Le Roman nouveau (Louis-Émile VANDERBURCH - Charles VARIN)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national du Vaudeville, le 9 août 1833.

 

Personnages

 

DELAUNAY, marchand de nouveautés

OLIVIER, son caissier

BALTHAZARD, commis

CÉCILE, fille de monsieur Delaunay

EUGÉNIE, fille de monsieur Delaunay

 

La scène se passe chez monsieur Delaunay.

 

Le théâtre représente une arrière-boutique, une entrée au fond qui laisse voir des marchandises et des objets de nouveautés ; deux portes latérales ; une table à gauche ; à droite, un cordon de sonnette, fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

EUGÉNIE, seule, au lever du rideau, assise près de la table et tient un livre à la main

 

Quel dommage !... ce livre que Balthazard m’a prêté est si amusant... Il faut en rester là ; mon père n’aurait qu’à se lever plus tôt qu’à l’ordinaire, il me surprendrait à lire en cachette... c’en serait assez pour le mettre en fureur... Il déteste les romans, sans exception.

Air : On dit que je suis sans malice.

Il trouve Estelle sans génie,
Il dit que Paul et Virginie
Est un ouvrage dangereux ;
Que Télémaque est scandaleux !
Il dit que la Belle et la Bête
D’un enfant peut monter la tête...
Enfin, jusqu’au petit Poucet,
Qu’il traite de mauvais sujet.

Déjà sept heures !... ma sœur n’arrive pas ; je suis d’une inquiétude... J’entends marcher dans le petit escalier... c’est elle sans doute avec monsieur Olivier...

 

 

Scène II

 

EUGÉNIE, OLIVIER, puis CÉCILE

 

OLIVIER, paraissant à gauche.

Peut-on entrer ?

EUGÉNIE.

Oui, je suis seule...

OLIVIER, à Cécile qui paraît.

Entre, Cécile, sois sans crainte...

CÉCILE et EUGÉNIE.

Ma sœur !... ma bonne sœur !...

Elles s’embrassent.

EUGÉNIE.

Enfin, je te revois !... te voilà de retour...

CÉCILE.

Tu m’aimes donc encore, toi ?

EUGÉNIE.

Cela se demande-t-il ? après une si longue séparation !

Air : Vaudeville de la Somnambule.

L’absence a bien son avantage ;
Ma sœur, aujourd’hui je le sens...
Presque toujours on aime davantage
Ceux que l’on a regrettés si longtemps !
N’abuse pas de cette confidence,
De nous quitter, va, tu n’as plus besoin ;
À quoi servirait ton absence ?
Mon amitié ne peut aller plus loin.

CÉCILE.

Tu as raison de me consoler... car je suis bien triste... Me retrouver ainsi dans cette maison, après deux ans que j’en suis éloignée...

OLIVIER.

Rassure-toi, Cécile ! Depuis que je me suis fait commis chez ton père, il m’a pris en affection... et bientôt il nous pardonnera, j’en suis certain.

CÉCILE.

Tu cherches à me donner de l’espérance.

EUGÉNIE.

Il a raison ; moi aussi j’ai de l’espoir. D’abord c’est demain la fête de mon père...

OLIVIER.

Je le sais... et c’est même pour saisir cette occasion que Cécile s’est décidée à quitter la petite ville où elle habitait toujours avec ma mère.

EUGÉNIE.

Séparée de tous ceux qu’elle aime !... c’était bien cruel aussi...

CÉCILE.

Bonne Eugénie... mais tu ne me parles pas de mon père !...

EUGÉNIE.

Ah !... il est bien changé... lui qui était si gai... et qui aimait tant à se divertir avec ses amis !... à présent il est sombre, chagrin... et il ne veut pas en avoir l’air... Il rit par accès, par boutades, mais on voit qu’il se force...

CÉCILE.

Et c’est moi qui suis cause !...

EUGÉNIE, regardant à la porte.

Mais je tremble toujours que quelqu’un nous écoute... ce Balthazard est si curieux ! On pourrait nous surprendre... Dès que mon père sera levé... je viendrai vous prévenir. Adieu... je vous laisse ensemble...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

OLIVIER, CÉCILE, puis EUGÉNIE

 

OLIVIER.

Bonne sœur ! quel zèle pour nous servir !... j’ai bien fait de la mettre dans la confidence...

CÉCILE.

Hélas ! j’ai bien peur que tous ses efforts ne soient inutiles... je connais la sévérité de mon père... rien ne pourra le fléchir.

OLIVIER.

Encore !... ce n’est pas raisonnable...

CÉCILE.

Et toi-même, mon ami... toi !... quel sacrifice tu t’es imposé pour moi !... Mais comment te trouves-tu dans cette maison ? ce travail de bureau, cette vie sédentaire, tout cela a dû te coûter beaucoup...

OLIVIER.

Oui, un peu dans le commencement... maintenant j’y suis habitué... le commerce est une existence comme une autre ; d’ailleurs je n’ai pas abandonné mon ancienne profession d’homme de lettres... je travaille en secret, je compose... Je viens encore de publier un roman, Louise ou le Retour... il a paru la semaine dernière, je l’ai écrit d’inspiration et de mémoire... j’y ai tracé nos amours, nos aventures ; tu en seras contente... surtout du caractère de Louise, au point que j’étais amoureux de cette figure idéale que j’avais créée moi-même...

CÉCILE.

Tu m’en rendrais presque jalouse...

OLIVIER.

Oh !... tu aurais grand tort...

Air de Céline.

Je dois pourtant le reconnaître,
Ma Louise a plus d’un attrait ;
Mais, je pensais à toi peut-être,
Lorsque je traçais son portrait.
De l’avoir faite aussi jolie,
Mon amour-propre a bien pu s’applaudir...
J’ai cru que c’était du génie,
Et ce n’était qu’un souvenir...

CÉCILE.

À la bonne heure !... mais sais-tu à quoi tu t’exposes ?... Si mon père apprenait que tu fais des romans ! lui qui ne peut pas les souffrir et qui les jetait au feu quand il me surprenait à en lire...

OLIVIER.

Aussi je prends mes précautions... je m’enferme avec soin dans ma chambre... tout le monde s’imagine que j’étudie les Cours étrangers, ou le Parfait Négociant... Ta sœur elle-même le croit comme les autres, et dans mes ouvrages j’en suis quitte pour garder l’anonyme.

CÉCILE.

Voilà un sacrifice bien méritoire...

OLIVIER.

Une seule imprudence peut tout perdre, et j’en serais au désespoir... Ton père me chérit chaque jour davantage... de mon côté, je sens que je m’attache à lui... et bientôt nous pourrons sans crainte...

CÉCILE.

J’en doute ; cependant je voudrais que ce moment fût venu, et si je n’écoutais que ma tendresse... j’irais à l’instant même...

EUGÉNIE, entrant vivement.

Voici mon père.

CÉCILE.

