Monsieur le marquis fait honneur à sa fortune... Mais tu ne m’avais pas dit que tu le connaissais... et lorsqu’il nous est quelquefois arrivé de parler de lui, son nom te semblait inconnu.
BLANGY.
Pendant mon séjour à Metz... j’ai été reçu chez un de ses parents, où j’ai vu Mademoiselle Eugénie.
SIMON.
Charmante personne... C’est une fille du second lit... Je ne l’ai pas élevée celle-là ; mais elle a pour moi plus d’amitié que sa sœur... Ah ! tu l’as vue à Metz ! Eh ! eh ! mon garçon... ce serait là une jolie petite femme de ménage.
BLANGY.
Je le pensais comme vous, tout à l’heure, trompé par les manières engageantes, le langage affectueux de Monsieur le marquis.
SIMON.
Oh ! d’abord, il a la langue dorée.
BLANGY.
Je me suis hasardé à lui témoigner le désir d’entrer dans sa famille... Et Dieu m’est témoin que je n’aurais pas osé lui faire un semblable aveu, s’il ne m’avait le premier vanté son mépris des préjugés, ses principes d’égalité.
SIMON.
Il veut aller de pair avec tout de qui est au-dessus de lui... Voilà son égalité... Et que t’a-t-il répondu ?
BLANGY.
Il m’a dit qu’il avait des engagements antérieurs.
SIMON.
C’est, comme ils disent, de la diplomatie.
BLANGY.
Qu’est-ce que cela signifie ?
SIMON.
Ce sont des mensonges... il veut la faire entrer dans un couvent.
BLANGY.
Est-il possible !... la sacrifier !...
SIMON.
Oui, pour que sa sœur ait toute la fortune à elle seule, deux cent mille livres de renie... comme si ce n’était pas assez de la moitié... Voilà de ces idées paternelles qu’on ne trouve que chez les grands seigneurs... Mais sois tranquille... nous ne le souffrirons pas... Dis-moi !, mon garçon, mam’selle Eugénie connaît-elle ton amour ?
BLANGY.
Je n’ai pas été maître de cacher ce que j’éprouvais ; et je pense qu’elle l’a deviné.
SIMON.
Eh bien ! il ne faut pas encore désespérer... Je verrai, je parlerai à Monsieur le marquis.
BLANGY.
Y pensez-vous ? Je le sens bien, trop de motifs parlent contre moi... sans fortune, sans titres...
SIMON.
On vous en fera.
BLANGY.
Et puis dans ce temps-ci, ancien soldat de l’empereur...
SIMON.
Eh morbleu ! qui ne l’a pas servi ?... des imbéciles dont il n’a pas voulu !... Va faire un peu de toilette, et reviens.
BLANGY.
Non ; vous avez beau dire... j’ai eu tort de m’abuser ainsi... Moi ! prétendre à une alliance aussi brillante !
SIMON.
Est-ce qu’un garçon de mérite et d’honneur comme toi, n’est pas fait pour prétendre à tout ? Est-ce qu’il faut se décourager pour un premier échec ? Va donc faire ta toilette...
Il le pousse dehors.
Qu’est-ce que ça te coûte d’aller faire un peu de toilette ?
Blangy sort.
Scène XI
SIMON, seul
Refuser un brave jeune homme dont la conduite a toujours été digne des plus grands éloges, que tous les pères s’honoreraient de nommer leur gendre... Oh ! je saurai bien le forcer à rendre sa fille heureuse.
Air : T’en souviens-tu.
Il faudra bien que la raison l’emporte,
Et qu’il consente à combler leur espoir ;
Je ne suis rien qu’un concierge... n’importe...
J’ sais ma consigne, et j’ connais mon devoir.
Des importuns, quand s’ présent’ la cohorte,
J’ dois, tant qu’ je l’ peux, l’empêcher d’ pénétrer...
Mais quand l’ bonheur vient frapper à la porte,
Suiss’ de l’hôtel, je dois le faire entrer.
Scène XII
LE MARQUIS, SIMON
LE MARQUIS, avec impatience.
Le notaire se fait bien attendre.
SIMON.
Je n’en suis pas trop fâché pour mon compte... Son absence va me donner le temps de causer avec vous.
LE MARQUIS.
