Le Railleur (André MARESCHAL)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois en 1636.

 

Personnages

 

CLARIMAND, Le Railleur

CLORINDE, Sa Sœur, Maîtresse d’Amédor

AMÉDOR, Financier, Amant de Clorinde

CLYTIE, Sa Sœur, Amante de trois

TAILLEBRAS, Capitan, Amant de Clytie

BEAUROCHER, Volontaire

LA DUPRÉ, Courtisane, sa Maîtresse

DE LYZANTE, Poète, Amant de Clytie

 

La Scène est à Paris.

 

 

À MONSEIGNEUR LE MINENTISSIME CARDINAL DUC DE RICHELIEU

 

MONSEIGNEUR,

 

Ce n’est pas pour me fortifier de votre jugement, qui s’est déclaré en faveur de cette Pièce à sa première vue, ni pour prévenir celui de toute la France qui doit suivre légitimement le vôtre, que je publie qu’elle n’a point déplu à VOTRE ÉMINENCE. J’ajoute que c’est bien encore moins pour m’en glorifier ; puisque les faveurs que vous faites sont des grâces purement divines, que votre bonté donne sans qu’on le mérite, et qu’on ne peut mériter qu’en s’en confessant indigne. C’est donc un acte de reconnaissance, et non pas un effet de vanité ; et si LE RAILLEUR s’offre pour la seconde fois à V. É. C’est pour vous rendre grâces seulement de l’honneur qu’il a reçu de votre approbation, et non pas pour s’en prévaloir. En ceci, MONSEIGNEUR, mes sentiments sont justes et peut-être généreux, quand je dis que la gloire la plus grande qu’un Esprit se puisse proposer pour le fruit de ses veilles, est l’honneur de vous plaire ; que ce prix doit contenter la plus haute ambition, et qu’on reçoit infiniment de vous, lorsque l’on vous a donné quelque chose qui vous peut être agréable. Vos plaisirs font notre plus belle récompense, puisqu’ils nous laissent une marque de vertu, et que tout ce qui est assez parfait pour servir à vos divertissements, sert aussi de beaucoup à notre réputation. En effet MONSEIGNEUR, qui peut conter entre ses biens l’honneur de votre estime n’en doit point souhaiter d’autres, quoique vos libéralités préviennent les désirs, et surpassent les espérances de tous ceux qui les méritent. Pour moi, qui n’aspire point à ceux-ci, que je n’ai jamais mérités, et qui regardent mon devoir et vos vertus plutôt que vos grandeurs et ma fortune, je m’attache aux premiers dont je me trouve encore plus indigne ; et je ne considère la faveur que vous avez faite au RAILLEUR de l’estimer, que comme un bien qui vient de pure grâce, que vous lui avez bien donné, mais qu’il n’a point acquis. Après cela, de vous payer à l’ordinaire de louanges qui le plus souvent offensent votre modestie et vos oreilles, et qui sont toujours au-dessous de vos Vertus ; et de se montrer téméraire de peur de paraître ingrat, ce serait un effort qui me ferait rougir de ma faiblesse, et vous de ma présomption. L’humilité auprès de vos pareils, est une louange muette qui s’exprime et qui s’entend par le respect, qui sans parole parle mieux que la plus flatteuse éloquence, et qui dans le silence et parmi la confusion témoigne une reconnaissance discrète et sans fard. J’ai cherché quelque fois, pour vous louer, des termes assez relevés : mais il faut confesser que je vous voyais toujours plus haut et plus glorieux, dans vos propres effets que dans mes Vers. Je vous ai dépeint souvent dans mes ouvrages sous le nom d’un autre, pour m’ôter cette crainte que j’avais de profaner des choses si sacrées comme sont vos qualités et vos louanges, et pour m’essayer dans ce jeu d’esprit à me familiariser avecque vos Vertus. J’aurais fort peu de grâce à rapporter ici ce que j’ai condamné : et toutefois il faut que j’implore pardon pour quatre qui me vont échapper, et que j’ai inséré dans une Pièce de Théâtre, où je tâchais de décrire un puissant Ministre, et un homme aussi grand et aussi parfait que vous l’êtes. Jugez s’il vous plaît si l’on peut parler de vous en d’autres termes.

Il est dans le Conseil ce qu’il est dans la guerre,
Et partout Compagnon des Maîtres de la Terre,
Des Monarques voisins c’est l’amour ou l’effroi,
Enfin l’on trouve en lui ce qu’on cherche en un Roi.

Tout cela, MONSEIGNEUR, ne m’a point satisfait, partout je demeure infiniment au-dessous de ce que je conçois de vous, le trop de sujet cause ma stérilité : et lorsque j’ai bien travaillé et fait beaucoup de vers à votre honneur, souvent je n’en laisse pas un, et il ne reste sur mon papier que ces mots en prose : Je suis,

 

MONSEIGNEUR,

 

De votre Éminence

Le très humble et très obéissant serviteur

 

A. MARESCHAL.

 

 

AU LECTEUR

 

C’est presque sans sujet que je te veux éclaircir le Sujet de cette Pièce, puisqu’il est assez facile et assez net pour se faire entendre de soi-même dans la suite, et que j’ai jugé qu’un Argument ne lui serait qu’inutile. Ce que j’ai à te dire, est que je te donne en Français une agréable Comédie à l’Italienne, et le tout pourtant de ma seule invention ; qui te dois plaire davantage quand tu considéreras que je n’ai rien emprunté d’étranger, et que Paris m’a fourni toutes mes Idées. Pour faire la Satire, et railler avec quelque grâce, j’ai pris pour objets cinq ou six conditions assez comiques pour te faire rire, et trop communes en ce temps pour n’être pas connues. J’ai pensé qu’une Courtisane plus adroite que vilaine, et un Filou son protecteur, valaient mieux qu’un Parasite et qu’une effrontée dedans Plaute, et chez les Italiens : j’ai cru qu’un Financier, aussi vain que riche et prodigue, ne tiendrait pas mal sa partie en la Satire, que la Muguette et la Niaise donneraient beaucoup d’éclat à la Gaillarde, et dans leurs accords ou dans leurs disputes j’ai dépeint les fantaisies et les esprits de nos Dames. Au reste pour ne désobliger personne en particulier, quoi que je touche en général, j’ai décrit mille humeurs et mille vices Poétiques sous le nom d’un Poète seul ; et pour n’irriter aucun de nos Fanfarons, qui se fussent imaginés qu’on eût dû lire leur nom dessous le Tableau du Capitan, je l’ai fait Espagnol originaire, combien que sa vanité soit française autant que son langage. Je serais aussi vain que lui, si je voulais louer cette Comédie, et c’est moins pour l’estimer que pour la justifier, que je dis qu’elle est dans toutes les règles. Le sujet est petit, aussi la Comédie n’en demande pas un grand ; et ceux qui l’ont vu représenter au Louvre, à l’Hôtel de Richelieu, et aux Marais, n’ignorent point comment il a été reçu, et la raison qui a fait cesser cette représentation. Je suis bien plus en peine de savoir comme tu la dois recevoir, puisqu’il est vrai qu’aux pièces purement Comiques comme est celle-ci, le papier ôte beaucoup de leur grâce, et que l’action en est l’âme. Ces vers coupés, et tous ces petits mots interrompus qui sont du jeu Comique, et qui pour être familiers entrent si facilement dans l’imagination, lorsqu’ils sont poussés chaudement ; languissent lorsqu’ils sont écrits. Toutefois on me surprendra rarement en ce défaut, et mon Hylas a montré que mes vers en leur naïveté sont plus élevés que rampants. Je t’en laisse le jugement en cette Pièce, et s’il m’est favorable comme je l’espère, tu m’obligeras à te faire voir de suite le Chef-d’œuvre de mes comédies, sous le nom du Capitan ou du Fanfaron, que j’ai tiré de Plaute et accommodé à notre Théâtre aussi bien qu’à notre Histoire et à notre temps. Le premier que j’ai inséré dedans cette Satire n’est qu’un essai et qu’une ébauche pour l’autre que je te promets, et je dirai pourtant en sa faveur que c’est le premier Capitan en vers qui a paru dans la Scène Française, qu’il n’a point eu d’exemple et de modèle devant lui, et qu’il a précédé (au moins du temps) deux autres qui l’ont surpassé en tout le reste, et qui sont sortis de deux plumes si fameuses et Comiques, dans l’Illusion et dans les Visionnaires. Ce n’est pas pour venir en concurrence avecque ces puissants Génies que je te promets ce dernier Capitan, mais seulement pour réparer les fautes que tu pourras connaître en celui-ci, et te porter à me les pardonner. Excuse-les, afin de me donner envie de t’en montrer un meilleur, qui autrement ne paraîtra qu’afin de me venger de ta rigueur ou de ta médisance.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLARIMAND, CLORINDE

 

CLARIMAND.

Clorinde, je l’ai dit, et je vous le commande ;

C’est vous prescrire un point que votre esprit demande ;

Caressez Amédor, pensez à m’obéir.

CLORINDE.

M’ordonnant de l’aimer, on me le fait haïr.

CLARIMAND.

Ma sœur, est-ce avec moi qu’il faut faire la fine ?       

Je sais juger du cœur en dépit de la mine ;

J’oserais bien jurer, lisant dans ton esprit,

Quand ta bouche s’en plaint que ton âme en sourit :

Appelle-moi cruel, blâme mon insolence ;

C’est te faire une aimable et douce violence ;

Te porter à l’amour ? ah ! l’étrange action !

Mais qu’on souffre aisément cette punition !

Bien, je veux t’épargner ; ton respect me surmonte,

Ton silence me plaît qui parle par ta honte,

Et sans plus te presser j’entends à cette fois

Pour avoir trop d’amour que tu n’as point de voix.

CLORINDE.

Mauvais, vous me feriez folle par complaisance.

CLARIMAND.

Donne ta modestie à ma seule présence,

Devant moi fais la froide, ajuste un entretien

Ou me faisant honneur on connaisse le tien,

Parle peu, réponds moins, qu’à peine on me regarde :

Ailleurs, contre tes traits qu’un cœur n’ait point de garde,

Emploie un même esprit et discret, et charmant,

À me traiter en Frère, Amédor en Amant.

CLORINDE.

Pour vous plaire il faut donc que je me sacrifie.         

CLARIMAND, parlant bas.

Assez facilement, comme je m’en défie.

CLORINDE.

Et bien, vous me verrez complaisante à ce point...

CLARIMAND, parlant bas.

Peut-être d’accomplir ce que je ne veux point.

CLORINDE.

D’accorder à vos vœux ce qu’aux siens je refuse,

Et vos commandements me serviront d’excuse :         

Est-ce peu de faveur, le souffrir et le voir ?

Mes yeux rechercheront des traits dans mon miroir,

Dont l’agréable effort plein de force et de charmes

Semblera le combattre en lui rendant les armes ;

Je le dirai mon cœur, mon âme, mon désir,

Et vivrai tellement qu’il mourra de plaisir.

CLARIMAND.

Tout doux, au premier mot tu vas dans l’amourette :

Mais quoi ? Pour m’obliger tu ferais l’indiscrète ?

Ah ! vraiment c’est montrer un excès d’amitié,

Et ton aveuglement me porte à la pitié ;

Tu prends déjà l’amorce, et tu ressens l’atteinte,

Simple, et tu ne vois pas que ce n’est qu’une feinte,

Que pour faire l’essai de ta légèreté

J’ai donné ce combat contre ta fermeté ;

Ton humeur deviendrait coupable d’innocente,         

Je t’aime plus farouche et moins obéissante :

Non non, retranche un peu de tout ce beau dessein ;

Crois-tu que je te mette un Amant dans le sein ?

Que j’assemble vos cœurs, et sa bouche à la tienne ?

Ce qu’un autre eût puni, qu’un Frère le soutienne ?

Qu’étant de ta vertu moi-même suborneur,

J’achète mes plaisirs au prix de ton honneur ?

À prendre ainsi la loi que j’ose te prescrire,

Tu me ferais rougir où je ne veux que rire.

CLORINDE.

Que vous m’embarrassez en d’inutiles soins !

Que demandez-vous donc ?

CLARIMAND.

Que tu me donnes moins ;

Que flattant Amédor d’une simple caresse,

Tu ne prennes de lui que le nom de Maîtresse :

Afin qu’en cet accès, tous ses esprits contents

M’en donnent chez Clytie, où je passe mon temps.

CLORINDE.

Doncque vous nous jouez, ainsi l’une pour l’autre ;

Pour aller à sa sœur, vous lui donnez la vôtre.

CLARIMAND.

Du moins en apparence ; et je crois que ton cœur,

Sans y mettre du tien, se rendra son vainqueur :

Ainsi, par une flamme ingrate et mensongère,

Je rirai de la Sœur, et tu riras du Frère.

CLORINDE.

Vous ne regardez en cela que pour vous,

Ce travail est fâcheux, qui vous sera bien doux ;

Vous demandez de moi la vertu par le vice,

Que je me tienne droite au fonds d’un précipice ;      

Mais il est difficile autant comme ennuyeux

D’avoir un cœur de glace, et le feu dans les yeux.

CLARIMAND.

Tu te moques, ma Sœur : aujourd’hui c’est l’usage ;

Le cœur plus froid saura payer d’un bon visage ;

Le mensonge obligeant attire notre foi :

Engage tes appas, et ne retiens que toi ;

Fais jouer les ressorts des yeux et de la bouche,

Touche un Dieu, si tu peux, garde que rien te touche ;

Parle, flatte, promets, et ne tiens rien du tout ;

C’est comme on les surprend, comme on en vient à bout :

Rire, tromper un homme, est-il plus douce peine ?

Amédor paraît.

Mis en voici l’objet, que le hasard t’amène :

Courage, tu palis ; je vois tes sens blessés ;

Mors ta lèvre et tes gants ; tiens les yeux abaissés ;

Ce vermillon mêlé rend ta blancheur plus vive.         

CLORINDE.

C’est que mon front rougit qu’on me traite en captive.

 

 

Scène II

 

CLARIMAND, AMÉDOR, CLORINDE

 

CLARIMAND, s’avançant pour recevoir Amédor.

Serait-ce pour me voir qu’Amédor vient ici ?

Je n’ai, pour l’obliger, qu’à dire, (la voici :)

En lui présentant sa Sœur Clorinde.

Ah ! que vous m’en voulez bien moins qu’à cette Belle !

Vous ne venez çà moi, qu’afin d’être avec elle ;          

Même votre œil me dit, en cherchant ses appas,

Que celui qui me rit ne m’y demande pas.

AMÉDOR.

Non plus que votre cœur m’appelle vers Clytie,

Lorsque vous y dressez sans moi quelque partie.

CLARIMAND, parlant bas.

J’en dresse une en effet que tu ne peux savoir.

C’est pourquoi je vous laisse, et je m’en vais la voir.

AMÉDOR.

Traitez humainement ma Sœur, à la pareille.

CLARIMAND.

Puis s’arrêtant sur le bord du Théâtre et prêt à s’en aller.

N’épargnez pas la mienne, et je vous le conseille.

Toutefois elle est simple, et lui si glorieux,

Que je crains qu’un éclat lui donne dans les yeux :

Ces beaux mignons frisés, avecque leurs moustaches

Échauffent plus le sang que ne font les pistaches ;

La cadenette, l’or, la plume, et les brillants

Leur donnent ces faux noms de beaux et de vaillants ;

Et c’est par où une fille s’engage,

Qui juge sottement de l’oiseau par la cage.

