Le Retour imprévu (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 15 juillet 1756.

 

Personnages

 

MONSIEUR ORONTE

MADAME ORONTE

ASTÉRIE, leur fille

LE MARQUIS

ARIMON

HÉLÈNE, Suivante

UN VALET DE CHAMBRE du Marquis

ARLEQUIN, Valet d’Arimon

 

La scène est à la campagne, dans le Château de Monsieur Oronte.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE

 

MADAME ORONTE.

Tachez donc de polir un peu votre langage.

Oui, dût votre courroux contre moi s’exhaler,

Vous ne vous mettez point au cours du bel usage.

On nous juge d’après nos façons de parler.

Songez que ce n’est pas un avis chimérique,

Que nous ne sommes plus dans nos concessions,

Au fond de la triste Amérique,

Où les belles expressions

N’abordent point, et sont à jamais ignorées

De ces malheureuses contrées.

Vous avez un modèle exquis,

Une source, un trésor, un homme incomparable,

Et qui, de plus en plus, me paraît admirable.

MONSIEUR ORONTE.

Vous voulez dire ce Marquis.

Sa bouche est un trésor de paroles dorées,

Que j’avais toujours ignorées ;

De petits mots éblouissants,

Où d’ailleurs rien ne manque, excepté le bon sens,

Qu’il fuit avec un soin qu’il tient de la nature ;

Ses propos sont faits comme lui ;

Ils n’ont jamais été dans la bouche d’autrui.

Sa conversation ressemble à sa figure.

Mais vous en raffolez.

MADAME ORONTE.

Oui, je me fais honneur

Du profit que j’ai fait avec un si bon maître.

MONSIEUR ORONTE.

Dieu me gard’, d’un si grand bonheur.

MADAME ORONTE.

En effet, avec lui, j’ai pris un nouvel être :

Je n’étais qu’un tissu d’ignorance et d’erreur.

Avant notre retour en France,

Savais-je seulement faire une révérence ?

Je me coiffais à faire peur.

J’étais, ainsi que vous, mise comme une horreur.

MONSIEUR ORONTE.

En quoi donc mon habit ?...

MADAME ORONTE.

La couleur est trop sombre :

Il faudrait l’arrondir, lui donner plus d’ampleur.

Eh ! vous ne tenez pas plus de place qu’une ombre.

MONSIEUR ORONTE.

Je m’habille pour moi, je parle sans façon.

Ainsi donc ce Marquis est fort joli garçon ?

MADAME ORONTE.

Est fort joli garçon ! Un Marquis !...

MONSIEUR ORONTE.

Comme un autre.

Tant-pis, s’il ne l’est pas.

MADAME ORONTE.

Quel langage est le vôtre ?

MONSIEUR ORONTE.

Celui du sens commun, celui de nos aïeux,

Et qui doit, ce me semble, être toujours le même.

Que diantre ! il faudra donc, suivant votre système,

Ne se faire un jargon que de mots précieux,

Et syllabe à syllabe éplucher chaque terme,

Pour faire le Puriste et le bel Orateur ?

Non, non ; dans son métier que chacun se renferme.

Je n’ai pas, Dieu merci, la rage d’être Auteur.

Ils sont assez sans moi : du moins je l’entends dire ;

Car je ne pris jamais la peine de les lire.

MADAME ORONTE.

Eh ! comment soutenir un pareil entretien ?

MONSIEUR ORONTE.

Quand je parle, c’est moi ; je n’y mets rien du mien :

On m’entend.

MADAME ORONTE.

Ah ! que trop.

MONSIEUR ORONTE.

Tout le reste est frivole.

Fortement.

Ma femme, on ne va plus, à notre âge, à l’école.

MADAME ORONTE.

Ma femme !...

MONSIEUR ORONTE.

Apparemment.

MADAME ORONTE.

Ah ! comme vous parlez !

MONSIEUR ORONTE.

Depuis trente ans et plus n’êtes-vous pas ma femme ?

MADAME ORONTE, avec dépit.

Oui, je la suis, si vous voulez...

Je vous nomme Monsieur ; appelez-moi Madame.

MONSIEUR ORONTE.

Es-tu folle ?

MADAME ORONTE, aigrement.

Allez-vous me tutoyer aussi ?

MONSIEUR ORONTE.

Sans doute, et l’amitié peut le permettre ainsi.

MADAME ORONTE.

Oh ! pour cela, Monsieur, je vous demande grâce :

Devant le monde, au moins...

MONSIEUR ORONTE.

Oh ! tout ceci me passe.

À part.

Maugrebleu des Marquis, s’ils se ressemblent tous !

Celui-ci met céans tout sens dessus-dessous ;

Mais ce serait bien pis, s’il plaisait à ma fille.

À Madame Oronte.

Eh ! bien, Madame Oronte ; allons, soit, j’aurai soin...

MADAME ORONTE.

Madame Oronte !...

MONSIEUR ORONTE.

Quoi ?

MADAME ORONTE.

Mais il n’est pas besoin

De m’appeler ainsi par mon nom de famille.

Quand je serai Comtesse...

MONSIEUR ORONTE.

Autre folie.

MADAME ORONTE.

Alors,

Il faudra m’appeler Madame la Comtesse...

À propos, avez-vous terminé ?...

MONSIEUR ORONTE.

Rien ne presse.

À part.

Avec leur bel usage, ils ont le diable au corps.

Haut.

Comment, morbleu ! la mode, ou plutôt la folie,

Entre un époux et sa moitié,

Ne permet ces doux noms d’amour et d’amitié,

Tous ces tons familiers, que dans la Bourgeoisie !

Parbleu ! soyons plutôt et demeurons Bourgeois.

Puisque l’amour et la nature,

Avec le sens commun, sont tombés en roture,

J’abjure sans regret la noblesse et les lois

Qui défendent au cœur l’usage de soi-même.

Serviteur à la qualité,

Si, sans se dégrader, on ne peut, quand on aime,

Montrer sa sensibilité.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR et MADAME ORONTE, LE VALET DE CHAMBRE du marquis

 

LE VALET DE CHAMBRE.

Je vous fais, à tous deux, mon humble révérence.

Le Marquis m’a prié de vous faire sa cour :

J’allais passer chez vous, pour voir s’il y fait jour.

MONSIEUR ORONTE.

Comme ailleurs.

MADAME ORONTE.

Que fait-il ?

LE VALET DE CHAMBRE.

La toilette commence.

MONSIEUR ORONTE.

La toilette ?

MADAME ORONTE.

Sans doute.

LE VALET DE CHAMBRE.

Ah ! qu’il est bon à voir,

Plus vermeil et plus frais que la rose naissante,

En robe légère et brillante,

Se contemplant à son miroir,

Au milieu de son monde et de son nécessaire !

MONSIEUR ORONTE.

Qu’est-ce qu’un nécessaire ?

MADAME ORONTE, à son mari.

Eh ! bien, qu’allez-vous faire ?

MONSIEUR ORONTE.

M’instruire.

LE VALET DE CHAMBRE.

Ah ! vous le savez bien.

MONSIEUR ORONTE.

Je n’en ai, ma foi, pas la moindre connaissance.

MADAME ORONTE, à son mari.

Du moins cachez votre ignorance.

MONSIEUR ORONTE.

En la cachant toujours, on n’apprend jamais rien.

MADAME ORONTE, au Valet de Chambre.

Dites-lui qu’on l’attend.

LE VALET DE CHAMBRE.

J’y vole tout à l’heure.

MONSIEUR ORONTE.

À propos, j’ai deux mots à te dire : demeure.

MADAME ORONTE, bas.

Vous voulez vous entretenir...

Avec...

MONSIEUR ORONTE.

Oui ; je suis populaire.

Ce drôle est un Docteur : allez, laissez-moi faire ;

J’ai mes raisons.

MADAME ORONTE, à part.

Je sors : je n’y pourrais tenir.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR ORONTE, LE VALET DE CHAMBRE

 

LE VALET DE CHAMBRE, à part.

Que veut notre Bourgeois ?

MONSIEUR ORONTE, à part.

Il ira lui redire,

Et le Marquis alors pourra se rebuter,

Et nous laisser en paix... Mais comment débuter ?

Commençons...

Haut.

Couvre-toi... Tu l’es.

LE VALET DE CHAMBRE, à part.

Il me fait rire.

MONSIEUR ORONTE.

Je suis riche.

LE VALET DE CHAMBRE.

On le sait.

MONSIEUR ORONTE.

Ma fille a des appas.

LE VALET DE CHAMBRE, à part.

Qu’importe ?

MONSIEUR ORONTE.

Le Marquis voudrait être mon gendre.

Crois-tu qu’il ait pour elle une amitié bien tendre ?

LE VALET DE CHAMBRE.

J’en jurerais bien.

À part.

Mais je ne gagerais pas.

Haut.

Est-ce que cet amour est encore à la mode ?

MONSIEUR ORONTE.

Parlons à cœur ouvert, cela m’est plus commode.

Le Valet de chambre lui offre du tabac.

Dis-moi ; le Marquis t’aime ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Il me fait cet honneur.

MONSIEUR ORONTE.

N’es-tu pas son Mentor ?

LE VALET DE CHAMBRE.

J’ai quelque privilège :

J’étais comme son Gouverneur,

Lorsque nous étions au Collège.

MONSIEUR ORONTE, à part.

Bel élève, ma foi !

LE VALET DE CHAMBRE.

Nous nous sommes, tous deux,

Gardés depuis par convenance.

MONSIEUR ORONTE.

Ah, par convenance !

LE VALET DE CHAMBRE.

Oui ; j’en fais ce que je veux.

MONSIEUR ORONTE.

S’il est vrai qu’il ait mis en toi sa confiance,

Ne pourrais-tu le rendre un tant soit peu moins fat ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Le terme est un peu dur.

MONSIEUR ORONTE.

N’allons point nous débattre

Sur le plus ou le moins : je n’en puis rien rabattre.

LE VALET DE CHAMBRE, à part.

L’air de Cour l’effarouche.

MONSIEUR ORONTE.

Eh bien, le résultat ?

Je vois ton embarras : eh ! parle sans contrainte ;

Il ne serait plus rien, s’il cessait d’être un fat...

LE VALET DE CHAMBRE, à part.

Il a tout deviné.

MONSIEUR ORONTE.

N’est-ce pas-là ta crainte ?

Eh ! qu’il soit moins que rien, plutôt que ce qu’il est.

LE VALET DE CHAMBRE.

Cela ne se peut pas ; non, Monsieur, s’il vous plaît.

Voyez, demandez-nous, Seigneur, toute autre chose,

Vous faut-il notre sang ?

MONSIEUR ORONTE.

Eh ! qu’en ai-je besoin ?

Réforme-le, te dis-je, ou qu’il aille plus loin.

LE VALET DE CHAMBRE, animé.

Réformez donc aussi la mode : elle en est cause.

Dussiez-vous encor plus vous en formaliser,

Il n’est ni plus ni moins que ce que sont les autres.

Un Marquis ira-t-il se singulariser ?

MONSIEUR ORONTE.

Quelles sottes raisons !

LE VALET DE CHAMBRE.

Vous céderez aux nôtres,

Si vous pouvez m’entendre.

