Le Prince Eugène et l’Impératrice Joséphine (Ferdinand LALOUE - Fabrice LABROUSSE)

Drame en trois actes et quatorze tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre National du Cirque-Olympique, le 17 décembre 1842.

 

Personnages

 

EUGÈNE BEAUHARNAIS

RAIMBAUT

RIGOBERT

VALENTIN

LE GÉNÉRAL DUPHOT

LE GÉNÉRAL AUGEREAU

LE GÉNÉRAL LEFEBVRE

HUREL, soldat

SIMON

SARTI

UN NOTAIRE

MARINO

PAOLO

GERONIMO

LE GOUVERNEUR DE ROME

MONSIEUR DE STENEIN

LE MARÉCHAL NEY

UN CHAMBELLAN

UN DUC

UN GÉNÉRAL

UN AUTRE GÉNÉRAL

UN COLONEL

UN GÉNÉRAL RUSSE

UN COLONEL RUSSE

UN HOMME DU PEUPLE

UN DOMESTIQUE

UN CAPITAINE

UN AIDE DE CAMP

UN HOMME du peuple romain

UN PÉNITENT

UN HUISSIER

JOSÉPHINE

HORTENSE

MARGUERITE

MADELEINE

LUCIENNE

BALBINA

ALEXANDRE, page

HIGONNET, page

D’HAUTERIVE, page

DE NOGENT, page

DEVARICOURT, page

UNE FEMME DU PEUPLE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Une place. D’un côté, une boutique de menuisier, à la porte de laquelle un établi, des planches, etc. ; de l’autre, un hôtel.

 

 

Scène première

 

SIMON, MADELEINE

 

SIMON.

Voyons, femme, dépêche-toi de faire le compte sur ton ardoise, et lâchons de tirer quelques sous de nos pratiques.

MADELEINE.

J’y suis...

SIMON.

Ça ne sort pas du quartier, même de la rue... Douze livres pour le citoyen Talma, du théâtre de la République...

MADELEINE.

Celui-là payera tout de suite, j’en suis sûre.

SIMON.

Une porte dérobée pour l’hôtel de la citoyenne Tallien... Trente livres... c’est de l’argent comptant.

MADELEINE.

Bon

SIMON.

Travaux pour le munitionnaire général Pellerin, il est en Belgique ; travaux pour l’hôtel Beauharnais, là, tout près. Ceci est pour plus tard, vu qu’il n’y a personne, et que le Directoire pourrait bien, un de ces jours, confisquer la propriété.

MADELEINE.

Ça serait dommage : c’étaient de braves gens, ces ci-devant...

SIMON.

Citoyenne Simon, laissons la politique de côté, s’il vous plaît Nous ne jouissons plus du régime de la terreur, c’est vrai ; mais ce n’est pas une raison pour lâcher la bride à notre langue. Maintenant, va montrer le compte a mon apprenti ; il entend ça ; je le soupçonne même d’être plus fort là-dessus qu’à raboter une planche ou à conduire une mortaise.

MADELEINE.

Je le crois ; sitôt qu’il a un moment, c’est pour attraper un livre. Il en oublie le boire et le manger

SIMON.

À propos de ça, le cousin Rigobert viendra souper avec nous.

MADELEINE.

Tiens ! il laissera donc ses chevaux ?

SIMON.

Dam ! c’est un postillon comme il n’y en a pas ; mais il faut bien qu’il quitte son écurie de temps en temps Allons, femme, assez causé.

Il se met à travailler. Madeleine entre dans la maison.

 

 

Scène II

 

SIMON, VALENTIN, s’arrêtant un peu au fond et examinant l’hôtel

 

SIMON.

Voilà encore le bonhomme qui est venu quelquefois voir l’apprenti. Ces drôle comme il s’occupe toujours a regarder l’hôtel Beauharnais... Est ce qu’il voudrait l’acheter ? Il n’en a pourtant pas l’air...

VALENTIN, s’approchant.

Bonjour, citoyen Simon.

SIMON.

Serviteur, citoyen... Je ne me souviens jamais de votre nom

VALENTIN.

Valentin.

SIMON.

Nous venez voir l’apprenti ?

VALENTIN.

Oui, je passais par ici... et... Vous êtes content de lui ? c’est un si brave, un si honnête garçon !

SIMON.

Oui, mais il mord difficilement au métier.

VALENTIN.

De façon qu’on aura du mal à en faire un menuisier ?

SIMON.

J’en ai peur.

VALENTIN.

Ah ! ah !...

SIMON.

Si c’est comme ça que vous prenez la chose...

VALENTIN.

Soyez tranquille, je vais le gronder.

À part.

Charmant jeune homme !

SIMON.

Ah ça, est-ce que vous êtes de ses parents ?

VALENTIN.

Non, non, un ami de sa famille.