Que de cérémonie, et de sourds compliments !

Voyons-les, écoutons leurs discours de Romans.

AMÉDOR, étant entré avec Clorinde dans un Cabinet.

Accordez à mes vœux cette faveur entière,

Madame, vous prendrez le siège la première.

CLORINDE.

Si je fais cette faute, et dans votre maison,

C’est pour vous obéir plutôt que par raison.

CLARIMAND, les ayant écoutés, et parlant bas.

Voilà suivre les tons d’une commune gamme ;

Après, sur cet accord ils chanteront...

AMÉDOR.

Mon Âme !

CLARIMAND.

Justement, c’est le mot ; achève.

AMÉDOR.

Mon désir !

Mes yeux auprès de vous ne savent que choisir ;

La bouche ici me rit, là votre sein m’attire,

Ils font tous deux ma joie, et tous deux mon martyre :

Hélas !...

CLORINDE.

Tranchez ce mot trop intentionné.

CLARIMAND, bas.

C’est pourtant du plaintif et du passionné.      

CLORINDE.

Pour cette belle humeur dont un Amant se pique

Vous êtes sérieux et trop mélancolique.

AMÉDOR.

Vous avez dans vos yeux de quoi me divertir.

CLORINDE, se levant avec une grande révérence.

Je vous cède, Monsieur, et n’ose repartir.

CLARIMAND, parlant bas.

La traite, en ce chemin ne sera pas trop grande ;         

Attends qu’il ait parlé d’encens, de vœux, d’offrande.

CLORINDE, voyant qu’Amédor relève son masque qu’elle avait laissé tomber.

Que de peine ! Monsieur ; c’est un masque tombé.

CLARIMAND, continuant bas.

S’il parle de son cœur, tu l’auras dérobé ;

Laisse-lui dire au moins (Je meurs, je vous proteste,)

Et tous autres mots qui lui seront de reste :

Ah ! ce masque fâcheux a troublé sa leçon.

CLORINDE.

Ne le trouvez-vous pas d’une belle façon ?

AMÉDOR, considérant le masque.

Les yeux sont bien fendus, le front fait à garcette.

CLARIMAND, bas.

Mets-y la bouche encore.

AMÉDOR.

Et l’étoffe est fort nette :

Que j’aime ce velours, et qu’il est d’un beau noir !     

CLORINDE.

Faut-il un compliment encore à vous asseoir ?

AMÉDOR, lui tendant son masque et lui prenant un nœud.

Souffrez qu’en vous rendant...

CLORINDE.

Ah ! vraiment, peu de chose.

AMÉDOR.

Je prenne ce galon.

CLARIMAND, bas.

Rimez, couleur de rose.

AMÉDOR.

De qui le vif éclat et s’efface, et se plaint

Que l’incarnat pâlit auprès de votre teint.        

CLARIMAND, bas.

Il donne dans l’esprit, et va dans les pensées ;

Ce style est de haut prix, et pour les mieux chaussées :

Muette à ces beaux mots la Niaise rougit.

CLORINDE.

Ce n’est que d’un ruban, après tout, qu’il s’agit :

Mais vous n’en portez point qui ne soit à la mode.

CLARIMAND, bas.

Voilà ce qu’au discours l’ignorance accommode :

Puisqu’ils y sont tombés, laissons-les en ce point

Coucher tout le Palais sur un méchant pourpoint ;

Je puis, dans un jargon qui déjà m’importune,

Les remettre à leur foi sans crainte de fortune.

CLORINDE, considérant Amédor.

À cause du faux jour, et d’un volet fermé,

Je pensais que ce nœud fût de Diable enrhumé ;

Je suis d’avecque vous pour l’Espagnol malade,

La couleur en est morne, insensible, et trop fade,

Astrée a fait son temps ; Céladon est laissé ;

Vous êtes aujourd’hui dessus l’amant blessé ;

Que votre assortiment mérite qu’on l’admire !

Vous n’avez rien sur vous qui ne me semble rire ;

Ce demi-parasol que fait votre collet

Tient Gênes, Pontinar, et Venise au filet ;         

Je vous trouve le pied pour le bas et la botte

La tête pour la plume élevée ou qui flotte,

Tout vous sied noblement, et casaque et manteau,

Dirai-je sans rougir que je vous trouve beau ?

AMÉDOR.

Madame, épargnez-moi ; cette louange extrême         

Comme indigne plutôt me fait rougir moi-même ;

C’est presque me chasser de chez vous tout à fait.

CLORINDE, le voyant levé pour s’en aller.

Cette cause aurait-elle un si mauvais effet ?

AMÉDOR.

Non, mais un Cavalier qui peut tout sur mon âme

M’attend au rendez-vous...

CLORINDE.

Ou plutôt une Dame.

AMÉDOR, en souriant.

On ne me compte pas au nombre des heureux.

CLORINDE.

Ni des plus languissants, ni des plus amoureux.

 

 

Scène III

 

CLARIMAND, CLYTIE

 

CLARIMAND.

Vous en riez, Clytie ?

CLYTIE.

En ces fausses alarmes

C’est bien vous qui ririez si je versais des larmes.

CLARIMAND.

Et toutefois sans moi le scandale était grand ;

Connaissez le service au moins que l’on vous rend.

CLYTIE.

Vous faut-il embrasser ici pour récompense ?

Oui, vous le souffririez ; mais l’heure m’en dispense ;

Ces Amants que ma porte avait mis en débat

Ne nous permettent pas un si plaisant combat.          

CLARIMAND.

Comme ils se disputaient tous deux la préférence

J’ai su les accorder en cette occurrence,

Partageant à chacun la porte pour entrer ;

Avouez que le sort, qui m’a fait rencontrer,

Vous oblige autant qu’eux en rompant leur querelle...         

CLYTIE.

Grande, et qui méritait de me mettre en cervelle ;

On ne me vit jamais triste à si bon marché,

Même on tient que je ris quand je pleure un péché.

CLARIMAND.

Cette humeur est du temps, elle est fort agréable ;

D’autres ont l’esprit fort, mais bien moins sociable,

Qu’aucun mal n’intimide et rien ne flatte aussi,

Froids parmi les plaisirs comme dans le souci ;

Vous donnez seule au mal un visage de joie,

Et pour devenir gai c’est assez qu’on vous voie.

Mais ce couple d’Amants vient comme il est instruit,

Qui ne vous fera pas l’amour à petit bruit.

CLYTIE.

Ils en ont déjà fait assez devant la porte

Pour croire tout perdu, toute la maison morte.

CLARIMAND.

Ils n’ont dans ce combat épargné que du sang :

Le Capitan et le poète viennent l’un par une porte, et l’autre par une autre en tenant chacun sa gravité.

Les voici ; mais voyez comme ils tiennent leur rang.

CLYTIE.

Sans la loi qu’en entrant vous leur avez prescrite

Ils n’eussent pu jamais accorder leur mérite.

CLARIMAND.

Cet honneur de l’entrée en a fait détester

D’aussi sots à l’offrir qu’eux à le disputer.

CLYTIE.

On dirait que l’orgueil à pas comptés chemine.          

CLARIMAND.

Faites la sérieuse, et tenez bonne mine.

 

 

Scène IV

 

TAILLEBRAS, Capitan, LYZANTE, Poète, CLYTIE, CLARIMAND

 

TAILLEBRAS, saluant Clytie.

Le foudre des combats, l’effroi de l’Univers.

LYZANTE, le faisant aussi.

L’Apollon de ce siècle, et le maître des Vers.

TAILLEBRAS.

M’interrompre ? parler ? ah ! ventre ! quelle audace :

Jette ce Mirmidon jusques dessus Parnasse ;

Que là, de ses désirs amoureux et hautains

Il aille entretenir ses neuf vieilles Putains,

Et que ce farfadet pour guérir sa migraine

Boive tout l’Hélicon, puise tout l’Hippocrène :

Puis parlant à soi-même.

Cœur royal, sois moins noble, et daigne le haïr ;        

Il monterait Pégase en vain pour me fuir ;

Ah ! que s’il méritait... Mais excusez, ma Reine ;

L’amour demande seul et mes feux et ma peine,

Le respect qui me lie oblige mon courroux

D’épargner des transports qui ne sont dus qu’à vous ;

Sans cela...

En frappant de sa gaule sur sa jambe par bravade.

CLARIMAND, se moquant de lui.

Vos regards le réduiraient en poudre.

LYZANTE.

Ce sont de vains éclairs qui n’ont jamais de foudre ;

Eût-il celui du Ciel, pour me faire un affront,

Le laurier que je porte en garantit mon front.

CLARIMAND.

Il pare du Phébus, qui lui vaut une lame ;       

Sa lèpre est dans les os, et passe jusqu’à l’âme.

LYZANTE.

Parlez mieux ; la Poésie est un poison divin.

CLARIMAND.

Oui, mêlé dans le jus qu’on appelle du vin :

C’est un art à mentir, à flatter, à médire,

Qui charme un ignorant, pour ce qu’il se fait lire,      

Qu’on le nomme l’Auteur d’Armide ou de Thysbé,

Qu’il nous vante pour sien, ce qu’il a dérobé,

Qu’au Marais, à l’Hôtel, l’un et l’autre Théâtre

Rendent un peuple entier de ses vers idolâtre :

Un essaim d’Avortons que le siècle produit

Bat l’oreille des Grands, les assiège, les suit ;

Paris en est farci, chaque Hôtel en fourmille,

Il n’est point de réduit où l’un d’eux ne babille ;

Ils se fourrent partout, les ruelles des lits

S’empêtrent de leurs mots de roses er de lys.

LYZANTE.

Bon, pour ceux qu’au métier un premier jour applique,

Je passe le commun, je suis poète comique ;

Mercenaire ? jamais grâce à Dieu, j’ai du bien.

CLARIMAND.

Ô le noble courage ! il y mange le sien :

L’oisiveté, la faim à cet Art les appelle,

Sont-ils accommodés ? au Diable un qui s’en mêle ;

Eussent-ils moins de force ou de rang qu’un Oison,

L’un vante son courage, et l’autre sa Maison ;

Et quoiqu’ils suivent tous la fortune apparente,

Le vent seul est leur fonds, la fumée est leur rente ;

Le laurier, pour montrer l’espoir qui les séduit,

A la feuille fort belle, et n’a qu’un mauvais fruit ;

Leurs titres les plus grands sont au front d’un Volume,

Et leurs biens établis sur le son et la plume ;

La terre de Parnasse est stérile en moissons,

Elle a divers ruisseaux, pas un n’a de poissons ;

Comme voleurs de nuit ils se servent de lime ;

De pointe encore plus que les maîtres d’escrime,

De cadence et de pieds plus que les baladins,

Et font règle nouvelle à se montrer badins.      

LYZANTE.

Vous, qui même inventez des plaisirs qu’on ignore,

En voulez-vous bannir un que le siècle adore ?

Blâmer la Comédie, où vous allez souvent ?

CLYTIE.

En effet, il a tort, il passe trop avant ;

Il vous presque tous condamnés au supplice,

Et ma chambre eût passé pour celle de Justice ;

Les galères étaient votre moindre tourment ;

Mais j’eusse eu le rappel pour un si noble Amant.

TAILLEBRAS.

Amant ? c’est le flatter ; et tout autre est indigne

D’un titre qui n’est dû qu’à mon amour insigne :       

Et souffrir mon mérite être en comparaison

Avec un ?...

En regardant Lyzante de travers par bravade.

Ah ! Monsieur, que vous avez raison !

Vous m’avez dérobé ce que je voulais dire ;

Vous êtes galant homme, et propre à la Satire ;

De parler après vous ? Dieu me damne, on ne peut ;

Et celle-ci

Montrant et faisant arser son épée.

pour moi parle quand elle veut :

Au milieu d’une armée on s’anime à l’entendre,

Où le canon, de peur fuit, et n’ose l’attendre ;

Elle a mis sur les prés plus d’hommes à l’envers

Que les Poètes du temps n’ont fagoté de vers,

Plus épanché de sang à rougir mille plaines

Qu’eux d’encre à charbonner des feuilles toutes pleines ;

Seule, et sans implorer ces vendeurs de renom,

Au Temple de Mémoire elle a gravé mon Nom ;

On le lit à l’entour des Colonnes d’Hercule,

Peint en lettres de feu dessus le Mont qui brûle ;

Sur le Caucase aussi les neiges de cent ans

Le gardent par respect à l’épreuve du temps ;

C’est de lui qu’on oit bruire et le Gange, et l’Euphrate ;

Ce nom de Taillebras dans tout le monde éclate ;      

Il n’est point de pays qui lui soit étranger,

Il est Turc à Byzance, et More dans Alger ;

Les États n’ont de loi qu’il ne leur ait permise,

Il fait les Rois en France, et les Ducs à Venise :

L’Espagne m’a nourri moins de lait que d’orgueil,

L’honneur de mon berceau m’affranchit du cercueil ;

Ou, si je dois mourir, c’est d’un coup de tonnerre,

Il faut pour mon sépulcre un tremblement de terre.

CLARIMAND.

Comme l’Impertinent extravague à son tour !

Il fait son Épitaphe, et croit faire l’amour :       

Tous ces exploits en l’air, que tes discours nous vantent,

Loin de te faire aimer au sexe, l’épouvantent.

CLYTIE.

C’est un vice du ventre, et de la Nation.

CLARIMAND.

On ne croit tes pareils qu’à bonne caution

TAILLEBRAS.

Tes pareils ? ventre ! tes ? est-ce ainsi qu’on me berne ?        

Moi, qui n’ai d’élément...

CLARIMAND.

Que l’air d’une taverne.

TAILLEBRAS.

Que celui de la gloire, et de tant de splendeurs,

Dont je refuis l’éclat, ennoyé des Grandeurs ;

Et me sangler d’un tes ? moi, moi, qui fais litière

D’Excellence, d’Altesse, et de telle matière ?

Tes pareils ? Mais j’ai tort de me plaindre en ce point ;

Il parle de pareils, et moi je n’en ai point.

CLARIMAND.

Il est vrai ; mais il faut ajouter, de folie.

CLYTIE.

Un Amant en fureur, l’autre en mélancolie ?

Dedans un désespoir l’un et l’autre jetés ?       

C’est trop d’excès vers moi, vers eux de cruautés.

LYZANTE.

Souffrez-vous ce pouvoir qui n’est pas légitime ?

Celui touche à l’Autel, qui corrompt la victime ;

Il vous offense en nous, et cruel à nos vœux

L’insensible qu’il est pense éteindre nos feux ;

Mais...

TAILLEBRAS.

Quoi, mais ? oses-tu hors ce point y prétendre ?

CLYTIE.

Cessez vos différents, je ne les puis entendre ;

Je remets ce débat à mon premier loisir :

Allons au cabinet rire de ce plaisir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

BEAUROCHER, Volontaire, LA DUPRÉ, Courtisane

 

BEAUROCHER, en la baisant.

Encore un, ma Mignonne, et mon ardeur s’apaise ;

Que tu cherches de grâce à faire la mauvaise !

LA DUPRÉ.

Arrête, Beaurocher ; mais non, poursuis toujours.

BEAUROCHER.

Que ne puis-je baiser encore ton discours !

