Le Secrétaire de Madame (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 5 octobre 1857.

 

Personnages

 

COMMANVILLE, 50 ans

JÉRÔME PIVIN

BAPTISTE

LÉOPOLD

JULIE COMMANVILLE, 26 ans

 

La scène est à Paris, chez Commanville.

 

Un salon : porte au fond ; deux portes de chaque côté ; une cheminée avec une pendule entre les deux portes de gauche. À gauche, une table avec encrier, plumes, papier, et un gros dictionnaire. À droite, sur le devant, un petit guéridon, chaises de salon. Trois cannes de différentes grosseurs au coin de la cheminée. Appliques de bibliothèque des deux côtés de la porte du fond.

 

 

Scène première

 

COMMANVILLE, JULIE, puis BAPTISTE

 

Au lever du rideau Julie est assise à droite et brode ; Commanville écrit à gauche devant la table.

COMMANVILLE, à part.

Oh ! l’orthographe !... l’orthographe !

JULIE.

Qu’est-ce que tu fais donc là, mon ami ?

COMMANVILLE.

Je rédige une lettre pour M. Léopold.

JULIE.

Ah !... ce jeune homme qui est si bien ?

COMMANVILLE.

Oui... un monsieur de la Bourse qui vient tous les jours... Il m’a proposé une affaire superbe... mais comme je la crois mauvaise... je voudrais le refuser gentiment...

JULIE.

Eh bien ! qu’est-ce qui t’arrête ?

COMMANVILLE.

Parbleu ! toujours la même chose... Oh ! l’orthographe !... l’orthographe !

JULIE.

Ah ! tu te méfies toujours de toi !

COMMANVILLE.

Écoute le commencement.

Lisant.

« Monsieur, votre espéculation me paraît grandiose... »

JULIE.

Très bien.

COMMANVILLE.

Oui, très bien... Comment écris-tu grandiose ?

JULIE.

G, r, a, n...

COMMANVILLE.

D, i, h, a, u, e, z, e, ze ! grandihauze.

JULIE.

C’est parfait !

COMMANVILLE, relisant.

« Me paraît grandihauze, mais je la considère comme de la gnognotte en bouteille ! »

JULIE.

Ça va très bien !

COMMANVILLE, lisant.

« J’ai lu votre prospectus... »

À sa femme.

Comment écris-tu prospectus ?... c’est du latin... Si je consultais Baptiste ?

JULIE.

Y penses-tu ? ton domestique !

COMMANVILLE.

Il est instruit... il a travaillé chez un pharmacien... et puis Baptiste n’est pas un domestique... c’est un homme de confiance... mon premier garçon quand j’étais limonadier... je vais le consulter.

Il sonne.

BAPTISTE, paraissant, costume de garçon de café, une serviette à la main.

Voilà !... voilà !

COMMANVILLE, à Baptiste.

Avance... mon ami, comment écris-tu prospectus ?

BAPTISTE, avec beaucoup d’aplomb.

P, r, o, pro... c, e, ce... p, e, q, u, e, procepėque... t, u, z, tuz... procepèquetuz.

COMMANVILLE, avec admiration.

Mon Dieu ! qu’il est fort !

JULIE.

C’est prodigieux !

BAPTISTE, modestement.

Je n’ai jamais appris... c’est la nature !

COMMANVILLE.

La nature ! Eh bien ! voilà qui est dégoûtant !

BAPTISTE.

Quoi donc !

COMMANVILLE.

Voir des cuistres !... (je ne dis pas ça pour toi...) des rien du tout, des paniers percés... qui rédigent comme Voltaire ! tandis que moi qui ai une voiture... avec des chevaux... et six cent mille francs de fortune...

BAPTISTE, étonné.

Ah bah ?

JULIE, toussant pour avertir son mari.

Hum !

Elle se lève.

COMMANVILLE, à part, se levant.

Bigre ! je ne voulais pas lui dire !...

BAPTISTE.

Comment, bourgeois... vous avez six cent mille francs ?

COMMANVILLE.

Eh bien, oui, là !... ça m’a échappé !

BAPTISTE.

Mais comment se fait-il ? vous qui, il y a six mois, teniez, rue de l’École, le Café Commanville, un petit café borgne... où l’on consommait plus de pipes que de café ?

COMMANVILLE.

Ah ! c’est tout une histoire !... n’en parle à personne, parce qu’on m’emprunterait de l’argent... Un jour, je venais d’hériter de six mille francs... J’écris à mon agent de change une lettre ainsi conçue :
« Monsieur,
« On dit que les Nords sont bons, achetez m’en six.
« Mille compliments empressés. » Ce monsieur lit : « Achetez m’en six mille...
« Compliments empressés. »

BAPTISTE.

Saprelotte !

COMMANVILLE.

Six mille Nords !!! Je me crois perdu !... je file en Belgique... avec des lunettes bleues... Arrivé à Bruxelles, je regarde la côte...

BAPTISTE.

De la mer ?

COMMANVILLE.

Non, de la Bourse... Les Nords avaient monté de cent francs !!!

BAPTISTE, émerveille.

Nom d’un tonnerre !!!

COMMANVILLE.

J’avais six cent mille francs !!! Je reviens à Paris... sans lunettes, cette fois !... Je vends, je réalise... je parle très haut, je me mouche très fort... et je passe pour un financier !... ce n’est pas plus difficile que ça !

BAPTISTE, à part.

Eh bien ! il y a des imbéciles qui ont de la chance.

COMMANVILLE.

Hein ?

BAPTISTE.

Air : On ne sait pas ce qui peut arriver.

Quoi ! pour un point omis dans votre phrase,
Vous devenez riche comme Crésus !
C’est merveilleux ! et je reste en extase
Devant ce point de deux cent mille écus !
Mais à ce point ne cherchons pas chicane :
Rien n’est plus simple, il faut en convenir :
Faute d’un point Martin perdit son âne,

À part.

Faute d’un point un ân’ peut s’enrichir !

COMMANVILLE.

Avec ma fortune je pourrais prétendre aux plus hautes destinées... il n’y a qu’une chose qui m’arrête...

BAPTISTE.

Quoi donc ?

COMMANVILLE.

C’est l’orthographe !

BAPTISTE.

Ah ! voilà !

COMMANVILLE.

Mais il m’est venu une idée flamboyante.

BAPTISTE.

Laquelle ?

JULIE.

Qu’est-ce que c’est ?

COMMANVILLE.

Pour ma fête, j’ai résolu de me faire cadeau... d’un secrétaire !

BAPTISTE.

En palissandre ?

COMMANVILLE.