On entend claquer un fouet.

Qu’est-ce que c’est ?

SIMON.

Mon cousin Rigobert.

VALENTIN.

Le postillon ?

SIMON.

Oui, c’est comme ça qu’il s’annonce toujours.

VALENTIN.

Je ne vous dis pas adieu ; j’entre chez vous.

SIMON.

Au revoir.

 

 

Scène III

 

SIMON, RIGOBERT

 

RIGOBERT.

Ohé, la Grise ! ça roule-t-il, ça roule-t-il ?

SIMON.

C’est à toi qu’il faut demander ça.

RIGOBERT.

Moi ? flambant et d’aplomb ! Toujours en route, et les chaises de poste a triple carillon !... Des généraux à conduire a l’armée, des ci-devant nobles qui reviennent des pays lointains, une valse générale, et des pourboires à faire crever le gousset, voilà mon existence pour le quart d’heure !

SIMON.

Elle est bonne !

RIGOBERT.

Elle est prodigieusement embêtante.

SIMON.

Bah !...

RIGOBERT.

C’est donc gai de voir d’honnêtes chevaux se ruiner le tempérament pour un tas de particuliers qui s’amusent à courir les grandes routes ?

SIMON.

Dam ! ça s’est toujours vu.

RIGOBERT.

Eh bien, c’est encore une bêtise de l’espèce humaine. Vois-tu, Simon, j’aurais cru que la révolution ferait quelque chose pour les chevaux, rien du tout !...

SIMON.

Ça viendra.

RIGOBERT.

Oui, c’est-à-dire qu’on va les mettre tous en réquisition pour le tremblement général de la guerre.

SIMON.

Eh bien ! tu les suivras.

RIGOBERT.

Possible Ah ! voilà ton apprenti ! Il ne va, ce garçon-là, il devrait se faire postillon ! Bonjour, aspirant de la varlope.

EUGÈNE.

Bonjour, Rigobert.

 

 

Scène IV

 

SIMON, RIGOBERT, EUGÈNE, VALENTIN

 

RIGOBERT.

Eh bien, ça vient-il, le métier ?

EUGÈNE.

Avec du temps et de la bonne volonté.

Il ajuste une planche sur l’établi.

SIMON.

Commence donc par donner un coup de maillet là-dessus, là...

RIGOBERT.

Écoute mes conseils, apprenti. Soit dit sans comparaison, les hommes, c’est comme les chevaux... Eh bien, tu auras beau faire, si le génie ne s’y trouve pas ; c’est comme si je voulais faire danser une contredanse à la Grise.

VALENTIN.

Je suis bien de votre avis...

RIGOBERT.

C’est flatteur pour vous, respectable citoyen.

VALENTIN.

Après ça, on peut essayer d’une autre carrière, suivre une autre route...

RIGOBERT.

Tiens ! on se fait général en chef, ou bien encore millionnaire...

SIMON.

En voilà des bêtises !

VALENTIN, bas, à Eugène.

Rien ne vous empêchait de rester dans la maison... Pourquoi travaillez-vous ainsi dans la rue, et sous ces habits ?

EUGÈNE, de même, et souriant.

Tu veux donc que je marche dans les copeaux avec des bas de soie et des boucles en or ?

VALENTIN.

C’est affreux !

EUGÈNE.

Tais toi... tu feras tout découvrir...

Haut.

Ah ! voici ma mère, ma bonne mère !

VALENTIN, à part.

Pauvre femme ! voir son fils dans cet état !...

 

 

Scène V

 

SIMON, RIGOBERT, JOSÉPHINE

 

JOSÉPHINE, à Eugène.

Bonjour, mon enfant

EUGÈNE.

Bonjour, mère.

JOSÉPHINE.

Vous vous portez bien, citoyen Simon ?

SIMON.

Parfaitement.

JOSÉPHINE.

Et votre brave femme ?

SIMON.

Solide comme un chêne

JOSÉPHINE, bas.

Valentin, va retrouver ma fille vous m’attendrez... Ce soir peut-être tu apprendras des nouvelles qui te feront plaisir.

VALENTIN, de même.

Oui, si elles m’annoncent votre bonheur.

Il sort.

JOSÉPHINE, à Simon.

Vous voulez donc bien laisser à mon fils un moment de repos pour causer avec moi ?

RIGOBERT.

Ça se peut, ça se peut, citoyenne... Il n’est pas fainéant...

EUGÈNE, désignant Rigobert.

J’ai là un ami toujours prêt à prendre mon parti.

SIMON.

Dam’, ça tient à ta bonne conduite, mon garçon... Depuis que vous me l’avez amené, citoyenne, il n’y a pas ça a lui dire pour ce qui est de son devoir.

RIGOBERT.

