Le Rival de lui-même (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en un acte et en vers, précédée d’un prologue, avec divertissements.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie Française, le 20 avril 1746.

 

Personnages du Prologue

 

LA FLEUR, Valet de Varseuil

TROUPE DE MÉNESTRIERS de Village

UN ENTREPRENEUR D’OPÉRA, avec sa Troupe

UNE TROUPE DE VILLAGEOIS chantants et dansants

 

La Scène est dans l’endroit d’un Bois, où plusieurs routes forment un grand rond.

 

Personnages de la Comédie

 

LA FLEUR

LE MAGISTER

VARSEUIL, sous le nom de GÉLADON

LE MARQUIS D’OSVILLE

OLIVIER, Valet du Marquis

ÉMILIE

LORETTE, Suivante d’Émilie

MUSICIENS

MUSICIENNES

DANSEURS

DANSEUSES

 

 

PROLOGUE

 

 

Scène première

 

LA FLEUR, suivi de plusieurs MÉNESTRIERS de Village

 

LA FLEUR.

Me voilà bien chanceux ! Par la morbleu j’enrage !

Notre Fête ira mal, ou n’ira point du tout.

Tout manque à point nommé : ma foi, je suis à bout ;

Comédie, Opéra, tout est en garouage ;

Acteurs, Chanteurs, Danseurs, tous sont las, harassés ;

La France n’en a plus assez

Pour suffire à sa joie et célébrer sa gloire :

Que diantre ! c’est toujours victoire sur victoire ;

Tout s’ensuit, un triomphe à l’autre est enchaîné ;

Et ce qu’on aura peine à croire,

Au milieu des rigueurs d’un hiver obstiné,

Dans des temps consacrés à chanter, rire et boire,

Ne les voilà-t-il pas qui, malgré la saison,

Vous prennent encor à foison

Des Pays, des Cités, des drapeaux, des Gendarmes,

Tant qu’on n’en sait que faire à Honneur soit à nos armes.

Moi, je n’y sais plus rien ; depuis deux mois entiers

Que je me tourmente sans cesse...

Au demeurant, voilà tous les Ménestriers

Qu’on n’a pas employés, et que j’amène en laisse,

Or sus, sachons du moins s’ils sauraient par hasard

Les menuets nouveaux avec les contredanses.

Çà, Messieurs, donnez-nous quelque essai de votre art ;

Allons, fredonnez-nous trois ou quatre cadences.

L’Orchestre joue mal le commencement d’un Menuet fort commun.

ON crie derrière le Théâtre.

Arrête, ah ! nous versons.

LA FLEUR.

Quel vacarme est-ce là ?

Voyons donc ce que c’est qui nous arrive-là.

 

 

Scène II

 

Troupes de MUSICIENS et de MUSICIENNES qui arrivent un peu en désordre avec L’ENTREPRENEUR

 

L’ENTREPRENEUR, en guêtres et en habit de campagne.

Peste soit du Cocher ! maugrebleu de la chute !

Rien ne manque à notre culbute.

Il faut que je sois bien maudit, encor un coup :

Ah ! le métier y fait beaucoup

LA FLEUR.

Pour savoir à près quelle est cette aventure,

Il ne faut pas longtemps se donner la torture.

À l’Entrepreneur.

Monsieur, n’êtes-vous pas l’Opéra ?

L’ENTREPRENEUR.

Vraiment oui,

Et c’est pour mes péchés.

LA FLEUR.

J’en suis fort réjoui :

Peut-on savoir où vous et votre compagnie,

En habit de cérémonie,

Alliez ainsi trottant ?

L’ENTREPRENEUR.

Si vous le demandez,

Dans la Ville prochaine où nous sommes mandés,

Nous allions en passant signaler notre zèle,

Et donner ce soir-même une Fête nouvelle,

Nous répétions chemin faisant.

LA FLEUR.

Vous répétiez en l’air ?

L’ENTREPRENEUR.

C’est la mode à présent ;

Et trop heureux encor je leur en dois de reste,

Je comptais arriver, quel contretemps funeste !

Il ne faut plus y penser, car

Jusqu’à ce que l’on ait rajusté notre char...

LA FLEUR.

En attendant, Monsieur, je vous offre un asile,

Où vous pourrez nous être utile,

C’est là dans ce château que vous voyez là-bas ;

J’y prépare une Fête où vous ne nuirez pas.

L’ENTREPRENEUR.

Parlez-vous tout de bon ?

LA FLEUR.

Ce n’est point raillerie ;

Nous sommes sort heureux de nous être trouvés :

Vous nous régalerez de quelque drôlerie,

Vous serez bien payés, encor mieux abreuvés.

L’ENTREPRENEUR.

Cela ne s’est jamais refusé.

LA FLEUR.

Le temps presse ;

Suivez-moi, vous pouvez compter sur ma promesse ;

À part.

Le beau coup de filet ! Allons, je vais devant,

L’ENTREPRENEUR, à part.

Voilà mon infortune à peu près réparée ;

Haut.

Monsieur, je suis à vous, souffrez qu’auparavant

Je voie en quel état est ma troupe effarée ;

Car un rien les démonte. Allons, arrivez tous ;

Mesdames et Messieurs, venez, rassemblons-nous.

On joue une Marche, et tous les Acteurs passent en revue.

L’ENTREPRENEUR.

À merveille. De grâce, un moment d’audience ;

Voulez-vous bien avoir encor la patience

De répéter un peu.

TOUS, en chantant et en dansant.

Répétons, répétons,

Chantons, dansons, dansons, chantons,

L’ENTREPRENEUR, à une Chanteuse.

À vous, ma chère Demoiselle,

Allons, animez-vous un peu.

À la Fleur.

C’est une Ariette vive, un morceau plein de feu.

LA FLEUR.

C’est comme je les aime.

L’ENTREPRENEUR, à l’Orchestre.

Un bout de Ritournelle ;

L’Orchestre joue une Ritournelle d’un mouvement très vif.

LA CHANTEUSE déclame.

Trop d’horreur règne encor dans mes sens éperdus,

Mes accents malgré moi demeurent suspendus ;

Le danger dont je sors les arrête au passage,

Il enchaîne ma voix, et m’en ôte l’usage.

LA FLEUR.

Prétendez-vous donner cela pour du joyeux ?

L’ENTREPRENEUR, à la Chanteuse.

Tâchez de vous revoir, votre air est merveilleux...

LA CHANTEUSE déclame.

Que je chante à présent ! Ah ! quelle tyrannie !

J’abjurerais plutôt le Dieu de l’harmonie.

Puis-je exprimer l’horreur des flots tumultueux ?

Et comment imiter les baleines bruyantes

Des Aquilons impétueux ?

Quel moyen de former ces cadences brillantes,

Ces roulements plus prompts que les éclairs,

Et ces sons éclatants qui remplissent les airs ?

UN ACTEUR.

Ne comptez pas sitôt sur nos divins accents,

La frayeur pour huit jours enchaîne tous nos sens.

L’ENTREPRENEUR.

Par la morbleu ! voilà toutes comme vous êtes,

Ce sont là tous les jours les tours que vous me faites,

Et le moindre prétexte est pour vous un bonheur.

À part.

Je suis désespéré. Filons doux avec elles.

Aux autres.

De grâce, allons mesdemoiselles,

Eh ! piquez-vous un peu d’honneur,

Voilà le monde qui s’amasse.

 

 

Scène III

 

Entrée de VILLAGEOIS et de VILLAGEOISES

 

UN VILLAGEOIS.

Eh ! Mathurine arrive ; on danse, on chante ici.

MATHURINE.

Eh ! bien j’y chanterons, j’y danserons aussi.

L’ENTREPRENEUR, au Villageois.

Mes enfants, laissez-moi de grâce.

MATHURINE.

Eh ! ne nous rabrouez pas tant ;

Pardine, en cas de joie elle est à tout le monde.

LE VILLAGEOIS.

Je sentons le plaisir une lieue à la ronde.

L’ENTREPRENEUR.

Vous danserez dans un instant.

À un Chanteur.

Vous, tâchez d’engager cette aimable Sirène,

À répéter du moins avec vous une Scène.

LE CHANTEUR.

Air chanté.

Déployez vos aimables sons ;
Chantez, Philomèle s’apprête
À recevoir de vos leçons ;
Voulez-vous qu’on voie à la Fête
Les ris et les jeux les plus doux ?
Chantez, ils y voleront tous.

LA CHANTEUSE.

Air chanté.

À ces chants pleins de charmes
Il faut rendre les armes.
Vous triomphez, quels sons délicieux !
Quand vous faites briller cette voix si touchante,
Je suis dans les cieux ;
C’est l’Amour qui chante
À la Table des Dieux.

L’ENTREPRENEUR.

Que diable tout cela n’est pas de votre rôle,

Et vous vous amusez tous deux

À vous donner l’encens le plus frivole,

À vous complimenter ; portez plus haut vos vœux,

Loin de vous enivrer de louanges si fades,

Ce n’est point de vos camarades

Que vous devez priser les applaudissements,

Attirez les empressements

Du public qui nous abandonne ;

Persuadez-vous bien qu’une Actrice n’est bonne

Qu’autant qu’elle lui plaît, c’est lui qui la soutient ;

La meilleure ne vaut qu’autant qu’elle rapporte.

