Le Roi fainéant (Jacques-François ANCELOT)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 26 août 1830.

 

Personnages

 

CHILDEBERT III, fils de Thierry III

LE DUC PÉPIN D’HÉRISTALL

CHARLES, son fils

RADBOD, duc des Frisons

GISLEMAR, comte du palais

SIMMAQUE, précepteur de Childebert

ADALRIC, comte de Cahors

WAYMER, duc d’Angers

HERMENAIRE, évêque d’Autun

EPTADIUS, noble gaulois

THEUDERIC, Germain

PREMIER GAULOIS

DEUXIÈME GAULOIS

PREMIER SOLDAT GERMAIN

DEUXIÈME SOLDAT GERMAIN

CHLODSINDE, esclave Gauloise

SEIGNEURS FRANCS et GAULOIS

SOLDATS GERMAINS

PRÉLATS

MOINES

PEUPLE

ESCLAVES

 

L’action a lieu en 696. La scène se passe au château de Compiègne pendant le 1er, le 2e et le 4e acte, et à Paris pendant le 3e et le 5e.

 

 

AVANT-PROPOS

 

Cette tragédie voit le jour pour la première fois, bien qu’elle ait essayé déjà de se produire dans le monde. C’était en août 183O, un mois à peine après la révolution de juillet. En répétition depuis longtemps, elle était à la veille d’affronter les dangers de la représentation, lorsque parurent les ordonnances datées de Saint-Cloud ; la colère des Parisiens marcha plus vite que la mémoire de mes acteurs, et une révolution était accomplie quand le rideau put se lever. Les élèves des écoles de Droit et de Médecine, spectateurs habituels de l’Odéon, avaient pris une part fort active aux combats des trois journées ; tout chauds encore de leur victoire sur la dynastie des Bourbons, ils apportèrent au théâtre peu de sympathie pour les infortunes des princes Mérovingiens, et, dès le second acte, ils entonnèrent en chœur la Marseillaise et la Parisienne ; alors je fis baisser la toile, et le chant de M. Casimir Delavigne, qui avait poussé dans l’exil un roi de la troisième race, précipita dans la tombe un roi de la première. Je n’appelai point de cet arrêt si gaiement formulé en vaudevilles révolutionnaires, et ma tragédie rentra dans mon portefeuille.

À présent qu’elle en sort, et que j’ai raconté sa mésaventure, un mot sur le sujet et sur la pensée dominante de l’ouvrage. Le Roi fainéant pourrait être considéré comme une suite du Maire du Palais, car les souvenirs et le nom d’Ébroïn se retrouvent plus d’une fois dans la bouche de Pépin d’Héristall. C’est qu’en effet, dans les deux pièces, j’ai voulu montrer ces ministres audacieux qui, durant un siècle, ont asservi les rois à leur insolente tutelle, et qui, dévorant le trône en espérance, mais arrêtés par ce vieux respect qui protégeait le sang de Clovis, ne laissaient à leurs maîtres qu’un titre sans puissance, et préparaient de tous leurs efforts l’élévation future d’une race nouvelle. Dans le Roi fainéant, une étude plus sévère de l’époque que je désirais peindre m’a permis de donner des couleurs plus vraies à mon tableau ; aucun effort ne m’a coûté pour retracer, aussi fidèlement que le comporte le drame, les mœurs, les usages, les croyances et les superstitions de ces temps reculés ; et, tout en tâchant de conserver dans l’exécution de cette tragédie les qualités qu’on avait bien voulu reconnaître dans mes précédentes compositions dramatiques, je n’avais rien négligé pour que le dialogue de celle-ci offrît plus de simplicité, pour que l’expression fût plus ferme et plus concise, pour que le langage fût dépouillé de cette phraséologie poétique si souvent et si amèrement reprochée à la tragédie classique. Je croyais, et, je l’avoue, je crois encore y être parvenu : que le lecteur juge et prononce.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente les jardins du palais de Compiègne.

 

 

Scène première

 

PÉPIN, LE DUC RADBOD, SYMMAQUE, SEIGNEURS FRANCS, SOLDATS de la suite de Radbod

 

PÉPIN.

C’est ici le séjour du jeune roi des Francs :

Tu le verras bientôt, duc Radbod.

RADBOD.

Je comprends !

Enfermé dans les murs du château de Compiègne,

Il mange, il dort, il prie, et c’est Pépin qui règne.

PÉPIN.

Non ! vieilli dans les camps, dans les travaux blanchi,

De soucis importuns mes soins l’ont affranchi ;

Écartant des périls sa frêle adolescence,

Ma hache fait partout respecter sa puissance.

Dans le royal asile, offert à ses loisirs,

Ma fidèle amitié l’entoure de plaisirs,

On l’honore, et, suivant nos antiques usages,

Pour moi sont les travaux, pour lui sont les hommages.

RADBOD.

Son partage est léger ! Mais que m’importe à moi ?

Duc Pépin d’Héristall, je ne connais que toi !

Après dix ans, lassé d’une injuste entreprise,

Tu veux laisser en paix les enfants de la Frise,

J’y consens : et je viens pour sceller un traité

Que nous respecterons, sans l’avoir souhaité !

Pépin nous a pu vaincre, et jamais nous soumettre.

Enfin j’accomplirai ce que je vais promettre,

Compte sur mon serment, si tu gardes ta foi !

Mais tu veux me montrer ton fantôme de roi ?

Hâtons-nous : je respire à peine dans vos villes.

Pépin, songes-y bien : plus de tributs serviles !

Nos troupeaux sont à nous, et nous les garderons ;

Car mon peuple aime mieux la mort que des affronts.

PÉPIN.

Par saint Denis ! j’estime et j’aime ta vaillance

Rien ne troublera plus notre heureuse alliance,

Duc de Frise, et pourtant je vois avec douleur

Que ton âme, rebelle aux leçons du malheur,

Ait du Dieu des chrétiens méprisé la parole :

C’est le Dieu qui fait vaincre et le Dieu qui console.

Que te sert d’honorer les autels impuissants

Où ton erreur prodigue un criminel encens ?

Pourquoi fuir notre culte et repousser nos prêtres ?

RADBOD.

Que je change de dieux ?... Puis-je changer d’ancêtres ?

Leur souvenir m’est cher, leur culte m’est sacré,

J’adore aveuglément ce qu’ils ont adoré !

Duc Pépin, pas un mot de plus sur ces matières.

Je veux, dans peu de jours, repassant tes frontières,

De mes vieilles forêts regagner les abris,

Car je suis à l’étroit dans les murs de Paris !

Ne perds donc point le temps en débats inutiles.

PÉPIN.

Je te plains : mais, avant d’abandonner nos villes,

De notre champ de mai tu seras le témoin ;

Mes ordres sont donnés, et le jour n’est pas loin

Où nobles Francs, Gaulois, leudes, clercs et laïques,

Appelés à régler les affaires publiques,

Viendront aux pieds du roi déposer leurs présents :

Radbod à mon côté siégera.

RADBOD.

J’y consens !

Notre culte diffère, et nos lois se ressemblent :

Une fois l’an aussi nos vieillards se rassemblent,

Un bois sacré sur eux étend son voile épais,

Leur prudence conseille ou la guerre, ou la paix ;

Mais les sages avis de leur expérience

De mon peuple parfois lassent la patience,

Et, s’ils veulent s’étendre en de trop longs discours,

Le choc des boucliers en interrompt le cours.

PÉPIN.

Avant que Childebert devant toi se présente,

Il faut qu’avec ce clerc, dont la voix bienfaisante

Enseigne au jeune roi les devoirs du chrétien,

J’aie ici, duc de Frise, un moment d’entretien :

Me le permettras-tu ?

RADBOD.

J’entends, et je vous laisse :

Je sais dans quels devoirs il instruit sa faiblesse,

Mes braves compagnons, fatigués du repos,

De ces bois, avec moi, vont troubler les échos ;

Ici, leur bras s’énerve, et leur hache se rouille :

Je veux d’un sanglier t’apporter la dépouille,

Et, quand ton enfant-roi nous sera présenté,

Nous lui paierons ainsi son hospitalité.

À revoir, duc Pépin ! Compagnons, qu’on me suive !

 

 

Scène II

 

PÉPIN, SYMMAQUE

 

PÉPIN.

Digne clerc, approchez : votre sagesse active

Veille, depuis un an, sur le dépôt sacré

Qu’à vos pieux conseils ma prudence a livré ;

Germent-ils maintenant dans une âme docile ?

SYMMAQUE.

Du moment où votre ordre, en ce royal asile,

A confié le prince à mon faible savoir,

Je n’ai rien négligé pour remplir mon devoir,

Et je demande au ciel que mon œuvre s’achève.

PÉPIN.

Former à la vertu le cœur de votre élève,

L’instruire à respecter les serviteurs de Dieu,

Réjouir ses regards des pompes du saint lieu,

Des bienheureux martyrs lui conter les merveilles,

Et ne souffrir jamais que jusqu’à ses oreilles

Parviennent des récits de guerres, de combats,

Tel est votre devoir !... Vous ne l’oubliez pas ?

SYMMAQUE.

Seigneur, à mes leçons sa jeune âme se livre :

J’enchaîne ses regards aux feuillets du saint livre,

Et, sur tout autre objet appelant ses dédains,

J’arrache sa pensée aux intérêts mondains,

Son cœur, naïf et bon, me chérit et m’écoute,

Mais, hélas !...

PÉPIN.

Qu’avez-vous ?

SYMMAQUE.

Il vous souvient sans doute

Que, grâce à vos bontés, il fut permis au roi

De visiter naguère, accompagné par moi,

Du bienheureux Denis la basilique sainte ?

Avant que d’arriver à la pieuse enceinte

De vingt leudes suivis, nous traversions les champs,

Où s’étaient rassemblés ces milliers de marchands,

Qui viennent, chaque année, offrir à la Neustrie,

Les produits de leur sol, ou de leur industrie.

Le prince devant eux s’arrêtait enchanté :

Le peuple, abandonnant les murs de la Cité,

Sur nos pas, accourait en foule à ce spectacle ;

Nous avancions à peine : et, bénissant l’obstacle,

Childebert contemplait les filles des Gaulois

Qu’il semblait regarder pour la première fois !

Toutes des jours de fête avaient pris la parure,

Le genet parfumait leur blonde chevelure :

Oh ! que j’aurais voulu l’arracher de ces lieux !...

Inquiet, je tentais par des discours pieux

De ramener enfin le calme dans son âme ;

Inutiles efforts ! ses yeux lançaient la flamme,

Il ne m’écoutait pas !... Hélas ! depuis ce jour,

La tristesse l’assiège en son royal séjour ;

Le spectacle imposant de nos cérémonies,

Les cantiques divins, les saintes litanies,

Des instruments sacrés les sons mélodieux,

Rien ne plaît à son cœur, rien ne charme ses yeux.

PÉPIN.

Je comprends ! et d’avance, en pensant à son âge,

J’aurais dû deviner l’effet de ce voyage :

Nous y réfléchirons !... Je suis content de vous,

Digne clerc, et bientôt je veux montrer à tous

Comment le duc Pépin récompense le zèle !

Allez, à vos devoirs restez toujours fidèle,

Et n’oubliez jamais qu’en vos longs entretiens

Il faut à l’héritier des rois mérovingiens

Faire chérir ce calme, et ce bonheur tranquille

Dont, par mes soins, Compiègne est devenu l’asile.

Aux périlleux travaux qu’il demeure étranger ;

Mon dévouement pour lui consent à s’en charger !

De nos exploits, un jour, on lui dira l’histoire,

Qu’il songe à ses plaisirs, j’aurai soin de sa gloire !

Auprès de votre élève allez !

 

 

Scène III

 

PÉPIN, seul

 

Il en est temps !

Amusons les ennuis de ce cœur de vingt ans,

Et, des sens mutinés calmant l’inquiétude,

À de nouveaux plaisirs ouvrons sa solitude !

Il le faut !... Mais quel bruit arrive jusqu’à moi ?

GISLEMAR, dans la coulisse.

Vous n’irez pas plus loin !

CHLODSINDE, dans la coulisse.

Je veux parler au roi.

PÉPIN.

Gislemar, qu’est-ce donc ?

 

 

Scène IV

 

PÉPIN, GISLEMAR

 

GISLEMAR.

C’est une femme esclave

Qu’arrêtent mes soldats, et dont l’orgueil me brave ;

On la nomme Chlodsinde : à la pointe du jour,

De Charles, votre fils, elle a fui le séjour ;

Sans doute à ses désirs cette esclave rebelle

Venait ici chercher un refuge.

PÉPIN.

Elle est belle ?

GISLEMAR.

Tant de charmes jamais n’ont ébloui mes yeux.

PÉPIN.

Il suffit, Gislemar : qu’on l’amène en ces lieux.

Gislemar sort.

Childebert la verra !

 

 

Scène V

 

PÉPIN, GISLEMAR, CHLODSINDE, SOLDATS

 

PÉPIN.

...Ne crains rien, pauvre fille :

Viens ; Chlodsinde est ton nom ?

CHLODSINDE.

Oui.

PÉPIN.

Quelle est ta famille ?

CHLODSINDE.

Hélas ! je n’en ai plus.

PÉPIN.

Ton père était Gaulois ?

CHLODSINDE.

Il est mort à la guerre.

PÉPIN.

Et son rang ?

CHLODSINDE.

Autrefois

Il avait de grands biens ; mais son noble héritage

Est d’un guerrier germain devenu le partage ;

Moi, du toit paternel exilée à jamais,

Près de Charles, ton fils, esclave en son palais,

J’ai vécu condamnée à des travaux serviles ;

Quand la meule tournait entre mes mains débiles,

Gagnant le pain grossier qui devait me nourrir,

Je n’avais pas du moins d’outrages à souffrir ;

Mais devant Charles un jour il me fallut paraître ;

Il dit que j’étais belle, et qu’il était mon maître,

Qu’il pouvait ordonner ma vie ou mon trépas :

Moi, je lui résistais, car je ne l’aimais pas !