Mais non !... un secrétaire... un petit monsieur râpé qui rédigera mes lettres... et moi... je n’aurai plus qu’à apposer ma signature De Commanville !... j’ai pris le De !...

BAPTISTE.

Tiens ! Vos moyens vous le permettent !

JULIE, curieusement.

Et ce secrétaire, quand viendra-t-il ?

COMMANVILLE.

Je l’attends aujourd’hui ! Baptiste, tu vas préparer sa chambre !

BAPTISTE.

Tout de suite.

À part.

Un secrétaire ! je lui ferai tenir mon livre de dépenses.

Il sort à droite du troisième plan.

COMMANVILLE, à Julie.

J’ai écrit au maître d’école de mon pays... le père Pichelu... celui qui aurait pu m’apprendre l’orthographe... de m’en voyer un de ses meilleurs élèves... dans les prix doux !

JULIE.

Tiens ! pourquoi le prendre en province ?...

COMMANVILLE.

Ils sont plus sobres... et comme je compte le nourrir !...

 

 

Scène II

 

COMMANVILLE, JULIE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, à la cantonade.

Merci ! bien obligé !

COMMANVILLE, se retourne.

Qu’est-ce ?

LÉOPOLD, entrant par le fond, il tient un bouquet de bluets, à part.

Oh ! le mari !

Il cache vivement son bouquet dans son chapeau.

JULIE.

Monsieur Léopold !

LÉOPOLD, saluant.

Madame...

COMMANVILLE, montrant la lettre qu’il vient d’écrire.

Comme ça se trouve, je vous écrivais...

LÉOPOLD.

À moi ?... voyons ?

COMMANVILLE, vivement.

Non ! c’est inutile !

À part.

L’orthographe !

Haut.

Je voulais simplement vous parler de cette affaire...

LÉOPOLD.

Quelle affaire ?

COMMANVILLE.

Concernant le perfectionnement des bêtes à cornes.

LÉOPOLD.

Oh ! plus tard !... devant Madame !...

COMMANVILLE.

Ma femme n’est pas de trop... au contraire !... Tout en trouvant l’affaire grandihauze... je ne puis m’empêcher de la considérer comme de la gnognotte en bouteille !

LÉOPOLD.

Très bien ! n’en parlons plus !... j’en ai une autre à vous proposer !

COMMANVILLE.

Encore !

JULIE.

Mais vous les improvisez !

LÉOPOLD, bas à Julie avec passion.

Pour vous voir !... pour vous voir !...

COMMANVILLE.

Voyons cette affaire ?...

LÉOPOLD.

Elle est magnifique... neuf cents pour cent de bénéfice !

COMMANVILLE.

Je vous écoute avec bienveillance.

LÉOPOLD.

Voilà...

À part.

Qu’est-ce que je vais lui inventer aujourd’hui ?... Ah !...

Haut.

Mon ami, vous êtes-vous aperçu que l’été vos paletots se mangeaient aux vers ?

COMMANVILLE.

Oui.

LÉOPOLD.

Eh bien ! il y a toute une fortune là-dedans !

COMMANVILLE.

Comment ! parce que mes paletots...

JULIE.

Je ne comprends pas.

LÉOPOLD.

Pourquoi se mangent-ils aux vers ?

COMMANVILLE.

Parbleu ! parce qu’on ne les bat pas !

LÉOPOLD.

Très bien !... Eh bien ! moi, j’ouvre une maison, je fonde un établissement où chaque printemps tout citoyen pourra déposer son vêtement d’hiver, lequel sera brossé, battu, camphré, poivré... moyennant la somme de un franc par an...

COMMANVILLE.

Tiens !

JULIE.

Au fait !

COMMANVILLE.

N’interromps pas, Julie !

LÉOPOLD.

J’estime qu’il y a à Paris quatre cent mille paletots qui se mangent aux vers... total : quatre cent mille francs !

COMMANVILLE, inspiré.

Attendez ! j’ai une idée !

LÉOPOLD.

Parlez !

COMMANVILLE.

Quatre cent mille paletots ?... si nous les mettions à quarante sous !!!

JULIE.

Total huit cent mille francs !

COMMANVILLE.

Bah ! nous les mettrons à trois francs l... c’est une affaire splendide ! c’est ruisselant d’inouïsme !

LÉOPOLD.

Ainsi vous approuvez ?...

COMMANVILLE.

N’en parlez à personne ! Je souscrit toutes les actions !... nous ferons des annonces ! Plus de vers ! à bas les vers !

LÉOPOLD.

C’est ça ! ça vexera les poètes !

COMMANVILLE.

Tant mieux !

Avec rage.

Oh ! les poètes !... Attendez-moi !

JULIE.

Où vas-tu ?

COMMANVILLE.

Chercher une feuille de papier timbré... nous allons passer un petit acte... tout de suite !

LÉOPOLD.

À vos ordres !

COMMANVILLE.

En même temps je vous rapporterai votre prospectus concernant les bêtes à cornes... je reviens !

Il entre à gauche, troisième plan.

LÉOPOLD, le regardant sortir.

Enfin !

Offrant vivement à Julie un bouquet qu’il tire de son chapeau.

Acceptez ce bouquet, Julie !...

JULIE.

Mais, Monsieur !...

LÉOPOLD, avec passion.

Vous êtes belle ! je vous aime ! je vous adore ! ma vie !mon sang !

Il lui embrasse la main.

COMMANVILLE, rentrant et l’apercevant.

Hein ?

LÉOPOLD et JULIE.

Oh !

COMMANVILLE, à Léopold très gourmé.

Monsieur, voici votre procepèquetuz concernant les bêtes à cornes... Quant à l’autre affaire, celle des paletots, qui se mangent aux vers... je la crois véreuse... et j’y renonce...

LÉOPOLD.

Mais, Monsieur...

COMMANVILLE, lui montrant la porte.

Loin de moi la pensée de vous retenir !

LÉOPOLD.

Il suffit !

Saluant.

Monsieur... Madame...

Bas à Julie.

Je reviendrai !

Chœur.

Air : Maudite chance.

COMMANVILLE.

Sans résistance,
Veuillez sortir.
Je vous dispense
De revenir.

JULIE.

Ah ! par prudence,
Veuillez sortir.
Je vous dispense
De revenir.

LÉOPOLD.

Oui, par prudence
Je dois sortir,
En son absence
Je puis venir.

Léopold sort par le fond, et Julie entre à gauche, troisième plan.

 

 

Scène III

 

COMMANVILLE, puis BAPTISTE

 

COMMANVILLE.

Le polisson ! quand je suis entré, il baisait la main de ma femme !... Est-ce que madame Commanville ?...

Se reprenant.