MONSIEUR ORONTE.

Eh ! je ne suis pas sourd.

LE VALET DE CHAMBRE.

On est sage, on est fou, suivant le temps qui court.

MONSIEUR ORONTE.

Comme il plaît à la Lune ?

LE VALET DE CHAMBRE.

À la mode régnante.

Le plus sage la fuir, le plus heureux l’invente.

Par exemple, la mode est d’être bel-esprit :

Chacun disserte, rime, écrit ;

On n’a jamais tant vu de brochures divines.

La mode est à présent des petites poitrines ;

On ne boit que de l’eau. Ce n’est plus le bon air

D’avoir, comme autrefois, de bons yeux, de voir clair ;

Tout le monde est aveugle et se sert de lorgnettes.

L’usage est, à présent, des habits radieux ;

Chacun se couvre de paillettes.

Nous reprocherez-vous, d’un air séditieux,

La révolution qui s’est faite au Théâtre ;

Et, du goût ancien follement idolâtre,

Oserez-vous fronder notre goût dominant ?

On dansait autrefois, on saute maintenant ;

La cabriole est applaudie ;

Les Grâces ne vont plus que par sauts et par bonds.

Voyez le ton nouveau qu’a pris la Tragédie :

On n’exprime plus rien qu’à force de poumons,

Et qu’en assourdissant les Loges, le Parterre.

Malheur à qui n’a pas une voix de tonnerre !

Aux efforts que l’on fait, à la peine qu’on prend,

On dirait qu’on joue en plein vent.

Voilà donc pour la mode.

MONSIEUR ORONTE.

Oh ! je n’ai rien à dire.

LE VALET DE CHAMBRE.

Passons, examinons sans partialité,

Ce que, par esprit de satyre,

On appelle fatuité.

Eh ! bien, ce n’est, au fond, que l’amour de la gloire.

Eh ! peut-on parvenir qu’on ne s’en fasse accroire ?

À quoi bon la simplicité ?

Avec une existence unie et toute ronde,

Est-on même aperçu dans la société ?

Du moins, par le contraire, on brille dans le monde,

Par les airs qu’on s’y donne, on s’y fait remarquer ;

On en impose enfin...

MONSIEUR ORONTE.

Aux sots... C’est se moquer.

Serviteur.

LE VALET DE CHAMBRE.

Excusez, le zèle m’en impose ;

Mais voyez le Marquis, il plaidera sa cause

Plus dignement que je n’ai fait.

MONSIEUR ORONTE.

Je le crois ; car il est bien plein de son sujet.

Le Valet de Chambre sort.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR et MADAME ORONTE, LE MARQUIS, une lorgnette à la main

 

MONSIEUR ORONTE.

Nous voilà seuls : avant qu’on vienne nous distraire,

Parlons entre nous trois.

Au Marquis.

Ma fille a su vous plaire ?...

MADAME ORONTE.

Eh ! Marquis, à propos, comment s’est donc passé

Ce grand souper d’hier ?

MONSIEUR ORONTE.

À propos bien placé !

MADAME ORONTE.

Contez-nous donc...

MONSIEUR ORONTE.

Allons aux choses principales.

MADAME ORONTE, au Marquis.

Vous riez.

LE MARQUIS.

Oui, je ris de voir que, de nos jours,

Les Dunes, Présalé, les Ardennes, Cabours,

Pour bien des gens encor, sont des Terres Australes.

Tout était de son crû, jusqu’au triste mouton,

Excepté le doyen des lièvres du canton,

Qu’un vieux limier boiteux avait pris à la course.

MADAME ORONTE, en riant.

Le Marquis est charmant ! Je vous plains cependant

LE MARQUIS.

Pas la moindre primeur, pas la moindre ressource.

Eh ! le moyen de mettre un morceau sous la dent ?

MONSIEUR ORONTE, à part.

Nous n’irons point au but.

Haut.

Eh ! daignez donc permettre...

LE MARQUIS.

Aussi j’en suis sorti, mais, au pied de la lettre,

Ce qu’on appelle à jeun, mort de rire et de faim,

Vous auriez fait de même.

MADAME ORONTE.

Oh ! rien n’est plus certain.

MONSIEUR ORONTE, à part.

Bon ! ne voilà-t-il pas ma folle !

LE MARQUIS, mystérieusement.

Ne me décelez pas.

MADAME ORONTE.

Moi ! non.

LE MARQUIS.

Quel Cuisinier !

Mais je n’en voudrais pas pour mon Palefrenier.

Quoiqu’on l’ait fort vanté, ce n’est, sur ma parole,

À l’intention près, qu’un franc empoisonneur.

MONSIEUR ORONTE.

C’était pourtant le mien.

LE MARQUIS.

D’honneur ?

MONSIEUR ORONTE.

Oui, je l’avais prêté.

LE MARQUIS.

Je ne saurais vous croire.

MONSIEUR ORONTE.

Je l’ai depuis trente ans ; le fait n’est pas nouveau.

LE MARQUIS.

Mais il était donc ivre. On l’aura trop fait boire.

MONSIEUR ORONTE.

Non : il est à la mode, il ne boit que de l’eau.

MADAME ORONTE.

En fait de bonne chère, êtes-vous un bon juge ?

Vous sied-il d’en parler, vous-même, à qui, surtout,

Un appétit bourgeois rient toujours lieu de goûte

Oui, Monsieur, sa cuisine est du temps du déluge :

Elle tombe de vétusté.

On vit chez vous de ce qu’on mange ;

Pas un mets qui ne soit de toute antiquité.

Je ne sais rien de plus étrange.

Oui, je veux qu’il sorte demain.

Vous, Marquis, j’en veux un qui soit de votre main.

En femmes, qu’aviez-vous ?

LE MARQUIS.

Ah ! qui pourrait le dire ?

MADAME ORONTE.

Chacune, pour vous plaire, a redoublé d’attraits ;

Surtout la vieille Silvanire.

LE MARQUIS.

Vieille ! Elle a plus de dents qu’elle n’en eut jamais.

MADAME ORONTE, en riant.

Il est vrai ?... Parlez-moi de la sublime Aglaure.

LE MARQUIS.

J’ai beaucoup de respect pour sa sublimité.

MADAME ORONTE.

Comment la trouvez-vous ?

LE MARQUIS.

Comme ça.

MADAME ORONTE.

Mais encore ?

LE MARQUIS.

À vous dire la vérité,

C’est une créature indolente et maussade,

Qui voudrait, au moyen de son air languissant,

Passer pour être tendre, et qui n’est rien que fade

MONSIEUR ORONTE.

Bon ! je vous remercie, avec elle, en passant :

Aglaure est ma parente...

LE MARQUIS.

Eh morbleu ! tout le monde,

Monsieur, a donc l’honneur de vous appartenir ?

MONSIEUR ORONTE.

Excusez...

MADAME ORONTE.

Vous étiez si pressé de finir,

Et vous n’avancez rien.

MONSIEUR ORONTE.

À l’autre qui me gronde !

Mais enfin, brisons là-dessus.

Ma fille est ce que j’ai de plus cher dans la vie.

MADAME ORONTE, aigrement.

Il faudrait, pour cela, que je ne fusse plus.

Vous attendrez encor, je vous le certifie.

MONSIEUR ORONTE.

Mais, que diable ! allez-vous m’interrompre toujours !

MADAME ORONTE.

Eh ! poursuivez, on vous écoute.

Au Marquis.

Il va tenir de beaux discours !

MONSIEUR ORONTE, au Marquis.

Ma fille est tout mon bien, et vous l’aimez sans doute ?

LE MARQUIS.

Peut-on la voir sans l’adorer ?

Vous me faites affront.

MONSIEUR ORONTE.

C’est beaucoup l’honorer,

Monsieur ; et je vous remercie.

Mais ce n’est pas assez : mon amour paternel

Voudrait que, dans un nœud qui doit être éternel,

Elle pût rencontrer le bonheur de sa vie.

Pour le lui procurer, le moyen le plus doux

Serait de lui laisser le choix de son époux.

MADAME ORONTE.

Vraiment ! la complaisance est grande.

Monsieur, lorsque les miens m’ont unie avec vous,

Ai-je été consultée ? Ah ! je vous le demande.

MONSIEUR ORONTE.

Passons sur cet évènement,

Si votre fille vous est chère.

Mais cette complaisance est le devoir d’un père.

Sitôt qu’il agit autrement,

Il manque à la nature, il se manque à lui-même.

Dans ses enfants, c’est soi qu’on aime.

N’abusons point des droits que nous avons sur eux ;

Ils ne nous sont donnés que pour les rendre heureux.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR et MADAME ORONTE, LE MARQUIS, UN PETIT COURIER, avec un gros paquet de lettres

 

LE MARQUIS.

Qu’est-ce ?... Vous permettez, Madame...

MADAME ORONTE.

Faites, faites.

LE MARQUIS, en décachetant ses lettres.

C’est le Duc... c’est le Prince... Ah ! quelle est celle-ci ?

La liste du Marly.

MADAME ORONTE.

Sans doute, vous en êtes ?

LE MARQUIS.

Non, pour cette fois, Dieu merci.

Je n’ai pas demandé. Ce sont les premiers gages

Du tendre attachement...

MADAME ORONTE.

Tant-mieux

LE MARQUIS, continuant à parcourir le paquet.

Le journal de la Cour, ses courses, ses voyages,

Les emplois à donner, les morts, les mariages :

Le reste est fort peu curieux.

Le Courier sort.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR et MADAME ORONTE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, sans regarder Monsieur Oronte.

Eh bien ? vous disiez donc ?...

MONSIEUR ORONTE.

Qu’il faut plaire à ma fille...

LE MARQUIS.

Ceci s’adresse à moi ; c’est à brûle-pourpoint.

MONSIEUR ORONTE.

Et sans ce préalable, on ne me fera point

L’honneur d’entrer dans ma famille.

LE MARQUIS.

Retranchons entre nous tous discours superflus,

Est-ce un avis, est-ce un refus ?

Quand Monsieur m’avertit que, pour être son gendre,

Il faut plaire à sa fille, il semble un peu douter

Qu’elle parvienne à me goûter,

À m’accorder l’honneur du retour le plus tendre.

MADAME ORONTE.

Tout autre n’aurait point de doute là-dessus.

LE MARQUIS, en ricanant.

Et voilà ce qu’on gagne avec la modestie.

Vous êtes pris au mot, vous n’en revenez plus ;

Vous ne me ferez point vaincre l’antipathie

Que j’ai pour me vanter. Je vous renvoie à ceux

Qui m’ont vu figurer dans l’empire amoureux.

À quelque envieux près, à quelque esprit caustique,

Voyez, informez-vous. Si j’ai plu quelquefois,

Je n’ai jamais été le crier sur les toits.

On n’en a rien appris que par la voix publique.

Si, dans un certain monde, il en est mention,

La renommée a fait cette indiscrétion.

MADAME ORONTE.

Très bien. Mais peut-on mettre, en parlant de soi-même,

Plus de dignité ?

MONSIEUR ORONTE, à part.

Rien n’est plus désespérant.

MADAME ORONTE.

