Le Ridicule supposé (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte et un divertissement.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 12 janvier 1743.

 

Personnages

 

LA MARQUISE

LE CHEVALIER

CLÉON

LISETTE

LE VIEUX MARQUIS

UN LAQUAIS

 

La Scène est à Paris, dans l’Appartement de la Marquise.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, LISETTE

 

LISETTE.

De quoi riez-vous donc, Madame ?

LA MARQUISE.

D’une Lettre que je viens de recevoir de Cléon.

LISETTE.

Cléon ! n’est-ce pas cette espèce de petit Maître qui depuis peu a épousé la sœur du jeune Chevalier de Florimon, et que vous m’avez dit être si précieux ?

LA MARQUISE.

Il l’est en effet, mais comme le sont certains précieux de nos jours ; dans les procédés encore plus que dans le langage. Il a, dit-il, une petite affaire à me communiquer ; il voudrait me voir ce matin : cependant il craint de choisir une heure qui me soit incommode, et là-dessus il se tourne de cent façons différentes pour trouver des excuses. Il me donne aussi des qualités extraordinaires ; il me parle de Philosophie.

Riant.

Dis-moi donc, Lisette, ai-je véritablement l’air d’une Philosophe ?

LISETTE.

Mais, Madame, écoutez donc. Il ne serait pas extraordinaire que vous l’eussiez. Vivre comme vous vivez, être belle impunément, s’être mise sur le pied de voir les gens les plus à la mode, sans être importunée de leurs adorations, rejeter tout ce que les femmes empruntent de l’art pour plaire, fuir les plaisirs tumultueux, faire ses plus douces occupations de la lecture, et par-dessus tout avoir jusqu’à présent supporté le veuvage avec une patience... une patience qui n’a presque point d’exemple ; autant que je m’y puis connaître, cela ressemble fort à de la bonne Philosophie.

LA MARQUISE.

Tu es folle. Pour ne suivre que les lumières de la raison naturelle, on ne mérite point de si grands titres. Il est vrai que je me suis fait quelques principes qui servent à assurer le bonheur et le repos de ma vie, et dans lesquels je tâche de m’affermir tous les jours.

LISETTE.

Mais, à propos de Cléon dont nous venons de parler, il y a quelque temps, ce me semble, que ce petit Chevalier de Florimon n’est venu ici.

LA MARQUISE.

Il est vrai.

LISETTE.

Il est charmant.

LA MARQUISE.

Il n’est pas possible de rassembler, à son âge, plus de rares qualités : il a le cœur excellent, l’esprit naturel, et les sentiments les plus nobles qu’on puisse imaginer.

LISETTE.

Il paraissait se plaire ici, et chérir beaucoup le monde que vous voyez.

LA MARQUISE, souriant.

On ne doit guère exiger d’un homme aussi jeune une assiduité bien exacte à des assemblées quelquefois assez sérieuses.

LISETTE.

Vous me cachez quelque chose, Madame.

LA MARQUISE.

Tu ne pourrais t’empêcher de rire, si tu savais le vrai motif qui m’a fait chercher un prétexte pour l’éloigner.

LISETTE.

Je souhaiterais que vous voulussiez m’en instruire. Je crains d’être indiscrète en vous disant ce que je pense.

LA MARQUISE.

Tu le sauras : mais j’entends quelqu’un ; c’est sans doute Cléon, à qui j’ai fait dire qu’il pourrait se rendre ici sur le champ, s’il le jugeait à propos.

LISETTE.

Ce Monsieur Cléon a si bien fait son compte qu’il vient à contretemps pour moi, et je me meurs de curiosité.

Elle rentre.

 

 

Scène II

 

CLÉON, LA MARQUISE

 

CLÉON.

Mon Dieu, Madame, c’est terriblement risquer que de s’en rapporter de bonne soi à votre politesse ; mais vous désobéir ferait un autre inconvénient. Aussitôt que j’ai reçu votre ordre, je suis accouru, Madame.

LA MARQUISE.

Assurément...

CLÉON.

Je me suis échappé des mains de mon Valet de chambre ; aussi... je suis affreux... Je dois être affreux...

LA MARQUISE.

Un homme tel que vous, Monsieur, doit plus compter sur lui-même, et vous savez, surtout, la considération que j’ai pour la famille dans laquelle vous êtes nouvellement entré.

CLÉON.

Ah ! Madame... ce sont de braves gens, à la vérité. Le Beau-père le vieux Marquis de Florimon a quelquefois des airs assez hétéroclites, des façons surannées, il faut se prêter à cela ; cela fait un peu souffrir, mais pour la petite personne à laquelle je me suis uni...

LA MARQUISE.

Elle se porte bien, sans doute ?

CLÉON.

Comme un Ange, Madame, et comment ne se porterait-elle pas bien : J’ai pour elle des égards...

LA MARQUISE.

Vous avez à me parler, je crois ?

CLÉON.

Ce n’est qu’un mot, Madame. Il y a une chose qui rend le vieux Marquis un homme admirable malgré son défaut de manières ; permettez-moi de vous le dire, Madame, c’est l’extrême vénération qu’il a pour vous : cela est tout simple. Vous n’avez pu ignorer jusqu’à présent ses sentiments, et qu’il regardait comme un très grand bien que son fils le Chevalier fût admis chez vous, et vous rendît des devoirs : je suis chargé de m’informer si, par hasard, vous n’auriez point eu quelques sujets de vous en plaindre ?

LA MARQUISE.

Des sujets de me plaindre du Chevalier, moi ! et quels sujets pourrais-je en avoir, Monsieur ?

CLÉON.

Eh ! que sait-on, Madame ? Sa grande jeunesse ne lui permet guère de connaître le monde comme les gens qui ont un certain usage ; il faut si peu de chose pour déplaire. Souvent une bagatelle, une vétille, la moindre inattention rend un homme tout-à-fait disgracieux ; mais il suffit, Pardonnez si, à la sollicitation d’un père qui aime tendrement son fils, je vous ai dérobé ce moment.

LA MARQUISE.

Je ne puis m’empêcher de vous demander à mon tour ce qui, à l’égard du Chevalier, peut avoir occasionné ce soupçon ?

CLÉON.

Quelque chose d’assez singulier, Madame ; il semble qu’il soit intérieurement livré à la plus sombre mélancolie ; on cherche à en deviner la cause : il n’est rien que l’on n’imagine pour tâcher de la découvrir. Comme on s’est aperçu que depuis quelque temps il n’avait point eu l’honneur de vous voir, on a douté si ce ne serait pas chez vous, qu’il se serait attiré quelque mortification ; on l’interroge, il s’obstine au silence ; on lui insinue de changer de séjour, de s’éloigner, cela paraît aigrir sa douleur : enfin cela est au point que l’on serait presque tenté d’avoir recours aux Médecins ; mais là-dessus on hésite, car comme vous savez, Madame, ces Messieurs-là ont quelquefois des procédés un peu brusques.

LA MARQUISE, paraissant surprise.

Je ne saurais croire...

CLÉON, avec beaucoup de précipitation.

Je crois m’apercevoir, Madame, que ce que je viens de vous dire, vous a fait quelque peine. Serait-il possible ? Eh ! bon Dieu, quel reproche n’ai-je point à me faire d’avoir appuyé sur un détail, qui a quelque chose de noir et de très peu intéressant pour vous ? Je me meurs de honte, en vérité, et je ne puis m’en consoler, qu’en vous promettant bien d’éviter une autre fois cette faute.

LA MARQUISE, finement.