Ô ciel ! fuyons !

OLIVIER.

Je vois que ton courage n’est pas encore à l’épreuve.

EUGÉNIE.

Hâtez-vous ; il est sur mes pas.

Olivier et Cécile sortent à gauche.

 

 

Scène IV

 

EUGÉNIE, puis DELAUNAY

 

EUGÉNIE

Il était temps ! Ah ! mon Dieu, et ce volume que j’ai laissé là, si mon père le voyait...

Elle l’enferme dans le tiroir de la table, et se met à travailler.

DELAUNAY, entrant.

Air : Vivent les amours, etc.

Je suis joyeux et bien portant,
Ma bonne humeur jamais ne se dément...
Et je sais, en vrai commerçant...
Unir gaiement
Le plaisir et l’argent.
Sans rien entendre à leur métier,
Je fus l’ami de plus d’un chansonnier,
Et je chante encor volontiers
Tous les refrains de ce bon Désaugiers !
Je suis joyeux et bien portant,
etc.

EUGÉNIE.

Ah ! mon père ! vous êtes aujourd’hui d’une gaieté...

DELAUNAY.

Aujourd’hui comme toujours, tu le sais bien ; c’est mon caractère, gai, insouciant ; et pourquoi aurais-je du chagrin ? mes affaires vont supérieurement : tout me réussit... depuis quelques jours surtout la vente a pris un élan... mais on ne peut pas toujours travailler, et si tu veux, nous irons nous distraire un peu à la campagne. Je serais bien aise de respirer l’air ; j’ai soif d’air.

EUGÉNIE.

Je ne demanderais pas mieux ; mais puisque vous me forcez à vous le rappeler, c’est demain votre fête.

DELAUNAY.

Ma fête ! ah ! c’est, ma foi, vrai ! raison de plus pour nous amuser ; nous donnerons demain un grand dîner, et ensuite un bal ; tu danseras, nous danserons tous.

EUGÉNIE.

À la bonne heure, mon père, je suis enchantée de vous voir dans de pareilles dispositions.

DELAUNAY.

Mais c’est bien naturel ; qu’est-ce que tu fais donc là ?

EUGÉNIE.

Une bourse en cachemire que je brode pour vous ; je ne sais pas si vous en serez content : il y a des soies dont les couleurs sont un peu passées. Dame ! elle est restée là si longtemps... ce n’est pas moi qui l’ai commencée.

DELAUNAY.

Et qui donc ?

EUGÉNIE.

Ma sœur Cécile.

DELAUNAY.

Cécile ! laisse là cette bourse. Je te défends d’y travailler, je te défends d’y toucher.

EUGÉNIE.

Je l’achevais pour votre fête.

DELAUNAY.

Je n’en veux pas... des fêtes ! Il n’y a pas de fêtes pour moi. J’ai bien le temps de m’occuper de plaisirs, moi, un négociant, et dans un temps où le commerce va si mal !

EUGÉNIE.

Mais vous disiez au contraire...

DELAUNAY.

Je dis ce qu’il me plaît ; ça ne regarde personne. Où sont mes commis, Olivier et Balthazard ? encore à dormir peut-être ?

EUGÉNIE.

Monsieur Olivier me quitte à l’instant ; il ne tardera pas à rentrer.

DELAUNAY.

Ah ! il était avec toi, c’est différent ; mais ce Balthazard, voyez un peu s’il descendra ; c’est moi qui serai obligé de l’éveiller tous les matins.

Il va tirer le cordon de la sonnette.

EUGÉNIE.

Seriez-vous mécontent de lui ? il est si doux, si complaisant !

DELAUNAY.

Un mauvais sujet, un menteur ; il ne dit jamais un mot de vérité, et d’une étourderie... je ne sais où il a la tête.

EUGÉNIE, à part.

Je le sais bien, moi.

 

 

Scène V

 

EUGÉNIE, DELAUNAY, BALTHAZARD

 

BALTHAZARD, arrivant par la droite en se frottant les yeux.

Me voilà, monsieur, me voilà !

DELAUNAY.

C’est bien heureux ! savez-vous quelle heure il est ?

BALTHAZARD.

Au fait, il ne doit pas être bien loin de sept heures.

DELAUNAY.

Huit heures passées, monsieur.

BALTHAZARD.

C’est ce que je disais, il n’est pas bien loin de sept heures...

DELAUNAY.

Et vous n’êtes pas honteux de dormir aussi tard ?

BALTHAZARD.

Ce n’est pas ma faute, monsieur, je rêvais.

DELAUNAY.

Et à quoi, s’il vous plaît ?

BALTHAZARD.

Je rêvais que je pouvais dormir.

Air de Mazaniello.

Par mes soins et ma vigilance
J’avais su fixer le destin ;
J’avais acquis de l’opulence,
Et je me reposais enfin...
Oui, bravant la fortune adverse,
Après avoir bien travaillé...
Je me retirais du commerce
Lorsque vous m’avez éveillé...

DELAUNAY.

Je parie que c’est encore un mensonge, une histoire qu’il invente. Sachez, monsieur, qu’avant de rêver la fortune il faut apprendre à la gagner.

BALTHAZARD.

J’ai déjà eu cette idée-là plusieurs fois.

DELAUNAY.

Allez au magasin, et déballez ces soieries, ces foulards qui nous sont arrivés hier de Lyon.

BALTHAZARD, à part.

Toujours emballer et déballer des foulards !... quelle existence de ver à soie ! moi qui suis né pour la littérature.

DELAUNAY.

Eh bien ?

BALTHAZARD.

J’y vais, monsieur.

Il sort.

EUGÉNIE, à part.

Pauvre garçon !

DELAUNAY, le regardant sortir.

C’est dommage ! ce gaillard-là aurait pu se distinguer dans le commerce... il ment avec une facilité...

 

 

Scène VI

 

EUGÉNIE, DELAUNAY, OLIVIER

 

OLIVIER, entrant par la gauche.

Pardon, monsieur Delaunay, vous m’attendiez peut-être ?

DELAUNAY, reprenant sa bonne humeur.

Ah ! te voilà, mon garçon ; je crois que j’avais envie de te gronder ; mais non, ça m’a passé ; au contraire, quand je te vois, ma bonne humeur me revient. Je suis content de toi, tu commences å entendre la comptabilité ; car, il faut en convenir, quand tu es entré chez moi, tu n’étais pas fort, tu savais à peine ce que c’est que la recette et la dépense.

OLIVIER.

C’est-à-dire, je connaissais la dépense ; il n’y a que la recette qui m’embarrassait... mais cela s’apprend si vite !

DELAUNAY.

Enfin tu t’y es mis, et, pour récompenser ton zèle, dès aujourd’hui je te confie ma caisse.

OLIVIER.

Que dites-vous ?

EUGÉNIE.

Et monsieur Charles, votre caissier ?...

DELAUNAY.