Le véritable encens se donne à notre porte,

Et le plus sûr éloge est l’argent qui m’en vient.

UN VILLAGEOIS chante.

À quoi sert tant de stratagème ?
J’en agissons plus rendement ;
Je chantons bonnement,
Je nous aimons de même.

LA VILLAGEOISE chante.

Je laissons aller notre voix
À l’aventure ;
Le Rossignol des Bois
Sait-il la tablature ?
Je l’imitons,
J’avons pour maître la Nature,
Et l’amour que je nous portons.

Cela se chante en chorus par tous les Villageois et Villageoises. La Fleur chante avec eux.

LA FLEUR.

Ils n’ont ma foi pas tort ; leur méthode est fort bonne :

Quant à l’autre, ma foi, je suis votre valet.

L’ENTREPRENEUR.

Laissons donc là le Chant, et voyons le Ballet ;

Puisse-t-il aller mieux, passons à la Chaconne.

Le Divertissement finit par une Chaconne, dansée alternativement par les Danseur et par les Villageois.

 

 

COMÉDIE

 

 

Scène première

 

LA FLEUR et LE MAGISTER, des OUVRIERS DÉCORATEURS et AUTRES paraissent dans le fond

 

LA FLEUR.

Voyons si tout est prêt dans cet endroit champêtre

Pour la Fête que doit ce soir donnez mon Maître.

LE MAGISTER.

Bonjour Monsieur la Fleur ; voyez si je l’entends.

LA FLEUR, d’un air dédaigneux.

Oui da.

À part.

Faisons l’habile, i1 faut que je contrôle

Haut.

Monsieur le Magister, ceci n’est pas mal drôle.

J’aurais pourtant voulu...

LE MAGISTER.

Quoi ?

LA FLEUR.

Mais il n’est plus temps.

LE MAGISTER.

Pour voir tout le coup d’œil c’est-là qu’il se faut mettre.

Dans un plan régulier, on fait ce que l’on veut ;

Mais quand il ne l’est pas, on fait ce que l’on peut.

LA FLEUR.

Sans doute.

LE MAGISTER.

Eh ! bien ?

LA FLEUR, à part.

Mon Maître est un peu Géomètre ;

Lâchons-lui quelques-uns de ces mots inconnus

Que j’ai, malgré moi, retenus.

Haut.

Il aurait été mieux pour plus de symétrie,

Que cet angle saillant fut un peu moins obtus.

LE MAGISTER.

Plaît-il ?

LA FLEUR.

Ignorant, c’est de la Géométrie.

LE MAGISTER.

Je n’en connais pas les vertus.

D’ailleurs on n’en est pas plus sot.

LA FLEUR.

C’est autre chose.

LE MAGISTER.

Je n’imagine pas que Monsieur la Fleur glose

Sur la taille de ce berceau.

LA FLEUR.

Oui ; c’est un assez fier morceau.

Mais le pourtour en est un peu trop circonflexe,

Et la concavité m’en paraît trop convexe

LE MAGISTER

Comment ?

LA FLEUR.

Vous m’entendez, je crois ?

LE MAGISTER.

Moi ? Point du tout.

LA FLEUR, à part.

Eh ! bien, ni moi non plus. C’est affaire de goût.

Tout est, à cela près, comme cela doit être ;

Nous n’en serez pas moins bien payé par mon Maitre.

LE MAGISTER.

Je compte sur votre bonté.

LA FLEUR.

Oui, vous pouvez enfler tant soit peu le mémoire,

Et nous...

LE MAGISTER.

Je vous comprends... Donnez-vous de quoi boire ?

LA FLEUR.

De quoi boire ?

LE MAGISTER.

À votre santé.

LA FLEUR.

Parbleu si j’en avais, je boirais bien moi-même.

Adieu. Voici mon Maître.

 

 

Scène II

 

VARSEUIL, sous le nom de GÉLADON, LA FLEUR

 

GÉLADON.

Eh ! bien, tout est-il prêt ?

LA FLEUR.

Regardez.

GÉLADON.

Et le reste ?

LA FLEUR.

Ah ! Monsieur que l’on est

Impatient lorsque l’on aime !

GÉLADON.

As-tu mis ordre à tout ?

LA FLEUR.

Mieux que vous ne croyez.

GÉLADON, en regardant la Fleur.

Comme te voilà !

LA FLEUR.

Vous voyez.

C’est un habit de goût que j’ai pris pour la Fête.

Ah ! j’ai fait par hasard un beau coup de ma tête.

GÉLADON.

Quoi ?

LA FLEUR.

Les Comédiens nous ont manqué tout net.

Mais au lieu de la Comédie

Que vous deviez avoir, vous aurez un ballet.

GÉLADON.

Un Ballet me dis-tu ?

LA FLEUR.

Je vous le notifie.

GÉLADON.

Et comment ? Avec quoi ?

LA FLEUR.

Le viens de détourner

Un Opéra forain entassé dans un coche,

Qui vient de s’embourber et de rompre ici proche.

Ici jusqu’à demain il pourra séjourner.

Pour la musique et pour la danse,

Ils sont pourvus en abondance

De tout ce qu’il nous faut, et dans leur magasin

J’ai déjà pris l’habit et le nom de Jasmin.

GÉLADON.

Mais ils nous donneront des scènes bigarrées,

Qui n’iront point à mon projet.

LA FLEUR.

Bon ! n’ont.ils pas toujours des scènes préparées

Qu’ils peuvent sur le champ ajuster au sujet ?

Entre autres ils en ont une de la Folie,

Qu’ils m’ont dit être assez jolie,

Qui peut aller à tout en un jour de plaisirs,

Et le hasard pourra seconder nos désirs.

GÉLADON.

Fais pour le mieux. Pourrai-je y voir ce que j’adore !

Que d’attraits imprévus ! on y verrait éclore !

Que ce lieu deviendrait charmant !

Jamais Fête n’aurait été plus embellie,

Elle ne peut devoir son plus bel ornement

Qu’à la présence d’Émilie.

LA FLEUR.

La Fête est donc pour elle ?

GÉLADON.

Eh ! mais !

LA FLEUR.

Oh ! je le vois.

Tai donc bien deviné.

GÉLADON.

Sans doute elle est pour elle ;

J’ai pris l’occasion de la gloire immortelle,

Qui couronne sans cesse un de nos plus grands Rois,

Et je signale ainsi ma tendresse et ma joie.

Hélas !

LA FLEUR.

Vous soupirez ?

GÉLADON.

Émilie est toujours

La même, et ma tendresse augmente tous les jours.

LA FLEUR.

Monsieur, lorsque partout le plaisir se déploie,

Espérez qu’il pourra désarmer sa rigueur.

Et de cette insensible égayer la langueur.

L’allégresse publique opérera sur elle,

Si ce n’est aujourd’hui ce sera quelque jour ;

Le plaisir conduit à l’amour,

Et petit à petit désarme une cruelle.

Rien n’est tel pour venir à bout de nos vainqueurs

Que les ris et les jeux, ils ont la clef des cœurs.

GÉLADON.

Lorette m’a flatté d’amener à la Fête,

L’inhumaine beauté dont je suis la conquête.

Elle a pitié de mon état.

LA FLEUR.

Si Lorette est dans votre manche...

GÉLADON.

Elle me veut du bien.

LA FLEUR.

À charge de revanche

Lorette ne croit pas obliger un ingrat...

À propos il vous vient d’arriver de la Ville.

Un Seigneur du bel air ; c’est le Marquis d’Osville.

GÉLADON.

Comment ! D’Osville me dis-tu ?

LA FLEUR.

Lui-même, c’est ainsi qu’on prétend qu’il se nomme.

GÉLADON.

Rien n’est plus singulier.

LA FLEUR.

Connaissez-vous cet homme ?

GÉLADON.

Un peu puisqu’avec lui je me suis bien battu.

Tu n’étais pas encore à moi.

LA FLEUR.

Quelle folie !

Un sage comme vous.

GÉLADON.

Les gens les plus prudents ;

Ne sont pas à l’abri de tous les accidents.

LA FLEUR.

Cela vint pour quelque Émilie ?

GÉLADON.

Non.

LA FLEUR.

D’ailleurs quel homme est-ce ?

GÉLADON.

Une tête à l’évent,

Un de ces étourdis de la plus rare espèce,

Qui ne doutant de rien, va toujours en avant,

Dont l’esprit en travail, et toujours dans l’ivresse,

En dépit du bon sens cherche à se distinguer ;

C’est un homme entre nous qui n’a point de copie,

Un modèle achevé dans l’arc d’extravaguer.

LA FLEUR.

Que faisiez-vous de lui ?

GÉLADON.