Je ne saurais croire, Monsieur, que cette mélancolie du Chevalier soit bien difficile à vaincre, ni qu’elle puisse avoir aucune suite fâcheuse. Au surplus, je reçois chez moi quelques personnes avec qui il est assez familier. Peut-être leur confierait-il son secret, et si l’on jugeait à propos qu’il vînt ici, je n’aurais point de raisons pour m’y opposer.

CLÉON.

Le bonhomme, le vieux Marquis sera comblé, Madame, qu’il ne soit rien de ce qu’on avait pu soupçonner, et je suis sûr qu’il va forcer le Chevalier à venir, dans l’instant même, vous demander pardon d’une négligence aussi inconcevable : ne vous apercevez point je vous prie que je sors.

Comme il voit la Marquise faire quelques pas, il croit qu’elle veut le reconduire, et il fait une contorsion qui dérange sa perruque.

Eh ! bon Dieu que faites-vous ?

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, LISETTE

 

La Marquise paraît réfléchir à ce qu’elle vient d’entendre, elle fait un soupir. Lisette entre dans l’instant.

LISETTE.

Hé ! bien, Madame ?

LA MARQUISE.

Voici quelque chose d’assez étonnant

LISETTE.

Quoi ! quelque chose de nouveau ? Oh ! je n’écoute rien, Madame, si ce n’est pas ce que vous m’avez promis de me dire sur le compte du petit Chevalier.

LA MARQUISE.

Ou je suis bien trompée, ou ce que je viens d’apprendre doit entrer dans la confidence que je voulais te faire.

LISETTE.

En ce cas, je vous écoute, Madame.

LA MARQUISE.

Tu te souviens bien que je t’ai prévenue que tu ne pouvais t’empêcher de rire ?

LISETTE.

Je m’en souviens.

LA MARQUISE.

Ris donc ; le petit Chevalier est sérieusement amoureux de moi.

LISETTE.

Mais je m’en étais suffisamment doutée. Ce qui m’arrête, c’est que je ne vois pas ce que cela peut avoir de risible.

LA MARQUISE.

Tu ne le vois pas ?

LISETTE.

Non, Madame...

LA MARQUISE.

Quoi ! un enfant ?

LISETTE.

Un enfant ! mais il est de ces enfants... que tous les jours on marie.

LA MARQUISE.

Tâche donc, ma pauvre Lisette, d’avoir un peu plus de discernement ; songe donc, songe que c’est moi qu’il aime ; songe que moi, je n’aime point, et que s’il était possible que l’idée du mariage vînt à me flatter beaucoup, ce serait un homme au moins de mon âge que je choisirais pour cette belle fantaisie-là.

LISETTE.

Ma foi, Madame, impatientez-vous, tournez-moi en ridicule ; je ne saurais parler contre ce que je pense ; et pour moi, je ne sais pas quelle si grande différence d’âge il y a entre vous et lui.

LA MARQUISE.

Tu as des façons de te tromper que, sans médisance, bien des femmes aimeraient mieux que le jugement le plus sain.

LISETTE.

Enfin, à votre compte, vous vous regardez donc comme fort avancée en âge ; et il n’y a déjà plus de mariage à espérer pour vous ?

LA MARQUISE.

Pour être avancée en âge, non assurément, et peut-être serais-je assez mécontente de l’être ; mais si tu étais capable d’un moment d’attention, tu conviendrais que, dans le monde, on voit communément une femme être de quelques années plus jeune que son mari ; c’est une règle, c’est un usage dont il semble que l’on soit convenu, et il faut bien qu’il y ait quelques raisons pour cela. Il n’y a dans ce que je vais dire, ni fausse gloire, ni philosophie, ni aucune affectation ; le Chevalier a dix-huit ans, j’en ai près de dix plus que lui. Le Chevalier ne me convient point ; cela est sans réplique.

LISETTE.

Il est donc bien malheureux !

LA MARQUISE.

Il le serait si l’on pouvait raisonnablement croire que cette passion fût invincible, oui, sans doute, il le serait ; car, sans espérance de mon côté, il s’attirerait encore l’indignation de son père, qui, dès longtemps, lui destine un parti puissamment riche, un parti de toutes les façons convenable.

LISETTE.

De sorte que ce que l’on peut espérer de mieux pour lui, c’est que cette idée lui passera ainsi qu’elle lui est venue.

LA MARQUISE.

Il y a tout lieu de l’espérer ; aussi, là-dessus, mon parti est-il pris : oui, je l’ai résolu, Lisette, je veux, en me divertissant, ne rien épargner pour la vaincre

LISETTE.

Vous ! la vaincre ?

LA MARQUISE.

Moi-même. J’avais eu recours à l’absence ; l’absence n’a rien fait.

LISETTE.

Si l’absence n’a rien fait, voilà une petite passion qui m’a bien l’air d’être incurable.

LA MARQUISE.

Je te réponds qu’avant peu, il ne sera plus question de rien.

LISETTE.

Eh ! quelle conduite pourriez-vous donc observer pour y réussir ?

LA MARQUISE.

Une conduite à laquelle j’avais déjà pensé, et qui, en lui rendant sa tranquillité, ne peut, te dis-je, avoir rien que de divertissant pour moi. Sur le rapport qu’on vient de me faire, je me suis déterminée à le revoir : il doit venir ; je suivrai mon dessein.

LISETTE.

Je ne sais pas quel stratagème vous comptez employer ; en tout cas, il me paraît fâcheux que vous détruisiez vous même l’hommage qu’on vous adresse : une flamme même inutile a quelque chose d’amusant : vous avez fait ce que vous avez dû, et si l’on persiste à vous aimer, c’est la faute du sort ; ce n’est plus la votre.

LA MARQUISE.

Le sort, à ce qu’on dit, fait bien des fautes ; mais ces fautes-là, ma pauvre Lisette, c’est se flatter que de croire que l’on ne soit point obligé de les réparer.

LISETTE.

Fort bien.

LA MARQUISE.

Voilà mon intention ; au surplus, il faut des occasions pour exécuter ce que j’ai projeté, et suivant les circonstances, la raison m’inspirera.

LISETTE.

Savez-vous bien, Madame, que votre résolution est un effort surnaturel ? Mais je n’en devrais pas être surprise, et j’ai souvent distingué je ne sais quoi d’héroïque dans §d’actions que je vous ai vu faire.

LA MARQUISE.

Sais-tu bien, toi, que tes éloges et ta grande admiration pour mon mérite, me paraissent les plus plaisantes choses du monde, et que tu as un ton de flatterie dont je me passerais à merveille ? Va, je sais que je dois agir ainsi. Ne me loue point : seconde mes desseins ; fais-toi comme moi un plaisir de trouver des idées qui les remplissent. Ce sont là les seuls moyens de me plaire.

LISETTE.

Allons, Madame, je me rends à vos raisons ; je commence à me sentir moins de faiblesse. Oui, me voilà, comme vous, déterminée à tout entreprendre. On vient pour annoncer quelqu’un.

LA MARQUISE.

Serait-ce déjà lui ?

 

 

Scène IV

 

UN LAQUAIS, LA MARQUISE, LISETTE

 

LE LAQUAIS.

Le Chevalier de Florimon.

LISETTE.

Faites entrer.

Le Laquais sort.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, LISETTE

 

LA MARQUISE.

Je ne l’attendais pas sitôt ; n’ayant point encore assez médité mon Rôle, je pourrais agir maladroitement. Dans un instant je te laisserai avec lui ; tu le feras parler ; tu auras soin de te retirer.

LISETTE.

J’entends.

LA MARQUISE.

Le voilà. Éloignons-nous un peu, et paraissons occupées.