Alors, il m’a saisie et ses mains m’ont frappée !...

Enfin, de son palais je me suis échappée,

Et je venais ici pour conjurer le roi

D’être mon protecteur, d’avoir pitié de moi.

PÉPIN.

Ne tremble pas ! Je veux protéger ta faiblesse,

Et de Charles, mon fils, gourmander la rudesse ;

Tu n’auras pas en vain réclamé mon appui,

Ton sort change, Chlodsinde, et tu n’es plus à lui.

Mais réponds : Childebert, dont ta folle imprudence

Venait en ce palais implorer l’assistance,

S’est-il jamais offert à tes regards surpris ?

Le connais-tu ?

CHLODSINDE.

Le jour où, traversant Paris,

Il allait visiter les saintes basiliques,

Et des pieux martyrs honorer les reliques,

Moi, j’étais dans la foule, et, de loin, je suivis

Le char qui transportait l’héritier de Clovis :

Ses longs cheveux bouclés, flottant sur ses épaules,

M’avaient fait découvrir le jeune roi des Gaules ;

De son front noble et fier j’admirais la beauté,

Dans ses yeux languissants je lisais sa bonté,

Je ne le cache point, mon âme fut émue !

La maison de ton fils, où j’étais retenue,

Est près de ces jardins, et quelquefois, le soir,

Sous ces arbres touffus me cachant pour le voir,

J’y venais oublier ma chaîne douloureuse ;

Et, quand je l’avais vu, je me croyais heureuse !

PÉPIN.

Eh bien ! console-toi ! Je veux que désormais

Tu passes près de lui tes jours dans ce palais.

CHLODSINDE.

Moi !

PÉPIN.

Toi-même ! Accablé du poids d’une couronne,

Il rêve le bonheur : l’amour, dit-on, le donne !

Chasse donc de ces lieux la tristesse et l’ennui,

Et que des jours plus doux brillent enfin pour lui !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

CHLODSINDE, seul

 

Est-ce un rêve ? À mes maux enfin suis-je ravie ?

Près de ce jeune roi je vais passer ma vie !

Sans crainte, à chaque instant, je pourrai donc le voir !

Rendre ses jours heureux est mon premier devoir !...

Oh ! qu’il me sera doux !... Esclave et faible femme,

Que de fois, Childebert, j’ai senti dans mon âme

S’indigner mon orgueil quand je te contemplais

Plus esclave que moi dans ton triste palais ?

Oh ! que j’aurais voulu réveiller ton courage !...

J’entends des pas ; c’est lui !... Sous cet épais ombrage

Épions le moment de paraître à ses yeux !

Elle se place sous un bosquet.

 

 

Scène VII

 

CHILDEBERT, HOMMES D’ARMES, CHLODSINDE, sous un bosquet

 

CHILDEBERT.

Qu’il est pesant l’ennui qui m’accable en ces lieux !

Que les heures pour moi péniblement se traînent !

Vous m’offrez des plaisirs que tous les jours ramènent ;

De cet arc meurtrier pourquoi charger ma main ?

Renfermez mes faucons !... je chasserai demain :

Laissez-moi seul, allez !

Les hommes d’armes se retirent.

Oh ! qu’elles étaient belles !

Quand pourrai-je, ô mon Dieu ! me retrouver près d’elles ?

Jeunes filles de Gaule, entendez-vous mes vœux ?

Je vois encor flotter l’or de leurs blonds cheveux ;

De leurs attraits si purs l’image séduisante

Le jour, la nuit, partout, à mes yeux est présente ;

Elles sont là !... Toujours !... Je leur parle... et parfois

Je crois ouïr encor les doux sons de leur voix !

CHLODSINDE.

Childebert !...

CHILDEBERT, apercevant Chlodsinde.

Ciel ! que vois-je ?... Oh ! qui que tu sois, reste,

Reste, femme, démon, ou vision céleste !

De l’éternel séjour dis-moi si tu descends

Pour rendre le bonheur à mes jours languissants :

Dis-moi si de l’enfer tu n’es point un prestige ?

Car on dit que souvent, par un fatal prodige,

Satan prend cette forme et s’attache à nos pas !...

Mais, quel que soit ton nom, ne m’abandonne pas !

CHLODSINDE.

Hélas ! je suis Chlodsinde, esclave et pauvre fille,

Qui cherchait un ami, car elle est sans famille.

CHLODEBERT.

Tu cherchais un ami ?... je veux être le tien !

Approche !... Pourquoi donc trembler ?... Oh ! ne crains rien !

Je suis le roi, Chlodsinde, et c’est moi qui t’implore !

Viens ici, près de moi !... Plus près !... plus près encore !

Que j’aime de ses traits la sévère beauté !

Le Dieu, qui sur son front mit tant de majesté,

À vivre dans les fers l’a-t-il donc réservée ?

Belle ! imposante !... ainsi que mon cœur l’a rêvée,

La voilà !... Près de moi tu resteras toujours ?

CHLODSINDE.

Je le dois !

CHILDEBERT.

Oh ! combien ils vont me sembler courts

Ces jours, dont mon ennui maudissait la durée !

Qu’ils sont beaux ces jardins où je t’ai rencontrée !

Ces fleurs, dont les parfums s’exhalent dans les airs,

Des oiseaux de ces bois les gracieux concerts,

Tout m’était importun !... À présent, tout m’enivre !

Je te vois, je te parle, et je commence à vivre !

CHLODSINDE.

Childebert !...

CHILDEBERT.

Comme toi, je n’ai plus de parents ;

J’étais à plaindre aussi !

CHLODSINDE.

N’es-tu pas roi des Francs !

CHILDEBERT.

Oui ! j’ai des serviteurs, de l’or, des hommes d’armes ;

Cela n’empêche pas de répandre des larmes,

De fatiguer le ciel par des vœux superflus,

L’avoir des chagrins !

CHLODSINDE.

Qui ? toi !...

CHILDEBERT.

Je n’en aurai plus !

Combien va désormais s’embellir la demeure

Où je pourrai te voir et t’entendre à toute heure !

Suis-moi dans mon palais !... Tu ne sais pas encor

Quels objets merveilleux composent mon trésor ?

Je te vais tout montrer !... comme en un jour de fête,

De mon royal chapel je veux couvrir ma tête ;

De mes plus beaux habits me parer à tes yeux ;

Tu verras les joyaux, les vases précieux

Où des martyrs, offerts à nos pieux hommages,

Un saint naguère, Éloi, cisela les images.

CHLODSINDE.

Que ton langage est doux ! J’oublie auprès de toi

Que je suis ton esclave, et que je parle au roi.

CHILDEBERT.

Mon esclave !... Oui, je suis ton seigneur et ton maître,

Tu m’appartiens !... Pour moi quel avenir va naître !

Tu connais tes devoirs, tu les rempliras tous :

Que versé par tes mains l’hydromel sera doux !

Ah ! puisque du Très-Haut les bontés nous rassemblent,

Je ne me plaindrai plus que mes jours se ressemblent ;

À rester dans ces murs je consens désormais,

J’y serai trop heureux pour les quitter jamais !

CHLODSINDE.

Quoi ! tu vivrais toujours enfermé dans Compiègne !

Qu’y fais-tu, Childebert ?

CHILDEBERT.

Ils disent que je règne.

CHLODSINDE.

Pourquoi vers la cité ne point porter tes pas ?

CHILDEBERT.

Oh ! mon titre de roi ne me le permet pas !

Me montrer à mon peuple une fois chaque année,

Et vivre en ce palais, telle est ma destinée :

Le duc Pépin l’affirme, il en doit être ainsi !

CHLODSINDE.

Le crois-tu ?

CHILDEBERT.

Maintenant mon bonheur est ici !

Esclaves !

À Chlodsinde.

À tes yeux, pour signaler ma joie,

Je veux que des festins la pompe se déploie.

 

 

Scène VIII

 

CHILDEBERT, CHLODSINDE, SYMMAQUE, HOMMES D’ARMES, ESCLAVES

 

CHILDEBERT, aux esclaves.

Des vins les plus exquis dépouillez mes celliers ;

Qu’à mon royal banquet la chair des sangliers,

Le faisan savoureux, le coq de nos bruyères,

Le chevreuil qu’ont percé vos flèches meurtrières,

Enchantent mes regards !... Et demain puisse encor

L’hydromel, pétillant dans une coupe d’or,

Prolonger cette ivresse où se plonge mon âme !

Allez, obéissez !

SYMMAQUE.

Roi, quelle est cette femme ?

CHILDEBERT.

Que t’importe, vieillard ? Cet esclave est à moi,

Mon asile est le sien !

SYMMAQUE.

Dois-je souffrir ?

CHILDEBERT.

Tais-toi !

Aux ennuis trop longtemps on condamna ma vie :

À Pépin désormais il n’est rien que j’envie ;

Viens partager, Chlodsinde et charmer mes loisirs !

Que puis-je souhaiter ? Marqués par les plaisirs,

Mes jours vont s’écouler aux lieux où je t’ai vue.

CHLODSINDE, à part.

Race du grand Clovis, qu’êtes-vous devenue ?

Childebert emmène Chlodsinde, tout le monde les suit.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une salle du palais de Compiègne ; au lever du rideau, Childebert est endormi sur un lit de repos couvert d’une peau d’ours ; Chlodsinde veille auprès de lui. Une harpe est suspendue à la muraille.

 

 

Scène première

 

CHILDEBERT, endormi, CHLODSINDE

 

CHLODSINDE.

Des prières, des jeux, l’ivresse des festins,

Puis le sommeil !... Voilà quels sont donc tes destins,

Roi des Francs ?... Et pourtant sur ce noble visage,

Dieu d’un autre avenir avait mis le présage !...

Qu’ai-je fait ? La pitié que je ressens pour lui

Contre un coupable amour me laissa sans appui ;

Hélas ! qui n’aurait plaint sa tristesse profonde ?

Et, si je ne l’aimais, qui l’aimerait au monde ?

Malheureux ! Sans passé comme sans avenir,

Pour lui pas un seul jour où brille un souvenir !

Sa vie est lourde et sombre, et sa mémoire est vide !

Ah ! si son jeune cœur, un jour, de gloire avide...

Qu’as-tu dit, pauvre esclave ? Et que t’importe à toi

Qu’il sommeille captif, ou qu’il s’éveille roi ?

Pour soulever ses fers jetée en sa demeure,

Égayer ses ennuis, plaire pendant une heure,

C’est ton devoir ! Plus loin, pour toi tout est danger !

Pépin a fait son sort : qui pourrait le changer ?

Qui pourrait dans son cœur retrouver l’étincelle

De ce feu qu’on éteint sans cesse ?

CHILDEBERT, s’éveillant.

Où donc est-elle ?

Chlodsinde !...Ah ! c’est toi ? Viens, approche, un songe affreux

Me poursuivait !

CHLODSINDE.

Comment ?

CHILDEBERT.

J’étais bien malheureux,

Chlodsinde !... Je rêvais que tu m’étais ravie ;

Je te perdais !... C’était perdre plus que la vie !...

Mes yeux en se rouvrant t’ont vue !... Oh ! laisse-moi

Te regarder encor, m’assurer que c’est toi !...

En dépit de mon titre et de mon diadème,

Je suis si malheureux !... J’ai tant besoin qu’on m’aime !

Avant l’heure où tu vins ici le partager,

Je maudissais mon sort.

CHLODSINDE.

Pourquoi n’en pas changer ?

CHILDEBERT.

Et comment ?

CHLODSINDE.

Crois-tu donc vivre en roi dans Compiègne ?

Des festins et des jeux !... est-ce ainsi que l’on règne ?

CHILDEBERT.

Que dis-tu ?

CHLODSINDE.

Tes aïeux au milieu des combats

Jadis ont illustré leurs noms.

CHILDEBERT.

Je ne sais pas.

CHLODSINDE.

Quoi ! l’on ne t’a jamais raconté leur histoire ?

On ne t’a jamais dit ce que c’est que la gloire ?

CHILDEBERT.

Non !

CHLODSINDE.

Et du grand Clovis on ne t’a point parlé ?

CHILDEBERT.

Oh oui ! Sous son pouvoir les païens ont tremblé ;

Il poursuivait les Juifs, domptait les hérétiques,

Et donnait de grands biens aux saintes basiliques ;

Je le sais !

CHLODSINDE.

Et c’est là tout ce que l’on t’apprit !

Oh ! comme ils ont eu soin d’aveugler son esprit !

Dans quelle nuit profonde ils ont plongé son âme !

CHILDEBERT.

Je ne te comprends pas.

CHLODSINDE.

Je ne suis qu’une femme ?

Et je rougis pour toi !

CHILDEBERT.

Quel langage !

CHLODSINDE.

Autrefois

Mon père m’a conté l’histoire de ces rois

Qui, sur les mêmes bords où ta puissance expire,

Ont du sang des Romains cimenté leur empire.

Que de fois, Childebert, à ce seul souvenir,

Mon cœur s’est élancé pour toi dans l’avenir !

On a pu m’enlever mon rang, mon héritage,

Aux serviles travaux enchaîner mon jeune âge,

Mais mon âme du moins resta libre ! Sais-tu,

Pendant qu’en cet exil on endort ta vertu,

Des soldats de Pépin jusqu’où va l’insolence ?

Quel dédain outrageant flétrit ton indolence ?

Écoute : en ce palais où Charles, chaque jour,

Rassemble les Germains qui composent sa cour,

Subissant les devoirs d’un honteux esclavage,

Je versais l’hydromel à leur troupe sauvage,

Et souvent, à ton nom, de leur rire moqueur

L’insultante gaîté vint déchirer mon cœur.

CHILDEBERT.