Tu as à me parler.
SIMON.
Oui, monsieur le marquis.
LE MARQUIS.
Parle, je t’écoute... mais ne sois pas long.
SIMON, à part.
Du courage...
Haut.
Depuis votre retour de l’émigration... vous m’avez dit souvent : « Mon cher Simon, je te dois ma fortune, ma vie. »
LE MARQUIS.
C’est vrai... et je te le répète encore.
SIMON.
Quand vous êtes revenu des États-Unis, j’ai remis dans vos bras, Mademoiselle Louise, votre fille, que nous avions élevée comme notre enfant chéri... Et ce jour-là, vous étiez si content... vous avez eu la bonté de me dire, en me prenant la main... ça voyez-vous, monsieur, c’est une action que je n’oublierai de ma vie... ce serrement de main... c’est une récompense à laquelle je n’aurais jamais osé prétendre... Vous m’avez dit : « Simon, demande-moi ce que tu voudras. »
LE MARQUIS.
Et tu ne m’as rien demandé.
SIMON.
C’est l’occasion qui m’a manqué.
LE MARQUIS.
Eh bien ! Simon, parle... me voilà disposé à t’accorder tout ce que tu désireras, car je n’ai rien oublié de ce que je te dois.
SIMON.
Eh bien ! monsieur le marquis, puisque vous daignez vous en souvenir... permettez-moi de profiter du jour où vous signez le contrat de mariage de Mademoiselle Louise, pour vous demander le bonheur de votre seconde fille... afin que j’aie contribué à celui de toute la famille.
LE MARQUIS.
Comment ! Monsieur Blangy a eu l’indiscrétion...
SIMON.
Monsieur, je lui ai servi de père, il n’a jamais eu de secret pour moi... c’est un si brave jeune homme : il appartient à une honnête famille... son père était général... il avait des croix, des cordons, tout ce qui peut honorer un militaire... il était couvert de blessures... Napoléon l’a plus d’une fois appelé l’exemple de l’armée ; et des paroles comme celles-là, dans la bouche de l’empereur, ça vaut un fameux parchemin.
LE MARQUIS.
Servir l’empereur... c’est là une singulière recommandation pour moi.
SIMON.
Eh mon Dieu ! monsieur !
Air des Amazones.
Vous r’cevez bien, et soit dit sans reproche,
Maint sénateur, magistrat, maréchal,
Qui, prudemment, ont porté dans leur poche
La fleur de lys et l’aigle impérial,
Et tour-à-tour rouge ou blanc ; c’est égal.
Je les ai vus... du portier c’est l’office,
Car dans c’t’hôtel, aux Tuil’ri’s, comme ailleurs,
Vous sentez bien qu’on doit, quand on est suisse,
En voir passer de toutes les couleurs,
On en voit de toutes les couleurs.
LE MARQUIS.
Quelle que soit son opinion... cette alliance n’est pas convenable.
SIMON.
Pas convenable ! Un jeune homme de vingt-six ans, sur le compte duquel il n’y a pas le plus petit mot à redire... qui a du talent, du mérite... de la conduite... qui aime votre fille... qui en est aimé...
LE MARQUIS.
Simon...
SIMON.
Je ne vous ai jamais tourmenté pour moi ni pour les miens... ce que je vous demande en ce moment, c’est encore dans votre intérêt... c’est le bonheur de votre fille.
LE MARQUIS.
Je sais ce que j’ai à faire... et je vous prie de cesser de vous mêler de ma famille... ne me parlez plus de ce mariage.
SIMON.
Oh ! je sais pourquoi... mais je vous en parlerai aujourd’hui, demain... après-demain, tous les jours, jusqu’à ce que vous ayez cédé à mes prières.
LE MARQUIS.
Faudra-t-il vous le défendre ?
SIMON.
Ça serait inutile... j’enfreindrais la défense.
LE MARQUIS.
Ceci passe toutes les bornes... Simon, vous oubliez...
SIMON.
J’oublie... j’oublie... c’est vous qui oubliez vos belles promesses... « Ma fortune, ma vie, je te dois tout... demande... demande... » Voilà ce que vous disiez, quand le danger et le service étaient encore présents à votre mémoire... mais maintenant, ce n’est plus cela... Vos enfants sont près de vous... vous n’avez plus à trembler, ni pour vos jours, ni pour vos richesses... vous ne craignez plus rien... pas même d’être ingrat.
