Le Royaume des femmes (Théodore COGNIARD - Charles DESNOYER)

Sous-titre : le monde à l'envers

Pièce fantastique en deux actes, mêlée de chants et de danses.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 5 décembre 1833.

 

Personnages

 

NELLORA, reine du pays

XÉRESSA, ministre de l’Intérieur

LE MINISTRE DE LA GUERRE (femme)

LE MINISTRE DE LA JUSTICE (femme)

LE MINISTRE DE LA MARINE (femme)

TROMBOLLINA, major de la garde

AXANNÉRA, capitaine

HÉLOÏSE

UN GARDE (femme)

RODOLPHE, artiste français

BERNARD, son compagnon

REYONSED, naturel du pays

LUCIDOR, homme du sérail

UN AUTRE HOMME du sérail

LE SÉRAIL de la reine (hommes)

GARDES de la reine (femmes)

PERSONNAGES ACCESSOIRES

 

La scène se passe dans un pays lointain, qui n’a pas encore été découvert.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une galerie très riche dont la décoration ne ressemble en rien à celle de nos salons. Des meubles élégants d’une forme toute particulière. Au fond, des jardins de plain-pied avec la galerie et séparés d’elle par une draperie en guise de porte. Une espèce de sofa à droite, un autre à gauche.

 

 

Scène première

 

RODOLPHE, BERNARD

 

Rodolphe est assis sur l’un des sofas, à droite, Bernard est étendu sur l’autre et dort profondément.

RODOLPHE.

Le jour commence à paraître et il dort encore, lui ! il peut dormir... ah ! je le plains ! moi, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit... l’espoir, la surprise, l’impatience... au milieu de tous les prodiges qui nous entourent, en songeant à cette île merveilleuse où nous a jetés notre étoile, et surtout à cette femme charmante qui nous adonné l’hospitalité, j’ai bien vite oublié toutes les fatigues de notre voyage.

BERNARD, rêvant.

Merci, Madame, merci, votre champagne est délicieux.

RODOLPHE.

Allons, voilà mon escamoteur qui rêve encore, non pas aux attraits, aux charmes de notre hôtesse et de ses compagnes, mais seulement au souper qu’elles nous ont offert...

Se levant.

Pauvre garçon ! tu ne mérites guère de partager mes aventures... Bernard ! Bernard ! allons, réveillez-vous !

BERNARD, s’éveillant en sursaut.

Hein ! plaît-il ? qu’est-ce que c’est ? Ah ! c’est vous, monsieur Rodolphe... que le bon Dieu vous bénisse de m’avoir éveillé... j’étais à table.

RODOLPHE.

En rêve.

BERNARD.

Enfin j’y étais... et comme hier soir je savourais encore les mets les plus exquis... et ce vin, ce vin miraculeux qu’on nous a servi entre la poire et...

RODOLPHE.

Vous appeliez cela du champagne.

BERNARD.

C’est un nom comme un autre que je lui donnais, un nom d’amitié, car je n’ai jamais vu en France ni dans toute l’Europe un vin qui valût celui-là ; mais tout dans ce pays est tellement extraordinaire...

RODOLPHE.

Et nous y sommes venus d’une manière si merveilleuse, si invraisemblable...

BERNARD.

Si jamais nous écrivons nos mémoires, je suis sûr qu’on ne nous croira pas.

RODOLPHE.

On est si incrédule quand on n’a pas voyagé.

BERNARD.

Oh ! c’est vrai, car moi-même avant notre brusque départ j’étais d’une incrédulité ! je me suis surpris à ne pas ajouter foi aux voyages du capitaine Gulliver, je révoquais en doute l’existence des Géants et des Lilliputiens ; je soutenais effrontément qu’il n’y avait pas au monde un royaume gouverné par des chevaux ; que le pays de Cocagne était une chimère... enfin, jusqu’à ce pauvre Robinson Crusoé que je traitais d’imposteur... je vous demande un peu, Robinson Crusoé ! Grand voyageur, va ! je te rends justice, à présent que nous sommes confrères, et ton éditeur ajouterait à tes aventures une douzaine de volumes que je croirais tout jusqu’à la dernière ligne.

RODOLPHE.

Il est certain que tout est possible après ce qui nous est arrivé.

BERNARD.

Enfin, il ya huit jours encore, nous étions à Paris.

RODOLPHE.

À peu près, car nous n’avons pu calculer au juste le temps qu’a duré notre voyage.

BERNARD.

Je crois bien ; quand on voyage dans les espaces imaginaires... en ballon.

RODOLPHE.

Il me semble que nous sommes encore à Tivoli, et que cet illustre aéronaute vient nous proposer de partager les plaisirs de son ascension... comme artiste, comme peintre, j’accepte dans l’espoir de trouver le sujet d’une composition nouvelle.

BERNARD.

Moi, comme escamoteur, prestidigitateur de Tivoli, ayant promis sur l’affiche d’escamoter quelqu’un de la société, j’accepte ainsi que vous, nous montons les premiers...

RODOLPHE.

Mais à l’instant où notre homme va nous suivre... brrrrr

Air : Voyage, etc.

Le ballon part et nous emporte,
Tous deux nous voilà dans les airs ;
Le vent nous pousse et nous transporte
Au milieu d’un autre univers.

BERNARD.

À plus d’une tempête,
Ferme, nous tenons tête,
Nous fiant, non sans peur,
Au p’tit bonheur.
Notre nacelle,
Qui chancelle,
Nous en fait voir de chaqu’ couleur.

RODOLPHE.

Là, le soleil luit.

BERNAND

Ici, c’est la nuit.

RODOLPHE.

Tantôt chaudement.

BERNARD.

Tantôt froidement.

RODOLPHE.

Longtemps ballotés,
Longtemps cahotés,
Abîmés, perclus,
Et n’en pouvant plus...

TOUS DEUX.

Nous nous disions : nous sommes perdus !

BERNARD, s’interrompant.

Quand tout-à-coup notre ballon s’arrête... puis prenant une marche contraire, il redescend peu-à-peu en nous balançant délicieusement...

RODOLPHE.

Et bientôt nous sommes déposés dans un jardin magnifique...

BERNARD.

Je m’élance avec vous... tous les deux nous touchons la terre, et nous nous écrions avec transport.

RODOLPHE et BERNARD, ensemble.

Voyage, voyage
En ballon qui voudra !
Pour moi, cette rage
Jamais ne me prendra.
(ter.)

RODOLPHE.

Il faisait nuit, mais une illumination brillante avait remplacé le jour... nous nous trouvons entourés d’une foule de femmes ravissantes... une surtout, celle qui semblait commander à toutes les autres... ah ! mon ami, qu’elle est jolie !...

BERNARD.

Ma foi, moi, je n’ai pas fait d’exception, je les ai trouvées toutes fort agréables, et mon admiration a été au comble quand la table a été servie.

RODOLPHE.

Mais où sommes-nous ? quel est ce pays ? ęt à quelle aventure sommes-nous donc réservés ?

BERNARD.

Nous pouvons le savoir... venez avec moi... et comme on parle français dans ce pays...

RODOLPHE.

Oui, nouvelle merveille ! nouvelle invraisemblance pour ceux à qui nous conterons notre histoire.

BERNARD.

Le premier venu ou la première venue nous expliquera...

RODOLPHE.

Moi, je reste ici, je veux attendre...

BERNARD.

Votre belle inconnue, n’est-ce pas ? eh bien ! à votre aise : moi, je vais à la découverte et je vous raconterai tout ce que j’aurai vu.

Air : Allons amis de la philosophie.

RODOLPHE.

Fions-nous à la destinée
Qui dans ces lieux nous conduit par la main.

BERNARD.

Mon avenir c’est ma journée,
Pourquoi songer au lendemain ?
Au diable le chagrin !
Je nargue le chagrin.

RODOLPHE.

Ah ! malgré moi je songe à ma patrie ;
Oui, je regrette et la France et Paris ;
Mais à l’aspect d’une femme jolie,
Je crois encore être dans mon pays.

ENSEMBLE.

Veille sur nous ô destinée !
Conduis-nous toujours par la main.
Mon avenir,
etc.

Bernard ouvre le rideau au fond de la galerie, et sort par les jardins.

 

 

Scène II

 

RODOLPHE, seul

 

Je ne sais pourquoi... j’ai dans l’idée qu’il a bien fait de s’éloigner, elle va venir, peut-être, je vais la revoir !... et je serai seul ! seul auprès d’elle !... je l’espère du moins, et toutes ces informations qu’il va prendre, c’est elle qui me les donnera... ah ! je suis trop heureux.

Air : Un seul jour je serai maître. (Nouveau seigneur.)

Malgré moi, j’ai quitté la France.
Hélas ! adieu, beau ciel de France !
Ne plus te voir, sol enchanté,
Séjour à jamais regretté,
Pays des arts
(bis.) de la beauté !...
Mais faut-il donc perdre toute espérance
(bis.)
Un cœur d’artiste est toujours là.
Non, non, non, non,
Je ne veux pas perdre toute espérance,
Et ma gaieté me reviendra.
C’en est fait
(bis.) le plaisir déjà me gagne :
Si mes jours en ce lieu doivent finir,
Eh qu’importe ! en avant les châteaux en Espagne !
Je vais lire dans l’avenir.
Et d’abord, femme charmante
À mes yeux se présente ;
Mon regard bientôt l’enchante ;
Femme aimable autant qu’aimante
Que ta voix rende à mon cœur
L’espérance et le bonheur,
Que de plaisirs ! combien de scènes ravissantes !
Combien de femmes séduisantes !
Ici, j’entends partout dire : C’est le français !
Oui, vraiment, toutes sont charmantes...
Etsi je voulais !
Que je changerais !
Quel succès !
Ici, j’entends partout dire : c’est le français !
Et chaque jour nouveau succès !