Qu’entends-je ?... Achève !...

CHLODSINDE.

Alors s’offraient à ma mémoire

Ces merveilleux récits où brille tant de gloire ;

Je voyais ce Clovis, l’aïeul de tes aïeux,

Non point tel qu’on osa le montrer à tes yeux,

Mais guidant aux combats son invincible armée,

Nous apportant ses lois au bout de sa framée ;

Plantant aux bords du Rhin ses drapeaux conquérants,

Et léguant à ses fils le royaume des Francs !

Ses fils, je les voyais, achevant son ouvrage,

S’illustrer comme lui dans les jours de carnage ;

Chez les peuples vaincus leur nom semait l’effroi,

Je comptais leurs combats !... et je pleurais sur toi !

CHILDEBERT.

Qu’as-tu dit ? À ta voix mon cœur bat et s’enflamme :

Quels sentiments nouveaux s’éveillent dans mon âme ?

Je jette en rougissant les yeux autour de moi :

Ici, jusqu’à ce jour, qu’ai-je fait ?... Suis-je un roi ?

CHLODSINDE.

Non, non ! Du grand Clovis on retranche la race,

Ses fils meurent sans nom !... Pépin règne en leur place.

CHILDEBERT.

Pépin !

CHLODSINDE.

L’ignores-tu ?

CHILDEBERT.

J’écoute !

CHLODSINDE.

Les Gaulois

De tes aïeux jadis ont accepté les lois ;

À fléchir sous leur joug ils ont pu se résoudre,

La gloire de Clovis dut alors les absoudre !

Mais aujourd’hui quel est leur sort ? Tu ne sais pas

Qu’à ces nouveaux Germains, accourus sur ses pas,

Pépin distribuant d’insolentes largesses,

Leur prodigue nos biens, nos terres, nos richesses ?

En ton nom, chaque jour, quelque nouvel édit

Dépouille tes sujets !... et c’est toi qu’on maudit !

Si Pépin, envieux de la part qu’il te laisse,

Veut t’arracher du trône où languit ta mollesse,

Quels seront tes soutiens ? Ton peuple est opprimé :

Qui signe ses affronts en peut-il être aimé ?

Ces barbares du Nord, dont le mépris t’offense,

Contre Pépin, leur chef, prendront-ils ta défense ?

Non ! haï des Gaulois, des Germains dédaigné,

Childebert, roi déchu qui n’aura pas régné,

Devant le duc Pépin, son seigneur et son maître,

Inclinera son front sous les ciseaux d’un prêtre,

Et dans le cloître un jour on ira lui conter

Que son sceptre est aux mains qui savent le porter.

CHILDEBERT.

Un cloître !... Il n’oserait !

CHLODSINDE.

Souviens-toi de ton père.

CHILDEBERT.

Son règne n’a-t-il pas été long et prospère ?

CHLODSINDE.

Son règne !... Il est donc vrai ? Jamais de ses malheurs

Le fidèle récit n’a fait couler tes pleurs ?

CHILDEBERT.

Non, jamais !... Oh ! poursuis ! Dieu mit dans ta parole

La force qui soutient, le charme qui console !

Vers un autre avenir mon cœur s’est élancé :

Parle !

CHLODSINDE.

Eh bien ! reçois donc les leçons du passé !

Écoute de Thierry la douloureuse histoire.

Un vieux barde autrefois la chanta : ma mémoire

Garda le souvenir de ses récits touchants ;

Écoute : et que ton cœur se ranime à ses chants !

Elle va prendre une harpe, et chante en s’accompagnant.

La harpe du barde s’éveille,
La corde prophétique a frémi sous ses doigts :
À ses accents vengeurs, peuples, prêtez l’oreille,
Et pleurez sur le fils des rois !

Au fond du solitaire asile
Où d’Ébroïn l’ordre l’exile,
Quel est cet homme agenouillé ?
Peuple, c’est Thierry, c’est ton maître !
Il gémit ! car aux mains d’un prêtre
Déjà les ciseaux ont brillé !
Nul bras ne s’est armé pour venger son injure ;
Et la royale chevelure
S’échappe, en anneaux d’or, de son front dépouillé.

Roi, cache ta tête avilie !
Du cloître, où l’orgueil s’humilie,
Franchis l’inexorable seuil !...
Mais pour qui sont ces chants funèbres ?
Et ces torches, dans les ténèbres,
Éclairant des voiles de deuil ?
Thierry vivant, au pied de ces sombres murailles,
A vu passer ses funérailles,
Et l’éternel oubli peser sur son cercueil !

La harpe du barde s’éveille,
La corde prophétique a frémi sous ses doigts :
À ses accents vengeurs, peuples, prêtez l’oreille,
Et pleurez sur le fils des rois.

CHILDEBERT.

Assez !... À moi, Gaulois ! qu’on m’apporte une lance !

Qu’on me suive au combat ! Je veux régner !

CHLODSINDE.

Silence !

CHILDEBERT.

Au fond d’un cloître, un jour, j’irai gémir aussi,

Car un autre Ébroïn commande et règne ici,

Chlodsinde ! tu l’as dit, c’est le sort qu’il me garde !

Oh ! les sons de la harpe et le chant du vieux barde

Frémissent dans mon cœur !... Qu’à jamais soient bénis

Mon bon ange, la Vierge et le grand saint Denis,

Qui, prenant en pitié ma jeunesse asservie,

M’enseignent par ta bouche une nouvelle vie !

CHLODSINDE.

Qu’il m’est doux de te voir ainsi te ranimer,

Childebert ! c’est un roi que je prétends aimer ;

Eh bien ! tu seras roi. Pour énerver ton âme,

Pour partager tes jeux, on t’envoie une femme :

Cette femme est Gauloise ! elle hait les Germains !

Son noble père est mort dépouillé par leurs mains ;

Tu suivras ses conseils !... mais sache te contraindre !

Pour apprendre à régner il faut apprendre à feindre.

CHILDEBERT.

Oui, Chlodsinde, à mes yeux un nouveau jour a lui :

Tu seras mon conseil, mon guide, mon appui !

De quel nom maintenant faut-il que je te nomme ?

Car pour moi tu n’es plus une fille de l’homme ;

C’est Dieu qui t’envoya ! Quand tu parles, je crois

Entendre un pur écho de la céleste voix !

Tu vins changer mon cœur, m’arracher à moi-même :

Ne m’abandonne pas ! Je suis faible, et je t’aime !

CHLODSINDE.

T’abandonner !

CHILDEBERT.

Je n’ai que toi, Chlodsinde !

CHLODSINDE.

Et Dieu !...

Mais on vient.

 

 

Scène II

 

CHLODSINDE, CHILDEBERT, SYMMAQUE

 

CHILDEBERT.

Quel sujet te conduit en ce lieu ?

Que me demandes-tu, digne clerc ?

SYMMAQUE.

Voici l’heure

Où, fermant aux plaisirs sa royale demeure,

Childebert, chaque jour, se livre à mes leçons.

CHILDEBERT.

Ah ! tu crois ?

SYMMAQUE.

Tout est prêt, et j’attends...

CHILDEBERT.

Finissons !

C’est donc toi qu’on chargea d’instruire mon enfance ?

De me parler de gloire on t’a fait la défense

Sans doute ? et l’on t’a dit d’écarter de mes yeux

La page où sont inscrits les noms de mes aïeux ?

Leur gloire est de leur fils le plus beau patrimoine ;

Le sais-tu ? De ton roi voulais-tu faire un moine,

Sage vieillard ?

SYMMAQUE.

Qu’entends-je ! ah ! souffrez...

CHILDEBERT.

Réponds-moi !

Qu’est devenu mon père ? en cessant d’être roi,

Qu’a fait le grand Clovis ? Et moi-même que suis-je ?

SYMMAQUE.

Le roi des Francs.

CHILDEBERT.

Tais-toi !

SYMMAQUE.

Seigneur !...

CHILDEBERT.

Tais-toi, te dis-je !

Tu le sais, ma colère est prompte à s’exhaler !...

Chlodsinde lui fait signe de se calmer.

Je sors !... De tes leçons ne viens plus me parler.

 

 

Scène III

 

CHLODSINDE, SYMMAQUE

 

SYMMAQUE.

Je demeure interdit ! quel étrange langage !

D’où vient cette colère ? Il m’accuse, il m’outrage !

Femme, m’apprendras-tu quels sentiments nouveaux

Enlèvent Childebert à ses pieux travaux ?

De Clovis, de Thierry qui lui conta l’histoire ?

De profanes récits qui chargea sa mémoire ?

Prends garde ! dans Compiègne un imprudent discours

Peut être dangereux et hasarder tes jours :

Femme, songe à Pépin ! Malheur à qui le brave !

CHLODSINDE.

Que puis-je contre lui, moi misérable esclave ?

SYMMAQUE.

Écoute, et garde-toi d’oublier mes avis,

Chlodsinde !... L’héritier du sceptre de Clovis,

Loin des terrestres soins coulant des jours prospères,

Vivra dans ce palais comme ont vécu ses pères :

Mes pieuses leçons dans ce cœur jeune encor

Ont su d’une foi vive épancher le trésor ;

Il doit aux rois futurs léguer de saints exemples ;

Et, pour qu’un jour son nom soit béni dans nos temples,

Des intérêts mondains qu’il détourne ses yeux !

Qu’est-ce qu’un trône auprès du royaume des cieux ?

Tels sont les saints devoirs qu’il faut que j’accomplisse.

CHOLDSINDE.

De son manteau royal fais-lui donc un cilice.

SYMMAQUE.

Femme, qu’oses-tu dire ? Ah ! je frémis pour toi !

 

 

Scène IV

 

CHLODSINDE, SYMMAQUE, PÉPIN, CHARLES, RADBOD, GISLEMAR, SEIGNEURS FRANCS et GAULOIS

 

Chlodsinde se tient à l’écart pendant cette scène et la suivante.

PÉPIN.

Approche, duc Radbod ! Qu’on amène le roi,

Gislemar !

Gislemar sort. À Charles.

Toi, demeure, et calme ta colère,

Mon fils ! J’ai dû couvrir de mon bras tutélaire

Cette esclave enlevée à ton pouvoir jaloux ;

Elle appartient au roi : point d’imprudent courroux !

Je châtierais bientôt le plus léger murmure,

Songes-y.

CHARLES.

Je saurai dévorer mon injure.

PÉPIN.

Charles, sur toi repose un immense avenir ;

Sois docile !... Le roi tarde bien à venir !

Que fait-il ?

SYMMAQUE.

Commandez à votre impatience.

PÉPIN, faisant un geste à Symmaque qui s’éloigne.

Qu’il vienne !

À Radbod.

Il doit signer le traité d’alliance

Après tant de combats entre nous arrêté.

RADBOD.

Le jeune Childebert sera donc consulté ?

S’il repoussait nos vœux ?

PÉPIN.

Ne crains rien, duc de Frise !

À mes sages conseils sa jeune âme est soumise ;

Pépin sait accomplir tout ce qu’il résolut.

 

 

Scène V

 

PÉPIN, RADBOD, CHARLES, CHILDEBERT, SYMMAQUE, GISLEMAR, CHLODSINDE à l’écart, SEIGNEURS FRANCS et GAULOIS, GARDES, ESCLAVES

 

PÉPIN.

Hommage au roi des Francs !

CHILDEBERT.

Au duc Pépin, salut !

PÉPIN.

Noble chef des Frisons, fameux par sa vaillance,

Radbod, roi Childebert, vous demande audience.

CHILDEBERT.

Qu’il parle !

À Radbod.

Auprès de nous quel motif t’appela ?

RADBOD.

Roi, j’ai quitté des bords, où trop de sang coula,

Pour t’apporter la paix.

CHILDEBERT.

Nous étions donc en guerre ?

RADBOD.

Notre longue querelle ensanglanta la terre ;

Le Rhin a vu dix ans se heurter nos drapeaux :

Mais nos peuples lassés ont besoin de repos,

Je consens à la paix si tu veux la conclure.

PÉPIN.

Le traité n’attend plus que votre signature ;

Approchez, roi des Francs, et placez-vous ici.

Il conduit Childebert vers une table.

CHILDEBERT.

La paix ?... Je le veux bien ! Qu’il en soit fait ainsi.

SYMMAQUE.

Un regard de Pépin m’a rendu mon élève !

CHLODSINDE.

C’est pour tomber plus bas qu’un moment il s’élève.

PÉPIN, à Childebert qui a signé et reste assis.

C’est bien !... Voici le jour, vous ne l’ignorez pas,

Où vers le champ de mai vous porterez vos pas ;

Le roi de ses sujets y recevra l’hommage.

Leudes, Francs et Gaulois, selon l’antique usage,

À ces solennités accourus tous les ans,

Viendront à vos genoux apporter leurs présents ;

Je les ai rassemblés, tout est prêt : dans une heure,

Il faudra, roi des Francs, quitter cette demeure ;

La cité de Paris vous reverra demain.

Mais, avant de partir, votre royale main

Va sceller un édit d’une haute importance.

CHLODSINDE, à part.

Écoutons !

PÉPIN.

Vous devez briser la résistance

Qu’opposent sourdement à vos nouvelles lois

Ces hommes des vieux jours, fils des anciens Gaulois :

Ils sont fiers de leurs biens et du nom de patrice !

Les dompter est devoir, les punir est justice ;

À leurs prospérités va succéder le deuil.

Cet édit, châtiant leur téméraire orgueil,

Change pour ces Gaulois, dont l’audace vous brave,

La tunique romaine en un sayon d’esclave ;

Votre fisc s’enrichit d’une part de leurs biens ;

Et de votre pouvoir les glorieux soutiens,

Ces guerriers, qui du Rhin ont soumis les rivages,

Recevront l’autre part en nobles apanages.

CHLODSINDE, à part.

Cet exécrable édit, l’osera-t-il signer ?

CHILDEBERT.