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER FLORIMON, LA MARQUISE, LISETTE

 

LE CHEVALIER.

Il m’est permis de la revoir ! Je ne saurais croire mon bonheur : est-ce bien chez elle que je suis ? Est-ce elle que j’aperçois... ? Mais hélas ! je vais bientôt retomber dans la plus affreuse mélancolie, puisque je n’ose déclarer ce que je sens. Cependant il faut dissimuler, et ne lui point déplaire par un air embarrassé.

D’un air gai et léger.

Vous voilà, Madame, dans des affaires tout-à-fait sérieuses.

LA MARQUISE.

Ah !... Eh ! c’est Monsieur le Chevalier.

LISETTE.

Eh ! vraiment oui, Madame, on vient de vous l’annoncer.

LA MARQUISE.

Je n’avais pas entendu.

LE CHEVALIER

Vous avez vu Cléon, Madame ?

LA MARQUISE.

Oui, je recommence à voir du monde, Les affaires qui m’occupaient sont finies. Je me suis informée de vous à Cléon, il m’a dit que vous vous étiez fort bien porté...

LE CHEVALIER.

Fort bien. Oui, Madame, je... il a raison.

LA MARQUISE.

C’est un homme extrêmement poli.

LE CHEVALIER.

J’ai vu beaucoup de personnes lui rendre la même justice, et il est certain...

LISETTE.

Qu’avez-vous donc, Madame ? Vous paraissez inquiète.

LA MARQUISE.

Je regarde que je n’ai pu retrouver ici un de mes livres qui s’est égaré : je n’aurai point de repos que je ne l’aie retrouvé. Il faut que je voie à ma Bibliothèque ; je suis sûre que par étourderie, quelqu’un l’aura placé hors de son rang. Monsieur le Chevalier voudra bien m’y laisser aller.

LE CHEVALIER, la suivant jusqu’au fond du Théâtre avec un air content.

Eh ! mon Dieu, Madame, vous savez bien que je ne suis point ici pour vous contraindre. Ce ne serait pas penser de moi comme je le désire ; vous pouvez en être persuadée.

La Marquise sort.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LISETTE

 

LE CHEVALIER, à Lisette, en se réjouissant.

Il va revenir ?

LISETTE.

Dans le moment.

LE CHEVALIER, à part.

Ne pouvant me résoudre à me déclarer moi-même, voyons si de ce côté-ci, il ne serait pas possible de trouver quelque ressource.

LISETTE, à part.

Il semble qu’il veuille me parler.

LE CHEVALIER.

Ah ! Lisette, si tu voulais,

Soupirant.

j’ai un grand secret à t’apprendre.

LISETTE.

Un grand secret ! et serait-il besoin de se taire longtemps ?

LE CHEVALIER.

Que dis-tu, ma félicité, ma vie dépendraient de le révéler.

LISETTE.

Oh ! en ce cas, parlez ; il est bon de faire ses conventions.

LE CHEVALIER.

Puisses-tu tenir le même langage quand je te l’aurai avoué ! Imagine-toi, Lisette, ce qu’il y a au monde de plus infortuné, tu le vois en jetant les yeux sur moi.

LISETTE.

Infortuné ! vous ? vous a qui un rang, de la jeunesse et des biens considérables promettent le plus agréable avenir ?

LE CHEVALIER.

Infortuné au point qu’il faudra qu’avant peu j’y succombe. Enfin je meurs. Je l’adore ; et mon sort sera de l’adorer toujours.

LISETTE,

Eh ! qui donc ?

LE CHEVALIER.

Quand je t’ai déclaré que j’aime, pourrais-tu un seul instant douter de l’objet ?

LISETTE.

Assurément ; je connais beaucoup de femmes qui sont tournées de façon à vous réduire à cette extrémité-là.

LE CHEVALIER.

Ah ! si quelque incertitude te reste, elle ne peut manquer de venir de la distance infinie que ses perfections mettent entre elle et moi. C’est que tu as, comme moi, remarqué quelque chose d’austère dans ses regards et dans sa conduite ; (car la Marquise a cela.) Ce sont aussi ces raisons qui m’ont forcé de me taire, malgré tous les maux cruels que le silence me cause.

LISETTE.

Quoi ! c’est de ma Maîtresse dont il est question ? effectivement je ne sais pas à quoi je pensais. Comment ne vous ai-je pas entendu d’abord ? Voilà donc votre secret ?

LE CHEVALIER.

Oui, le voilà ; mais à présent que je te l’ai confié : hélas ! si tu pouvais te souvenir que tu es indiscrète.

LISETTE.

Moi ! Je vous promets d’en parler.

LE CHEVALIER.

Tu me le promets ?

LISETTE.

Oui. Il n’y a que façon de tourner les choses, et vous pouvez compter qu’au premier moment favorable votre affaire sera faite.

LE CHEVALIER.

Quoi ! ma chère Lisette ! quoi ! je puis espérer cela de toi ! Avoue donc qu’il est impossible qu’un cœur ne ressente pas pour elle la passion la plus violente ; et je puis compter que tu parleras ?

LISETTE.

C’est comme si elle le savait.

LE CHEVALIER.

Ah ! ce moment me paraît ne pouvoir arriver assez tôt. Crois-tu bientôt trouver cette occasion ? Si je sortais ?...

LISETTE.

Non vraiment ; elle a compté vous retrouver ici.

LE CHEVALIER.

Je frémis, et je désire en même temps ; que ne donnerais-je pas pour qu’il me fût possible d’entendre comment elle recevra cet aveu !

LISETTE, paraissant faire réflexion.

Plaît-il ?

LE CHEVALIER.

Oui, ce sont de ces circonstances où l’on voudrait, pour ainsi dire, se rendre invisible.

LISETTE, à part.

Ne serait-ce pas un moyen pour elle ?

LE CHEVALIER.

À quoi penses-tu ?

LISETTE.

Vous voudriez, dites-vous, entendre comment elle recevra cet aveu ?

LE CHEVALIER.

Si je le voudrais ? Tu dois bien le juger, si cela était possible...

LISETTE

Mais je ne vois point qu’il y ait tant de difficulté à cela. Je lui dirai que vous êtes sorti, que je n’ai pu vous retenir. Cachez-vous ici quelque part.

LE CHEVALIER.

Tu crois...

LISETTE.

Rien n’est plus facile, vous dis-je ; tenez, par exemple, derrière cette toilette, sur ce petit tabouret. Je défie que l’on se doute jamais que vous soyez là.

LE CHEVALIER.

En effet, Lisette, rien n’est mieux imaginé ! Ah ! combien je te suis redevable !

LISETTE.

Mais au moins point de transport amoureux : sur ce que vous entendrez, vous sentez la conséquence. Je serais perdue, et vous vous feriez tort à vous-même.

LE CHEVALIER.

Peux-tu craindre que je manque de prudence, quand il s’agit de tout ce qui peut m’intéresser ?

LISETTE.

Donnez-m’en votre parole.

LE CHEVALIER.

Je te la donne.

LISETTE.

C’est assez.

Elle rentre.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, seul

 

C’en est donc fait, et je touche à l’instant qui va décider de ma vie... Pourquoi trembler ? Cette crainte extrême, qui m’a retenu jusqu’à présent, n’était-elle pas plutôt un aveuglement causé par la violence de mon amour ? Mon hommage doit-il lui paraître une offense, surtout en me déclarant de cette façon indirecte ? Eh ! quand cet aveu même lui semblerait hasardé, je n’ai point à redouter, de sa part, cette vanité ridicule et ces affectations dont le faux mérite est seul capable. Espérance qui, pour la première fois, viens animer mes sens, que tu as de charmes ! Si mon amour n’était pas désapprouvé, ne pourrais-je pas me flatter de lui plaire ? Si je lui plais, qui pourrait m’empêcher d’espérer... Quoi ! je serais pour jamais uni... l’hymen... ô Ciel... Mais il me semble entendre quelque bruit. Plaçons-nous, et prenons bien garde qu’on nous surprenne.