Que veux-tu ! Dans la vie

On se trouve lié sans trop savoir comment,

Nous étions tous les deux d’une extrême jeunesse,

Et dans le même Régiment,

Et d’ailleurs il avait beaucoup de gentillesse.

LA FLEUR.

Et, s’il vous plaît, d’où vint ce combat entre vous ?

GÉLADON.

Tu ne le croiras point, un sujet des plus fous

De parole en parole engagea notre affaire.

Il me prenait mon nom.

LA FLEUR.

Votre nom ! Pourquoi faire ?

GÉLADON.

Je n’ai jamais trop su quel était son dessein.

LA FLEUR.

Qu’on ne me fasse pas un semblable Larcin.

GÉLADON.

Après avoir souffert cette badinerie,

Je vins à m’en lasser ainsi que de raison,

Il me compromettait dans plus d’une maison :

Je lui dis de cesser cette bouffonnerie ;

Je l’en priai très fort, point du tout, il le prit

D’un ton qui me déplut autant qu’il me surprit ;

Bref, il fallut se battre, et pour finir l’histoire,

Nous nous sommes si bien blessés,

Que l’on nous a cru morts ; nous l’avons laissé croire,

Et nous nous sommes éclipsés.

Ainsi sans qu’on y pense il survient des orages,

Et souvent les plus fous entraînent les plus sages.

Depuis cette aventure il s’est passé sept ans.

LA FLEUR.

Ah ! voilà donc pourquoi vous demeurez céans

Tapis comme un Hermite.

GÉLADON.

Oui dans cette retraite,

Sous un nom qui n’est pas le mien

Ainsi j’aime, et j’attends que je ne risque rien.

Pour rentrer dans le monde. Adieu, voici Lorette.

 

 

Scène III

 

GÉLADON, LORETTE, en habit de Fête

 

GÉLADON.

Ah ! ah ! Déjà Lorette a l’air bien éveillé !

Mon amour en conçoit un espoir plein de charmes.

LORETTE.

Ne soyez pas, Monsieur, si fort émerveillé

De me voir déjà sous les armes,

Car à vous parler sans détour,

Lorsque je dois être de fête

Dès le plus grand matin j’aime à me tenir prête ;

Et mon bonheur commence à la pointe du jour.

GÉLADON.

Je suis charmé de voir que tu sois si sensible.

LORETTE, en regardant le bosquet.

C’est donc ici l’endroit...

GÉLADON.

Oui. Mais s’il est possible...

LORETTE.

Je m’en vais donc passer dans ce lieu fortuné

Un des plus beaux jours de ma vie ?

Que mon cœur est charmé ! que mon âme est ravie ?

Mon Dieu, que le plaisir est bien imaginé !

GÉLADON.

J’en conviens avec toi. D’ailleurs quelles nouvelles !

LORETTE, ne l’écoutant point.

Ses effets sont si doux !

GÉLADON.

Oui, mais daignerais-tu...

LORETTE.

Le plaisir, entr’autre vertu,

À celle de nous rendre encor cent fois plus belles ;

L’ennui plus que le temps fait tort à nos appas.

GÉLADON.

Ce malheur aujourd’hui ne t’arrivera pas.

LORETTE.

Pour cela non.

GÉLADON.

Enfin m’as-tu tenu parole ?

Et ta belle Maîtresse ?...

LORETTE.

Émilie ? Elle est folle.

Je ne sais de folie autre que le chagrin,

Et le sien va toujours son train.

GÉLADON.

Mais d’où vient-il ?

LORETTE.

D’aimer encor, quoi qu’elle en dise,

Cet homme qu’elle a fait la sottise d’aimer.

Elle a beau me jurer qu’elle n’est plus éprise,

Et qu’elle a résolu de ne plus s’enflammer.

Maudit soit le défunt, où diantre étaient ses charmes ?

Il m’en serait bien mort cinq ou six comme lui,

Que je n’en aurais pas versé les moindres larmes ;

Mais voit-on ce qu’on aime avec les yeux d’autrui ?

GÉLADON.

Quelle constance !

LORETTE.

Et moi je dis, quelle faiblesse !

GÉLADON.

Quel cœur ! plus je la vois capable de tendresse,

Plus je sens que je l’aime, et l’aimerai toujours ;

Que cet homme est heureux !

LORETTE.

Il est mort !

GÉLADON.

Eh ! qu’importe ?

Lorette, on donnerait ses jours

Pour pouvoir une fois être aimé de la sorte.

LORETTE.

Je voudrais de bon cœur, je puis vous l’affirmer,

Qu’il vous en eût coûté deux ou trois cens pistoles,

Et que par mon moyen elle pût vous aimer.

GÉLADON.

Eh ! bien tu les auras.

LORETTE.

Ce sont là des paroles.

GÉLADON, en lui donnant sa bourse.

En voici les effets.

LORETTE.

Mais comme vous prenez

Les choses au pied de la lettre.

GÉLADON.

Tâche de réussir, et j’ose te promettre...

LORETTE, mettant l’argent dans sa poche.

Je prends vos intérêts, puisque vous l’ordonnez ;

Mais que ce soit sans conséquence,

Car je ne réponds pas de vaincre ses refus.

GÉLADON.

Quoi ! jusqu’ici tes soins ont été superflus ?

LORETTE.

Ce n’est pas faute d’éloquence ;

Je vais la redoubler. Et, soit dit encre nous,

Je travaille pour elle en travaillant pour vous :

Car vous êtes son fait, tout comme elle est le vôtre.

Mystérieusement.

Elle-même convint avec moi, l’autre jour,

Que si son cœur pouvoir prendre encor de l’amour,

Ce serait pour vous seul, et jamais pour un autre.

Sitôt que le bon sens pourra lui revenir,

Vous recevrez le prix de la persévérance.

GÉLADON.

Et quand viendra ce temps ?

LORETTE.

Tout est dans l’avenir :

Vous l’aimer à son goût ; ayez de l’espérance.

GÉLADON.

Je commence à la perdre.

LORETTE.

Il est bien sûr qu’au moins

J’acquitterai ma conscience,

En mettant coute ma science

Pour l’amener ici.

GÉLADON.

Tu perdras tous tes soins.

LORETTE.

J’en ai peur.

GÉLADON.

Faisons mieux.

LORETTE.

Commandez à mon zèle.

GÉLADON.

Ta Maîtresse sait bien que la Fête est pour elle.

LORETTE.

Soyez tranquille à cet égard.

GÉLADON.

Sûrement ?

LORETTE.

Je vous ai rendu ce bon office.

GÉLADON.

D’abord qu’elle ne veut y prendre aucune part,

Il faut en faire un sacrifice,

Elle m’en saura gré.

LORETTE.

Je ne vous entends plus.

GÉLADON.

Il ne me convient pas d’ameuter tout le monde,

Et de troubler ici par des jeux superflus

Sa tranquillité.si profonde :

Pour me conformer à son goût,

Je m’en vais contremander tout.

LORETTE.

Eh ! non pas, s’il vous plaît : diantre, qu’allez-vous faire ?...

Mais vous perdez l’esprit.

GÉLADON.

Je crains de lui déplaise.

LORETTE.

La Fête est annoncée, a ; n’est plus un secret,

On le sait partout à la ronde ;

On vient, on vole ici des quatre coins du monde ;

Et vous iriez donner ce contre-ordre indiscret ?

GÉLADON.

C’est un ménagement.

LORETTE.

C’est un trait de folie.

Je frémis quand j’y pense. Ah ! ciel, que dirait-on

De vous, Monsieur, et d’Émilie ?

Voulez-vous la brouiller avec tout le canton ?

Et vous faire haïr de toute la Nature ?

Car on saura, Monsieur, la fin de l’aventure.

Déjà les violons sont à se recorder...

Quelque caprice heureux lui passant par la tête,

Pourra bien amener ma Maîtresse à la Fête :

Nous refusons longtemps avant que d’accorder.

Je vais employer tout jusqu’à la politique :

Je lui dirai qu’étant des premières d’ici,

En bonne Citoyenne il lui convient aussi

De venir partager l’allégresse publique,

Qu’intérieurement rien ne l’empêchera

De garder sa langueur au milieu de la joie,

Et qu’elle n’en prendra qu’autant qu’elle voudra ;

Que pour le bon exemple il suffit qu’on la voie.

De si fortes raisons ne peuvent pas manquer

De faire un grand effet.

GÉLADON.

J’accepte le présage.

LORETTE.

Mon affaire est de l’embarquer,

Et la vôtre sera d’en faire un bon usage.

Adieu ? ne contremandez rien ;

Au contraire.

GÉLADON.

Va donc...

LORETTE.

Allez, tout ira bien.

 

 

Scène IV

 

GÉLADON, seul

 

Il faut donc espérer, puisqu’on me le conseille.

Cédons. Que l’espérance aisément se réveille !

Allons, laissons-nous en charmer :

Ah ! c’est autant de pris sur le malheur d’aimer.

 

 

Scène V

 

GÉLADON, LE MARQUIS D’OSVILLE

 

GÉLADON.

Mais, qui survient ici ?

D’OSVILLE, d’un air ironique.