De Commanville ! dans ma position de fortune... au moment où je fais peindre des armoiries sur mes voitures ?... ce serait pénible !... Que faire ? quel parti prendre !... Si je consultais Baptiste ?

Il sonne.

C’est un homme supérieur !

BAPTISTE, entrant par la droite, une serviette à la main.

Voilà ! voilà !

COMMANVILLE.

Mon ami, laisse ta serviette... et réponds-moi franchement... Qu’est-ce que tu penses de M. Léopold ?...

BAPTISTE.

M. Léopold fait partie de cette classe de petits jeunes gens qui ne donne jamais rien au garçon ! c’est un croquant !

COMMANVILLE.

Très bien... Maintenant qu’est-ce que tu penses de madame de Commanville ?

BAPTISTE.

Dame ! bourgeois... c’est une fière brune !

COMMANVILLE.

Je sais qu’elle est brune... mais ce n’est pas toujours une raison... Voyons ? la crois-tu capable de...

BAPTISTE.

Oh ! oui ! par exemple !

COMMANVILLE.

Non ! tu ne me comprends pas...

BAPTISTE.

Oh ! que si !... vous me demandez si votre femme est capable de... et je vous réponds : parfaitement ! très parfaitement !

COMMANVILLE.

Sapristi ! mais qui peut te faire supposer ?...

BAPTISTE.

Oh ! ça !... j’ai ma petite idée !...

Il s’assoit dans le fauteuil. Son maitre reste debout.

COMMANVILLE, inquiet.

Parle !

BAPTISTE.

Vous êtes un homme, n’est-ce pas ? on peut tout vous dire ?

COMMANVILLE.

Mais oui !

BAPTISTE.

D’abord votre femme a les sourcils très arqués...

COMMANVILLE.

Eh bien ?

BAPTISTE.

Eh bien ! c’est mauvais !... c’est très mauvais !... le sourcil arqué dénote une grande perturbabilité de sentiments !

COMMANVILLE, à part.

Julie serait perturbable !

BAPTISTE, se levant.

Et puis, rue de l’École... – Vous êtes un homme, on peut tout vous dire ?...

COMMANVILLE.

Mais oui ! va donc !

BAPTISTE.

Eh bien ! rue de l’École... quand elle trônait dans le comptoir du Café Commanville, je puis dire que j’ai vu des choses cocasses !

COMMANVILLE.

Qu’as-tu vu ? qu’as-tu vu ?

BAPTISTE.

Dame ! ses yeux mitraillaient pas mal messieurs les étudiants !

COMMANVILLE.

Pas possible !

BAPTISTE, très gaiement.

Figurez-vous une chaloupe canonnière chargée à boulets rouges !

COMMANVILLE, avec fureur.

Une chaloupe canonnière ! oh !!!

JULIE, appelant dans la coulisse.

Baptiste !... Baptiste !

COMMANVILLE.

La voilà ! laisse-nous... je veux avoir une explication... avec elle.

BAPTISTE, philosophiquement.

Oh ! ça n’empêchera rien, allez, bourgeois !... ça n’empêchera rien !

Il sort à droite.

 

 

Scène IV

 

COMMANVILLE, JULIE, puis JÉRÔME PIVIN

 

JULIE, entrant.

Baptiste !

COMMANVILLE.

Je vous attendais, Madame.

JULIE.

Moi ?

COMMANVILLE.

Approchez !

À part.

C’est vrai qu’elle a les sourcils très arqués !

Haut.

J’ai à vous parler de certaines œillades !...

JULIE.

Que voulez-vous dire ?

COMMANVILLE.

Vous me comprenez... rentrez en vous-même, Julie !

On entend la voix de Pivin dans l’antichambre et on frappe à la porte du fond.

On n’entre pas !...

Continuant.

Rentrez en vous-même, Julie !...

Pivin paraissant au fond. Il porte une veste de paysan et sa blouse sous le bras. Il tient plusieurs grands paniers et une valise.

PIVIN, gaiement.

C’est moi ! bien des saluts !

JULIE.

Un homme de la campagne !

COMMANVILLE.

Qu’est-ce ? que voulez-vous ?

PIVIN.

Eh bien ! c’est moi !...

COMMANVILLE.

Quoi ?

PIVIN.

Air d’Offenbach.

Du nom de mon parrain,
Et puis, et puis, du nom de mes père-z-et mère,
D’mes pèr’-z-et mère,
Je suis Jérôm’ Pivin,
Oui, c’est moi, c’est bien moi, je suis vot’ secrétaire,
Je suis vot’ secrétaire.

JULIE, parlé.

Hein ?

COMMANVILLE, parlé.

Mon secrétaire, ça ?

PIVIN, montrant les paniers qu’il tient.

V’là mes cadeaux,           }
Mes p’tits cadeaux           } (bis.)
Tout frais et tout chauds ; }
Des fruits d’mon village
Dont j’ vous fais hommage.
V’là mes cadeaux
Tout frais, tout chauds,
Mes p’tits cadeaux
Tout frais tout chauds !
Navets, panais,
Panais, navets,
Bécasse,
Oi’ grasse,
Pigeons,
Oignons,
Oseille,
Groseille,
Boudin,
Lapin,
Galettes,
Mauviettes,
Bon lard,
Canard,
Andouilles,
Grenouilles,
Pruneaux,
Gâteaux,
Fromage
D’ménage,
Panais,
Navets,
Oignons,
Pigeons,
Lapin,
Boudin,
Bon lard,
Canard,
Canard,
Bon lard,
Panais,
Navets,
Oignons,
Pigeons,
Gâteaux,
Pruneaux,
Lapin, boudin, (4 fois.)
Boudin ! (bis.)
Voilà, voilà mes p’tits cadeaux,
Ils sont tout frais, ils sont tout chauds !
Prenez, prenez, prenez !
C’est au nom d’mon parrain,
Et puis, et puis, au nom de mes père-z-et mère,
D’ mes pèr’z-et mère
Que je vous offre, enfin,
Les respects, les respects de votre secrétaire,
De votre secrétaire !

Il lui donne les deux grands paniers.

COMMANVILLE.

Merci, mon garçon, merci.

PIVIN.

Plus du beurre frais et des poulets ! Le Parisien est sur sa bouche, que j’ m’avons dit...

COMMANVILE, étonné.

J’ m’avons dit !

JULIE.

Il patoise !

PIVIN, apercevant Julie et saluant.

Ma’me votre épouse ?...

COMMANVILLE.

Oui.

PIVIN, dans l’admiration.

C’est une belle créature !... c’est mieux construit que par chez nous !...

COMMANVILLE.

On ne vous demande pas ça !...

PIVIN.