Parlé.

Mais impossible... mon cœur est pris ; je ne puis plus aimer qu’une seule femme.

Une seule ! oui, je l’adore.
Dieu d’amour, toi que j’implore,
Rends-moi celle que j’adore,
(bis.)
L’avenir... ah ! je l’ignore...
Dieu d’amour, rends à mon cœur
L’espérance et le bonheur.

On vient, je crois... oui... je ne l’aperçois pas encore ; mais je reconnais quelques-unes de ses compagnes... le singulier costume ! allons, elles m’expliqueront peut-être tout ce qui se passe dans cette île.

 

 

Scène III

 

RODOLPHE, TROMBOLLINA, NELLORA, AXANNÉRA, PLUSIEURS FEMMES

 

Ici, entrent, au fond par le jardin, deux pelotons de femmes qui marchent au pas et les armes à la main, elles ont sur la tête un petit bonnet dans le genre phrygien, une espèce de redingote très courte en drap bleu de ciel, les jambes nues, des espèces de sandales, des ceintures en argent, de petits cimeterres à la grecque, des lances avec une bannière couleur de feu, et, sur le cimier de leur casque, des plaques de la même couleur Axannéra est à leur tête et semble les commander.

CHŒUR DES FEMMES.

Air : Entendez-vous, c’est le tambour.

Marchons, marchons, voici le jour
Bientôt l’exercice commence,
À notre Reine qui s’avance
Offrons nos vœux et notre amour.

TROMBOLLINA, entrant.

Mesdames, nous avons promis
De garder cette capitale...

TOUTES.

Nous le jurons !

RODOLPHE.

De ce pays
C’est la garde nationale.

Reprise du cœur.

Marchons, etc.

Trombollina salue militairement Rodolphe et s’incline.

RODOLPHE, à part.

Je ne puis comprendre.

AXANNÉRA.

Voici la reine.

RODOLPHE.

La reine !... je ne me trompe pas, c’est elle !... elle, une reine ! est-il possible ?

Reprise du chœur.

Nellora entre en scène ; son costume est dans le même style que les autres, mais beaucoup plus riche, elle a une couronne sur la tête. Mouvement des femmes analogue à celui de nos soldats lorsqu’ils présentent les armes.

NELLORA, après un salut affectueux de Rodolphe, se tournant vers les femmes.

Mesdames et braves camarades, je suis contente de votre zèle, de votre bonne tenue... le sort de la patrie, celui de vos maris et de vos enfants est entre vos mains, c’est à vous de protéger un sexe faible et sans défense.

RODOLPHE.

Qu’entends-je ?

Air d’Adolphe Adam. (Introduction de Casimir.)

Guerrières de tous grades
Dociles à ma voix,
Mes braves camarades,
Défendez à la fois
Le bon ordre et les lois.
Ce sexe qu’on encense
Vous promet au retour,
Pour votre récompense.
En avant, en avant !
(bis.)
Marchez, le pays vous appelle,
Courageux et fidèle
À la foi du serment,
Un soldat va toujours en avant.
Ce drapeau quand il le faudra,
Signal de gloire,
À la victoire
Vous guidera.
Et vous, Messieurs, soyez toujours exempts d’alarmes,
Faut-il courir aux armes ?
Nous sommes là,

Chœur.

En avant, etc.

NELLORA.

La reine ma voisine
Dans le dernier congrès,
Me fit très bonne mine,
Et vota pour jamais
Le maintien de la paix.
Ma voisine est sincère  
Et je n’en doute pas ;
Mais sans croire à la guerre
Je suis prête aux combats.
En avant,
etc.

Trombollina et Axannéra s’éloignent avec la troupe.

 

 

Scène IV

 

NELLORA, RODOLPHE

 

RODOLPHE, à part.

Décidément nous ajouterons un nouveau chapitre aux voyages de Gulliver... Elle reste !... elle s’approche de moi !...

NELLORA.

Bel étranger, vous me pardonnerez de m’occuper avant tout des affaires de son royaume, mais le devoir me réclame.

RODOLPHE.

Madame... certainement... Votre Majesté...

À part.

Si je sais comment lui parler, je veux bien que le diable m’emporte.

NELLORA.

Allons, je respecte votre timidité, et je ne veux pas être plus longtemps importune... Toute Reine que je suis, je connais les égards qui sont dus à une personne de votre sexe.

RODOLPHE.

De mon sexe !

NELLORA.

Je me retire... adieu, bel étranger... je ne tarderai pas à vous revoir.

Elle s’approche davantage encore de Rodolphe et lui baise la main avec respect.

RODOLPHE.

Elle ne se gêne pas, elle me baise la main...

NELLORA, à part.

Parole d’honneur, il est charmant.

Air de la romance du Contrebandier.

Oui, je garde l’espoir
D’en faire la conquête...
Ah ! pour moi qu’elle fête !
Adieu, Monsieur, au revoir !

TOUS DEUX.

Au revoir ! au revoir !

NELLORA.

La Reine auprès de vous s’oublie,
Objet charmant, pardonnez-lui,
Je n’ai pas vu jusqu’aujourd’hui
Une personne aussi jolie,
Aussi jolie.

RODOLPHE.

Je suis jolie !

Ensemble.

NELLORA.

Oui, je garde l’espoir
D’en faire la conquête,
Ah ! pour moi qu’elle fête !
Adieu, Monsieur, au revoir.

RODOLPHE.

Elle a conçu l’espoir
De faire ma conquête,
Ah ! pour moi qu’elle fête !
Adieu, Madame, au revoir.

Nellora sort.

 

 

Scène V

 

RODOLPHE, puis BERNARD

 

RODOLPHE.

Par exemple, c’est trop fort, ce n’est plus de la surprise... mais de la stupéfaction ! J’ai beau me creuser la tête.

BERNARD, entrant en courant.

Ah ! mon cher ami, si vous saviez...

RODOLPHE.

Quoi donc ?

BERNARD.

J’ai à vous raconter des choses les plus étranges, les plus incroyables.

RODOLPHE.

Et moi aussi, mais parler d’abord.

BERNARD.

C’est ici le monde renversé... tout ce qui s’y passe est juste la contrepartie de ce que nous voyons dans le nôtre. Par exemple, vous croyez peut-être qu’ici nous autres hommes, nous sommes les maître et gouvernons comme en France ? du tout... ce sont les femmes qui sont les maîtresses absolues. Dans ce pays, les hommes doivent soumission et obéissance à leurs femmes, et les femmes protection à leurs maris... et ainsi de suite ? elles ont leurs casernes, leurs bureaux, leurs conseils d’État, leurs chambres de représentantes, etc., etc.

RODOLPHE.

Je n’en reviens pas !

BERNARD.

Je crois bien, moi, qui suis habitué aux prestiges et à la fantasmagorie... j’en suis encore tout hébété... et pourtant c’est comme je me suis fait l’honneur de vous le dire.

Air du roi d’Yvetot.

La femme est pleine de valeur,
De force et de science,
Elle est soldat ou procureur,
Lois, commerce, finance,
Elle fait tout.

RODOLPHE.

Et son amant ?

BERNARD.

Fait la soupe et garde l’enfant.

RODOLPHE.

Vraiment !

ENSEMBLE.

Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon pays que celui-là, là, là !

BERNARD.

Jeune fille aux yeux séducteurs,
Près d’un garçon trop sage,
Pour cacher ses desseins trompeurs
Parle de mariage ;
Le jeune homme modestement
Répond : demandez à maman.

RODOLPHE.

Vraiment !

ENSEMBLE.

Oh ! oh ! oh ! oh ! etc.

RODOLPHE.

Et qui diable vous à donné tous ces détails ?

BERNARD.

Un de ces messieurs avec qui j’ai fait connaissance, et qui m’a dit aussi ce que c’était que la Reine de l’endroit.

RODOLPHE.

La Reine ! je l’ai revue ! c’est elle.

BERNARD.

Qui donc ?

RODOLPHE.

Notre hôtesse.

BERNARD.

Pas possible.

RODOLPHE.

Si, vraiment.

BERNARD.

De plus fort en plus fort !... Je vous apprendrai d’abord qu’elle se nomme Nellora...

RODOLPHE.

Nellora !

BERNARD.

C’est une petite femme charmante, vive, légère, étourdie, colère et absolue dans toutes ses volontés... incapable de supporter la moindre contradiction.

RODOLPHE.

Que dites-vous ?

BERNARD.

À cela près, une reine excellente, adorée de ses sujettes et de ses sujets... Mais ce qui est plus extraordinaire, elle n’a pas encore jeté le mouchoir à aucun des hommes de son sérail.

RODOLPHE.

Le mouchoir ! les hommes de son sérail ?

BERNARD.

Oui, la Reine a un sérail... mais elle n’en profite pas, aussi, est-elle blâmée par toute sa cour.

RODOLPHE.

Blâmée !

BERNARD.

Et surtout par la présidente du conseil des ministres, qui est, dit-on, un fort mauvais sujet. Rester sage, disent toutes ces dames, en parlant de la Reine, rester sage jusqu’à vingt ans !... passe encore si c’était un homme, mais une femme !... c’est du dernier ridicule, c’est un contre-sens.

RODOLPHE.

Elle est sage ! Ah ! quel plaisir j’éprouve...

BERNARD.

Attendez donc... on marche de ce côté... oui vraiment... c’est un naturel du pays.