Elle vous aimera. Que dis-je ? Elle vous aime :

Je sens que l’on pourrait en être le garant.

MONSIEUR ORONTE.

Je ne sais ; mais, avant notre retour en France,

Elle aimait... 

LE MARQUIS.

Ah ! j’ai donc un rival ?

MADAME ORONTE.

Il est mort.

MONSIEUR ORONTE.

Mais elle n’en sait rien : elle est dans l’espérance.

MADAME ORONTE.

Pourquoi, depuis trois mois, lui cachez-vous son sorte.

MONSIEUR ORONTE

C’est un coup si cruel, elle a le cœur si tendre,

Que je ne sais comment m’y prendre. 

Hélas ! elle mourrait peut-être entre mes bras,

D’autant plus que sa perte est presque irréparable.

LE MARQUIS.

Monsieur, quel était donc cet homme incomparable ?

MADAME ORONTE.

C’était un habitant du pays de là-bas,

Un homme de son choix.

LE MARQUIS.

Était-il Gentilhomme ?

MADAME ORONTE.

Oui, oui.

LE MARQUIS.

Vous l’appelez ?

MADAME ORONTE.

Un Monsieur Arimon ?

LE MARQUIS.

Arimon, dites-vous ?

MONSIEUR ORONTE.

C’est ainsi qu’on le nomme.

LE MARQUIS.

Tant-mieux.

MADAME ORONTE.

Connaissez-vous ce nom ?

LE MARQUIS.

Était-il un peu riche ?

MONSIEUR ORONTE.

On ne peut davantage.

LE MARQUIS.

Bien sûrement ?

MONSIEUR ORONTE.

Il laisse un très gros héritage.

LE MARQUIS.

Il est mort !

MONSIEUR ORONTE, tirant une lettre.

En voici l’avis.

LE MARQUIS.

Bon !

MONSIEUR ORONTE.

C’est un fait.

MADAME ORONTE.

Il faut pourtant finir. Donnez-moi cette lettre :

J’imagine un moyen qui, sans vous compromettre,

Peut instruire Astérie.

MONSIEUR ORONTE.

Ah ! que j’en crains l’effet !

MADAME ORONTE.

N’en craignez rien... Marquis, je vous la recommande.

LE MARQUIS, d’un air indifférent.

Arrangez-vous ensemble, et faites pour le mieux.

MADAME ORONTE.

On vient ; nous vous laissons.

Monsieur et Madame Oronte sortent.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, LE VALET DE CHAMBRE

 

LE MARQUIS.

C’est toi que je demande.

Partons, courons, volons.

LE VALET DE CHAMBRE.

Vous voilà bien joyeux !

LE MARQUIS.

Ah ! s’il est dans Paris d’équipages plus lestes,

Si tous mes gens n’ont pas au moins six pieds de haut ;

Je veux qu’on me persiffle. À propos, il me faut

Deux des plus grands Danois, deux Coureurs des plus prestes,

En trousse argent et or ; et de plus, pour pendants,

Deux Hussards fourrés jusqu’aux dents.

LE VALET DE CHAMBRE.

Que voulez-vous donc faire ? Une Ménagerie ?

LE MARQUIS.

Ah ! que je vais mener une brillante vie !

Je veux jouer gros jeu, donner de fins soupers.

Parbleu, mes créanciers seront bien attrapés !

LE VALET DE CHAMBRE.

De quoi ?

LE MARQUIS.

D’être payés. Je te donne à toi-même

Deux, trois, quatre, cinq-cents écus de pension.

LE VALET DE CHAMBRE.

Avec votre permission,

Où prendrez-vous de quoi ?

LE MARQUIS.

Mon embarras extrême

Est à présent d’avoir un bon Maître d’Hôtel.

Que tu serais, mon cher, un habile mortel !...

Tiens, je t’adorerais, si tu pouvais...

LE VALET DE CHAMBRE.

Quoi faire ?

LE MARQUIS.

Me débaucher celui de cet homme d’affaire,

Et son brûleur de sucre.

LE VALET DE CHAMBRE.

Il les paye au-delà.

LE MARQUIS.

Eh ! faquin, que vous fait cela ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Le beau-père futur a donc bien fait la chose ?

Il avait de la peine à se déterminer.

Je n’ai pas nui, Monsieur, à la métamorphose.

La noce, quand ?

LE MARQUIS.

Jamais.

LE VALET DE CHAMBRE.

Vous voulez badiner.

LE MARQUIS.

Le père est un Bourgeois, la mère est une folle,

Et la fille n’est qu’une idole.

Il n’y faut plus penser, ne songeons qu’à partir,

Qu’à quitter leur triste campagne.

LE VALET DE CHAMBRE.

Ah Monsieur, ce sont donc tous châteaux en Espagne

Qu’avec de si grands frais vous venez de bâtir ?

Vous voilà bien logé.

LE MARQUIS.

Rien n’est moins chimérique.

Je suis riche ; et tu peux t’arranger là-dessus.

Un parent que j’avais au diable, en Amérique,

Que je ne vis jamais, que je ne verrai plus,

Cet homme est mort, et j’en hérite.

LE VALET DE CHAMBRE.

Ne voulez-vous point m’attraper ?

LE MARQUIS.

Qu’il est doux d’hériter ! Quel plaisir de draper !

LE VALET DE CHAMBRE.

Vive les parents morts ! ils ont bien du mérite.

LE MARQUIS.

Il me laisse un gros bien qu’il avait amassé.

Le plus bouffon de l’aventure,

C’est celui qui devait épouser ma future.

Laissons la Pénélope au pauvre trépassé.

LE VALET DE CHAMBRE.

Avant d’y renoncer, sachons si l’héritage...

LE MARQUIS.

Il est considérable : Oronte en est instruit,

Et je n’en veux pas davantage.

Pour l’aller recueillir, partons à petit bruit.

LE VALET DE CHAMBRE.

Abondance de bien n’est jamais inutile.

LE MARQUIS.

Eh ! sachons nous borner, Philosophe imbécile ;

Dans notre liberté renfermons nos désirs :

Je ne vendrai jamais la mienne qu’aux plaisirs.

Va mettre à mon départ les ordres nécessaires,

Tout délai peut être imprudent.

LE VALET DE CHAMBRE.

Monsieur...

LE MARQUIS.

Quoi donc ?

LE VALET DE CHAMBRE.

J’entends assez bien les affaires ;

Ne prenez point d’autre Intendant.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

ARLEQUIN, LE MARQUIS

 

ARLEQUIN.

Monsieur...

LE MARQUIS.

Que me veut-on ? qu’as-tu donc à me dire ?

Arlequin fait des révérences.

LE MARQUIS.

Parle ; parleras-tu, faquin ?

Mais sa figure me fait rire.

ARLEQUIN.

Apprenez, s’il vous plaît, qu’on me nomme Arlequin.

Peut-on vous faire une demande ?

LE MARQUIS.

Approche.

ARLEQUIN, en le considérant.

Il est éblouissant.

En le flairant.

Il me porte à la tête.

LE MARQUIS.

Il est réjouissant.

ARLEQUIN, lui éternuant au nez.

Excusez la liberté grande.

Est-ce ici l’habitation ?...

LE MARQUIS.

De qui ?

ARLEQUIN.

Du bon Monsieur Oronte.

LE MARQUIS.

Oui.

ARLEQUIN.

Quelle consolation !

Il rit.

LE MARQUIS.

D’où te vient une joie et si vive et si prompte ?

ARLEQUIN.

Je pourrai donc encore embrasser, Dieu merci,

Le bon Monsieur Oronte, et sa femme, et sa fille,

Et ma petite Hélène, et toute la famille,

Et vous-même, Monsieur, aussi.

Il lui saute au cou, et il l’embrasse.

J’embrasserais le diable.

LE MARQUIS, en se débarrassant de lui.

Eh ! mais, c’est une rage

En se rajustant.

Il m’a tout dérangé.

ARLEQUIN.

Je gage

Qu’ils auront tous autant de joie à me revoir.

Il s’attriste.

Hélas ! je reviens seul, et sans mon jeune Maître...

LE MARQUIS.

Sans ton Maître ? Peut-on savoir

Quel était-ton patron ?

ARLEQUIN, en pleurant.

Le meilleur qui puisse être.

Il me semble toujours qu’il est mort d’aujourd’hui.

Il éclate en sanglots.

Eh ! qu’avais-je besoin d’en échapper sans lui ?

LE MARQUIS.

Il a du sentiment.

ARLEQUIN.

C’est toute ma richesse.

Nous venions épouser chacun notre Maîtresse,

LE MARQUIS, à part.

Serait-ce ?...

Haut.

Instruis-moi de son sort.

ARLEQUIN.

Un naufrage...

LE MARQUIS.

Fort bien.

ARLEQUIN.

Nous attendait au port.

LE MARQUIS.

Après ?

ARLEQUIN.

Tout a péri, les biens avec la vie.

LE MARQUIS.

Tout son bien ?

ARLEQUIN.

Nous l’avions mis en argent comptant.

LE MARQUIS.

En argent, dis-tu ?

ARLEQUIN.

Tout autant.

Un débris m’a sauvé, sans que j’en eusse envie ;

Car j’avais vu périr, malgré moi, mon patron..

Vous en êtes touché : c’est être un galant homme.

LE MARQUIS, pénétré de douleur.

Ton Maître apparemment s’appelait Arimon ?

ARLEQUIN.

Qui vous l’a dit, Monsieur ? C’est ainsi qu’on le nomme.

LE MARQUIS.

Quelle imprudence à lui de mettre tout son bien

À la merci des flots !

ARLEQUIN.

On y met bien sa vie.

LE MARQUIS.

Rien n’est plus différent.

ARLEQUIN.

Menez-moi, je vous prie,

À l’habitation...

LE MARQUIS, à part.

Les regrets n’y font rien.

J’aurai fait un beau songe. Eh bien ! au bout du compte,

Mon pis-aller sera la demoiselle Oronte.

Allons, puisqu’il le faut, sans attendre plus tard,

Mettre un contre-ordre à mon départ.

Il sort.

ARLEQUIN.

Oh là donc !... Eh ! Monsieur... C’est en vain que j’insiste.

Il va plus vite que le vent.

Je le suivrai bien à la piste,

Et c’est pour m’annoncer qu’il va toujours devant.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARIMON, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN, accablant son Maître de caresses.

Mos maître !... Mon ami !... Le Ciel me le renvoie.

Mon cœur ne se sent pas de joie.

ARIMON.

Je te suis obligé.

ARLEQUIN, recommençant.

Je ne puis me lasser

De vous le témoigner, et de vous embrasser.

ARIMON.

Oui, je suis échappé. Mais à quoi sert la vie ?

ARLEQUIN.

À tout. Vivons toujours : qui n’est plus, a grand tort ;

Il n’est rien pis que d’être mort.

ARIMON.

Hélas ! si je vivais, c’était pour Astérie.

Tout ce que j’ai perdu pourrait se réparer ;

Mais son cœur que j’avais, sa main qui l’allait suivre,

Sont des biens qu’à nul autre on ne peut comparer.

Je renais pour les perdre : est-ce un bonheur de vivre ?

ARLEQUIN.

Comment ?

ARIMON.