Pour ce qui est de l’écriture, je ne crains personne... quant à ma famille... c’est du nanan !... fils de laboureux !...

COMMANVILLE.

Laboureux !

JULIE, à part.

Quel drôle de secrétaire !

PIVIN.

Mon grand-père, Narcisse Pivin, avait épousé une Cornillet, de Mère-Bouton... un pays qui n’a pas de clocher... il est tombé !

COMMANVILLE.

C’est bien ! qu’est-ce que ça nous fait ?

PIVIN, tirant un papier.

V’là la lettre du père Pichelu, notre maître d’école...

COMMANVILLE.

Ça suffit... nous allons vous installer...

Il porte les paniers et les pose au fond.

Entrez là... débarrassez-vous de vos paquets ! et mettez-vous dans une tenue un peu plus distinguée.

PIVIN, à part, regardant Julie.

Oh oui ! c’est mieux construit que par chez nous !

COMMANVILLE.

Eh bien ! mon ami...

PIVIN.

Voilà !... je vas m’arranger.

Chœur.

Air de Mangeant.

PIVIN.

Pour le zèle et la main,
Et pour le caractère,
Vous aurez dans Pivin
Un parfait secrétaire.

COMMANVILLE et JULIE.

Il n’a pas l’air malin,
Sa mine est singulière :
Nous aurons dans Pivin
Un drôl’ de secrétaire.

Pivin entre à droite, troisième plan.

 

 

Scène V

 

COMMANVILLE, JULIE, puis BAPTISTE

 

JULIE.

Mais c’est un garçon de charrue que vous avez fait venir...

COMMANVILLE.

Le fait est qu’il manque de chic... Voyons la lettre du père Pichelu...

Lisant.

« Monsieu, c’est pour vous dire que je vous envoie la chose avec deux poulets et cinq livres de beurre... si c’est pour le garder, vous ferez bien de le saler... »

JULIE.

Qui ça ? le secrétaire ?

COMMANVILLE, lisant.

« Dans le cas contraire, ne le salez pas... Chez nous, voici comment on le sale... »

Parlé.

Ah çà ! il ne me parle que de son beurre !

Tournant la page.

Ah ! voilà !

Lisant.

« Le nommé Jérôme Pivin... qui vous remettra ledit beurre... »

JULIE.

Il y tient !

COMMANVILLE.

« Est un bon enfant, instruit, propre... et bon à tout... et même il sait arpenter... »

JULIE.

Joli talent de société...

COMMANVILLE, lisant.

« J’ m’avons informé de sa famille... »

JULIE, parle.

M’avons !

COMMANVILLE.

Il paraît que ça se dit !

Lisant.

« Son père est un laboureux... »

JULIE.

Laboureux !...

COMMANVILLE, lisant.

« Quant au petit Pivin... qui vous remettra le beurre... »

JULIE.

Toujours !

COMMANVILLE, lisant.

« Il a un défaut... » Un défaut ?

COMMANVILLE, lisant.

« Faudra vous méfier !... il est un peu... incandescent... »

JULIE.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

COMMANVILLE.

Je n’en sais rien !

JULIE.

Ni moi non plus !

COMMANVILLE.

Je vais consulter Baptiste !

Appelant.

Baptiste !

BAPTISTE, entrant sa serviette à la main.

Voilà ! voilà !

COMMANVILLE.

Mon ami, laisse ta serviette... Que veut dire incandescent ?

BAPTISTE, avec aplomb.

C’est un mot tiré du grec !

COMMANVILLE, prenant le dictionnaire.

Tiré du grec ?... Ah ! mon dictionnaire !... c’est vrai ! j’ai un dictionnaire... je ne l’ouvre jamais...

Baptiste a pris le dictionnaire sur la table à gauche ; il le lui donne. Julie descend à droite.

COMMANVILLE, feuilletant le dictionnaire.

« Incan...

Trouvant.

Ah ! voici... c’est que je cherchais avec un H...

Lisant.

« Incandescence... état d’un corps chauffé à blanc. »

BAPTISTE.

Tiens !

COMMANVILLE.

Comment ! Pivin serait...

JULIE.

Ah ! que ça doit être curieux !

Voix de PIVIN dans la coulisse de droite.

À pas peur !... c’est pour rire !

JULIE.

C’est lui !

 

 

Scène VI

 

COMMANVILLE, JULIE, BAPTISTE, PIVIN

 

PIVIN, entrant. Il porte un habit noir ridicule. À la cantonade.

Puisque c’est pour rire !

COMMANVILLE.

Qu’y a-t-il ?

PIVIN, très gaiement.

Je viens de causer avec la bonne... elle est rieuse ! Figurez-vous...

Il s’approche de lui.

COMMANVILLE, reculant.

Ne me touchez pas !

À part.

Un homme chauffé à blanc !

PIVIN.

C’est une Picarde, alors...

S’approchant de Julie.

Figurez-vous...

JULIE, reculant.

Monsieur... 

PIVIN, ébahi.

Hein ?...

Tirant un papier de sa poche.

Si Monsieur veut voir mon écriture ?...

Il fait un pas vers Commanville.

COMMANVILLE, reculant.

N’approchez pas !...

Il se met derrière la table de gauche.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PIVIN.

C’est mon modèle... j’ai trouvé un livre par là, et je me suis amusé à griffonner...

COMMANVILLE.

C’est bien !... plus tard... éloignez-vous !...

Il prend la table pour se garer de Pivin et la place au milieu de la scène.

PIVIN, à lui-même.

Quoi qu’ils ont donc ?

COMMANVILLE.

Tenez ! mettez-vous là... à ce bureau... nous allons vous dicter quelque chose.

Baptiste a posé une chaise près de la table.

PIVIN, allant à la table en les regardant étonné.

On y va... bourgeois... on y val...

Au moment où il s’approche de la chaise, Baptiste s’en éloigne vivement.

Ah ! mais... quoi donc qu’ils ont ?...

Tout le monde est assis : Baptiste à l’extrême gauche, Commanville à un pas de Baptiste, Pivin de la table, en face du public, Julie, à droite ; elle a repris sa tapisserie.

COMMANVILLE.

Voyons ?... à qui pourrais-je bien écrire ?

À sa femme.

Tu n’as pas de lettres à écrire ?

JULIE.

Non...

Pivin la regarde avec admiration.

COMMANVILLE.

Diable !... et toi, Baptiste ?

BAPTISTE.

Pas la moindre !

COMMANVILLE.

Voyons !... voyons !...

À part.

J’ai un secrétaire... il faut pourtant que je l’occupe.

Haut.

Je répondrais bien à mon notaire... mais il ne m’a pas écrit.

PIVIN, tenant la plume.