Quelle magnificence !

GÉLADON, à part.

C’est d’Osville lui-même, il porte ici ses pas.

D’OSVILLE.

Eh ! parbleu, je ne croyais pas

Être en pays de connaissance.

Est-ce bien toi Varseuil ? Comment ! tu n’es pas mort ?

GÉLADON.

Non, je passe pour l’être, et je le laisse croire.

D’OSVILLE.

Tu ne l’es par, voilà le meilleur de l’histoire,

Je m’en réjouis, mais très fort ;

Et c’est de très bond cœur que je t’en félicite.

Oh ! çà, soyons amis ; entre nous, quitte à quitte ;

Tu me fus toujours cher, oublions le passé.

GÉLADON.

Ma foi depuis le temps, tout doit être effacé.

D’OSVILLE.

Mais rien n’est plus heureux... Tu peux m’aimer encore ;

Je ne suis plus si fou que je l’étais jadis.

GÉLADON.

Est-il bien vrai ?

D’OSVILLE.

D’honneur, c’est moi qui te le dis ;

Rends-moi ton amitié.

GÉLADON.

Soit ; la vôtre m’honore.

D’OSVILLE.

Laissons-là les fadeurs : mais dis-moi donc un peu,

Comment va la santé, l’amour, le vin, le jeu ?

Qu’a-tu fait ? que fais-tu ?

GÉLADON.

Vous allez un peu vite.

D’OSVILLE.

Quel est ce lien ? quel est le monde qui l’habite ?

En l’embrassant encore.

Ce pauvre cher Varseuil ! S’imaginerait-on...

GÉLADON.

Je me nomme, autrement depuis notre querelle ;

Personne ici ne sait mon véritable nom.

D’OSVILLE.

Cette précaution est sage et naturelle ;

Pour moi qui’ ne me suis battu que sous se tien,

Je l’ai crue inutile, et j’ai gardé le mien.

Ainsi donc, mon cher, tu t’appelles ?

GÉLADON.

Géladon.

D’OSVILLE.

Géladon. Je t’en fais compliment.

GÉLADON.

Ce nom-là n’en mérite aucun.

D’OSVILLE.

Si fait vraiment.

Eh, l’ami Géladon, je sais de tes nouvelles.

GÉLADON.

Quoi donc, que savez-vous ?

D’OSVILLE.

Qu’à certaine beauté ;

C’est-à-dire entre nous, à certaine conquête,

Tu donnes en ces lieux une amoureuse Fête.

GÉLADON.

Si l’on sait que je l’aime, on sait sa cruauté.

D’OSVILLE.

On ne me l’a point dite, et je ne puis le croire :

Cette galanterie est le prix de son cœur,

Et tu vas faire ici célébrer ta victoire

Et ta reconnaissance.

GÉLADON.

Ou plutôt sa rigueur.

D’OSVILLE.

Que la discrétion est un faible mérite !

Est-ce qu’on donne encor dans ces misères-là ?

Que diable !

GÉLADON.

Je n’ai rien à répondre à cela,

Si ce n’est que la chose est comme je l’ai dite.

D’OSVILLE.

Ce n’est donc tout au plus que depuis quinze jours,

Que tu t’es mis après ce nouveau phénomène ?

GÉLADON.

Mais depuis près d’un an j’adore l’inhumaine.

D’OSVILLE.

Elle est donc sans esprit ?

GÉLADON.

Et d’où vient ce discours ?

D’OSVILLE.

Cruelle et sotte...

GÉLADON.

Eh ! bien ?

D’OSVILLE.

Sont assez synonymes.

GÉLADON.

Comment !

D’OSVILLE.

Presque toujours l’un et l’autre est tout un ;

Ces dédaigneuses-là n’ont pas le sens commun.

GÉLADON.

Ah ! vous pouvez rayer cela de vos maximes.

D’OSVILLE.

Eh ! non, te dis-je, encore un coup.

GÉLADON.

Ce que j’aime n’a pas moins d’esprit que de charmes.

D’OSVILLE.

La fureur ordinaire est d’en croire beaucoup

À celle à qui l’on rend les armes.

GÉLADON.

Je rencontre à la fois tout ce qui peut charmer,

L’attaque un cœur tendre et sensible,

Et peut-être le seul qui sache bien aimer ;

Mais hélas !...

D’OSVILLE.

D’où vient donc cet obstacle invincible ?

GÉLADON.

Un malheureux amour la tien sous son pouvoir.

D’OSVILLE.

As-tu quelque rival ?

GÉLADON.

J’en ai sans en avoir.

D’OSVILLE.

Elle aime donc quelqu’un qui ne daigne y répondre ?

GÉLADON.

J’ignore quel était cet Amant fortune

Pour qui son cœur conserve un amour obstiné.

Écoutez seulement, ceci va vous confondre.

Par les soins les plus assidus,

Par tout ce que l’Amour eut jamais de plus tendre,

Je ne puis supplanter un Amant qui n’est plus,

Il semble tous l’es jours renaître de sa cendre.

D’OSVILLE.

C’est qu’elle veut traiter la chose décemment :

Sans doute que cet homme est mort tout récemment.

GÉLADON.

Depuis sept ans.

D’OSVILLE.

Sept ans !

GÉLADON.

Oui, vous pouvez m’en croire.

D’OSVILLE.

Voilà ce qui s’appelle une belle mémoire.

D’OSVILLE.

Quand elle est dans le cœur elle dure longtemps.

Enfin jusqu’à ce jour les feux les plus constants

N’ont pu me procurer qu’une estime sincère,

Qu’une vraie amitié qui m’est toujours bien chère,

Mais ces sentiments-là ne sont pas de l’amour.

D’OSVILLE.

Ta Maîtresse extravague, et tu n’es pas plus sage.

Du plus beau de tes jours fais un meilleur usage ;

Laisse-là cette folle, et finis sans retour.

GÉLADON.

Je voudrais vous voir à ma place ;

Vous tenteriez en vain de briser vos liens.

D’OSVILLE.

Moi, j’ai rompu des nœuds bien plus forts que les tiens ?

C’est un petit récit qu’il finit que je te fasse.

Du temps que je prenais ton nom...

GÉLADON.

Puis-je savoir

À présent quel besoin vous pouviez en avoir ?

Quoi qu’entre nous mon nom en vaille bien un autre,

Il n’a pas tout l’éclat du vôtre ;

D’où venait la fureur de vous l’approprier ?

D’OSVILLE.

Pour mener à la fois plusieurs galanteries.

D’ailleurs je t’avouerai sans m’en faire prier,

Que mon nom trop connu par taille étourderies,

Avoir effarouché bien des cercles Bourgeois ;

Je passais pour un sou, tu passais pour un sage ;

Ton nom pouvoir m’aider, ma foi, j’en fis usage :

Il n’est pas malheureux.

GÉLADON.

Oui, je m’en aperçois.

D’OSVILLE.

Va, je te donnerai la liste,

Si tu veux réclamer tes droits.

GÉLADON.

Je m’en désiste.

D’OSVILLE.

Je pris ton caractère et ton grave maintien,

Pour voir ce qu’on peut faire avec l’air de sagesse,

Par curiosité : je m’en tirai fort bien ;

Car je suis un Protée auprès d’une Maîtresse.

Mais entr’autre maison où ton nom m’a servi,

Chez un vieux Citadin mon cœur fut asservi ;

Une jeune personne extrêmement aimable,

Parut être à mes yeux d’un prix inestimable,

Excepté qu’elle était fille à grands sentiments,

Elle vouloir aimer dans le goût des Romans.

Je me prêtai d’abord à cette fantaisie,

Croyant la ramener bientôt. Qui l’eût prévu ?

Moi-même en moins d’un mois, sans m’en être aperçu,

Je me vis entiché de cette frénésie ;

Je ne respirai plus qu’un amour épuré,

Cette chimère entra jusqu’au fond de mon âme ;

Et chaque jour accrut ma folie et ma flamme.

Je sentis mon état, j’en fus désespéré,

Ce que j’avais d’abord traité de badinage

Devint si sérieux que vingt fois, en un mot,

Je vis l’instant fatal où j’allais comme un sot,

Immoler ma fortune et mon libertinage ;

Mais un coup du Ciel me sauva.

Justement sur ces entrefaites

Tu me fis appellera, notre affaire arriva ;

Bref, toutes réflexions faites,

Comme l’on me crut mort, et qu’après je m’enfuis ;

Je laissai dans l’erreur ma sublime Maîtresse,

Et petit à petit étouffant ma tendresse,

Ma foi, je n’en ai pas ouï parler depuis.

Je me serais perdu si je l’eusse revue.

Par une rupture imprévue,

Fais comme moi, finis avec elle, va-t’en,

Et laisse au premier tome un si fade Roman.

GÉLADON.

Non, le charme est trop fort.

D’OSVILLE.

Quel est ce badinage ?

Que diable veux-tu davantage

Avoir à démêler avec un trépassé,

Qui ne peut être remplacé ?