Tu viens de voir mon trop heureux rival.

ARLEQUIN.

Cet astre que j’ai vu paraître ?

ARIMON.

Ah ! j’ai reçu le coup fatal.

Je me suis informé, sans me faire connaître.

Peut-être, pour jamais, je perds tout aujourd’hui.

ARLEQUIN.

Et ma petite Hélène ?

ARIMON.

Épouse un homme à lui.

ARLEQUIN.

Oh ! que nenni, Monsieur : vous me la donnez belle !

Elle m’aurait trahi : Non, je n’en ai pas peur :

L’air du pays n’a point opéré sur son cœur ;

Et qui m’aime une fois, ne peut m’être infidèle.

ARIMON.

La Maîtresse l’est bien.

ARLEQUIN.

Mais vous m’ouvrez les yeux.

Eh ! eh ! cela pourrait bien être :

Je sais ce que sur nous peut l’exemple d’un Maître ;

Si vous ne valiez rien, je ne vaudrais pas mieux.

La vôtre aura gâté la mienne.

La noce n’est pas faite, ils pourront s’abuser ;

Je la garantis veuve avant que d’épouser.

ARIMON.

Ah ! mon cher Arlequin, quelle idée est la tienne ?

ARLEQUIN.

Du courage, Monsieur. Eh ! faites comme moi.

ARIMON.

Peut-être toutes deux sont dans la bonne-foi.

ARLEQUIN.

Non, non.

ARIMON.

On nous croit morts.

ARLEQUIN.

Qu’importe ?

Beau prétexte à donner pour les justifier !

Et quand, pour un moment, Hélène serait morte,

Aurais-je mis si peu de temps à l’oublier ?

Elle aurait vu quel deuil j’aurais mené pour elle.

ARIMON.

Voyons du moins encor chacun notre infidèle.

ARLEQUIN.

Oui, nous les confondrons.

ARIMON.

Elles pourraient nous fuir.

Cachons-nous avec soin, pour ne nous pas trahir.

ARLEQUIN.

Pour les deux plus grandes ingrates,

Pourquoi tant de ménagements ?

J’accablerais nos scélérates,

À la barbe de leurs Amants.

ARIMON.

Non ; mettons-nous en sentinelle.

Ô Ciel ! quelle attente mortelle !

Supposons que son cœur ne soit pas dégagé,

Pourrais-je en profiter ? Ma fortune a changé.

Je n’ai plus d’autre bien à faire à ce que j’aime.

Laissons-la librement disposer de son sort.

Si tu la vois, dis-lui toujours que je suis mort.

ARLEQUIN.

Oh ! ma foi, dites-le vous-même,

On vous en croira mieux.

ARIMON.

Il ne me convient plus

De te rien ordonner ; mais enfin, je t’en prie,

Arlequin ; je n’ai pas mérité tes refus.

ARLEQUIN.

Je me rends ; laissez-moi. J’entends un bruit confus,

Épions, et voyons.

Arimon se cache derrière une palissade.

 

 

Scène II

 

HÉLÈNE, LE VALET DE CHAMBRE, ARLEQUIN, derrière la palissade

 

LE VALET DE CHAMBRE, à Hélène.

Un mot, je vous supplie.

HÉLÈNE.

Ma Maîtresse m’attend.

LE VALET DE CHAMBRE.

Puisqu’elle vous attend,

Vous pouvez rester un instant ;

Ne fût-ce qu’en faveur d’une bonne nouvelle.

HÉLÈNE.

Eh bien !voyons donc, quelle est-elle.

LE VALET DE CHAMBRE.

Nous devions aujourd’hui retourner à la Cour.

HÉLÈNE.

Et vous partez ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Eh ! non, friponne que vous êtes.

Malgré l’ennui bourgeois qui règne en ces retraites,

Quoique notre élément soit dans le plus grand jour,

Un contre-ordre est venu de la part de l’Amour.

HÉLÈNE, à part.

De quoi se mêle-t-il ? Est-ce là son affaire ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Vous nous fixez dans ce séjour.

HÉLÈNE.

Ah ! c’est par trop d’honneur qu’il vous plaît de nous faire.

LE VALET DE CHAMBRE.

Encor plus de plaisir ?

HÉLÈNE,

À-peu-près, tout autant.

LE VALET DE CHAMBRE.

Que, d’un aveu si doux, j’ai lieu d’être content !

HÉLÈNE.

Monsieur, à vous permis.

LE VALET DE CHAMBRE.

Comment donc, la petite !

Mais rien n’est plus finement dit.

Savez-vous qu’à la Cour on n’a pas plus d’esprit ?

HÉLÈNE.

Si l’ingénuité pouvait être un mérite...

LE VALET DE CHAMBRE.

Sans doute, mignonne.

HÉLÈNE.

En ce cas,

La mienne est à votre service,

Et je ne l’épargnerai pas.

Vous l’allez voir.

LE VALET DE CHAMBRE.

J’entends.

HÉLÈNE.

Peut-être.

LE VALET DE CHAMBRE.

Quel délice !

ARLEQUIN, derrière le Théâtre.

Mais voyez, voyez comme elle se laisse aimer !

HÉLÈNE.

Je vous dis...

LE VALET DE CHAMBRE.

Rendons-nous, l’un à l’autre, les armes.

Dites un mot, je vais aimer.

Oui, vos beaux yeux ont seuls le droit de m’enflammer.

HÉLÈNE.

Vous en imaginez les charmes.

LE VALET DE CHAMBRE.

Je sens que l’appétit d’aimer vient en aimant,

Surtout lorsque l’espoir en bannit les alarmes.

À compter de ce doux moment,

Je puis donc me laisser aller tout doucement

Au plaisir d’aimer et de plaire ?

HÉLÈNE.

La date n’y fait rien.

LE VALET DE CHAMBRE.

Autre aveu plus charmant.

HÉLÈNE, à part.

Mais, avec un fat, comment faire,

Pour s’en débarrasser ? Il faut donc l’assommer.

Essayons.

Haut.

Vous m’aimez ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Eh ! oui, ma chère Hélène.

ARLEQUIN, derrière le Théâtre.

Eh ! oui, ma chère Hélène.

HÉLÈNE.

On vient de me nommer.

LE VALET DE CHAMBRE.

C’est un des perroquets dont la maison est pleine,

Qui, sans doute, ici près répète sa leçon.

HÉLÈNE.

Mais cette voix me semble avoir un certain son.

ARLEQUIN, à part, sortant d’embuscade.

Je vais t’en donner d’une, et changer de ramage.

LE VALET DE CHAMBRE, en prenant une des mains d’Hélène.

Laissons-le caqueter ; recevez mon hommage.

ARLEQUIN, le battant.

C’est donc vous, Monsieur le faquin ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Qui vive ?

ARLEQUIN.

Un mort.

HÉLÈNE.

Ô Ciel : c’est l’âme d’Arlequin..

Elle s’enfuit.

LE VALET DE CHAMBRE.

Ma foi, contre les morts, je n’ai point de courage,

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, seul

 

Va porter ailleurs ton caquet.

J’aurais dû l’assommer ; il y va trop du nôtre.

Me prendre pour un mort, ou pour un perroquet,

Quand je n’ai, de mes jours, été ni l’un ni l’autre !

Je veux achever ce coquin,

Quoiqu’il n’en vaille pas la peine ;

Et nous lui laisserons ensuite son Hélène.

Cherchons.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ASTÉRIE, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Oui, j’ai vu l’ombre ou l’âme d’Arlequin ;

Je ne sais pas laquelle ; elle était en furie,

Alors le plus mortel effroi

M’a prise, et je me suis enfuie.

ASTÉRIE.

Avec tes revenants, tu te moques de moi.

 

 

Scène V

 

ASTÉRIE, HÉLENE, ARLEQUIN, qui revient

 

HÉLÈNE.

Encor !... Miséricorde !... Ah ! le Ciel te confonde.

Ne le voilà-t-il pas ?

ASTÉRIE.

Arlequin, c’est donc toi ?

ARLEQUIN.

Que trop.

HÉLÈNE.

Quels yeux hagards ! Il sort de l’autre Monde.

ASTÉRIE.

Approche, touche.

HÉLÈNE.

Ils font semblant d’avoir un corps.

Fuyons.

ASTÉRIE.

Eh ! non, quelle folie !

HÉLÈNE.

Je suis morte.

ASTÉRIE.

Arlequin, dis-moi donc, je t’en prie

Qu’as-tu fait de ton Maître ?

ARLEQUIN.

Heureux ceux qui sont morts !

Ah ! vous ne valez pas mieux qu’elle.

Se retournant vers Hélène.

Je voudrais n’être plus, trop inique femelle ;

Je reviendrais exprès pour te tordre le cou.

HÉLÈNE.

Parle, est-ce que la mort te trouble la cervelle ?

ASTÉRIE.

Arlequin...

ARLEQUIN.

Je ne suis ni trépassé, ni fou ;

Je suis bien pis ; je suis l’Amant d’une infidèle.

ASTÉRIE.

Mais encor ?

ARLEQUIN.

Ceux qui ne sont plus

Sont rarement les plus à plaindre.

ASTÉRIE.

Tout ce que j’entrevois est beaucoup plus à craindre

En joignant cette lettre à ses discours confus,

Tous mes sens sont glacés jusqu’au fond de mon âme.

J’ai d’abord soupçonné ma mère et le Marquis

De m’avoir, en secret, donné ce faux avis,

Pour mieux autoriser leurs desseins et sa flamme.

J’entrevois mon cruel destin.

Elle reste un moment sans parler.

À Arlequin.

Ce naufrage est donc sûr ?

ARLEQUIN.

Il n’est que trop certain.

ASTÉRIE.

Qu’entends-je ?

ARLEQUIN.

Oui, tous les deux nous avons fait naufrage :

Il a péri d’abord. C’était un bel orage.

ASTÉRIE.

Ah ! voilà donc l’effet de ces pressentiments

Dont l’horreur m’a tant poursuivie !

Ils étaient vrais ; c’était en ces affreux moments

Qu’Arimon terminait sa déplorable vie,

Que, sans savoir pourquoi, j’ai versé tant de pleurs.

Notre cœur prévoit ses malheurs.

C’en est fait, j’y succombe.

Elle tombe sur un gazon.

ARLEQUIN.

Avertissons mon Maître.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ASTÉRIE, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Je n’ai personne ici. Comment la secourir ?

Ah ! ma chère Maîtresse !

ASTÉRIE, en s’évanouissant.

Eh ! laisse-moi mourir.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, ARIMON, ASTÉRIE, évanouie

 

HÉLÈNE.

Que vois-je ? Hâtez-vous de vous faire connaître.

ARIMON.

Va, j’ai tout entendu. Dieux ! quelle est ma terreur !

Ses beaux yeux sont fermés. Ah ! ma chère Astérie,

Si vous viviez pour moi, revenez à la vie.

Tout ce que vous aimez vient vous tirer d’erreur.

Reprenez, à ma voix, l’usage de vos charmes.

Ah, Dieux : je les perdrais, pour être trop aimé !

HÉLÈNE.

Elle respire.

ASTÉRIE.

Hélas !...

HÉLÈNE, à Arimon.