Je vous attends, bourgeois...

Il regarde Julie.

COMMANVILLE.

Un instant ! que diable ! moi qui reçois tant de lettres ordinairement !...

BAPTISTE.

Tiens ! j’en ai une dans ma poche depuis ce matin !

COMMANVILLE.

Une lettre !... donne ! donne !... elle doit exiger une réponse !

À Pivin.

Préparez-vous !

Lisant.

« Monsieur, les magasins de la Ville de Paris ont l’honneur de vous informer qu’ils ont reçu de nouvelles étoffes, mérinos, barèges, crêpes de Chine... »

Parlé.

Sapristi !

BAPTISTE.

Pas de chance !

PIVIN.

Qu’est-ce qu’il faut répondre ?

COMMANVILLE.

Eh ! rien, parbleu !

À part, se levant.

Ah çà ! qu’est-ce que je vais faire de mon secrétaire ?

JULIE.

Mon ami, en attendant, si nous lui faisions monter la pendule ?...

Elle se lève.

COMMANVILLE, se levant.

Ah, oui ! c’est une bonne idée !

À Pivin.

Savez-vous monter les pendules ?...

PIVIN, se levant.

Parbleu !... il n’y a qu’à tourner... c’est comme un tourne broche.

Il va à la pendule et la monte. Baptiste porte la table à droite, derrière le guéridon.

COMMANVILLE, le regardant.

C’est ça !... très bien !... il est intelligent !... vous recommencerez tous les quinze jours.

JULIE.

Le 1er et le 15.

PIVIN, redescendant, à Julie, avec passion.

Oui !... oh ! oui !...

À part.

Dieu ! la belle créature !...

JULIE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?...

PIVIN, à part.

Ah çà !mais... j’ai faim !...

Haut.

Pardon, Monsieur... je suis nourri, n’est-ce pas ?...

COMMANVILLE.

Parfaitement... c’est-à-dire...

PIVIN.

C’est que je n’ai encore rien pris... et il est une heure !...

COMMANVILLE.

Une heure !... Sapristi !... il faut que j’aille à la Bourse !... j’ai un abonnement... Baptiste, mon cabriolet !...

Baptiste sort. À Pivin, å demi voix.

En mon absence, vous ne quitterez pas ma femme d’une minute... d’une minute !... vous comprenez ?...

PIVIN, avec passion.

Oh ! je veux bien !... je veux bien !

COMMANVILLE, à part.

Léopold n’aurait qu’à revenir !... comme ça, je suis tranquille !...

Chœur.

Air de Mangeant.

COMMANVILLE.

La Bourse me réclame,
Je te quitte, il le faut.
Adieu, ma chère femme,
Je reviendrai bientôt.

JULIE.

La Bourse te réclame,
Pars donc puisqu’il le faut ;
Mais auprès de ta femme
Ami, reviens bientôt.

PIVIN.

La Bourse le réclame,
Qu’il s’en aille au plus tôt ;
Car je sens dans mon âme
S’allumer un réchaud.

Commanville sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

JULIE, PIVIN, puis BAPTISTE

 

PIVIN, à part.

Il m’a dit de ne pas quitter la bourgeoise !... seul à seul avec elle !... je ne sais pas ce que j’éprouve... mais ça me fait quelque chose...

L’admirant de loin.

C’est qu’elle est jolie !... et pas maigre !...

JULIE, à part, assise.

Qu’est-ce qu’il a donc à me regarder ?

PIVIN, à part.

Je crois que j’ai mis la main sur une bonne place !

JULIE, à part.

Il faut pourtant l’occuper à quelque chose... je n’aime pas à voir un homme les bras croisés.

Haut.

Monsieur Pivin !

PIVIN.

Madame ?

JULIE.

Voulez-vous me tenir mon écheveau ?

PIVIN, prenant l’écheveau dans ses deux mains et avec élan.

Avec reconnaissance !...

Il est à genoux et tient l’écheveau. À part.

Quel joli petit brimborion de voix !... et pas maigre !...

JULIE, tout en dévidant sa laine, à part.

Il n’est pas mal, ce garçon-là... quand il se sera fait couper les cheveux !...

Haut.

Il n’y a donc pas de coiffeur dans votre village ?...

PIVIN.

Un coiffeur ?

JULIE.

Qui... Qui est-ce qui vous coupe les cheveux ?

PIVIN, gaiement.

C’est le charron !... il prend trois sous !

JULIE, riant.

Le charron, ah ! ah ! ah ! ah !

PIVIN, à part et riant.

Elle est rieuse !... et des dents !...

JULIE.

Je vous enverrai chez mon coiffeur !... ces mèches qui vous tombent sur les yeux... vous avez l’air d’un marchand de salades !... ce n’est pas joli !...

PIVIN, avec sentiment.

Oh ! je serai joli, madame Commanville... je serai joli !...

Il pousse un soupir.

JULIE, à part.

Tiens ! tiens ! tiens !

PIVIN, avec feu.

Ah ! m’ame Commanville ! que n’êtes-vous une bergère... ou seulement une cuisinière !... je vous dirais... quelque chose...

JULIE.

Quoi ?

PIVIN, mystérieusement.

Voulez-vous... voulez-vous jouer à cache-cache ?

JULIE, se levant.

Avec vous ?... Ah ! mais non !

PIVIN, boudant comiquement.

Vous me fuyez !... parce que je ne suis qu’un paysan !... un laboureux !... un méchant laboureux !

JULIE.

Mais non, monsieur Pivin !

PIVIN.

Oh ! si !... je vois bien que vous avez du froid pour moi ! et pourtant...

Air nouveau de Mangeant.

I

Est-c’ ma faute à moi si vous êtes belle,
Belle à mériter les soupirs d’un roi ?
Si quand on vous voit on perd la cervelle ?
Répondez, Madame : est-c ma faute à moi ?

II

Est-c’ ma faute à moi, si votre œil recèle
Des feux à chauffer le plus lourd convoi ?
Des feux... à mûrir l’avoin’ quand il gèle ?
Répondez, Madame : est-c’ ma faute à moi ?

JULIE, à part.

Il s’exprime bien !

PIVIN, boudant.

On me met au soleil et on me dit : faut pas que tu aies chaud !... tu vas grelotter !

JULIE, à part.

Pauvre garçon !

Haut.

Mais non, monsieur Pivin, je ne vous dis pas de grelotter !

PIVIN, joyeux.

Vrai ?

Baissant la voix.

Alors... jouons à cache-cache ?

JULIE.

Encore !... mais je ne vous connais pas, moi !

PIVIN.

Voulez-vous voir mon écriture ?

JULIE.

Votre écriture !