Mon cœur, à ce signal d’une douce escarmouche,

Va recueillir ces mots jusques dessus ta bouche ;      

Tes yeux rendent aux miens par mille traits volants

Des paroles de feu pour des baisers parlants ;

Cet art dont tu souris tu l’as appris à Rome,

Ce n’est pas d’aujourd’hui que tu sais prendre un homme.

LA DUPRÉ.

Ni toi ces fruits d’amour dérobés sans parler ;

Un autre les demande, et tu les sais voler,

Un baiser accordé te semblerait trop fade,

À ton goût peu de fiel assaisonne une œillade,

Tu veux de mes faveurs qui te plaisent le mieux

Le refus par la bouche, et le don par les yeux :

Ton gré m’est un miroir, où mon front s’étudie,

Qui me rend l’action plus douce, ou plus hardie,

Qui compose ma mine, et règle mes attraits.

BEAUROCHER.

Mon nom te garantit aussi de mille traits :

J’ai chassé de ta porte un gros de Janissaires ;

Tu ne redoutes plus Filous ni Commissaires ;

Je t’ai faite, en un mot, par l’effort de ma main

Reine en titre formé du faubourg saint Germain ;

On adore tes yeux, comme on craint mon courage ;

Tu contemples du port tes Sœurs dans le naufrage ;

L’Anglaise, la Flamande, ou Lyze, ou Colichon,

N’oseraient regarder l’ombre de ton manchon ;

Qui te fâche, il est mort, autant j’en expédie ;

On t’offre le tapis même à la Comédie,

On y marque ta loge, et le vaillant Portier        

À te la conserver signale son métier ;

Ton carrosse est suivi de Laquais, et de Pages,

Tes Sœurs les craignent tant, tu les as à tes gages ;

Le nombre des Seigneurs qui passent par tes bras

Hausse à deux mille écus la rente de tes draps ;         

Ton navire, flottant à voiles dépliées

Rend déjà tes faveurs des Princes enviées ;

Tant !...

LA DUPRÉ.

Quoi ?

BEAUROCHER.

De Cordons bleus, de panne, et de velours !

LA DUPRÉ.

N’en étant point fâché, n’en es-tu pas jaloux ?

BEAUROCHER.

Non, je me charge peu de peine imaginaire.

LA DUPRÉ.

Ils ne l’ont qu’à l’emprunt, et tu l’as ordinaire.

Mais j’entends quelque bruit : esquive promptement,

Passe là. Non reviens ; c’est l’Ami Clarimand.

 

 

Scène II

 

CLARIMAND, LA DUPRÉ, BEAUROCHER

 

CLARIMAND, se retirant d’un pas.

Puis-je aller plus avant ? j’ai troublé le mystère.

LA DUPRÉ.

Clarimand rit toujours, et ne saurait se taire.

CLARIMAND.

Vos visages contraints n’ont pas leur action ;

Je devine le reste, et sait la faction,

Peu de temps vous a mis ou mettait à la crise ;

Ou la belle Dupré contrefait la surprise.

LA DUPRÉ.

Je la suis en effet, mais c’est de voir ici

Un qui n’a plus de nous mémoire ni souci.

BEAUROCHER.

Un, qui donne du nez dedans le mariage,

Et n’appréhende point ce périlleux voyage.

LA DUPRÉ.

Qui dit, ne s’attachant qu’à des filles de bien,

Fi des Dames d’amour, et de leur entretien ;

Mais enfin dégoûté d’une même viande

Ce pigeon viendra chercher de plus friande,

Et lors...

CLARIMAND.

Je pourrai bien crier cent fois (De l’eau !)

Que l’on me laissera brûler dedans ma peau.

LA DUPRÉ.

Garde au moins, que surpris de ces flammes nouvelles       

Il n’y laisse pour gage ou le bec, ou les ailes.

CLARIMAND, souriant.

Encore en auriez-vous peut-être quelque ennui,

Vous pleureriez demain sur ma mort d’aujourd’hui,

Vous n’avez jusqu’ici débaptisé personne,

Humaine, pitoyable, aumônière, et trop bonne.         

LA DUPRÉ.

Doncque vous en contez, agréable Moqueur ?

CLARIMAND.

Ce ne sont pas de ceux qui touchent votre cœur ;

Ces grands conteurs ne font rien moins que votre conte,

Qui laissent, au lieu d’or, du vent et de la honte :

Le meilleur qu’il vous faut c’est un Comte Allemand ;         

Je veux qu’il soit cheval, et parle vieux Roman,

Et qu’il n’ait rien de noble, excepté la dépense ;

Si la crasse en est jaune, on le frotte, on le panse ;

On devient honnête homme à vos yeux par le coût :

Est-il froid d’appétit, lui faut-il un ragoût ?

Aussitôt on mettra la céruse en campagne,

Les essences, le blanc et vermillon d’Espagne,

Ou les plus raffinés qui baisent en François,

De peur de s’engraisser, n’y mettent pas les doigts.

Si l’ennui du logis vous chasse dans le Temple,         

C’est pour mieux faire un mal dessus un bon exemple ;

Au milieu du respect, des vœux, de l’Oraison

Vous mêlez des attraits, des feux, et du poison ;

Vous savez mollement jouer de la prunelle,

L’un des yeux contre terre, et l’autre en sentinelle ;

Ne trouvant pas Roger, vous songez à Roland,

Et vous allez à Dieu pour chercher un galant :

C’est peu de se farder jusques dans les yeux même,

Se pincer, s’embellir par un tourment extrême,

Porter au lieu de mouche, et comme incisions,

Des sièges sur la joue et des occasions ;

Vous feriez comme Iris, qui docte en votre vie

Se fit même fouetter pour en donner envie.

BEAUROCHER.

C’était de nos froideurs, sur elle se venger :

Iris, est-elle ici ? c’est un nom étranger.

LA DUPRÉ.

Je l’ai connue à Rome ; et quoique plus novice,

Avec elle j’étais...

CLARIMAND.

Compagne d’exercice ?

LA DUPRÉ.

Peu d’autres la voudraient imiter à ce prix.

CLARIMAND.

D’elle viennent ces traits que vous avez appris.

LA DUPRÉ.

L’usage fait cet art ; qu’y pouvais-je connaître ?          

Je n’avais pas douze ans, et commençais à naître.

CLARIMAND.

Naître, en termes d’honneur et pour bien discourir,

C’est lorsqu’un pucelage est éclos pour mourir ;

Selon vous c’est le point où l’on commence à vivre.

Mais Iris, Beaurocher, n’était pas sur son livre ;          

Vous tenez en Greffiers registres des Berlans,

Et semblez ces Oiseaux qu’on met pour appelants.

BEAUROCHER.

Appelants ? cette secte est trop mon ennemie ;

Si je passe mon temps, c’est hors de l’infamie ;

Noble...

CLARIMAND.

Un peu malaisé.

BEAUROCHER.

Ce plaisir m’est permis :

Laissons toute riotte, et vivons en amis.

CLARIMAND.

Je le veux ; et du moins le sujet qui m’amène

Te servira de foi d’une amitié certaine.

Tu sais que mon humeur est de rire en tous lieux,

Que je vois du faux or aux Idoles des Dieux,

Et n’était que le Ciel ou s’éloigne ou se cache

Que je m’efforcerais d’y trouver quelque tache :

N’aimant pas la fureur d’aller mordre si haut,

Pour tomber de plus bas j’élève moins le saut ;

Je regarde le Monde en diverse posture

D’âge, de qualité, de sexe, et de nature ;

Riche, pauvre, vilain, le noble, tout me sert ;

Et je passe mon temps à voir comme on le perd :

Je m’attache, il est vrai, depuis peu chez Clytie,

Dont je trouve l’humeur à la mienne assortie ;

Du dessein ? que j’en ai ! c’est où je pense moins ;

Et je pourrais tous deux vous en faire témoins.

LA DUPRÉ.

On en parle pourtant ; c’est une prophétie...

CLARIMAND.

Que ce siècle jamais ne verra réussie.

On y parle Gazette, et d’Intrigue, et de Cour,

Les plus polis du temps y font leçon d’amour ;

Mais la meilleure pièce, et qui vaut plus à rire,

C’est d’un vain Capitan... Aidez-moi pour le dire.

BEAUROCHER.

Est-ce un de ceux qu’on doit jouer à ces jours gras ?

Rodomont, Scanderberg, Fracasse, ou Taillebras ?

CLARIMAND.

Ce dernier.

BEAUROCHER.

Je connais le galant.

CLARIMAND.

C’est lui-même :

Un Poète avec lui, froid, d’un visage blême,

Mais fantasque d’humeur autant que l’autre est prompt,

Sont les deux d’aujourd’hui je veux te mettre en front :

Souffrez pour un moment que je vous le dérobe.       

LA DUPRÉ.

Monsieur, à tout besoin disposez de ma robe.

CLARIMAND.

Ces deux visages sont pièces de Cabinet.

BEAUROCHER.

Voyons-les, qu’à chacun je leur taille un bonnet.

 

 

Scène III

 

CLYTIE, LYZANTE, TAILLEBRAS

 

CLYTIE, tenant en mains un Sonnet du Poète Lyzante.

Vos vers trop élevés vont dans l’idolâtrie ;

J’y vois beaucoup d’esprit, mais plus de flatterie.      

LYZANTE.

Pour n’y rien affecter, parmi les traits polis

J’ai pourtant évité les roses et les lys ;

J’ai cherché dans le doux la cadence et la rime ;

On n’y trouvera pas une voyelle en crime :

La Consonne n’a rien de rude ou discordant ;

J’ai passé le bas style, et fui le pédant ;

Comme vous n’êtes pas seule dedans le Monde,

J’ai décrit vos beautés sans dire sans seconde.

CLYTIE.

Que tout y soit divin, les couleurs et le trait ;

On ne me connaîtra jamais à ce portrait :          

Souvent, pour trop flatter, le mensonge importune ;

Vous m’y dépeignez blanche, et voyez, je suis brune :

Vous deviez accorder votre esprit à vos yeux,

Me mettre sur la terre, et non pas dans les Cieux.

LYZANTE.

Où pourriez-vous mieux être, étant un si bel Ange ?

TAILLEBRAS.

Dans mon cœur, comme un lieu de plus digne louange :

C’est où l’Honneur réside en un trône élevé ;

Où le Sultan ferait gloire d’être gravé ;

Où même l’Empereur, et les plus grands Monarques

Viennent pour s’exempter de la rigueur des Parques :         

Mais si je les admets dans ce noble séjour,

C’est pour y respecter vos traits, et mon amour ;

On les y voit tremblants, afin de me complaire,

Adorer à genoux ce bel œil qui m’éclaire,

Offrir à votre Image, avecque mon ardeur,      

Titres, et Majesté, Couronnes, et Grandeur.

CLYTIE.

Couronnes ? je serais à ce compte une Reine.

TAILLEBRAS.

Sur toutes la première, et la plus souveraine.

CLYTIE.

Mon extrême regret, c’est que de tant de bien

Tout soit à mon portrait, et que je n’en ai rien,

Passant pour mon Image, ah ! l’accident étrange !

Que je vaudrais bien plus, et gagnerais au change !

Mais qu’est-ce, qu’ajouter à mon état premier

Des Royaumes en l’air, en terre du fumier ?

Bâtir sans fondement des fortunes en songe ?

Flatter la pauvreté par un rude mensonge ?

La paille est préférable à tous ces vains trésors ;

Ce sont, Reines de carte, et qui n’ont point de corps :

À juger de nous deux selon cette posture,

Vos feux et mes appas ne sont rien qu’en peinture ;

Mais si la vérité se doit dire à tous deux,

Rien ne peut accorder mas appas et vos feux.

TAILLEBRAS.

Je sais bien qu’elle m’aime, et qu’elle me révère ;

Elle rit, (Dieu me damne,) en faisant la sévère ;

Elle me tâte, et veut dessous un feint malheur

Voir si ma patience égale ma valeur ;

Mais, (ventre !) nous avons éventé cette mine :

Adoucis-toi, mon cœur, et tenons bonne mine :

Et bien, ne vois-tu pas déjà qu’elle sourit ?

CLYTIE.

Sa disgrâce le flatte, et le vent le nourrit,          

Il tourne mes rigueurs au sujet de sa gloire.

TAILLEBRAS.

Et son mauvais destin fait naître ma victoire ;

Puis-je vous rendre grâce autrement qu’à genoux ?

CLYTIE.

À l’autre ! ils sont tous deux aussi vains comme fous :

Ma cruauté leur plaît, en vain je les irrite ;       

L’un vante son courage, et l’autre son mérite.

Suis-je plus sage qu’eux ? m’osé-je hasarder ?

On pourrait devenir folle à les regarder ;

Ma foi, tout mon esprit n’est qu’un faible remède.

Mais voici du secours : Accourez à mon aide.

 

 

Scène IV

 

BEAUROCHER, CLARIMAND, TAILLEBRAS, CLYTIE, LYZANTE

 

BEAUROCHER.

Elle crie ; avançons.

CLARIMAND.

Rien ne nous doit presser :

Que font-ils, ces Amants ? voudraient-ils vous forcer ?

CLYTIE.

Leur posture paisible assure le contraire ;

L’un se mire en sa mine, et l’autre n’en a guère.

BEAUROCHER, voyant le Capitan qui s’ébranle à un bout du Théâtre.

Ô le plaisant manège ! et comme il tourne en rond !

TAILLEBRAS, bas.

Quitte mes sens, audace, et parais sur mon front ;

Que parmi les assauts d’un si cruel orage

On n’y lise qu’ardeur, que gloire, et que courage ;

Fais trembler ces témoins, de tant de fermeté,

Et sois plus généreux que tu n’es maltraité.

CLARIMAND, après avoir parlé à Clytie longtemps à l’oreille.

Le tout n’ira que bien ; laissez faire ; il faut rire.

CLYTIE.

Ce Sonnet que voici...

CLARIMAND.

Donnez ; je le veux lire.

CLYTIE.

Et quelques vains discours de ce lardeur de chiens

M’ont tenue à la Croix ; par des sots entretiens.

TAILLEBRAS.

Pour détourner un flux d’injures nonpareilles

Montre beaucoup de cœur et quasi point d’oreilles,

Joue ici de la mine et morgue le destin,

Déguise cet affront du geste plus mutin.

LYZANTE, voyant que Clarimand veut lire son sonnet.

Une grâce, Monsieur ; je l’attends à mains jointes ;

Si vous lisez, je perds la moitié de mes pointes ;        

Que je prenne l’honneur, vous le contentement

Que mes vers soient ouïs selon leur ornement ;

On est assez d’ailleurs sujet à la censure ;

Et je suis délicat pour la moindre blessure.

CLYTIE.

Sa demande est fort juste ; on ne peut refuser...          

CLARIMAND, lui donnant le sonnet.

À lui-même sa voix, afin de s’accuser.

Sonnet que Lyzante lit haut.

LYZANTE.

Pour vous rendre, Clytie, un assez digne hommage,
Il n’est rien ici-bas de sortable à vos yeux
On ne vous peut donner que le nom précieux
D’être enfin la merveille et l’honneur de notre âge.

CLARIMAND, l’interrompant.

Ah ! quel ton ! quel accent ! ô Dieu ! qu’il est plaisant !

