Le Retour de l’ombre de Molière (Abbé de VOISENON)
Comédie en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Fossés Saint-Germain, le 21 novembre 1739.
Personnages
FINETTE
LÉANDRE
LE BON-SENS
MOMUS
UN AUTEUR
PASQUIN en femme
L’OMBRE DE MOLIÈRE
La Scène est sur le Mont-Parnasse dans le Vestibule de l’Appartement de Thalie.
Scène première
FINETTE, seule
Pendant l’absence de Molière ?
Je suis commise dans ces lieux
Pour opposer une barrière
À tous les Auteurs ennuyeux.
C’est ici que loge Thalie :
Pour mériter de paraître à ses yeux,
Il ne faut pas être trop sérieux ?
Ni trop donner dans la Folie.
Scène II
LÉANDRE, FINETTE
LÉANDRE.
Finette, chez Thalie aurai-je enfin accès?
FINETTE.
Et quel titre avez-vous pour qu’on vous le permette?
LÉANDRE.
Parbleu, je suis charmé de tes attraits ;
Avec plaisir tu reçois la fleurette.
FINETTE.
Il est des gens qui ne sont faits
Que pour connaître la Soubrette.
LÉANDRE.
Je verrai ta Maîtresse en ce jour, ou jamais :
Oui, je prétends me faire adorer de Thalie.
Tout est pour moi ; j’ai du brillant,
De l’aimable, du vif, du gentil, du saillant,
Du léger en un mot ; je frise la folie ;
Je sais manier un Portrait ;
J’ai de l’expression, je tourne le couplet ;
Je suis mordant, de crainte d’être fade.
Je ne me refuse aucun trait
Et j’arrondis une tirade.
FINETTE.
Il faut encor d’autres talents,
Je vous en donne ma parole.
Thalie est gaie, et non pas folle.
D’ailleurs, il faut avoir l’aveu de les Parents.
LÉANDRE.
Je ne les connais point ; peins-moi leur caractère,
Et nomme-les par nom et par surnom.
FINETTE.
Il faut d’abord commencer par la Mère.
LÉANDRE.
Oui, on en est toujours plus certain que du Père.
La Mère enfin ?
FINETTE.
Se nomme la Raison.
LÉANDRE.
Le vilain nom ! L’âme en est assoupie ;
Il arrête du fang la circulation ;
Cela sent son apoplexie.
Est-elle bonne Femme au moins ?
Laisse-t-elle conter la fleurette à sa Fille ?
Car tous ces siècles-là courbés sur la béquille,
À troubler la jeunesse appliquent tous leurs soins.
FINETTE.
Oh ! jamais elle ne querelle ;
Et même elle se cache bien :
Mais elle est toujours avec elle.
LÉANDRE.
Cela ne me fait rien,
Si je puis parler à Thalie,
Cette Vieille déguerpira ;
Je la dérouterai, je te le certifie.
Il faut, quand je parais, prendre ce parti-là.
Que fait la Fille ?
FINETTE.
Elle est à sa toilette.
LÉANDRE.
C’est à dire qu’elle est Coquette ?
FINETTE.
Coquette ! Le terme est trop fort.
Elle veut plaire.
LÉANDRE.
Eh bien, je gage
Qu’avec mon air et mon langage
Je l’ensorcèlerai dès le premier abord.
N’est-ce pas toi qui prends le soin de sa coiffure ?
FINETTE.
Non pas, Monsieur ; ce sont des hommes.
LÉANDRE.
Ciel !
Par quelle bizarre aventure
N’en suis-je pas instruit ? Car en fait de parure
Et d’artificiel,
Je suis, je te le jure,
Un vrai prodige de nature.
Je porte un composé de fleurs ;
J’en ai de toutes les couleurs,
Des Tricolores, des Pensées,
Des Tubéreuses, des Œillets,
Dans une touffe de Bluets
Des Tulipes entrelacées.
FINETTE.
Oh ! vous ne lui conviendrez pas.
Cette parure est pour une journée ;
Elle périt aussitôt qu’elle est née ;
Et ma Maîtresse veut de solides appas,
De ces appas qui soient toujours de Mode,
Qu’avec les mains de l’art la nature accommode.
Vous ne pourriez jamais la coiffer à son point.