Laisse en paix sa cendre importune

Jouir de sa bonne fortune ;

Crois-moi, cède, et renonce à sa succession.

GÉLADON.

C’est ma première passion ;

Et la dernière.

D’OSVILLE.

À la  bonne heure ;

Mais je gagerais bien que celui qu’elle pleure

Ne t’a jamais valu.

GÉLADON.

L’amour qu’elle a pour lui

Doit prouver...

D’OSVILLE.

Rien, j’ai fait mainte et mainte conquête ;

Et je connais le goût des femmes d’aujourd’hui ;

Il n’est, à dire vrai, pour leur tourner la tête,

Que ces petits Messieurs poudres, musqués, brodés,

Dont la Cour et Paris sont toujours inondés,

Fléaux des gens sensés que partout ils supplantent,

Idoles et Tyrans des folles qu’ils enchanter,

Qui se sont cent noirceurs pour se les arracher,

Et dont toute la gloire est de les attacher,

Par choix, par préférence et par goût à leurs charmes.

Ce sont-là les héros, ce sont-là les vainqueurs

À qui l’aveugle Amour cède à présent les armes,

Et qu’il rend à leur gré maître de tous les cœurs...

Eh ! quoi, tu ris de voir comme je les ajuste !

Je parle contre moi, mais il faut être juste.

Si tu veux figurer et te faire un état,

Résous-toi galamment à devenir un fat :

Tel était ton rival.

GÉLADON.

Cela pourrait bien être.

D’OSVILLE.

Tiens, je le vois d’ici. Comment le nommait-on ?

J’aurais fort bien pu le connaître.

GÉLADON.

On m’a toujours caché son nom ;

Mais à certain rapport s’il m’est permis de croire...

D’OSVILLE.

Sans doute, crois toujours.

GÉLADON.

Il n’est pas à sa gloire.

La Suivante convient...

D’OSVILLE

Et je te dis aussi

Que c’est ce qui la fait aimer à la folie.

GÉLADON.

Et c’est en quoi j’ai peine à comprendre Émilie.

D’OSVILLE, à part.

Émilie ?... Eh ! que diable !

GÉLADON.

Elle se nomme ainsi.

D’OSVILLE.

Émilie ?

GÉLADON.

Oui.

D’OSVILLE.

Serait-ce... Il n’est rien d’impossible.

Haut.

Et comment est d’ailleurs cette belle insensible ?

GÉLADON.

Vous la verrez.

D’OSVILLE, à part.

C’est elle, ou je me trompe fort.

Haut.

Écoute a dis-moi donc...

GÉLADON.

Elle viendra peut-être.

Souffrez que je vous quitte, et que j’aille savoir

Si nous aurons ici le bonheur de la voir.

D’OSVILLE.

Va, je m’en prie aussi.

GÉLADON, de loin.

Vous êtes bien le maître.

 

 

Scène VI

 

D’OSVILLE, seul

 

S’agirait-il de moi ? Plus je pense, en effet,

À tout le détail qu’il m’a fait,

Plus je me reconnais aussi bien qu’Émilie.

Quoi, je serais l’objet de sa mélancolie !

Elle pourrait encor m’aimer !

Serait-elle assez folle ? Ah ! c’est trop présumer...

Ce n’est pas que ce trait ne soit fort digne d’elle,

Et qu’elle n’ait un cœur, autant qu’il m’en souvient,

Tenace, opiniâtre, où le sentiment tient

En dépit du bon sens... une femme fidèle

Est un prodige... Il faut que j’en sois éclairci ;

Car enfin, malgré moi, j’en doute.

 

 

Scène VII

 

D’OSVILLE, OLIVIER

 

OLIVIER.

Nous avons fort bien fait de séjourner ici,

Ce gîte est pour nous deux, le meilleur de la route.

Vous vous amuserez à danser jusqu’au jour,

Et-votre serviteur à boire.

Mais le plus drôle de l’histoire,

Que vous ne savez pas...

D’OSVILLE.

Quoi donc ?

OLIVIER.

C’est que l’Amour,

Qui se met de toutes les Fêtes,

Vous faut trouver céans une de vos conquêtes.

D’OSVILLE.

Veux-tu dire Émilie ?

OLIVIER.

Oui, Monsieur justement.

D’OSVILLE.

Es-tu bien sûr que ce soit elle ?

D’OSVILLE.

On ne peut l’être plus, et je viens promptement

Vous en apporter la nouvelle :

Depuis deux ou trois ans la chère Demoiselle,

Toujours fille en ces lieux a fixé son séjour,

Tandis qu’elle aurait pu figurer à la Cour.

Je n’ai pas borné là mon zèle :

Daignez m’entendre jusqu’au bout.

D’OSVILLE.

Tu me fais un plaisir extrême.

OLIVIER.

Si le cœur vous en dit vous en êtes à même :

Elle est libre, le diable a fait rafle de tout :

Elle n’a plus de père et de tante importune,

Et grâce à leur trépas qui semble fait exprès,

Item, elle jouit d’une Terre ici près,

Et d’une assez grosse fortune.

Voilà ce qu’en buvant j’ai su de positif,

Oh ! le vin est fort instinctif.

D’OSVILLE, en riant.

Je n’en puis plus douter... il me vient une idée.

OLIVIER.

Cet établissement vous conviendrait assez ;

Elle est riche à présent, et vous la connaissez.

Cette affaire sera promptement décidée.

D’OSVILLE.

L’épouser ?

OLIVIER.

Pourquoi non ?

D’OSVILLE.

Oh ! je suis de ces gens

Qui laissent marier les autres.

En te remerciant de tes soins obligeants.

OLIVIER.

Mais quels desseins sont donc les vôtres ?

D’OSVILLE.

De m’amuser mais oui depuis six ans et plus,

Que cette belle et moi nous ne nous sommes vus,

Je suis si fort changé...

OLIVIER.

Quels projets vont éclore ?

D’OSVILLE.

Elle ne m’a jamais connu que sous le nom

De Varseuil, quelle doit croire mort. Pourquoi non ?

Il serait fort plaisant d’en triompher encore,

De me supplanter dans son cœur,

De pourvoir au moyen d’un heureux stratagème,

Une seconde fois devenir son vainqueur,

Et sous mon propre nom succéder à moi-même...

Je n’y puis résister, contentons nos désirs ;

L’entreprise me charme, autant quelle me pique :

Il est beau de tenter une entreprise unique ;

La gloire est en amour le premier des plaisirs...

OLIVIER.

Ce projet est fort beau ; mais dites-moi de grâce,

Parlez-vous tout de bon ?

D’OSVILLE.

Oui je l’entreprendrai.

OLIVIER.

Comment ?

D’OSVILLE.

Que rien ne l’embarrasse.

OLIVIER.

Mais...

D’OSVILLE.

Mais rien n’est plus simple, et je lui soutiendrai,

Que moi Marquis d’Osville autrefois je l’ai vue,

Et qu’épris en secret de ses divins appas,

Sans qu’elle s’en soit aperçue,

Avec discrétion je suivais tous ses pas ;

Et que j’allais enfin l’instruire de ma flamme ;

Quand je fus obligé de partir sur le champ,

Je lui protesterai de l’air le plus touchant,

Que cet amour n’a fait qu’augmenter dans mon âme ;

Et je lui mentirai d’un ton

Si plein de la candeur qui m’est si naturelle.

Qu’elle s’y trompera ; sinon tant pis pour elle ;

J’aurai fait de mon mieux.

OLIVIER.

Maugrebleu du fripon !

D’OSVILLE.

Que dis-tu ?

OLIVIER.

Moi je fais votre panégyrique ;

Et je meurs d’admiration.

D’OSVILLE.

Va-t’en boire : surtout point d’indiscrétion.

Moi je vais la chercher.

 

 

Scène VIII

 

OLIVIER, seul

 

Oh ! cet homme est unique !

La pauvre créature ! Il fera son malheur.

Je devrais l’avertir de toute la manœuvre.

Ma foi, j’en vais toucher quelque chose à la Fleur...

Tout beau, ne poussons pas si loin cette bonne œuvre,

C’est un homme à jamais ne me la pardonner ;

Ma probité pourrait me faire bâtonner.

 

 

Scène IX

 

ÉMILIE, LORETTE

 

ÉMILIE.

Je fais ce que tu veux : suis-je assez complaisante ?

LORETTE.

Que de façons ! Allons, donnez-moi cette main.

Lorsque le plaisir se présente,

Il lui faut épargner la moitié du chemin.

ÉMILIE.

Mais d’un homme qui m’aime agréer une Fête !...

LORETTE.

Que voulez-vous de mieux ?

ÉMILIE.

C’est presque s’engager ;

C’est lui laisser envisager

Qu’on a quelque plaisir d’avoir fait fa conquête.

LORETTE.

Il ne le croira pas, fiez-vous-en à moi.

ÉMILIE.

Il ne le croira pas ! Peut-on savoir pourquoi ?

LORETTE.

Tous les hommes ne sont que trop portés à croire

Ce qui pourrait tourner contre nous à leur gloire.