Dépouiller mes sujets, est-ce donc là régner,

Duc Pépin ?

PÉPIN.

Childebert !...

CHILDEBERT.

Je ne sais...

PÉPIN.

Quel langage !

CHLODSINDE, à part.

Patronne de la Gaule, affermis son courage !

PÉPIN, à part.

Il ose interroger pour la première fois !

Qu’est-ce à dire ?

Il lance un regard courroucé sur Symmaque. Haut, à Childebert.

Frappez ! qui résiste à vos lois ?

D’où viennent ce scrupule et cette défiance ?

Vous êtes jeune encore ! à mon expérience

La Gaule abandonna votre pouvoir naissant ;

Je l’ai fait respecter.

CHILDEBERT.

J’en suis reconnaissant.

PÉPIN.

Bénissez donc l’appui que le ciel vous envoie !

Pensez-vous, sans tomber, marcher seul dans la voie

Où vous rencontrerez un piège à chaque pas ?

À travers les écueils ne vous hasardez pas !

Au pilote vieilli durant les jours d’orage

Confiez votre nef... ou craignez le naufrage !

CHLODSINDE, à part.

Que vois-je ? De Pépin la voix le fait trembler :

Son courage chancelle ! Et je ne puis parler...

PÉPIN.

L’édit est devant vous : allons !

CHILDEBERT, prêt à signer.

Eh bien !...

CHLODSINDE, à part.

Que faire ?

Ah !... ma harpe !...

PÉPIN.

Signez, roi des Francs !

Chlodsinde, à l’écart, tire quelques sons de sa harpe ; Childebert s’arrête frappé de ce qu’il entend.

CHILDEBERT.

Ah !... mon père !

Mon père !...

PÉPIN.

Qu’est-ce donc ?

CHILDEBERT, repoussant l’édit.

Je ne signerai pas !

SYMMAQUE.

Dieu !

PÉPIN.

Qu’entends-je ?

CHILDEBERT, qui s’est levé avec une grande émotion.

Pourquoi m’entourer de soldats ?

Pour qui sont les ciseaux dans la main de ce prêtre ?

PÉPIN.

Roi des Francs !...

CHILDEBERT.

Oui, le roi, ton seigneur et ton maître,

Qui doit seul commander et régner en ces lieux !

Souviens-t’en !

RADBOD.

Par les os de mes braves aïeux !

Notre jeune faucon veut essayer son aile !

PÉPIN, à part.

Ô fureur !

Haut.

À mes vœux Childebert est rebelle !

D’un caprice d’enfant le temps triomphera ;

N’en parlons plus !

CHARLES, bas à Pépin.

Tu peux céder !...

PÉPIN, bas à Charles.

Il signera !

Haut à Childebert.

J’ignore quels pensers ont pu troubler votre âme ;

Mais un autre devoir maintenant me réclame,

Le peuple au champ de mai vous attend avec moi,

Gislemar, tout est prêt pour le départ du roi ?

Parlez !

GISLEMAR.

Oui, seigneur duc.

PÉPIN.

Eh bien ! quittons Compiègne :

C’est demain...

CHILDEBERT, à lui-même.

Oui, demain, commencera mon règne !

PÉPIN.

Venez donc, et monté sur votre char royal...

CHILDEBERT.

Que parles-tu de char ? Un cheval ! un cheval !

PÉPIN.

Que dites-vous ?

CHILDEBERT.

Longtemps ma tête s’est courbée !

Sous ton joug tout à l’heure elle était retombée :

Je la relève enfin ! Mes sujets me verront

Une lance à la main, et la couronne au front !

C’est ainsi que Clovis se montrait à la Gaule !

Mes longs cheveux encor flottent sur mon épaule,

Duc Pépin !... On m’appelle à Paris ? Je m’y rends !

En arrière, Germains !... et place au roi des Francs !...

Il s’avance vers le fond du théâtre ; étonnement et fureur de Pépin et de Charles ; sourire de Radbod ; consternation de Symmaque. Chlodsinde, à l’écart, appuyée sur sa harpe, lève les yeux au ciel avec bonheur.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une vaste enceinte fermée par des barrières ; d’un côté, une estrade sur laquelle est un trône ; de l’autre, une riche tente.

 

 

Scène première

 

FOULE DE GAULOIS, arrivant sur le théâtre

 

PREMIER GAULOIS.

Par ici ! par ici ! Quel imposant spectacle !

DEUXIÈME GAULOIS.

Du bienheureux Denis c’est sans doute un miracle !

Regarde ! sur un char le roi n’est point traîné ;

Il conduit un cheval ; et le peuple étonné

S’empresse sur ses pas, l’admire, l’environne !

PREMIER GAULOIS.

À son front jeune et beau que sied bien la couronne !

DEUXIÈME GAULOIS.

On le disait timide et faible, et dans ses yeux,

Moi, j’ai cru voir briller l’âme de ses aïeux !

PREMIER GAULOIS.

As-tu vu de Pépin s’enflammer le visage

Quand, l’écartant de lui, malgré l’antique usage,

Childebert marchait seul au-devant des prélats ?

DEUXIÈME GAULOIS.

Bientôt vers cette enceinte il portera ses pas ;

Car il doit recevoir nos offrandes.

PREMIER GAULOIS.

Je pense

Que la mienne obtiendra faveur et récompense.

DEUXIÈME GAULOIS.

Vingt muids de ma récolte appartiennent au roi :

Plaise à Dieu que du moins le reste soit à moi !

PREMIER GAULOIS.

Loin du mont des Martyrs le cortège s’écoule.

DEUXIÈME GAULOIS.

N’as-tu pas remarqué Chlodsinde dans la foule ?

PREMIER GAULOIS.

Oui la noble Gauloise est esclave aujourd’hui.

DEUXIÈME GAULOIS.

Ses yeux cherchent le roi, semblent veiller sur lui.

PREMIER GAULOIS.

On dit que Childebert connut l’amour près d’elle

DEUXIÈME GAULOIS.

Qui ne l’aurait aimée en la voyant si belle ?

PREMIER GAULOIS.

On peut dans son regard lire encor sa fierté.

DEUXIÈME GAULOIS.

Elle sort de la foule et vient de ce côté.

 

 

Scène II

 

CHLODSINDE, FOULE DE GAULOIS

 

PREMIER GAULOIS.

Salut, fille d’Usmar, qu’on surnommait le brave !

CHLODSINDE.

Vous la reconnaissez sous ses habits d’esclave ?

DEUXIÈME GAULOIS.

Nous honorions ton père.

CHLODSINDE.

Il combattit pour vous.

PREMIER GAULOIS.

Oui, contre les Germains.

CHLODSINDE.

Il tomba sous leurs coups,

Et sa fille aujourd’hui gémit dans l’esclavage.

PREMIER GAULOIS.

D’un peuple divisé que pouvait le courage ?

CHLODSINDE.

Sa terreur l’a vaincu plus que ses ennemis.

DEUXIÈME GAULOIS.

Aux ordres de Pépin le roi même est soumis.

CHLODSINDE.

Eh bien ! lassé du joug, s’il relevait sa tête ?

S’il vous disait : « À moi, Gaulois ! ma hache est prête !

« Nous avons trop langui dans un stupide effroi ;

« Debout ! Je me souviens que je suis votre roi !

« Détachez de vos murs ces lances, ces épées

« Que dans le sang romain vos aïeux ont trempées !

« Que les brigands du nord vous retrouvent partout

« Armés, prêts au combat ! À moi, Gaulois ! debout !

« Je peux tomber du trône, et n’en veux point descendre ! »

Vos bras oseraient-ils s’armer pour le défendre,

Gaulois ?

PREMIER GAULOIS.

Je donnerais cent ans du paradis

Pour qu’il nous délivrât de ces Germains maudits,

Exécrables larrons qui viennent dans nos villes,

Nous dépouiller !

CHLODSINDE.

Eh quoi ! toujours des vœux stériles !

Tu ne me réponds pas, Gaulois : T’armerais-tu ?

PREMIER GAULOIS.

Mais qui peut relever le courage abattu

D’un jeune prince au joug façonné dès l’enfance ?

DEUXIÈME GAULOIS.

De son peuple de Gaule a-t-il pris la défense ?

CHLODSINDE.

Ah ! si, dès sa naissance, enfant abandonné,

D’exemples corrupteurs il fut environné,

Au lieu de l’accuser, Gaulois, il faut le plaindre !

Mais de ce feu sacré, qu’on essaya d’éteindre,

L’étincelle en son cœur se rallume, et vos yeux

Le verront quelque jour digne de ses aïeux.

De son réveil vengeur vous saluerez l’aurore.

Espérez ! espérez !... De l’aiglon, faible encore,

Le regard s’est baissé devant l’astre du jour ;

Il vous semble promis aux serres du vautour !...

Soudain un cri royal s’échappe et le révèle ;

Voyez-le s’élancer de l’aire paternelle,

Voler vers son soleil, jeter partout l’effroi ;

L’aigle a paru !... Les airs reconnaissent leur roi.

DEUXIÈME GAULOIS.

Eh bien ! rompant les nœuds qui l’enlaçaient naguère,

Que Childebert s’éveille et pousse un cri de guerre !

Et, comme ses aïeux, porté sur le pavois,

Il règnera !

CHLODSINDE.

Courage !

 

 

Scène III

 

CHLODSINDE, FOULE DE GAULOIS, SOLDATS GERMAINS, puis PÉPIN, RADBOD, SEIGNEURS FRANCS et GERMAINS

 

UN SOLDAT, à la foule des Gaulois.

En arrière, Gaulois !

Place à notre seigneur le duc Pépin ! arrière !

Les Gaulois et Chlodsinde s’écartent ; Pépin, Radbod et leur suite s’avancent sur la scène.

RADBOD.

Enfin de vos prélats a cessé la prière.

PÉPIN.

Radbod s’étonne-t-il qu’en ce jour solennel

Nous ayons invoqué l’appui de l’Éternel ?

J’espérais que l’aspect de nos cérémonies,

Des instruments sacrés les douces harmonies,

L’éclat de ces flambeaux, sur l’autel allumés :

Cet encens qui montait dans les airs parfumés,

Ces voix pures de Dieu célébrant les merveilles,

Charmeraient à la fois ses yeux et ses oreilles.

Et qu’à la vérité ses yeux peut-être ouverts...

RADBOD.

Vous nommez votre dieu le dieu de l’univers !

Il me semble à l’étroit dans ces églises sombres,

Dont vos flambeaux à peine éclaircissent les ombres.

Nos forêts sont le temple où nous cherchons nos dieux,

Et nous les adorons à la clarté des cieux.

Mais de ton jeune roi j’admire la conduite,

Duc Pépin ! Des prélats qui viennent à sa suite,

Avec recueillement écoutant les discours,

De tes prudents avis repoussant les secours,

Il semble dire au peuple, ému sur son passage :

« De mon métier de roi je fais l’apprentissage ;

« J’ai rompu ma lisière ; et, las de me courber,

« Je me lève, et je marche ! »

PÉPIN.

Oui !... mais on peut tomber !

RADBOD.

Je comprends le dépit dont ton âme est saisie.

PÉPIN.

Non, Radbod, qu’il se livre à cette fantaisie

Dont le Gaulois s’étonne, et dont rit le Germain.

Un sceptre est bien pesant pour cette jeune main !

De le porter bientôt tu la verras lassée,

À Gislemar.

Mes ordres sont remplis ? et la table est dressée

Sous cette riche tente, où du banquet royal

Les instruments guerriers donneront le signal,

Gislemar ?

GISLEMAR.

Tout est prêt.

PÉPIN.

C’est bien. Le roi s’avance.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, CHILDEBERT, CHARLES, SYMMAQUE, WAYMER, PRÉLATS, MOINES, CHEFS GERMAINS, SEIGNEURS FRANCS et GAULOIS, SOLDATS, PEUPLE, ESCLAVES

 

CHILDEBERT, à un moine.

Oui, saint abbé, je veux doubler la redevance

Qu’à votre monastère acquittent tous les ans

Des campagnes de Tours les pieux paysans.

Aux maisons du Seigneur prodiguons les largesses,

Si nous voulons que Dieu bénisse nos richesses.

PÉPIN.

Roi des Francs, placez-vous sur ce trône.

CHILDEBERT, l’écartant d’un geste.

Plus loin !

Je prendrai vos avis quand j’en aurai besoin.

Il faut montrer aux Francs qui de nous est leur maître.

CHARLES, à demi-voix.

Mon père !

PÉPIN, de même.

Calme-toi !

À Symmaque, sur le devant, pendant que Childebert va s’asseoir sur le trône, et que tout le monde prend place sur les sièges.

Vous me direz peut-être

Sur qui je dois, Symmaque, arrêter mes soupçons ?

Est-ce donc là le fruit de vos sages leçons ?

Clerc insensé ! Mes lois veulent être obéies.

En Gaule il est encor de riches abbayes,

Mais on y trouve aussi des cloîtres redoutés,

Ou s’éteignent les jours dans les austérités.

SYMMAQUE.

D’un injuste courroux calmez la violence.

Dieu, qui lit dans les cœurs, sait que jamais...

PÉPIN.

Silence !

Mes doutes avant peu s’éclairciront.

SYMMAQUE, à part.

Hélas !

Défends Chlodsinde, moi je ne l’accuse pas,

Mon Dieu !

PÉPIN.

L’heure est venue. Au nom de la croix sainte,

Au nom du jeune roi qui siège en cette enceinte,

À ce plaid solennel Gaulois, Germains et Francs,

Sont conviés par nous... Soldats, ouvrez vos rangs !

Les soldats qui contenaient la foule font place, et le fond du théâtre ainsi que les côtés s’emplissent de monde.

Qui s’avance ?

ADALRIC.

Adalric.

PÉPIN.

Approche, noble comte.

De désastres nouveaux viens-tu nous rendre compte ?