RODOLPHE.

Il n’est pas mal.

BERNARD.

L’air un peu bête.

RODOLPHE.

Eh ! mais, il pleure, je crois.

BERNARD.

Ça n’a rien d’étonnant ; dans cette île, nous pleurons avec une facilité... et nous avons des vapeurs.

RODOLPHE.

Vraiment.

BERNARD.

C’est à ce point-là... Nous allons lui demander le sujet de ses larmes... ça nous distraira.

RODOLPHE.

Pas de mauvaise plaisanterie.

BERNARD.

Laissez-moi faire.

Reyonsed entre en scène ; son costume doit avoir quelque chose d’efféminé et même d’enfantin : pantalon fermé en bas par une coulisse, et tenant en haut à la veste avec des boutons de métal, aux pieds de petits brodequins ; le col découvert ; une petite collerette brodée ; couronne de roses.

 

 

Scène VI

 

RODOLPHE, BERNARD, REYONSED

 

REYONSED.

Air : Ah ! ah ! ah !

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel poids je sens là !
Ah ! pauvres hommes
Que nous sommes
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel poids je sens là !
Être trahi comme cela !

Oui, je tomberai aux genoux de la reine, elle ne repoussera pas ma prière, et j’en suis sûr... mais je ne suis pas seul.

BERNARD.

Non, jeune homme, vous êtes avec des amis.

RODOLPHE.

Qui s’intéressent à voter sort.

BERNARD.

Et à qui vous ne refuserez pas de confier le motif de vos chagrins.

REYONSED.

Ah ! je vous en prie, ne m’interrogez pas ; ne me faites pas rougir en vous dévoilant un secret que je voudrais me cacher à moi-même.

BERNARD.

Ah ! mon Dieu !

REYONSED.

Si pourtant je dois en croire l’indulgence que je lis dans vos regards, si votre cœur n’est pas tout-à-fait inaccessible aux erreurs et aux faiblesses de notre sexe...

RODOLPHE.

Parlez, parlez... j’ai toujours été très faible.

BERNARD.

Et moi donc... j’ai eu des faiblesses... désespérantes... Allons, jeune homme, du courage.

REYONSED.

Apprenez donc d’abord que je me nomme Reyonsed.

BERNARD.

C’est un joli nom... un peu difficile à retenir, mais c’est égal.

REYONSED.

J’appartiens à une famille pauvre mais honnête.

BERNARD.

C’est toujours comme ça ; comme dans les romans et dans les mélodrames.

REYONSED.

Proclamé le plus sage de tous les jeunes gens de cette île... j’allais être couronné... rosier.

RODOLPHE.

Rosier !

BERNARD.

Ah ! oui, comme chez nous on couronne des rosières.

REYONSED.

Mon avenir était riant et pur, j’étais le plus heureux des hommes, lorsqu’hier maman m’a chassé de chez elle malgré les prières et les larmes de papa.

BERNARD.

Et pourquoi cela, mon pauvre ami ?

REYONSED.

Pourquoi ? Je suis sûr que vous allez me mépriser... et pourtant il n’y a pas eu de ma faute... Ah ! perfide Xéressa !

BERNARD.

Qu’est-ce que c’est que Xéressa ?

REYONSED.

Une des premières personnes de la cour, la Présidente du conseil des ministres.

BERNARD, à Rodolphe.

Ah ! oui... ce mauvais sujet dont je vous parlais tout à l’heure,

REYONSED.

C’est elle qui fut la cause...

RODOLPHE.

Comment cela ?

REYONSED.

Moi, je ne pensais à rien... je travaillais à ma fenêtre, je filais, je tricotais.

BERNARD.

Ah ! vous tricotiez !

REYONSED.

Et tous les jours en se rendant à la chambre des représentantes, Xéressa passait devant moi ; elle me regardait avec une audace qui me faisait baisser les yeux, et je l’entendais dire à une femme de sa suite : Ventrebleu ! voilà une jolie personne !... c’était de moi qu’elle parlait. Si bien qu’à force de passer et de repasser sous ma fenêtre... un jour... juste la veille de celui où je devais recevoir le prix de ma sagesse... Xéressa m’écrivit un billet pour me supplier de la recevoir en l’absence de mes parents. Il s’agissait, disait-elle, du bonheur de toute sa vie. Moi, naïf, trop naïf, hélas ! j’accordai ce qu’elle demandait... elle vint le soir même...

Air : Faut l’oublier.

Mais une fois dans ma chambrette
Me peignant sa trop vive ardeur.
Elle attaqua mon faible cœur,
Et chiffonna ma collerette.
Bravant mes pleurs et mon courroux.
De mon malheur elle fut cause.
En vain j’implorais à genoux...
Je ne puis plus avoir la rose,
Comprenez-vous, comprenez-vous ?
(bis.)

BERNARD.

Mais, dame !... à peu près.

REYONSED.

Enfin, mon malheur fut au comble... Ah ! ne m’accablez pas de reproches... si je fus coupable, j’expie bien cruellement ma faute. Ma mère entra au moment où la Présidente du conseil me dérobait un baiser ; elle appela en duel la séductrice.

BERNARD et RODOLPHE.

En duel !

REYONSED.

Mais elle, vaine, orgueilleuse de son rang, refusa de se battre avec une simple bourgeoise... Ma mère me dit que je la déshonorais, me souffleta, et me mit à la porte... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu, que je suis malheureux ! Vous me méprisez, n’est-il pas vrai ?

BERNARD.

Allons, le voilà qui pleure encore... est-il bonasse, est-il bonasse !

RODOLPHE.

Consolez-vous.

REYONSED.

Jamais.

Reprise de l’air : ah ! ah ! ah ! ah !

Ah ! ah ! ah ! etc.

RODOLPHE.

La Reine pourra, je pense,
Apaiser votre douleur.

REYONSED.

Non, j’ai perdu le bonheur,
En perdant mon innocence.
Ah ! ah !ah !
etc.

Regardant dans le fond.

Ah ! mon Dieu !

BERNARD.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

REYONSED.

La voilà, c’est elle ! elle vient de ce côté.

RODOLPHE.

Qui donc ?

REYONSED.

Xéressa, ma séductrice... Tenez, la voyez-vous à la tête de tout le conseil ?

BERNARD.

Elle est jolie, ma foi.

REYONSED.

Ah ! cachez-moi, cachez-moi, je vous en prie ; ou plutôt, je sors ; car j’étouffe et je finirais par me trouver mal.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

RODOLPHE, BERNARD, XÉRESSA, LES TROIS AUTRES MINISTRES tenant comme Xéressa un portefeuille sons leur bras, TROMBOLLINA

 

CHŒUR DES QUATRE MINISTRES.

Air : Un bandeau couvre les yeux.

Notre Reine nous attend,
Hâtons-nous, mais lentement,
Et nous ferons bien sans doute,
Car un bon gouvernement
Doit aller doucement, doucement ;
On peut tomber en route.

Trombollina et Axannéra entrent à la tête de quelques gardes.

TROMBOLLINA, à Axannéra.

Capitaine, placez des gardes à toutes les issues, que personne ne puisse interrompre le conseil.

AXANNÉRA.

Oui, Major.

BERNARD, bas à Rodolphe.

Voilà un petit capitaine qui me plairait assez.

TROMBOLLINA, aux Ministres.

Excellences, la Reine va se rendre ici à l’instant même.

RODOLPHE.

La Reine, je vais la revoir !

BERNARD, bas à Rodolphe.

C’est étonnant ! comme la Grosse-Majore me regarde. J’aime mieux la Capitaine.

TROMBOLLINA, à Rodolphe et Bernard.

Jeunes étrangers, veuillez vous retirer.

RODOLPHE.

À l’instant.

BERNARD.

Cependant, Majore...

TROMBOLLINA.

Il le faut, ma consigne avant tout.

BERNARD.

Vous voulez faire la méchante, ma Grosse-Majore ; mais je suis sûr que vous êtes une bonne enfant.

À Rodolphe.

Elle a une bonne boule, la Majore.

TROMBOLLINA.

Certainement qu’il me serait doux d’obliger des personnes de votre tournure ; mais quand je suis sous les armes, je ne connais pas de préférence.

AXANNÉRA.

Voici la Reine !

TROMBOLLINA.

Allons, mille tonnerres ! allez-vous-en... vite, vite.

Elle leur prend la main et les fait sortir parla droite ; la Reine entre de l’autre côté.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, NELLORA

 

Le Conseil se lève à l’arrivée de la Reine.

NELLORA.

C’est bien, je reçois toujours avec plaisir l’expression de vos vœux et de votre dévouement ; veuillez vous asseoir.

On s’assied.

Madame de l’Intérieur, c’est vous qui m’avez fait demander ce matin la convocation du Conseil. De quelle importante affaire avez-vous à nous entretenir ?

XÉRESSA.

Reine, nous croyons devoir rappeler à Votre Majesté qu’il faut une héritière à la couronne.

NELLORA.

Une héritière ?...

XÉRELSA.

La raison d’État qui doit être placée au-dessus de tous les principes de philosophie et de toutes les affections du cœur veut que la Reine ne laisse point éteindre sa dynastie... Vous pouviez, à l’exemple de vos illustres aïeules, profiter des privilèges de votre sérail ; vous ne l’avez pas voulu.

NELLORA.