Soyez moins alarmé.

ARIMON, aux pieds d’Astérie.

Pour qui répandez-vous ces précieuses larmes !

Celui que vous pleurez embrasse vos genoux.

ASTÉRIE.

Qu’entends-je ?... Qui me parle ?... Arimon, est-ce vous ?

ARIMON.

Oui, c’est moi.

ASTÉRIE.

Votre amour me rend à la lumière :

Je vivrai du plaisir de vous être encor chère.

Que dis-je ?... Savez-vous ?... Hélas !...

ARIMON.

Je crains...

ASTÉRIE.

Mais n’empoisonnons pas

L’instant de la plus douce ivresse

Dont l’Amour ait jamais fait jouir deux Amants ;

Ne sentons rien de plus dans ces premiers moments,

Ils ne s’écouleront qu’avec trop de vitesse.

ARIMON.

Il n’est donc que trop vrai ?...

HÉLÈNE.

Doucement, s’il vous plaît.

J’entends là quelque bruit. Je vais voir ce que c’est.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

ASTÉRIE, ARIMON

 

ARIMON.

Quel mélange confus d’amertume et de joie !

Vous avez à me dire un secret douloureux.

Vous n’osez m’en parler. Que faut-il que j’en croie ?

Ne me direz-vous rien d’un rival trop heureux ?

ASTÉRIE.

Trop heureux, dites-vous ? S’il ne tient qu’à ma mère.

Il a beau déployer ses airs évaporés,

Me parler de chevaux, d’équipages dorés,

De la Cour, où pourtant je crois qu’il ne va guère ;

Il a beau me tenir je ne sais quel jargon

Dont use, à ce qu’il dit, la bonne compagnie ;

La nouveauté du genre étonne mon génie,

Mon esprit, trop borné, n’en peut prendre le ton.

Cet homme débuta d’abord par l’espérance ;

Et je vois, à présent, ce qui put l’abuser.

Comme il me faisait rire, il croyait m’amuser.

On ne sait pas toujours faire la différence

Des ris de la pitié d’avec ceux du plaisir.

Bientôt d’un homme heureux il prit la contenance.

Oh ! l’indignation vint alors me saisir.

Je crus devoir mettre ordre à son impertinence ;

Mais en vain : il brava mes soins les plus constants.

Pour corriger un fat, on n’est jamais à temps.

Une prévention toujours inaltérable

Le rend comme insensible aux traits les plus piquants ;

Tout glisse, rien ne perce en ces sortes de gens ;

L’amour-propre est invulnérable.

L’espoir de mon hymen flatte sa vanité ;

Mais ce ne sera pas avec impunité.

Arimon, notre amour a l’aveu de mon père :

Lui-même, avec plaisir, a vu naître nos feux.

Il pense autrement que ma mère,

Il pourra l’engager à contenter nos vœux.

Vous semblez refuser l’espoir que je vous donne.

Dites-moi donc pourquoi vous ne me dites rien ?

ARIMON.

Que me demandez-vous ? L’espérance est un bien

Qui n’est pas fait pour moi, qu’il faut que j’abandonne.

ASTÉRIE.

Quoi ! seriez-vous jaloux ? Parlez-moi sans détour.

ARIMON.

Qui ? moi !Je m’en ferais un crime :

La jalousie a beau s’imputer à l’amour,

C’est toujours un manque d’estime.

Ai-je donc prétendu vous aimer sans rivaux ;

Que l’Amour sur moi seul bornerait votre empire ?

Ce qui m’a plu doit plaire à tout ce qui respire,

Et remporter toujours des triomphes nouveaux

ASTÉRIE.

D’où vient donc tant de crainte et tant de défiance ?

ARIMON.

De mon naufrage, hélas ! il ne me reste rien.

L’Hymen a-t-il jamais donné la préférence

À l’amour qui n’a plus que lui seul pour tout bien ?

ASTÉRIE.

Qu’avez-vous dit ? J’en sens la conséquence extrême.

Cachez votre ruine, et paraissez le même.

ARIMON.

Vous-même pourriez vous m’accorder mon pardon ?

Que je leur en impose et que je les abuse,

Que l’amour le plus pur ait recours à la ruse,

Que je change en larcin ce qui doit être un don !...

ASTÉRIE.

De votre probité vous serez la victime ;

Mais moi, je trouve en vos refus

De quoi vous aimer encor plus.

L’amour s’accroît de tout ce qu’il donne à l’estime.

Ma mère cependant pourrait ouvrir les yeux.

Par des dehors trompeurs, cet homme a su lui plaire.

Il parle de ses biens, il vante ses aïeux :

On pourrait, sur ce point, lui prouver le contraire.

Pour sa richesse, elle est dans la bourse d’autrui.

Il n’a pas d’autres biens que ses dettes futures,

S’il en peut faire encore ; et, dans ces conjectures,

Vous ne changeriez pas de fortune avec lui.

Voilà ce qu’à ma mère, un peu trop prévenue,

On peut faire savoir, au sujet de son choix,

Par un avis secret, d’une main inconnue.

ARIMON.

Pour la désabuser, je ne vois, quant à moi,

D’autres moyens plus légitimes

Que la voix du Public. Ces avis anonymes,

Dictés, presque toujours, par la mauvaise foi,

Sont des armes, s’il m’est permis de vous le dire

Indignes de vous et de moi :

Ce qu’on ne dirait pas, ne se doit point écrire.

Tout billet clandestin est un moyen proscrit ;

L’exacte probité n’en a jamais écrit.

 

 

Scène IX

 

ASTÉRIE, HÉLÈNE, ARIMON

 

HÉLÈNE.

Espérez, et laissez-moi faire.

Ce Marquis ne tient encor rien.

Il prétend employer mon petit ministère.

J’ai surpris le complot. J’imagine un moyen...

C’est le maître Valet chargé de l’ambassade,

Qui doit entamer le propos.

Notez que le Marquis lui-même, en embuscade,

Doit l’entendre, et venir l’appuyer à propos.

Dès qu’ils ont eu fini, je me suis mise en vue :

Aussitôt qu’ils m’ont aperçue,

Le digne Ambassadeur a volé sur mes pas.

Il m’a dit qu’il était, pour moi, de conséquence

De lui donner une audience.

J’ai promis ici même : il ne tardera pas.

ASTÉRIE.

Mais encor ?...

HÉLÈNE.

Le Marquis en entendra de belles.

Suffit. Vous m’en direz vous-même des nouvelles,

Il verra s’il doit espérer.

Si ce remède-là ne peut pas opérer,

Si sa fatuité ne perd pas contenance,

Il est plus ferme qu’un rocher.

Mais vous, dans ce bosquet, vite, allez vous cacher,

Et prêtez bien l’oreille à notre conférence.

Ils se cachent.

 

 

Scène X

 

HÉLÈNE, seule, à demi-voix

 

Écoutons attentivement.

Derrière cette palissade,

J’entends un petit mouvement.

Le Marquis est en embuscade.

L’autre n’arrive point. Me cherche-t-il ailleurs ?

Ah ! s’il ne venait pas... Tout le sang me pétille.

Elle rêve.

Mais... oui-dà. Pourquoi non ? Le tour est des meilleurs.

Le Marquis ne peut voir à travers la charmille ;

Il ne peut que m’entendre, et je ne risque rien.

Je parlerai pour deux. Commençons l’entretien

Haut, comme si le Valet de chambre était avec elle.

Ah ! c’est donc toi ? Quel air et quel ton de mystère !...

Je veux bien m’y prêter... Ainsi ton Maître espère...

Doucement, s’il te plaît ; point de vivacité...

J’entends... Mais cet hymen a sa difficulté...

Ce que j’en dis n’est pas pour rançonner ton Maître ;

Mais ma Maîtresse, autant que je m’y puis connaître,

N’a pas moins de bon sens et d’esprit que d’appas.

Peut-elle du Marquis faire le moindre cas ?...

Comme s’il avait parlé.

Ah ! tu conviens du fait... C’est être raisonnable.

Elle ne l’aime point. Rien n’est plus pardonnable...

Comme s’il avait parlé.

Plaît-il ?... Elle a raison, me dis-tu ? Je le crois.

Mais parle donc plus haut. Tu m’as conté cent fois,

Que sa noblesse était d’une date assez fraîche ;

Qu’il n’est pas vrai qu’il ait habitude à la Cour ;

Que les Courriers fréquents, qu’il reçoit chaque jour,

Sont de ses propres gens à lui, qu’il se dépêche.

Ah ! tu ris !... Il n’est pas trop besoin d’ajouter

Que, d’ailleurs, c’est un fat, autant qu’on le puisse être,

Et le plus maladroit que le Ciel ait fait naître.

On rit du côté du bosquet.

 

 

Scène XI

 

LE MARQUIS, sortant furieux à travers la charmille, LE VALET DE CHAMBRE, entrant par un autre côté

 

HÉLÈNE.

C’est lui-même, fuyons.

LE MARQUIS.

C’est trop en écouter.

LE VALET DE CHAMBRE, à Hélène.

Bon, je te cherche.

HÉLÈNE.

Va, va parler à ton Maître.

Elle sort.

LE MARQUIS.

Ah ! c’est donc ainsi, maudit traître,

Que vous vous acquittez de ma commission ?

Malheureux !...

LE VALET DE CHAMBRE.

Est ce à moi que se tient ce langage ?

LE MARQUIS.

À qui donc, double chien ? J’étais dans ce bocage :

Tu peux, dès-à-présent, chercher condition.

LE VALET DE CHAMBRE.

Mais à propos de quoi ? Qu’est-ce donc, je vous prie ?

LE MARQUIS.

Ce vieux coquin, pour qui j’avais mille bontés.

Je ne sais pas pourquoi je te laisse la vie.

LE VALET DE CHAMBRE.

Jurez, frappez, tuez ; mais après, écoutez.

LE MARQUIS.

Un gueux qui m’a toujours volé, pillé...

LE VALET DE CHAMBRE.

Courage...

En suis-je mieux ?

LE MARQUIS.

Que j’ai gardé par charité !

LE VALET DE CHAMBRE, à part.

Qui ne lui coûte rien.

Haut.

Je jure, en vérité...

LE MARQUIS.

Que tu n’es qu’un faquin. Tu peux plier bagage,

Aller me diffamer en secret, en public.

LE VALET DE CHAMBRE.

Qui ? moi ! S’il est vrai, que je meure.

LE MARQUIS.

Avec cette coquine, à la langue d’aspic,

Tu ne viens pas d’avoir en ce lieu, tout à l’heure,

La conversation...

LE VALET DE CHAMBRE.

J’arrive ; et sur ma foi...

LE MARQUIS.

Je ne t’ai pas ouï de mes propres oreilles ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Le diable a donc parlé pour moi.

En montrant son dos.

Ce pays abonde en merveilles.

LE MARQUIS.

Hélène et toi...

LE VALET DE CHAMBRE.

Mais vous rêvez.

Je venais la chercher pour ce que vous savez.

J’arrive ; elle sortait.

LE MARQUIS.

Je n’y puis rien comprendre.

LE VALET DE CHAMBRE.

Ni moi. M’avez-vous vu ?

LE MARQUIS.