Il mignarde sa voix, puis il fait le pesant,

Il a les yeux ardents comme un chat que l’on berne,

La hure d’un Lion qui sort de sa caverne ;

Il fronce le sourcil, qui plus fier qu’un Huissier         

Semble dire Paix là, Silence, il est sorcier,

Sans cracher, sans tousser écoutez ses Oracles ;

Il faut après cela s’écrier, Aux miracles :

Il lui prend le sonnet pour le lire.

Donne ; ta voix m’écorche et l’oreille et les reins ;

Il fallait une pause entre les deux quatrains.

Sonnet que Clarimand recommence à lire.

Pour vous rendre, Clytie, un assez digne hommage,
Il n’est rien ici-bas de sortable à vos yeux ;
On ne vous peut donner que le nom précieux
D’être enfin la merveille et l’honneur de notre âge.

Vous voir, et s’éblouir, n’aimer que son dommage,
Ce sont de nos transports les plus officieux ;
Nous faisons ce que fait le Soleil dans les Cieux,
Qui sans parler, en vous admire son image.

Que cet Original vous cède en tous ses traits !
Vous avez ses rayons ; il n’a pas vos attraits,
Ni la blancheur du teint, ni les grâces encore ;
Je vous trouve pourtant semblables en un point ;
C’est que ces deux objets, que la Nature adore,
Enflamment tout le Monde, et ne s’échauffent point.

DE LYZANTE.

De Lyzante ? Ah ! Ce (De) témoigne sa Noblesse :      

C’est où la vanité les séduit et les blesse ;

Ils tranchent du Monsieur, et dans leurs vains projets

Ils sont Nobles sans fiefs, et Seigneurs sans sujets.

LYZANTE.

J’ai titre...

CLARIMAND.

Au carrefour, et dedans les affiches.

LYZANTE.

Et le droit de chasser...

CLARIMAND.

Oui, même jusqu’aux Biches ;

Mais ce celles, sans plus, qui dans les lieux d’honneur

Vous font selon l’argent passer pour un Seigneur :

On rit d’une Noblesse et si courte et camuse ;

Quittez cette Bâtarde, er caressez la Muse.

Celle-ci, Beaurocher te plaît-elle ?

BEAUROCHER.

Fort peu.

CLARIMAND.

Qu’en dis-tu ?

BEAUROCHER.

Que ces vers mériteraient le feu.

CLARIMAND.

Voilà trop de rigueur : Et vous ?

CLYTIE.

C’est ma créance,

Que j’avais suspendue avecque patience :

Tu fais le téméraire encore, et tu souris ?

Va, crois-tu me pêcher avec des vers pourris ?

Mais tous mis en morceaux, je les rends à la terre.

Elle les déchire.

LYZANTE.

Frappez, Dieux, achevez ce grand coup de tonnerre ;

Venez, justes Fureurs, avancez mon trépas ;

Frappant du pied la terre.

Et toi, ne dois-tu pas t’ouvrir dessous mes pas ?

CLARIMAND.

Courage ; il couche gros ; dans l’humeur qui le pique

Tous les termes suivront d’un dépit poétique.

LYZANTE, continuant.

Mais j’invoque une ingrate et sourde à mes clameurs,

La terre qui prend tout, me fuit lorsque je meurs ;

Cherchons le feu, le fer, un roc, un précipice,

Où la plus prompte mort me soit la plus propice.     

BEAUROCHER, se présentant avec ses armes.

La pitié me surmonte ; il m’en faut approcher :

Pour mourir promptement, vois, je t’offre un rocher :

Veux-tu ce pistolet, ce poignard, cette épée ?

Ton sang s’offenserait qu’elle s’en vît trempée :

Faisons mieux ; honorons, en te jetant dans l’eau,      

La Seine et le Pont-neuf des dépouilles d’un Veau.

LYZANTE.

Quoi ? sans punition vous souffrez ce blasphème ;

Et voulez, Dieux ingrats, encore qu’on vous aime ?

En quelle sûreté se verront vos Autels,

Si l’on choque mes vers, comme vous immortels ?

Je veux les employer à démolir vos Temples,

Passer à des fureurs qui n’auront point d’exemples,

Ensevelir vos noms, indignes d’être écrits

Sur le front seulement de leur honteux débris ;

Et toi, dont la rigueur me porte à cet outrage,

Objet de mon amour, maintenant de ma rage ;

Apprends, que pour te peindre enfin mon désespoir

Va chercher en Enfer un crayon assez noir.

Il s’en va.

CLYTIE.

Va-t-on si vite au Diable ? adieu donc ; bon voyage.

CLARIMAND.

Il sera bon pour lui, s’il en revient plus sage :

Hors l’humeur toutefois, ses vers pleins de douceurs

Montrent qu’il a baisé mille fous les neuf Sœurs.

TAILLEBRAS, voyant Lyzante sorti.

Son malheur a plus fait ici que mon audace ;

Je reste triomphant et maître de la place.

BEAUROCHER.

Jusqu’à ce que mon bras te la fasse vider,        

Impudent ; tu souris, tu m’oses regarder ?

Mais plutôt pour ton mieux regarde cette porte.

TAILLEBRAS.

Parler de la façon aux hommes de ma sorte ?

Ah ! tuons... Toutefois le vilain est armé,

Et ne m’attaque pas sans un dessein formé.

CLARIMAND.

Vous craignez ?

CLYTIE.

Tant soit peu ; quel malheur, je vous prie,

S’il tournait à bon jeu toute la raillerie ?

CLARIMAND.

C’est dont je vous assure, et prenez en ma foi.

BEAUROCHER.

Après deux mots, sortons, Madame, vous et moi.

Te voir encore ici ? tes oreilles m’attendent,

Poltron ; ça, qu’au plancher à cette heure elles pendent.

TAILLEBRAS.

Poltron ? le fils aîné qu’enfanta la Valeur ?

BEAUROCHER.

Ah ! vraiment, l’on en voit la marque en ta pâleur.

Mais c’est trop discourir ; dégainons.

TAILLEBRAS.

Qu’on me presse ?

Que je souffre un affront, aux yeux de ma Maîtresse ?          

Sus ! il en faut découdre. Ah ! respect, mon bourreau,

Entends plaindre ce fer que tu tiens au fourreau.

Dieux ! un objet m’empêche, et l’autre me convie :

Mais le premier l’emporte, et te sauve la vie.

BEAUROCHER.

C’est moi, qui te l’accorde en ce même souci,

Pour te la faire perdre en autre lieu qu’ici ;

Ce peu de temps qu’il faut pour conduire Madame,

Tu le peux employer à songer à ton âme.

Beaurocher emmène Clytie en menaçant Taillebras.

CLARIMAND.

Son épée à vos yeux veut montrer sa lueur :

Quoi ? votre front distille d’une froide sueur ?...        

TAILLEBRAS.

C’est que mon cœur bouillonne, et par là s’évapore.

CLARIMAND.

Votre œil s’appesantit, le teint blêmit encore,

Vous tremblez.

TAILLEBRAS.

Comme fait de colère un Lion :

Mettrai-je ce combat avec un million ?

Que dirait tant de Preux, de qui je suis l’Alcide ?      

Qui respectent ce bras qui fut leur homicide ?

Ne se plaindront-ils point de ce qu’un lâche sang

Déshonore ma main, et fait honte à leur rang ?

Non non, je ne lui puis accorder cette gloire.

CLARIMAND.

Quoi ? perdrez-vous la vôtre, à vous faire accroire ?

Vous qui suivez l’honneur parmi les plus constants

Savez-vous pas que c’est un doux monstre du temps ?

Qui ne reçoit ni droit, ni respect, ni remise,

Qui pour nous voir à nu nous fait mettre en chemise,

Qui combat la Nature, arme frère et parents,

Montre un espoir douteux, mille maux apparents,

Qui confisque nos biens...

TAILLEBRAS.

Ah ! ventre ! c’est tout dire ;

Ce Gueux n’a rien à perdre, et j’ai plus d’un Empire ;

Je ne hasarde point ma tête ni mon fonds.

CLARIMAND.

Inutiles pensers, encore qu’ils soient bons ;

En ce branle mortel la Mode nous entraîne ;

La raison n’est qu’esclave, et l’autre est une Reine ;

C’est un mal violent qui veut avoir son cours :

Pour les biens ; quelque Ami nous les sauve toujours ;

On fait passer le tout sous un nom de rencontre :       

Et c’est le seul chemin qu’après tout je vous montre ;

Battez-vous sourdement.

TAILLEBRAS.

Mes coups font trop de bruit.

CLARIMAND.

Sans suite, sans second, dans la rue, et la nuit ;

La Lune dans son plein fournira de lumière :

Vous seriez décrié, fuyant cette carrière.

Vous y songez encore ? Est-il temps de rêver ?

TAILLEBRAS.

C’en est fait, je le veux ; faites-le moi trouver.

CLARIMAND.

Pour ne vous point chercher, il a trop de courage.

TAILLEBRAS, bas.

Mon esprit sait le vent qu’il faut à son naufrage.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

AMÉDOR, CLORINDE

 

AMÉDOR.

Cette faute, Madame, est-elle sans pardon ?

Avecque mes amis je suis à l’abandon,

Je déferre à leur gré plutôt qu’à mon Génie,

Et ne saurais fausser la moindre compagnie.

CLORINDE.

Encore moins pour moi qui le mérite peu.

AMÉDOR.

C’est jeter en mon cœur de l’huile sur du feu ;

Votre désir, d’un temps m’est rude et favorable,

Mon bonheur me trahit, et me tend misérable,

Trop de faveur me nuit, humble et vain à l’instant,

Que je serais heureux si je ne l’étais tant !

Ou si l’ingrat Démon qui gouverne ma flamme          

M’eût du moins averti des secrets de votre âme,

Que votre volonté m’appelait devers vous ?

Ô Dieux ! que le penser me flatte et m’en est doux !

CLORINDE.

Il fallait employer, comme je m’imagine,

Pour vous tirer d’ici, lettre, Page, et machine ?

Comment ? avoir passé trois heures sans me voir ?

Et puis, j’ai dessus vous un extrême pouvoir ?

Vous viendrez froidement me dire quelque conte,

Qu’il n’est rose ni lys que mon teint ne surmonte,

Que hors de ma présence, il n’est point de moment

Qui ne vous coûte (Hélas !) un siècle de tourment ;

Que pour chasser du front une couleur blêmie

L’un vous entraîne au bal, l’autre à l’Académie ;

Que le Cours, où chacun trouve à se contenter,

Sert à vous divertir moins qu’à vous tourmenter ;      

Que le Louvre vous gêne aux devoirs nécessaires,

L’Église, le Palais, les sermons, les affaires ;

Que mon objet, ma chambre est tout votre élément,

Et que vous ne jurez que par moi seulement :

Tandis qu’au Cabinet, et sans vouloir paraître,           

Clorinde est solitaire et comme dans un Cloître,

Qu’attendent vos chevaux de cent lieux embourbés

Elle se plaint d’un temps que vous lui dérobez :

Aujourd’hui que je suis hors de l’indifférence

Je prétends de l’Empire et de la préférence,

Que vous me rendiez compte et du cœur et des pas,

Que seule je vous sois jeu, Cour, plaisirs, appas.

AMÉDOR.

N’ayant point espéré l’honneur de ce reproche,

Par trop de sentiment je deviens une roche ;

Confus, que puis-je dire ? ou que viens-je d’ouïr ?    

Dois-je ici m’excuser, ou bien me réjouir ?

Je trouve ma victoire en cette douce plainte,

Ma peine et mon plaisir en une même atteinte ;

Ce qu’ordonnent vos lois à mes vœux complaisants

Mon service eût-il pu l’espérer en dix ans ?

Que l’Amour est subtil à punir une faute !

Qui fait d’un châtiment ma gloire la plus haute :

Que vous plaire et vous voir s’appellent mes travaux ?

Et mettre votre amour au nombre de mes maux ?

Madame, à quels devoirs cette bonté m’oblige !         

Clarimand paraît à la fenêtre, qui les écoute.

CLORINDE.

À souffrir qu’un congé sur l’heure vous afflige :

Mais dois-je vous porter à m’être obéissant ?

Hélas ! je me punis, même en vous punissant.

Mon Frère me demande, et cette mauvaise heure

Ne vous permet ici de plus longue demeure :

Pour nous entretenir plus à l’aise, et nous voir,

Venez à ma fenêtre et m’attendez ce soir ;

On ne court au quartier aucun danger de vie.

AMÉDOR.

Les Dieux me l’ôteront avant que cette envie.

 

 

Scène II

 

CLARIMAND, seul et descendu de la fenêtre

 

Cet accord en deux mots me semble des plus beaux ;

Et puis fiez des Sœurs à ces Galants nouveaux ?

Tous deux en cette humeur de s’aimer et se plaire

Se donneraient beau jeu, qui les laisserait faire ;

Mais je leur vendrai cher, un plaisir si heureux,

Et je serai plus fin qu’ils ne sont amoureux.

Ce jeune Financier, en faveur de la somme,

S’est fait en supputant baptiser Gentilhomme ;

Il morgue en Cavalier et fait du révolté,

La plume sur la tête, et l’épée au côté ;

Il sacrifie au Louvre, à grand feu se consume,

S’échauffe où tête nue à la fin l’on s’enrhume,

Et croyant sur son bien se rendre plus exquis

Le dépense plus mal qu’on ne l’avait acquis ;

Il se pique d’esprit, d’amour, de gentillesse,

Et pense par la Dame élever sa Noblesse ;       

Son cheval dans la rue, en secouant l’arçon,

Superbe semble dire, (Au jeune, au beau garçon !)

Mais ce n’est pas de quoi me donner dans la vue ;

Je veux te voir, ma Sœur, à l’aise et mieux pourvue,

Et vous faisant peser la charge sur le cou         

Rendre l’une plus sage, en montrant l’autre fou :

Voici qui pourra bien aider à l’entreprise.

 

 

Scène III

 

CLARIMAND, LYZANTE

 

CLARIMAND, se retirant d’un pas.

Est-ce une illusion, qui mon âme ait surprise ?

Fantôme, ou Pèlerin venu des pays bas,

Dites-nous en nouvelle, êtes-vous pas fort las ?

Est-ce toujours vous-même ? et dessous quel auspice

Revenez-vous au Monde après un précipice ?

Les Poètes sont connus dans la noire Maison ;

Elle est leur promenade, à nous une prison ;

Ils en portent la clef, et comme par trophée

Vont et viennent d’Enfer dessus les pas d’Orphée ;

Ce Pays est mauvais, je le juge en ce point

Qu’ils y mettent chacun et n’y demeurent point.

LYZANTE.

Je le porte au contraire, et mon sort déplorable

Fait un Enfer du cœur d’un Amant misérable ;

Où l’irais-je chercher, si je l’ai dedans moi ?

Mes vrais supplices sont ma constance, et ma foi,

Qui me forcent, rendant mes peines éternelles,

De mourir en moi-même, et de revivre en elles :

Quelques traits que Clytie emploie à ma langueur,

J’ai plus de fermeté qu’elle n’a de rigueur,

Le désir de souffrir s’augmente par ma peine,

Ma gloire va plus haut, plus elle est inhumaine ;

Esclave volontaire, aussi vain que constant,

Je baiserai ma chaîne encore, en la portant ;

Et puisque mes tourments lui tournent à délices,

Je la veux obliger par mes propres supplices.

CLARIMAND.