Et d’ailleurs, faut que je vous le dise, citoyenne, puisque voilà l’occasion... Voyez-vous, vous me faites l’effet d’une femme comme il y en a peu, soit dit sans offenser la compagnie... Il paraîtrait que votre défunt était un troupier ; ça devait être un brave homme... Eh bien, nom de la Grise ! faudra en prendre un autre et avoir des enfants comme ce gaillard-là !... Et de plus nous allons souper...

SIMON.

Et il y a place pour vous, si le cœur vous en dit.

JOSÉPHINE.

Merci, mes amis.

RIGOBERT.

Pas de façons, nous ne sommes pas fiers.

JOSÉPHINE.

Je le sais.

RIGOBERT.

Pour lors à une autre fois... Allons, Simon, fais les honneurs à Rigobert...

Ils entrent dans la maison.

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, EUGÈNE

 

JOSÉPHINE.

Braves gens ! Dieu veuille que nous puissions les récompenser un jour, comme je l’espère... Si nous rentrons là, dans cet hôtel, nous serons heureux de les y recevoir, et ils n’en sortiront que comblés de nos bienfaits, n’est-ce pas, Eugène ?

EUGÈNE.

Sans doute, ma mère... Où est Hortense ?

JOSÉPHINE.

Tu la verras ce soir.

EUGÈNE.

Vous semblez livrée a d’heureuses pensées... Il y a plus de gaieté sur votre visage, que j’ai vu triste li longtemps.

JOSÉPHINE.

Eh bien, Eugène, c’est que notre sort va changer peut-être, c’est que je fais voir mes deux enfants chéris commencer un avenir de bonheur.

EUGÈNE.

Pourtant, que nous reste-t-il de nos espérances d’autrefois, de notre fortune ? Notre nom même, nous avons dû le changer pour échapper à la proscription qui frappe mon père !

Souriant.

Tenez, je gagerais que vous avez encore écouté ces pensées superstitieuses que vous avez apportées de la Martinique... Vous croyez lire dans la destinée, ma mère !

JOSÉPHINE.

Mais toi, ne vois-tu pas que la France échappe enfin a la tourmente révolutionnaire, et que le calme va enfin renaître sur les abîmes refermés ? Eugène, des hommes forts, un homme surtout entre les autres, vont prendre en main les destinées de la patrie... Ceux-là ne répudieront pas les noms illustres d’autrefois, de même qu’ils montreront la gloire a des noms tout nouveaux... Fils de Beauharnais, as-tu donc désespéré pour toujours ? Je croyais que tu étais réfugié chez le menuisier Simon pour te faire aux vertus laborieuses du peuple, mais non pour l’endormir dans l’indifférence et l’oubli !

EUGÈNE.

Oh ! détrompez-vous, ma mère !... je suis impatient de tenter le sort et d’échapper à l’obscurité... Mais, fallût-il rester toute ma vie ignoré, perdu dans les derniers rangs de l’armée, je veux essayer cette épée de mon père que Bonaparte m’a rendue... Et si déjà je ne suis pas soldat, c’est que Bonaparte m’a ordonné d’attendre...

JOSÉPHINE.

Comment ?

EUGÈNE.

Oui, ma mère. Vous le savez, le canon de Vendémiaire grondait encore sur l’émeute expirante ; je me présentai à Bonaparte, et je demandai l’épée du général Beauharnais, cet héritage qui valait à mes yeux toute notre fortune d’autrefois... – Enfant, me dit-il, cette épée vous sera rendue, et plus tard vous vous en servirez à votre tour... mais les vêtements qui vous couvrent... – Je lui répondis que ma mère m’avait placé chez un menuisier pour me soustraire à la proscription... – Eh bien, s’écria-t-il, il serait beau d’y rester jusqu’au moment où vous passeriez du travail de l’ouvrier aux fatigues du soldat. – J’attendrai donc, lui dis-je, que vous m’appeliez sous le drapeau de la France... – C’est bien, enfant... – Et en parlant ainsi, un sourire illumina son austère visage... Je le regardai ; une voix secrète me criait au fond du cœur que cet homme était destiné a de grandes choses ; et quand je sortis, j’avais eu moi une de ces émotions que vous inspire la présence de ceux que Dieu a marqués du sceau du génie.

JOSÉPHINE.

Oui, Eugène ; Toulon arraché à l’Angleterre et rendu à la France, les factions vaincues, les lois remises en honneur, l’armée attentive comme à l’approche d’un grand capitaine, c’est ainsi que commence Bonaparte... Si tu savais quelles vastes pensées le dominent ; si tu l’entendais, alors que tout entier à son intelligence, l’œil en feu, pâle sous ses cheveux noirs, il parle de ses rêves de gloire et de ses desseins, qui voudraient tout l’univers pour théâtre !

EUGÈNE.

Ma mère... vous le voyez donc, vous ?