Je l’ai congédié hier au soir.

OLIVIER.

Est-ce que par hasard il aurait abusé ?...

DELAUNAY.

Du tout, mais il s’occupait de littérature... il ne m’en faut pas davantage.

OLIVIER, à part.

Et c’est moi qu’il choisit pour le remplacer !

DELAUNAY.

Je veux que mes commis soient à leur affaire... il n’y a pas de plus mauvais caissier qu’un homme de lettres... l’esprit est inutile pour faire une addition... Au total, j’aime mieux un zéro qu’une idéel c’est plus positif.

OLIVIER.

Vous êtes donc bien irrité contre ces pauvres gens de lettres ? Vous les proscrivez en masse.

DELAUNAY.

Eh bien ! oui, je les déteste ; j’ai plus d’une raison pour cela... Et sans aller bien loin ; ma fille, ma Cécile, qui me l’a enlevée ? n’est-ce pas la lecture des romans modernes ? Elle en lisait le matin, le soir, à chaque instant du jour... Son imagination s’est égarée, elle a pris en dégoût la vie simple et utile du marchand... et celui qui l’a séduite, c’est encore un homme de lettres... un misérable.

OLIVIER.

Ah ! monsieur... Peut-être que si vous l’aviez connu...

DELAUNAY.

Jamais, heureusement... C’est au bal qu’il avait vu Cécile... leur intrigue a toujours été un secret pour moi... Privée de sa mère, elle trompait facilement ma surveillance...

OLIVIER.

Elle s’est peut-être repentie.

DELAUNAY.

Tant mieux pour elle... moi, ça m’est bien égal... je ne l’aime plus, je ne l’ai jamais aimée.

EUGÉNIE.

Ah ! mon père.

DELAUNAY.

Je te répète que je ne l’ai jamais aimée, et je te prie de ne pas me contrarier là-dessus. Il y a des pères qui s’affligeraient, qui seraient désolés ; mais quand on est comme moi, d’un caractère insouciant... Et puis, n’ai-je pas une autre fille, ma bonne Eugénie, qui me console, qui est toute ma famille ?

Air : J’ai vu le Parnasse.

Sur toi seule aujourd’hui repose
L’amitié que j’avais pour deux...
À mon bonheur rien ne s’oppose,
Toi seule combles tous mes vœux...
Tu sais, par un art que j’admire,
Deviner tous mes sentiments ;
Oui, dans mon âme tu sais lire,
Et tu ne lis pas de romans !...

EUGÉNIE, à part.

Mon pauvre père ! s’il savait que tout à l’heure encore...

DELAUNAY.

Au fait, j’aurais tort de me plaindre, puisque vous me restez tous les deux ; car Olivier aussi m’aime comme un fils. Vous êtes mes enfants, et je forme certain projet dont je vous parlerai.

 

 

Scène VII

 

EUGÉNIE, DELAUNAY, OLIVIER, BALTHAZARD

 

BALTHAZARD.

Monsieur, on vous demande à la caisse.

DELAUNAY.

C’est bien !... j’y vais...

Aux autres.

Nous sommes si bien unis tous les trois... Ce serait dommage de nous séparer.

BALTHAZARD, à part.

Qu’est-ce que j’entends ?... Écoutons.

DELAUNAY.

Mais, je sais un moyen de ne plus nous quitter, de vivre toujours ensemble, et ce moyen...

BALTHAZARD, l’interrompant.

Monsieur, la personne est pressée.

DELAUNAY.

Va-t-en au diable ! Il voit que je suis occupé, il arrive là comme un accident... Allons, viens, Olivier... ceci te regarde ; voilà le moment d’entrer en fonctions.

OLIVIER.

Je suis tout prêt.

DELAUNAY.

Air du Bonsoir (de M. Édouard Donré).

Suis-moi, je vais t’installer à la caisse,
Il faut encor vous cacher mon projet...
Adieu, ma fille, un moment je te laisse ;
Bientôt vous saurez mon secret.

OLIVIER, à part.

Je crois déjà deviner le mystère ;
Cela complique ici mon embarras...

BALTHAZARD, à part.

C’est un rival, la chose est assez claire ;
Amour... amour !... ne m’abandonne pas...

ENSEMBLE.

Allez, allez l’installer à la caisse,
J’ai par bonheur pénétré leur secret.
Profitons bien du répit qu’on me laisse,
Pour déjouer un tel projet.

EUGÉNIE.

Allez enfin l’installer à la caisse,
Nous ne pouvons parler de ce projet ;
Et croyez-moi, qu’ici rien ne vous presse
Pour nous dire votre secret.

OLIVIER et DELAUNAY.

Venez monsieur, m’    } installer à la caisse,
Suis-moi, je vais t’       }
Nous ne pouvons parler de ce   } projet...
Il faut encor vous cacher mon    }
Et croyez-moi, qu’ici rien ne vous presse,
Adieu, ma fille, un moment je te laisse ;
Pour nous dire votre          } secret !...
Bientôt vous saurez mon  }

Ils sortent tous deux.

 

 

Scène VIII

 

EUGÉNIE, BALTHAZARD

 

EUGÉNIE.

Eh bien ! vous restez là sans rien dire ?

BALTHAZARD.

« Je sais un moyen de ne plus nous quitter, de vivre toujours ensemble... » Que signifient ces paroles énigmatiques ?

EUGÉNIE.

Vous ne comprenez pas ?

BALTHAZARD.

Si fait ! il veut vous marier avec Olivier ; j’en avais déjà eu l’idée.

EUGÉNIE.

Rassurez-vous, ce n’est pas lui que j’épouserai.

BALTHAZARD.

Bien vrai ?

EUGÉNIE.

Je vous le promets.

BALTHAZARD.

Oh ! que vous êtes bonne !... vous me rendez la vie. Personne ne peut nous voir ; tenez.

Il tire un livre de sa poche.

Voici le second volume du roman nouveau... Vous savez, Louise ou le Retour.

EUGÉNIE.

Donnez vite, que je l’enferme.

Elle le met dans le tiroir de la table.

BALTHAZARD.

J’ai passé une partie de la nuit à lire... À propos, avez-vous fini le premier volume ?

EUGÉNIE.

Non, pas encore...

BALTHAZARD.

Eh bien !... qu’en pensez-vous ?

EUGÉNIE.

Oh !... c’est un ouvrage charmant ; d’abord, ça ressemble beaucoup aux aventures de ma sœur.

BALTHAZARD.

Ah ! oui... votre sœur Cécile dont j’ai entendu parler.

EUGÉNIE.

Il y a des scènes attendrissantes qui m’ont émue au point de me faire pleurer... Moi, d’abord, je me mets toujours à la place des personnages...

BALTHAZARD.

Il y a surtout un chapitre que vous avez dû remarquer... celui du baiser...

EUGÉNIE.

Je n’en suis pas encore là...

BALTHAZARD.