J’approuve ce dessein, quoique fort rigoureux :

C’est en vain, qu’à mourir on cherche d’être heureux ;

La mort me semble un port de mauvaise retraite,      

Le sage la détourne, et le fou la souhaite ;

On abuse du nom, le mal est bien divers

De mourir en effet, ou de mourir en vers ;

Les Poètes, les Amants, quand l’ardeur les convie,

Meurent tous, et jamais ils ne perdent la vie.

Je sens un mouvement, qui me vient exciter

D’entreprendre un miracle à vous ressusciter,

J’entends de vous remettre avec votre Maîtresse ;

Si j’en ai le dessein, j’en aurai bien l’adresse.

LYZANTE.

Et comment amollir ce rocher endurci ?

CLARIMAND.

Par un moyen facile, en trois mots éclairci.

Apprenez que Clytie enfin vous est contraire

Par les seuls mouvements que lui donne son Frère,

Que ce jeune éventé lui figure à tous coups

Les Poètes sans courage, et mis au rang des fous,      

Que leur soin, leur esprit n’est qu’en la rêverie,

Que l’art en est honteux, et le nom les décrie ;

Et voilà le sujet de tout ce traitement

Qu’il a cru qu’on pouvait vous faire impunément :

Chassez l’opinion dans son esprit empreinte,

Montrez-vous courageux, donnez-lui de la crainte,

Menacez, parlez haut ; ce Vaillant à demi,

Pour être en sûreté se rendra votre Ami :

Or je sais comme il faut commencer la brisée,

Par une occasion heureuse et fort aisée ;          

Amoureux de ma Sœur, il viendra sur la nuit

Lui parler dès la rue, en secret et sans bruit ;

Armez-vous, et venez le surprendre sans suite,

Aussitôt qu’attaqué vous le mettez en fuite.

LYZANTE.

Mais...

CLARIMAND.

Qu’avez-vous à craindre ?

LYZANTE.

À beau jeu, beau retour.

CLARIMAND.

Rien moins ; il n’a de cœur qu’à paraître en amour.

LYZANTE.

Quoi ? s’il ne va jamais sans une longue brette ?

CLARIMAND.

Mon logis vous soutient, et vous sert de retraite :

Bas.

Ah ! qu’il est malaisé d’animer un poltron !

LYZANTE.

Prendrai-je pas l’écu du moins ou le plastron ?

CLARIMAND, bas.

Dieu ! qu’une infâme peur en cet esprit domine !

Il ne faut que l’épée, encore est-ce par mine,

Plus pour servir d’éclat que pour autre besoin.

LYZANTE.

Vous m’accompagnerez, ou ne serez pas loin ?

 

 

Scène IV

 

TAILLEBRAS, CLARIMAND, LYZANTE

 

TAILLEBRAS, abordant le poète.

Avez-vous fait suer Apollon, et les Muses ?

Leurs grâces à ce coup vont sont-elles infuses ?

Le Parnasse a-t-il pu fournir à mon Cartel

Des homicides vers, un style assez mortel ?

L’oreille à chaque mot doit comme être frappée

D’un coup de pistolet, de mousquet ou d’épée,

La rime ne porter que de taille et d’estoc,

Ni les lettres s’unir qu’au son de chic, et choc ;

Que le point soit hardi, la virgule vaillante,

Ne rendez que de sang votre veine coulante,

Et pour ma gloire il faut, qu’honorant le métier,         

Une peau de tambour vous serve de papier.

CLARIMAND, bas.

Il fait plus qu’il en dit, qu’autant moins on en croie ;

Son cœur tremble de peur, et sa bouche foudroie.

LYZANTE.

Si votre bras est tel que je l’ai figuré,

Vous pouvez surmonter tout l’Enfer conjuré ;

Voyez si le Cartel vous plaira de la sorte,

Et si j’ai bien suivi l’ardeur qui vous emporte,

Vos sens l’approuveront comme il est reformé ;

Beaurocher s’en verra d’un seul mot alarmé ;

Pour me venger de lui j’ai formé ce tonnerre.

TAILLEBRAS.

J’y suis dépeint au moins comme un foudre de guerre ?

LYZANTE.

Écoutez seulement. L’Alcide...

TAILLEBRAS.

Arrête-toi ;

Chapeau bas, à genoux, tremble en parlant de moi.

Cartel du Capitan Taillebras à Beaurocher.

LYZANTE, le lit tout haut.

L’Alcide Occidental, l’honneur des Pyrénées,
La Parque des mortels, qui fait leurs destinées,          
Qui d’un bras peut lancer la Terre dans les Cieux ;
Pour perdre un Impudent qui déjà n’est qu’une Ombre,
Poussé d’un coup de pied sur la barbe des Dieux
Le fait tomber de là dans le Royaume sombre.

TAILLEBRAS.

Et voilà ce qui dût faire trembler des Rois ?

Il le faut réformer encore une autre fois ;

Quoi ? yu n’as point parlé de canons, de trompettes ?

CLARIMAND.

Sur un si haut dessein mêlez-vous des sornettes ?

Ce Cartel comprend tout :

Comme il feint de le cacher.

vous le cachez en vain ;

Je m’offre à vous servir, et vous prête la main.

TAILLEBRAS.

La main ? ventre !

CLARIMAND.

Tout doux.

TAILLEBRAS.

Et que dirait la mienne ?

CLARIMAND.

Je verrai Beaurocher, et je ferai qu’il vienne.

TAILLEBRAS.

Parlez-vous de Second ? ce bras n’en eut jamais.

CLARIMAND.

Non, je ne trouble point vos exploits et vos faits ;

Je rendrai seulement ce billet en main sûre.

TAILLEBRAS.

Que ma gloire n’en ait ni honte, ni blessure :

Tenez ; je vous remets un gage précieux...

CLARIMAND, souriant.

Qui me va mettre au Monde, et vous dedans les Cieux.

TAILLEBRAS.

Dans deux heures au plus...

CLARIMAND.

Je l’amène, en la rue.

TAILLEBRAS.

Qu’il ne me laisse pas longtemps faire la grue.

Et vous, de qui l’esprit m’assiste en ce besoin,

Que je rends de mes faits le glorieux témoin,

Rival ingénieux, cherchez dans ma puissance

À votre courtoisie une reconnaissance ;

Ni ce bras ni ce fer ne sont jamais ingrats.        

LYZANTE.

Je demande l’épée, et vous laisse le bras ;

Par elle je tiendrai ma victoire certaine,

Elle peut cette nuit me faire Capitaine.

TAILLEBRAS.

Ah ! ah !

LYZANTE.

N’en riez point.

TAILLEBRAS.

Il dit vrai s’il ne ment ;

On devient généreux à me voir seulement :

Parlez ; quoi ?

LYZANTE.

J’ai dessein.

TAILLEBRAS.

Sur quelqu’un ?

LYZANTE.

Dans une heure.

TAILLEBRAS.

Je m’en vais de ce pas lui commander qu’il meure.

LYZANTE.

Autre que moi ne peut aller à ce devoir.

TAILLEBRAS.

Bien doncque, prenez-la, voilà de quoi le voir ;

Mon duel projeté demande une autre épée :

Celle-ci fut toujours en Turquie occupée ;

Il faudrait pour compter tous ceux qu’elle a mis bas,

Figurer mille assauts, vingt sièges, cent combats ;

Du sang qu’elle a versé pour le Roi Catholique

Elle a fait une mer plus rouge qu’en Afrique

Qu’est-ce ?

LYZANTE, mets les pieds sur la garde pour la tirer du fourreau.

Tous mes efforts n’ont pu la convertir ;

Elle est opiniâtre, et ne veut point sortir.

TAILLEBRAS, la tirant.

Nouveau sang tous les jours et la tache, et la souille.

LYZANTE, la regardant.

Du sang ? qu’il est épais ! c’est de la fine rouille.

TAILLEBRAS.

Que dis-tu ?

LYZANTE.

Qu’à l’éclat je me sens tout ravir.

Parlant bas.

Puisque l’heure me presse, il m’en faudra servir.

 

 

Scène V

 

AMÉDOR, CLORINDE

 

AMÉDOR, seul.

Que cette nuit est claire, et qu’elle a peu de voiles !

Ma flamme et mon amour allument les étoiles,

Et la Lune à dessein redouble ses clartés,

Pour mieux voir avec moi Clorinde, et ses beautés ;

Mille petits flambeaux qui ne font que de naître

Brillent dedans le Ciel, pour luire à sa fenêtre,

Et le voyant jeter tous ses yeux dessus nous

Ma passion les prend pour autant de jaloux.

CLORINDE, à la fenêtre.

Je reconnais sa voix ; sans doute c’est lui-même.        

AMÉDOR.

C’est un, qui vient montrer à quel point il vous aime ;

Que vous dussiez, Clorinde, asservi sous vos lois

Connaître par le cœur plutôt que par la voix.

CLORINDE.

L’une me plaît autant comme j’estime l’autre.

AMÉDOR.

Également aussi tous deux me disent vôtre.

CLORINDE.

L’heure et la liberté de vous parler ici

Vous disent mieux pour moi mon amoureux souci.

AMÉDOR.

Cette faveur est grande, et je suis sur la place

Moins pour la recevoir qu’afin d’en rendre grâce.

CLORINDE.

Donnez dans l’entretien quelque chose à mes yeux ;

Montez un peu plus haut, et je vous verrai mieux.

Il monte sur un perron pour atteindre jusqu’à la fenêtre.

 

 

Scène VI

 

CLARIMAND, AMÉDOR, LYZANTE, CLORINDE

 

CLARIMAND.

Le voilà ; je vous laisse.

Il s’en va.

LYZANTE, seul, et armé.

Irai-je sans escorte ?

Et quoi ? si Clarimand ne m’ouvrait point la porte ?

Tout maillé que je suis, pourrais-je soutenir ?

Dieu ! qu’il m’obligerait déjà de revenir !         

Ah ! que j’entre à regret dedans cette carrière !

Je n’ose aller avant, ni tirer en arrière.

Il fait mille actions de Poltron, tantôt en s’avançant, et tantôt reculant, pour donner le temps aux autres de parler.

CLORINDE, Amédor l’ayant baisée.

L’excès de mes faveurs vous en fait abuser.

AMÉDOR.

J’imite ce rayon qui semble vous baiser.

CLORINDE.

Comme lui vous viendrez dedans ma chambre encore ?

AMÉDOR.

Oui, porté du désir vers l’objet que j’adore ;

Mais les ailes manquant, je me sens arrêté ;

J’ai bien assez de feux, non de légèreté.

CLORINDE.

Que cherche votre main dessus mon sein timide ?

Mauvais, ce bracelet lui servira de bride.

Tandis qu’elle lui met ce bracelet au bras, elle donne le temps à Lyzante.

LYZANTE.

C’est trop trembler enfin ; sus, il faut commencer :

Mon cœur retient mon pied, quand je veux l’avancer.

Crions donc :

Criant tout bas.

Aux voleurs : c’est trop bas ; et la crainte,

Qui me glace le sang, tient ma voix en contrainte :

Ah !... Je n’ose : il le faut.

Puis relevant la voix.

Ah ! traitres, fuyez-vous ?

Croiriez-vous éviter et Lyzante et ses coups ?

À moi ; tournez ici.

CLORINDE.

L’alarmez est dans la rue ;

Sauvez-vous.

LYZANTE.

Que j’ai peur ! Mais pourtant crions (Tue ;)

Ah ! j’en tiens déjà l’un.

AMÉDOR.

Lyzante, où va ce bruit ?

Que veux-tu ?

LYZANTE.

T’envoyer en l’éternelle nuit ;

Assassin, tu mourras.

AMÉDOR.

Ce fou passe à l’outrage.

LYZANTE, regardant si Clarimand le vient secourir.

Vient-il ? s’il n’ouvre tôt, je n’ai plus de courage.

CLARIMAND, sortant l’épée en main.

Courage.

LYZANTE, le voyant.

Ô doux Écho !

CLARIMAND, se portant contre Lyzante.

Qu’il ne puisse échapper.

LYZANTE, se voyant attaqué par Clarimand.

Loin de me secourir donc il me vient frapper ?

Traître, au moins au besoin je saurai faire gille.

CLARIMAND, relevant l’épée du fuyard.

Recevez son épée : et ce lieu pour Asile.

AMÉDOR.

C’est m’obliger au double.

CLARIMAND.

Avancez-vous ; entrons :

Bas.

Que j’ai bien partagé la peur à deux poltrons !

 

 

Scène VII

 

TAILLEBRAS, BEAUROCHER

 

TAILLEBRAS, seul.

Pourrait-on discerner cette épée à la Lune ?

On dirait que le Ciel éclaire à ma fortune ;

Les Astres, pour montrer la gloire qui me suit

Me font un second tour au milieu de la nuit :

Toutefois la clarté m’est ici dangereuse,

Le trop de jour rendrait ma fourbe moins heureuse :

Pour tromper un Brutal, mon jeu le plus certain

Lui met, au lieu d’épée, un fleuret en la main ;

Ce fer est sans tranchant, sa pointe est rabattue,

Je pardonne ma mort à quiconque m’en tue ;

Fût-il Gladiateur, et le Roi des Filous,

Je le vais bien frotter de sa lame aux vieux loups

Je l’entends : choisissons la meilleure posture.

BEAUROCHER, à part soi.

Il n’aura pas osé tenter cette aventure ;

Clarimand m’aura fait le chercher à crédit ;

Son humeur m’en assure, et le cœur me le dit.

TAILLEBRAS.

Hop ! féa !

BEAUROCHER.

Toutefois je le vois qui m’appelle,

Et qui se tient déjà sur sa garde mortelle :

Me voici, Compagnon ; à l’approche.

TAILLEBRAS, le voyant en posture.

Tout doux !

Il se faut battre en forme, Ami, visitons-nous.

BEAUROCHER, jetant son pourpoint.

Je n’ai que la chemise, et ce pourpoint qui vole ;

Je te laisse le busque à la mode Espagnole.

Çà, disons en trois mots, en défense.

TAILLEBRAS, se voyant pressé.

Tout beau !

Vous avez longue épée, et je n’ai qu’un couteau :

Arme égale ; autrement...

BEAUROCHER.

Quoi ? tu fuiras, peut-être ?      

Poltron, donne-le-moi ; je te veux battre en Maître.

TAILLEBRAS, tenant l’épée de l’autre.

C’est à ce coup enfin que je suis triomphant :

Mais quoi ? dois-je employer ce bras contre un enfant ?

Ils se battent.

BEAUROCHER.

Sa peau résiste au fer, et le rend inutile.

TAILLEBRAS.

C’est d’autant que je suis de la race d’Achille.

BEAUROCHER.

Combats-je point en songe ? Écartons ce sommeil.

TAILLEBRAS, l’ayant blessé.

Alexandre jamais n’eut le sang plus vermeil.

BEAUROCHER.

Rompons-lui la mesure, allons, donnons de taille,

Poussons à tour de bras.

TAILLEBRAS.

Comme Diable il chamaille !

Cherchons un autre gîte, il fait ici trop chaud.

BEAUROCHER, le voyant fuir.

Ah ! le Poltron m’échappe, il a gagné le haut ;

Il emporte d’un coup mon sang et mon épée :

Celle-ci... Mais que vois-je ? ô vaillance trompée !

Ô malice du sort ! ô sensible regret !

Et je cherche du sang sur un simple fleuret ?