LE MARQUIS.
Simon... un pareil langage...
SIMON.
Je ne blesse que vos oreilles ; et vous... vous me blessez là... au cœur.
LE MARQUIS.
Songez que je suis le maître chez moi.
SIMON.
À qui le devez-vous ?
LE MARQUIS.
Insolent !... sortez.
SIMON, en s’en allant.
Je sors.
À part.
Pauvre mam’selle Eugénie !
Il sort par la porte à gauche.
Scène XIII
EUGÉNIE, LOUISE, LE MARQUIS, LE NOTAIRE, CHŒUR
CHŒUR.
Air de la Bayadère.
Nous accourons avec plaisir,
Pour célébrer cette alliance ;
C’est la beauté, c’est la naissance
Qu’ici l’amour va réunir.
CHARLOT, remettant un papier au marquis.
Monsieur le marquis, voici ce qu’on apporte du Palais.
LE MARQUIS, au notaire.
Monsieur Durmont, avant de passer au salon, ou Saint-Vallier et sa famille nous attendent, voyez s’il ne vous manque aucun papier.
LE NOTAIRE, parcourant les papiers.
Voici l’acte de naissance de Monsieur le comte de Saint-Vallier... le consentement de son père... la note des biens qui composent la dot de la future...
Au marquis.
Ah ! son acte de naissance à elle ?
LE MARQUIS, le lui donnant.
Le voici... Dans l’instant on vient de me l’apporter.
LE NOTAIRE, lisant.
« Section Brutus... Quartid ; 14 prairial an II, est née la citoyenne Marie-Louise, fille du citoyen Louis Simon, et de la citoyenne Jeanne Gaborit.
TOUT LE MONDE, riant.
Citoyeme Simon !... section Brutus.
LE NOTAITE.
On s’est trompé... ce n’est point là l’acte de naissance qu’il nous faut.
LE MARQUIS.
Vous avez raison : ce n’est point l’acte qu’il faut, et pourtant c’est bien l’acte de naissance de ma Louise.
Étonnement général.
LOUISE, alarmée.
Que dites-vous, mon père ?
LE MARQUIS.
Rien de plus simple... Forcé de fuir en 1793, la marquise, qui était près d’accoucher, ne put me suivre, et je la confiai aux soins de Simon et de sa femme.
LOUISE, à la société.
Le suisse de l’hôtel.
LE MARQUIS.
En mon absence, Madame de Montluçon donna le jour à ma Louise... et Simon pensant peut-être avec raison qu’en déclarant à la municipalité d’alors le véritable nom de ma fille, il exposait les jours de sa mère, l’a fait inscrire, sur les registres de l’état civil, comme son enfant... c’est un acte de prudence... dont il faut lui savoir gré.
LE NOTAIRE.
C’est une rectification à faire faire par les tribunaux... La déclaration de Monsieur Simon suffira... mais elle est indispensable.
LOUISE.
Il faut vous la faire donner sur-le-champ.
LE NOTAIRE.
Nous la ferons homologuer ensuite.
LE MARQUIS, à un laquais.
Dites à Simon de venir me parler...
Le laquais sort. À la société.
Veuillez passer au salon, je vous y rejoindrai dans l’instant.
Embrassant Louise.
Rassure-toi, mon enfant, ce n’est rien... c’est la chose la plus facile a arranger.
CHŒUR.
Nous accourons avec plaisir,
Pour célébrer cette alliance,
C’est la beauté, c’est la naissance
Qu’ici l’amour va réunir.
Louise, Eugénie et toute la société entrent dans le salon à droite.
Scène XIV
LE MARQUIS, seul
Je suis fâché maintenant de ma vivacité avec Simon... Mais je le connais : c’est un brave homme... et d’ailleurs, avec les gens de sa condition, un mot flatteur... une politesse suffit pour les ramener.
Scène XV
SIMON, LE MARQUIS
SIMON.
On m’a dit qu’avant mon départ, vous me demandiez, monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Avant ton départ !... Est-ce que vraiment tu songeais à me quitter ?
SIMON.
Quand on me renvoie, je m’en vais.
LE MARQUIS.