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE et LISETTE, au fond du Théâtre, paraissent se parler et rire ensemble, LE CHEVALIER, caché derrière la toilette

 

LISETTE, bas à la Marquise, en lui montrant l’endroit où le Chevalier est caché.

C’est ici.

LA MARQUISE, bas à Lisette.

Tu ne pouvais rien trouver de mieux. Laisse-moi faire.

Haut ; parlant d’un ton vif et étourdi.

Ah ! quel ravissement ! quel mot agréable viens-tu de prononcer ! qu’il est d’heureux instants dans la vie ! je ne puis me contraindre ; laisse-moi me livrer à la joie... mais ne me trompes-tu point ?

LISETTE.

Non, Madame, rien n’est plus vrai, et il n’est sorti si précipitamment, que pour me laisser la liberté de vous faire au plutôt cette déclaration.

LA MARQUISE.

Hé ! bien, Lisette, je savais bien, moi, qu’à la fin je viendrais à bout de me faire aimer de quelqu’un.

LISETTE.

Comment ! comptiez-vous que cela était si difficile ?

LA MARQUISE.

Eh ! quoi donc ! prétends-tu que je dissimule avec toi : oh ! je me déguise assez devant le monde.

LISETTE.

Je ne prétends rien, Madame, et j’aurais beau le vouloir ; je ne suis pas la Maîtresse de vous empêcher de parler ainsi qu’il vous plaît.

LA MARQUISE.

Si tu remarques en moi une joie si excessive, ce n’est pas que ce petit Chevalier me plaise plus qu’un autre ; mais c’est qu’entre nous je suis fort aise de me remarier, et quand j’ai déclaré que je ne le voulais pas, ç’a été pour ne point laisser entrevoir que je manquais d’Amants, d’ailleurs il est riche, très riche.

LISETTE.

Oh ! je ne saurais croire, Madame, que ce soient ses richesses qui vous touchent le plus.

LA MARQUISE.

Ma foi, cela ne nuit point ; et puis son peu d’expérience, c’est encore un avantage, car moi qui serais sa mère, tu juges bien de quel air je le mènerai.

LISETTE, d’un air bénin.

Mon Dieu ! Madame, c’est que vous voulez rire, quand vous parlez comme cela.

LA MARQUISE.

Rire ? non vraiment. Si j’étais devant quelqu’un, tu dois bien penser que je parlerais autrement. Il m’aime ! ô Ciel ! il faut, pour m’assurer son cœur, que je redouble, les soins que j’ai coutume d’employer. Conviens, Lisette, qu’il n’y a point de femme à Paris, qui mette son rouge aussi-bien que moi. Là, devinerait-on que j’en mets ?

LISETTE.

Non, et il y a assurément bien de la modestie à en mettre si peu.

LA MARQUISE, riant.

De la modestie ! ta naïveté me charme. De la façon dont les autres femmes en usent, c’est une mode, ce n’est plus une imposture. Chez moi, l’art n’est point aperçu, je lui dois tout, et en même temps on me tient compte du mépris que je parais en avoir : rien n’est plus plaisant. Je me fais gloire de cet artifice, car il marque mon esprit ; il en est de même de la science, de la conversation : crois-tu que quelqu’un qui sait se conduire, soit obligé pour briller, pour étonner, d’être autre chose que superficiel ? et ce qu’on a appris ou médité la veille fait les délices et la littérature du jour ; et tiens, sans aller si loin, lorsque tantôt j’ai dit devant le Chevalier, que j’allais pour retrouver un livre dans ma Bibliothèque, je comptais qu’il m’attendrait ici ; j’avais fait ma provision ; j’aurais parlé. Eh ! bien, tu aurais vu qu’il m’aurait regardée comme un prodige.

LISETTE.

À l’égard de cela, c’est agir avec esprit.

LE CHEVALIER, soupirant.

Ah !

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc que j’entends ?

LISETTE, promptement.

Je n’ai rien entendu, Madame ; à l’égard de ce que vous venez de dire, c’est agir avec beaucoup d’esprit, que d’agir de la sorte. Comment saurait-on tant de choses par cœur ? et pourquoi ? Si j’étais obligée de briller dans une compagnie, je crois que je ferais fort bien de porter tout d’un coup le livre avec moi.

LA MARQUISE.

Mais, ce n’est pas tout ; l’esprit brillant et la beauté demandent de l’art assurément : cependant il y a une chose dont je suis encore plus curieuse, ce sont les manières. À propos de cela, te souviens-tu ?

LISETTE.

De quoi ?

LA MARQUISE.

Eh !... de cette découverte que je fis dernièrement.

LISETTE.

Ah ! ah !

LA MARQUISE,

Eh ! bien, ai-je réussi ?

LISETTE, faisant l’embarrassée.

Madame.

LA MARQUISE,

Parle donc ?

LISETTE.

Bon ! Madame, il n’est pas question de tout cela à présent.

LA MARQUISE.

Eh ! pourquoi donc cet air de mystère, cet air inquiet ; il semble que tu n’oses parler ?

LISETTE.

Hé ! bien, Madame, je sais que dernièrement, ayant pour juge votre miroir, vous fîtes plusieurs recherches. Tantôt c’était un sourire, tantôt une inclination de tête. Vous étudiâtes sur toutes les différentes espèces de regards, et il y en eut un, entr’autres, qui véritablement me parut immanquable.

LA MARQUISE.

Oh ! je les possède parfaitement, les manières. Les manières demandent beaucoup d’étude ; le geste, la contenance, l’expression du visage, tout doit être recherché. Il y a des gens qui prétendent qu’en cela, ils ne font que seconder la nature. Ils n’y entendent rien : la nature est communément ingrate en vers nous ; elle ne nous donne point ces airs qui triomphent des cœurs. Il faut s’efforcer, souffrir, il faut qu’il en coûte pour plaire ; mais je ne me trompe point, Lisette, et sûrement j’ai entendu un soupir.

LISETTE.

Un soupir !... Eh ! je le crois bien, Madame, c’est moi qui ai soupiré, et je songe que, devant tout à la nature, je dois paraître bien imparfaite.

LA MARQUISE.

Il ne m’a pas semblé que ce fût toi. Mais dis-moi, à présent qu’il est sûr que l’on m’aime, ne me conseillerais-tu pas de mener une vie moins retirée que celle que je mène ? Si je courais les plaisirs ?... cela plaît aux jeunes gens. Pendant que je suis en bonne humeur, pendant que je suis en train de plaire, que sait-on, je ferais peut-être quelque conquête encore plus flatteuse que celle du Chevalier ?

LISETTE.

Mais.

LA MARQUISE.

Il y a aujourd’hui un dîner chez ce gros homme de Finance qui demeure ici près : je n’en suis pas priée ; mais je suis sûre d’y être bien reçue. Il vient chez lui des gens joyeux, des gens à saillies, des gens à parties extravagantes. J’irai ; il faut que je fasse un peu parler de moi dans le monde.

LISETTE.

Je ne suis point du tout de cet avis, et vous vous ferez moins estimer.

LA MARQUISE.

Oh ! pour le coup, la frayeur me saisit.

LISETTE.

De quoi donc ?

LA MARQUISE.