Non, sans doute, et je ne le voudrais jamais... non pas que je prétende à une vertu, une austérité de mœurs et de principes qui n’est pas l’apanage de notre sexe... au contraire ; mais que voulez-vous, Excellences ? quand je regarde autour de moi... dans mon sérail...je ne vois personne qui me plaise ; aucun de ces messieurs ne me semble digne d’être élevé jusqu’à moi. Me voir obligée de choisir parmi eux, c’est un tourment, c’est un esclavage auquel vous soumettez votre Reine... et je voudrais souvent pouvoir renoncer à ce privilège, ce sérail que vous appelez le plus bel article de la liste civile.

XÉRESSA.

Il faut pour le bien de l’état que la Reine, après avoir licencié son sérail, se décide à épouser le prince Draïenolab, son noble parent.

NELLORA.

Jamais !... ou plutôt, Mesdames, je m’en rapporte à vos excellence.

Air du major Palmer.

Vous, madame, de la guerre,
Dites-moi, qu’en pensez-vous ?
En ce jour que dois-je faire ?
Me faut-il prendre un époux ?

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Grande reine, je le pense...
Sans faire de longs discours...

NELLORA.

Avec plaisir, excellence,
Je les écoute toujours.
Madame de la marine,
Jamais vous ne me flattez ;
Parlez.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Comme ma voisine
Je pense.

NELLORA.

Vous m’enchantez !
Madame la justice ?...

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

J’ai la même opinion,
Je le dis sans artifi
ce.

NELLORA.

Quel accord ! quelle union !
La Reine vous remercie ;
J’aime à prendre vos avis :
Et mon cœur les apprécie...

XÉRESSA.

Donc, il vont être suivis ?

NELLORA.

Non pas ; il faut que je veuille,
Et je ne veux pas.

XÉRESSA.

Eh bien,
Je vous rends mon portefeuille.

Les quatre ministres se lèvent.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Moi, le mien.

LE MINISTRE DE LA MARINE.

Le mien.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Le mien.

NELLORA, se levant aussi.

Ah ! si j’allais les reprendre,
Que je vous attraperais !
Car en parlant de les rendre,
Vous vous cramponnez après.
Mes desseins sont immuables :
Ils auront force de loi :
Mes ministres responsables,
Daignez penser comme moi ;
Car, j’écoute ainsi qu’une autre
Les avis, et je veux bien
Vous jurer d’être du vôtre...
Lorsque vous serez du mien.

Les quatre Ministres ensemble.

Elle écoute comme une autre !
Tous les avis, et veut bien
Nous jurer d’être du nôtre !
Tant que nous serons du sien.

XÉRESSA.

Songez-y bien... Vous touchez à votre vingtième année, et un article de notre constitution exige qu’à cet âge...

NELLORA.

La Reine se marie ? Eh bien ! je n’obéirai pas, et j’abolirai une loi qui me rend esclave plus que la dernière de mes sujettes.

XÉRESSA.

Que dites-vous ?abolir une loi ! mais c’est un coup d’état.

NELLORA.

J’en conviens, madame de l’Intérieur, mais il le faut.

Air de la Vieille.

N’en déplaise à votre sagesse !
J’oserai braver cette loi.
Dans ses périls, dans sa détresse,
Le pays peut compter sur moi ;
Mais de mon cœur je veux être maîtresse,
Sans réserve il est bien à moi ;
Et pour cela que m’importe la loi ?
Jamais pour moi, jamais de mariage ;
Car je suis reine et je hais l’esclavage ;
Oui, désormais je veux être volage :
Du brun au blond on me verra courir,
Car tel est notre bon plaisir.

C’en est fait, je dis adieu à la sagesse, à la fidélité ; ce sont des vertus pour l’autre sexe, des préjugés pour le nôtre... Oui morbleu, je veux être toute ma vie le plus brave officier, mais en même temps le plus mauvais sujet de mon royaume.

XÉRESSA.

Reine, je vous en supplie...

NELLORA.

C’en est assez, la séance est levée. 

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, RODOLPHE, AXANNÉRA, BERNARD, REYONSED

 

RODOLPHE, en dehors.

Je vous dis qu’il faut que nous parlions à la Reine.

AXANNÉRA, entrant avec lui.

Mais non, c’est impossible.

BERNARD.

Capitaine, nous vous en supplions ; soyez gentil, capitaine, voyons.

AXANNÉRA.

Non, il m’en coûte de refuser des personnes comme vous et surtout des étrangers, mais cela ne se peut pas.

NELLORA, à part.

C’est lui ! que me veut-il ?

Haut.

Axannéra, laissez-les entrer.

RODOLPHE.

Reine, nous venons vous demander justice. 

BERNARD.

Oui, Reine, nous venons vous demander justice : ça doit être dans les choses possibles... Comme c’est ici le monde à l’envers.

NELLORA, à Rodolphe.

Justice pour vous ?

RODOLPHE.

Non, pour un de vos plus fidèles sujets, innocente victime de la séduction : confiant et crédule, il a ajouté foi aux promesses, aux protestations d’amour d’une personne de votre suite, et maintenant...

BERNARD.

Oh ! dame, maintenant...

NELLORA.

De ma suite, dites-vous ?

BERNARD.

Oui, Reine, la Présidente du conseil, rien que ça.

XÉRESSA.

Moi !

NELLORA.

En vérité ! Comment, vous, madame de l’intérieur... une séductrice ! Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

BERNARD.

Ça la fait rire !... Eh bien ! c’est une manière assez drôle de rendre la justice.

RODOLPHE, amenant Reyonsed.

Venez, venez, jeune et intéressante victime.

XÉRESSA.

Reyonsed !

BERNARD, poussant Reyonsed et le faisant tomber à genoux.

Allons donc, farceur, du courage !

REYONSED.

Eh bien ! oui, j’en aurai... Grande Reine, ma mère, ma respectable mère, qui a servi vingt-cinq ans avec honneur dans les armées nationales, s’est vue forcée de chasser de sa maison un fils qu’elle adorait... Et moi, je suis puni d’une faute bien involontaire, car, je le jure, avant de connaître la perfide, j’étais vertueux, j’étais pur, j’étais innocent, j’étais...

NELLORA.

C’est assez... je vous prends sous ma protection.

REYONSED.

Que le ciel vous le rende !

NELLORA, riant.

Eh bien ! madame, qu’en dites-vous ? Ah ! vous prétendez me dicter des lois, me rendre esclave ! il faut pour vous plaire que je prenne un époux !

RODOLPHE.

Un époux !

NELLORA.

Et vous, de votre côté, vous séduisez les jeunes gens de mon royaume, vous portez dans les familles le trouble et la désolation... Xéressa, vous épouserez ce jeune homme.

XÉRESSA.

Moi !

NELLORA.

Vous...

REYONSED.

Ô ma mère, tu me pardonneras, je serai marié.

XÉRESSA, bas à Nellora.

Reine, je ne puis consentir...

NELLORA.

Je le veux.

XÉRESSA.

Mais que dirait ma famille ?

NELLORA.

Je le veux.

BERNARD.

C’est clair.

XÉRESSA.

J’obéirai.

À part.

Je suis d’une colère.

NELLORA, à Rodolphe.

Quant à vous jeune étranger, je vous remercie de la confiance que vous avez eue en ma justice.

BERNARD, s’inclinant.

Reine, ça ne vaut pas la peine...

NELLORA, à Rodolphe.

Votre nom ?

BERNARD, très fortement.

Antony-Polycarpe-Onésime Bernard.

NELLORA, avec impatience, à Rodolphe.

Votre nom ! vous ?

RODOLPHE.

Rodolphe.

NELLORA.

Eh bien ! Rodolphe, vous recevrez avant peu une preuve éclatante de notre faveur royale... et d’abord nous vous invitons à la fête que nous donnerons dans notre palais pour le mariage de votre protégé... Que le jeune fiancé soit conduit dans le sérail, et que sa toilette de marié soit faite aux frais de la couronne ; Capitaine, et vous, mesdames, suivez-moi.

Air : Vive, vive l’Italie.

Ah ! quelle heureuse journée !
Oui, pour que votre hyménée
Se célèbre avec éclat,
Je veux signer au contrat.

RODOLPHE, BERNARD et REYONSED.

Quelle bonne souveraine !
Crions tous : vive la Reine !

NELLORA, à Xéressa.

Vous qui du mariage
M’avez tant vanté les attraits,
Ce lien vous engage
Soyez heureuse désormais.
Si jamais à ma cour,
D’être esclave à votre tour
Vous vous plaignez un jour
J’en rirai.

XÉRESSA, à part.

Je me vengerai.

Chœur.

Ah ! quelle etc.

Tous les personnages sortent excepté Rodolphe, Bernard et Trombollina.

 

 

Scène X

 

RODOLPHE, BERNARD, TROMBOLLINA

 

RODOLPHE.

Eh bien ! Bernard ?

BERNARD.

Eh bien !

RODOLPHE.

Vous recevrez avant peu, m’a-t-elle dit, une preuve éclatante de notre royale faveur.

BERNARD.

Et moi... est-ce que je ne recevrai rien ?

TROMBOLLINA.

Monsieur Antoni, j’aurais deux mots à vous dire.

BERNARD.

À moi, Grosse-Majore ?

RODOLPHE.

À merveille... profitez de l’occasion, je vous laisse seul avec madame... Madame, votre nom, s’il vous plaît ?

TROMBOLLINA.

Trombollina.

BERNARD.

Ah ! mon Dieu !

RODOLPHE.

Eh bien ! madame Trombollina, il vous aime, il vous adore, il l’a dit.

BERNARD.

Qu’est-ce que vous dites donc là, est-ce que vous êtes fou ?...

RODOLPHE.

Ne vous dérangez pas : je vous laisse avec Trombollina.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

TROMBOLLINA, BERNARD

 

BERNARD.