Ta cité de Cahors, aux coteaux si féconds,

Est-elle enfin tranquille et libre ? Et les Wascons,

Brigands aux pieds légers, sortis de leurs montagnes,

Ont-ils encore osé désoler tes campagnes ?

De nos récents combats se sont-ils souvenus ?

ADALRIC.

La terreur de ton nom, duc, les a retenus.

Naguère ils ont appris par quels coups tu nous venges,

Et n’ont point essayé de troubler nos vendanges ;

Ils semblent sommeiller, mais pour quelques instants ;

Les larrons, tu le sais, ne dorment pas longtemps.

PÉPIN.

Souvent leur course agile a trompé nos poursuites ;

J’irai surprendre un jour ces lièvres dans leurs gites.

Qu’ils tremblent, si jamais ils troublent ton repos !

WAYMER.

Les Bretons ont encore enlevé les troupeaux

Que nourrissait la Loire en ses gras pâturages.

PÉPIN.

Il est temps d’arrêter leurs éternels ravages.

Waymer, prends patience. En ta ville d’Angers

Tu dormiras bientôt à l’abri des dangers,

Car j’irai sous tes murs déployer mes enseignes.

CHILDEBERT, qui a déjà donné des signes d’impatience, se lève.

Lui ! toujours lui !... Pépin, est-ce donc toi qui règnes ?

Dois-je ici seulement écouter tes discours ?

PÉPIN.

Pourquoi de nos travaux interrompre le cours ?

Ce sont choses qu’ignore encor votre jeune âge.

Des Gaulois et des Francs vous recevrez l’hommage :

Reprenez votre place. Attendez, seigneur roi,

Et des soins de l’état reposez-vous sur moi.

SOLDATS GERMAINS.

Gloire ! honneur à Pépin, qui nous promet la guerre !

CHILDEBERT, se rasseyant avec dépit.

Et pour moi pas un cri !

PÉPIN, à Hermenaire qui s’avance.

Qu’exigez-vous, mon père ?

Parlez, de saint Léger vertueux successeur.

HERMENAIRE, évêque d’Autun.

De la ville d’Autun prélat et défenseur,

Je vous viens révéler les malheurs qui l’assiègent,

Et prier le Seigneur que vos lois la protègent.

Écoute, jeune roi ! nobles Francs, écoutez !

Un exécrable impôt pèse sur nos cités ;

Par les hommes du fisc marqué dès sa naissance,

Chaque enfant qui parvient à son adolescence

Doit payer un tribut, source de maux affreux.

J’ai vu, pour s’affranchir d’un impôt rigoureux,

Des pères égorger leurs enfants en bas âge,

Dont le fisc eût d’avance englouti l’héritage !

Rends l’espoir et la joie à ces infortunés,

Qui maudissent le jour où des fils leur sont nés ;

Abolis cette loi. Que leur douleur te touche,

Pépin, la Gaule entière a parlé par ma bouche.

PÉPIN.

Saint prélat, de vos vœux le roi connait le prix :

Nous examinerons...

Hermenaire va se placer parmi les évêques qui assistent au champ-de-mai. On entend des cris tumultueux dans la foule.

D’où viennent donc ces cris,

Gislemar ?

GISLEMAR.

Des Gaulois.

PÉPIN.

Quelle fureur les guide ?

GISLEMAR.

Leur vengeance poursuit Theuderic l’homicide,

PÉPIN.

Theuderic !

GISLEMAR.

Un Gaulois est tombé sous ses coups ;

Mais il veut de l’église apaiser le courroux :

L’église peut l’absoudre.

PÉPIN.

Oui, je connais son crime,

Je sais quel soin l’amène et quel espoir l’anime.

Theuderic s’avance.

De l’un de vos sujets les jours sont en péril,

Roi des Francs !

CHILDEBERT, qui a écouté avec grande attention.

Un Germain !... De quel front ose-t-il

Montrer ici ses mains teintes du sang d’un homme ?

PÉPIN.

En saint pèlerinage il veut aller à Rome,

Sous votre sauvegarde.

CHILDEBERT, à Theuderic.

Ainsi, tu te repens ?

THEUDERIC.

Au couvent de Luxeu je donne cent arpents.

CHILDEDERT.

Va donc, et, désarmant les célestes vengeances,

Rapporte parmi nous les saintes indulgences.

PÉPIN.

Avance, Eptadius ; que nous veux-tu ?

EPTADIUS.

Je viens

Devant vous tous, seigneurs, déclarer que mes biens

De ma femme, après moi, deviendront le partage,

Et que, selon ses vœux, son immense héritage

N’appartiendrait qu’à moi si le Seigneur un jour

La voulait enlever à mon fidèle amour.

PÉPIN.

Qu’ainsi soit ! Ces prélats, ce peuple qui t’écoute,

De votre engagement se souviendront sans doute ;

Mais à tes descendants, s’il fallait l’attester,

De cet acte, après nous, quel témoin doit rester ?

EPTADIUS, présentant un enfant de douze ans.

Né dans notre cité, cet enfant se dévoue.

PÉPIN.

Qu’un esclave trois fois le frappe sur la joue,

Afin que cet enfant, dans le temps à venir,

De cet événement garde un long souvenir.

La mémoire est fidèle aux choses du jeune âge !

Il pourra, s’il le faut, rendre un jour témoignage.

On emmène l’enfant ; Eptadius et sa femme se mêlent à la foule. À Gislemar.

Maintenant, Gislemar, dis aux Francs que le roi

Attend, avec leurs dons, l’hommage de leur foi.

Sur un signe de Gislemar, Gaulois et Francs s’avancent portant, les uns des gerbes, d’autres des paniers pleins de fruits, d’autres des tuniques, de riches coffres, des vases d’or, des tissus d’un travail précieux, etc., etc. Ils s’agenouillent sur les marches du trône de Childebert, déposent leurs offrandes, et passent.

DEUXIÈME GAULOIS, qui a parlé dans la première scène et qui marche à la tête de ceux qui portent des gerbes et des fruits.

De nos riches moissons agréez les prémices,

Roi des Francs !

GISLEMAR, montrant des Gaulois qui ne portent rien.

Vingt taureaux et cinquante génisses

Par ces hommes du Nord sont offerts, et demain

De vos maisons des champs ils prendront le chemin.

Il indique ceux qui portent des tuniques, des vases, etc.

Daignez avec bonté recevoir ces tuniques,

Ces coffres remplis d’or, ces tissus magnifiques,

Ces vases précieux.

PREMIER GAULOIS, qui a parlé dans la première scène.

De ma main, seigneur roi,

Accepte cette épée et ce casque.

CHILDEBERT, qui a salué, sans quitter son trône, tous ceux qui ont passé devant lui, se lève avec impétuosité.

Ah ! c’est toi

Qui m’honores le mieux ! Donne ce casque, donne !

C’est pour un front de roi la plus belle couronne.

Il place le casque sur sa tête.

PÉPIN, à Gislemar, à demi-voix.

Le nom de ce Gaulois ?

GISLEMAR, bas à Pépin.

Leudemont, de Paris.

PÉPIN.

De son présent bientôt tu lui paieras le prix,

Gislemar ; tu comprends ?

GISLEMAR.

Oui, seigneur duc !

On entend des fanfares dans la coulisse.

CHILDEBERT.

Qu’entends-je ?

PÉPIN.

Le signal des festins.

CHILDEBERT.

Ah ! marchons.

Il descend du trône, tout le monde se lève et se dispose à l’accompagner.

GISLEMAR, faisant signe aux soldats d’écarter la foule.

Qu’on se range !

PÉPIN.

Du banquet solennel ordonné par mes soins

Les Gaulois et les Francs bientôt seront témoins.

CHILDEBERT.

Allons !

PÉPIN, à Gislemar, à demi-voix.

Écoute ! il faut qu’à mon royal convive

On prodigue les vins.

GISLEMAR, bas à Pépin.

Je comprends.

CHILDEBERT.

Qu’on me suive !

 

 

Scène V

 

CHLODSINDE, qui s’est montrée de temps en temps parmi les esclaves durant les scènes précédentes, SOLDATS GERMAINS, FOULE DE GAULOIS

 

CHLODSINDE, à part.

Ô mon Dieu, mets ta force en son cœur chancelant !

PREMIER SOLDAT GERMAIN, aux autres.

À quoi lui servira ce glaive étincelant

Qu’il semblait admirer, et dont le poids l’accable ?

DEUXIÈME SOLDAT.

À dépecer les daims qui chargeront sa table.

CHLODSINDE, aux Gaulois qui l’entourent d’un côté du théâtre pendant que les soldats sont de l’autre.

Si l’héritier des rois implorait votre appui,

Que feriez-vous ?

PREMIER GAULOIS.

Nos cœurs et nos bras sont à lui !

DEUXIÈME GAULOIS.

Il est temps que ce soit enfin le roi qui règne !

CHLODSINDE.

Eh bien ! venez demain l’entourer dans Compiègne.

PREMIER GAULOIS.

Nous y serons.

CHLODSINDE.

Gaulois, l’aiglon prend son essor.

PREMIER SOLDAT.

Que fera Childebert de son beau casque d’or ?

DEUXIÈME SOLDAT.

Que sais-je ?...Mais quel bruit dans cette tente ?... Écoute.

PREMIER SOLDAT.

Oui ; le banquet royal est commencé sans doute.

DEUXIÈME SOLDAT.

On ouvre.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, hors de la tente, la tente s’ouvre, on voit à table CHILDEBERT, PÉPIN, CHARLES, RADBOD, ADALRIC, WAYMER, HERMENAIRE, DES PRÉLATS, DES GUERRIERS FRANCS et GAULOIS, DES ESCLAVES portent des amphores et versent à boire aux convives

 

CHILDEBERT, la coupe à la main.

À boire, esclave ! Eh bien ! duc des Frisons,

Es-tu las de vider la coupe où nous puisons

L’oubli des maux ? crois-moi, l’amphore est encor pleine,

Et le soleil mûrit les vignes d’Aquitaine !

Imite-moi : je bois à notre heureux traité !

RADBOD, buvant.

Qu’il t’en souvienne donc, et qu’il soit respecté !

CHILDEBERT.

Oui, j’en veux, duc Radbod, conserver la mémoire !

Ne crains rien ! Maintenant c’est moi qui règne !... À boire !

Un esclave verse et il boit.

PÉPIN.

L’insensé !

CHARLES, à Pépin.

L’entends-tu ?

CHLODSINDE, à part.

Le malheureux se perd !

CHILDEBERT.

Que ce breuvage est doux !

CHLODSINDE, s’approchant du roi et à demi-voix.

Ne bois plus, Childebert !

CHILDEBERT.

Ah ! Chlodsinde, c’est toi ! ma joie est sans égale !

Ta présence manquait à la fête royale :

Toi, qui sais de ma vie embellir les instants,

Pourquoi donc de mes yeux t’écarter si longtemps ?

Approche ! Que ta main se charge de l’amphore ;

Versés par toi, nos vins seront plus doux encore !

Tu balances ?

CHLODSINDE, qui a pris l’amphore des mains d’un esclave.

Mon Dieu !

CHILDEBERT.

Verse-nous l’hydromel !

Qui sait ce que demain nous réserve le ciel ?...

Mais j’ai de tes avis gardé la souvenance !

CHLODSINDE, à part.

Que va-t-il dire ?

CHILDEBERT.

As-tu fait un vœu d’abstinence,

Pépin ?

PÉPIN.

Les soins nombreux dont je suis entouré...

CHILDEBERT.

Bois donc, car dès demain je t’en délivrerai !

PÉPIN.

Que dites-vous ?

CHILDEBERT.

Je veux connaître aussi la gloire.

PÉPIN, avec ironie.

D’où vous vient ce désir ?

CHILDEBERT.

Tu l’apprendras !... À boire !

PÉPIN, à part.

De l’insensé déjà s’égare la raison ;

Il va bientôt lui-même éclaircir mon soupçon !

Cette esclave gauloise...

Haut.

Hé bien ! qui vous arrête ?

Duc Radbod, nobles Francs, prolongeons cette fête ;

L’aspect de vos plaisirs est un bonheur pour moi,

Je veux les partager !

Il prend sa coupe.

Qu’on verse à boire au roi !

CHILDEBERT.

Ah ! duc Pépin, voilà ta meilleure parole !

PÉPIN.

Amis, n’oublions pas que le plaisir s’envole,

Que peut-être avant peu, couchés dans le cercueil...

CHILDEBERT.

Trêve aux chagrins !... Buvons !

CHLODSINDE, à part.

Il le pousse à l’écueil !

PÉPIN.

Maintenant, écoutez, avant qu’on se sépare,

Ce que le roi des Francs par ma voix vous déclare,

Leudes, Gaulois, guerriers, vous tous ici présents !

CHILDEBERT, souriant.

Écoutons !

PÉPIN.

Au tribut qu’ils doivent tous les ans

Les peuples de Thuringe ont osé se soustraire :

Hâtons-nous de punir cet oubli téméraire !

Puisque, dans leurs forêts soigneux de se cacher,

Ils gardent le tribut... il faut l’aller chercher !

À ces peuples sans foi reportons les alarmes !

Sous les remparts de Worms soyez avec vos armes

Dans trente jours ! Mon fils, Charles, vous attendra,

Car c’est lui, cette fois, qui vous commandera !

CHILDEBERT.

Ton fils !

PÉPIN.

Vous acceptez le chef que je vous donne ?

FOULE DE GUERRIERS GERMAINS et FRANCS.

Gloire à Charles !

CHILDEBERT.

Arrêtez !... Voleur de ma couronne,

Exécrable larron ! oses-tu bien ainsi

Leur commander ? C’est moi qui suis le maître ici !

Qu’on m’écoute !

PÉPIN.

Calmez cet imprudent délire.

CHILDEBERT.

C’est moi seul aux combats qui prétends les conduire.