C’est le plus joli de tous... « Louise, après avoir fait au jeune homme l’aveu de sa tendresse... »

EUGÉNIE.

Ah !... il ne faut pas me dire... je n’aime pas à savoir d’avance...

BALTHAZARD.

Alors ne le lisez pas sans moi... à cause de la réflexion que vous faisiez tout à l’heure... on se met à la place des personnages...

Air du Verre.

À tous ces héros de romans
Sans le vouloir on s’intéresse ;
On s’afflige de leurs tourments
Et l’on partage leur ivresse...
Seul, il est doux de s’abuser,
Mais à deux, ça tient du délire.
Quand vous en serez au baiser ;
Il faut m’attendre pour le lire.

EUGÉNIE.

Une chose qui m’étonne, c’est que l’auteur ait gardé l’anonyme.

BALTHAZARD.

On y est quelquefois obligé... Des considérations... des raisons de famille...

EUGÉNIE.

Attendez donc ! ce qu’on m’a dit serait-il vrai ?

BALTHAZARD.

Quoi donc ?

EUGÉNIE.

J’ai pris cela pour une plaisanterie... mais on m’a dit que vous étiez l’auteur de ce roman...

BALTHAZARD.

Ah ! on vous l’a dit...

À part.

Il paraît que ça a transpiré !...

Haut.

Eh bien ! oui, je ne m’en dédis pas, et je suis personnellement flatté que ce livre ait obtenu vos suffrages.

EUGÉNIE.

Allons donc... vous voulez rire... ça n’est pas croyable !...

BALTHAZARD.

Merci !...

À part.

Elle finira par le croire ; elle croit tout ce que je lui dis...

EUGÉNIE.

Mais alors, pourquoi me l’avoir caché jusqu’à présent ?...

BALTHAZARD.

Ah ! pourquoi ?... pourquoi ?... Il fallait savoir d’abord si ce roman vous plairait... et puis monsieur Delaunay est si terrible... Mais il n’est plus temps d’en faire un mystère... j’ai eu l’imprudence de me confier à deux ou trois amis, qui l’ont répété à tout le monde...

EUGÉNIE.

Je vous reconnais bien là.

BALTHAZARD.

Et c’est désagréable... les jeunes gens du quartier Saint-Denis ne m’appellent plus que monsieur Trois-Étoiles.

EUGÉNIE.

Ah ! mon Dieu !... ce bruit peut se répandre... je crains que mon père n’en soit instruit... il vous renverrait... vous sortiriez de la maison...

BALTHAZARD.

Et ça vous serait égal, je le parie ; je ne suis pas digne d’inspirer des regrets...

EUGÉNIE.

On a souvent mieux qu’on ne mérite...

BALTHAZARD, lui baisant la main.

Trop heureux Balthazard...

 

 

Scène IX

 

EUGÉNIE, BALTHAZARD, OLIVIER

 

EUGÉNIE.

Ciel !... monsieur Olivier.

Elle va se remettre à travailler.

OLIVIER, à part.

Il paraît que j’arrive mal à propos.

BALTHAZARD, à part.

Que vient-il faire ici ?...nous espionner sans doute...

OLIVIER.

Je suis fâché de vous déranger... mais tout à l’heure on a remis au bureau cette lettre pour vous... et je vous l’apportais...

Il lui donne la lettre.

BALTHAZARD.

Une lettre pour moi !... qui diable peut m’écrire ?...

Il l’ouvre.

Voyons la signature ?... Dumont, libraire... je ne connais pas... lisons toujours...

Il lit.

« Monsieur, ayant appris indirectement que vous étiez l’auteur du joli roman de Louise... »

EUGÉNIE.

Il est donc vrai ?...

OLIVIER.

Vous, Balthazard... vous êtes l’auteur ?...

BALTHAZARD.

Voyez... c’est écrit...

OLIVIER, à part.

Il est fort celui-là.

BALTHAZARD.

Ça vous étonne ?...

À part.

C’est singulier... ça leur fait à tous le même effet... ce n’est pas l’embarras... cela me surprend moi-même...

OLIVIER.

Peut-on connaître la suite ?...

BALTHAZARD.

Sans doute, puisque j’ai commencé...

Lisant.

« Du joli roman de Louise ; je vous offre 1500 fr. si dans un mois ou six semaines vous me livrez un roman de mœurs dans le même genre... Je ne demande que de l’esprit, de la gaîté, de l’intérêt, des caractères... et deux volumes in-8°. » Il ne demande que ça...

OLIVIER, à part.

C’est toujours bon à savoir...

BALTHAZARD.

Deux volumes... c’est bien peu... il m’en aurait demandé quatre, ça ne me coûterait pas davantage...

EUGÉNIE.

Et moi, qui ne pouvais pas croire...

BALTHAZARD.

Tenez ! lisez vous-même ! je suis incapable d’altérer le sens.

Il donne la lettre à Eugénie, qui la parcourt et la pose sur la table.

OLIVIER, à part.

Allons, il paraît qu’il s’en est vanté à tout le monde ; ma foi, tant mieux, ça éloigne les soupçons.

BALTHAZARD, à part.

1500 francs ! diable ! si je pouvais les gagner... Essayons toujours ; je ne risque rien.

OLIVIER.

Mon cher Balthazard, je vous fais compliment sur vos succès littéraires.

BALTHAZARD.

Ah ! un premier ouvrage ! une bagatelle ! Ah ! çà, mes amis, vous avez mon secret, j’espère que vous n’en abuserez pas.

OLIVIER, souriant.

Soyez tranquille.

BALTHAZARD.

Moi, je vais chercher l’inspiration. Il m’en faut pour 1500 fr. ; je n’ai pas de temps à perdre.

EUGÉNIE, se levant.

Vous vous chargez donc de faire ce roman ?

BALTHAZARD.

J’en ai déjà l’idée ; ma tête fermente, ça bouillonne, je cours m’enfermer dans ma chambre.

Air de la Ligue des Femmes.

Oui, sans retard, je me mets à l’ouvrage,
De vos avis, je pourrai profiter...
Modeste auteur, dès la première page,
Je veux ici tous deux vous consulter...

OLIVIER.

Vous me ferez plaisir, je vous assure ;
À son bureau le caissier vous attend...
Heureux cent fois dans la littérature.
Celui qui peut le consulter souvent.

Ensemble.

OLIVIER et EUGÉNIE.

Oui, sans retard mettez-vous à l’ouvrage,
De nos avis vous pourrez profiter...
Modeste auteur, dès la première page,
Venez ici tous deux nous consulter.

BALTHAZARD.

Oui, sans retard, je me mets à l’ouvrage, etc.

Il sort à droite, et Olivier par le fond.

 

 

Scène X

 

EUGÉNIE, puis DELAUNAY

 

EUGÉNIE.