Votre garniture ginguette
Ne lui conviendrait point :
Gardez-la pour une Grisette.
Adieu, Monsieur.
LÉANDRE.
Ah ! ma chère Finette,
Parles pour moi ; fais-eu l’essai ;
Dis-lui bien que j’aspire à me voir dans ses chaînes,
Que je n’ai jamais fait une Pièce, il est vrai ;
Mais quatre Volumes de Scènes.
Scène III
LÉANDRE, seul
Elle peut bien me faire enter.
Mon impatience est extrême :
Mais peut-être je n’ai besoin que de moi-même,
Dans ce Palais tâchons de pénétrer.
Il va à la porte.
Scène IV
LE BON-SENS, LÉANDRE
LE BON-SENS, d’un ton brutal.
Qui va-là ?
LÉANDRE humblement.
Monsieur...
LE BON-SENS.
Quel Génie
Ose se présenter ainsi !
LÉANDRE, à part.
Ah, quelle physionomie !
Quel esprit rauque ! Tout ceci
Sent son Portier de Comédie.
Au Bon-Sens.
Dites-moi, n’est-ce pas ici
Que demeure Thalie ?
LE BON-SENS.
Oh ! si vous doutez du logis
Apparemment que vous n’y venez guères.
Ce doute-là recule vos affaires,
Et vous ne serez point admis.
La Déesse jamais ne voit que ses amis,
Et ne reçoit point de visites.
LÉANDRE.
Si vous connaissiez mes mérites !...
LE BON-SENS.
Dites-moi votre nom, voyons s’il est marqué
Parmi ceux qui forment ma liste.
Vous avez l’air d’un Auteur efflanqué
Qui suit le clinquant à la piste.
LÉANDRE, au Bon-Sens.
Je ne suis que l’esprit.
À part.
Que cet homme est choquant !
LE BON-SENS.
Vous perdez donc souvent haleine.
L’esprit plus léger que le vent
Ne s’offre qu’aux Auteurs qui le cherchent sans peine.
On court après lui vainement :
Lorsqu’on croit l’attraper, on n’en tient que l’image.
On fait comme Ixion,
Qui croyait embrasser Junon,
Et qui n’embrassait qu’un nuage.
Savez-vous mon nom seulement ?
LÉANDRE.
La demande est extraordinaire !
Pour entrer quelque part, Monsieur, assurément
Je n’ai pas cru qu’il fût fort nécessaire
D’en connaître le Suisse.
LE BON-SENS.
Oh ! le trait est fort bon,
Et bien digne du personnage.
Vous croyez le Bon-Sens un Suisse de maison ?
LÉANDRE.
Vous, le Bon-Sens ?
LE BON-SENS.
Oui, c’est mon nom.
Adieu, devenez sage,
Je pourrai prendre un autre ton.
e suis doux avec la raison ;
Et je deviens sauvage
Avec l’homme à jargon.
Scène V
LÉANDRE, seul
Ouf ! je viens d’essuyer une mauvaise chance.
Il me desservira, loin de me protéger.
Je lui trouve un air étranger,
Et je ne le crois pas de France
Scène VI
FINETTE, LÉANDRE
FINETTE.
Ma foi, vos affaires vont mal.
LÉANDRE.
Je ne sais plus ou sera mon refuge.
Votre Portier est si brutal !...
J’aime mieux le Portier d’un Juge ;
Car on en est du moins quitte pour son argent.
FINETTE.
Eh ! le nôtre, il est vrai, n’est pas d’humeur entrante.
LÉANDRE.
Comment te traite-t-il ?
FINETTE.
Tout au plus poliment.
Et j’ai l’art d’adoucir l’humeur récalcitrante.
Oh ! le Bon-Sens n’est pas, vraiment,
Si dur qu’il le paraît, et qu’on le l’imagine.
Malgré lui-même il est galant ;
Et souvent il perd tête en voyant une Mine.
LÉANDRE.
As-tu parlé pour moi ?
FINETTE.
Très inutilement.
Elle avait grande compagnie.
J’ai nommé votre nom, vanté votre talent ;
Et dans le Cercle de Thalie,
On ne vous connaît nullement.
J’ai de vos qualités fait de vains étalages.