En regardant du côté de ma toilette, je viens de la voir remuer : je l’ai vu, j’en suis sûre.

LISETTE.

Comment ! vous qui passez pour un esprit fort, vous auriez de ces visions-là ?

LA MARQUISE.

Esprit fort tant qu’il te plaira ; si je voyais encore quelque chose, tu me verrais tomber évanouie.

LISETTE.

Passons donc d’un autre côté, Madame, et sortons d’ici promptement.

LA MARQUISE.

Oui ; mais sur cet article, sois aussi secrète que tu l’as toujours été. Ce n’est pas la première fois que tu m’as vu saisie de pareilles frayeurs.

LISETTE.

Surtout depuis que vous êtes veuve, il m’a semblé que vous étiez devenue plus peureuse.

LA MARQUISE, d’un ton ferme.

Va, les plus grands génies ont leurs petitesses, et je ne connais de vertu parmi les hommes, que le talent d’en imposer.

Elles sortent.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, seul

 

Sortant de derrière la Toilette.

Ô Surprise ! quel mélange confus d’idées se présente à mon esprit ! en quelle situation est à présent mon cœur ! J’ai voulu être instruit. Je l’ai demandé moi-même : est-ce une illusion ?

 

 

Scène XI

 

LISETTE, LE CHEVALIER

 

LISETTE.

Eh bien ! je vous ai tenu parole. Je n’ai point hésité. J’ai déclaré votre amour : et à l’égard de cela, vous avez vu qu’elle ne s’en est point du tout offensée.

LE CHEVALIER, tristement.

Non.

LISETTE.

Au contraire, il y a une chose qui m’a fait de la peine, et qui certainement a dû vous en faire aussi, sa joie a été si grande qu’elle n’a pu s’empêcher de se féliciter d’un peu d’art auquel elle a ordinairement recours. Au surplus, elle s’imagine que de certains défauts qu’elle a font bien cachés ; et je suis sûre, moi, qu’il n’y a personne qui ne s’en soit aperçu, et que vous tout le premier, vous saviez bien ce qui en était.

LE CHEVALIER, à part.

Je n’en puis revenir.

À Lisette.

Dites-moi : me sera-t-il permis de la voir, de lui parler ?

LISETTE.

Assurément ; mais vous avez un air interdit et troublé, qui peut-être lui ferait connaître ce que nous avons hasardé : dissipez-vous un peu, tâchez de vous remettre, laissez passer quelques moments. Vous pourrez revenir ensuite.

LE CHEVALIER.

Le Ciel m’est témoin que ce qui peut diminuer ses charmes n’est point ce qui m’afflige, et que pour mieux fonder mon espoir, j’ai mille fois désiré qu’elle en sût moins pourvue... mais qu’elle soit capable de fausseté ; que l’aveu de mon amour ait été pour elle une occasion de s’applaudire de tant d’artifice, je l’avoue, c’est une pensée qui m’accable.

LISETTE.

Bon ! elle prétend que cette fausseté n’est autre chose que de l’esprit. De vous à moi, la prétention me paraît un peu singulière ; et pour vous parler franchement, après ce qui s’est passé, je serais curieuse de savoir s’il serait possible que vous l’aimassiez encore ?

LE CHEVALIER, d’un ton ferme.

Je vais vous répondre, malgré l’étonnement où je suis, malgré l’étrange façon dont elle a paru approuver la passion que j’ai pour elle. N’en doutez pas, cette passion doit rester éternellement dans mon cœur, quand elle y mériterait le nom de faiblesse ; et si le mensonge et l’art m’ont séduit, c’est avec tant de force, que la vérité même ne peut plus détruire leur ouvrage.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LISETTE, seule

 

Oui ! Oh ! l’on s’est cependant bien promis de vous vaincre en aurions-nous le démenti ? Allons, ferme, courage.

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, LISETTE

 

LA MARQUISE.

Le voilà sorti. Eh ! bien, Lisette, quels progrès avons-nous faits sur lui ?

LISETTE.

Je ne sais qu’en dire. Ce serait pourtant dommage d’échouer ; car, savez-vous, Madame, qu’il y a bien du plaisir à tromper ? Je ne l’aurais pas cru.

LA MARQUISE.

Ceci n’est qu’une première tentative. J’ai une idée, Lisette, qui ne saurait manquer de faire plus d’effet. Il ne fallait pas espérer qu’il fût tout d’un coup rendu à lui-même ; je le connais, et je le saurai frapper par des endroits plus sensibles.

LISETTE.

Ce qui m’a paru le troubler le plus, c’est la fausseté dont vous avez paru capable ; c’est ce qui attaque la sincérité de votre cœur : il voulait sur le champ vous parler, et dans l’instant vous allez le voir reparaître ; mais, à votre égard, Madame, en conscience, comment n’êtes-vous pas touché des peines que vous lui faites endurer ?

LA MARQUISE, paraissant un peu saisie.

Comment ?... parce que je ne le suis point.

LISETTE.

Eh ! oui ; mais... par exemple, vous venez de dire cela d’un ton... Eh ! non, vraiment, je me trompe ; votre réponse est fort juste.

LA MARQUISE.

Ne crains rien sur ce que j’entreprends, j’ai trouvé des raisons suffisantes. Je me suis assez consultée, et s’il y avait quelque apparence que, dans l’occasion, mon cœur pût jamais m’abandonner, mon devoir n’en serait pas moins présent à mes yeux. Laissons cela, je ne veux m’occuper que de mon idée. Elle est hardie, mais elle n’en est que plus propre à achever ce plaisir que tu dis que l’on trouve à tromper, et ce que la raison m’a fait résoudre d’accomplir.

LISETTE.

Encore un mot, s’il vous plaît : votre réputation ne court-elle aucun risque : car en badinant, vous voilà déjà accusée de bien des affaires.

LA MARQUISE.

Ah ! ce ne serait pas lui rendre justice que de le croire indiscret ; d’ailleurs des choses frappantes pour lui, ne le seraient point pour d’autres : et au pis-aller, ce qui pourrait transpirer ne passerait guère un petit cercle de personnes. Enfin, quand l’objet de nos démarches est utile et nécessaire, c’est tout ce que l’on doit envisager : combien de gens ont vu leur réputation affaiblie, dont tout le crime était un attachement inviolable à la vertu !

LISETTE.

Je n’ai donc plus d’inquiétude, livrons-nous à votre nouvelle idée, badinons, trompons, trahissons sans ressource.

LA MARQUISE.

Que quelques personnes puissent en être instruites, cette raison ne m’arrêterait point : au contraire, leur erreur ne servirait qu’à fortifier la sienne ; mais je n’ai point de temps à perdre : tu dis qu’il doit revenir dans l’instant ?

LISETTE.

S’il doit revenir ! je vous le répète, Madame, il voulait vous parler dans le moment même : et je ne l’ai éloigné que pour vous laisser le temps de respirer.

LA MARQUISE.

Mon dessein n’est pas qu’il me voie à présent... Écoute... si je ne me trompe.

LISETTE, ayant écouté.

Quelqu’un vient d’entrer, ne différez donc pas d’avantage.

LA MARQUISE.

Je vais lui donner de moi une idée bien contraire à celle qu’il avait conçue... parle de ce dîner, en question ; dis-lui qu’il faut qu’il attende ; et viens me retrouver au plus vite.

LISETTE.

Cela est entendu, reposez-vous sur moi, dans un instant je vous rejoins, Madame.