Comme les apparences sont trompeuses !... Qui aurait jamais imaginé que M. Balthazard... Moi qui le regardais comme un bon garçon qui n’avait de talent que celui de m’aimer. Eh bien ! je suis presque fâchée qu’il en ait d’autres, on ne peut pas exceller en tout. Mais voyons donc un peu ce chapitre du baiser dont il est si content.

Elle prend le volume dans le tiroir et elle se met à lire.

DELAUNAY, entrant.

Oui !... plus je réfléchis à ce projet, moins j’y vois d’inconvénient... Eugénie est en âge de se marier... elle est active... laborieuse...

L’apercevant.

Qu’est-ce que je disais ?... toujours. au travail... Mais à quoi donc est-elle occupée ?...elle tient un livre... Parbleu ! je suis curieux de savoir...

Il s’approche doucement derrière Eugénie et regarde le livre.

Un roman !...

EUGÉNIE, effrayée.

Ah !...

Elle laisse tomber le livre.

DELAUNAY.

Un roman !... malgré ma défense... Malheureuse enfant... tu veux donc avoir le sort de ta sœur ?...

EUGÉNIE.

Ah ! mon père !... quelle idée !...

DELAUNAY.

Un roman !... je devrais te haïr... je devrais te chasser de ma présence... Mais non, j’espère encore que la raison finira par te convaincre.

EUGÉNIE.

Mais, mon père, je vous assure que ce roman est très moral.

DELAUNAY.

Un roman moral... j’aurais parié qu’elle allait me dire ça... Non, ma fille, il n’y a pas de roman moral ; ils sont tous les mêmes ; tous égarent l’esprit et corrompent le cœur, et je n’irai pas bien loin en chercher des preuves. Donne-moi ce chef-d’œuvre de moralité.

EUGÉNIE, ramassant le livre.

Le voilà, mon père...

DELAUNAY.

Je vais te montrer... et tu seras forcée de convenir toi-même que ces livres sont pleins de maximes pernicieuses, de pensées fausses, exagérées ; et tu frémiras de ton imprudence... Tiens ! j’ouvre au hasard.

Il lit.

« La volonté d’un père est comme un ordre du ciel ; rien ne doit coûter pour s’y soumettre. »

EUGÉNIE.

Est-ce que ce serait là une maxime pernicieuse ?

DELAUNAY.

Passons, passons ! cela ne prouve rien : exception ne fait pas règle. Voyons plus loin.

Il lit.

« Elle y courait, lorsqu’elle réfléchit qu’une jeune personne ne doit rien se permettre à l’insu de ses parents, et que l’action la plus indifférente devient blâmable lorsqu’on en fait un mystère... »

EUGÉNIE.

Ah ! vous aviez raison ; c’est bien là une pensée exagérée.

DELAUNAY.

Mais du tout, je ne dis pas cela.

À part.

Décidément j’ai la main malheureuse !...

Haut.

Ma chère amie, le hasard ne m’est pas favorable ; mais tu aurais tort d’en tirer avantage ; le plus mauvais livre peut renfermer une idée juste, un précepte utile ; les détails sont peu de chose... Le danger est dans l’ensemble de l’ouvrage ; voilà ce que je tiens à te prouver ; c’est pourquoi je garde ce volume, et je noterai avec soin les passages qui m’auront frappé.

EUGÉNIE.

Vous, mon père ! vous liriez un roman ; est-ce possible ?

DELAUNAY.

Air : Vaudeville du Baiser au porteur.

Je conçois que cela t’étonne,
Et j’en conviens, c’est malgré moi,
Car je ne ferais pour personne
Ce qu’aujourd’hui je vais faire pour toi.
Mais je m’impose cette loi.
Oui, je dois montrer du courage,
Dès qu’il s’agit de sauver mon enfant ;
Et s’il le faut, je lirai tout l’ouvrage
Pour te prouver mon dévouement.

Maintenant, rentre au magasin... Je ne peux plus te laisser seule... j’ai perdu confiance... et là-bas tu auras des témoins... si tu lis des romans, je le saurai, car tu ne m’as pas même promis de ne plus en lire.

EUGÉNIE.

Je croyais n’avoir pas besoin de vous le promettre.

DELAUNAY.

À la bonne heure ; va, mon enfant.

EUGÉNIE, à part.

Il garde le volume... c’est égal, je me souviens de l’endroit où j’en suis restée.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

DELAUNAY, seul

 

Un roman ! un roman... Allons, il n’y a plus à balancer ; il faut la marier. Mademoiselle s’amusait à lire au lieu de travailler... je suis sûr que sa broderie n’est pas plus avancée que ce matin.

Il s’approche de la table, y prend une lettre et regarde l’adresse.

Monsieur Balthazard ! que signifie ?...

Il lit.

« Monsieur, ayant appris que vous étiez l’auteur du joli roman de Louise... » monsieur Balthazard ! et lui aussi... Au fait, pourquoi pas ? puisqu’aujourd’hui le talent se mesure à l’aune, je peux bien en trouver dans mon magasin... Balthazard, l’auteur de ce roman que je viens de surprendre !... C’est lui qui l’aura prêté à ma fille ; par exemple, il est bien sûr de payer pour tout le monde.

 

 

Scène XII

 

DELAUNAY, BALTHAZARD, accourant avec un cahier de papier à la main

 

BALTHAZARD, sans voir Delaunay.

Mademoiselle Eugénie, j’ai déjà commencé...

Apercevant Delaunay.

Dieu !... le patron...

Il cache son cahier derrière lui.

DELAUNAY.

Ah ! c’est toi, Balthazard... j’ai à te parler.

BALTHAZARD.

À moi, monsieur ?

DELAUNAY.

Approche...

BALTHAZARD, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc avec son air ?

DELAUNAY, l’interrompant.

Quels sont ces papiers ?...

BALTHAZARD.

Quels papiers, monsieur ?

DELAUNAY.

Ceux que tu me caches avec tant de maladresse.

BALTHAZARD.

Ah ! ce cahier ; c’est que vous disiez ces papiers... ce sont des chiffres, des calculs.

DELAUNAY.

Des chiffres ?

BALTHAZARD.

Oui, une nouvelle manière de changer les livres en francs.

DELAUNAY.

Voyons cela, c’est curieux...

BALTHAZARD.

Le travail n’est pas terminé, et j’aurais voulu, avant de vous le soumettre...

DELAUNAY.

Allons ! dépêche-toi.

BALTHAZARD.

Mais, monsieur...

DELAUNAY.

Je le veux...

BALTHAZARD, lui donnant le cahier.

Impossible de me tirer de là.

DELAUNAY, lisant.

Le Commis-voyageur, roman de mœurs, deux volumes in-8°. Il n’y a que le titre.

BALTHAZARD, à part.

Je n’ai encore trouvé que ça.

Haut.

Monsieur, je vous promets que c’est le premier...

DELAUNAY.

Le premier ?

BALTHAZARD.

Parole d’honneur !