Nos vieux Auteurs, ces graves Personnages,
Qui, d’un esprit aimable, et d’un Jugement sain,
Réformaient les travers de l’humaine nature,
Et nous traçaient, du cœur, une grande peinture,
M’ont écoutée avec dédain.
« Ce brillant, m’ont-ils dit, n’est que de la fadaise.
« Crois-tu qu’un Michel-Ange, ou bien un Raphaël,
« Un Titien, un Véronèse,
« Doivent placer dans un rang immortel
« Les Tableaux d’un Peintre en pastel ?
LÉANDRE.
Tous ces bons Messieurs-là m’ennuieraient bien, je pense.
FINETTE.
Voilà, de nos amis, la pure quintessence.
« Messieurs, leur ai-je dit, vous séchiez sur un plan
« Pendant le cours entier d’un an ;
« Vous sondiez les esprits ; vous fouilliez dans les âmes.
« Léandre, chaque jour, sait trouver le sujet
« D’une douzaine d’Épigrammes :
« Au bout du mois cela fait un recueil complet
« Et de bluettes et de flammes ;
« Il les écrit sans suite et sans projet ;
« Il les rassemble ensuite pièce à pièce ;
« Et tout l’Ouvrage est un feu violet.
« En trois Actes tout neufs il a fait une Pièce :
« Le premier Acte en bouts rimés comme un Sonnet :
« Il a mis le second en mauvaise musique :
« Le troisième, sans doute, était le plus parfait ;
« Il était en danse gotique,
« Et le dénouement en ballet,
« Le tout assaisonné de petites pensées,
« Bien mignonnes, bien compassées ;
« Car son esprit entortillé,
« Fécond en petites merveilles,
« Avec un style éparpillé,
« Est semblable à des nom-pareilles.
LÉANDRE.
Tu veux me plaisanter, je crois ?
Tu ferais trop heureuse en venant avec moi ;
Tu parlerais d’esprit en petite Maitresse
Sans servir de rien à la Pièce.
Si tu ne voulais pas parler,
Je serais sûr de te faire briller
Dans une Scène neuve et belle.
FINETTE.
J’entends ; vous me feriez jouer de la Vièle.
LÉANDRE.
Peut-être bien un jour tu n’aimeras que moi.
FINETTE.
Eh ! qui peut répondre de foi ?
Un prodige d’orgueil, c’est-à-dire, une Prude ;
S’arme d’un regard fier et rude,
Échafaude bien sa vertu
Sur un ajustement austère.
Tant que Son cœur n’est point tenté ni combattu
Sa fierté se rengorge, et son air se resserre.
Mais qu’un objet vienne à lui plaire,
L’œil s’adoucit, Le cœur mollît,
L’échafaud rompt, la vertu tombe à terre.
Oui, oui, cette vertu peut parler un instant ;
Mais le cœur vient à la traverse,
Qui vous lui donne sur le champ
Un bon soufflet, et la renverse.
LÉANDRE.
Finette, allons, il faut tâcher
De me faire entrer chez Thalie :
Molière, j’en suis sûr, lui perdra le génie.
Je l’aime trop, pour m’empêcher
De lui dire en ami ce que l’on en publie ;
Et je ne veux avoir rien à me reprocher.
FINETTE.
Oh ! ne vous flattez pas d’entrer chez ma Maîtresse.
LÉANDRE.
Mais, Finette...
FINETTE.
Je n’entends rien.
LÉANDRE.
Que faut-il donc faire ?
FINETTE.
Une Pièce.
LÉANDRE.
Mais, Finette, je danse bien.
FINETTE.
Une Pièce, une Pièce.
LÉANDRE.
Je suis, de plus, très grand Musicien.
FINETTE.
Une Pièce, une Pièce.
LÉANDRE.
Je la régalerai du cri Parisien.
FINETTE.
Eh ! Monsieur, en un mot, il nous faut une Pièce.
LÉANDRE.
Oh ! malgré toi, je suis certain
Que j’entrerai.
Il veut entrer.
FINETTE.
Non ; votre effort est vain.
N’allez pas faire d’incartade ;
Car je vous ferme le chemin
Par une gargouillade.
LÉANDRE.
Puisque tu le prends sur ce top,
J’abandonne Thalie, et je la laisse seule,
Avec tour son peuple barbon.