L’infâme doit sa vie à sa lâcheté même :

Ah ! Clarimand sans doute a fait le stratagème ;

Je lui sers d’instrument, afin de m’outrager :

Sus ; il faut punir l’un, de l’autre se venger.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLYTIE, AMÉDOR, CLARIMAND

 

CLYTIE.

Si matin ? pressez-vous les Dames de la sorte ?          

Me chasser de mon lit, et faire que j’en sorte ?

Quand le Soleil, à peine en se levant de l’eau,

Tout endormi regarde encore son berceau.

AMÉDOR.

J’ai pris, je le confesse, une grande licence.

CLYTIE.

Qu’on ne peut comparer qu’à mon obéissance.

AMÉDOR.

Importun je t’oblige ; ô l’aimable tourment,

Qui t’ôte le sommeil, et te donne un Amant ;

Voici qui rend ma faute et douce et légitime ;

Sa vue auprès de toi ne passe pas pour crime.

CLARIMAND.

Du moins suis-je assuré que mes yeux innocents,      

Pour la blesser, n’ont point de traits assez puissants.

CLYTIE.

C’est un secret, qui n’est que pour ma conscience ;

Vous n’êtes pas de ceux qui pèchent sans science.

AMÉDOR.

J’ai besoin de repos ; adieu, je reconnais

Qu’un si libre entretien se ferait mieux sans moi :      

Pour mettre son mérite au-dessus de l’envie,

Souviens-toi seulement que je lui dois la vie ;

Et contre ces Amants, auteurs de mon danger,

Je vous laisse à tous deux le soin de me venger.

CLYTIE.

L’effet suivra de près en cela votre attente.      

CLARIMAND, bas, et tandis que Clytie reconduit son frère.

Peu de chose le fâche, et bien moins le contente ;

Il se repait de vent ; qu’un Poltron désarmé

Le doit rendre à la Cour superbe et renommé !

Il va faire marquer de sang sa cadenette,

Et porter après lui tous les jours une brette :

Mais je fais mal ici la charge d’amoureux.

Revenant à elle.

Que vous avez, Clytie, un frère valeureux !

CLYTIE.

C’est accuser la Sœur de n’être pas fort belle

De ne songer qu’à lui quand on est auprès d’elle.

CLARIMAND.

Lui vouloir envier ce peu de charité ?

Ce n’est pas être Sœur dedans l’intégrité.

CLYTIE.

Et voilà de ces mots qui vous servent à rire ?

Je connais votre humeur ; que vous en alliez dire !

CLARIMAND.

Si peu qu’on m’eût pressé ; pour feindre l’Orateur,

Il est vrai que j’allais faire l’adorateur,

J’eusse admiré vos yeux, votre sein, votre joue,

J’eusse dit que l’Amour sur vos lèvres se joue,

Que vos cheveux sont d’or, et votre front d’argent ;

Puis feignant de languir, d’un accent négligent

Soupirant un discours, à genoux, extatique,

Je vous aurais baisée ainsi qu’une Relique.

CLYTIE.

Moi, qui suis d’ordinaire instruite en ces leçons,

Je vous aurais payé de mille autres Chansons ;

D’un souris j’aurais dit, Monsieur, en conscience,

Avez-vous pour me voir assez de patience ?

Je ne semble prêcher que tristesse et qu’ennui,

Je n’ai pas mon visage, et fais peur aujourd’hui ;

Mon miroir s’en est plaint, j’en ai cassé la glace,

J’ai pris en m’y cherchant presque une autre en ma place ;

De blanc qu’était mon teint, vous diriez qu’il pâlit ;

Et sans vous je serais maintenant dans le lit.

En effet, pour finir ici la raillerie,

J’y devrais retourner.

CLARIMAND.

Et moi, je vous en prie ;

C’est où je jurerais, en vous baisant les bras,

Qu’ils sont plus doux que marbre, et plus blancs que vos draps.   

CLYTIE.

Je dirais, la plus froide ainsi que la plus vaine,

Je vous baise les mains, n’en prenez pas la peine.

CLARIMAND.

Que ne puis-je à ce jeu porter notre entretien

Là nous ferions merveille, et nous ne faisons rien.

CLYTIE.

Vous menacez de loin ; et que croiriez-vous faire ?

CLARIMAND.

Qui le demande ainsi, le sait ; il faut le taire.

CLYTIE.

Plutôt que perdre en vain le temps à babiller ;

Mais qui pourrait bien mieux servir à m’habiller.

CLARIMAND.

Adieu ; c’est doucement chasser un qui nous presse ;

J’ai de la complaisance autant que vous d’adresse.

Il s’en va.

CLYTIE, seule.

Ingrat et doux objet de mon affection,

Dis que j’ai plus d’amour, que toi de passion :

Comme c’est en riant qu’il fait son entreprise,

C’est en riant aussi que je me trouve prise ;

Mais quelque étrange Aimant qui serve à l’attirer,

Je n’y prétendrai rien s’il se gagne à pleurer.

 

 

Scène II

 

LYZANTE

 

Stances.

Sorti des flots et de l’orage,
Où l’Amour et le sort préparaient mon naufrage,
Encore tout mouillé j’arrive dans le port ;
Et voyant mon amour de tant de maux suivie,
Je bénis ce mortel effort
Qui tire mon salut du péril de ma vie.

Enfin ma raison revenue
Se présente à mes sens comme une image nue
Dont la vive clarté passe à mon jugement,
Les charmes de l’oubli partout s’y vont répandre,
Et d’un si grand embrasement
À peine dans mon cœur en connais-je la cendre.

Auteur d’aventures funestes,
Dont le flambeau Amour, ne produit que des pestes,
Des naufrages certains, de volontaires morts ;
Tyran délicieux, je renonce à tes charmes ;
Et la tempête dont je sors
Me sauve, éteint tes feux, et submerge tes armes.

Dans ma retraite généreuse
Mon âme se contente, et n’est plus amoureuse
Que d’un repos heureux qui suit la liberté ;
J’oublie avec mes maux le langage des plaintes ;
Mon esprit goûte en vérité
Des plaisirs dont l’Amour ne donne que des feintes.

Porté sur le haut du Parnasse,
Où jamais on n’entend du foudre la menace,
Ni des tristes Amants les pitoyables cris ;
Mon esprit va choisir un immortel Empire,
Et me permets par mes Écrits
Une seconde vie où mon renom aspire.

 

 

Scène III

 

LA DUPRÉ, CLORINDE, CLYTIE

 

LA DUPRÉ.

Faut-il ainsi payer un salutaire avis ?

CLORINDE.

La souffrez-vous, ma Sœur, en ces honteux devis ?

Son seul aspect ferait soupçonner l’innocence,

Et c’est presque un péché d’avoir sa connaissance.

CLYTIE.

Mais puisqu’elle est chez moi, la pourrais-je chasser ?

Le bien qu’elle nous veut se doit-il effacer ?

Sa visite m’oblige, et n’est pas infertile,

N’étant point honorable, au moins elle est utile ?

Quoi ? m’avertir ici des ruses d’un Amant ?

CLORINDE.

Ce n’est pas que je veuille accuser Clarimand ;

Mais dessous ce prétexte elle traite en Compagne.

CLYTIE.

Qui ne la connaîtrait serait bien d’Allemagne.

LA DUPRÉ.

Vous tranchez de la Reine, et s’il en faut conter,

Toutes vos actions vont à nous imiter ;

Vous blâmez et suivez ce doux libertinage,

Qui flatte la sévère, et tente la plus sage ;

Mille attraits, que nos jeux en public ont produits,

Vous les étudiés dans vos chastes réduits,

Et par une honteuse et libre flatterie

Ce qui nous est péché vous est galanterie ;

Vous imitez nos yeux, nos gestes, nos propos ;

Nous découvrons le sein, vous, la moitié du dos :

Nous voyons, sans mêler le Ciel à nos sottises.

Nos Amants dans la chambre, et vous dans les Églises ;       

Vos jeûnes, vos respects sont plus pernicieux

Que nos déportements ne semblent vicieux ;

Vous avez l’action et le cœur en conteste,

L’un des yeux affété lorsque l’autre est modeste ;

Et l’ingrate contrainte où vos vœux sont gênés

Enflamme vos désirs, plus ils sont enchaînés.

CLORINDE.

Que nos désirs soient grands, quoi qu’on s’en imagine,

C’est les dompter assez, s’il faut qu’on les devine ;

Votre secte, qui cherchent où mieux ils paraîtront,

Les étale en discours, les porte sur le front,     

Et d’un mauvais effet en faisant un bon compte

Vous tirez vanité d’où dépend votre honte.

CLYTIE.

Vous le prenez, Clorinde, un peu trop sérieux,

Cet entretien serait bientôt injurieux ;

Leur conscience à part, et leur gloire asservie,

Le siècle fait trouver des charmes en leur vie :

Qu’appelez-vous ? d’avoir sur la bourse d’un Fou

Des diamants aux doigts, et des perles au cou ?

Posséder à grand train une Maison complète ?

Faire piaffe au Cours et la Reine Gillette ?       

Reposer à l’Église en faveur d’un carreau ?

Marchant, avoir en main quelque Godelureau ?

Ériger de son lit sa table, et son domaine ?

Et compter de bon temps dix jours en la semaine ?

De Pages, de Laquais, de carrosse suivant

Faire fendre la presse et détourner le vent ?

Tirer d’un Patient jusqu’au toit qui le couvre,

Et plus de pensions qu’on en retranche au Louvre ?

Porter dans les cheveux la rose de rubis ?

En mettre cent à nu, pour payez deux habits ?

Briller sous le drap d’or, et mépriser la soie ?

Ne permettre qu’à peine aux fêtes qu’on la voie ?

Affecter à son teint tout ce qui l’embellit,

De jour le masque en chambre, et les gants dans le lit ?

N’est-ce pas un péché d’une aimable teinture ?

À leur faute une belle et rude couverture ?

CLORINDE.

Dans la pompe du train, dans le luxe et le flux.

Il est vrai qu’aujourd’hui l’on ne les connaît plus ;

Le moindre de leurs pas vaut un cœur, vaut une âme,

Tant elles savent bien contrefaire la Dame.      

LA DUPRÉ.

Les Dames d’autre part aussi nous contrefont,

Jalouses de nous voir plus d’art qu’elles n’en ont ;

Portent ainsi que nous la tête à la fantasque ;

Ont rallongé la jupe, et retranché le masque ;

Et si quelque Galant d’elles est visité,

Prennent la Hongreline à la commodité,

Le collet bas ouvert, la simarre à la mode,

Et ce qui sur un lit n’est jamais incommode ;

Même à l’occasion font servir le mimi,

Afin de réveiller quelque chat endormi :          

Mais, ce qui plus encore est digne de risée,

L’une voudra de l’autre être galantisée ;

Entre elles on n’entend que ces infâmes noms

D’Amants, de Serviteurs, de Galants, de Menons :

Comment vous trouvez-vous aujourd’hui, (mon Fidèle ?)

À peine en lui parlant croit-on que ce soit d’elle ;

À lui voir la moustache et les yeux enhardis,

Dom Quichot la prendrait pour une jeune Amadis,

Et Marays la sifflant à la mode nouvelle

La dirait Damoiseau plutôt que Damoiselle ;

Pour montrer qu’elle est homme, au moins plus de moitié,

Tous leurs mots sont d’amour, et pas un d’amitié ;

Ce Galant contrefait cajole sa Compagne,

Met toute à la louer l’éloquence en campagne,

Flatte, caresse, admire, adore ses beautés,       

Languit, soupire, meurt par des maux inventés ;

Et se feignant par jeu ce qu’en effet nous sommes,

Elles se font l’amour ne l’osant faire aux hommes :

Dirai-je les poulets, leurs lettres, leurs écrits ?

À peindre leurs beautés ce qu’elles ont d’esprit ?

CLORINDE.

Ah ? fermons-lui la bouche, ou je ferme l’oreille.

CLYTIE.

Elle nous a rendu justement la pareille.

CLORINDE.

Avec elle je hais toute comparaison.

CLYTIE.

Cela ne conclut point qu’elle n’ait pas raison ;

J’en connais qui font pis.

LA DUPRÉ.

Et seules je les touche.

CLORINDE.

Et leur honneur m’invite à vous fermer la bouche.

LA DUPRÉ.

Vous me priez pourtant vous-même de l’ouvrir,

Sachant ce qu’à vos sens elle peut découvrir ;

Venue à ce dessein sans que l’on m’interrompe,

Pourrai-je dire...

CLYTIE.

Quoi ?   

LA DUPRÉ.

Que Clarimand vous trompe ;

Traitant l’une d’amour, et l’autre de douceur,

Qu’il joue en même temps sa Maîtresse, et sa Sœur ;

Beaurocher qui m’envoie a reconnu sa ruse,

Et ne peut plus longtemps souffrir qu’on vous abuse :

Trouvant sur toutes deux de quoi se divertir

Le Traître sait vos vœux, et feint d’y consentir,

Il régale Amédor, cherche à lui rendre office ;

Mais tous ces beaux effets sont pièces d’artifice.

CLYTIE.

Nous connaissons déjà sa portée et ses coups.

CLORINDE.

S’il faut se déclarer franchement parmi nous,

Il est vrai qu’à dessein de vous rendre prospère,

Moi-même il m’a portée à jouer votre Frère ;

Mais en le captivant j’ai bâti ma prison.

LA DUPRÉ.

Beaurocher à vos maux promet la guérison ;

Pour tromper un Trompeur il fera son possible.        

CLYTIE.

Et plus qu’il ne croirait, s’il nous le rend sensible.

 

 

Scène IV

 

TAILLEBRAS, CLYTIE, CLORINDE, LA DUPRÉ

 

TAILLEBRAS.

Des hommes et des Dieux, l’amour, et la terreur ;

Qui reçoit le tribut des Rois, de l’Empereur ;

Qui soutient le Turban, quand il veut le renverse ;

Et de qui le Sophy relève dans la Perse ;          

Que le Tartare craint ; à qui le grand Mogor

A fait dresser Idole et des Images d’or ;

Qui tient assujettis le Ciel, la terre, et l’onde,

Et d’un doigt fait mouvoir toute la Masse ronde ;

Qui semble être, à qui voit ses triomphes divers,       

(Comme il est l’honneur,) l’Âme de l’Univers ;

Qui tient l’ambition sous ses pas étouffés ;

Vient ici vous offrir les marques d’un trophée ;

Faisant une grande révérence à Clytie, et lui présentant l’épée de Beaurocher.

Qui montrent désarmé l’Impudent Beaurocher ;

Que ce bras, le pouvant, n’a pas voulu hacher.

CLYTIE.

Gloire des Champions, Créateur des merveilles.

TAILLEBRAS.

Que ne puis-je à ces mots emprunter mille oreilles.

CLYTIE.

Puissant Mars Espagnol, généreux Paladin ;

Que vous prenez de peine à faire le badin !

TAILLEBRAS.

Encore un terme, ou deux ; et j’étais en extase :

Mais vous quittez le ton, et sortez de l’emphase.

CLYTIE.

C’est toi-même plutôt qui sors de la raison,

More, à qui je défends ma porte et ma maison,

Maître fou, qui devrais avoir place aux Petites,

Portes-y cette épée et tes divins mérites.

TAILLEBRAS.

Quoi ? refuser un don ? Que la Reine...

CLYTIE.