PÉPIN.

Vous ?

GUERRIERS GERMAINS et FRANCS.

Oh ! oh !

PÉPIN.

Ce breuvage a troublé vos esprits.

SYMMAQUE, s’approchant du roi.

Seigneur !...

CHILDEBERT.

Te voilà, toi qui ne m’as rien appris !

Quitte ces lieux, va-t’en l Redoute ma colère !

De tes soins à Pépin demande le salaire.

Il rit.

Ah, ah !... Tu me poursuis d’un regard étonné,

Duc Pépin ! Tu croyais me tenir enchaîné

Mes fers sont rompus !... Viens, mon ange tutélaire,

Toi, dont l’aspect m’enchante et dont la voix m’éclaire,

Toi, qui sais dans mon cœur réveiller ma vertu,

Jouis de ton ouvrage ! approche ! Où donc es-tu ?

Chlodsinde !

CHLODSINDE.

Malheureux !

CHILDEBERT.

Qui te retient ?

PÉPIN, à part.

C’est elle !

CHLODSINDE.

Ah ! tu viens de dicter ma sentence mortelle,

Childebert !

CHILDEBERT.

Que crains-tu ? ne suis-je pas le roi ?

PÉPIN, à part.

Je connais la coupable !

CHILDEBERT.

Oh ! reste près de moi !

Je bois à ta beauté !

Il boit. À Pépin.

Toi, traître, je te chasse !

Sors d’ici ! Je bannis toi, tes fils et ta race,

Va-t’en !

PÉPIN se lève, tout le monde l’imite, le tumulte s’accroît.

Par saint Denis ! j’ai trop longtemps souffert !

GUERRIERS GERMAINS et FRANCS

Honneur au duc Pépin !

GAULOIS.

Hommage à Childebert !

CHILDEBERT, avec joie en entendant son nom.

Ah !...

PÉPIN, à demi-voix.

Le peuple applaudit !... Calmons-nous !

CHILDEBERT, s’animant de plus en plus.

Une lance !

GUERRIERS GERMAINS et FRANCS.

Pépin ! le duc Pépin !

GAULOIS.

Honneur au roi !

Le tumulte est au comble.

PÉPIN, d’une voix terrible.

Silence !

À Childebert avec calme.

Pourquoi tant de fureurs ?

CHLODSINDE, à Childebert.

Reviens à toi ! reviens !

CHILDEBERT, dans le dernier degré de la colère et de l’ivresse.

Non ! je veux le briser comme ma coupe !... Tiens !

Il jette sa coupe à la tête de Pépin ; Charles se lève avec rage en mettant la main sur son épée ; Childebert tombe sans mouvement.

CHARLES.

Vengeance ! Il t’a frappé !

TOUS LES CONVIÉS.

Grand Dieu !

PÉPIN, forçant tout le monde à se rasseoir.

Que vous importe ?

À des esclaves avec beaucoup de calme.

Qu’on ramasse le roi des Francs, et qu’on l’emporte !

Grande agitation des conviés et des assistants ; les deux peuples semblent près d’en venir aux mains ; on s’approche pour relever le roi.

 

 

ACTE IV

 

Même décoration qu’au deuxième acte.

 

 

Scène première

 

PÉPIN, assis, GISLEMAR, debout

 

PÉPIN.

Ainsi, le poursuivant d’un horrible réveil,

Tes soins ont de sa couche écarté le sommeil ?

GISLEMAR.

Des apparitions, des fantômes funèbres

Ont devant ses regards glissé dans les ténèbres ;

Je l’ai vu sur son lit s’agiter et frémir ;

Il invoquait les saints, il n’osait pas dormir,

Et le prodige vain, qui l’épouvante encore.

Ne s’est évanoui qu’au retour de l’aurore.

PÉPIN.

Il suffit, Gislemar, je suis content.

GISLEMAR.

Pourquoi

Livrer à ces terreurs l’âme du jeune roi ?

PÉPIN.

Tu le sauras ! Chlodsinde est dans ces lieux ?

GISLEMAR.

Sans doute !

De Compiègne avec nous elle a repris la route.

C’est elle qui du prince encourageait l’essor.

PÉPIN.

Oui ! je fus outragé !

GISLEMAR.

Comment vit-elle encor ?

PÉPIN.

Près de ce Childebert, dont l’amour la protège,

Puis-je donc la frapper ? As-tu vu ce cortège

De Gaulois, réveillés par les fureurs du roi ?

Leurs yeux accusateurs semblaient fixés sur moi ;

Tous, jusque dans Compiègne ils sont venus en armes :

Que ce voyage un jour leur coûtera de larmes !

Chlodsinde allait mourir, et son sang abhorré...

Mais, fille d’un guerrier dans la Gaule honoré,

Cette esclave fatale a de nobles ancêtres ;

Qu’aurait fait Childebert, et qu’auraient dit vos prêtres ?

GISLEMAR.

Voulez-vous, seigneur duc, dévorer votre affront ?

PÉPIN.

Non pas ! car ce sont eux qui la condamneront !

GISLEMAR.

Comment ?

PÉPIN.

Retire-toi. Tu vas bientôt apprendre

Quels soins de tes efforts je peux encore attendre.

 

 

Scène II

 

PÉPIN, seul

 

Oui ! le moment présent, je dois m’en souvenir,

N’est pour moi qu’un chemin vers un vaste avenir !

Deux peuples, différents de mœurs et de langage,

Vivent, sans se mêler, sur un même rivage ;

Les Gaulois, dans les arts instruits par les Romains,

Avec dépit encor regardant les Germains,

En un seul peuple un jour il faudra les confondre !

Quand y parviendra-t-on ?... Le temps seul peut répondre.

Poursuivons donc ma route, et sachons à la fois

Contenter les Germains et dompter les Gaulois !

De discords dangereux sachons tarir la source !

Un esclave voudrait m’arrêter dans ma course ?

Un fol orgueil l’enivre, et je vais le briser :

Quand le reptile s’enfle, il le faut écraser !

 

 

Scène III

 

PÉPIN, CHARLES

 

CHARLES.

Je te cherchais : enfin je te trouve, mon père.

PÉPIN.

Qui t’amène si tôt ?

CHARLES.

Tu n’as pas cru, j’espère,

Que ton fils, cette nuit, céderait au sommeil !

Oh, comme j’attendais le retour du soleil !

Je te vois, et déjà sur ton noble visage

Du succès de mes vœux je lis l’heureux présage,

Oui, la sombre tristesse où tu parais plongé,

Me dit qu’il te souvient que tu fus outragé ;

Tu n’écouteras point une lâche indulgence ;

Qui songe à son affront médite la vengeance.

PÉPIN.

Peut-être !

CHARLES.

Il nous la faut terrible et prompte !

PÉPIN.

Eh bien ?

CHARLES.

Prendras-tu pour frapper d’autre bras que le mien ?

PÉPIN.

Frapper ?..., Modère-toi !...

CHARLES.

Blâmerais-tu ma haine ?

Le dogue furieux qui veut rompre sa chaîne,

Sous le fouet de son maître expire !... Laisse-moi

Fouetter ce chien hargneux que tu nommes un roi.

PÉPIN.

Tu vas trop loin, mon fils, mais j’excuse ton âge.

CHARLES.

Ne faut-il pas du sang pour laver ton outrage ?

PÉPIN.

Non ! Il est roi : son sang ne sera point versé !

CHARLES.

Qu’ai-je entendu ? Lui, roi ! cet enfant insensé

Qui sur toi, sans trembler, porta sa main hardie !

Non, des Francs indignés la voix le répudie.

N’as-tu pas entendu les cris de tes soldats ?

Si j’avais, comme toi, vainqueur dans cent combats,

Conquis l’amour d’un peuple et sa reconnaissance ;

Si quarante ans de gloire assuraient ma puissance ;

Crois-tu que, m’arrêtant au milieu du chemin,

Je m’embarrasserais d’un vain titre ?... Ma main

S’armerait de la hache, et mon heureuse audace

Sur le trône des Francs ferait asseoir ma race.

PÉPIN.

Tu marcherais, mon fils, dans des chemins mal sûrs :

Le moissonneur attend que les épis soient mûrs,

C’est alors seulement qu’il saisit sa faucille !

Tu parles de donner un trône à ta famille ?

Tremble donc d’écouter un imprudent courroux :

Le temps de la moisson n’est pas venu pour nous.

CHARLES.

Eh bien ! si de régner il faut attendre l’heure,

Pour te venger du moins, frappe !

PÉPIN.

Tu veux qu’il meure,

Le descendant des rois !... À t’entendre, aujourd’hui

Gaulois et nobles Francs murmurent contre lui ;

Sa mort paraîtrait juste, on me craint, on m’honore.

Mon fils, dans ce vieux monde, hélas ! est jeune encore.

Sais-tu quels cris d’horreur s’élèveraient soudain

Si j’immolais ce prince, objet de leur dédain ?

D’un titre qu’il flétrit la splendeur le protège ;

Chacun me nommerait meurtrier, sacrilège !

Souviens-toi d’Ébroïn ! il n’a point respecté

Des prélats et des rois la sainte majesté ;

Ce que nous convoitons, il l’espérait sans doute !...

Mais il marcha trop vite et tomba dans sa route !

Oui, quand j’aurais frappé ce misérable enfant

Que ta fureur menace, et que son nom défend,

Crois-moi, dépossédés de l’estime où nous sommes,

Nous tomberions en butte à la haine des hommes.

Si la foudre grondait, tu les entendrais tous

S’écrier que le ciel est armé contre nous ;

Qu’il veut, par des fléaux, marquer notre passage ;

De notre iniquité leurs maux seraient l’ouvrage !...

Il ne faut point de rois ordonner le trépas :

Dégradons-les, mon fils !... mais ne les tuons pas !

CHARLES.

Et pourtant il aura frappé ta noble face,

Il t’aura prodigué l’insulte et la menace,

Sans péril !... Et Radbod, qui te vit outrager,

Rira de ton affront que tu n’oses venger !

PÉPIN.

Ah ! contre celui-là, grâce à Dieu, j’ai des armes,

Et son rire insolent se peut changer en larmes !

Mais, quant au jeune fou qu’il faut traiter en roi,

Le soin de le punir n’est réservé qu’à moi !

Qu’il conte, en ce palais, ses chagrins à des femmes !

Les pins de nos forêts jettent parfois des flammes ;

On les laisse brûler et s’éteindre... Je veux,

Mon fils, qu’il se consume et s’éteigne comme eux !

CHARLES.

Ce tardif châtiment suffit à ta colère ?

PÉPIN.

Si tu veux de mes soins recueillir le salaire,

À tes emportements garde-toi de céder,

Et suis-moi dans la route où je te vais guider.

Eh bien ! lorsque le temps t’aura mis en ma place,

Tu verras nos desseins des mêmes yeux que moi,

Et tu reculeras devant le nom de roi.

Tes fils de ce vieux trône, entouré de ruines,

Arracheront un jour les dernières racines ;

Oui, son heure viendra !... Mais, crois-en mes avis,

Il tient encore au sol où l’a planté Clovis.

N’y portons point le fer, qu’il s’énerve en silence ;

L’isolement, l’oubli !... Mais point de violence !

Tu m’entends ? Obéis !

CHARLES.

Qu’il m’en coûte !

PÉPIN.

Tais-toi !

 

 

Scène IV

 

PÉPIN, CHARLES, SYMMAQUE

 

PÉPIN.

J’ai pu quelques instants douter de votre foi,

Symmaque ; j’avais tort, j’aime à le reconnaître ;

Ne craignez rien ! Pourtant vous auriez dû peut-être

Surveiller cette esclave, et contre ses discours

En venant m’avertir, me demander secours.

Elle a parmi les Francs réveillé la discorde...

Mais enfin à l’erreur paix et miséricorde !

Dieu, pour que nos péchés un jour nous soient remis,

Nous dit de pardonner, même à nos ennemis :

Je vous pardonne donc ! restez. Quoiqu’il arrive,

Prêtez à tout, Symmaque, une oreille attentive,

De Chlodsinde et du prince observez tous les pas.

Adieu ! Pépin deux fois ne pardonnerait pas.

 

 

Scène V

 

SYMMAQUE, CHLODSINDE, CHILDEBERT

 

CHILDEBERT, à Chlodsinde en entrant.

J’oubliai tes conseils ! Ma Chlodsinde, pardonne !

Mon bon ange avec toi me suit ou m’abandonne !

Je suis si faible encore, on m’a si mal instruit !...

Si tu savais combien j’ai souffert cette nuit,

Quels terribles accents ont frappé mon oreille,

Quel prodige effroyable a torturé ma veille !

CHLODSINDE.

Un prodige ! Comment, Childebert ? que dis-tu ?

CHILDEBERT.

Écoute ! sur mon lit, languissant, abattu,

Je sommeillais ; mes yeux s’étaient fermés à peine,

Quand, tout à coup, j’entends une voix souterraine

Qui, d’échos en échos, fait retentir mon nom ;

On disait : « Childebert appartient au démon ! »

J’ouvre les yeux !... je vois des fantômes livides

Sortir, en grandissant, de leurs sépulcres vides ;

Et tous ils répétaient, en glissant près de moi :

« Childebert, le démon a mis ses mains sur toi ! »

CHLODSINDE.

Grand Dieu ! qu’entends-je !...

CHILDEBERT.

Alors, de l’ange des ténèbres

Je crois ouïr la voix et les rires funèbres ;

Il fixe sur mes yeux ses yeux étincelants ;

Mon cœur bondit, pressé sous ses ongles brûlants ;

Puis, des morts près de moi j’entends tinter la cloche !...

Ah ! nos prélats l’ont dit, la fin du monde est proche !

CHLODSINDE.

Que le calme, à ma voix, rentre dans tes esprits,

Childebert ! ce démon, ces fantômes, ces cris,

Fruits d’un pénible rêve et non point d’un prodige...