JOSÉPHINE.

Qui le l’a dit, Eugène ?

EUGÈNE.

Ce langage animé, ces projets de Bonaparte que tout le monde peut-être ignore, et que vous seule connaissez, ces espérances pour ma sœur, pour moi...

JOSÉPHINE.

Eh bien ?

EUGÈNE.

Je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je suis pour toujours un fils dévoué, respectueux, et confiant dans voire tendresse pour vos enfants, qui vous aiment comme la meilleure des mères !...

JOSÉPHINE.

Viens dans mes bras, Eugène, viens !

Ils s’embrassent. Rigobert paraît sur le seuil de la porte, un verre à la main.

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, EUGÈNE, RIGOBERT

 

RIGOBERT.

Allez toujours !... faut trinquer par là-dessus, nom de la grise !

JOSÉPHINE.

Plus tard, mon ami, plus tard.

RIGOBERT.

Ça ne se remet pas... Le vin n’aurait qu’a s’échauffer et a nous brûler la cervelle.

EUGÈNE.

Ma mère est forcée de nous quitter.

RIGOBERT.

Reviendra-t-elle ?

EUGÈNE.

Oui.

RIGOBERT.

Je lui permets de s’éloigner...mais, toi, je t’ordonne de te désaltérer.

EUGÈNE.

Je suis à vous.

RIGOBERT.

Sufficit !

JOSÉPHINE, bas.

À bientôt, Eugène...

EUGÈNE, de même.

Où nous reverrons-nous !

JOSÉPHINE, montrant l’hôtel.

Là, peut-être...

RIGOBERT, à Joséphine.

Je ne sais pas ce que vous m’avez fait, citoyenne : mais si jamais vous étiez susceptible de prendre la poste, je brûlerais le pavé pour vous ni plus ni moins qu’une boîte d’allumettes...

À Eugène.

Allons, fiston, il s’agit d’humecter le gosier...

Rigobert entre avec Eugène dans la boutique. Marguerite a paru au fond du théâtre et s’approche de Joséphine, qu’elle a examinée avec attention.

 

 

Scène VIII

 

JOSÉPHINE, MARGUERITE

 

JOSÉPHINE.

C’est un noble enfant que mon Eugène !... tout le courage de son père !... Et mon Hortense, douce et bonne à gagner tous les cœurs !... Ah ! oui, ils auront le bonheur qu’ils méritent : ils seront compris de l’homme à qui je les confierai en lui confiant toute mon existence !... Ah ! qu’il me tarde de pouvoir rompre le silence qui m’est encore imposé ! Allons, Valentin aura reçu la dépêche que j’attends !...

Apercevant Marguerite.

Encore cette femme qui, depuis quelques jours, s’attache a mes pas avec tant de persévérance... Je ne sais, mais son aspect m’inspire une sorte d’effroi... Je voudrais qu’Eugène...

Elle fait quelques pas vers la boutique.

MARGUERITE.

Ah ! ne craignez rien ; ne me fuyez pas.

JOSÉPHINE, à part.

Je me suis trompée, c’est une aumône qu’elle demande.

Haut.

Je ne suis pas riche, mais je puis...

Elle va pour lui donner une pièce de monnaie.

MARGUERITE, refusant.

Merci !

JOSÉPHINE.

Vous refusez ?...

MARGUERITE.

Je n’ai pas besoin que la charité me vienne en aide !... Dieu m’a donné de quoi payer le pain de chaque jour... J’ai compté les années qui me restent, et j’ai divisé mon trésor pour arriver à ma dernière heure...

JOSÉPHINE.

Vous croyez donc pouvoir fixer cette limite qui n’appartient qu’à la destinée ?

MARGUERITE.

La destinée !... Le voile qui la couvre n’est pas si épais que certains regards ne puissent le percer !...

JOSÉPHINE, à part.

Ce langage !...

Haut.

Non, c’est l’incertitude ou l’erreur qui suivent nos efforts pour sonder les mystères de l’avenir !... Vous vous trompez !

MARGUERITE.

S’est-elle trompée, celle qui vous disait à la Martinique : « Joséphine, tu ne dois pas vivre et mourir à l’ombre de nos vieilles forêts ! la France t’appelle : tu y suivras une route parfois brillante comme l’étoile du ciel de nos Antilles, souvent aussi, sombre et semée de tristesse... »

JOSÉPHINE, se rapprochant.

Oui, c’est ainsi qu’on me parla jadis sous les palmiers de Saint-Pierre... Jusqu’à présent j’ai connu l’infortune : viendront-ils ces jours de splendeur et d’élévation ?

MARGUERITE.

Et pourquoi donc ces hommes qui gouvernent la France vous auraient-ils appelée ?... Pourquoi allez-vous donner votre main a Bonaparte, Bonaparte qui déjà tient la France attentive ?