 

 

Scène XIV

 

LISETTE, seule

 

N’entends-je pas la voix de ce charmant Monsieur Cléon ? C’est un homme à procédés réguliers, qui tantôt, par parenthèse, quand il ma rencontrée, m’a lancé quelques œillades, dont la cause mériterait d’être approfondie de ma part ; mais j’ai autre chose en tête. Justement il accompagne le Chevalier.

 

 

Scène XV

 

CLÉON, LE CHEVALIER, LISETTE

 

CLÉON.

Cela est trop fort, mon cher Beau-frère, cela est trop fort. Vous poussez le mérite au plus loin, et vous me mettriez en colère.

À Lisette.

Bonjour, l’aimable Suivante. Eh ! quoi ! vous me fuyez ?

LISETTE, passant du côté du Chevalier.

J’ai donné ordre là-bas que l’on vous laissât entrer, parce que j’ai bien compté que vous attendriez avec plaisir le retour de Madame...

LE CHEVALIER.

Quoi ?

LISETTE.

Vraiment ! y a-t-il eu moyen de la retenir ! Vous savez cette fête qui se donne à deux portes de ce logis : il a fallu qu’elle suive sa fantaisie ; mais comme elle ne manquera pas de trouver là plusieurs étourdis qui sûrement lui déplairont ; et comme il y a déjà longtemps qu’elle est sortie, je vous conseille d’attendre.

LE CHEVALIER, outré, mais se contraignant.

Jamais on ne croirait !... allons, j’attendrai ; je vous suis obligé.

LISETTE, allant faire la révérence à Cléon.

Votre très humble servante.

CLÉON, à Lisette.

Eh ! restez donc ; ne pouvez-vous ?... vous êtes bien cruelle.

 

 

Scène XVI

 

CLÉON, LE CHEVALIER

 

CLÉON.

Je vous l’ai dit, Chevalier, si vous ne vous appliquez à imiter certaines gens, vous vous attirerez partout des désagréments. Vous voyez le ton que je viens de prendre avec cette Suivante. À peine l’ai-je regardée, à peine sais-je si elle est jolie : n’importe, je la préviens, je l’intéresse, et voilà comme on se rend agréable. Enfin, vous ne voulez pas vous former, ni vous en rapporter à moi. Je vous rencontre, vous me paraissez consterné. Il vous échappe de me dire que vous venez ici. Je n’en puis savoir davantage.

LE CHEVALIER.

Ah ! quelle confidence pourrais-je vous faire ?

CLÉON.

Les gens les plus aimables ont souvent bien de la peine à plaire, j’y ai été trompé, moi qui vous parle. Oui, j’y ai été trompé. Le monde, les femmes surtout, n’ont pas toujours les sentiments qu’elles font paraître. Je m’épargnai une fois bien de l’inquiétude ; je fréquentais assidument une Dame, il me vint un soupçon, je ne tardai pas à m’en éclaircir, et je lui envoyai un beau matin ces Vers :

Vous dites que je suis charmant,
Vous me le jurez, belle Hortense ;
Mais je vois, malgré l’apparence,
Que vous ne m’aimez nullement.

Il se trouva que je devinai juste ; et vous jugez bien avec quelle promptitude je rompis avec elle.

LE CHEVALIER, à part.

Hélas !

CLÉON.

Elle m’écrivit, (car elle m’écrivait) : Sa réponse fit bien voir combien je l’avait mortifiée en la démêlant. J’ai cette réponse sur mes tablettes :

Je ne me tiens point offensée,
Que malgré mes serments, vous ne me croyiez pas ;
Et quoique vos Vers soient fort plats,
Je rends justice à la pensée.

Fort plats ! il y a de l’aigreur, comme vous voyez, beaucoup d’aigreur. J’ai eu, vous dis je, quelquefois de la peine à plaire, et en revanche, mon cher, je ne suis pas facile à me laisser captiver ; il faut qu’une femme soit terriblement sur ses gardes pour faire impression sur moi. Votre Marquise, par exemple, bien des gens la trouvent admirable. Je ne sais : je vous avoue qu’elle ne me paraît pas se connaître tout-à-fait en vrai mérite ; et je vous demanderais, si vous aviez plus d’expérience...

LE CHEVALIER.

À moi ! Monsieur ? Ah ! ne m’imputez pas de trouver rien à blâmer dans les hommages qu’on lui rend.

CLÉON.

Qu’une femme soit attentive, qu’elle sache écouter et sentir, qu’elle remarque la délicatesse de nos discours, et de nos façons d’agir, j’en fais beaucoup de cas. C’est ce que j’ai bien su inspirer à votre sœur qui assurément n’a des yeux que pour moi, et qui me prouve continuellement sa tendresse par mille petites attentions. Pour vous, Chevalier, vous vous faites un tort considérable. Je vous vois sur le point de manquer le riche parti que votre père vous destine depuis si longtemps : et pour moi, de quelle façon conduisez-vous votre cœur de ce côté-là ? Quel manège, quel art employez-vous ? Quels sont les hommages que vous rendez ? aucuns, aucuns.

LE CHEVALIER.

Si j’avais eu à faire ma cour, Monsieur, j’aurais souhaité ne la jamais faire que par sentiment...

CLÉON.

À la bonne heure... Mais je vous avoue que je tremble pour vous que votre père fasse réussir le mariage ; n’ayant point eu le talent de vous faire aimer, vous devez vous attendre, de la part d’une femme, à la conduite la plus irrégulière. Je vous le dis ; vous serez le mari le plus maltraité qu’il y ait jamais eu sur la terre. Il n’y a point de difficultés à cela.

 

 

Scène XVII

 

LISETTE, CLÉON, LE CHEVALIER

 

LISETTE.

Je ne sais, Messieurs, s’il est à propos que vous restiez ici. Il s’en faut bien que cette compagnie lui ait déplu comme je le pensais : rire, boire, chanter, faire une mascarade, projeter une partie : tout cela s’est exécuté avec une vivacité inconcevable. Je l’ai souvent vu faire de ces parties à la sourdine ; mais cette fois ci l’emporte sur toutes les autres. Ce que je trouve de plus extraordinaire en elle, c’est qu’il semble que la bonne chère, les ris et les jeux lui aient inspiré une gaieté qu’elle n’a pas coutume d’avoir : au surplus, cela ne sert qu’à la rendre plus vive et plus jolie.

CLÉON.

Que dites-vous ? ce récit n’est pas croyable.

 

 

Scène XVIII

 

LA MARQUISE, en Chevalier, CLÉON, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LA MARQUISE.

La partie tiendra, je serais bien fâchée de la manquer ; mais les plaisirs se sont succédés si rapidement que je reviens un instant pour tâcher de me reconnaître. Ah ! je ne m’attendais pas à trouver compagnie ici. Cela ne fait rien, ne vous dérangez point, Messieurs.

CLÉON.

Eh ! comment ! Mais...

LA MARQUISE.

On ne se gêne point devant ses amis ; et, quoiqu’on soit femme, il est permis... Oui, il est permis de se réjouir, pourvu qu’il n’y ait rien contre l’honneur. Me reconnaissez-vous comme cela ? Me trouvez-vous jolie ? Oh ! l’aimable, la charmante extravagance que nous avons résolu de faire, Monsieur Cléon...

CLÉON, n’osant approcher.

Madame...

LA MARQUISE.

Et l’autre Monsieur que voilà aussi. Il faut que je vous explique cela.

CLÉON.

Madame...

LA MARQUISE.

Imaginez-vous que je trouve la... la Comtesse de... Il est inutile de la nommer, on doit avoir de la discrétion. C’est bien le caractère de femme le plus fortuné !... Elle est amoureuse : nous devons toutes les deux, comme cela, aller surprendre celui qu’elle aime, dans une maison où il joue ce soir ; ce qu’il y a de plus original, c’est qu’elle m’a dit que je l’aimerais, que je pourrais l’aimer, qu’elle ne l’empêcherait pas ; mais ce n’est pas cela qui me fait courir, c’est un homme à la mode : voilà tout.