Non ; mais j’ai cru t’entendre

Me déchirer à belles dents.

LE VALET DE CHAMBRE.

Deux mots vont lever tous vos doutes.

Je savais que Monsieur devait être aux écoutes.

J’eusse été le plus sot de tous les imprudents,

Si je m’étais trahi. Vous me devez mes gages ;

J’ai trop menti pour vous, pour discontinuer.

LE MARQUIS.

Est-ce un tour ? Ah ! je vois à qui l’attribuer.

Il est sorti des ris de dessous ces ombrages ;

Quelqu’autre écoutait... Mais comment

Ont-ils su ?... Ceci prend une mauvaise allure.

Cher ami, tout va mal, et l’on cherche à m’exclure.

La fille n’a pour moi qu’un sot éloignement ;

Le père n’est pas fait à des gens de ma sorte.

LE VALET DE CHAMBRE.

Pour trois-cent-mille écus on peut tout endurer.

La Bourgeoise est tenace, et sera la plus forte :

C’est ce qui doit vous rassurer.

De son autorité cette femme est jalouse.

Continuez toujours vos soins ;

Et si vous n’avez pas le cœur de votre épouse,

Ce n’est qu’un embarras de moins.

LE MARQUIS.

Non ; c’en est fait, partons.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE, LE MARQUIS, LE VALET DE CHAMBRE

 

MONSIEUR ORONTE.

Je suis hors de moi-même.

MADAME ORONTE, au Marquis.

C’est vous que nous cherchons.

LE VALET DE CHAMBRE, au Marquis.

Remettez-vous un peu.

MADAME ORONTE, avec transport.

Vous triomphez, Marquis ; oui, ma fille vous aime.

Oh ! vous recevez cet aveu

Avec l’étonnement d’un homme trop modeste.

LE VALET DE CHAMBRE.

C’est encore un de ses défauts.

MADAME ORONTE.

Vous n’avez pas besoin que je vous le proteste.

MONSIEUR ORONTE, à part.

Plût au Ciel que cela fût faux !

LE MARQUIS.

Cette heureuse nouvelle est-elle bien constante ?

MADAME ORONTE.

Eh ! quoi ! Marquis, vous hésitez !

Sentez donc un peu mieux ce que vous méritez.

Votre délicatesse a lieu d’être contente,

Le goût qu’elle a pour vous lui fait assez d’honneur.

LE MARQUIS.

Daignez me conter mon bonheur.

Vous a-t-elle avoué ?...

MADAME ORONTE.

Mais non pas elle-même.

LE MARQUIS.

Comment donc ?

MADAME ORONTE.

Nous avons usé de stratagème.

LE VALET DE CHAMBRE, au Marquis.

Mais je ne conçois pas votre incrédulité,

Madame s’y connaît.

LE MARQUIS.

Je n’en fais aucun doute.

MADAME ORONTE.

Au fait. Voici comment j’ai su la vérité,

Demandez à Monsieur.

MONSIEUR ORONTE.

Qui ? moi ! je vous écoute ;

Et pour faire un récit je ne suis pas trop bon.

MADAME ORONTE.

Dans ce bosquet prochain, j’ai donc mis fort en vue

Cette lettre d’avis de la mort d’Arimon.

Elle l’a ramassée en secret, et l’a lue.

Monsieur s’imaginait (car c’est son fort, à lui)

Que ce serait un coup mortel pour Astérie.

De son premier amour elle est si bien guérie,

Et je ne pense pas que ce soit d’aujourd’hui,

Que nous l’avons trouvée avec un air de joie

Secrète, mais visible ; une sérénité

Qui semble l’embellir.

LE MARQUIS, à son Valet.

Que faut-il que j’en croie ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Tout.

MADAME ORONTE.

Eh ! peut-on vous voir avec impunité ?

D’un terrible fardeau je la crois soulagée.

MONSIEUR ORONTE.

Ô Ciel ! que le sexe est trompeur !

MADAME ORONTE.

Le défunt, dès longtemps, était mort dans son cœur ;

Mais, par quelques serments, elle était engagée.

La mort a tout détruit, il n’y faut plus songer.

LE MARQUIS.

Je puis reprendre l’espérance !

Dans quels ravissements vous daignez me plonger !

MADAME ORONTE, à son mari, à part.

Mais tâchez donc de prendre une autre contenance.

MONSIEUR ORONTE, à sa femme, à part.

J’ai celle que je puis avoir.

LE MARQUIS, d’un air satisfait.

Tout est donc confirmé, car enfin j’ai cru voir

Que son âme indécise, et pourtant décidée,

S’enflammait, en craignant toujours de s’enflammer,

Et m’aimait, sans oser m’aimer.

MADAME ORONTE.

Eh bien ! nous avons eu tous deux la même idée.

MONSIEUR ORONTE, à part, avec dépit.

Il faut avoir l’esprit bien faux.

À tout ce jargon-là, je n’entends pas deux mots.

MADAME ORONTE.

Réglez votre bonheur, aussi bien que le nôtre.

Vous possédez son cœur, quand voulez-vous sa main ?

Un temps aussi cher que le vôtre

Doit être ménagé. Voulez-vous dès demain ?

LE MARQUIS.

Un homme tel que moi, ne peut, sans imprudence,

S’absenter longtemps de la Cour.

C’est un pays de résidence,

Où les absents ont tort. Finissons dès ce jour.

MADAME ORONTE.

Votre impatience est dans l’ordre, elle m’est chère.

Ah ! trop heureuse belle-mère !

Madame la Marquise, ah ! que je vais t’aimer !

MONSIEUR ORONTE, à part.

Quel fléau la folie a mis dans ma famille !

Je n’ai plus ni femme, ni fille.

MADAME ORONTE, au Marquis.

Que je lui sais bon gré d’avoir su vous charmer !

Concluons, dès l’instant, cet heureux mariage.

Elle fait quelques pas, et revient.

Eh ! nous ne songeons pas qu’il en faut faire part ;

Mais le temps presse il est trop tard.

MONSIEUR ORONTE, à part.

Gagnons du moins du temps...

Haut.

Il faut suivre l’usage,

Et le notifier à tout le genre-humain,

Par billets imprimés, enrichis de vignettes.

MADAME ORONTE.

Non, toutes réflexions faites,

Nous ferons part du lendemain.

À son mari.

Allons, Monsieur, sans plus attendre,

Venez mettre ordre à tout, venez.

Elle sort.

MONSIEUR ORONTE, à part, en s’en allant.

Je ne dis mot.

Mais tu n’es pas encor mon gendre,

Et je m’en vais du moins chicaner sur la dot.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, LE VALET DE CHAMBRE

 

LE VALET DE CHAMBRE.

Je vous fais compliment.

LE MARQUIS.

Je n’y vois pas matière.

Te voilà bien surpris !

LE VALET DE CHAMBRE.

On le serait à moins.

LE MARQUIS.

Rien de plus simple. Il est une riche héritière,

J’en fais la connaissance, et je lui rends des soins ;

Je plais ; on me l’accorde : est-ce une chose étrange ?

J’honore, on m’enrichit : je n’y vois qu’un échange.

LE VALET DE CHAMBRE.

Le père ne s’est guère entremis du propos.

Il avait un air sombre, une mine sournoise :

Il est bien moins épris de vous, que la Bourgeoise.

LE MARQUIS.

Je n’ai pas entrepris de plaire à tous les sots.

Qu’importe son regret, en me donnant sa fille ?

C’est à la seule dot que se bornent mes vœux.

J’épouse la fortune, et non pas la famille,

Et ne veux pas m’unir autrement avec eux.

Je m’en vais retrouver la petite personne.

Que je la crois charmée ! Il était, ma foi, temps

Que ce tracas finît.

LE VALET DE CHAMBRE, à part,

Surtout à leurs dépens,

LE MARQUIS.

Car je suis excédé des soins que je leur donne.

Et toi, fais-moi toujours venir quelque Courier,

Visible et bien crotté : ne va pas l’oublier.

LE VALET DE CHAMBRE.

En avez-vous manqué ? Mais daignez me permettre...

En confirmant ma pension,

Vous vous en souvenez ; vous plairait-il d’y mettre

Une petite addition ?

Voyez quelle fortune est celle que vous faites.

LE MARQUIS.

Ainsi, Monsieur veut tout avoir.

Ne vous suffit-il pas, bête et sot que vous êtes,

D’être mon Intendant ?

Il sort.

LE VALET DE CHAMBRE.

Il m’apprend mon devoir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE

Sais-tu que tu m’as fait une injure mortelle ?

ARLEQUIN.

Comment ? conte-moi donc...

HÉLÈNE.

Tu m’as crue infidèle.

ARLEQUIN.

Et tu faisais bien pis, puisque tu m’as cru mort.

Mais voyons si j’ai si grand tort.

Je suis, pour toi, toujours le même.

J’aurais voulu venir sur les ailes du vent.

J’arrive ; et, tout en arrivant,

Je rencontre un benêt, un animal qui t’aime.

HÉLÈNE.

Veux-tu qu’on me haïsse ?

ARLEQUIN.

Oh ! ça ne se peut pas.

Oui : mais, au fond d’un bois, on te conte fleurettes.

HÉLÈNE.

Que veux-tu qu’on m’y conte ?

ARLEQUIN.

Eh ! voilà l’embarras.

Mais tu prêtais l’oreille aux tendres amourettes

HÉLÈNE.

La politesse veut qu’on écoute les gens,

Dont les propos sont obligeants.

ARLEQUIN.

Cela me paraît sans réplique.

Oui ; mais avec plaisir tu semblais l’écouter.

HÉLÈNE.

Par politique.

ARLEQUIN.

Bon !

HÉLÈNE.

Il n’en faut point douter.

ARLEQUIN.

D’abord la politesse, et puis la politique :

Ainsi donc je puis, à mon tour,

Les mettre de même en pratique,

Quand quelqu’autre que toi me parlera d’amour ?

D’abord la politesse, et puis la politique ;

Cela ne se peut refuser.

HÉLÈNE.

Arlequin, doucement. Je défends l’une et l’autre ;

Car tu pourrais en abuser.

Crois-moi, dans un pays si différent du nôtre,

Conservons chèrement nos amours et nos mœurs.

Ce sont-là tous nos biens ; qu’ils restent dans nos cœurs.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR ORONTE, HÉLENE, ARLEQUIN

 

MONSIEUR ORONTE.

Vous voici ?

HÉLÈNE.

L’Amour nous rassemble.

MONSIEUR ORONTE.

Fort bien.

ARLEQUIN.

Nous nous contons nos petites raisons.

Monsieur, nous nous aimons, et nous nous le disons.

N’est-ce pas réunir tous les plaisirs ensemble ?

MONSIEUR ORONTE.

Que vous me rappelez d’heureux temps, d’heureux jours !

Ce souvenir me fait chérir encor la vie.

Aimez-vous, mes enfants ; l’âge vous y convie :

Il ne fait que trop vite envoler les Amours.

Mais parlons d’autre chose.

HÉLÈNE.

Oh ! vous n’avez qu’à dire.

MONSIEUR ORONTE.

Qu’as-tu fait au Marquis ?

HÉLÈNE, en riant.

Au Marquis !...