JOSÉPHINE.

Qui vous a dit...

MARGUERITE.

Personne !... Depuis quelques jours seulement, votre attention s’est arrêtée sur moi ; depuis longtemps, je vous suis à travers cette révolution qui a frappé votre premier époux et jeté votre Eugène dans les derniers rangs du peuple... Mais les ténèbres se dissipent, et votre étoile va se lever à l’horizon.

JOSÉPHINE.

Mais qui donc êtes-vous ?...

MARGUERITE.

Une pauvre femme de la Martinique.

JOSÉPHINE.

Et vous m’avez connue autrefois ?

MARGUERITE.

Ah ! oui ; souvent je vous ai vue passer dans les habitations, répandant des bienfaits que vous seule avez oublies !... Le moment n’est pas venu de vous dire qui je suis, et pourquoi vous me trouvez sur votre chemin où vont devez me retrouver toujours !... Et d’ailleurs, pauvre femme, seule an monde, qu’importe qui je suis et qu’importe ce que je deviendrai !... C’est à vous que je songe, a vous, qui réapparaissez dans tout votre avenir !...

JOSÉPHINE.

N’avez-vous pas dit que cet avenir serait brillant, glorieux ?

MARGUERITE.

Oui, et pourtant, je voudrais... je voudrais vous retenir, comme si vous aviez le pied sur un abîme... Je sais que vous ne méprisez pas cette science mystérieuse qui pénètre les secrets de la destinée !...

JOSÉPHINE.

Oui, vous avez raison : j’en ai rougi quelquefois, mais mon imagination est restée frappée pour toujours... une curiosité vague, inquiète, emporte incessamment ma rêverie à travers mes destinées futures !... Je suis faible, et je m’abandonne à la superstition !... Laissez-moi, femme, je ne dois pas, je ne veux pas nourrir ces pensées que tout condamne... notre sort appartient à Dieu !

MARGUERITE.

Et moi, je voudrais vous arrêter à l’entrée de ce chemin où vous allez vous engager !... Vous monterez haut dans les grandeurs humaines ; mais prenez garde !... vous avez vu souvent l’aigle de nos montagnes s’élever dans les airs, emportant la blessure qui le faisait redescendre expirant !...

JOSÉPHINE.

Si tu dis vrai, si je dois avoir ma part d’illustration et de puissance, est-ce l’amour ou la haine qui m’accompagnera dans ma carrière ?

MARGUERITE.

Votre nom sera béni, car votre cœur a des trésors de bienfaisance et de bonté !

JOSÉPHINE.

Eh bien, qu’importe le reste ! vienne la fortune, je l’abandonne d’avance aux malheureux !... vienne le pouvoir, je n’en veux que pour me faire aimer !...

MARGUERITE.

C’est l’amour de tout un peuple que je vous promets !

JOSÉPHINE.

Et quel peuple ?

MARGUERITE.

La France !...

JOSÉPHINE.

Femme, s’il en est ainsi, je me ris des douleurs dont tu m’as menacée !... La France ! on ne saurait acheter trop cher le bonheur de se dévouer pour elle, et l’honneur d’en être estimé !...

On entend le canon.

Qu’est-ce donc ?

MARGUERITE.

La Convention abdique, et Bonaparte est commandant en chef de l’armée de l’intérieur.

JOSÉPHINE.

Adieu !...

MARGUERITE.

Vous me reverrez, car je vous aime et ne pourrai m’éloigner de vous. Où allez-vous ?

JOSÉPHINE.

Chercher ma fille !...

MARGUERITE.

Et tout à l’heure, je vous verrai rentrer dans cet hôtel dont les portes vont se rouvrir !...

La regardant s’éloigner.

Elle ne m’a pas reconnue ! elle n’a pas reconnu la pauvre mère qu’elle sauva du désespoir !... Ah ! que je voudrais donner ma vie pour elle, pour lui épargner une des douleurs qui l’attendent !...

Elle s’éloigne lentement Mouvement au dehors et sur la scène, que traversent des ordonnances. Des gens du peuple se ferment en groupe et causent à voix basse d’un air animé. On entend au loin des tambours battant une marche.

RIGOBERT, sortant de la boutique.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a, nom de la Grise !... est-ce que vous venez me chercher pour me faire ni de la république ?...

UN HOMME DU PEUPLE.

Vous ne savez donc pas ?...

RIGOBERT.

Quoi ?

L’HOMME DU PEUPLE.

Le Directoire qui vient dénommer le général Bonaparte commandant de l’intérieur !

RIGOBERT.

Le général Bonaparte ! il est bien maigre !... qu’est-ce qu’il pourra faire ?...

UNE FEMME.

Tiens ! qu’est-ce qui se passe donc dans le ci-devant hôtel Beauharnais ?... On ouvre la grande porte...