C’est une mauvaise farce qu’il me joue là.

TROMBOLLINA.

Je suis trop heureuse, bel étranger...

BERNARD.

Mais non, pas du tout, n’en croyez rien... c’est faux, c’est archi-faux, mon ami est d’une légèreté...

TROMBOLLINA.

Pourquoi vous en défendre ? est-ce donc un crime d’être sensible ? l’habit militaire vous plaît, cela se conçoit.

BERNARD, à part.

Ah ! mon Dieu, quelle position ! si ce n’était pas un vieux troupier, encore.

TROMBOLLINA.

Pourquoi cette timidité ? voyons, enfant... laissez parler ce petit cœur-là... moi, d’abord, je suis toute ronde, je vous en préviens, il ne faut pas vous effaroucher si j’y vais un peu cavalièrement... le militaire est galant... mais il n’aime pas soupirer indéfiniment, ainsi pas de façon corbleu !... allons, gros boulot.

Elle lui prend le menton.

BERNARD.

Finissez donc, major Trombollina, c’est un enfantillage, je suppose,

TROMBOLLINA.

Un enfantillage... pas du tout... 

BERNARD, à part.

Décidément, elle y tient la grosse farceuse.

TROMBOLLINA.

Voyons, vilain, faites une petite risette.

BERNARD.

Une risette.

TROMBOLLINA.

Voulez-vous rire tout de suite ?

BERNARD.

Ah, ah, ah ! je n’ai jamais ri tant que cela, que le diable m’emporte.

TROMBOLLINA.

Oh ! il jure ; oh ! c’est délicieux ! moi qui adore les hommes qui jurent.

BERNARD, à part.

Vous verrez qu’elle sera tout-à-fait folle de moi si je lui dis que je suis sapeur de la garde nationale.

TROMBOLLINA.

Ma foi, je n’y tiens plus, il faut que je l’embrase.

BERNARD.

M’embrasser... ah ! je vous en supplie, Trombollina, par exemple, pour qui me prenez-vous ?

TROMBOLLINA.

Oh ! je suis accoutumée à ces façons-là.

Air : Est-il supplice égal ?

BERNARD.

De grâce laissez-moi.

TROMBOLLINA

Quand je t’offre ma foi
Ça ne peut te déplaire.

BERNARD.

Vrai, j’en ai le frisson.

TROMBOLLINA.

Allons pas de façon
Mon amour est sincère.

BERNARD.

Dieu ! quelle horreur !
Son audac’ me fait peur.

TROMBOLLINA.

Eh ! quoi, rien ne te touche.

BERNARD, à part.

Le sex’, me plaît,
Mais quand il est trop laid,
Alors je suis farouche.

Parlé.

Laissez-moi, laissez-moi, c’est affreux d’abuser... gros major, je vous déteste... Trombollina, vous êtes un moustre.

Ensemble.

BERNARD.

De grâce laissez-moi
Et gardez votre foi,
Vous ne sauriez me plaire,
Vrai j’en ai le frisson,
Soyez moins sans façon,
Madam’ la militaire.

TROMBOLLINA.

De grâce, écoute-moi,
Quand je t’offre ma foi,
Ça ne peut te déplaire,
Reviens à la raison,
Accepte sans façon
L’amour d’un militaire.

Elle poursuit Bernard, qui se sauve de tous côtés.

TROMBOLLINA.

Oh ! je saurai bien t’atteindre.

BERNARD.

Oui, je t’en souhaite.

Il chante en courant.

Tu n’auras pas ma rose. (bis.)
Car tu la flétrirais. (bis.)

 

 

Scène XII

 

TROMBOLLINA, BERNARD, AXANNÉRA, GARDES

 

TROMBOLLINA.

À ma petite maison.

Les femmes se saisissent de Bernard pendant le chœur suivant.

Ensemble.

Reprise de l’air : Est-il supplice égal ?

BERNARD.

De grâce, laissez-moi, etc.

TROMBOLLINA.

De grâce, écoute, etc.

TOUTES LES FEMMES.

Elle n’aime que toi,
Elle t’offre sa foi :
Ça ne peut te déplaire ;
Reviens à la raison,
Accepte sans façon
L’amour d’un militaire.

Elles se sont emparées de lui et l’emportent dans leurs bras.

 

 

ACTE II

 

L’intérieur du sérail. Costumes enfantins dans le style de celui de Reyonsed. Ce dernier s’avance au milieu de quelques hommes qui achèvent sa toilette de marié. Les autres hommes du sérail s’occupent à des jeux divers ; les uns jouent au volant, d’autres font de la tapisserie ; un plus jeune habille une poupée ; un autre arrange un bouquet, etc... un autre file une quenouille ; quatre Négresses offrent des rafraichissements.

 

 

Scène première

 

REYONSED, LUCIDOR, TOUS LES AUTRES HOMMES DU SÉRAIL

 

CHŒUR.

Air : Clic, clac... (Ad. Adam.)

Ah ! pour nous quel plaisir, quelle fête !
Il trouve une épouse...ah ! le beau jour que celui-là !
Célébrons la noce qui s’apprête...
Amis, espérons qu’autant nous en arrivera.

LUCIDOR.

Il est joli comme un ange.
Plaçons encor ce bouquet.

REYONSED.

Ô ciel ! c’est la fleur d’orange.
J’étouffe dans mon corset.
Cachons bien le trouble qui m’agite ;
Moi qui suis nerveux, j’ai bien peur de me trouver mal ;
Malgré moi mon pauvre cœur palpite ;
Puis-je sans rougir porter c’ bouquet virginal ?

Reprise du CHŒUR.

Ah ! pour nous, etc.

REYONSED.

Merci, mes amis, merci... et puissé-je vous servir ainsi le jour de vos noces.

UN DES HOMMES.

Tiens, voici l’étranger dont on nous a parlé.

LUCIDOR.

On dit qu’il va devenir un de nos rivaux... Ah ! je le déteste d’avance !

TOUS.

Et moi aussi.

REYONSED.

C’est un bel homme.

LUCIDOR.

Un bel homme ? Je ne suis pas de votre avis... c’est vrai qu’au premier coup d’œil il a de l’éclat, mais au détail, il perd joliment... d’abord, il est trop grand... et puis pas d’expression dans la figure.

UN AUTRE HOMME.

Et quel air effronté !

LUCIDOR.

Comme une femme.

REYONSED.

Allons, allons, vous êtes sévères... C’est mon ami d’abord, c’est à lui que je dois mon mariage, et je veux le défendre... Je conviens qu’il a le teint trop brun, le pied trop grand, la taille pas assez bien prise, et le nez un peu fort ; mais c’est égal, il est gentil... et je suis sûr qu’avec un peu de blanc et de rouge, et une toilette comme les nôtres... il sera fort agréable...

TOUS.

Silence ! le voici...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, RODOLPHE

 

RODOLPHE.

Messieurs, j’ai l’honneur...

REYONSED.

Bonjour, mon cher ami, nous parlions de vous.

LUCIDOR.

Et nous faisions votre éloge... Il est charmant, ce jeune étranger !...

TOUS.

Charmant ! charmant !

RODOLPHE.

Bien obligé.

À part.

Il faudra que je dégourdisse tous ces gaillards-là.

Une ritournelle.

TOUS.

Qu’est-ce que c’est ?

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, AXANNÉRA suivie de QUATRE GARDES portant un carreau sur lequel est un mouchoir brodé en or

 

TOUS.

Ah ! le mouchoir !

RODOLPHE.

Le mouchoir.

LUCIDOR.

Pour qui donc ? pour moi peut-être !

AXANNÉRA, s’inclinant devant Rodolphe.

De la part de la reine à M. Rodolphe.

RODOLPHE.

À moi !

TOUS.

C’est pour lui...

AXANNÉRA.

Air de Guillaume-Tell. (vaudeville.)

Gage d’amour entre vous deux,
Il va rapprocher la distance,
Et grâce à ce don précieux
Vous devenez une puissance,
Nellora perd sa liberté ;
Oui, cette reine si sévère
Reconnaît votre autorité ;
Pour vous seul, qui savez lui plaire,
Elle cesse d’être sévère,
Car les puissances de la terre
Sont esclaves de la beauté.

CHŒUR des quatre femmes.

Oui, les puissances de la terre
Sont esclaves de la beauté,
Rendons hommage à la beauté.

REYONSED.

C’est très bien, la beauté vous remercie. Mon cher ami, je vous fais mon compliment.

RODOLPHE.

C’est incroyable !

LUCIDOR.

C’est une injustice ! moi, qui attends depuis trois ans !

UN AUTRE.

Nous, qui sommes esclaves... qui avons renoncé pour jamais au mariage.

LUCIDOR.

Et c’est un nouveau venu qui nous sera préféré, qui deviendra le favori de la reine.

RODOLPHE.

Le favori !... Voyons, que dois-je répondre à sa majesté ?

REYONSED.

Parbleu ! c’est tout simple... on se laisse faire.

RODOLPHE, à lui-même.

Eh bien ! non... puisque c’est ici le monde renversé, je veux agir en conséquence ; je sens que j’aime, que j’adore Nellora... mais je ne veux pas être son esclave. Ici les femmes nous attaquent, c’est à nous de leur résister ; elles sont audacieuses, c’est à nous d’être vertueux et sévères : non ! je ne veux pas de ce mouchoir.

LUCIDOR.

Que dit-il ?

AXANNÉRA.

Prenez-y garde, jeune étranger, si vous offensez la Reine... vous vous exposez à être enfermé dans la prison des hommes repentants.

RODOLPHE.

La prison des hommes repentants !