Bientôt, à force de raison,
On n’en fera qu’une bégueule.
Dis-lui qu’elle se tienne bien :
Je ne prétends la ménager en rien.
Cet hiver, je veux mettre en pièces
Ces Ouvrages si beaux qu’elle nomme des Pièces.
Elle m’appellerait en vain à son secours.
Sa Sœur cadette
Est aimable et Coquette ;
Je vais faire ses plus beaux jours.
FINETTE.
Je vous crois en effet digne de son estime.
LÉANDRE.
Cet hiver, je suis sûr d’un suffrage unanime.
J’ai le portrait le plus galant
De la Danseuse Pantomime,
Avec celui d’un Anonyme
Qu’on trouvera très ressemblant.
FINETTE, seule.
Nous voyons sans effroi le courroux qui l’anime.
Scène VII
MOMUS, amoureux, FINETTE
MOMUS, d’un air niais.
Serviteur.
FINETTE.
Que veut ce nigaud ?
MOMUS.
Je voudrais tout à l’heure
Monter là-haut.
FINETTE.
Quoi, chez Thalie ?
MOMUS.
Eh oui, c’est là que je demeure.
FINETTE, d’un ton railleur.
En vérité ?
MOMUS.
Vraiment, j’en suis aimé.
FINETTE.
Je le crois bien.
MOMUS.
Ne prétendez pas rire.
FINETTE.
Voilà, ma foi, on peut te dire,
Un petit homme ben formé.
Vous savez bien que le Temple est fermé.
Nommez-vous pour que l’on vous ouvre.
Vous paraissez bien langoureux.
MOMUS.
Oh Dame ! C’est que je suis amoureux.
FINETTE.
À votre mine on le découvre.
MOMUS.
Je suis Momus.
FINETTE.
Que me dites-vous-là ?
MOMUS.
Eh vraiment, oui : je viens de l’Opéra.
Quel Pays, et quel gens ! J’étais glacé de crainte.
Je m’y suis égaré : c’est un vrai labyrinthe.
FINETTE.
Ah, quel petit peste malin !
Vous vous êtes tiré d’affaire ?
Vous avez bien médit ? C’est votre caractère.
MOMUS.
Oh non, je n’y suis plus enclin.
Dans les Cieux j’aimais à médire
Mais l’Opéra doit être exempt de la satyre.
FINETTE.
Certainement, c’est un lieu sans défauts !
MOMUS.
On y fait pourtant de bons fauts.
FINETTE.
Quel était votre personnage ?
MOMUS.
Je me suis mis au rang des Amoureux transis.
J’ai pris le nom du beau Berger Tircis.
FINETTE.
Vous aimiez une Fille étourdie et volage ?
MOMUS.
Non, vraiment, j’en voulais une qui fût bien sage.
FINETTE.
Avez-vous eu le bonheur d’étrenner ?
MOMUS.
Eh oui, je l’ai trouvée.
FINETTE.
Ah ! je n’ai rien à dire.
MOMUS.
Le compliment était difficile à tourner.
« Momus, qui blâme tout, vous aime et vous admire,
(Ai-je dit galamment)
« D’adorer vos appas occupé seulement,
« Il renonce pour vous au plaisir de médire.
FINETTE.
Il fallait tout autant lui dire :
« Jadis je savais employer
« L’art de plaire, et de faire rire ;
« Mais puisque je vous aime et que je vous admire,
« Je ne saurai plus qu’ennuyer.
L’Auteur a manqué votre rôle.
Il devait vous rendre amoureux
D’une Bergère qui fût folle,
Et vous faire médire en déclarant vos feux,
« Lui dire : si vous étiez sage,
« Si vous goûtiez le sentiment,
« Si vous aimiez mieux un Amant
« Qu’un amour de passage,
« Je vous détesterais ; je médirais de vous ;
« Je vous traiterais en Déesse ;
« Mais vous succombez sans faiblesse ;
« Vous n’aimez aucun homme, et vous les flattez tous :
« Voilà ce qui pour vous me pique et m’intéresse.
En le prenant sur ce ton-là,
Vous ne pouviez manquer de plaire ;
Et sans sortir de votre caractère,
Vous attrapiez le ton de l’Opéra.
MOMUS.