L’HOMME DU PEUPLE.

Il y a longtemps que ça n’est arrivé.

Mouvement dans l’hôtel. Des Domestiques arrivent, précédés de Valentin.

 

 

Scène IX

 

JOSÉPHINE, MARGUERITE, VALENTIN

 

VALENTIN, aux Domestiques.

C’est bien, très bien, entrez d’abord, je vais vous rejoindre... Qu’on ne touche à rien, qu’on ne dérange rien !

RIGOBERT.

Qu’est-ce qu’il fait donc là, notre vénérable ami ?... Est-ce qu’il serait propriétaire de la chose ?...

Faisant claquer son fouet, à Valentin.

Eh ! là-bas !...

VALENTIN, toujours affairé.

Ah ! c’est vous, postillon, c’est vous ?... Enfin ! nous y voilà !... Vous savez si j’ai gardé le secret... je n’ai pas soufflé le mot... Et pourtant, c’était dur, c’était cruel !... Eugène est encore là, n’est-ce pas ? Il ne faut rien lui dire. Ah ! ah ! je m’en vais un peu changer tout cela !... Et ses habits, sa toilette ; vous verrez, vous verrez ; je n’ai pas oublié, allez !...

Aux domestiques, qui l’attendent.

Je suis à vous, je suis à vous !

RIGOBERT, le regardant.

Toqué !... supérieurement toqué !... Ah ça, mais qui est-ce qui arrive encore ? les municipaux, les véritables municipaux !

Des Officiers municipaux traversent la scène et se dirigent vers l’hôtel Valentin, qui allait entrer, s’arrête, et fait ranger les Domestiques.

VALENTIN.

Place aux officiers municipaux !...

Aux Officiers.

Citoyens, permettez-moi de vous introduire !...

Il passe devant eux et les conduit.

RIGOBERT.

Nom de la Grise, ça passe la farce !

Regardant du côté de la boutique.

Ah çà, que font-ils donc là-dedans ?... Est-ce qu’ils sont plongés dans les bouteilles à triple goulot ?... Il faudra donc un tremblement de terre pour les faire sortir !...

Entrant.

Ohé !... ohé !...

La scène se garnit de curieux.

 

 

Scène X

 

JOSÉPHINE, HORTENSE, LE GÉNÉRAL DUPHOT, PEUPLE, puis LE NOTAIRE, EUGÈNE, SIMON, MADELEINE, RIGOBERT, VALENTIN, etc.

 

JOSÉPHINE.

Je vous demande pardon, général ; mais avant d’entrer dans l’hôtel, j’ai quelques instants à passer là, devant cette boutique.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Madame, je me félicite de remplacer pour un moment le général Bonaparte... Je suis heureux de vous donner la main.

JOSÉPHINE.

Général, je ne pourrais m’appuyer sur un bras plus ferme contre l’ennemi.

UNE FEMME.

Tiens ! cette belle dame !... et cette jolie demoiselle !...

L’HOMME DU PEUPLE.

Ah ça, mais je ne me trompe pas ! c’est madame de Beauharnais !...

TOUS.

Madame de Beauharnais !...

L’HOMME DU PEUPLE.

Est-ce qu’elle va rentrer dans son hôtel ?... eh bien, nom d’un diable ! tant mieux ! c’est une femme qui est bonne comme il n’y en a pas !...

JOSÉPHINE.

Ah ! vous voilà, monsieur le Notaire.

LE NOTAIRE.

Je me rends à vos ordres ; il s’agit d’un contrat de mariage, à ce qu’il paraît ?

JOSÉPHINE.

Oui, monsieur.

LE NOTAIRE.

Mon dévouement à votre famille, à vous, madame, me fait faire des vœux ardents pour le bonheur de cette union... J’aime à croire que l’homme à qui vous donnez votre main vous garantit une fortune honorable, vous apporte un nom digne de remplacer le nom de Beauharnais ?

JOSÉPHINE.

Monsieur, j’épouse le général Bonaparte.

LE NOTAIRE.

Comment ! madame ?... vous qui certainement pouviez prétendre à l’illustration, à la richesse !... le général Bonaparte !... Mais cet homme-là n’a que la cape et l’épée.

JOSÉPHINE.

J’espère, monsieur, qu’il fera son chemin... Mon fils ! mon Eugène !

Eugène a passé sur le seuil de la boutique, entouré de Rigobert, de Simon et de Madeleine.

EUGÈNE, accourant.

Ma mère !... ma sœur !...

RIGOBERT.

Qu’est-ce qu’il dit ? qu’est-ce qu’il dit ?... nom de la Grise !

EUGÈNE.

Que se passe-t-il donc ?...

HORTENSE.

Eugène, notre mère reprend possession de tous ses biens, et nous sommes réunis pour ne plus nous quitter.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Monsieur de Beauharnais, j’ai voulu être le premier à vous annoncer le mariage de votre mère avec le général Bonaparte.