REYONSED.

Oui, certainement, et vous passerez toutes vos journées à ourler des mouchoirs et à faire des layettes.

RODOLPHE.

Des layettes ! me priver de ma liberté... c’est ce que nous verrons. En attendant :

Air : Vaudeville final de l’homme qui bat sa femme.

Dites à la Reine
Que je brave son pouvoir
Et qu’elle reprenne
Son royal mouchoir.

REYONSED.

Mais elle est princesse.

LUCIDOR, à part.

Mon Dieu qu’il est sot.

REYONSED.

Faut de la sagesse,
Mais pas trop n’en faut.

Ensemble.

RODOLPHE et TOUS LES HOMMES.

Dites à la Reine
Que je brave son pouvoir,
etc.

LES FEMMES.

Quoi ! dire à la Reine
Qu’il a bravé son pouvoir,
etc.

Axannéra sort avec les gardes et le mouchoir.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, excepté AXANNÉRA et SES GARDES

 

LUCIDOR et REYONSED.

Quelle audace !

RODOLPHE.

Ah ! cela vous étonne... vous qui vous laissez gouverner par des femmes, quand vous devriez être les maîtres...

REYONSED.

Nous, les maîtres... nous, faibles hommes...cela s’est-il jamais vu ?...

RODOLPHE.

Eh ! sans doute... dans mon pays... en France !

LUCIDOR.

En France.

REYONSED.

Ah ! en France... j’connais pas. 

RODOLPHE.

Et partout, excepté dans votre île.

REYONSED.

Que dites-vous ? comment, chez vous, ce sont les hommes qui font les lois ?

RODOLPHE.

Sans doute.

LUCIDOR.

Qui portent les armes ?

RODOLPHE.

Certainement...

REYONSED.

Et un homme peut avoir des maîtresses sans rougir ?

RODOLPHE.

Et il a le droit de leur être infidèle.

REYONSED.

Tiens, tiens, tiens, tiens, tiens !

LUCIDOR.

Mais c’est très gentil un monde comme celui-là.

REYONSED.

Ça m’irait joliment.

TOUS.

Et à moi aussi, et à moi aussi.

Un garde apporte une lettre.

LE GARDE.

Pour M. Reyonsed.

REYONSED.

Pour moi, donnez... Combien... ah ! franc de port.

Le garde sort.

Vous permettez.

Il lit.

Ah ! grands dieux, elle m’échappe, l’infâme !

RODOLPHE.

Qu’avez-vous ?

REYONSED, lui donnant la main.

Voyez, voyez... c’est Xéressa qui refuse de m’épouser... elle me menace de mauvais traitements si je persiste à exiger sa main... c’est une femme qui a la réputation de battre les hommes.

LUCIDOR.

Nous serons donc toujours victimes !

REYONSED.

Je suis perdu !... plus d’espoir.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, BERNARD, habillé grotesquement à la mode du pays, avec une couronne de fleurs sur la tête

 

BERNARD, de la coulisse.

Quelle infamie ! quelle horreur !

Il entre.

Air : C’est affreux.

C’est affreux,
Scandaleux,
C’est vraiment épouvantable !
C’est affreux,
Scandaleux,
A-t-on vu rien de semblable ?
Cette femme abominable
Me fera donner au diable...
Ah ! qu’un homme est malheureux
Quand il a d’aussi beaux yeux !
Je voudrais être hideux.

RODOLPHE.

Qu’y a-t-il, qu’avez-vous ?

BERNARD.

Ce que j’ai, mon cher... quel événement... je l’ai échappé belle... on m’a enlevé.

TOUS.

Enlevé !

BERNARD.

Oui, c’est Trombollina... jamais je n’ai vu de femme aussi entreprenante que celle-là. Elle ma entraîné dans sa petite maison ; elle m’a fait prendre le costume du pays ; enfin, elle veut absolument me mettre dans mes meubles.

RODOLPHE.

Dans ves meubles !

BERNARD.

Air : Vos maris en Palestine.

Ah ! dans quel pays nous sommes,
Je m’en souviendrai longtemps,
Vouloir enlever les hommes !
Oui, c’est un vrai guet-apens,
C’est un affreux contre-sens.
C’est un’ chose antinaturelle,
C’est immoral, c’est inhumain,
C’est monstrueux, atroce... enfin,
C’est pir’ que la Tour de Nesle
De la Porte-Saint-Martin.
(bis.)

REYONSED.

La Porte-St-Martin !... j’connais pas.

RODOLPHE.

Ah, ça ! décidément, ces dames veulent donc se moquer de nous ?

REYONSED.

Parce qu’elles sont les plus fortes.

BERNARD.

Eh ! non... parce que vous êtes des cornichons...

REYONSED.

Des cornichons... j’connais pas... Mon cher M. Rodolphe, je vous en supplie, emmenez-moi dans votre pays.

LUCIDOR.

Et moi aussi. Tous. Et moi aussi, et moi aussi.

RODOLPHE.

C’est impossible, mes amis.

BERNARD.

À moins d’avoir une foule de petits ballons... des ballons omnibus... Il n’y a qu’un seul moyen de nous tirer de là.

TOUS.

Lequel ?

BERNARD.

C’est de vous révolter.

REYONSED.

Nous révolter ! Étranger, vous perdez la tête.

RODOLPHE.

Oui, qui, vous avez raison, mon cher Bernard, c’est à nous de leur faire comprendre qu’à l’homme seul appartiennent la force et l’énergie, et que lui seul doit commander ; moi, je me charge de le dire, de le prouver à la Reine... elle va venir... je l’attends ; vous, mettez-vous à leur tête, forcez les portes du sérail, que tous les hommes soient libres, et qu’ils viennent réclamer leurs droits.

BERNARD.

Ça suffit... je me sens électrisé, Viens, jeune homme ; venez tous, conscrits : je vais vous dessiller les yeux et vous apprendre à vous connaître.

REYONSED.

Ça me fait l’effet de la dernière extravagance ; mais c’est égal, je m’abandonne à vous, je n’ai plus rien à perdre, je jette mon bonnet par-dessus les moulins.

TOUS.

Et moi aussi, et moi aussi.

BERNARD.

Allons, en route. :

Air de Blanchard.

Oui, la victoire est certaine,
Allons donner le signal ;
Je te nomme capitaine,
Je me nomme général.
Vos coutumes sont trop sottes,
Bientôt nous les changerons ;
Vos femm’s portent les culottes,
Qu’ell’s reprennent les jupons,
En avant ! En avant !!!
Marchons, le pouvoir nous attend.

CHŒUR.

En avant, etc.

Reyonsed et tous les hommes du sérail semblent trembler encore en répétant ce refrain, et marchent à reculons.

BERNARD.

Comment ! qu’est-ce que vous faites ? je vous dis en avant... vous allez en arrière... 

Reprise générale du CHŒUR.

En avant ! (bis.)
Marchons, le pouvoir nous attend.

Tous, excepté Rodolphe, sortent en courant à la suite de Bernard.

 

 

Scène VI

 

RODOLPHE, seul

 

Allons, je suis content de moi ; elle va venir, elle sera furieuse. Mon plan n’est pas encore bien arrêté, toutes mes idées se croisent, se confondent dans ma tête... N’importe, à la grâce de Dieu ! de la folie, de l’extravagance : dans tous les pays du monde, c’est auprès d’une femme le meilleur moyen de réussir. !

Air : Aux armes, Janissaires (Hérold).

Silence ! elle s’avance,
Quel bonheur est le mien !
Pour venger son offense...
Pas encor ! ce n’est rien ;
J’attends sans frayeur,
Je braverai sa colère,
Je suis téméraire,
Et d’elle je n’ai pas peur.

Il va pour sortir.

 

 

Scène VII

 

RODOLPHE, AXANNÉRA, DEUX GARDES

 

AXANNÉRA, entrant.

On ne passe pas.

RODOLPHE.

Même air.

Va, de m’enfuir j’ai perdu l’espérance,
Car, je le jure, avec de si beaux yeux,
Gentil soldat, tu me retiendras mieux
Qu’avec ce glaive ou le fer de ta lance.
De mes serments pourquoi te défier ?
Je suis heureux d’être ton prisonnier,
Oui, trop heureux d’être ton prisonnier.
J’attends sans frayeur,
Ô ma belle
Sentinelle !
Surveille avec zèle,
Mais de toi je n’ai pas peur.

AXANNÉRA, parlant.

Voici la Reine.

RODOLPHE, parlant aussi.

La Reine !

Reprenant le refrain.

J’attends sans frayeur,
Reine, je suis téméraire, De votre colère ;
Majesté, je n’ai pas peur.

La Reine entre par le fond, il semble s’asseoir et fait semblant de ne pas la voir.

 

 

Scène VIII

 

RODOLPHE, NELLORA

 

MELLORA, au fond.

Ah ! l’on rejette mes présents... on me dédaigne, moi !... nous allons voir.

RODOLPHE, à part.

Nous allons voir.

NELLORA, à part.

Il n’a pas seulement l’air de faire attention à moi... après tout, c’est un homme, il faut faire quelques concessions à sa coquetterie naturelle.

Elle s’approche lui et tousse.

Hum ! hum !... Voyez un peu s’il tournera la tête... décidément il faut lui parler... oh ! je saurai bien vaincre ses rigueurs.

S’approchant de lui.

Monsieur.

RODOLPHE, se retournant avec indifférence.

Ah ! c’est vous, Reine ! que désire Votre Majesté ?

NELLORA.

Vous me le demandez... savez-vous que j’aurais le droit, Monsieur, d’être en colère contre vous.