Qui, j’aurais pu donner dans la saillie ;
Mais on m’aurait accusé de piller
Le Carnaval et la Folie.
FINETTE.
Cela valait bien mieux que de faire bâiller.
MOMUS.
La Pantomime est si divertissante,
Que pour la contraster j’ai donné dans l’ennui.
FINETTE.
Pour paraître plus éclatante,
Elle n’a pas besoin de cet appui.
Les gestes du Danseur, ses regards, sa figure,
Sont de Momus la naïve peinture.
Votre esprit, de ses pas, devrais être jaloux ;
Ses pieds en disent plus que vous.
Refondez tout votre Acte ; allez changer les rôles ;
De ce couple léger rendez bien les appas ;
Dans votre esprit faites entrer leurs pas,
Et mettez-les tous en paroles.
Scène VIII
UN AUTEUR, FINETTE
FINETTE.
Que veut cet homme sombre ? Il a l’air vaporeux !
Je n’ai jamais rien van de si triste en ma vie.
Il porte l’ennui dans les yeux ;
Malgré moi, de bâiller, je sens naître l’envie.
L’AUTEUR.
Ciel ! on bâille ! au secours ! je tombe en pamoison.
FINETTE.
Qu’avez-vous donc, Monsieur ?
L’AUTEUR.
Une convulsion.
Je suis l’Auteur de l’École du Monde.
Quand on bâille voilà ma situation.
FINETTE.
Il est vrai qu’au milieu de l’inclination
Les bâillements commencèrent leur ronde.
L’AUTEUR.
Je n’en suis pas encor revenu maintenant ;
Car l’Actrice avait une mine
Incompatible avec le bâillement.
J’en ai découvert l’origine.
On m’a depuis peu révélé
Que pour faire bâiller on avait cabalé.
FINETTE.
Oui-dà ; mais vous étiez le chef de l’entreprise.
L’AUTEUR.
Une Pièce choisie, une Pièce de mise,
Avoir un si honteux destin !
La honte en rejaillie sur tout le Genre humain.
L’allégorie était exquise :
Je l’avais lue à deux Régents,
Amis sans fard et sans manège,
D’un goût très fin, et point trop indulgents,
Qui me la demandaient pour jouer au Collège.
Après un jugement si bon, Le Parterre bâille et s’ennuie !
Encore un coup j’en veux avoir raison ;
Et de ce pas je vais trouver Thalie.
FINETTE.
Halte-là, mon joli Garçon.
Avec votre mine discrète,
Et votre grand chapeau,
Pour assister à sa toilette,
Vous êtes un friand morceau !
Tenez-vous-le pour dit ; allez briser vos plumes ;
Cessez d’instruire l’Univers.
Il n’est qu’un fou qui croit dire en sept ou huit cents Vers
Ce que Molière à peine, a mis en huit Volumes.
L’AUTEUR.
Ma Fille, avec votre caquet
Vous aimez mieux le feu follet,
Et la brillante bagatelle,
D’un étourdi qui parle à son valet
Sur la musique ancienne et nouvelle.
FINETTE.
Vous mettez-vous en parallèle ?
L’AUTEUR.
Ah ! c’était un morceau joliment enchâssé !
FINETTE.
Sans doute, puisqu’il a su plaire.
Ce qu’aime le Public est toujours bien placé.
L’AUTEUR.
À ce qu’il me paraît, votre tête légère
Aime tous les discours sans corps, sans liaison,
Qui mettent sans pitié le Bon-Sens en prison ;
L’étincelle vous plaît, vous pique, vous agite ;
Et je croyais, à voir votre minois fripon,
Que vous aimiez un feu qui s’éteignît moins vite.
FINETTE.
Comment donc, mon ami, vous faites le léger ?
Mais vous n’avez du monde encore qu’un faux air.
Apprenez qu’il n’est point de chose plus aisée
Que d’avoir du bon sens à tête reposée ;
Et la grande façon dans le siècle présent,
C’est d’avoir son esprit en argent comptant.
Avec votre raison vous me la donnez belle !
Il ne tiendrait qu’à moi d’avoir de la cervelle ;
Mais c’est le vrai moyen d’ennuyer à coup sûr :
On n’est plus dans le goût d’un esprit juste et mûr.
Ses traits les mieux frappés, ses discours les plus mâles,
Sont des feux sans éclat, des étincelles pâles.