PIVIN, à part, tirant un papier de sa poche.

Mon modèle !... je crois que ça l’étonnera !

BAPTISTE, entrant et à Pivin.

Votre déjeuner est servi.

PIVIN.

On y va !

Remettant son modèle à Julie.

Lisez !

JULIE.

Mais...

PIVIN, en s’éloignant.

Lisez... lisez ! je ne vous dis que ça !

Il lui jette un baiser et sort avec Baptiste, à droite.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, puis COMMANVILLE

 

JULIE, seule, après l’avoir regardé s’éloigner.

Air : Dame ! on m’a raconté ça !

Pourquoi cet air de mystère ?
Et que contient ce billet ?
D’un sentiment téméraire
Exprime-t-il le secret ?

Hésitant à l’ouvrir.

Dois-je... ou non ?... qui peut le dire ?
Ça dépend du contenu...
Pour savoir s’il faut le lire...
Dame !... il faudrait l’avoir lu !
Est-ce mal ?... je ne sais... qui peut me le dire ?
Ce billet, pour savoir si je puis le lire,
Dame !... il faut bien l’avoir lu !

Avec calme.

Voyons, comment il rédige ?

Elle ouvre le papier. Lisant.

 « Ô puissance du ciel !... j’avais une âme pour la douleur, donnez m’en une pour la félicité ! »

COMMANVILLE, paraissant au fond.

Hein ?... ma femme lit un papier !

Il s’approche à pas de loup.

JULIE, lisant à elle-même.

« Ô Julie ! Julie !... je t’aime ! »

COMMANVILLE.

Je t’aime !...

Il saisit le billet.

JULIE, jetant un cri.

Ah !

Elle se sauve à gauche.

 

 

Scène IX

 

COMMANVILLE, seul, tenant le billet, puis LÉOPOLD

 

Eh bien ! je m’en doutais !... gredin de Léopold... Au moment d’entrer à la Bourse... j’étais dans le tourniquet... un pressentiment me saute à la gorge... je me dis Léopold doit être chez moi ! Je rebrousse ! je cours ! j’arrive !

Montrant le billet.

et voilà !... le polisson est revenu !

Lisant.

« Ô puissance du ciel !... j’avais une âme pour la douleur, donnez-m’en une pour la félicité ! »

Parlé, très inquiet.

La félicité !... bigre !... Est ce que je n’aurais pas assez couru ?

Lisant.

« Ô Julie ! Julie !... je t’aime... » et pas de signature !... afin de pouvoir nier, le lâche !

LÉOPOLD, entrant par le fond, il se dirige vers la porte de gauche, et apercevant Commanville, à part.

Encore ici !

COMMANVILLE.

Lui !

LÉOPOLD, embarrassé.

Je vous cherchais... je vous croyais à la Bourse...

COMMANVILLE, avec ironie.

Si vous me croyiez à la Bourse... comment venez-vous me chercher ici ? Que voulez-vous ?

LÉOPOLD.

J’ai entendu dire que vous aviez besoin d’un secrétaire...

COMMANVILLE.

Merci ! j’en ai un !... ça me suffit !

LÉOPOLD.

Ah ? Alors... je viens vous entretenir d’une grande affaire !... Je n’ai voulu en parler à personne...

COMMANVILLE, avec intention.

Ô puissance du ciel ! que vous êtes bon !

LÉOPOLD, à part.

Qu’est-ce qu’il a ?

COMMANVILLE.

Mais il me semblait vous avoir dit surabondamment que je considérais votre affaire des paletots comme parfaitement véreuse...

LÉOPOLD.

Il ne s’agit pas de celle-là !... mais d’une autre... beaucoup plus belle...

COMMANVILLE.

Vraiment ?

LÉOPOLD.

Figurez-vous que je supprime d’un seul coup tous les ramoneurs !

COMMANVILLE.

C’est une grande idée... avez-vous quelques notes, quelques documents... écrits de votre main ?

LÉOPOLD.

Non... mais je vais vous conter la chose en deux mots. Jus qu’à présent les ramoneurs...

COMMANVILLE, l’arrêtant.

Oh ! pardon ! moi, je ne peux juger une affaire que sur le papier... tenez, entrez-là... dans ma bibliothèque...

À part.

Comme ça, je pourrai comparer...

LÉOPOLD.

Quoi ! vous voulez...

COMMANVILLE.

Deux lignes suffiront.

LÉOPOLD.

Très bien !

Il entre à droite.

 

 

Scène X

 

COMMANVILLE, puis BAPTISTE

 

COMMANVILLE, seul.

Je le tiens !... Où sont mes cannes ?...

Il en prend trois dans un coin et les examine.

Celle-ci est trop faible...

En prenant une autre.

Ma canne de soixante-cinq francs !

Il la brandit.

Non !... je craindrais de l’abîmer...

Prenant un énorme rotin.

Voilà...

Le maniant.

Pas de luxe... pas d’ornements... et bien en main !...

Regardant la porte de droite.

Maintenant j’attends, mon petit ami !... Le voici !...

Il lève sa canne.

BAPTISTE, entrant par la droite, un papier à la main.

Monsieur...

En voyant la canne levée, il se sauve à gauche.

COMMANVILLE.

Quoi ?

BAPTISTE.

C’est un billet que M. Léopold vient de remettre pour vous en s’en allant...

COMMANVILLE.

Comment ! il est parti !!!

BAPTISTE.

Oui, Monsieur... il était très pressé... il est sorti par le jardin...

COMMANVILLE.

Donne-moi ce billet !

Lui remettant les cannes.

Tiens-moi mes trois cannes !

Comparant les deux billets.

Juste !... la même écriture que le billet écrit à ma femme !... Et il a filé le paltoquet !

À Baptiste.

Tu peux poser mes trois cannes...

Se promenant.

Oh ! mais ça ne finira pas comme ça !... je vais lui écrire ! le provoquer !

Tout à coup.

Où est mon secrétaire ?

BAPTISTE.

Il déjeune.

COMMANVILLE, appelant.

Pivin ! Pivin !... Enfin ! je vais pouvoir me servir de mon secrétaire !

 

 

Scène XI

 

COMMANVILLE, BAPTISTE, PIVIN

 

PIVIN, entrant la bouche pleine.

C’est bon... mais un peu trop salé...

COMMANVILLE.

Quoi ?

PIVIN.

La morue aux pommes de terre... je n’en avais jamais mangé !

BAPTISTE, bas à Commanville.

Monsieur, je lui ai flanqué ce vieux restant de morue.

COMMANVILLE.

Tu as bien fait...

À Pivin.

Asseyez-vous... je vais vous dicter une lettre à cheval !

PIVIN.