Mais Monsieur Géladon ne leur ressemble en rien.

Pardon, si je lui donne ainsi la préférence.

ÉMILIE.

Je ne t’empêche pas de m’en dire du bien.

LORETTE.

Et comment voulez-vous qu’il ait de l’espérance ?

Car j’ignore d’où diantre il peut l’avoir appris ;

Mais il sait qu’en secret vous avez le cœur pris.

ÉMILIE.

Moi ?

LORETTE, à part.

Laissons-la-parler...

Haut.

Oui sans doute, vous-même.

ÉMILIE.

Il est mal instruit.

LORETTE, à part.

Bon !

ÉMILIE.

Son erreur est extrême.

LORETTE.

Mais vous avez aimé ?... Là, parlons sans détour...

Ce souvenir vous cause un trouble assez visible.

ÉMILIE.

Je puis avoir été peut-être un peu sensible.

LORETTE, à part.

Tant pis...

Haut.

Vous conservez encor le même amour ?

ÉMILIE.

Le terme est un peu fort.

LORETTE.

Eh ! bien, la même flamme ?

ÉMILIE.

Je ne conserve plus qu’un certain souvenir.

LORETTE.

Bien tendre, n’est-ce pas, daignez en convenir.

ÉMILIE.

Ce que j’ai pu sentir dans le fond de mon âme

N’était qu’un goût naissant qui pouvoir aller loin,

Si l’on eût cultivé mon penchant avec soin.

J’étais si jeune alors...

LORETTE.

Que vous seriez à plaindre !

ÉMILIE.

Mais on a laissé tout éteindre.

Le temps, l’âge, l’absence, et surtout la façon

Dont tu sais que je fus alors abandonnée,

Tout doit sur cet amour dissiper un soupçon

Que tu nourris encor dans ton âme obstinée,

Quoiqu’à te détromper j’aie employé mes soins.

LORETTE.

Ainsi vous n’aimez plus, vous le croyez du moins :

C’est un fait dont jamais nous ne sommes trop sûres.

ÉMILIE.

J’ai fait depuis ce temps bien des réflexions.

LORETTE.

Les premières impressions

Laissent au fond du cœur de profondes blessures...

Par bonheur, Varseuil est mort.

ÉMILIE.

 J’y prends peu de part ;

Et s’il ne l’était pas, il reviendrait trop tard.

LORETTE.

S’il est vrai, qui peut donc au fond de ces retraites,

Vous plaire, et constamment retarder votre choix,

Jeune, riche, et surtout libre comme vous l’êtes ?

ÉMILIE.

Je ne le suis encor que depuis quelques mois ;

Et je crois que d’ailleurs l’épreuve m’est permise,

Qu’à ma place on ne peut trop user de remise,

Après ce qui m’est arrivé.

LORETTE, à part.

Bon ! c’est de l’argent sûr ; ma joie est infinie.

Haut.

Eh ! Monsieur Géladon est assez éprouvé :

N’abrégerez-vous point cette cérémonie ?

Voyant Varseuil.

Miséricorde ! au meurtre ! à l’âme ! au revenant !

Fuyons, sauve qui peut.

 

 

Scène X

 

D’OSVILLE, ÉMILIE

 

ÉMILIE.

Rien n’est plus surprenant.

D’où vient cette terreur ? À qui donc en a-t-elle ?

Ah ! grands Dieux ? c’est Varseuil, il n’en faut plus douter.

D’OSVILLE, à part.

C’est elle, non, jamais elle ne fut plus belle.

ÉMILIE.

Sortons, je ne saurais le voir, ni l’écouter.

D’OSVILLE.

Eh quoi vous me fuyez lorsque je vous retrouve !

Ne vous offensez pas si l’excès de mes feux

Me jette à vos genoux en ce moment heureux.

ÉMILIE, en le relevant.

Quel mouvement confus, quel désordre j’éprouve !

D’OSVILLE.

Soufflez que des transports si longtemps retenus,

Pour la première fois cessent de se contraindre.

ÉMILIE.

Pour la première fois !... ils me sont sort connus ;

Mais je n’ai pas moins lieu maintenant de m’en plaindre.

D’OSVILLE.

Quoi ! vous me connaissez ? Quel retour plein d’appas !

Ah, qu’il m’est doux de voir que vous n’ignorez pas

Que mon cœur dès longtemps vous a rendu les armes !

ÉMILIE.

Vous me le rappelez, je ne puis le nier ;

Mais vous m’avez laissé le temps de l’oublier.

D’OSVILLE.

Que ce reproche est plein de charmes !

Quoi ! vous avez dès-lors entrevu cet amour

Qui n’osait éclater ? Ah ! quel bonheur extrême !

Permettez que mon cœur le réclame en ce jour,

Et que j’ose avec vous dater de l’instant même.

ÉMILIE.

Ce langage, Monsieur, est assez singulier.

D’OSVILLE.

En quoi ?

ÉMILIE.

Que parlez-vous, d’une flamme ancienne

Qui n’osait éclater ?

D’OSVILLE.

Je parle de la mienne.

ÉMILIE.

Tout ceci ne peut pas trop se concilier.

D’OSVILLE.

L’Amour ne doit-il pas nous servit d’interprète ?

ÉMILIE.

Point du tout : pardonnez ma prière indiscrète ;

Varseuil, expliquez-vous un peu plus clairement.

D’OSVILLE.

Qu’appelez-vous Varseuil ?

ÉMILIE.

Vous-même apparemment.

D’OSVILLE.

Je ne le fus jamais, non jamais de ma vie.

Quelle est cette méprise ?

ÉMILIE, à part.

En est-ce une en effet ?

Haut.

Quoi ! véritablement...

D’OSVILLE.

Non vraiment, c’est un fait.

ÉMILIE.

Vous n’êtes point Varseuil ?

D’OSVILLE.

Quelle est donc votre envie

Que je sois ce Varseuil ? J’ai bien connu quelqu’un

Qu’on nommait autrefois de ce nom importun :

Cet homme, quel qu’il soit, depuis nombre d’années

A terminé ses destinées.

De grâce, entendons-nous, je puis vous protester,

Vous juter que mon nom est le Marquis d’Osville,

Connu depuis longtemps à la Cour, à la Ville ;

C’est ce qu’on ne peut contester.

Je fus épris de vous à la première vue,

Je me mis-en secret à suivre tous vos pas ;

Charmé de plus en plus de vos divins appas.

J’allais me déclarer ; une affaire imprévue,

Oui le maudit devoir, l’ennemi de l’amour ;

M’éloigna : je comptai de vous revoir un jour,

Et me voici ; le Ciel a fini mon absence.

ÉMILIE.

J’ai beau l’envisager, je vois bien dans ses traits

Un fort grand changement : non, il ne fut jamais

De plus parfaite ressemblance,

Après l’avoir bien regardé.

Mais vous êtes Varseuil.

D’OSVILLE.

Quelle obstination

De vouloir constamment me prendre pour un autre !

ÉMILIE, à part.

Est-ce une imagination ?

D’OSVILLE.

Regardez-moi donc bien. Quelle erreur est la vôtre !

Mais j’entrevois d’où vient cet incident fatal ;

Ce Varseuil sut, sans doute, autrefois mon rival :

(Peut-on n’en pas avoir en adorant vos charmes,)

Sans doute je ressemble à cet heureux Amant :

Oui, voilà ce que c’est ; j’y suis... Heureusement

Qu’il n’est plus en état de me causer d’alarmes,

Que cette ressemblance aide à le remplacer,

Si j’en ai tous les traits, mon cœur n’est pas le même,

Vous le démêlerez à ma tendresse extrême,

J’ose espérer qu’enfin je pourrai l’effacer,

Que je mériterai sur lui la préférence.

ÉMILIE, à part.

Nous n’en sommes pas là. Je ne sais que penser.

D’OSVILLE.

Vous ne pourrez vous dispenser

De céder malgré vous à ma persévérance.

ÉMILIE, à part.

Non, si ce n’est pas lui... Gardons-nous d’éclater.

D’OSVILLE, à part.

Bon, je lis dans son cœur, je vois ce qui s’y passe,

Haut.

Laissez-vous adorer. Laissez-moi me flatter

Qu’un jour...

ÉMILIE.

Ah ! laissez-moi, de grâce,

Puisque je ne vous connais pas.

D’OSVILLE.

Que dites-vous ?

ÉMILIE.

Daignez ne point suivre mes pas.

Elle lui tourne le dos.

D’OSVILLE, à part.

Allons, c’est bien assez d’avoir rompu la glace ;

Le doute, le dépit l’agitent tour à tour,

Il faudra batailler pour emporter la place,

Mais aussi j’aurai fait un chef-d’œuvre en amour.

 

 

Scène XI

 

ÉMILIE, seule

 

Mon dépit est égal à ma faiblesse extrême.

D’abord en le voyant... car enfin c’est lui-même.

Mais par ce désaveu cruel, injurieux,

Que prétend-il ! Quelle est cette idée insensée ?

Je ne puis pénétrer le fond de sa pensée...