J’aime mieux un bon mot, qu’on lâche à tout hasard,
Que tous ceux qu’on arrache entre les mains de l’art.
Il vous appartient bien de me rompre en visière,
De dire que mon feu n’est que fausse lumière ;
Géomètre glacé dont le pesant compas
Énerve la pensée, en fleurit les appas ;
Destructeur du brillant, du goût, de la finesse,
Solide raisonneur, mais sans délicatesse ;
Censeur amer et sombre, homme grave et profond,
Qui du feu de l’esprit rabat le premier bond ;
Parleur aride et sec que la justesse abuse,
N’aimant mieux dire rien qu’un rien qui nous amuse ?
Votre morale assomme ; et pour tout compliment
Je vous réponds, Monsieur, par un grand bâillement.
L’AUTEUR.
L’on m’assomme ; l’on m’assassine.
Vous savez mon faible ; ah ! Coquine,
Vous violez le droit des gens.
Scène IX
PASQUIN, en femme, UN AUTEUR, FINETTE
PASQUIN, en femme.
Non, les hommes jamais ne furent si méchants ;
Et sans doute on avait conjuré ma ruine.
L’AUTEUR.
Ah ! nous allons voir un beau bruit ;
C’est le Médecin de l’esprit.
PASQUIN.
Oui, je soutiens qu’il faudrait rompre
La cruelle habitude où le Public se met,
De crier, rire, et d’interrompre
Une Pièce, à l’endroit du plus vif intérêt.
Je ne puis digérer l’offense
Qu’on me fit, en faisant finir.
Voyez un peu la belle avance
De m’habiller en femme, pour venir,
Au Public sans parler, tirer ma révérence !
FINETTE.
Je vous approuve fort ; et c’est un grand affront,
Le Public a cette habitude ;
Mais les Auteurs l’en déferont.
PASQUIN.
Comment ?
FINETTE.
En faisant une étude
De ne lui donner que du bon.
L’AUTEUR.
Sans doute, vous avez raison.
PASQUIN.
Ah ! vous voici, Monsieur le Pédant de Collège !
Avec vos passions, et leur vilain cortège,
Vous avez commencé par fâcher le Public.
L’AUTEUR.
Il devait pourtant être affamé de Comique.
PASQUIN.
Non ; mais vous l’aviez mis dans le goût satyrique ;
Et quand il crie il a le tic
De ne jamais finir, à moins qu’on ne l’amuse.
FINETTE.
Lorsqu’il attend cela, bien souvent il s’abuse.
PASQUIN.
Vous aviez mesuré de son attention
Par votre chien de goût allégorique :
Cela rend l’esprit et l’applique ;
Et comme l’on était dans la prévention,
Lorsqu’on me vit en femme, on crut dans l’assemblée
Que j’étais une passion
Qu’on avait personnifiée ;
Et l’on me prit encore pour l’inclination.
L’AUTEUR.
Elle eut été bien déguisée.
PASQUIN.
Quand je partis, je fus choqué.
Cependant je soutins la chose avec courage ;
Mais un trait dont encor je me sens suffoqué,
Et ce qui m’enflamme de rage,
C’est qu’en sortant j’allai dans un Café.
On s’y portait, on était étouffé ;
D’hommes qui clabaudaient j’aperçus une masse :
C’était de ces Auteurs, que la cabale sert,
Que l’envie et la faim dévorent de concert ;
Objets dégradés du Parnasse,
Vils insectes de vanité,
Qui clapissent avec audace
Au centre de l’obscurité.
Ils se disaient, d’un air tout transporté :
« En venez-vous, quelle journée !
« Non, je ne l’aurais pas donnée
Pour deux repas bien étoffés.
« Quel plaisir de noyer deux Pièces tout de suite !
« Nous en avons beaucoup plus de mérite
« D’avoir vu deux Auteurs, l’un sur l’autre étouffés.
Je pensai déchirer cette engeance maudite.
FINETTE.
Un médiocre Auteur doit s’attendre à cela.
PASQUIN.
Ce trait ne peut tomber que sur ce grimaud-là
L’AUTEUR.
Si ma Pièce est tombée, et si l’on m’épilogue,
J’ai, tout au moins, l’honneur d’avoir fait le Prologue.