À cheval ?

À part.

Où est-il donc son cheval ?

Il s’assoit à droite, près de la table. Écrivant.

« Monsieur... »

COMMANVILLE.

Non !... pas monsieur !

PIVIN.

Ah ! c’est à un de vos amis ?...

COMMANVILLE.

Oui... à un de mes bons amis... Écrivez !

Dictant.

« Galopin !...

PIVIN, écrivant.

« Galopin ! » G majuscule !

BAPTISTE.

Oh ! bourgeois !... de la modération !

COMMANVILLE.

De la modération ! pour un brigand qui courtise ma femme !

PIVIN, sursautant.

Hein !... il courtise Madame !!!

COMMANVILLE.

Il lui lance des déclarations ! il ose la tutoyer !

PIVIN, exaspéré, se levant.

Ah ! mais ! je ne veux pas !... je n’entends pas ça, moi !!!

COMMANVILLE.

À la bonne heure ! tu prends ma défense, toi !

PIVIN, très animé.

Une si belle créature !... Galopin est faible !... je vous proposerai d’y ajouter : Grand filou !

COMMANVILLE.

J’accepte !

PIVIN, se rasseyant et écrivant.

G majuscule !

BAPTISTE.

Prenez garde, vous allez vous faire une affaire.

COMMANVILLE.

Je ne le crains pas !

PIVIN.

Nous ne le craignons pas !

COMMANVILLE, à Baptiste.

Mais quand je te dis que ma femme...

BAPTISTE.

Je le sais bien... mais vous deviez vous y attendre...

COMMANVILLE.

Ah ! mais tu m’ennuies !

À Pivin.

Continuons !

PIVIN.

Continuons !!!

COMMANVILLE, dictant.

« Si vous remettez les pieds chez moi... je vous donnerai le mien... dans les reins !... »

PIVIN.

Non ! pas dans les reins !... laissez-moi faire !

Il écrit.

Je souligne le mot !!!

COMMANVILLE, dictant.

« Vous n’êtes qu’un polisson !... Veuillez agréer l’assurance de ma considération... »

PIVIN.

Non.

Écrivant.

« Celui qui vous méprise plus que la vie !... » Signez !

Il se lève.

COMMANVILLE, signant vivement.

De Commanville !... voilà !

Pliant la lettre.

Baptiste, tu vas la porter tout de suite !

BAPTISTE.

Je veux bien... mais ce n’est pas mon opinion !

Il sort par le fond.

COMMANVILLE, emphatiquement.

Jérôme Pivin !... je suis content de toi ! quant à tes appointements...

PIVIN.

Je n’en ai pas...

COMMANVILLE.

Je les double !

 

 

Scène XII

 

COMMANVILLE, PIVIN, JULIE

 

JULIE, sort de la chambre de gauche, elle est habillée et tient à la main le bouquet de bluets donné par Léopold ; à part.

Encore ensemble !... se sont-ils expliqués !

COMMANVILLE, l’apercevant.

Où allez-vous, Madame, avec cette toilette ?

JULIE.

Mais... je sors... je vais faire des visites...

COMMANVILLE.

Des visites ?...

PIVIN, incrédule.

Oh ! des visites !

COMMANVILLE.

Et à qui, s’il vous plaît ?

JULIE.

Mais... à ma tante !

COMMANVILLE.

À votre tante ?

PIVIN.

Qué frime !

JULIE.

Plaît-il ?

COMMANVILLE.

Je sais tout, Madame...

PIVIN, à Julie.

Fil que c’est vilain !... fi ! que c’est vilain !

COMMANVILLE.

Débarrassez-vous de votre chapeau... vous ne sortirez pas !

JULIE.

Par exemple ! auriez-vous la prétention de m’emprisonner ?... de me séquestrer ?

COMMANVILLE.

Eh bien ! soit, vous sortirez !... mais mon secrétaire vous accompagnera !

PIVIN, vivement.

Ah ! oui !

JULIE.

Ce jeune homme !... je ne veux pas !

COMMANVILLE.

Pivin est un cavalier sûr et dévoué...

PIVIN.

Et jaloux !...

Vivement.

de l’honneur de son maître !

JULIE.

Mais encore une fois...

COMMANVILLE.

Je le veux... je l’exige !

JULIE.

Ah ! c’est comme ça !... C’est vous qui le voulez ?

À Pivin.

Votre bras, monsieur Pivin ?

PIVIN, lui donnant le bras.

Voilà Madame !

Bas.

Fi ! que c’est vilain !

JULIE.

Quoi ?

BAPTISTE, entrant.

Monsieur Léopold sera ici dans deux minutes... il est furieux !

COMMANVILLE.

Très bien !...

À Julie et à Pivin.

Partez vite !

JULIE.

Air de Mangeant.

Vous voulez qu’il soit mon guide
Et mon cavalier servant.

COMMANVILLE, parlé.

Oui, Madame !...

JULIE.

Soit ! j’accepte son égide
Pour que vous soyez content.

Reprise ensemble.

COMMANVILLE.

Je veux qu’il soit votre guide
Votre cavalier servant :
Vous pouvez sous son égide
Vous promener librement.

JULIE.

Vous voulez qu’il soit mon guide
Et mon cavalier servant ?
Soit ! j’accepte son égide
Pour que vous soyez content !

PIVIN.

Nous n’aurez jamais de guide
Ni de cavalier servant,
Plus zélé, plus intrépide,
Plus timide, plus tremblant.

BAPTISTE.

Voilà, certes ! un fameux guide !
Un beau cavalier servant !
Elle peut sous son égide
Se promener librement.

Pivin et Julie sortent par le fond. Baptiste entre à droite, troisième plan.

 

 

Scène XIII

 

COMMANVILLE, puis LÉOPOLD, puis BAPTISTE

 

COMMANVILLE, seul.

Il sera ici dans deux minutes !...

Il prend sa petite canne et l’examine de nouveau.

Décidément... je vais prendre Caroline... elle est petite... mais nerveuse !!

LÉOPOLD, entrant furieux par la droite, armé d’une grosse canne.

Monsieur, c’est une infamie !

COMMANVILLE.

Ah ! vous voilà !...

À part.

Tiens ! il a aussi une canne !

LÉOPOLD.

Vous m’avez insulté ! menacé !

Brandissant sa canne.

Et nous allons voir !

COMMANVILLE, à part, regardant la canne de Léopold.

Elle est plus grosse que la mienne !... je suis fâché d’avoir pris Caroline !

LÉOPOLD.

Vous m’avez écrit une de ces lettres... qu’on n’efface qu’avec du sang !... en garde !

Ils ferraillent avec leurs cannes.

ENSEMBLE.