DELAUNAY.

Quelle effronterie ! tu es un imposteur : regarde cette lettre.

BALTHAZARD.

Cette lettre...

À part.

C’est Olivier qui m’a dénoncé ; j’en avais déjà eu l’idée.

DELAUNAY.

Oseras-tu le nier encore ?

BALTHAZARD.

Eh bien ! non ; je ne le nie pas : puisque vous me poussez à bout ; oui, je suis homme de lettres, et je m’en vante. C’est ma vocation.

Air de Turenne.

Depuis trop longtemps je végète
Au fond d’un obscur magasin...
Je mène une vie incomplète...

DELAUNAY.

Malheureux !... quel est ton dessein ?
Quel est ce funeste dessein ?
Dans le besoin, dans l’indigence,
Loin de moi, tu serais bientôt...

BALTHAZARD.

Je mourrai de faim, s’il le faut,
Pour compléter mon existence.

DELAUNAY.

Ah ! tu le prends sur ce ton-la ! j’hésitais encore à te renvoyer ; mais ton insolence me décide... Sors de chez moi... je te donne une heure pour te préparer.

BALTHAZARD.

Vous me chassez ?...

DELAUNAY.

Je te chasse.

BALTHAZARD.

Vous persécutez le génie...

DELAUNAY.

Va-t-en.

BALTHAZARD.

Eh bien ! je m’en vais ! ç’a m’est égal ! je vivrai de ma plume, je vivrai de peu ; mais enfin, je vivrai, je serai libre, indépendant, et je ne déballerai plus de foulards.

DELAUNAY.

Sortiras-tu à la fin ?

 

 

Scène XIII

 

DELAUNAY, BALTHAZARD, EUGÉNIE, OLIVIER

 

OLIVIER.

Qu’y a-t-il donc ? une querelle entre vous ?

EUGÉNIE.

Mon père, vous paraissez bien agité !

DELAUNAY.

Ce n’est rien : croiriez-vous, mes amis, car je ne puis m’empêcher d’en rire, croiriez-vous que cet imbécile-là, un gaillard qui ne sait pas même écrire une lettre de change, s’avise aussi de faire des romans ?

EUGÉNIE, à part.

Voilà ce que je craignais.

OLIVIER.

Comment, Balthazard !

DELAUNAY.

Oui, Balthazard ! n’est-ce pas que c’est plaisant ?

Il rit.

Ah ! ah ! ah !

OLIVIER.

En effet, c’est fort drôle, et vous avez raison de prendre cela en plaisanterie. Je suis persuadé que ça ne lui arrivera plus.

BALTHAZARD.

C’est ce qui vous trompe, monsieur. Je me consacre aux lettres, uniquement aux lettres.

DELAUNAY.

Vous l’entendez, il y tient ; mais du moins ce ne sera pas chez moi ; dans une heure il aura quitté la maison.

EUGÉNIE, à part.

Ô ciel !

OLIVIER.

Comment ! pour une étourderie...

DELAUNAY.

Tu connais là-dessus mes principes : je serai inflexible, je le serai pour tout le monde ; et toi, qui parles, je t’aime bien ; mais si j’avais le même reproche à te faire, je ne balancerais pas, je te renverrais à l’instant.

OLIVIER.

Vous, monsieur ! Oh ! non, je ne puis le croire.

DELAUNAY.

C’est pourtant ce qui arriverait.

OLIVIER.

En ce cas-là, monsieur, je ne dois pas rester plus longtemps chez vous.

EUGÉNIE, à part.

Que dit-il ?

OLIVIER.

Il est de mon devoir de ne pas laisser soupçonner un innocent. En un mot je suis le seul coupable.

BALTHAZARD, à part.

Il s’accuse pour moi ; est-il original !

DELAUNAY.

Mon cher Olivier, il est fort beau de défendre un ami et de plaider chaudement sa cause... mais se sacrifier soi-même pour le sauver ce n’est pas l’habitude des avocats.

OLIVIER.

Ce que je vous dis est l’exacte vérité... Mon libraire est là pour vous en convaincre.

EUGÉNIE, à part.

À présent, je tremble pour lui.

DELAUNAY.

Ainsi, ce roman de Louise...

OLIVIER.

J’en suis l’auteur.

BALTHAZARD, à part.

C’était lui... j’en avais déjà eu l’idée.

DELAUNAY.

Il suffit, monsieur ; je vous crois, mais ne comptez pas sur mon indulgence. Tous ceux que j’aime s’entendent pour m’affliger... Eh bien ! je resterai seul, j’en aurai la force.

EUGÉNIE.

Mon père, pourquoi vous attrister ?

DELAUNAY.

Moi, m’attrister ! non, non... tu te trompes... pour qui ?... pour des ingrats, des indifférents ?

EUGÉNIE.

Mon père !

DELAUNAY.

Quoi ? que me veux-tu ? c’est fini... me voilà content comme à l’ordinaire ; je dis adieu à Olivier, mais sans humeur, sans rancune... Adieu, mon ami, je ne t’en veux pas... Au contraire, je te souhaite beaucoup de bonheur, et pour en avoir... suis mon exemple, n’aime que toi, ne pense qu’à toi, et n’oblige jamais personne. Adieu.

 

 

Scène XIV

 

EUGÉNIE, OLIVIER, BALTHAZARD

 

OLIVIER.

Il faut se résigner, il n’y a plus d’espoir.

EUGÉNIE.

Que deviendra ma pauvre sœur ?

BALTHAZARD.

Monsieur Olivier, je suis sensible à votre procédé, il est infiniment délicat ; mais aussi, pourquoi diable donnez-vous dans les romans ? C’est une rage, ma parole d’honneur !

OLIVIER.

Eh ! morbleu, c’est vous qui m’avez perdu, et vous ignorez tout le mal qui doit en résulter.

BALTHAZARD, à part.

Au fait, c’est un rival, je ne suis pas obligé de le plaindre.

EUGÉNIE, bas à Olivier.

Eh bien ! qu’allez vous faire maintenant ?

OLIVIER, bas.

Je vais trouver Cécile, je lui apprendrai ma situation, et demain matin...

EUGÉNIE, bas.

Vous nous quitterez encore ?

OLIVIER, bas.

Il le faut.

EUGÉNIE, bas.

Je veux du moins lui dire adieu.

OLIVIER, bas.

Ce soir, quand monsieur Delaunay sera retiré dans sa chambre.

BALTHAZARD, à part.

Comme ils se parlent bas !

EUGÉNIE, bas.

C’est bien, à ce soir.

OLIVIER.

À ce soir !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène XV

 

EUGÉNIE, BALTHAZARD

 

BALTHAZARD, à Eugénie, la regardant et à part.

Elle s’attendrit, elle est émue.

Haut.

Le départ de M. Olivier paraît vous affecter étrangement, mademoiselle.

EUGÉNIE.