Allons, mon ancien camarade... mon vieil ami... nous avons eu tort tous les deux... mais il ne faut pas qu’un mouvement de vivacité... de colère même, fasse oublier des services et un attachement réels.
SIMON.
Que dites-vous ?
LE MARQUIS.
Voyons... c’est moi qui te tends la main... la refuseras-tu ?
SIMON.
Ah ! monsieur le marquis... c’est trop... mille fois c’est trop ; et puisque vous avez tant de bontés, mettez-y le comble, en m’accordant... vous savez bien...
LE MARQUIS, avec douceur.
Tais-toi, tais-toi... ne parlons pas de cela... Dans ce moment, il ne faut pas recommencer à nous fâcher... il s’agit d’ailleurs d’une chose plus importante.
SIMON.
Plus importante que le bonheur de votre fille ?
LE MARQUIS.
Celui de sa sœur aînée... Cet acte de naissance où elle est inscrite sous ton nom... il faut le faire rectifier.
SIMON.
Ah ! ah !
LE MARQUIS.
Et nous avons besoin de ta déclaration.
SIMON.
Vous avez besoin...
À part.
Je comprends maintenant la poignée de main.
LE MARQUIS.
Le notaire est là-dedans, et nous allons l’appeler.
SIMON, froidement.
À quoi bon ?
LE MARQUIS, souriant.
À quoi bon ?... mais c’est fort nécessaire, car les actes font foi ; et tant que Louise est inscrite sous ton nom, aux yeux de la loi, ce n’est plus ma fille... c’est la tienne.
SIMON, réfléchissant.
Vraiment !... si je signe ce qui en est, cela vous rendra donc un grand service ?
LE MARQUIS.
Certainement, un service dont ma reconnaissance...
SIMON.
De la reconnaissance !... je ne m’y laisse plus prendre... Vous m’en aviez déjà promis après, cette fois il m’en faut avant.
LE MARQUIS.
Que veux-tu ? de l’argent... parle...
SIMON.
De l’argent !... à moi !... Ce que je veux, vous le savez bien...
LE MARQUIS.
Encore !...
SIMON.
Consentez au mariage de Mademoiselle Eugénie... et dans l’instant, je déclare la vérité devant tout le monde.
LE MARQUIS.
Impossible, mon ami... ce mariage ne peut avoir lieu... Pour moi, je ne demanderais pas mieux... mais quand j’y consentirais, est-ce que ma fille aînée, dont tu connais la fierté... est ce que son mari, Monsieur le comte de Saint-Vallier, voudraient avoir un pareil beau-frère ?
SIMON.
Eh morbleu ! monsieur...
LE MARQUIS.
Et puis, je ne t’ai pas tout dit... Si Louise fait un si beau mariage... car dès demain elle aura le titre de duchesse... c’est d’après l’espoir, bien plus, d’après la promesse que j’ai donnée qu’elle aurait un jour ma fortune entière.
SIMON.
Ah ! nous y voilà donc...
Air d’Aristippe.
C’est pour qu’ les aîné’s soient duchesses,
Que l’on rétablit les couvents ;
J’aurais vingt fils, moi qui suis sans richesses,
Qu’ pour les presser sur mon cœur, je le sens,
Mes bras s’raient toujours assez grands.
Et d’ deux enfants dont le ciel vous fit père,
Un seul s’lon vous a le droit d’être heureux ;
Et dans vot’ cœur que la fierté resserre,
Il n’y a pas mêm’ plac’ pour deux.
LE MARQUIS.
J’aime beaucoup Eugénie... mais quand il y va de l’illustration d’une ancienne maison...
SIMON.
Et vous qui tous les jours, à la Chambre, défendez les droits de chacun...
LE MARQUIS.
La conduite politique et les sentiments de famille n’ont rien de commun.
SIMON.
C’est ça... on parle bien et on se conduit mal... Eh bien ! morbleu ! je suivrai votre exemple.
LE MARQUIS.
Quoi ! tu soutiendrais que tu es le père de Louise ?
SIMON.
Je ne dis pas cela.
LE MARQUIS.
Tu conviens donc ?...
SIMON.
De tout ce que vous voudrez entre nous deux... Oui, monsieur le marquis, Mademoiselle Louise est bien votre fille... c’est une satisfaction que je vous donnerai toutes les fois que nous ne serons que nous seuls.