CLÉON.

On a beau être à la mode...

LA MARQUISE, à Cléon.

Ne trouvez-vous pas cela plaisant ? non... Vous êtes ennuyeux, vous, Monsieur Cléon.

CLÉON, très surpris.

Moi ! Madame ?

LA MARQUISE.

Oh ! qu’il y a eu de bons mots dits à table ! je voudrais me les rappeler... Mais à propos, je me ressouviens que je dois une réponse à Monsieur le Chevalier que voilà : il m’a fait dire tantôt qu’il m’aimait. Cet aveu m’a donné bien de la satisfaction : mais je ne sais pas comment il a compté que cet amour-là tournerait ; car il suffit que la fortune vous rie une fois, il semble que cela aille de suite, et j’ai déjà trouvé aujourd’hui je ne sais combien de Messieurs qui veulent m’épouser... Qu’a-t-il ? est-ce que cet habit-ci me change si fort, qu’il ne sache pas que c’est moi ?

LE CHEVALIER, d’un air mortifié.

J’ai eu, je vous l’avoue, Madame, quelque peine à vous reconnaître.

LISETTE, promptement.

Ces habillements-là changent...

LA MARQUISE.

Paix, Lisette, je prends mon sérieux. Je voudrais bien savoir par quelle occasion ces Messieurs se sont rencontrés ici ? Il y a des gens devant qui on ne saurait agir librement.

LISETTE.

Oh ! Madame, n’allez pas perdre votre gaieté. Après tout, vous êtes en humeur de vous divertir : continuez, cela ne vous arrive pas tous les jours.

LA MARQUISE.

C’est que je vois... J’entends à demi-mot.

LISETTE.

Bon ! Madame, on vous répond sur le même ton que vous prenez ; ces Messieurs sont persuadés que vous plaisantez. Monsieur Cléon, par exemple, sait bien qu’il n’est pas ennuyeux.

CLÉON.

Je vous avoue que je n’ai jamais passé pour tel.

LA MARQUISE.

Moi ! je ne sais point ce que c’est que de rien dire de choquant ; et quand je penserais que Monsieur Cléon est ennuyeux, sûrement je ne le dirais pas.

LISETTE.

Vous l’avez pourtant dit.

LA MARQUISE.

Si je l’ai dit, en ce cas, c’est une grande étourderie de ma part ; et je le prie... oui, Monsieur, de vouloir bien là-dessus recevoir toutes mes excuses.

CLÉON.

Madame...

À part.

Plus je songe, et moins je conçois.

LA MARQUISE.

Ah ! çà, la Comtesse m’attend.

Riant.

Franchement, je vous l’avouerai à présent, Messieurs, ce petit moment de repos m’était tout-à-fait nécessaire, et me voilà entièrement remise. Allons, Lisette, avertissez mes gens. Je ne suis point fâchée, après tout, que ces Messieurs se soient trouvés ici ; et je ne les crois pas capables, pour une fois entr’autres, de faire de mauvais discours : au surplus ma réputation est assez établie. Monsieur Cléon, je m’avise d’une chose : tenez, cela rendra notre partie inimitable ; venez avec nous.

CLÉON.

Moi !

LA MARQUISE.

Nous vous mettrons en femme, nous vous ajusterons ; ce sera une source infinie de quiproquos et d’aventures.

CLÉON.

Je ne connais pas Madame la Comtesse ; le Ciel m’en préserve !

LA MARQUISE.

Quoi ! vous avez l’impolitesse de me refuser ? Je ne l’aurais pas cru, cela s’appelle manquer d’égards...

CLÉON.

Je n’en manque point.

LA MARQUISE.

Votre refus m’afflige, vous perdez mille conquêtes ; car ce travestissement ! vous aurait été à merveille. Allons, partons : je vais être la moitié moins enjouée que je ne l’aurais été. Viens, Lisette.

 

 

Scène XIX

 

LE CHEVALIER, CLÉON

 

LE CHEVALIER.

On esprit est confondu ; on ne peut plus l’estimer ; il n’y a point de raisonnement à faire.

CLÉON.

Pour moi, je suis épouvanté ; elle prétend que l’on manque d’égards pour elle... et c’est elle qui...

LE CHEVALIER.

C’en est fait, ma résolution est prise. Monsieur, rendez-moi promptement un service : vous serez éclairé par la suite.

CLÉON.

Eh ! je le sais, vous l’aimez. De quoi diable vous avisez-vous d’aimer une femme que, dans le fond, j’ai toujours soupçonnée ?...

LE CHEVALIER.

Ne perdez pas un instant : je ne puis ni ne veux paraître devant elle ; elle n’est pas encore sortie ; donnez-moi la satisfaction de lui dire que je pars ; que mes importunités lui seront dorénavant épargnées ; que jamais elle n’entendra parler de moi.

CLÉON.

Il est certain...

LE CHEVALIER.

Allez promptement, je vous en conjure. Vous en instruirez tout de suite mon père, car il serait inutile de vouloir m’arrêter ici un moment : ce séjour est devenu pour moi un séjour affreux. Je vais me retirer dans une de ses terres la plus éloignée.

CLÉON.

Je suis obligeant, mon cher, et je vais vous le prouver...

Il sort.

 

 

Scène XX

 

LE CHEVALIER, seul

 

Avec quelle fureur, de quels coups précipités ai-je été accablé ! une femme qui, pour marquer la haine la plus forte, aurait exprès voulu déchirer mon cœur, aurait-elle pu mieux réussir ? Hélas ! je n’ai pas même le cruel avantage d’être haï ; je ne suis rien à ses yeux. Fuyons : telle que je la croyais, l’éloignement n’aurait fait qu’irriter mes peines ; à présent il doit éteindre un malheureux amour qui ne m’attire que des mépris. Je veux fuir... je succombe. Ne m’est-il pas essentiel, pour l’oublier plus sûrement, de me confirmer dans la nouvelle opinion que j’ai d’elle ? Ah ! un amour tel que le mien ne se détruit pas par des moyens ordinaires. Si du moins je m’éclaircissais encore... Oui, je le dois ; oui, il me faut des preuves encore ; j’attendrai, je surprendrai ici cette Suivante à qui, trop imprudemment hélas ! j’ai déclaré mon secret. Il faudra qu’elle parle à son tour ; elle ne pourra se sauver des questions que je vais lui faire... On vient ; voyons qui ce pourrait être. Attendons le moment favorable ; on m’a appris à me cacher.

 

 

Scène XXI

 

LA MARQUISE, LISETTE, LE CHEVALIER, caché

 

LISETTE.

Il a suivi son désespoir.

LA MARQUISE, d’un ton ferme.

Ce départ est l’effet le plus heureux que je pusse attendre des soins que j’ai pris. N’emportant que des idées désavantageuses, l’absence bientôt achèvera de le guérir. Enfin, je ne crois pas qu’il puisse m’aimer encore, et je pense avoir fait, Lisette, tout ce qu’il faut pour le contraire.

LE CHEVALIER, s’avançant un peu.

Ne me trompé-je point ?

LISETTE.

Le cœur est quelque chose de bien incompréhensible ! à présent que le voilà parti, je m’en sens attristée.

LA MARQUISE.

Pour moi, je me sais gré de ce que j’ai fait, Les raisons qui m’ont déterminée, ne sont à présent que plus fortement présentes à mon esprit, et j’ai eu recours à ce stratagème...