PASQUIN.
Vous me la donnez belle ! Oh ! par ma foi, voilà
Un beau chef-d’œuvre, avec votre Ombre de Molière.
Au milieu du Parterre il transporta l’enfer ;
On n’y connaissait plus de frein ni de barrière ;
Et je crois que c’était l’ombre de Lucifer.
L’AUTEUR.
Il est vrai que ce jour il se donna carrière :
Mais mon Prologue est une fleur
Qui ne sera jamais fanée :
Mon amour propre encore en respire l’odeur ;
Et je le fis pourtant en une matinée.
PASQUIN.
Puisque c’est-là votre talent,
Levez une boutique, ou plutôt une niche ;
Et mettez dessus pour affiche ;
« Céans, on fait, et promptement,
« Des Prologues fort proprement.
Scène X
L’OMBRE DE MOLIÈRE, FINETTE, L’AUTEUR, PASQUIN
L’OMBRE.
Je reviens du Parterre, où d’un ton formidable
J’ai condamné, j’ai jugé quatre Auteurs.
Qu’a-t-on fait du comique instructif, agréable ?
Est-ce ainsi qu’on travaille à corriger les mœurs ?
L’AUTEUR.
Ah ! parlez donc, Monsieur Molière,
Si de mes jours je vous rends la lumière,
Je veux bien qu’on me pende.
L’OMBRE.
En quoi,
N’êtes-vous pas content de moi ?
PASQUIN.
Vous avez fait un beau tapage !
Ce jour-là le Parterre avoir le diable au corps.
L’OMBRE.
Jamais je ne le vis plus sage ;
Jamais plus d’équité n’en régla les ressorts.
L’AUTEUR.
Comment ?
L’OMBRE.
Avec lumière il jugea chaque ouvrage :
Vous le fîtes bâiller avec grande raison.
L’AUTEUR.
Un ouvrage entrepris pour détruire le vice !
L’OMBRE.
Il était fait par un novice.
La Pièce est détestable, et le projet fort bon :
Elle ne peut jamais être applaudie.
Le Jugement public n’a point été trop prompt.
Comment avez-vous eu le front
De lui donner le nom de Comédie ?
Sans intrigue, sans action,
C’était une analyse étique,
Un dialogue allégorique,
Sérieux sans instruction.
Lorsque l’on donne un corps à chaque passion,
Il faut que l’Auditeur sente au fond de son âme
Passer le sentiment avec des traits de flamme.
Vous aviez fait du cœur une dissection,
Qui fatiguait l’esprit de maximes arides.
Votre morale était pleine de rides.
Vous deviez éviter le style languissant,
Quitter le ton métaphysique,
Peindre le ridicule en un miroir comique,
Et forcer le Public à rire en rougissant.
FINETTE.
Sans doute ; vous aviez l’air pédant, l’air austère.
Quand on veut instruire, il faut plaire.
Votre vertu ressemblait à l’humeur.
Pour la faire aller jusqu’au cœur,
Il faut que l’agrément l’éclaire.
Vous l’aviez habillée en gris ;
Et vous deviez semer des fleurs dans la cornette ;
Qui, vous deviez coiffer la morale en coquette :
Elle était en Chauve-souris.
PASQUIN.
Sans doute ; vous avez assommé tout Paris.
L’OMBRE.
Corrigez-vous ; taillez avec délicatesse,
Au lieu d’instruire avec rudesse ;
Lâchez des traits au lieu d’avis ;
Au lieu de ton pédant, faites des Epigrammes ;
Cherchez surtout à plaire aux Dames,
Et vos conseils seront suivis.
L’AUTEUR.
Je veux plutôt donner dans le genre tragique.
L’OMBRE.
Il n’est pas plus aisé que le comique ;
Il est rempli d’écueils dont il faut se parer.
Lorsqu’on s’y livre il faut pour plaire
Étonner la nature, et ne pas l’égarer ;
Ne l’emporter jamais au-delà de la sphère.
On veut un naturel qui soit sublime et grand ;
Et tous les jours chaque Auteur s’y méprend.
Veut-il que son sujet soit simple et vraisemblable ?
Il le dépouille, et le rend décharné.