Mais dois-je tout-à-fait m’en fier à mes yeux ?

Est-ce bien-là l’objet de mes premières larmes ?

Un air de ressemblance, un rapport apparent,

Tout a pu m’aveugler ; mais en les comparant,

De Varseuil, ce me semble, il n’a pas tous les charmes.

Non, non, ne croyons pas les retrouver en lui ;

Ce n’est point là Varseuil qui revient aujourd’hui,

Ce n’est point là Varseuil... Ce déni de lui-même,

Pourrait bien dans le fond n’être qu’un stratagème

Inventé par l’amour et par le repentir.

En effet, si c’est-là ce qui me le ramène,

Le volage a dû pressentir

Qu’il a trop mérité ma haine,

Pour pouvoir se flatter d’obtenir son pardon ;

Honteux d’un si long abandon,

Il n’ose s’avouer pour être l’infidèle...

Bon ! je lui prête encor une excuse nouvelle.

 

 

Scène XII

 

ÉMILIE, LORETTE

 

LORETTE.

Vous venez de le voir : il vous a soutenu

Qu’il n’est point Varseuil...

ÉMILIE.

Oui : mais je l’ai reconnu.

LORETTE.

Eh ! bien, il a raison.

ÉMILIE.

Comment ! que veux-tu dire ?

LORETTE.

Écoutez seulement, et vous allez bien rire.

D’abord pour commencer ce récit singulier,

Je sais tout de la Fleur, qui le tient d’Olivier,

Que l’honneur et le vin plus que toute autre chose,

Ont sait jaser. Surtout entre nous bouche close.

Il n’est rien de plus vrai, Varseuil n’est point le nom

Du fat qui vous rendit jadis un faux hommage.

Ce qui vous doit encor étonner d’avantage

C’est que c’est là le nom de Monsieur Géladon :

Ce Marquis l’avoir pris. C’est une gentillesse

Dont il usait auprès de plus d’une Maîtresse ;

C’est pour cette raison que tous les deux alors

Se sont si bien battus que l’on les a crus morts,

Et que craignant la triste suite

D’un duel bien prouvé, chacun a pris la fuite ;

Et que le vrai Varseuil, sous un nom étranger,

A crû devoir se mettre à l’abri du danger

Qui devenait inévitable.

ÉMILIE.

De cette indignité peut-on être capable ?

Il m’estimait trop peu pour m’aimer sous son nom.

Que dis-je ! Il rougissait sans doute au fond de l’âme

De m’avoir en passant pour l’objet de sa flamme,

Il s’en faisait un déshonneur.

LORETTE.

Mais n’allez pas confondre avec ce suborneur

Le pauvre cher Monsieur Géladon qui vous aime,

Et dont votre rigueur causerait le trépas.

ÉMILIE.

Lorette, ce courroux ne le regarde pas.

Ah ! qu’elle est ma faiblesse extrême !

J’aurais dû réprimer un mouvement trop prompt.

On pardonne une offense, et non pas un affront.

LORETTE.

Ce n’est pas tout, sachez le reste du mystère.

Le hasard seul l’amène en ce lieu solitaire,

Il ne vous cherchait point, il ne vous aime pas ;

Il veut d’un faux encens profaner vos appas ;

Et par forfanterie il espère le traître,

À présent sous son nom, sans se faire connaître ;

Une seconde fois être votre vainqueur,

Au moyen de ce stratagème,

Il compte avec adresse au fond de votre cœur

Se substituer à lui-même,

S’y remplacer enfin pour s’en moquer après.

ÉMILIE.

Ce que tu me dis-là m’est venu dans l’idée.

LORETTE.

Tel est le noir complot dont il fait les apprêts :

Mais il sera berné, l’affaire est décidée ;

Nous avons préparé de quoi

Vous venger aujourd’hui de sa mauvaise foi.

Vous êtes bien tranquille. À quoi doit-il s’attendre ?

ÉMILIE.

Va le chercher.

LORETTE.

Plaît-il ?

ÉMILIE.

Vous avez dû m’entendre.

LORETTE.

Quoi ! vous voulez encor revoir cet impudent,

Lorsque ses trahisons vous sont si bien connues.

ÉMILIE.

Faites ce que j’ordonne.

LORETTE.

Oh ! je tombe des nues !

Mais de ces fripons-là quel est donc l’ascendant ?

 

 

Scène XIII

 

ÉMILIE, seule

 

Je ne puis plus douter de cette tromperie,

Je frémis à présent. Si le traître eût voulu...

Mais non, mon premier goût n’aurait pas prévalu,

Jouissons jusqu’au bout de son effronterie...

Que son rival est différent !

 

 

Scène XIV

 

ÉMILIE, D’OSVILLE

 

ÉMILIE, à part.

Feignons bien d’ignorer quel but il se propose.

D’OSVILLE, à part.

Elle m’observe en soupirant.

ÉMILIE, haut.

Je vous faisais chercher...

D’OSVILLE.

J’en devine la cause.

Vous aimez à revoir des traits qui vous sont chers ;

Je retrace à vos yeux la trop fidèle image

De cet heureux mortel dont vous aimiez l’hommage,

Je deviens son portrait, c’est à quoi je vous sers :

Sans cette illusion, sans cette ressemblance

Vous ne daigneriez pas m’honorer d’un regard ;

Et quand vous désirez maintenant ma présence,

Je reçois une grâce où je n’ai point de part.

ÉMILIE.

Pourriez-vous m’envier les charmes que j’y goûte ?

C’est une cruauté qu’on n’exerça jamais,

Et vous n’en êtes pas capable.

D’OSVILLE.

Non, sans doute.

ÉMILIE.

Laissez-moi donc jouir encor de tant d’attraits.

D’OSVILLE, à part.

Je m’offre à vos regards... Je crois que je m’enflamme,

Mais ce plaisir si doux, et si cher à vos yeux,

Ne pourra-t-il passer jusqu’au fond de votre âme ?

Il en serait alors bien plus délicieux.

Laissez-moi vous aider à faire un prompt divorce

Avec tous ces chagrins qui troublent vos beaux jours,

Et qu’avec trop de soin vous nourrissez toujours ;

Ne les réclamez plus de force ;

Ils veulent vous quitter, laissez-les s’envoler :

L’Amour même m’envoie exprès vous consoler.

ÉMILIE.

Vous ! Je n’ai point encore perdu toute espérance.

D’OSVILLE.

Je sais que l’espoir quelque faible qu’il soit,

Peut braver les rigueurs de la plus longue peine,

Et que la confiance est de droit :

Mais s’opiniâtrer, perpétuer sa chaîne,

Pour quelqu’un qui n’est plus qu’au fond d’un souvenir,

Je ne saurais en revenir.

ÉMILIE.

Je le crois.

D’OSVILLE.

Quoi ! toujours se donner la torture

Pour lui garder sans cesse avec fidélité

Un cœur qu’il pourrait bien n’avoir pas mérité,

Ma foi ce devoir-là n’est pas dans la nature ;

À la nécessité la raison doit céder,

Qui ne peut plus jouir ne doit plus posséder.

ÉMILIE.

Mais il est vrai.

D’OSVILLE, à part.

Je fais impression sur elle.

ÉMILIE.

Ce sont-là des raisons.

D’OSVILLE, à part.

Nous en viendrons à bout.

ÉMILIE.

Mais s’enfuit-il...

D’OSVILLE.

Il s’enfuit tout.

ÉMILIE.

Si bien que je dois prendre une chaine nouvelle.

D’OSVILLE.

Oui, pour vous garantir d’un malheureux retour ;

Car on ne guérit bien l’amour que par l’amour.

ÉMILIE.

Vous l’avez éprouvé ? Mais enfin je suppose

Que le moyen qu’on me propose

Soit vraiment le plus sûr...

D’OSVILLE.

Sans doute, et le plus doux.

ÉMILIE.

Cette nécessité conclut-elle pour vous ?

D’OSVILLE.

Plus que vous ne pensez.

ÉMILIE.

N’en puis-je aimer un autre...

D’OSVILLE.

Moins aisément que moi.

ÉMILIE.

Quelle idée est la vôtre ?

Quoi ! dans tout l’univers je n’ai plus d’autre choix,

Et me voilà borné à vous, si je vous crois.

D’OSVILLE.

Écoutez, peu s’en faut que je ne vous soutienne

Que peut-être je suis le seul qui vous convienne,

Qui doive remplacer votre premier vainqueur...

Qu’il se trouve entre nous toute la convenance.

Je parle à votre esprit autant qu’à votre cœur :

Suivez bien ce discours.

ÉMILIE, à part.

Quel fonds d’impertinence !

D’OSVILLE.

Plus mon prédécesseur avait pour vous d’attraits,

Plus vous l’aimiez, et plus je vous suis nécessaire :

Vous recouvrez en moi sa figure, ses traits,

Le même attachement, le cœur le plus sincère,

N’est-ce pas à peu près toujours le même objet ?