LE MARQUIS.
Que veux-tu dire ?
SIMON.
Mais quand nous serons trois... et plus... alors ce sera mon tour... ce sera ma fille à moi.
LE MARQUIS.
Tu aurais l’audace d’avancer une telle imposture ?
Air du vaudeville du Baiser au Porteur.
SIMON.
Pour vous fléchir, à cette ruse
Je n’pensais guère, j’en conviens,
Mais le hasard me l’offre, et moi j’en use.
LE MARQUIS.
Eh quoi ! Simon, vous, un homme de bien,
Vous vous servez d’un semblable moyen ?
SIMON.
Oui, je fais mal, il faut le reconnaître ;
Mais en voyant, ça doit m’déterminer,
Le bien que j’ f’rai, Dieu n’aura pas peut-être
La force de me condamner.
Oui, je l’espèr’, Dieu n’aura pas peut-être
La force de me condamner.
LE MARQUIS.
Morbleu ! j’aurai raison d’un pareil entêtement... et les tribunaux...
SIMON.
Je ne les crains point... Les actes font foi... vous me l’avez dit vous-même.
Scène XVI
LOUISE, SIMON, LE MARQUIS
LOUISE.
Mon père... mon père...
SIMON, se retournant.
Qu’est-ce que vous me voulez, Louison ?
LE MARQUIS, avec colère.
Simon !...
SIMON.
Comptez, nous sommes trois, monsieur.
LOUISE.
Qu’est-ce que cela signifie ?
LE MARQUIS.
Parle.
LOUISE, au marquis.
On vous demande au salon... on vient de la part du roi... il paraît que sa majesté veut aujourd’hui même... ce soir, signer au contrat.
LE MARQUIS, passant au milieu.
Est-il possible !... quel honneur... et quel scandale !
LOUISE,
Est-ce que vous n’avez pas terminé avec Simon, pour cette déclaration ?
LE MARQUIS.
Il refuse de la signer.
LOUISE.
Pour quelle raison ?
LE MARQUIS.
Il lui convient de soutenir que tu es sa fille.
LOUISE, prête à s’évanouir.
Sa fille... ah !...
SIMON.
Quel accès de tendresse filiale !
LE MARQUIS.
Reviens à toi... rien n’est désespéré... je vais prévenir Saint-Vallier... gagner du temps, et surtout tâcher que rien ne transpire au dehors.
Il va pour rentrer dans l’appartement à droite, et, au moment de sortir, s’adressant à Simon avec hauteur.
Vous réfléchirez, Simon, sur les conséquences de votre conduite... et si vous avez cru me faire céder...
Bas à Louise.
Parle-lui... je ne veux pas m’abaisser à le prier... mais toi qu’il a toujours aimée... flatte-le... supplie-le... et par tous les moyens possibles, tâche de vaincre une obstination pareille.
Il sort.
Scène XVII
LOUISE, SIMON
LOUISE, à part.
Le prier !... quelle humiliation !
SIMON.
Eh bien ! approche... approche, Louison... Qu’est-ce que tu as à me demander ?...
Avec satisfaction.
Qu’est-ce que tu as ?... Je puis donc encore la tutoyer à mon aise.
LOUISE.
Monsieur Simon, est-il possible que vous vouliez absolument que je sois votre fille ?
SIMON.
Et pourquoi pas ?... tu l’as bien été une fois... tu peux bien l’être deux.
LOUISE.
Certainement je n’oublie pas ce que vous et votre femme avez fait pour moi... mais, malgré moi... il y a une voix intérieure qui me dit...
SIMON.
C’te voix, c’est l’orgueil... je te conseille de ne pas l’écouter... Dis, Louison, est-ce que tu n’étais pas heureuse avec nous ?... est-ce que tu ne faisais pas toutes tes volontés ?... Je sais bien que ton autre père n’est pas désagréable.
LOUISE.
Mon autre père...
SIMON.
Mais quoiqu’il soit riche et marquis, il ne peut pas t’aimer comme je t’aimais... moi qui t’ai vu naître, grandir, embellir... t’ai-je caressée, dorlotée ?... il n’y a pas de princesse qui ait été gâtée comme toi... et j’en porte aujourd’hui la peine... voilà ce qu’on gagne à mal élever les enfants.