RODOLPHE.

En colère !... et pourquoi ?

NELLORA.

Pourquoi ?... Mais en vérité je vous admire, quand sur tous mes sujets je vous donne la préférence, quand je vous accorde un honneur que briguent tous les hommes de mon royaume, c’est un refus dédaigneux que j’éprouve.

RODOLPHE.

Oui, Reine, j’ai refusé votre présent parce que ce n’est pas le cœur d’une femme qui me l’a offert, mais le caprice d’une souveraine ; je l’ai refusé parce que les franges dorées de votre mouchoir cachaient la chaîne d’un esclave.

NELLORA, à part.

Quelle audace ! quelle fierté ! quelle énergie !... Eh bien ! ce petit air mutin me plaît, et je le préfère au ton mielleux de tous les hommes de ma cour... celui-là du moins n’est pas flatteur.

Haut.

Rodolphe, je vous déplais donc beaucoup ?

RODOLPHE.

Oui... et non.

NELLORA.

Expliquez-vous.

RODOLPHE.

Il y a en vous deux personnes, Nellora jeune, belle, aimable, oh ! celle-là ne peut déplaire ; mais celle que je n’aime pas, c’est Nellora fière de son rang, et faisant sentir à tous qu’elle est la maîtresse absolue.

NELLORA.

C’est donc la Reine que vous n’aimez pas ? il faut pourtant bien qu’il y en ait une.

RODOLPHE.

Je crois que les choses en iraient mieux, si au lieu d’une reine, il y avait un roi.

NELLORA.

Un roi !... ça serait gentil !

RODOLPHE.

Pourquoi pas ?

NELLORA.

Il m’amuse, ma parole d’honneur ! Comment ! enfant que vous êtes, vous vous croyez capables de commander, il faut pour cela toute la force, toute l’énergie d’une femme... Croyez-moi, aimable Rodolphe, occupez-vous de toilette, de chiffons, et laissez-nous les affaires les plus sérieuses. Je serai la plus, heureuse des femmes si vous me permettez de venir quelques fois oublier près de vous tout ce qu’elles ont de triste et d’ennuyeux. Répondez, dites que cette rigueur de ce matin n’était que passagère, parlez... ah ! parlez, le sort le plus brillant vous attend.

RODOLPHE.

Je suis touché de vos sentiments à mon égard, mais je vous l’ai déjà dit, vous êtes Reine.

NELLORA.

Eh bien ?

RODOLPHE.

Eh bien ?

Air de Gillette.

De femme enchanteresse

Je puis être l’ami ;
Mais non d’une princesse
Être le favori.
Loin de la grande dame
À l’instant je fuirai,
Mais auprès de ma femme
Je resterai.

NELLORA.

Auprès de votre femme...

RODOLPHE.

Je resterai.

NELLORA.

Par exemple !... je ne m’attendais pas à cela... Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

RODOLPHE.

Vous riez !

NELLORA.

C’est qu’en effet c’est très plaisant... songez donc un peu, M. Rodolphe, à la distance qui nous sépare.

RODOLPHE.

Qu’importe ?

NELLORA.

Moi, votre femme ?

RODOLPHE.

Pourquoi pas ?

NELLORA.

Jamais.

RODOLPHE.

Nous verrons.

Air de la Visite à Bedlam.

J’en fais serment, auguste reine,
Oui, je serai victorieux.

NELLORA.

Monsieur, vous perdez votre peine
Et je le jure... par vos yeux.
Je puis y perdre, et c’est dommage,
Votre amour, mais le mariage,
Tra là là là, tra là là là,
Ne me parlez pas de cela.

Moi, m’enchaîner pour la vie, oh ! non, je veux garder ma liberté.

RODOLPHE.

Et moi, la mienne. 

NELLORA.

Mais, Rodolphe, vous êtes fou, mon ami, voyons, devenez plus raisonnable... je vous aime, moi, je vous adore.

RODOLPHE, minaudant.

Madame, désormais, je ne dois plus vous entendre.

NELLORA.

Allons, vous n’êtes pas aussi cruel que vous voulez le paraître.

RODOLPHE.

Si fait.

NELLORA.

Oh non.

RODOLPHE.

Je vous dis que si.

NELLORA.

Je vous dis que non.

RODOLPHE, à part.

Le fait est qu’il faut du courage pour lui résister, et jamais de ma vie je n’aurais cru...

NELLORA.

Qu’est-ce que vous dites ?

RODOLPHE, faiblissant.

Rien... Tenez, je vous en prie, laissez-moi.

NELLORA.

Je ne vous laisserai pas... je suis décidée à triompher de votre indifférence.

RODOLPHE, avec le ton d’une femme qui va céder.

Mauvais sujet !...

NELLORA.

Eh bien ! oui, je le suis, je veux l’être.

Air Précèdent.

Écoute-moi, je t’en supplie...
Ah ! je braverai ton courroux...
De t’adorer toute la vie
Je fais serment... à tes genoux ;
N’abuse pas du pouvoir de tes charmes,
Vois mon amour et vois mes larmes.

RODOLPHE.

Elle pleure ! pauvre petite femme !

NELLORA.

Eh bien ! Rodolphe ?

RODOLPHE.

Eh bien ! Majesté...

Reprenant l’air.

Tra là là là, (bis.)
Ne me parlez pas cela.

NELLORA.

Oh ! c’en est trop... je n’ai pas l’habitude de voir ainsi mes volontés méprisées... prenez-y garde, ma bonté peut se lasser à la fin.

RODOLPHE.

J’en suis désolé, mais je veux sortir de ce palais.

NELLORA.

Restez, je vous l’ordonne... bientôt vous saurez ce qu’il en coûte de blesser le cœur d’une Reine.

RODOLPHE, riant.

Ah ! mon Dieu, vous m’effrayez !

NELLORA.

Nous verrons si la prison des hommes repentants vous semble un séjour plus agréable que le palais de Nellora.

CHŒUR D’HOMMES.

Air Belge, arrangé par M. Paris.

En avant, amis, du courage !
En avant, marchons ! marchons !
Plus de crainte, plus d’esclavage,
Adieu l’empire des jupons.
Aux armes ! non, plus d’esclavage !
Aux armes ! oui, nous triompherons.

NELLORA.

Quel est ce bruit ?

RODOLPHE.

Entendez-vous ? ce pouvoir dont vous êtes si fière... dans un instant il ne sera plus entre vos mains.

NELLORA.

Comment ! que voulez-vous dire ?

 

 

Scène IX

 

RODOLPHE, NELLORA, TROMBOLLINA, XÉRESSA, et les trois autres MINISTRES, leur portefeuille sous le bras

 

CHŒUR de la ferme de Bondy.

Reine, apprenez la nouvelle,
Vraiment l’aventure est belle,
Contre notre autorité
Le beau sexe est révolté.
(bis.)

NELLORA.

Expliquez-vous, je vous en prie,
Eh ! quoi ! les hommes contre nous
Sont révoltés ? quelle folie !
Ce n’est rien, allons, calmez-vous.

XÉRESSA.

Ils veulent usurper l’empire
Et gouverner la nation.

NELLORA.

Eh ! mais vraiment c’est un délire !

RODOLPHE.

C’est une révolution.

Reprise.

Ah ! quelle étrange nouvelle,
Vraiment,
etc.

NELLORA, après le morceau.

Des hommes qui se révoltent !... c’est impossible.

XÉRESSA.

Et savez-vous qui a excité tous ces troubles ?... c’est...

CRIS dans la coulisse.

Vive Rodolphe Ier.

NELLORA.

Vive Rodolphe Ier.

RODOLPHE.

C’est moi, madame, c’est moi-même et je vais rejoindre mes sujets.

NELLORA.

Vos sujets !

RODOLPHE.

Eh bien ! oui, maintenant au diable le personnage que j’ai joué avec vous jusqu’à présent, au diable l’esclavage, la timidité, je redeviens Rodolphe le français, Rodolphe l’artiste et le mauvais sujet... et pour commencer je vous embrasse toutes...

TOUTES.

Nous embrasser !... par exemple.

Il embrasse Nellora.

NELLORA.

Je ne sais plus où j’en suis.

TROMBOLLINA.

Rien que pour la rareté du fait... je me laisserai faire.

RODOLPHE.

Au revoir, Mesdames.

TROMBOLLINA.

Eh bien ! et moi ?

RODOLPHE.

Au revoir, vieille folle !

Air Belge.

En avant, marchons, du courage !
En avant, marchons ! marchons !
Plus de crainte, plus d’esclavage,
Adieu l’empire des jupons !
Aux armes ! non, plus d’esclavage !
Aux armes ! oui, nous triompherons !

Il sort.

Reprise du chœur.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, excepté RODOLPHE

 

NELLORA.

Quelle audace !

TROMBOLLINA.

Quelle insolence !

XÉRESSA.

Nous embrasser !

TROMBOLLINA.

Oui, nous embrasser ! toutes... excepté moi... c’est un impertinent.

NELLORA.

Mais il faut arrêter cette sédition avant qu’elle n’ait pris un caractère sérieux... je vais monter à cheval et me montrer au peuple...

XÉRESSA.

Pour si peu de chose ! y pensez-vous ?... dans un instant tout sera rentré dans l’ordre.

NELLORA.

Vous croyez ?

Elle marche vers une croisée.

Ah ! mon Dieu !

TOUTES.

Qu’est-ce que c’est ?

CHŒUR DE FEMMES, regardant dans la coulisse.

Air du Trio du Pré-aux-Clers.