Si c’est un changement il est imperceptible ;

Le passage, en effet, en est presque insensible ;

Vous vous apercevrez à peine du trajet,

Il se trouvera fait sans efforts et sans peines ;

Bientôt vos premiers nœuds et vos nouvelles chaînes,

Et le défunt et moi, son amour et mes feux,

Tout sera confondu par un mélange heureux,

Et ne sera plus qu’un dans le fond de votre âme ;

Votre cœur plus épris pour moi de jour en jour,

Croira moins ressentir une nouvelle flamme,

Qu’un renouvellement de son premier amour.

ÉMILIE.

Mes combats sont finis ; il faut bien vous l’apprendre.

D’OSVILLE.

S’ils n’avaient pas cessé, ma foi, j’allais me rendre.

ÉMILIE.

Tous les hommes en général

M’avaient donné contr’eux un préjugé fatal ;

Je voulais vivre ici dans une paix profonde,

Le peu que j’ai connu de l’amour et du monde

M’en avait dégoûtée.

D’OSVILLE.

Il y faut revenir.

ÉMILIE.

Le passé me faisait craindre pour l’avenir ;

Mais enfin je ne sais, ces craintes, ces alarmes

Dans mon timide cœur viennent de se calmer.

D’OSVILLE.

Ce miracle m’est dû.

ÉMILIE.

Je crois qu’on peut former

Avec un tendre Amant un lien plein de charmes :

Nous m’y déterminez.

 

 

Scène XV

 

OLIVIER, en bottes, et le fouet à la main, D’OSVILLE, ÉMILIE

 

OLIVIER.

Tout est prêt pour partir.

D’OSVILLE.

Bon !

OLIVIER

Je viens vous en avertir.

D’OSVILLE.

Es-tu fou ? quelle idée ! Allons, qu’on se retire.

OLIVIER.

Parbleu, de votre part la Fleur vient de me dire

Qu’il fallait tout faire apprêter.

D’OSVILLE.

Va-t’en, je ne pars pas.

ÉMILIE, bien naïvement.

Qui peut vous arrêter ?

D’OSVILLE, à part.

Qui me peut arrêter ? Ah ! je suis pris pour dupe :

Il faut changer de ton.

ÉMILIE.

Mais quel soin vous occupe ?

D’OSVILLE, d’un air fort enjoué, mais affecté.

Mais véritablement je serais parvenu

Jusqu’à tromper vos yeux et votre amour extrême !...

S’il est vrai qu’en effet vous m’avez méconnu,

Tous mes vœux sont comblés, j’ai le bonheur suprême

D’avoir pu sans danger éprouver ce que j’aime...

Avec plus de transport.

Après un si long abandon,

Vous retrouver toujours la même !

Je bénis à présent mon heureux stratagème,

Et je chéris ma faute autant que mon pardon.

ÉMILIE, avec un feint étonnement.

Qu’êtes-vous, s’il vous plaît ?

D’OSVILLE.

Qui je suis, Émilie !

Qui je suis ? moi ?

ÉMILIE.

Vous-même ; osez m’en informer ?

D’OSVILLE, en se jetant à ses pieds.

Oui, c’est à vos genoux que je dois me nommer ;

Et je suis ce Varseuil...

ÉMILIE, en riant.

Qui ? vous ? quelle folie !

 

 

Scène XVI

 

OLIVIER, D’OSVILLE, ÉMILIE, GÉLADON arrive sans être vu

 

ÉMILIE.

Vous, Varseuil ! ah, grands Dieux, quelle comparaison !

C’est un ami fidèle, un Amant incapable

De mépris, d’abandon, d’oubli, de trahison ;

Jamais de ces noirceurs il n’eut été coupable.

En apercevant Géladon.

Ah ! nous parlions de vous.

GÉLADON.

Hélas ! c’est mon arrêt.

ÉMILIE.

Approchez, jugez-nous.

D’OSVILLE.

Quel sera mon refuge ?

ÉMILIE.

Qui fait le mieux aimer doit être notre Juge.

GÉLADON s’approche.

Puisque...

D’OSVILLE.

Monsieur le Juge, un moment, s’il vous plaît.

ÉMILIE, à Géladon.

Laissez, il est instruit. Que faut-il que je fasse ?

D’OSVILLE, à Émilie.

Mais supposé mon tort, est-il rien que n’efface

Un repentir tel que le mien ?

Un Amant qui fut cher est-il encor coupable,

Quand il rapporte un cœur que le remords accable

À quoi sert donc l’amour, s’il ne pardonne rien ?

C’est n’en avoir point eu que d’être inexorable.

ÉMILIE.

Qui l’a toujours trahi ne doit pas l’implorer.

D’OSVILLE.

L’Amour ne connaît point de faute irréparable.

ÉMILIE, à Géladon.

Varseuil est-il bien vrai ?

D’OSVILLE.

Pouvez-vous l’ignorer ?

ÉMILIE, à Varseuil.

Prononcez...

VARSEUIL.

Eh ! le puis-je, hélas ! sans vous déplaire ?

Le Juge attend lui-même ou la vie, ou la mort,

Et son trouble est si grand...

ÉMILIE, à part.

Ah ! grands Dieux, qu’il a tort !

VARSEUIL.

Il pourrait prononcer un arrêt téméraire,

Qui tournerait ensuite à sa confusion.

ÉMILIE.

Je vais donc me charger de la décision.

D’OSVILLE.

Ne craignez plus, mon cœur est hors d’état de feindre ;

Sa chaîne pour jamais vient de se renouer ;

Vous le brûlez d’un feu qui ne pourra s’éteindre.

ÉMILIE.

Ce triomphe est de trop ; je dois vous avouer

Que je ne puis le voir qu’avec indifférence,

Et que je ne souhaitais pas

Venger ainsi mes feux, ni mes faibles appas ;

Mais j’ai pris mon parti : perdez toute espérance,

Et partez pour jamais. Varseuil, je suis à vous ;

La plus tendre amitié, la plus sincère estime,

Vous donnaient sur mon cœur un droit trop légitime

Pour n’y pas ajouter un titre encor plus doux.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

La Folie et sa suite entourent d’Osville qui veut s’en aller ; elle lui présente sa Marotte, et chante l’Air suivant.

Ah ! quel triomphe ! Quelle gloire !
Vous l’emportez sur tous les miens.
Voilà le prix de la victoire,
Et le plus grands de tous les biens.

On danse.

Air.

Tout est folie
Dans la vie ;
Chaque saison
À sa manie.
Tout est folie
Dans la vie,
Jusques à la raison.
C’est le délire le plus triste
Qu’on puisse choisir.
Plus on est fou, plus on existe ;
On ne vit que par le plaisir.

On danse.

Premier menuet, chanté par la Folie

Triste raison,
Ta raison
N’arrive que trop vite ;
Verse alors tous tes dons,
Porte aux barbons
Tes leçons ;
Tu peux quand je les quitte,
Les endormir de tes chansons.

Second Menuet.

Pour être heureux,
Que vos vœux
Donnent la préférence
À mes charmes vainqueurs.
Les langueurs,
Les rigueurs,
La froide indifférence,
Sont le tombeau de tous les cœurs.

Vaudeville.

Goutez, au gré de votre envie,
Tous les délires de la vie ;
Parcourez-les bien tour à tour ;
Et vous conviendrez que l’amour
Est la plus heureuse folie.

Si dans le cours de notre vie
Tout n’est que délire et manie,
Prouvons du moins à l’avenir
Que l’hymen qui va nous unir,
Est la plus heureuse folie.

J’aimerais, comme on m’y convie,
Si c’était pour toute la vie ;
Mais on s’expose à trop d’ennui.
Faut-il que l’amour d’aujourd’hui
Soit une si courte folie ?

Tôt ou tard, chacun sacrifie
À ce Dieu dont on se défie.
Aimez, tandis qu’il en est temps,
Quand on a passé les beaux ans,
Il n’est plus d’heureuse folie.

Plus d’une a fait la renchérie,
Qui brûle au déclin de la vie :
Mais un moyen lui resté encor ;
C’est donc savoir, au poids de l’or,
Se faire une heureuse folie.

Sans Amant à quoi sert la vie ?
Ayons-en, tous nous y convie ;
Mais je forme encor des désirs.
Faut-il qu’amour et ses plaisirs
Soient une si courte folie ?

Loin de moi toute âme transie,
La belle tendresse m’ennuie,
Trop aimer fait tort aux amours.
Ma devise sera toujours,
Moins d’amour et plus de folie.

Blaise, un soir, dans une prairie ;
Surprit deux baisers à Silvie :
La Belle feignant du courroux,
Lui dit, mais d’un air assez doux :
Berger, quelle est cette folie ?

Blaise avait l’âme si ravie,
Qu’il n’aurait fini de sa vie.
Mais vraiment, vous n’y pensez pas,
Reprit-elle avec embarras ;
Quoi ! toujours la même folie ?

Blaise eut une peur infinie
D’avoir fâché sa douce amie.
L’Amour sourit, et s’envola :
La Bergère aussi s’en alla.
Que ne changeait-il de folie ?

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