LOUISE.
Monsieur Simon !...
SIMON.
Quelle leçon pour les pères et mères !...
LOUISE.
Eh bien ! j’en appelle ici à cette tendresse dont vous ne parlez... pourquoi voulez-vous me nuire... me faire du tort ?
SIMON.
Te faire du tort... morbleu !
LOUISE.
Ce n’est pas cela que je veux dire... mais pourquoi persister dans une pareille résolution... vous qui m’avez toujours aimée ?...
SIMON.
Si douce maintenant, et si bonne... et elle aussi... on voit qu’elle a besoin de moi... c’est le même sang... c’est bien la fille de son père...
Haut.
Il n’importe... moi d’abord je suis faible... je ne peux rien refuser, quand on me caresse...
LOUISE, s’appuyant sur lui, d’un ton caressant.
Vous qui ne voulez que mon bonheur... mon cher Simon... mon second père !
SIMON.
Tu peux bien dire mon premier...
LOUISE.
Eh bien ! mon premier... mon véritable ami...
SIMON, la tenant dans ses bras.
L’y voilà donc... Voyons, qu’est-ce que tu veux ?
LOUISE.
Que vous ne vous opposiez plus à mon mariage... un mariage qui fait que je serai duchesse... que je serai présentée à la cour.
SIMON.
Ce n’est que ça ?... eh bien ! mon enfant, je te l’accorde...
Petit mouvement de joie de Louise.
à une condition qui dépend de toi.
LOUISE.
Et laquelle ?
SIMON.
Tu me le demandes ?... le bonheur de ta sœur.
LOUISE.
Ah ! pour ce qui est de moi, je consens à tout.
SIMON.
Vraiment !... c’est bien... un obstacle de moins... je ne le croyais pas.
LOUISE.
Mais Monsieur de Saint-Vallier voudra-t-il d’un pareil beau-frère ?
SIMON.
C’est à toi de l’y déterminer... s’il aime ta fortune, il sentira qu’il vaut mieux la partager que la perdre tout-à-fait... et s’il n’aime que toi, il ne pourra te résister.
LOUISE.
Mais mon père...
SIMON.
Ça ne me regarde pas.
LOUISE.
Monsieur Blangy est sans naissance... sans titres...
SIMON.
Ça te regarde... je n’ai pas comme toi, là, au salon, un oncle garde-des-sceaux, qui m’a promis ce que je voudrais pour mon présent de noces.
LOUISE.
Oui, oui, monsieur Simon... je comprends... vous serez content de moi.
SIMON.
À la bonne heure... te voilà bonne fille... tu en seras récompensée... viens m’embrasser...
Louise hésite.
Eh bien !... est-ce que tu vas encore faire la grande dame ?
Louise l’embrasse et sort.
Scène XVIII
SIMON, seul
Allons, allons... voilà ma cause à moitié gagnée.
Scène XIX
SIMON, BLANGY
BLANGY.
Je viens, monsieur Simon, vous faire mes adieux.
SIMON.
Tes adieux... qu’est-ce que cela signifie ?
BLANGY.
Que je ne puis rester dans ce salon, où tous les yeux semblent fixés sur moi... les uns avec mépris... les autres avec colère... et si je ne me retenais !... mais il vaut mieux partir... Adieu, Simon.
SIMON.
Partir !... quand tout nous réussit... quand tout le monde travaille en ta faveur... Reste encore, reste avec nous... ça va mieux que tu ne crois... Je t’ai promis de te marier, et le père Simon tient toujours sa parole.
BLANGY.
C’est impossible...
SIMON.
Tu le verras.
Air : Connaissez-vous le grand Eugène.
Par tes vertus, ton caractère,
Tu méritais bien d’être heureux ;
Tu le seras... c’est mon affaire,
Ce soir on comblera tes vœux :
Bonne demoiselle Eugénie,
Le vieux Simon mourra content ;
Vos bontés m’ont sauvé la vie,
Moi, je vous sauve du couvent.
BLANGY.
C’est en vain que vous voulez me retenir, mon cher Simon... je n’ai plus aucun espoir, et voici Monsieur le marquis dont je vais prendre congé.