ARLEQUIN, en riant.

Au Marquis !...

Tous deux rient à gorge déployée.

MONSIEUR ORONTE, à Hélène.

N’obtiendrai-je de toi que des éclats de rire ?

Finis donc, et m’apprends...

HÉLÈNE, en riant encore plus.

J’en mourrais ; je ne puis...

Arlequin contrefait les ris des bouffons.

MONSIEUR ORONTE.

Arlequin m’instruira ; car il le sait, sans doute.

ARLEQUIN.

Point du tout.

MONSIEUR ORONTE.

Eh ! tu ris !

ARLEQUIN.

Qui ? moi ! je ris toujours ;

Quand je vois rire mes amours.

MONSIEUR ORONTE.

N’en parlons plus. Personne ici ne nous écoute :

Ma femme n’est point là... Non, rien n’est plus heureux.

Il donne une bourse à Arlequin.

Tenez, voilà de quoi vous marier tous deux.

Puissiez-vous encor plus vous aimer l’un et l’autre !

Mais si vous m’en croyez, mes enfants, retournez

Où vous avez tous deux le bonheur d’être nés.

Ah ! que n’y suis-je encor ?

HÉLÈNE.

Quelle idée est la vôtre ?

MONSIEUR ORONTE.

Ce climat-ci ne vous vaut rien :

Vous auriez tort de vous y plaire ;

L’air, les mœurs, les gens ; tout vous y serait contraire.

HÉLÈNE.

Eh ! mais, vous y restez, et vous vous portez bien.

MONSIEUR ORONTE.

Morbleu ! c’est malgré moi ; mais croyez qui vous aime.

Partez ; le vrai bonheur, la félicité même

Vous attend l’un et l’autre en ces heureux séjours

Allez, retournez à la source ;

Voici le temps.

HÉLÈNE, à Monsieur Oronte.

S’il faut vous quitter pour toujours...

À Arlequin.

N’est-ce pas, Arlequin ?...

À Monsieur Oronte.

Reprenez votre bourse.

ARLEQUIN, en rendant la bourse.

Ce que j’aime a toujours raison.

MONSIEUR ORONTE, la refusant.

Écoutez : j’y suis très sensible ;

Mais...

HÉLÈNE.

Quoi ?

MONSIEUR ORONTE.

Tu ne peux pas rester à la maison,

Il faut nous séparer.

HÉLÈNE.

Cela n’est pas possible.

MONSIEUR ORONTE.

Ma femme l’a promis à son gendre futur.

HÉLÈNE.

Quoi ! le meilleur humain que le Ciel ait fait naître,

Qui fut toujours bien plus mon père que mon maître,

Aurait-il le cœur assez dur ?

Ici Madame Oronte paraît dans le fond.

MONSIEUR ORONTE.

Morbleu ! ce n’est pas moi ; c’est ma femme : elle est folle ;

Mais je suis son mari.

ARLEQUIN, à Hélène, qui pleure.

Laisse-moi la parole,

Je lui vais, en douceur, faire entendre raison.

À Monsieur Oronte.

Seriez-vous assez sot pour n’être pas le maître ?

Soyez homme ; envoyez-moi paître

Ce Marquis. Voulez-vous passer pour un oison ?

ORONTE.

Et ma femme ?

ARLEQUIN.

Laissez dire la Perronelle.

 

 

Scène III

 

MADAME ORONTE, MONSIEUR ORONTE, HÉLENE, ARLEQUIN

 

MADAME ORONTE.

Quelle est la Péronnelle ?

ARLEQUIN, étourdi.

Ah ! Madame, c’est vous ?

MADAME ORONTE.

Ôte-toi de mes yeux.

MONSIEUR ORONTE.

Disparais.

HÉLÈNE.

Sauvons-nous.

ARLEQUIN, embarrassé.

Oui... mais... car... c’est que...

MADAME ORONTE.

Sors.

ARLEQUIN.

La méchante femelle !

Arlequin et Hélène sortent.

 

 

Scène IV

 

MADAME ORONTE, MONSIEUR ORONTE

 

MADAME ORONTE.

À Merveille, Monsieur ! je n’en ai rien perdu.

MONSIEUR ORONTE.

Tant-pis ; mais, après tout, qu’avez-vous entendu ?

MADAME ORONTE.

Ce qui s’est dit n’a pas besoin de commentaire.

MONSIEUR ORONTE.

Pour un mot de travers qu’un balourd a lâché...

MADAME ORONTE.

Quand on pense de même, on ne le fait pas taire.

MONSIEUR ORONTE.

Eh bien ! j’ai tort ; je suis fâché

Qu’il ait, sans y penser, lâché cette parole ;

Bagatelle, au surplus.

MADAME ORONTE.

Je ne suis qu’une folle :

Vous-même l’avez dit.

MONSIEUR ORONTE.

Beau sujet de débat !

MADAME ORONTE.

Ah ! j’aurais dû savoir que d’un époux qu’on aime,

On ne fait jamais qu’un ingrat.

MONSIEUR ORONTE.

Fort bien, nous y voilà !

MADAME ORONTE.

Vous m’éclairez vous-même,

Je vois...

MONSIEUR ORONTE.

Je n’ai jamais cessé de vous aimer.

Mais quels sont donc mes torts ? En quoi suis-je à blâmer ?

MADAME ORONTE.

D’abord... Je passe tout le reste.

MONSIEUR ORONTE.

Je vous rends grâce. Après ?

MADAME ORONTE.

Le refus manifeste

De donner votre fille au Marquis. C’est un fait.

Je désire ardemment un si grand mariage ;

Vous chicanez la dot, pour qu’il soit sans effet,

Pour me contrarier.

MONSIEUR ORONTE.

Moi ?

MADAME ORONTE.

Sans doute.

MONSIEUR ORONTE, bas.

J’enrage.

Haut.

Écoutez mes raisons.

MADAME ORONTE.

C’est autant de refus.

Épargnez-vous, je vous supplie,

Le soin de me prouver que vous ne m’aimez plus.

MONSIEUR ORONTE, animé.

Il faut donc vous aimer jusques à la folie ?

Eh bien ! il y faut consentir ;

Puisque ma fille l’aime, il sera votre gendre.

MADAME ORONTE.

D’une meilleure grâce, on aurait pu se rendre.

MONSIEUR ORONTE.

Mais craignons-en, tous trois, un très prompt repentir

MADAME ORONTE.

Quittez cette délicatesse.

Ma fille sera donc Marquise, et moi Comtesse !

MONSIEUR ORONTE.

En avez-vous toujours un si pressant désir ?

MADAME ORONTE.

Comment donc ? Ce Comté, qui vaque à notre porte,

N’est pas encore à nous ?

MONSIEUR ORONTE.

Non.

À part.

Le diable l’emporte :

MADAME ORONTE.

Vous n’aimâtes jamais à me faire plaisir.

Continuez, Monsieur.

MONSIEUR ORONTE.

Mais, moi ! me faire Comte !...

MADAME ORONTE.

Votre fille sera femme de qualité ;

Et moi, je ne serai qu’une Madame Oronte.

Le beau nom à porter ! La belle égalité !

Il nous faut une Terre : enfin, oui, j’en veux une,

Vous êtes riche...

MONSIEUR ORONTE.

Soit. Le reproche est plaisant !

MADAME ORONTE.

Songez qu’avec un nom qui n’est pas imposant,

Chacun ne vous croira qu’un homme de fortune.

Nous sommes de naissance ; il y faut faire honneur,

Et décorer notre famille.

C’est le titre et le rang qui font le vrai bonheur.

On n’existe qu’autant qu’on brille.

Le nécessaire, c’est l’éclat.

D’ailleurs, nous ne pouvons rien faire de plus sage.

Cette acquisition devient un coup d’État.

Le Marquis a, sur nous, un trop grand avantage ;

Pour la fille d’un Comte il aura plus d’égard :

Vous n’aurez plus vous-même à craindre, de sa part,

Qu’il s’oublie, avec nous, ni qu’il s’en fasse accroire.

Tout devenant égal entre nos deux Maisons,

Il pourra nous chérir, sans offenser sa gloire.

MONSIEUR ORONTE.

La folie a, par fois, quelques bonnes raisons.

MADAME ORONTE.

Ou vous m’aimez, ou non ?

MONSIEUR ORONTE.

Souffrez que je m’explique.

MADAME ORONTE.

Oh ! plus de discours superflus.

Je finis par un mot qui n’a point de réplique.

C’est que j’en prends le titre avec les attributs :

Entendez-vous, Monsieur le Comte ?

J’ose espérer de votre amour,

La complaisance la plus prompte.

 

 

Scène V

 

ASTÉRIE, MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE

 

MADAME ORONTE.

Ma fille, embrasse-moi ; sois heureuse en ce jour.

On te donne à l’objet de ta tendresse extrême.

ASTÉRIE.

Vous me donnez à ce que j’aime !

Ah, ciel ! quel changement ! J’attendais mon arrêt.

Mon père, est-il bien vrai ?

MONSIEUR ORONTE.

Que trop.

MADAME ORONTE.

Eh ! oui, ma chère.

Monsieur le Comte, et moi...

ASTÉRIE.

Quel Comte, s’il vous plaît ?

MONSIEUR ORONTE.

Eh ! morbleu, c’est moi.

ASTÉRIE.

Vous, mon père !

MADAME ORONTE.

Lui-même. Sois enfin à qui sut t’enflammer.

ASTÉRIE, à part.

Ils n’ignorent donc plus qu’Arimon est en vie.

Haut, avec transport.

Que ne vous dois-je pas ! Ah ! c’est vraiment m’aimer.

MADAME ORONTE.

Monsieur le Comte enfin s’est laissé désarmer.

ASTÉRIE.

Vous savez qui m’a su charmer.

Je l’aimerai toujours.

MADAME ORONTE.

Oui, ma chère Astérie,

Nous savons ton secret.

ASTÉRIE, étonnée.

En était-ce un pour vous ?

MADAME ORONTE.

Mais oui, Nous t’avons fait une supercherie

Qui nous l’a découvert. Sois contente de nous.

Va, ce soir, tu seras Marquise.

ASTÉRIE.

Marquise !...

À part.

Ah ! quelle était ma cruelle méprise !

Mais feignons cependant.

Haut.

Daignez me pardonner,

Si j’ose, à vos genoux, déposer un scrupule

Qui ne saurait m’abandonner,

Je vois qu’il n’est plus temps que je le dissimule.

Avec timidité.

Il doit vous souvenir de cet heureux lien...

Vous aviez projeté l’union la plus tendre :

Mon cœur, sur votre choix, avait réglé le sien

MADAME ORONTE.

Je le sais, mais les morts n’ont plus rien à prétendre.

Arimon a fini son sort.

ASTÉRIE, plus affectueusement.

Du moins vous conviendrez que, s’il n’était pas mort.

MADAME ORONTE.

Eh bien ?

ASTÉRIE.

Vous n’auriez pu lui manquer de parole.

MADAME ORONTE.

J’aurais eu de la peine ; il en faut convenir.

ASTÉRIE.

Peut-être il pourrait revenir.

MADAME ORONTE.

Cette excuse devient frivole.