EUGÈNE, regardant sa mère.

Je ne m’étais pas trompé.

JOSÉPHINE.

Mes enfants, mon amour pour vous ne saurait être diminué dans quelque condition que la destinée m’appelle.

HORTENSE.

Et nous, ma mère, nous serons toujours auprès de vous ; heureux de votre bonheur, ou pleurant avec vous si l’infortune vous frappait encore.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Monsieur de Beauharnais, Bonaparte vous a nommé son aide de camp, et dès demain vous entrez en fonctions auprès de lui.

EUGÈNE, sortant de sa rêverie.

Enfin !... merci, général !... Je commençais à m’impatienter de mon repos, en voyant tous ces enfants de la France que la guerre entraînait aux frontières !... Et moi aussi, je serai donc soldat !...

Allant à Simon et à Madeleine.

Simon, Madeleine, vous m’avez recueilli dans des jours de péril !... approchez et donnez-moi votre main !...

SIMON et MADELEINE.

Pardon... c’est que... pardon, nous ne savions pas...

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! et moi qui lui parlais comme à un véritable apprenti !...

EUGÈNE, au milieu d’eux.

Vous resterez mes amis ; Simon, Madeleine, je bénis la fortune, puisque je pourrai vous être utile... Rigobert, que veux-tu ?...

RIGOBERT.

Vous suivre partout ! Vous aurez bien un cheval, j’en serai le domestique.

JOSÉPHINE.

Simon, je vous dois peut-être le salut de mon fils : une mère n’est jamais quitte envers le sauveur de son enfant.

SIMON.

Madame... si j’avais su, il n’aurait jamais touché une planche ni un rabot.

EUGÈNE.

Pourquoi ?... Je vous remercie au contraire de m’avoir appris un métier.

VALENTIN, accourant.

Tout est prêt, et le général va arriver.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Venez !...

VALENTIN, à Eugène.

Enfin, votre vieux valet de chambre va de nouveau présider à votre toilette... Vous avez la, dans l’hôtel, un brillant uniforme !

EUGÈNE.

Mais, Valentin, je ne rougis pas de cette veste... Je suis fier de la porter en rentrant dans l’hôtel de mon père !... J’ai été du peuple pendant quelques années, je veux m’en souvenir toute ma vie ! Simon, Madeleine, vous allez m’accompagner !...

SIMON.

Bah !...

EUGÈNE.

Jusqu’à demain je suis votre apprenti... Votre bras, Madeleine.

RIGOBERT.

Nom de la Grise !... bon enfant à mort !...

Tous se dirigent vers l’hôtel. Marguerite paraît près de la porte.

MARGUERITE, s’approchant de Joséphine.

Vous voilà sur la route.

JOSÉPHINE.

Où me conduira-t-elle ?...

MARGUERITE.

Au trône !...

Ils entrent dans l’hôtel. Un moment après, des Soldats, des Aides de camp accourent et se rangent devant l’hôtel. Bonaparte, à cheval, et entouré d’un nombreux cortège, traverse la scène et entre dans l’hôtel.

 

 

Deuxième Tableau

 

Dans les Alpes.

 

 

Scène première

 

RAIMBAUT, HUREL, SOLDATS, diversement groupés

 

HUREL.

Je dis, moi, que ça serait une chose comme on n’en a pas vu, de sortir de ce tas de précipices et d’arriver dans cette belle Italie. Faudrait essayer comme à Fleurus, où le général Jourdan a fait monter des particuliers dans le ciel, en ballon...

RAIMBAUT.

Sois tranquille, Hurel ; puisqu’il faut traverser ces mêmes Alpes où nous sommes inclus pour le quart d’heure, on les traversera.

HUREL.

Raimbaut, tu as toujours confiance, toi.

RAIMBAUT, bas.

Faut-il donc chanter le De profundis pour effaroucher ces jeunes lapins !...

Haut.

On se tire de partout !... En Vendée, on nous fusillait de droite et de gauche, en haut, en bas, et les balles sortaient des broussailles comme les giboulées au printemps... Dans la Hollande, nous patinions sur la glace pour aller pincer les flottes étrangères... Je suis revenu, moi et tant d’autres, de ces exercices suffisamment romanesques... ce n’est pas pour me laisser faire la queue par ces montagnes qui servent de patrie aux marmottes.

HUREL.

Ah ça, pourquoi qu’on a envoyé de ce côté-ci la division du général Duphot, au lieu de filer avec le reste de l’armée ?...

RAIMBAUT.

Est-ce que toute la procession pouvait suivre le même chemin ? En finitive, c’est l’affaire de ce nouveau général en chef qui prend le nom de Bonaparte, et qui me fait l’effet de ne pas dormir vingt-quatre heures toutes les nuits.