LE CHEVALIER, sortant.

Qu’entends-je !

LA MARQUISE, surprise.

Ah !

LE CHEVALIER, se jetant aux pieds de la Marquise.

Je vous reconnais, Madame, et ce discours et cet extérieur ne répondent pas assurément à ceux qui, dans l’instant, m’avaient frappé.

LA MARQUISE.

Quel transport ! quelle témérité !

LE CHEVALIER.

Ah ! Madame, rien de ce que j’ai entendu n’est donc vrai ? on m’a trahi. Vous m’avez joué, j’avoue... Je reconnais que je ne puis interpréter ce stratagème en ma faveur. Le dernier des hommes ne pourrait pas, Madame, essuyer de votre part une ironie plus mortifiante que celle que votre mépris, votre haine vous ont fait inventer. Mais ô Ciel ! vous n’êtes point autre que vous-même.

LA MARQUISE.

Votre mauvais sort vous a inspiré cette surprise, Chevalier ; vous voulez vous perdre, vous voulez être malheureux : soyez-le.

LE CHEVALIER.

Moi, malheureux ! vous êtes telle que je vous ai toujours crue ; vous êtes parfaite, Madame, je suis le plus heureux des hommes.

LA MARQUISE.

Que dites-vous ? Levez-vous, Monsieur.

LISETTE.

Il était en embuscade ; nous sommes prises.

 

 

Scène XXII

 

LE VIEUX MARQUIS DE FLORIMON, CLÉON, LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LE VIEUX MARQUIS.

Non, non, il est inutile de m’annoncer ; point de façons, Madame la Marquise sait bien que quand je fais quelques démarches, c’est du cœur qu’elles partent ; point de cérémonies. Eh ! bien, Monsieur mon gendre ; elle n’est point sortie comme vous le disiez, et la plupart des circonstances que vous m’avez rapportées, me semblent incroyables.

LE CHEVALIER, allant à son père.

Non, ne les croyez point, mon père.

LE VIEUX MARQUIS.

Quoi ! vous voilà aussi vous ; vous n’êtes point parti ?

LE CHEVALIER.

Non, mon père, et tout ce que Cléon a pu vous dire de contraire au caractère de Madame la Marquise, se trouve sans fondement ; tout est supposé.

LE VIEUX MARQUIS.

Eh ! je le savais bien, moi.

CLÉON, tout étourdi.

Mais, quand je l’ai dit...

LE VIEUX MARQUIS.

Eh ! non, non, que diantre ! Monsieur mon gendre, vous interprétez tout à la rigueur, et vous ajoutez de grands raisonnements qui n’ont pas le sens commun.

CLÉON.

Mais cela est merveilleux !

LE VIEUX MARQUIS.

De quel côté est Madame ? Ah ! Madame, je vous demande mille pardons.

LA MARQUISE, avec affection.

Je suis sincèrement ravie de vous voir.

LE VIEUX MARQUIS.

Hé bien !... Madame, qu’est-ce que c’est ? j’apprends bien des choses : la cause des chagrins de mon fils le Chevalier est enfin connue, et cette cause est bien naturelle : j’avoue que je ne puis approuver qu’il porte ses vues si haut, mais enfin, je ne sais point dissimuler, moi ; et s’il ne vous paraissait pas indigne de vous, il ne serait point, à mon sentiment, de parti pour lui plus honorable et plus avantageux, et celui que je lui destine depuis si longtemps serait aisément sacrifié.

LISETTE.

Je sais que Madame doit être un peu embarrassée à répondre, et je prendrai, Monsieur, la liberté de parler : Madame ne hait point Monsieur le Chevalier ; mais il n’en est pas mieux pour cela, et sérieusement nous trouvons dans la différence d’âge des raisons invincibles contre cet amour-là.

LE VIEUX MARQUIS.

Comment ! l’âge !

LISETTE.

Ce n’est pas assurément que Madame ne sache qu’elle ne touche pas encore aux plus aimables jours de sa vie ; mais elle voudrait, et cela me semble assez raisonnable, que quelques années qu’elle a de plus que Monsieur le Chevalier, Monsieur le Chevalier les eût de plus qu’elle.

LE VIEUX MARQUIS.

Quoi ! Madame fait des façons sur son âge ? il est question d’âge avec elle ? et avec votre permission, Madame, moi qui serait votre grand-père, que suis-je donc, s’il vous plaît ?

LISETTE.

Mais Monsieur... vous n’êtes pas jeune.

LE VIEUX MARQUIS.

Ah ! j’entends bien ; mais, parbleu ! il y en a encore de plus âgés que moi.

LA MARQUISE.

Oui, Monsieur, la différence d’âge, le dessein de ne me point remarier, la certitude où j’étais qu’un parti puissant lui était destiné, m’ont semblé, du côté de la raison, des obstacles invincibles, et j’ai trouvé dans mon cœur d’autres motifs pour le vouloir guérir d’un amour qui ne pourrait pas être heureux.

LE VIEUX MARQUIS.

Votre modestie vous a trompée : mais votre erreur a fait naître en vous une résolution bien généreuse. Cédez, Madame, et ne vous opposez plus à son bonheur.

LA MARQUISE, au vieux Marquis.

J’avouerai que je ne le croyais pas capable de la constance qu’il a fait paraître...

Au Chevalier.

Je ne puis revenir à votre âge, Chevalier ; mais la raison vous donne des années.

LE CHEVALIER.

Ah ! Madame, le...

LE VIEUX MARQUIS.

Voilà une circonstance où je voudrais de tout mon cœur que ce fût lui qui fût le père, pour vous prouver ma joie. Je vous demande, Madame, que nous rassemblions ici nos amis, et la jeunesse du voisinage, et qu’il ne soit plus question que de chanter et de danser...

CLÉON.

Il y a dans le monde des gens bien particuliers !

 

 

Divertissement

 

Vaudeville.

Un cœur épris d’une flamme sincère,
Ne se guérit pas aisément.
Malgré vos soins, l’œil de l’Amant
Saura pénétrer le mystère.
On a beau chercher un nouveau tour ;
On ne peut tromper l’Amour.

Un vieux mari fit faire une machine
Qui rassura tous les jaloux.
Est-il secret, pauvres Époux,
Qu’un tendre Galant ne devine
On a beau, etc.

Des embarras, des dangers du ménage,
Une Maman fait le récit ;
À ce portrait la fille rit ;
Pour craindre elle a trop de courage.
On a beau, etc.

Agnès blâmait son trop de complaisance.
Elle veut rompre avec Licas.
En le grondant, quel sort ! Hélas !
Le faible à l’instant recommence.
On a beau, etc.

Un certain jour, une Belle fort sage
Sentit au cœur un mouvement ;
Elle en riait, mais sûrement
Le jeu passait le badinage.
On a beau, etc.

Au Parterre.

Divers Auteurs, voulant vous satisfaire,
De leurs talents offrent l’essai.
Le style simple est le plus vrai ;
Il a quelque droit de vous plaire.
Le Public se divertit de tout ;
Mais rien ne change son goût.

Air.

Dans un objet qu’on aime
Tout sert à nous enflammer,
Et par ses défauts même
Il sait nous charmer.
Quand l’ardeur est extrême,
Rien ne peut alarmer.
Dans un objet, etc.

Autre.

Il est fâcheux
De se laisser surprendre ;
Il est fâcheux
D’être abusé par l’objet de ses vœux.
Il faut se défendre ;
Il faut attendre ;
Quand on sait bien s’y prendre,
Un retour tendre
Nous rend heureux.

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