CHILDEBERT.

Oh ! ne blasphème pas ! J’ai vu, j’ai vu, te dis-je !

Le sommeil de mes sens ne s’est point emparé !

Au pouvoir du démon si Dieu m’avait livre ?

Souvent de tels malheurs ont effrayé le monde.

SYMMAQUE.

Les prêtres du Seigneur chassent l’esprit immonde ;

Ils vous délivreraient.

CHILDEBERT.

Oh ! oui.

CHLODSINDE.

Rassure-toi.

CHILDEBERT.

Je fus toujours fidèle à notre sainte foi !...

Mais écoute ces bruits précurseurs de l’orage ;

Les vents de la forêt tourmentent le feuillage.

Vois-tu de ce côté ces sinistres éclairs

Qui déchirent la nue et sillonnent les airs,

Cette ombre qui s’étend sur la céleste voûte ?

Dieu contre les humains est irrité sans doute.

Est-ce encor là l’effet d’un prestige trompeur ?

N’entends-tu pas gronder le tonnerre ?... J’ai peur.

CHLODSINDE.

Bannis cette terreur où se livre ton âme.

C’est moi qui dois trembler, Childebert, faible femme ;

Quel sera mon appui ? Tes imprudents discours

Aux fureurs de Pépin abandonnent mes jours.

CHILDEBERT.

Pépin ! qu’oses-tu dire ! Est-ce à toi de le craindre ?

Son dépit près du roi peut il jamais t’atteindre ?

Non !... D’un présage affreux mon esprit obsédé

Aux tourments de la nuit un instant a cédé ;

Mais je dépose enfin le poids de ma souffrance ;

Tu parles, et mon cœur retrouve l’espérance.

Oublions tout ! j’eus tort de m’effrayer ainsi.

Sais-tu que des Gaulois m’environnent ici ?

Armés, à mon réveil je les ai vus paraître,

Et saluer en moi leur roi seigneur et maître.

Ah ! s’ils m’ont reconnu, Chlodsinde, si ma voix

Trouve encore un écho dans le cœur des Gaulois,

C’est toi qui m’éveillas en me montrant ma honte !

Je dois à tes conseils ce trône où je remonte ;

Tu le partageras !

CHLODSINDE.

Qu’entends-je ?

SYMMAQUE.

Juste Dieu !

CHILDEBERT.

Mes ordres sont donnés ; je prétends qu’en tout lieu

Le peuple honore en toi mon épouse et sa reine.

CHLODSINDE.

Je doute si je veille, et je respire à peine !

SYMMAQUE.

Que faites-vous, seigneur ? Permettez que ma voix...

CHILDEBERT.

Assez !... nous le voulons ! ainsi disent les rois.

Que le manteau royal brille sur ton épaule,

Ma Chlodsinde !

CHLODSINDE.

Est-ce un songe ?

CHILDEBERT.

À moi, peuple de Gaule !

 

 

Scène VI

 

SYMMAQUE, CHLODSINDE, CHILDEBERT, FOULE DE GAULOIS armés, ESCLAVES portant de riches tuniques, un manteau, des joyaux, etc., etc.

 

CHILDEBERT.

Regarde ces joyaux, ces tissus merveilleux,

Ils sont à toi !... Vous tous rassemblés en ces lieux,

Gaulois, vous entendrez ma volonté suprême.

Je vous prends à témoin : voilà celle que j’aime !

Chlodsinde, m’entourant des leçons de l’honneur,

M’a révélé la gloire et donné le bonheur :

Vers de nobles desseins elle éleva mon âme.

Devant Dieu, devant vous, je la choisis pour femme.

Son époux à l’autel la conduira demain,

Et de l’anneau royal je décore sa main !

CHLODSINDE.

Est-il vrai ?... La surprise où mon âme est en proie

Dans mon cœur incertain enchaîne encor la joie.

Ô mon Dieu ! cet instant efface bien des maux !

CHILDEBERT.

Une reine souvent sortit de nos hameaux,

Tu l’as dit. Des rois francs j’imite les exemples :

Bathilde, dont le nom retentit dans nos temples,

Fut couronnée aussi par un de mes aïeux ;

Mais, avant de monter en ce rang glorieux,

Chlodsinde, ainsi que toi, Bathilde fut captive !...

Reine des Francs, salut !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, GISLEMAR, DES MOINES, DES RELIGIEUSES, DES SOLDATS GERMAINS

 

GISLEMAR, à Chlodsinde.

Esclave, qu’on me suive !

CHILDEBERT.

Qu’entends-je ?

CHLODSINDE, avec terreur.

Childebert !

CHILDEBERT.

Qui m’ose ici braver ?

SYMMAQUE.

Grand Dieu !

CHILDEBERT.

Que voulez-vous, malheureux ?

GISLEMAR.

Vous sauver !

CHILDEBERT.

Moi !

GISLEMAR.

Par d’affreux soupçons Chlodsinde est poursuivie ;

Je l’accuse !

CHILDEBERT.

Sais-tu qu’il faut prendre ma vie

Avant de l’arracher à mon amour ? Sais-tu

Que sur ce noble front, trop longtemps abattu,

Ton roi veut, dès demain, placer un diadème,

Qu’il la faut respecter ?... Oh ! toi seule que j’aime,

Viens, viens, ne tremble pas, Chlodsinde...

CHLODSINDE.

Défends-moi !

Ils m’assassineront !

CHILDEBERT.

Ah ! bannis cet effroi !

Et toi, dont la fureur l’outrage et la menace,

Je suis, je l’avouerai, surpris de ton audace.

Que veux-tu ? Sors d’ici ! Regarde ces Gaulois !

De leur seigneur et maître ils entendront la voix ;

J’ai reçu leurs serments, et leurs mains sont armées !

Aux Gaulois.

Élevez sur son front vos lances, vos framées ;

Chassez de mon palais ces indignes soldats !

À Gislemar.

Toi, si tu l’oses, viens la prendre dans mes bras !

CHLODSINDE.

Tu ne souffriras pas qu’il m’arrache la vie !

CHILDEBERT.

Que je périsse avant que tu me sois ravie !

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, PÉPIN

 

PÉPIN.

Quel tumulte ! Pourquoi ces fureurs ?

CHILDEBERT.

Te voici !

Viens-tu donc, en ce lieu, nous menacer aussi,

Duc Pépin ?

PÉPIN.

De ces cris je demande la cause.

GISLEMAR.

À l’ordre des prélats le roi des Francs s’oppose.

PÉPIN.

Comment ?

CHILDEBERT.

Qu’oses-tu dire ?

GISLEMAR.

Oui ! je viens, en leur nom,

Réclamer cette femme, esclave du démon,

Qui, souillant ce palais d’infâmes sortilèges,

Par des discours impurs, païens et sacrilèges,

Du roi, notre seigneur, a troublé la raison,

Et versé dans son âme un damnable poison.

CHILDEBERT.

Que dis-tu ?

CHLODSINDE.

Malheureuse ! oh ! que Dieu me défende !

GISLEMAR.

Devant nos saints prélats il faut qu’elle se rende.

CHLODSINDE.

Croiras-tu, Childebert, à ces affreux discours ?

Non ! je suis à tes pieds ! j’implore ton secours !

Ne m’abandonne pas !

CHILDEBERT, la relevant.

Oh ! oui, c’est un mensonge !

GISLEMAR.

Regardez la terreur où ce seul mot la plonge !

On a vu, cette nuit, sous de hideux lambeaux,

Des spectres réveillés sortir de leurs tombeaux.

Qui n’a pas entendu les voix, les cris funèbres,

Des esprits infernaux hurlant dans les ténèbres ?

CHILDEBERT.

Ah ! quel souvenir !...

GISLEMAR.

Dieu lui-même parle ici !

Voyez comme le ciel soudain s’est obscurci !

Entendez-vous au loin les éclats de tonnerre ?

Frémissez ! Sous mes pas je sens trembler la terre !

Dieu grave ses forfaits sur son front interdit ;

Regardez sa pâleur !... qui de l’ange maudit

Près d’elle peut encor méconnaître la trace ?

Moi, comte du palais, issu de noble race,

Je l’accuse !

CHLODSINDE.

Arrêtez !

GISLEMAR.

Dans le banquet royal,

Mystérieux agent du pouvoir infernal,

Sa main tenait l’amphore, et de ses maléfices

Le doigt vengeur de Dieu révéla les indices !

Le souffle des démons échauffait les esprits ;

Le roi des Francs lui-même, à nos regards surpris,

Tomba, se débattant sous l’infâme prestige

Qui jeta parmi nous la haine et le vertige !

CHILDEBERT.

Mon Dieu, s’il était vrai ?... Cette nuit, à mes yeux,

Un avis solennel est descendu des cieux :

J’appartiens au démon, disait la voix funeste.

GISLEMAR.

Oserons-nous braver la colère céleste ?

Non ! Je viens accuser Chlodsinde, et des prélats

Elle entendra l’arrêt. Marchons !

CHLODSINDE.

Je n’irai pas.

Quoi ! vous prêtez l’oreille à la voix qui m’accuse !

Vous ne punissez pas cette exécrable ruse,

Gaulois !... vous vous taisez ? Vous tremblez devant lui ?

Auprès de Childebert suis-je donc sans appui ?

Ah ! des moments passés rappelle la mémoire !

Qu’ai-je fait ? ton bonheur ! Qu’ai-je voulu ? ta gloire !

Souviens-toi des conseils qu’ici je te donnai !

Ont-ils flétri ton cœur ? Enfant abandonné,

Tu m’implorais naguère ?... À présent je t’implore.

Childebert, tu m’aimais !

CHILDEBERT.

Hélas ! je t’aime encore !

CHLODSINDE.

Eh bien ! ne souffre pas qu’on m’arrache d’ici !

PÉPIN.

Contre un arrêt sacré pourquoi lutter ainsi ?

Femme, un Gaulois t’accuse !... avec raison peut-être !...

Devant un saint synode il faudra comparaître ;

Qui pourrait te soustraire à l’ordre des prélats ?

Gardons-nous d’oublier qu’en de pareils débats

À l’Eglise appartient de punir ou d’absoudre ;

Et dans la main de Dieu n’irritons pas la foudre !

CHILDEBERT, effrayé.

Ciel !

PÉPIN.

De Fontanella le cloître révéré

Offre à l’esclave impure un asile sacré ;

Pour juger son forfait l’Église la réclame !

Voulez-vous à ses lois disputer cette femme,

Roi Childebert ?

CHILDEBERT.

L’Église !... Ah ! malheureux !

CHLODSINDE.

Non, non !

Loin de moi, loin de moi, cette horrible prison !

GISLEMAR.

Voyez-vous ? le démon s’en empare !

SUITE DE GISLEMAR.

En arrière !

GISLEMAR.

Anathème ! anathème !

SUITE DE GISLEMAR.

Oui, mort à la sorcière !

CHLODSINDE, indiquant les Gaulois qui demeurent immobiles et consternés.

Les misérables ! tous ils demeurent sans voix !

À Childebert.

Toi, que je prie encor pour la dernière fois,

Childebert, ta Chlodsinde est pure de tout crime ;

À ses persécuteurs arrache la victime.

Elle avait, disais-tu, son refuge en tes bras ?...

Défends-moi ! défends-moi ?

CHILDEBERT, d’une voix faible, et avec une grande émotion.

Tu te justifieras !...

CHLODSINDE, se relevant avec impétuosité.

Ah ! tu me fais pitié !... Roi, né pour l’esclavage,

Garde tes fers !... Ce mot m’a rendu mon courage !

Je rougis ! Devant toi j’ai pu courber mon front ;

Je te croyais un homme... Ils m’assassineront

Tu peux de mes forfaits leur apporter les preuves,

Ils te sont tous connus !... Allons, il faut mourir ;

Viens recevoir de moi l’exemple de souffrir,

Viens, viens apprendre enfin quelle était cette femme,

Qui, dans ton sein royal, a cru trouver une âme !

Me voilà prête !... Adieu !... qu’on ouvre ma prison !...

Childebert, ce sera ma dernière leçon !

Elle va se livrer à Gislemar ; Childebert éperdu tend les bras vers elle.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PÉPIN, SYMMAQUE

 

PÉPIN.

Oui, l’instant est venu : de l’enceinte sacrée

Aux laïques bientôt on ouvrira l’entrée ;

Le jugement divin, son unique recours,

Est permis à Chlodsinde, et peut sauver ses jours,

Symmaque.

SYMMAQUE.

Les prélats ne l’ont point condamnée.

PÉPIN.

Mais ils n’ont pu l’absoudre : en ce cloître amenée,

Elle invoque aujourd’hui la justice de Dieu ;

Nous la verrons soumise à l’épreuve du feu :

Tout un peuple sera témoin de ce spectacle.

SYMMAQUE.

Le ciel en sa faveur fera-t-il un miracle ?

PÉPIN.

Si son cœur reste pur, en pouvez-vous douter ?

Tout est prêt ; et c’est vous qui devez l’assister

Alors que, sous la main de la coupable femme,

Du brasier consacré s’allumera la flamme.

S’il est vrai que l’erreur ait dicté le soupçon

Qui déclare Chlodsinde esclave du démon,

Dieu l’absoudra lui-même, et la flamme impuissante

Brillera sans danger sous sa main innocente :

Attendons du Très-Haut les décrets solennels !

Mais le roi, que fait-il ?

SYMMAQUE.

À ses chagrins cruels

Depuis trois jours entiers son âme s’abandonne :

À l’excès de ses maux que le Seigneur pardonne !

De ses devoirs pieux il s’affranchit : souvent

Il veut ravir Chlodsinde aux murs de ce couvent,

Des blasphèmes affreux s’échappent de sa bouche ;

Puis muet, immobile, étendu sur sa couche,

Il voit fuir sans sommeil et le jour et la nuit.