Tais-toi ;

Va, suis tes Reines d’ombre, ainsi que l’est ta foi.

CLORINDE.

Cet outrage est sanglant, et passe un peu les bornes.

TAILLEBRAS.

Ah ! ventre ! on ne me fait jamais deux fois les cornes :

Et l’épée, et mon cœur, que l’Ingrate rendra,

Soient donc à celles-ci, qui des deux les voudra.

CLYTIE.

Il vous croit enrichir d’un bien qui m’importune.

TAILLEBRAS.

Les yeux clos, j’en remets le choix à la fortune.

LA DUPRÉ, à Clorinde.

Madame, par honneur je vous cède ce don.

CLORINDE.

Je méprise un trésor qu’on met à l’abandon ;

L’humeur et le présent de ce grand Personnage

Font ornement chez vous, sont pièces de ménage ;

Sa moustache pourra dans le Temple d’Amour          

Servir d’épouvantail aux Oiseaux d’alentour ;

Le commerce au surplus en a souvent affaire.

TAILLEBRAS.

Et quoi ? ce jugement est-il encore à faire ?

CLORINDE.

Le refus est faveur à qui n’y prétend rien.

TAILLEBRAS.

À qui ? deux fois, à qui ?

LA DUPRÉ.

Je l’attends ; il est mien.

TAILLEBRAS.

Et l’épée, et le cœur ; je vous les donne ensemble.

LA DUPRÉ.

Je chéris la valeur, et ce qui lui ressemble.

TAILLEBRAS.

Le sort est complaisant à mon affection ;

Sans lui, vous me gagniez par mon élection :

Vantez-vous aujourd’hui d’avoir un Alexandre,        

Qui perd vos Ennemis et les réduit en cendre.

CLYTIE.

Sans doute il met le Maître ici pour son cheval,

Bucéphale à gourmette, au prix de son Rival.

Mais le voici qui vient ; voyons chance nouvelle :

Son seul abord l’effraie, et le tient en cervelle.

 

 

Scène V

 

AMÉDOR, TAILLEBRAS, BEAUROCHER, CLYTIE, CLORINDE, LA DUPRÉ

 

AMÉDOR, montrant le Capitan à Beaurocher.

Le voici justement où je l’ai demandé.

TAILLEBRAS, bas.

L’Enfer est aujourd’hui contre moi débandé :

Je vois là mon Démon, de qui l’aspect me tue ;

Il faut que mon courage à ce coup s’évertue.

BEAUROCHER.

Lui dois-je pas casser son fleuret sur le dos ?

TAILLEBRAS, bas.

Je sens déjà frémir de crainte tous mes os.

AMÉDOR, l’abordant.

N’avez-vous jamais vu ni tenu cette lame ?

Et traître...

TAILLEBRAS.

Qu’on m’écoute, avant que l’on me blâme.

AMÉDOR.

La prêter à Lyzante, et pour m’assassiner ?

TAILLEBRAS.

J’ignorais son dessein ; qui l’eût pu deviner ?

BEAUROCHER.

Et celui, de m’ôter mon épée à ce change,

Te fut-il inconnu comme il nous semble étrange ?

Ce fleuret ?

CLYTIE.

Ah ! le tour n’était pas mal plaisant.

BEAUROCHER.

Est-il à te convaincre un témoin suffisant ?

CLORINDE.

Le voilà tout muet, et froid comme une souche.         

CLYTIE.

Lui, qui n’avait tantôt pas moins qu’un flux de bouche.

BEAUROCHER.

Quoi ? tu ne réponds rien ?

AMÉDOR.

Son silence y consent.

CLORINDE.

Naguère pour un mot il en eut donné cent.

BEAUROCHER.

Parle.

AMÉDOR.

Il n’en ferait rien, pour le sceptre des Gaules.

BEAUROCHER, le frappant.

Non ? je ferai du moins répondre ses épaules.

TAILLEBRAS.

Ah ! ventre !

LA DUPRÉ.

Donnez grâce à mon Amant nouveau.

AMÉDOR.

Qu’il paraît effronté, même à faire le Veau !

BEAUROCHER.

Amant ? votre fortune est hautement campée.

LA DUPRÉ.

J’ai pour gage assuré son cœur, et cette épée ;

Il la prend voyant que c’est la sienne.

Qu’au refus de Clytie il est venu m’offrir.        

CLYTIE.

Et par des vanités que je n’ai pu souffrir :

On eût fit qu’il venait des conquêtes fameuses

Du Pérou, du Brésil, ou des Îles heureuses ;

À son dire, il sortait d’un triomphe formé,

Et son bras glorieux vous avait désarmé.         

CLORINDE.

Son orgueil en était furieux et sauvage.

TAILLEBRAS, bas.

Tais-toi, mon Âme ; souffre, avale ce breuvage.

BEAUROCHER.

La patience enfin m’échappe à cette fois ;

Il faut que sur son dos je lui casse des noix,

Le servir du fleuret au lieu de bastonnades.

TAILLEBRAS.

Quoi ? si peu de respect à tant de canonnades ?

Ce dos, si l’on le touche, aux ressorts du cliquet

Vomira contre vous cent balles de mousquet.

BEAUROCHER.

Je lui veux seulement tailler une cuirasse.

TAILLEBRAS.

Holà... Que si l’honneur souffrait que je jurasse.        

Comme on le frappe.

Oui, ventre, tête, mort ! on me roue ; au secours.

LA DUPRÉ.

Cher Amant, regardez au moins comme j’y cours :

De grâce, en ma faveur laissez lui prendre haleine.

TAILLEBRAS.

Sans armes ? sans bâton ? l’action est vilaine ;

M’attaquer à main forte.

AMÉDOR.

En est-on sur cela ?

Ne faut-il qu’une épée ? ah ? tenez ; la voilà :

Il lui rend son épée propre.

Courage, Beaurocher ; le Poltron y veut mordre.

TAILLEBRAS, remettant son épée au fourreau.

Non ; je suis, Dieu me damne ! ennemi du désordre :

Devant elles ce fer sait qu’il est défendu.

Mille grâces à vous qui me l’avez rendu.         

Après avoir fait une grande révérence à Amédor, et au reste de la compagnie, il s’en va.

CLYTIE.

Et bien vit-on jamais telle galanterie ?

CLORINDE.

Je pense voir un charme, ou quelque momerie.

LA DUPRÉ.

Le plaisir m’en est double, et j’y gagne un Amant.

BEAUROCHER.

Ces troubles nous sont tous donnés par Clarimand ;

Mais puisqu’aucun respect ne l’en a pu distraire,      

Jurons tous contre lui, faisons ligue contraire ;

Si vous suivez mes soins, d’un conseil entrepris,

Celui qui veut tromper, lui-même sera pris ;

Je prétends de donner par un coup de partie

À Clorinde Amédor, Clarimand à Clytie.         

AMÉDOR.

Travaille, je te prie, à ce commun désir.

BEAUROCHER.

Il faut prendre le temps ; et je le vais choisir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLARIMAND, BEAUROCHER

 

CLARIMAND, tenant en main une lettre que Beaurocher lui a faite pour Clytie.

On ne peut faire mieux, cette divine lettre

A les plus doux appas que l’on y pouvait mettre ;

J’admire ton esprit plein de subtilités ;

Eût-on cru celle-ci parmi tes qualités ?

J’apprends qu’également un double feu t’allume,

Et celui de l’épée, et celui de la plume,

Que tu sais doucement sur un style flatteur

Écrire en Cavalier, et non pas en Auteur ;        

Je n’ai vu là-dedans terme qui ne ravisse,

Mais il faut achever ce notable service ;

Et que la même main qui décrit ma langueur,

Comme sur ce papier, l’imprime dans son cœur :

Va doncque vers Clytie accomplir ce message ;          

Tu n’es pas des nouveaux en cet apprentissage ;

Pour la persuader, que ton esprit fécond

Assiste ce poulet, lui serve de second ;

Crois-tu qu’il puisse plus vers elle que ma bouche ?

BEAUROCHER.

Tondez-moi, si ce trait ne vous met dans sa couche :

Celle, qui sans rougir peut combattre, se rend ;

La vive voix l’offense, et l’écrit la surprend ;

Le seul oui difficile, alors qu’on le marchande,

Leur fait honte à donner, plus à qui le demande ;

L’écrit les porte au but, sans voir qu’elles y vont,       

Et fait joindre les corps quand les esprits le sont.

CLARIMAND.

La lisière à la fin vaudra mieux que l’étoffe ;

Comment ? c’est raisonner en demi Philosophe ;

Le Galant parle mieux encore qu’il n’écrit ;

As-tu chez Camusat dérobé cet esprit ?

C’est du style plus fin qui soit dans sa boutique,

Où les plus Puritains en forment la pratique :

Je puis tout espérer par un tel Confident ;

Va, parle, fais, défais ; mon bien est évident.

BEAUROCHER.

Signez donc au-dessus.

CLARIMAND.

Et qu’est-il nécessaire ?

Le nom dans un poulet se cache d’ordinaire.

BEAUROCHER.

Le vôtre le confirme, et me doit avouer

Vers une qui vous croit d’humeur à la jouer ;

Ce nom contre un soupçon aura beaucoup de force,

Et ne lui sera pas une petite amorce.

CLARIMAND.

Te plaindrais-je en ceci quoi qui te puisse aider ?

Sin, procure, transport ; tu n’as qu’à demander.

BEAUROCHER, en tournant la feuille de papier, et présentant l’autre feuillet.

...

CLARIMAND.

Que tu fais de mystère !

Puis l’ayant écrit et lui présentant.

Est-il selon tes vœux, et d’un bon caractère ?

BEAUROCHER.

Oui, vous êtes déjà dans son lit, autant vaut.

CLARIMAND.

Adieu ; conduis le reste.

BEAUROCHER, seul.

Il est pris comme il faut,

Son mariage fait n’attend plus que la Messe,

Lui-même en a signé l’accord et la promesse ;

J’ai mis subtilement sur un double feuillet

D’un côté la promesse, et de l’autre un Poulet ;          

Jamais invention ne fut mieux terminée ;

Il a lu celle-ci, mais l’autre il la signée ;

Seulement sur mon gant j’ai tourné le papier ;

Faussaires, apprenez de moi votre métier ;

Quelque subtilité qu’à vos esprits l’on donne,

Ce tour auprès de vous mérite une couronne.

Mais coupons ces feuillets qui sont si différents :

Quel service, Clytie, aujourd’hui je te rends !

Tandis qu’il s’applique à couper la feuille de papier, et plier l’un et l’autre feuillet.

 

 

Scène II

 

LA DUPRÉ, TAILLEBRAS, BEAUROCHER

 

LA DUPRÉ, montrant Beaurocher au Capitan.

Voici votre ennemi, mais qui n’est plus à craindre :

TAILLEBRAS.

Le respect de mon nom enfin l’a su contraindre :       

Il est brave pourtant, je l’aime infiniment.

LA DUPRÉ.

Je m’en vais lui porter pour vous ce compliment.

Abordant Beaurocher.

Des papiers ? une plume ? ô Dieu ! l’homme d’affaire !

Beaurocher deviendra de Courtisan Notaire.

BEAUROCHER.

J’en viens de pratiquer au moins une action ;

Qu’on ne saura qu’au point de sa perfection.

Mais parlons de vous-même : et bien j’ai vu votre homme,

Que j’ai, comme un enfant, apaisé d’une pomme ;

Il ne faut que flatter un peu cet Arrogant,

Vous le rendez traitable et plus souple qu’un gant ;

Le parti serait riche : et vous savez la mode ;

On souffre pour le bien quelque humeur incommode

La plus fine à ce jeu sait élire le sien,

L’une épouse un Mari, l’autre épouse le bien ;

On mettra celui-ci doucement dans la route.

LA DUPRÉ.

Tu dis vrai ; le voilà ; parle bas ; il écoute.

BEAUROCHER.

Je ferai bien jouer le reste des ressorts :

Il vous attend ; adieu ; l’heure presse ; je sors.

TAILLEBRAS, le voyant partir.

Adieu, mon Gentilhomme.

LA DUPRÉ.

Une affaire l’appelle.

TAILLEBRAS.

Sans doute un coup d’épée, ou quelque autre querelle ?     

Son courage toujours le porte dans les coups.

LA DUPRÉ.

Il est de nos amis, et vaillant comme vous ;

Il n’est point d’escrimeur qui sous vous deux ne tremble ;

Et je l’aime bien plus, d’autant qu’il vous ressemble.

TAILLEBRAS.

Quelle Dame eut jamais le sentiment plus sain ?       

Je vous trouve l’esprit aussi beau que le sein,

Vos vertus sont l’honneur du sexe et notre âge ;

Quoi ? vous estimez donc les hommes de courage ?

Ah ! ventre ! voici bien chaussure à votre point :

Moi, qu’en chemise on voit plus souvent qu’en pourpoint,

Qui gâte plus de près à faire boucherie

Qu’on n’en mange par an dans la grande Écurie :

Ma dextre, qui n’a point d’égale ni de prix,

Souffre à peine sa Sœur, et la tient à mépris :

Cent fois elle l’aurait inutile coupée,

Sinon qu’elle me sert à mieux tenir l’épée,

Et qu’étant du côté qui demande, (En veux-tu ?)

Par droit de voisinage elle a quelque vertu.

LA DUPRÉ.

Tout respire sur vous valeur, guerre, et bataille :

Que j’admire ce port ! que j’aime cette taille !

Ce visage de feu, ce front, ces yeux ardents

Montrent qu’un grand courage est enclos au-dedans.

TAILLEBRAS.

Ah ! ce trait délicat me chatouille et me pince.

LA DUPRÉ.

Vous avez l’air Royal, et la jambe d’un Prince.

TAILLEBRAS.

Qu’elle découvre bien tout ce que j’ai de beau !         

LA DUPRÉ.

Que ce corps de Géant remplirait un tableau !

Appelons Ferdinand, que je vous fasse peindre !

Je doute s’il pourrait à vos grâces atteindre :

Allons à cet effet l’attendre au cabinet.

TAILLEBRAS.

Il faudrait pour me peindre un second Fréminet.       

 

 

Scène III

 

CLARIMAND, BEAUROCHER

 

CLARIMAND.

Ne me vends point si cher ma fortune à l’attendre ;

Le vent est-il heureux ? dis, que puis-je prétendre ?

Que faut-il espérer ?

BEAUROCHER.

Ce qu’un Victorieux

Qui soumet une Ville à son joug glorieux :

Cette place rendue ouvre à vos vœux la porte ;          

Même en voici la clef que je vous en apporte ;

Lui montrant une lettre.

Clytie en ce papier vous engage sa foi.

CLARIMAND.

Et je puis adorer un autre Dieu que toi ?

BEAUROCHER.

Que d’assauts de ma part ! combien de résistance !

Voici qui vous dira ma peine, et sa constance.

CLARIMAND, ouvrant la lettre.

Quel excès de bonheur ! ah ! je me sens saisir,

Et je manque de vie à force de plaisir :

Un peu d’eau sur le feu d’une amoureuse joie.

BEAUROCHER, parlant bas.

L’orage n’est pas loin ; garde qu’il ne te noie.

CLARIMAND.

Lettre supposée de Clorinde à Amédor, que Clarimand lit haut.