Veut-il aller au cœur ? Il invente une Fable,
Et pense, que le fond est dignement orné,
Par le plan impliqué d’un Roman misérable.
Ces fades sentiments sont un amas de mots,
Capables d’éblouir une troupe de Sots,
En révoltant un Juge habile et respectable.
Melpomène demande une noble fierté.
Il faut rendre une intrigue avec simplicité,
Y représenter la tendresse,
Non comme une vertu, mais comme une faiblesse :
Par ses traits séducteurs qu’un Héros arrêté,
L’écoute, la combatte, et dompte la mollesse,
En s’arrachant des bras de l’amour irrité.
Des situations forcées,
Redoutez les attraits pervers ;
Et que la force des pensées
Produise la pompe des vers.
Du tragique voilà l’image et l’origine.
C’est ainsi qu’autrefois je parlais à Racine.
L’AUTEUR.
Tous ces discours sont anciens.
Bon Dieu que cet homme est gotique !
L’OMBRE.
Ne vous y trompez pas ; mon goût n’est point antique.
On pense ainsi dans le lieu d’où je viens.
Scène XI
L’OMBRE DE MOLIÈRE, PASQUIN, en femme, LISETTE
PASQUIN.
Dites-nous nous donc, avant que d’entrer en matière,
Si vous avez traité de la bonne manière,
Mon bon ami Monsieur Michaut ?
L’OMBRE.
Nous l’avons reçu comme il faut :
Il s’est, en s’égarant, privé de la lumière.
Nous l’avons condamné tout net
À retourner terminer sa carrière
Au Château de la Butordière.
PASQUIN.
Vous l’avez exilé ?
L’OMBRE.
Par un coup de sifflet
Le Public figne ainsi ses lettres de cachet.
Il s’agit maintenant de votre Comédie.
PASQUIN.
Oui, c’est à vous à m’en faire raison.
En France il n’était pas un Sujet assez bon ;
Il était tiré de Turquie.
L’OMBRE.
Et par un bel esprit, dit-on,
On en peut faire quelque chose.
PASQUIN.
Je le crois bien.
L’OMBRE.
Nous en viendrons à bout
En conservant le titre, et retranchant le tout.
PASQUIN.
S’il vous plaît, dites-m’en la cause.
Comment, vous vous mêlez d’être malin aussi ?
L’OMBRE.
J’ai trop peu d’esprit pour médire.
PASQUIN.
Mais, parbleu, ne croyez pas rire ;
On dit publiquement ici
Que vous n’en avez guère.
L’OMBRE.
Ce discours ne peut me déplaire.
Je n’eus jamais de celui d’aujourd’hui.
Quand je revins au jour pour être votre arbitre,
Je me prévins pour vous : le Spectateur charme
Attendait tout de votre titre ;
Pour corriger l’esprit il le croyait formé :
Il se représentait les tristes maladies
Dont le génie est consumé.
Vous deviez déchirer ces âmes avilies,
Ces Auteurs malheureux, sans nom et sans appui,
Qui n’ont d’autre beauté que la laideur d’autrui :
Aigres Censeurs, sombres génies,
N’ayant pour tout talent qu’un poison infecté ;
Se nourrissant du gain de leur malice ;
Et faisant à leur vanité
Un honteux sacrifice
Et de l’honneur et de la probité.
PASQUIN.
Vous ne connaissez pas le vrai moyen de plaire.
Je vois que vous n’êtes contraire.
Eh bien, puisqu’on m’a desservi,
Et qu’on n’a pas voulu m’entendre,
Revenant.
Je prends congé de vous...
Au Parterre.
Avant d’être sorti,
Messieurs, sachez que j’ai deux cents beaux vers à vendre,
Avec un dénouement qui n’a jamais servi.
Scène XII
L’OMBRE DE MOLIÈRE, FINETTE
FINETTE.
Et moi, Monsieur, que vais-je faire ?
L’OMBRE.
Reste toujours ici pour empêcher d’entrer
Tout Auteur téméraire,
Qui, sans l’aveu public, y voudrait pénétrer.
Je reviendrai, si je suis nécessaire.
Mais le Parterre a pour midi tant d’attraits
J’y trouve des esprits qui savent tant me plaire,
Que ce sera ma demeure ordinaire ;
Et j’y rentre à l’instant pour n’en sortir jamais.