SIMON.
Pas encore...
Voyant le marquis qui entre avec Louise.
Allons, je vois que Louise m’a tenu parole.
Scène XX
SIMON, BLANGY, LOUISE, LE MARQUIS, et ensuite EUGÈNIE
LOUISE, à son père.
Oui, mon père, oui je vous le répète... Monsieur de Saint-Vallier ne s’y oppose pas... et quand le mariage d’Eugénie devrait diminuer mes espérances de fortune...
SIMON.
Vous l’entendez... il se contentera de cent mille livres de rente... Brave homme !
LE MARQUIS, embarrassé.
Je n’attendais pas moins de sa générosité.
LOUISE.
Et mon oncle, qui n’a rien à me refuser, accordera... à mon beau-frère... le titre de baron.
SIMON.
Vous le voyez... le voilà baron comme tout le monde,
BLANGY.
Moi !
LE MARQUIS.
Baron, baron !... Une noblesse qui date d’aujourd’hui, de 1816.
SIMON.
Eh mon Dieu ! monsieur, 1816 vaut bien 1618.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
De nos soldats il partagea la gloire,
Aux champs d’honneur il a brillé comme eux ;
C’est l’ fils d’un brav’, l’enfant de la victoire.
IÉNA, WAGRAM... voilà tous ses aïeux.
En savez-vous qui vaillent beaucoup mieux.
Pour fonder une renommée
Et pour noircir des parchemins récents,
Du canon la noble fumée
Vaut bien la poussière du temps.
LE MARQUIS, à Louise.
Encore !... Mon enfant, tout cela est fort bien... mais la conduite de Simon à mon égard... ses menaces de tantôt... et je pourrais... moi... non, non, décidément, je ne lui céderai pas.
SIMON.
Vous nous refusez ?
LE MARQUIS.
Oui... et vous Simon, je vous renvoie, je vous chasse.
SIMON.
Encore !... la seconde fois d’aujourd’hui !... nous chasser, lui et moi, qui tous deux, et à des époques différentes, nous vous avons sauvé la vie... Vous en serez uni...
Prenant Louise par la main.
Allons, Louison, à la loge, Louison...
TOUS.
Ô ciel ! que dites-vous ?
SIMON.
La loi me permet d’emmener ma fille, et je l’emmène.
LE MARQUIS.
Quelle honte pour ma famille...
À Simon.
Simon, Simon, que fais-tu ?
BLANGY.
Arrêtez Simon ; je me reprocherais toute la vie d’avoir porté le trouble et la désunion dans la famille de monsieur... Le sacrifice de mon bonheur suffira pour ramener la paix...
Il veut sortir.
EUGÉNIE.
Monsieur Blangy !... Ah ! malheureuse !
Elle tombe sur un fauteuil.
LOUISE, accourant vers son père.
Ma sœur, ma bonne sœur... Ah ! je n’y tiens plus... Mon père, je vous le déclare, je ne puis pas être heureuse aux dépens du bonheur de ma sœur.
LE MARQUIS, embarrassé.
Eh bien ! Simon... cela dépend de toi maintenant.
SIMON.
Ah ! vous me rappelez... je devrais à mon tour vous refuser... j’en ai bien envie... mais je n’en ai pas le cœur... Mademoiselle Louise, je vous permets d’être duchesse.
LOUISE, courant dans ses bras.
Ah ! ah ! monsieur Simon !
SIMON.
Elle y vient d’elle-même cette fois-ci... c’est bien... et prêt à y renoncer, je sens mon amitié de père qui me revient... Mais je l’ai dit... je signerai, je ferai tout ce qu’on voudra...
À Eugénie.
Mademoiselle Eugénie, vous voilà heureuse, nous sommes quittes... Eh ! eh ! monsieur le baron, je vous l’avais bien dit.
BLANGY.
Mais, par quel miracle ?
SIMON.
Par le miracle des protections... Le crédit du suisse de l’hôtel n’est pas toujours à dédaigner... Les grands protègent... les petits obligent.
CHŒUR.
Air du Dieu et la Bayadère.
Que la gaîté } renaisse,
Que le bonheur }
Que les cœurs soient contents,
Désormais { ma } tendresse
{ sa }
Est toute à { mes }
{ ses } enfants.