Si ma honte ne cédait à vos charmes, et si mon amour n’était plus puissante que ma crainte, vous n’auriez pas ce témoignage que je vous envoie de votre victoire entière sur mes sens. Vous avez eu pourtant dans ce combat moins de force à me vaincre, que moi de volonté d’être vaincue : et j’ai cette assurance encore de vous appeler à mes dépouilles et à votre proie. Venez donc en ce lieu sur le Midi, cueillir les fruits d’une amour que mon Frère Clarimand n’approuve point, que l’honneur me défend, mais que ma passion plus forte ne peut refuser à Amédor.

CLORINDE.

Quel Astre, quel Démon, quel sort malicieux

Me fait lire ma honte, et l’expose à mes yeux ?

Traître, tu changes donc la faveur en outrage ?

BEAUROCHER, bas.

Il le faut quelque temps laisser en cet orage.

CLARIMAND.

Quoi ? ce billet recherche un autre possesseur ?

Il m’a promis Clytie, et lui livre ma Sœur ;       

Et par l’effet honteux d’une vaine assurance

Je vois le fruit d’un autre où fut mon espérance ?

Ah ! perfide ; les traits de mon ressentiments...

BEAUROCHER.

Pour moi se changeront que l’heure en compliment !

Lui montrant une autre lettre.

Voici qui vous va rendre et l’espoir, et la vie,

Que ce premier billet vous a presque ravie,

Clytie en ses faveurs dissipera ce fiel ;

Souffrez qu’après l’Enfer je vous ouvre le Ciel ;

Il fallait modérer l’excès de vos délices :

Et j’ai fait à dessein ces petites malices.

CLARIMAND, recevant une autre lettre.

Je vois tous mes plaisirs sous une autre couleur ;

Las ! ils ne couvrent pas la moitié du malheur ;

Le feu de ces Amants est de l’eau pour ma flamme ;

Puis-je approuver en moi ce point qu’en eux je blâme ?

BEAUROCHER.

Ce poulet dans vos mains, et n’étant pas donné ;       

Pourquoi faire si fort le froid et l’étonné ?

Je ne m’en suis chargé, qu’à fin de vous le rendre,

Et prévenir un mal qui ne peut plus surprendre.

CLARIMAND, se résolvant.

Ton esprit, cher Ami, m’oblige encore moins

Aux faveurs que j’attends que dans ces autres soins.

BEAUROCHER.

N’avais-je pas prédit qu’on me ferait caresse ?

CLARIMAND.

Oui, Méchant... Mais Clytie accuse ma paresse

Lisons ce cher écrit si longtemps différé,

Et goûtons par les yeux un plaisir espéré.

Lettre de Clytie à Clarimand.

Quelque impression difficile, cher Amant, que votre humeur légère ait faite en mon esprit, et de quelque jeu dont le vôtre l’ait entretenu, je ne feins point aujourd’hui d’avouer, que j’ai quitté mes froideurs à mesure que vous êtes sorti de vos feintes. Les gages que vous m’envoyez, et les raisons de votre Confident, ont arraché comme par force de moi ce consentement, que ma seule inclination vous eût donné, si vous en eussiez recherché les formes par une affection toute ouverte. Maintenant que vous êtes déclaré, je n’attends qu’à vous recevoir entre mes bras, et vous montrer par mes caresses une amour qui fut toujours extrême, et qui n’a rien de comparable que votre mérite. Venez doncque vous assurer d’une possession acquise, et me faire trouver en vos effets un contentement qui achève celui des paroles.

CLYTIE.

BEAUROCHER.

Et bien ; sais-je opérer à la façon commune ?

Eussiez-vous attendu sans moi cette fortune ?

CLARIMAND.

Ici ma passion confesse te devoir

Tous les contentements que je vais recevoir ;

Ah ! que cette faveur à deux ne se partage !

Tu prendrais la moitié de ce doux héritage.

Mais elle plaint ce temps qui passe à discourir :

Adieu ; dispense-moi ; va ; laisse-moi courir.

BEAUROCHER, le voyant en allé.

Qu’il se hâte à chercher son malheur en sa source !

Il trouvera sa honte au bout de cette course :

Mais donnons-lui du moins le temps d’être déçu,     

Et cachons un affront lorsqu’il n’est pas reçu.

 

 

Scène IV

 

CLYTIE

 

Qu’il ait contre mes sens dressé sa tromperie ;

Je le tiens le pipeur dedans sa piperie,

Il ne peut échapper à ce filet tendu

Où (voulant l’éviter) lui-même s’est rendu ;

Une promesse en forme, et de sa main signée

Sert de gage et d’espoir à ma flamme obstinée,

Beaurocher a l’effet de ce qu’il entreprit ;

J’admire mon bonheur autant que son esprit :

Amour nous autorise, et permet que la ruse

Aide à gagner un bien quand le sort le refuse ;

Pourvu qu’on soit heureux, il n’importe comment :

Je ne suis pas d’humeur à garder un tourment,

À manger du charbon, des cendres de la cire,

Plutôt que de lâcher un mot qu’ose dire ;         

Sans faire la sucrée en un point résolu

Qu’on lise dans mes vœux que je l’ai bien voulu ;

Cette sévérité me rendrait mal apprise

Pour un si vain respect si je lâchais la prise.

Mais voici Clarimand : préparons-nous un peu          

À le bien recevoir, et couvrir tout le jeu.

 

 

Scène V

 

CLARIMAND, CLYTIE

 

CLARIMAND.

Qu’un souris vous sied mieux qu’à faire la farouche !

Vos yeux par mille attraits parlent pour votre bouche ;

Ce langage est muet, et mon cœur seulement

A le droit de l’entendre en ce doux mouvement ;       

Qu’est-ce que ce regard ne me semble promettre ?

Où mon espoir est peint mieux que dans votre lettre,

Où tous mes sens ravis d’ardeur et de plaisir

S’attachent pour y lire un amoureux désir.

CLYTIE.

Quelque trait qui paraisse en ma flamme élancée,     

J’en garde le meilleur au fonds de la pensée ;

Et l’effet qui bientôt suivra ma passion

Vous montrera mes vœux et mon intention :

Elle feint de se rendre.

Pardonnez à mon front, s’il faut que je rougisse,

Et qu’une honnête honte encore la régisse,      

Donnez la liberté du moins à ma pudeur

Qu’en vous montrant mes feux elle en cache l’ardeur ;

Je redoute vos yeux d’un temps, et les désire ;

Ah ! fuyons ces témoins...

Elle fait semblant de se cacher en se tournant de l’autre côté, et puis dit tout haut.

C’est trop feindre sans rire.

CLARIMAND, se tournant aussi de l’autre côté, et parlant bas.

Sa raison reprend force, et la veut secourir ?

Que cet honneur combat, avant que de mourir !

Il expire pourtant ; et venue à ce terme

Sa constance paraît plus honteuse que ferme.

CLYTIE, revenant à lui.

Une crainte restait, que je viens d’étouffer ;

Maintenant absolu vous pouvez triompher.

CLARIMAND.

Ah ! ce triomphe offert augmente mon servage,

Et d’un Empire acquis je tombe en esclavage ;

Ma victoire est la vôtre, et vos combats soufferts

Changent par vos appas mes Myrtes en mes fers ;

J’aime tant la douceur de force accompagnée

Que je me suis perdu quand je vous ai gagnée ;

Ce pouvoir dessus vous m’en ôte plus sur moi ;

Loin de vous la donner je reçois votre loi ;

Et cet amour, qui meurt dedans la jouissance,

Va prendre en vos faveurs sa seconde naissance,       

Il m’attache d’un nœud qu’on ne rompra jamais.

CLYTIE.

C’est bien dans mon dessein ce que je me promets ;

Un serment toutefois m’assure votre flamme.

CLARIMAND.

Je jure par le Ciel, que ma bouche réclame.

CLYTIE.

Que votre foi tiendra ce qu’elle m’a promis ?

CLARIMAND.

Ou que je puisse avoir les destins ennemis.

CLYTIE.

De parole, ou d’écrit ?

CLARIMAND.

Et même de pensée.

CLYTIE.

Mon amour à ce prix est trop récompensée.

Mais entrons au logis, quelqu’un semble approcher.

 

 

Scène VI

 

CLARIMAND, BEAUROCHER, CLYTIE, AMÉDOR, CLORINDE, LA DUPRÉ, TAILLEBRAS

 

CLARIMAND, voyant Beaurocher suivi de quatre autres.

À quoi traîner tout ce monde ? où viens-tu, Beaurocher ?    

BEAUROCHER.

Les faire tous de fête, entrer en votre joie,

Partager la faveur que le Ciel vous envoie,

Lire votre contrat, et nous rendre témoins

D’un mariage heureux que vous savez le moins.

CLARIMAND, lui parlant bas.

Que ton extravagance à ce coup m’importune !          

En cette folle humeur va parler à la Lune ;

Ou retire plutôt, afin de m’obliger,

Ceux dont l’abord ici ne peut que m’affliger ;

Ah ! que j’étais heureux sans ce fâcheux obstacle !

Qu’on me rompt un beau coup !

BEAUROCHER, tout haut en riant.

Vous eussiez fait miracle !

À d’autres, Clarimand ; quittez cette fureur ;

Il est temps de sortir d’une si vaine erreur ;

La fortune pour vous change et tourne sa roue ;

Vous jouez tout le monde, aujourd’hui l’on vous joue ;

Vous souffrez pour Clytie ? et vous serez guéri,        

Vous la posséderez, mais comme son Mari ;

Qu’un dessein plus honnête à la fin vous engage,

Confirmez votre foi dont je porte le gage,

Lui montrant la promesse.

Voyez cette promesse, et connaissez le fin,

Lisez, sans y toucher, de crainte d’un larcin.

CLARIMAND, ayant lu la promesse.

Ô Ciel ! et qui put faire une telle malice ?

BEAUROCHER.

Vous en voyez l’auteur.

Lui montrant Clytie.

En voici la complice :

Je vous la fis signer, au lieu de cet écrit

Qui subornait Clytie, et dont elle se rit.

CLYTIE.

Avouez, Clarimand, sa fourbe et ma victoire ; 

Étouffons dans les ris cette plaisante histoire ;

Pour nous joindre, voyez que le Ciel a permis

Que vous fussiez trahi par l’un de vos Amis :

Je veux bien qu’en mes mains votre destin balance,

Vous gagner par amour non pas de violence,

Et ce fruit, qui me vient de sa subtilité,

Je ne le veux devoir qu’à ma fidélité.

CLARIMAND.

Que d’étranges succès, ô Dieu ! que de merveilles

Me ravissent les yeux, le cœur, et les oreilles !

Le Ciel visiblement opère en cet effet.

BEAUROCHER.

Et produit à ce jour un miracle parfait :

Montrant Amédor et Clorinde.

Ces deux Amants unis, sur votre foi donnée

Vont chanter à l’antique un Io Hyménée ;

Pour eux, comme pour vous, j’ai cherché ce moment,

Qui fait naître vos feux et finit leur tourment ;

Taillebras au festin, où son ardeur l’emporte,

Vous servira de Suisse, et gardera la porte.

TAILLEBRAS.

Quoi ? me croit-on de taille à garder le mulet ?

Moi, qui dédaignerais un Prince pour valet.

BEAUROCHER.

Son mariage ici, quoi qu’il fasse et qu’il die,

Viendra comme la farce après la Comédie :

Pour faire triompher et la joie et l’amour,

Il faut que nous ayons trois noces : en un jour ;

J’ai déjà mon habit et mes souliers de danse :

Vous serez de ce branle et suivrez la cadence ;

Vous défrayerez le bal où nous vous appelons.

CLARIMAND.

Oui, j’en payerai bien cher au moins les violons ;

Mais par contagion s’il faut faire la bête,

Je ne puis éviter d’être valet de fête :

Je relève, Amédor, ici votre intérêt.        

AMÉDOR.

Bien plus ; vous me rendez la vie en cet Arrêt,

Puisqu’un commun accord doit faire que j’obtienne

Votre Sœur en partage en vous donnant la mienne :

Les biens aux deux partis sont assez de raison,

Et nous ferons toux deux une seule Maison ;

Quoi que l’on puisse ôter ou joindre à mon estime,

Une si sainte amour rend mon vœu légitime,

Et Clorinde avouera que jamais un Amant...

CLARIMAND.

Ne fut plus assuré de son contentement ;

Sans l’en interroger, et sans que je la presse,

Il est dans ce poulet écrit en forme expresse.

CLORINDE, prenant la lettre que Clarimand lui tend.

Un poulet ? de ma part ? quelle malice ? ô Dieu !

CLARIMAND.

Feignez, jurez ; il faut le nier en ce lieu.

CLORINDE.

Jugez sans passion d’une telle imposture ;

C’est mon style aussi peu que c’est mon écriture.

CLARIMAND.

Je connais mon erreur.

BEAUROCHER.

Et moi la vérité ;

Remerciez l’auteur de cette charité :

Ce Billet contrefait vient du Bureau d’adresse,

Et de la même main qui fit votre promesse ;

Ces deux traits m’ont vengé de mon sang épanché.

CLARIMAND, regardant le Capitan.

Le poltron fit le mal ; j’en lave le péché.

LA DUPRÉ.

Épargnez mon amant ; qui noble, de sa vie

Ne fit mal à personne, et n’en a point d’envie.

TAILLEBRAS.

Feindrai-je d’avouer comme je l’ai dupé ?

Puisqu’ici tout le monde est trompeur ou trompé.

CLARIMAND.

De peur qu’aucun de nous contre l’autre ne crie

Commençons à tourner le tout en raillerie ;

Et puisque mon esprit à la fin se résout,

Embrassons-nous, mon âme, il faut rire de tout.

CLYTIE.

C’est maintenant qu’au vrai vous possédez Clytie.

BEAUROCHER.

Tous se baisent ; et moi je reste sans partie :

Puis-je aider à quelqu’un de second dans ces jeux ?

À mon tour, Capitan ; vous en avez pour deux.

LA DUPRÉ, le baisant et lui parlant bas.

Et le reste ferait encore un bon partage.

AMÉDOR, ayant baisé Clorinde.

Vous posséder, Clorinde ? ô Dieu ! quel avantage !

CLORINDE.

J’adore l’accident qui nous a suscité

D’un moment, sans espoir, notre félicité ;

Et quoi qu’entre vos bras à présent je me trouve,

Ma créance résiste et doute dans la preuve.

CLARIMAND.

Ah ! ce soupir, Clytie, est déjà pour la nuit.

CLYTIE.

Il rappelle mon cœur, qui me quitte et vous suit :

Ce mariage heureux ne peut qu’il ne nous rie,

Qui n’est fait que par jeu, que par galanterie.

TAILLEBRAS.

Allons tirer du croc nos casques, nos harnois ;

Cavaliers, honorons ce jour de cent Tournois.

BEAUROCHER.

La Dupré doit en vain réclamer sa vaillance,

Si, comme de l’épée, il est faible de lance.

TAILLEBRAS.

Je veux seul contre tous être le Soutenant.

Toutefois le Soleil est trop chaud maintenant.

BEAUROCHER.

Il vaut mieux jusqu’au soir remettre la partie ;

Et faites cependant un branle de sortie.

CLARIMAND.

Sans toi notre plaisir ne sera qu’imparfait.

BEAUROCHER.

Je dirai la Chanson (Pensez à votre fait :)

Je vais chercher Lyzante ; et si Phébus l’enflamme,

Je l’amène au festin faire l’Épithalame.

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