Air de Mangeant.

Redoutez ma rage !
Car je veux soudain
Laver cet outrage
La canne à la main !

COMMANVILLE.

Un instant !

À part.

J’ai eu tort de prendre Caroline !

LÉOPOLD.

Je n’écoute rien !... Retirez-vous votre lettre ?

COMMANVILLE.

Jamais !... et vous, retirez-vous la vôtre ?

LÉOPOLD.

Quelle lettre ?

COMMANVILLE.

Votre indécente épitre à ma femme !

LÉOPOLD.

Moi ? je n’écris jamais aux femmes mariées.

COMMANVILLE.

Ah ! c’est trop fort !

Tirant une lettre de sa poche.

Connaissez-vous ceci : « Ô puissances du ciel !... »

LÉOPOLD, regardant la lettre.

Attendez donc !... Mais c’est votre écriture !

COMMANVILLE.

Mon écriture !

LÉOPOLD, tirant aussi une lettre de sa poche.

Parbleu !...

Lisant et lui montrant.

Connaissez-vous cela ? « Galopin, grand filou !... »

COMMANVILLE.

La même main !

LÉOPOLD.

Allons !... en garde !...

COMMANVILLE.

Attendez donc !

Tirant un autre papier de son gilet.

Et ce billet...

LÉOPOLD.

Encore !... ah çà ! c’est la journée aux petits papiers !...

COMMANVILLE, lisant.

« Le ramoneur est une superfétation... » est-il de vous celui-là ?

LÉOPOLD.

Oui !... mais je l’ai dicté à votre secrétaire !...

COMMANVILLE.

Mon secrétaire !... comment !... Mais alors... c’est lui ! Ah ! le gueux !!! et je viens de l’envoyer promener avec ma femme !

BAPTISTE, entrant.

Monsieur !

COMMANVILLE.

Quoi ?

BAPTISTE.

Je sais ce que veut dire incandescent.

COMMANVILLE.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

BAPTISTE.

« Bouillant avec les femmes ! »

COMMANVILLE.

Saprelotte !!!

Remontant.

Mes amis... vite !... courons !

Apercevant Julie, à part.

Seule !

 

 

Scène XIV

 

COMMANVILLE, LÉOPOLD, BAPTISTE, JULIE

 

La porte s’ouvre. Julie entre toute seule. Les trois hommes s’arrêtent.

JULIE, à son mari.

J’espère que je n’ai pas été longtemps...

COMMANVILLE.

Mais lui... lui ?... mon secrétaire ?

JULIE, hésitant.

Il est en bas... il cherche... mon éventail qui est resté dans la voiture !

COMMANVILLE.

Vous avez été en voiture !!!

JULIE, vivement.

Monsieur Pivin est monté à côté du cocher.

 

 

Scène XV

 

COMMANVILLE, LÉOPOLD, BAPTISTE, JULIE, PIVIN

 

Pivin paraît au fond. Il a les cheveux coupés et très frisés. Un bluet à la boutonnière.

PIVIN.

Ah ! quel chien de temps... il pleut à verse !

COMMANVILLE.

Il pleut !

Passant vivement sa main sur l’habit de Pivin avec explosion.

Et vous n’êtes pas mouillé !!!... Vous n’étiez donc pas à côté du cocher ?

PIVIN, regardant Julie.

Si !... mais il m’a prêté son parapluie ! Je vais vous expliquer...

COMMANVILLE, avec force.

Vous allez m’expliquer cette déclaration glissée dans la main de ma femme !!!

Lui montrant la lettre.

« Ô puissances du ciel... »

PIVIN.

Tiens... c’est mon modèle !

COMMANVILLE.

Quel modèle !

PIVIN.

Mon modèle d’écriture... que j’ai copié dans votre livre...

Il tire un volume de sa poche.

COMMANVILLE, prenant le volume.

La Nouvelle Héloïse !...

PIVIN.

Page 109... j’ai fait une corne !...

COMMANVILLE.

Ah bah !... est-il possible !...

Ouvrant le livre et s’épanouissant à mesure qu’il lit.

« Ô puissances du ciel !... j’avais une âme pour la douleur... donnez-m’en une pour la félicité !... Ô Julie !... Julie !... je t’aime ! »

PIVIN et LÉOPOLD, s’oubliant et ensemble.

Oh ! oui !...

COMMANVILLE.

Hein ?... qui est-ce qui a dit : oh ! oui ?

BAPTISTE.

Ce n’est pas moi.

COMMANVILLE, à part.

Il est clair qu’il y en a un des deux qui aime ma femme... lequel ?... je vais le savoir !

Haut, à sa femme.

Ma bonne amie... je suis très embarrassé... et je vais te demander un conseil...

JULIE.

Quoi donc ?

COMMANVILLE.

Ce matin, monsieur Léopold s’est proposé pour être mon secrétaire...

LÉOPOLD, à part.

Quel espoir !

PIVIN.

Comment ?

COMMANVILLE.

D’un autre côté... il y a ce brave Pivin... qu’est-ce que tu ferais à ma place ?...

JULIE, lentement.

Dame !... c’est très embarrassant... ccs Messieurs sont fort bien l’un et l’autre... Mais si j’avais un choix, à faire... je crois que monsieur Léopold...

COMMANVILLE.

Très bien !... Je prends Pivin !!!

BAPTISTE, à part.

Oh ! le malheureux !

LÉOPOLD.

Mais, Monsieur...

COMMANVILLE.

Ah ! c’est que les maris ne sont pas bêtes à Paris !

PIVIN, à part.

Ni les femmes non plus ! C’est égal ! je crois que j’ai mis la main sur une bonne place !

CHŒUR.

Air de la Chanteuse voilée.

Au malheur le plus redouté,
Si vous tenez à vous soustraire,
Époux, rien n’est, en vérité,
Commode comme un secrétaire.

PIVIN, au public.

Air : Est-ce ma foute à moi (scène VII).

I

Est-c’ notr’ faute à nous ? disent au parterre
Les acteurs tremblants devant votr’ courroux !
Faites sur l’auteur tomber votr’ colère :
Si la pièce déplaît... est-c’ notr’ faute à nous ?

II

Est-c’ ma faute à moi ? dit avec mystère
L’auteur au public mécontent et froid :
Pour mes interprèt’s montrez-vous sévère :
Ma pièce était bonne... est-c’-ma faute à moi ?

JULIE.

III

Mais si, par bonheur, l’ouvre a pu vous plaire,
Chacun aussitôt s’en donn’ les bouquets !...
Et chacun devrait humblement se taire :
Car, vous seuls, Messieurs, vous fait’s les succes !

Reprise du chœur.

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