C’est un fait ; il est mort depuis plus de six mois.

Finissons ; je le veux, et dès cette journée.

 

 

Scène VI

 

ARIMON, ASTÉRIE, MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE

 

ARIMON.

Hélas ! pardonnez-moi...

MADAME ORONTE.

Dieux ! c’est lui que je vois !

MONSIEUR ORONTE.

C’est vous !...

ARIMON, à Madame Oronte.

Ne craignez point. Ma vie infortunée

Ne vous engage à rien. Je ne m’offre à vos yeux

Que pour mettre le calme et la paix en ces lieux.

ASTÉRIE.

Ah, Ciel !...

MADAME ORONTE.

Que dites-vous ?

ARIMON.

La fortune infidèle !

A signalé sur moi toute sa cruauté.

MADAME ORONTE.

Que vous a-t-elle fait ?

ARIMON.

Elle m’a tout ôté,

Excepté mon amour, qui ne dépend point d’elle.

MONSIEUR ORONTE, à part.

Qu’a-t-il dit ! Il s’est trop pressé

De faire un aveu si funeste.

MADAME ORONTE.

Comment ! votre naufrage...

ARIMON.

Il ne m’a rien laissé :

Mon malheureux amour est tout ce qui me reste.

L’incertitude de mon sort

À celui d’Astérie aurait pu faire tort.

Je ne sais point garder un espoir trop frivole ;

Et je reviens exprès vous remettre mes droits,

Et vous rendre votre parole.

Vous ne me verrez plus. C’est la dernière fois

Qu’un malheureux vous importune.

MADAME ORONTE.

Pour réparer les torts d’une aveugle fortune,

Nous ferons tout au monde.

MONSIEUR ORONTE.

Ah ! pour moi, j’y consens.

MADAME ORONTE.

Tout ce que nous avons est en votre puissance.

Des procédés si ravissants

Ne souffrent point de borne à ma reconnaissance.

Comptez sur nos secours. Recevez mes adieux.

En montrant son mari.

Je vous laisse Monsieur, qui fera pour le mieux.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ASTÉRIE, MONSIEUR ORONTE, ARIMON

 

ARIMON.

Adieu, Madame ; adieu, Monsieur.

ASTÉRIE.

Eh ! quoi, mon père ;

Vous le laissez !...

ARIMON.

Non ; rien ne peut me secourir.

Je perds tout en un jour, je n’ai plus qu’à mourir.

MONSIEUR ORONTE, à sa fille.

Ton inconstance est tout ce qui le désespère.

ASTÉRIE, avec assurance.

Il n’a point à se plaindre, et ne l’aura jamais.

C’est sur vous qu’il n’a plus à compter désormais,

Lui qui vous fut si cher.

MONSIEUR ORONTE.

Quel est donc ce langage ?

ASTÉRIE, d’un ton éploré.

Est-ce un crime que son naufrage ?

N’a-t-il pas rapporté son cœur et ses vertus ?

Hélas ! que lui faut-il de plus ?

Oui, je lui jure encore un amour aussi tendre

Qu’il l’était dans nos plus beaux jours...

Je ne sais point donner mon cœur pour le reprendre.

Ce qu’on m’a fait aimer, je l’aimerai toujours.

J’ai trop bien obéi, pour obéir encore.

MONSIEUR ORONTE.

Quel procès me fais-tu ? Que dis-tu ?... Je l’ignore.

ASTÉRIE, fortement.

Que jamais le Marquis ne sera mon époux.

MONSIEUR ORONTE.

Tu ne l’aimes donc pas ?

ASTÉRIE.

Moi, l’aimer ! Je l’abhorre.

MONSIEUR ORONTE.

Ma fille, embrasse-moi. Que cet aveu m’est doux !

Vous vous aimez toujours ?

ASTÉRIE.

Je l’aime...

ARIMON.

Je l’adore.

MONSIEUR ORONTE.

Mais la nouvelle de sa mort,

Comme je le craignais, ne t’a point accablée :

Tu n’en as pas paru troublée.

ASTÉRIE, avec un transport de joie.

Je savais qu’il vivait.

MONSIEUR ORONTE.

En ce cas-là, j’ai tort.

Oh ! tout ceci change la thèse,

Sans me mettre plus à mon aise.

La perte de ses biens, qu’il aurait dû cacher,

Est un cruel prétexte aux refus de ta mère.

J’aurai peine à l’en détacher.

Conservez cependant une chaîne si chère.

Non, je n’aurai jamais d’autre gendre que vous ;

Mais il faut employer les moyens les plus doux.

À sa fille.

Et toi, seconde-moi de ton mieux, je t’en prie.

À Arimon.

Mais ma femme revient ; daignez, pour un instant,

Vous éloigner un peu. Chacun sera content.

ARIMON.

Avant que je m’en aille, adorable Astérie,

Ne me direz-vous rien qui soutienne ma vie ?

ASTÉRIE.

Arimon, quoi ! vous partiriez !

MONSIEUR ORONTE, le poussant dehors.

On vous dit que vous espériez.

Arimon sort.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE, LE MARQUIS, ASTÉRIE

 

MADAME ORONTE, au Marquis.

Ainsi, tout est d’accord.

LE MARQUIS.

J’en ai l’âme ravie.

MADAME ORONTE.

Nous prendrons un Hôtel, où nous logerons tous.

LE MARQUIS, en donnant une lettre à Monsieur Oronte.

Oui-dà. Cette lettre est pour vous :

Mon Courier, en passant à la Poste prochaine,

L’a prise.

MONSIEUR ORONTE.

Je lui suis obligé de la peine.

En regardant le dessus.

De Brest. Ah ! c’est sans doute au sujet d’Arimon.

ASTÉRIE, vivement.

Ah ! mon père, voyons.

MONSIEUR ORONTE, à Astérie.

Contiens-toi donc toi-même.

ASTÉRIE, à son père.

Il s’agit de tout ce que j’aime.

Elle lit avec son père.

MADAME ORONTE, au Marquis.

Ainsi nous ne ferons qu’une même maison

LE MARQUIS.

Si vous voulez.

MADAME ORONTE.

Que vous en semble ?

LE MARQUIS.

Tout comme il vous plaira... Mais...

MADAME ORONTE.

Quoi !

LE MARQUIS.

Mon vrai séjour,

Comme vous savez, est la Cour.

MADAME ORONTE.

Vraiment, je compte bien que nous irons ensemble,

Que nous l’habiterons Monsieur le Comte et moi.

ASTÉRIE, à son père.

Lisez, lisez tout haut.

MONSIEUR ORONTE.

Un peu de patience.

LE MARQUIS, à Madame Oronte.

Il ne voudra jamais y figurer.

MADAME ORONTE.

Pourquoi ?

MONSIEUR ORONTE.

En attendant, daignez me donner audience.

Il lit.

« La mort du pauvre Monsieur Arimon n’est que trop confirmée ; mais ses biens, qu’on croyait perdus avec lui, se sont recouvrés depuis, à peu de chose près. Si vous lui connaissez quelque héritier, qu’il parte au plutôt, et vienne réclamer une succession qui en vaut bien la peine. Il ne saurait trop se presser ».

LE MARQUIS, transporté de joie.

Ne cherchez pas plus loin, vous voyez l’héritier.

Fortune, je te tiens ; je te quitte du reste.

MONSIEUR ORONTE.

Vous êtes l’héritier ?

LE MARQUIS.

C’est moi qui vous l’atteste.

C’est à moi qu’appartient l’héritage en entier.

Ma chaise, mes chevaux.

À Madame Oronte.

La lettre est trop pressante,

Pour ne pas partir dès ce jour.

Madame, permettez, toute affaire cessante,

Que j’aille au plus pressé : nous verrons au retour.

MADAME ORONTE, d’un air surpris.

Vous partez !...

LE MARQUIS.

Au retour. La fortune m’appelle.

MADAME ORONTE.

La fortune !...

LE MARQUIS.

Me tend les bras.

MADAME ORONTE.

Et l’Amour ?

LE MARQUIS.

Il ne défend pas

Que, pour deux ou trois mois, on le quitte pour elle,

Vous voyez, je suis attendu ;

Différons ; gardez-moi vos bontés, je vous prie,

MADAME ORONTE.

Souvent ce qu’on diffère est autant de perdu.

LE MARQUIS.

Vous serez plus d’accord.

MADAME ORONTE, piquée.

Puisque c’est votre envie,

Je ne vous retiens plus, allez.

À part.

D’un procédé pareil je ressens tout l’outrage.

Haut.

Allez, Monsieur, partez, volez.

MONSIEUR ORONTE.

Il faut vous épargner la peine du voyage.

Paraissez, Arimon.

 

 

Scène IX

 

ARIMON, MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE, LE MARQUIS, ASTÉRIE

 

LE MARQUIS, à Monsieur Oronte.

Allons, vous plaisantez.

MONSIEUR ORONTE.

Embrassez le défunt. Vous vous déconcertez !

LE MARQUIS.

Quoi ! raillerie à part !...

ARIMON, au Marquis.

Je vous le notifie.

LE MARQUIS.

Mais il est trop plaisant qu’il soit encore en vie.

LE VALET DE CHAMBRE, arrivant.

Monsieur, vos chevaux sont tout prêts.

MADAME ORONTE, au Marquis.

Votre servante.

LE MARQUIS.

Il faut qu’il ressuscite exprès

Pour me voler son héritage.

On n’a pis que des siens.

Il sort.

LE VALET DE CHAMBRE, le suivant.

Quoi ! nous plions bagage !

 

 

Scène X

 

MONSIEUR ORONTE, MADAME ORONTE, ASTÉRIE, ARIMON, HÉLÈNE et ARLEQUIN qui arrivent sur la fin de la scène

 

ARIMON, à Madame Oronte.

Me serait-il permis d’embrasser vos genoux ?

MADAME ORONTE.

Vous me voyez des plus confuses.

Sur ce qui s’est passé, recevez mes excuses.

N’en parlons plus ; ma fille, embrassez votre époux,

ASTÉRIE.

Ah ! mon cher Arimon.

ARIMON.

Ah ! ma chère Astérie.

MONSIEUR ORONTE.

Quel miracle ! Ma femme a recouvré l’esprit !

Que je t’embrasse aussi. Va, tu me rends la vie.

ARIMON.

Que de grâces, Madame !...

MADAME ORONTE.

Ah ! Monsieur, tout est dit :

Le Ciel vous a faits l’un pour l’autre.

MONSIEUR ORONTE.

Il est vrai.

MADAME ORONTE, à son mari.

Je ne fais que remplir leur destin.

MONSIEUR ORONTE.

Fort bien ; allons signer leur bonheur et le nôtre.

Oserais-je prier pour le pauvre Arlequin ?

MADAME ORONTE.

Ah ! je pardonne à tout le monde.

MONSIEUR ORONTE.

Accourez, mes enfants ; enfin, tout nous seconde.

À Arlequin qui survient.

On te pardonne.

ARLEQUIN.

C’est bien fait,

Mais mon Maître ?...

ARIMON.

Arlequin, mon bonheur est parfait.

ARLEQUIN.

Hélène, arrive, accours : le Patron te l’ordonne ;

La bonne Dame nous pardonne.

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