PÉPIN.

Dans ce cloître sacré vous l’avez introduit ?

SYMMAQUE.

Oui, seigneur duc.

PÉPIN.

Le temps calmera son délire.

SYMMAQUE.

À l’aspect de ces lieux, où Chlodsinde respire,

Il a versé des pleurs.

PÉPIN.

Eh bien ! il la verra :

Peut-être à son amour le Très-Haut la rendra !

Le moment solennel approche ; il doit l’attendre.

Consolez sa douleur ; restez, je crois l’entendre,

Il le faut préparer par des discours pieux

Au spectacle imposant qui va frapper ses yeux.

 

 

Scène II

 

SYMMAQUE, CHILDEBERT

 

SYMMAQUE.

Puisse ma voix trouver le chemin de son âme !

CHILDEBERT, arrivant en désordre.

Ne la verrai-je plus ?... Grâce !... c’est une femme !

Vit-elle encor ?

SYMMAQUE.

Ce cloître, asile respecté,

La protège.

CHILDEBERT.

Ô mon Dieu ! l’a-t-elle mérité,

Le cruel châtiment qu’on lui garde peut-être ?

Non, non ! son cœur est pur ! j’appris à le connaitre !

Et pourtant je fus sourd aux cris de son effroi,

J’ai pu l’abandonner !... Damnation sur moi !

SYMMAQUE.

À des ordres sacrés pouviez-vous la soustraire ?

Qu’eût produit une audace impie et téméraire ?

Roi des Francs, espérez ! confiez-vous en Dieu !

CHILDEBERT.

Qu’il la défende ! On dit (est-ce vrai ?) qu’en ce lieu

La flamme sous sa main va s’allumer !... Je tremble !

SYMMAQUE.

Le Tout-Puissant est juste, et nous prierons ensemble.

CHILDEBERT.

Crois-tu qu’elle appartienne au démon ? le crois-tu ?

SYMMAQUE.

Si son cœur fut toujours innocent, sa vertu

Sortira de l’épreuve et plus pure et plus belle.

CHILDEBERT.

J’aurais dû la sauver ou mourir avec elle !

On la chargea de fers : et moi, je l’ai permis !...

Je n’étais entouré que de ses ennemis,

Ils ont juré sa perte !... et tu la hais toi-même !

Malheureux ! quel est donc son forfait ?... elle m’aime !

SYMMAQUE.

Modérez ces transports, et ne m’accusez pas !

Qui ? moi, haïr Chlodsinde, et vouloir son trépas ?

Détrompez-vous. Dieu sait quel sentiment m’anime :

J’ignore si son âme est exempte de crime ;

Mais je veux invoquer l’appui de l’Éternel :

Venez vous prosterner aux marches de l’autel !

Déjà du monastère entendez-vous la cloche ?

La porte s’ouvre, on vient, l’instant fatal approche !

Allons, et que nos vœux montent, en s’unissant,

Au divin tribunal, d’ou le pardon descend.

Ils s’éloignent pendant qu’une foule de Gaulois et de Germains entrent sur le théâtre.

 

 

Scène III

 

GAULOIS et GERMAINS

 

PREMIER GAULOIS.

Accourez, accourez, suivez-moi : voici l’heure

Ou des filles de Dieu va s’ouvrir la demeure ;

Nous entendrons l’arrêt que le ciel doit dicter.

UN GERMAIN.

Sais-tu ce qu’à la foule on vient de raconter ?

PREMIER GAULOIS.

Moi ? non.

LE GERMAIN.

Depuis trois jours que, dans ce monastère

L’accusée a vécu captive et solitaire,

L’ange maudit, souillant l’approche du saint lieu,

A voulu l’enlever au jugement de Dieu.

PREMIER GAULOIS.

Chlodsinde est-elle donc coupable ?

DEUXIÈME GAULOIS.

Moi, j’espère ;

Jadis je la vis naître et j’ai connu son père.

LE GERMAIN.

Taisez-vous ! taisez-vous ! elle est sorcière !

DEUXIÈME GAULOIS.

Non !

LE GERMAIN.

Moi, je croirais pécher en prononçant son nom.

Ne vous a-t-on pas dit que des juifs sacrilèges

L’ont instruite naguère en l’art des sortilèges ;

Que sous leurs mains encor Childebert se débat,

Enfin qu’elle voulait le conduire au sabbat ?

PREMIER GAULOIS.

Serait-il possible ?

LE GERMAIN.

Oui, vous en aurez la preuve ;

Dieu l’abandonnera pendant la sainte épreuve.

DEUXIÈME GAULOIS.

Faut-il aveuglément croire à tous ces discours ?

Si les puissants du monde avaient proscrit ses jours ?

Quand tout l’accuse, moi je suis prêt à la plaindre.

PREMIER GAULOIS.

Comment ?

DEUXIÈME GAULOIS.

Quelqu’un ici n’avait-il pas à craindre

Que, prodiguant au roi de courageux avis,

Elle ne relevât le trône de Clovis ?

Et, comme Brunehaut, montant au rang suprême...

LE GERMAIN.

Grand Dieu !

PREMIER GAULOIS.

Qu’oses-tu dire ? oh ! prends garde.

LE GERMAIN.

Il blasphème.

PREMIER GAULOIS.

Silence ! on vient.

La foule se range d’un côté ; Pépin, Charles, Gislemar, Radbod, Hermenaire, des guerriers francs et germains entrent par le fond.

 

 

Scène IV

 

PÉPIN, CHARLES, RADBOD, GISLEMAR, HERMENAIRE, SEIGNEURS FRANCS et GAULOIS, PRÉLATS, FOULE DE GAULOIS et DE GERMAINS, SOLDATS, etc.

 

GISLEMAR, précédant le cortège.

Allons ! rangez-vous... Place au roi !

CHILDEBERT.

Oh ! ne prendrez-vous pas pitié de mon effroi ?

N’est-ce donc point assez que je vous l’abandonne ?

Faut-il que sous mes yeux...

PÉPIN.

L’église nous l’ordonne.

Du solennel arrêt préparé par ses soins,

Et le peuple et la cour doivent être témoins ;

Subissons tous la loi qui nous est imposée.

Prenons place... Déjà s’avance l’accusée.

Tout le monde se place sur des sièges préparés ; la foule est groupée dans le fond. Chlodsinde s’avance ; elle est vêtue de blanc, le front pâle, et ses longs cheveux descendent sur ses épaules : Symmaque, des moines et des religieuses l’accompagnent.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, CHLODSINDE, SYMMAQUE, etc.

 

SYMMAQUE.

Toi qu’un soupçon terrible a conduite en ce lieu,

Et qui viens y chercher la justice de Dieu,

Femme, s’il n’est pas vrai que ton cœur soit coupable,

Approche sans trembler du brasier redoutable !

Mais, si ton âme impure appartient au démon,

Confesse tes péchés. Es-tu coupable ?

CHLODSINDE.

Non !

Et j’espère que Dieu, confondant l’imposture,

N’abandonnera pas sa faible créature.

SYMMAQUE.

Eh bien ! voici l’instant de ployer les genoux ;

Courbe ton front soumis, femme, et prie avec nous.

Chlodsinde se met à genoux : Symmaque se tient debout près d’elle.

Prière.

Maître des cieux et de la terre,
Toi qui vois du même œil et l’esclave et le roi,
Mon Dieu ! le cœur de l’homme est pour toi sans mystère,
Parle ! nous attendons avec un saint effroi.

Si, dans la fournaise embrasée,
Sur les trois enfants d’Israël
Une fraîche et douce rosée
À ta voix descendit du ciel ;

Si ta main aux pieds du prophète
Enchaîna la faim des lions ;
Si ta colère est satisfaite
Et s’éteint quand nous la prions ;

Dieu de bonté, Dieu de clémence,
Si nos crimes n’ont point encor
De ta miséricorde immense
Épuisé le divin trésor ;

Maître des cieux et de la terre,
Toi qui vois du même œil et l’esclave et le roi,
Mon Dieu ! le cœur de l’homme est pour toi sans mystère,
Parle ! nous attendons avec un saint effroi.

CHILDEBERT.

Non, Chlodsinde à l’enfer n’a point livré son âme !

SYMMAQUE.

Silence !...

À Chlodsinde.

Lève-toi !... que le brasier s’enflamme !

Le brasier s’allume et jette des flammes très vives.

Nos prières au ciel ne montent pas en vain,

Femme !... tu te soumets au jugement divin ?

CHLODSINDE.

Je m’y soumets.

SYMMAQUE.

Pour toi que Marie intercède !

Voici l’heure !... Va donc, et Dieu te soit en aide !

Symmaque va se placer près de Childebert.

CHILDEBERT.

Le feu brille !... Oh ! comment surmonter mon effroi ?...

Chlodsinde !... je frémis !

CHLODSINDE, s’avançant vers le brasier.

Dieu !... prends pitié de moi !

Arrivée près du brasier, elle recule.

Je ne pourrai jamais ! loin de moi cette flamme !

Loin de moi !

LE GERMAIN.

La terreur s’empare de son âme !

GISLEMAR.

C’est le coupable seul qui doit pâlir ici.

CHLODSINDE, se ranimant.

Malheureuse ! un instant j’ai tremblé !...

Elle s’approche avec énergie du brasier, et y place son bras.

Me voici !

Un cri d’effroi s’échappe de la foule ; il est suivi d’un silence d’un instant.

CHILDEBERT, à Symmaque.

Écoute ! – On n’entend pas s’échapper une plainte.

SYMMAQUE.

Sans doute sous sa main la flamme s’est éteinte.

CHILDEBERT, regardant fixement la figure de Chlodsinde.

Elle ne souffre pas ! Dieu lui-même a parlé !

SYMMAQUE.

Son bras doit être intact !

CHILDEBERT.

Oui !

CHLODSINDE, retirant du brasier son bras rouge.

Non ! il est brûlé !

Nombre de voix dans la foule.

Ah !

CHILDEBERT.

Je meurs !

On jette un voile sur le bras de Chlodsinde.

GISLEMAR.

C’en est fait ! Et le ciel la condamne !

GERMAIN, dans la foule.

Qu’on l’arrache des lieux que son aspect profane !

Voix dans la foule.

Hors d’ici ! hors d’ici ! la sorcière !

CHLODSINDE.

Arrêtez !

Francs, Gaulois et Germains, écoutez, écoutez !

Vous que Pépin convie à cet affreux spectacle !

Je ne méritais point que Dieu fit un miracle,

Mais j’étais digne au moins qu’il me vînt secourir,

Et m’envoyât d’en haut la force de souffrir !

Qui donc, lorsqu’à vos yeux me dévorait la flamme,

Mit le calme en mes traits, le courage en mon âme ?

Vous tous, dont les regards s’attachaient sur mon front,

L’avez-vous-vu pâlir ? Ceux qui m’accuseront

Où sont-ils ? Sur ces traits ont-ils lu ma torture ?

Non ! j’ai marché sans peur ! j’ai souffert sans murmure !

Gloire à Dieu ! dans ma force il s’est manifesté !

GAULOIS.

Grâce ! grâce !

GERMAINS.

Anathème à son impiété !

CHLODSINDE.

Attendez ! la mort vient, mes souffrances augmentent !

Je dirai vrai !... Ce sont les lâches seuls qui mentent !

Oui, Childebert me vit, et son amour fatal

Voulut parer mon front de son bandeau royal ;

Et moi, qui le plaignais, car il vivait sans gloire,

De ses nobles aïeux je lui contai l’histoire !...

On m’accuse, on me livre au jugement de Dieu,

On m’appelle sorcière, on me condamne au feu !...

De quel titre à présent voulez-vous qu’on me nomme ?

Je le voyais enfant,... j’ai voulu qu’il fût homme !

Je le voyais captif,... j’ai voulu qu’il fût roi !

Peuple, guerriers, voilà mon crime !... jugez-moi !

PÉPIN.

C’en est trop, l’anathème a pesé sur sa tête !

Hors d’ici !

CHILDEBERT.

Dieu l’absout !

PÉPIN.

Dieu la condamne !

RADBOD.

Arrête !

Duc Pépin ! Je l’avoue, à ses nobles accents,

La surprise et l’horreur ont glacé tous mes sens !

Dans la Gaule, on me nomme un sauvage, un barbare ?

Votre orgueil me dédaigne !... Eh bien !je te déclare,

Moi, ton vieil ennemi, moi, Radbod, le païen,

Que le cœur du barbare est plus haut que le tien !

Qu’un assassin de femme, à mes yeux, est un lâche !

PÉPIN.

Duc de Frise !...

RADBOD.

Poursuis ta glorieuse tâche !

Va de ses longs tourments faire hommage à ton Dieu !

Je hais ton culte !... et toi, je te méprise !... Adieu !

PÉPIN.

Le titre de mon hôte a pu seul te défendre !

Mais j’irai te chercher, Radbod.

RADBOD, sortant.

Je vais t’attendre !

SYMMAQUE, qui est auprès de Chlodsinde et lui prodigue des secours.

Elle succombe !

CHILDEBERT.

Non !... exécrable forfait !

Non, tu ne mourras pas, Chlodsinde !

CHLODSINDE.

C’en est fait !

Dieu m’avait soutenue, et son bras se retire !...

Mais il m’accueillera, car je péris martyre :

Ô douleur !... Je prierai pour toi !

CHILDEBERT, à ses pieds.

Non ! tu vivras !

Que faire dans un monde où tu ne serais pas ?

Toi seule m’enseignais à porter ma couronne !...

On trompa ma faiblesse !... Oh ! pardonne ! pardonne !

Ne m’abandonne pas ! Entends, entends ma voix !...

Vis !...

CHLODSINDE.

J’expire !

CHILDEBERT, tombant sans mouvement sur le cadavre.

Ah !

PÉPIN, à Charles.

Mon fils ! tes enfants seront rois !

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