Écoutons... du silence !
Je les vois... par ici...
C’est Rodolphe ! Il s’avance !
Oui, vraiment... le voici !
Regardez... à leur tête,
Le voilà !c’est bien lui !
Il commande... on s’arrête,
Comme il est obéi !
(bis.)
Mais je suis téméraire
Et j’attends sans frayeur,
(bis.)
Car de cette colère
Je ne puis avoir peur ;
Non, Messieurs, je n’ai pas peur.

L’orchestre continue l’air en sourdine.

NELLORA.

À merveille ! ma garde accourt ! la voici !

LE MINISTRE DE LA MARINE.

On va se battre.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Contre des personnes du sexe... On ! non, non, ça ne se peut pas.

TROMBOLLINA.

Ça ne se doit pas. Arrêtez !

TOUTES.

Arrêtez !

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

M. Rodolphe marche toujours en avant !... Ciel ! qu’est-ce que je vois !

TOUTES.

Quoi donc ?

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Comme ici, tout à l’heure... on s’embrasse !

TOUTES.

On s’embrasse !

TROMBOLLINA.

J’y cours.

NELLORA.

Non, restez, je vous l’ordonne... Ah ! mon Dieu ! tous nos soldats sont désarmés.

TOUTES.

Désarmés !

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Par des hommes !

TROMBOLLINA.

Quelle humiliation !

Reprise de l’air du Pré-aux-Clers.

Ce projet téméraire
Réussit... ô douleur !
Bravant notre colère,
Le Français est vainqueur ;
Hélas ! notre colère
N’a pu lui faire peur...
Enfin, le voilà vainqueur !

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, REYONSED, AXANNÉRA

 

REYONSED, une épée au côté, le casque en tête, arrivant avec Axannéra et des gardes.

Arrêtez ! arrêtez ! je suis un parlementaire, place au parlementaire !

XÉRESSA.

Comment, c’est vous, Monsieur.

REYONSED.

Silence, Madame ! à présent la femme doit se taire devant son mari. Je viens offrir de la part du Roi une capitulation honorable.

TOUTES.

De la part du Roi !

REYONSED.

Voici la capitulation.

Il déroule une grande pancarte et lit ; toutes les femmes se pressent autour de lui.

« Sa Majesté Rodolphe Ier a ordonné et ordonne ce qui suit. » 

TOUTES.

Écoutons, écoutons.

REYONSED.

« Article 1er. Le sérail de la Reine est à jamais aboli. »

NELLORA.

Adopté.

TOUTES.

Adopté.

REYONSED.

« Article deux : L’homme et la femme sont égaux devant la loi, quels que soient d’ailleurs leurs titres et leur rang... »

XÉRESSA.

Je proteste.

TROMBOLLINA.

Et moi aussi.

TOUTES.

Et moi aussi.

REYONSED.

Silence, Mesdames !

NELLORA.

L’article est adopté.

REYONSED, reprenant sa lecture.

« Article trois, premier paragraphe : c’est un crime pour un homme d’être infidèle à sa femme. »

TOUTES, applaudissant très fort.

Bravo ! bravo ! bravo !

REYONSED.

Nous y reviendrons.

Lisant.

« Second paragraphe : Mais c’est aussi un crime pour une femme d’être infidèle à son mari. »

S’interrompant pour applaudir de toutes ses forces.

Bravo ! bravo !

XÉRESSA.

Je proteste.

TOUTES.

Et moi aussi.

REYONSED.

Silence, Mesdames !

À Xéressa, qui veut toujours parler.

Silence, ma chère amie ! je vous ordonne de vous taire.

XÉRESSA.

Vous m’ordonnez !... vous ce matin encore !...

REYONSED.

Ah !... ce n’est plus ça, ce n’est plus ça du tout ; je vous aime, je vous adore ; mais faut marcher droit, ou sinon... Le paragraphe est adopté.

TOUTES.

C’est une injustice !

REYONSED, achevant de lire.

« Article quatrième et dernier : Désormais les hommes feront la guerre, et les femmes... feront la soupe. »

TOUTES.

Je proteste...

TROMBOLLINA.

Je demande la parole.

NELLORA.

Non, non, l’article est adopté : la clôture !

PLUSIEURS FEMMES.

La clôture.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Moi, je flâne

La clôture ! (bis.)
Nous demandons la clôture ;
La clôture !
Je le jure,
Nous la voulons,
Nous l’aurons.

TROMBOLLINA.

Sur l’article en question
Je veux...

NELLORA.

Tout est dit, je pense.

LE MINISTRE DE LA JUSTICE.

Écoutons.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Jamais.

REYONSED.

Silence !

TROMBOLLINA.

Faire une observation.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Non, non.

TROMBOLLINA.

Il faut que je dise... 

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Rien du tout.

TROMBOLLINA.

Nous risquerons
De voter une bêtise.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Eh bien ! nous la voterons.

Reprise très bruyante du CHŒUR .

La clôture, etc.

NELLORA.

La clôture est prononcée à la demande générale. 

REYONSED, parlant à la cantonade.

Venez, sire, on accepte la capitulation.

 

 

Scène XII

 

TOUS LES PERSONNAGES, RODOLPHE, l’épée aux côté, une couronne à la main, BERNARD REYONSED, et les HOMMES du sérail, ayant conservé leurs costumes, mais avec le casque et la lance, les FEMMES désarmées

 

CHŒUR D’HOMMES.

Air Belge.

En avant, amis, du courage !
En avant, marchons, marchons !
Plus de crainte, plus d’esclavage,
Adieu l’empire des jupons !
Victoire !... non, plus d’esclavage !
Victoire !... enfin, nous triomphons !

RODOLPHE, à Nellora.

En ce jour le peuple me donne
Tout ce pouvoir qui n’est pas sans danger ;
C’est un fardeau que la couronne,
Pour l’adoucir, daignez le partager.

Chœur général.

LES HOMMES.

En avant, etc.

LES FEMMES.

C’en est fait... pourtant du courage !
Il nous faut courber nos fronts ;
Mais reprenant tout l’avantage,
Bientôt nous l’emporterons ;
Courage !... non, plus d’esclavage !
Courage !... oui, nous triompherons.

NELLORA, aux femmes.

Mesdames, consolons-nous. Désormais, laissons à ces messieurs toute l’apparence du pouvoir ; nous, nous en garderons toute la réalité.

RODOLPHE.

Comme en France !

NELLORA.

Rodolphe, voilà ma main.

XÉRESSA, à Reyonsed.

Voici la mienne.

REYONSED.

Souvenez-vous du deuxième paragraphe.

TROMBOLLINA, à Bernard.

La mienne.

BERNARD.

Ah, je reste garçon.

Air de la famille de l’apothicaire.

NELLORA.

Allons, Messieurs, régnez sur nous.

RODOLPHE.

Nous régnerons bien. 

NELLORA.

Dieu le veuille !

XERESSA.

Et nous, allons planter nos choux
Loin des ennuis du portefeuille,
Voilà le monde renversé ;
« Mais qui jamais aurait pu dire...

Montrant Reyonsed.

« Que ce petit nez retroussé
« Changerait les lois d’un empire. »

CHŒUR.

Oui, ce petit nez retroussé
A changé les lois d’un empire.

REYONSED.

Vive Rodolphe Ier.

TOUS.

Vive Rodolphe Ier !

NELLORA.

Mon cher Rodolphe, que la fête préparée pour le mariage de ce jeune homme vous rappelle une dernière fois ces usages que vous avez renversés, et pour quelques instant encore, soyez avec nous, Monsieur, dans le royaume des femmes.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Amis, cette partie. (3e acte du Pré-aux-Clers.)

Le plaisir, quel dommage,
Est si prompt à s’enfuir ;
Pour l’atteindre au passage,
Vite il faut le saisir.

Ballet.

Les hommes sont assis, les femmes vont les inviter. Les femmes font danser les hommes, les poursuivent et finissent par leur prendre leurs bouquets ou leurs rubans. Après la danse, exercices des femmes avec la lance à la main, grand combat au sabre et au bouclier. Enfin tout le monde se groupe autour de la Reine, montée sur un pavois que portent les négresses. Elle remet son épée à Rodolphe, que Xéressa couronne.

RODOLPHE, au public.

Air : Merveilleuse par ses vertus. (Lantere-sourde.)

À quoi nous servent les grandeurs,
Et le pouvoir et la couronne ?
Il me faut descendre du trône
Pour venir nommer les auteurs.
Il faut que je me rappelle,
Plaignez-moi, tous ces noms-là !
Ils sont une kyrielle
Que l’affiche étalera.
Voyons pourtant, cherchons un peu,
Car de mémoire je me pique :
Nommons d’abord, pour la musique,
Hérold, Auber et Boyeldieu,
Et dix autres que l’on aime...
Nous avons du Rossini ;
Je crois qu’il s’est glissé même
Un vieil air du bon Grétry.
Puis, aux gens de cette maison
Venons ici sans plus attendre :
Ballet de monsieur Alexandre,
Décors de Philastre et Cambon ;
Mise en scène de Grandville...
Nommons enfin, chacun sa part,
Les deux auteurs du Vaudeville,
Charles Desnoyer et Cogniard.
Grâce à ces messieurs je suis Roi ;
Mais cette couronne éphémère,
On peut la briser au parterre ;
Vous, Mesdames, protégez-moi.
Ah ! souvent, lorsqu’on nous juge,
Lorsqu’on nous condamne, hélas !
Vous seriez notre refuge ;
Mais vous n’applaudissez pas.
Qui pourrait en être offensé ?
Ah ! dans le Royaume des femmes
Vous devez applaudir, Mesdames,
Car c’est le Monde renversé.

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