Comment, monsieur, vous osez encore m’adresser la parole, après tous vos mensonges ?...

BALTHAZARD.

Je ne mens jamais en disant que je vous aime...

EUGÉNIE.

Je vous défends de me parler de cela à l’avenir.

BALTHAZARD.

Je ne me suis pas trompé... Olivier a su vous plaire, c’est lui que vous préférez, il emporte vos regrets.

EUGÉNIE.

Eh bien ! oui, je le regrette, je suis au désespoir de le voir partir.

BALTHAZARD.

Cela suffit, mademoiselle, et moi aussi je pars, je quitte la maison ; car je n’y restais qu’à cause de vous. Ce n’est certainement pas pour le commerce... C’est à vous que je sacrifiais mon avenir, mon superbe avenir ; mais puisque votre cœur est à un autre... c’est fini ! vous ne me verrez plus.

EUGÉNIE.

Allez, vous me ferez plaisir.

BALTHAZARD.

Air : Vaudeville du Charlatanisme.

Selon mon goût et mes penchants,
Libre enfin de toute manière,
Par mes écrits, par mes talents,
Je vais illustrer ma carrière...
Un jour, mon cœur vous oubliera ;
Qui, bientôt, grâce à mon génie,
La gloire me consolera...

EUGÉNIE.

Vous pourrez bien, en ce cas-là,
Me regretter toute la vie...

BALTHAZARD, à part.

Je crois qu’elle se moque encore de moi.

Haut.

Adieu, coquette ! adieu, perfide... Oh ! ne cherchez pas à vous justifier.

EUGÉNIE.

Je n’y songe pas...

BALTHAZARD.

Adieu !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

EUGÉNIE, puis CÉCILE et OLIVIER

 

EUGÉNIE.

Il s’en va !... vraiment, c’est un jour de malheur ! Tout se réunit pour nous chagriner... Si le projet de ma sœur eût réussi, nous aurions pu être si heureux... Mais que vois-je ?... les voici...

OLIVIER, entrant par la gauche.

Oui ! c’est nous, Cécile a voulu venir, je n’ai pu l’arrêter.

EUGÉNIE.

C’est bien imprudent. Quel est ton dessein ?

CÉCILE.

Je ne sais... je n’ai aucun espoir... aller trouver mon père, me jeter à ses pieds, il est inutile de l’essayer... mais du moins, avant de le quitter pour toujours, que je le voie une fois, une seule fois, sans qu’il le sache, sans qu’il m’aperçoive, et je partirai avec moins de regrets.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Oui, c’est là ma seule espérance !

EUGÉNIE.

Crois-moi, renonce à ce dessein,
Car je tremble que ta présence
Ne redouble encor son chagrin.
Hélas ! mes soins et ma tendresse
Pour le calmer ne sont d’aucun secours.

CÉCILE.

C’est moi qui cause sa tristesse ;
Tu vois bien qu’il m’aime toujours.

EUGÉNIE.

Garde-toi de te montrer à sa vue ; plus tard je lui parlerai, je le fléchirai peut-être.

OLIVIER.

Elle a raison, viens, partons.

CÉCILE.

Je ne puis m’y décider.

EUGÉNIE.

J’entends du bruit.

Elle va à la porte du fond.

CÉCILE.

C’est lui peut-être !

EUGÉNIE.

Le voici ! entrez tous deux dans cette chambre, et de la prudence !

 

 

Scène XVII

 

EUGÉNIE, DELAUNAY, tenant à la main le volume du roman d’Olivier, CÉCILE et OLIVIER, cachés dans un cabinet à côté

 

DELAUNAY, sans voir Eugénie.

Je ne reviens pas de ma surprise, c’est elle ! c’est ma fille... ma Cécile... le même caractère, la même faute... Cette ressemblance est singulière.

EUGÉNIE.

Qu’avez-vous donc, mon père ? on dirait que vous avez pleuré.

DELAUNAY, la regardant.

Moi !... De quoi te mêles-tu ?

EUGÉNIE.

Je gagerais que dans ce volume-là vous n’avez rien trouvé de répréhensible.

DELAUNAY.

Si fait, mademoiselle.

EUGÉNIE.

Et quoi donc ?

DELAUNAY.

Tout ! c’est un piège affreux... des événements pleins d’intérêt... des personnages auxquels on s’attache malgré soi... de la vertu... de la générosité... du repentir... Enfin, un livre qui vous prend là, qui vous remue... qui vous serre le cœur... et qui m’a arraché des larmes... à moi... Quel effet doit-il produire sur l’âme d’une jeune fille... toujours facile à émouvoir. Je ne connais pas d’ouvrage plus dangereux... Ne t’avise pas de le lire. Je te le défends plus que jamais... As-tu le second volume ?

EUGÉNIE.

Oui, il est là.

Elle va le prendre dans le tiroir.

DELAUNAY.

Tu l’avais aussi, je m’en doutais ; c’est une indignité.

EUGÉNIE.

Je n’ai pu résister au désir de connaître le dénouement.

DELAUNAY.

Ah ! oui... le dénouement, il est assez facile à prévoir, quoique dans un ouvrage d’imagination on puisse se permettre... Cependant, d’après la marche de l’intrigue, je présume que... Ah ! ça... tu me laisses me creuser la tête, au lieu de me dire en deux mots...

EUGÉNIE.

Ce serait volontiers ; mais c’est que j’ignore moi-même...

DELAUNAY.

Tu n’as donc pas vu la fin ?

EUGÉNIE.

J’en étais là quand vous êtes arrivé ; mais, comme vous le disiez tout à l’heure, c’est facile à deviner. Louise revient repentante, et son père lui pardonne...

DELAUNAY.

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible... tu me fais là un dénouement à ta manière... on voit que tu n’y entends rien... Moi, je suis sûr que le père meurt de chagrin en maudissant sa fille.

EUGÉNIE.

Oh ! non, c’est trop affreux.

DELAUNAY.

C’est ce qu’il faut ; sans cela ce serait encourager les enfants à braver le pouvoir paternel.

EUGÉNIE.

Doit-on encourager les pères à braver celui de la nature ?

DELAUNAY.

Ah ! tu y mets de l’entêtement. Eh ! bien, je veux te confondre.

Il ouvre le volume.

Ça doit se trouver au dernier chapitre, je vais te le lire, et tu verras... mais non, lis plutôt toi-même... tes yeux sont meilleurs que les miens. Tiens... je m’établis dans ce fauteuil.

Il s’assoit.

EUGÉNIE.

Et moi, à côté de vous.

Elle s’assoit.

DELAUNAY.

Autrefois, c’était ta sœur qui me faisait la lecture... le son de sa voix m’est toujours présent... Allons, commence et dé-pêche-toi.

Il lui tourne un peu le dos.

EUGÉNIE.

« Le retour de Cécile... »

DELAUNAY, vivement.

De Cécile ?

EUGÉNIE.

C’est-à-dire de Louise... je pensais à ma sœur.

DELAUNAY.

Fais donc attention ; continue.

En ce moment Cécile sort doucement du cabinet.

EUGÉNIE, lisant.

« Louise ne put résister au désir qui la tourmentait depuis longtemps ; son père avançait en âge, elle voulait du moins le revoir une fois, une seule fois, avant que le trépas eût prononcé entre eux une séparation éternelle.

Mouvement de Delaunay qui se détourne un peu plus.

Elle revint secrètement habiter près de lui, et chercha l’occasion d’accomplir son projet ; un jour enfin elle osa pénétrer dans cette demeure témoin de son enfance et dont elle s’était volontairement bannie...

Elle fait signe à Cécile d’approcher.

Tremblante, elle s’avance jusqu’à la chambre de son père ; elle entre doucement sans en être aperçue et s’approche en respirant à peine.

Elle fait signe à Cécile de continuer la lecture.

CÉCILE, lisant par dessus l’épaule de sa sœur.

« Elle était près de lui... mais elle n’eut pas le courage de lui dire : Mon père, me voilà... pardonnez à votre fille. »

Après ces mots elle se sauve dans le cabinet.

DELAUNAY, qui dès les premiers mots de Cécile a marqué le plus grand étonnement, mais qui craint de se retourner.

Qu’entends-je ?... cette voix ! est-ce un rêve ? ma fille !...

EUGÉNIE.

Qu’avez-vous donc, mon père ?...

DELAUNAY, se retournant lentement et avec émotion.

Comment ! tu es seule ?

EUGÉNIE, à part.

Ça va bien...

Haut.

Faut-il achever le chapitre ?

DELAUNAY.

Comme tu voudras, ça m’est bien égal, car tu m’impatientes ; où en étions-nous ?

EUGÉNIE, lisant.

« Mon père, me voilà ; pardonnez à votre fille. »

DELAUNAY.

Je sais cela... après ?

EUGÉNIE, lisant.

« Mon père, me voilà ; pardonnez à votre fille. »

DELAUNAY.

Je sais cela... après ?

EUGÉNIE, lisant.

« Elle avait revu son père, et plus tranquille, plus résignée, elle s’éloigna pour toujours. »

DELAUNAY.

Pour toujours !...

Cécile et Olivier sortent du cabinet et se dirigent vers la porte à gauche.

EUGÉNIE.

« Pour toujours ; elle redoutait sa sévérité ; si elle eût imploré sa grâce, il aurait pu la maudire... »

DELAUNAY.

La maudire ! la maudire ! mais ce livre-là n’a pas le sens commun ; la maudire ! est-ce qu’un père maudit ses enfants ? est-ce que c’est possible à imaginer ? Un père aime toujours sa fille ; il la chérit malgré sa faute ; et quand elle revient à lui, suppliante et malheureuse, ses bras lui sont ouverts ; il lui dit encore... Viens, ma fille ; viens, tout est oublié.

CÉCILE, qui s’est approché.

Mon père !...

Elle se jette dans ses bras.

DELAUNAY.

Cécile ! grand dieux !...

Il retombe dans son fauteuil.

 

 

Scène XVIII

 

EUGÉNIE, DELAUNAY, CÉCILE,  OLIVIER, BALTHAZARD, un paquet sous le bras

 

BALTHAZARD, entrant.

Qu’est-ce qu’il a donc, le patron ?

EUGÉNIE, à Olivier.

Ne craignez plus rien, nous sommes sauvés.

DELAUNAY, revenant à lui.

Cécile ! n’est-ce pas encore une illusion ?

BALTHAZARD, à part.

Cécile ! c’est la fille coupable ; elle est fort bien.

DELAUNAY.

Oui, c’est toi ! je te reconnais ; tu es revenue ; et c’est le malheur qui t’a ramenée ; tu es revenue seule ; il t’a donc abandonnée ?

OLIVIER, s’avançant.

Jamais, monsieur.

DELAUNAY.

Olivier, je ne m’étais donc pas trompé ; et maintenant la famille est complète.

BALTHAZARD, à part.

Olivier était le ravisseur, j’en avais déjà eu l’idée.

DELAUNAY.

Je devrais être furieux, mais je n’en ai pas la force ; et je crois qu’aujourd’hui rien ne serait capable de me mettre en colère.

À Balthazard.

Qu’est-ce que tu tiens là, imbécile ?

EUGÉNIE.

Monsieur Balthazard veut nous quitter.

BALTHAZARD.

Je n’ai pas dit cela... ce matin, il est vrai, j’avais eu des idées ; mais je n’en ai plus du tout, et je reste.

DELAUNAY.

Tu as bien vite changé de manière de voir... Ah ! ah ! je commence à comprendre le motif... Diable ! ça devient inquiétant.

Vaudeville final.

DELAUNAY.

Air : Vaudeville de l’Intérieur d’une Étude.

Cette conduite n’est pas claire,
Mais je devine ici ton plan ;
Quoique Olivier avec mystère
Ait fait un fort joli roman,
C’est bien assez d’un, ce me semble ;
Chez moi plus de tel quiproquo :
Je ne veux pas vous voir ensemble
Faire encore un roman nouveau.

CÉCILE.

Justine qui fut couturière
Loge dans un brillant hôtel ;
Elle est dévote, elle est très fière,
Elle est veuve d’un colonel ;
Elle prétend à la noblesse,
Elle parle de ses châteaux ;
Mais ses vertus et sa richesse
Sont autant de romans nouveaux.

BALTHAZARD.

Depuis la semaine dernière
D’où vient ton habit chamarré ?
J’aperçois à ta boutonnière
Un seize de ruban moiré.
Âne et poltron de ta nature,
Toi qui n’as ni cœur ni cerveau,
Où gagnas-tu cette parure ?
C’est encore un roman nouveau !

DELAUNAY.

L’infortune la plus légère
Attendrissait nos bons aïeux ;
Un homicide involontaire
Leur faisait dresser les cheveux.
Pour nous c’est beaucoup trop modeste :
Du fer, du sang, des échafauds,
Enfin l’adultère et l’inceste,
Voilà tous nos romans nouveaux.

OLIVIER.

Enfin, du haut de la colonne,
Napoléon plane aujourd’hui,
Et sans doute, hélas ! il s’étonne
De ce qu’il voit autour de lui.
Lui, de qui les moindres paroles
Faisaient trembler tous les rois, ses vassaux,
Il doit trouver nos protocoles
De bien petits romans nouveaux.

EUGÉNIE, au public.

De nos jours où tout est gothique
Rien ne peut plus être inventé ;
On voit plus d’un ouvrage antique
Sous le titre de nouveauté.
Ces vieux romans qu’on régénère
Ont obtenu plus d’un bravo ;
Jadis puisqu’ils ont su vous plaire,
Applaudissez-les de nouveau.

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