HUREL.

Et voilà le fils de son épouse, le capitaine Beauharnais, qui n’est pas fainéant non plus... Il a marché avec la division toujours d’aplomb et en avant !...

RAIMBAUT.

Oui, ça se ferait tuer d’une manière charmante !... Assez causé... voici le général Duphot !

Bas, à Hurel.

Tu vois ce Piémontais qui marche à côté ?...

HUREL.

Oui, le guide qui doit nous tirer de ces diverses glacières.

RAIMBAUT.

Eh bien, ce guide ne me va pas du tout !...

HUREL.

Bah !...

RAIMBAUT.

Je le soupçonne d’être suspect, comme on disait avant le Directoire qui nous gouverne actuellement... Motus !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE GÉNÉRAL DUPHOT, MARINO, OFFICIERS

 

LE GÉNÉRAL DUPHOT, à Marino.

Ainsi donc, en partant au commencement de la nuit nous arriverons demain matin aux sources de la Sesia ?

MARINO.

Vous y serez comme je l’ai promis.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Et si le passage que tu veux nous faire franchir était gardé ?...

MARINO.

Il ne le sera pas, je l’espère.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

S’il l’était ?

MARINO.

Alors il ne resterait plus qu’un chemin.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Oui, celui-là... mais, sans artillerie, nous ne pouvons tenter cette route, et tu sais bien qu’il était impossible de transporter nos pièces à travers ces montagnes. Je compte sur toi ; mais quoi qu’il arrive, nous passerons, car Beauharnais est allé chercher du renfort, et je l’attends,

MARINO, à part.

Du renfort !... viendra-t-il à propos ?...

Il s’assied un peu à l’écart.

LE GÉNÉRAL DUPHOT, aux soldats.

Enfants, la division qui m’a été confiée ne doit pas arriver la dernière en vue de l’Italie... Bonaparte, à la tête du gros de l’armée, va traverser les hauteurs, voisines... Il ne faut pas que nos compagnons d’armes aperçoivent plus tôt que nous les riches plaines de la Lombardie... Nous nous remettrons bientôt en marche ; jusque-là prenez du repos.

À un Capitaine.

Suivez-moi, capitaine, vous prendrez note de quelques instructions que je crois nécessaires.

Il s’éloigne suivi de quelques Officiers.

 

 

Scène III

 

RAIMBAUT, HUREL, MARINO, SOLDATS

 

RAIMBAUT.

Dis donc, Hurel, voilà ce guide qui se plonge dans des réflexions à lui tout seul... C’est étonnant comme j’ai idée que le citoyen sera fusillé !

HUREL, à ses soldats.

Ah çà, vous autres, en avez-vous encore dans les gourdes ?... une goutte de n’importe quoi ?

LES SOLDATS.

Rien...

HUREL.

Merci... faudrait se procurer le Parisien, qui garde les chevaux du capitaine Beauharnais, et le vieux grison qui l’accompagne idem... ils ont toujours un peu de riquiqui... Où sont-ils perchés ?...

RAIMBAUT.

Bah !... à l’abri du zéphyr, dans le ventre de quelque rocher !

MARINO, à part.

Que Dieu et la Vierge me protègent !... S’il ne l’avait fallu pour donner du pain à ma femme et à mes enfants, jamais je n’aurais consenti à conduire les Français à travers ce passage où ils périront peut-être... Ils ne périront pas sans vengeance, et je tomberai sous leurs coups !... J’ai fait le sacrifice de ma vie : advienne que pourra !...

Il s’appuie contre un rocher et s’enveloppe de son manteau.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, RIGOBERT, VALENTIN

 

RIGOBERT.

Ohé, la Grise !... salut et fraternité ! une bouteille ou la mort !

HUREL.

Tiens, le Parisien !...

RIGOBERT.

Allons, père Valentin, avancez du pied droit et du pied gauche...

VALENTIN.

Eh, mon Dieu ! nous ne serons pas mieux ici que là-bas... Misérable pays !... Conservez donc une apparence honnête, une tenue décente, une mise un peu propre, a travers les rochers et les avalanches !... pourvu que nous en sortions !...

RIGOBERT.

En sortir !... et qui donc prendrait soin de ces honorables chevaux que j’ai amenés jusqu’ici au milieu des précipices et d’un milliard de malédictions ?

VALENTIN.

Ah ! bah !... vos chevaux...

RIGOBERT.

Les chevaux !... si vous avez du mal à en dire, attendez que je ne sois plus de ce monde... Les chevaux ! sans eux qu’est-ce que ça serait que l’espèce humaine ?...

S’approchant des soldats et mettant une gourde au milieu.

Atout !...

LES SOLDATS.

Fameux !... Vive le Parisien !

RIGOBERT.

Vous me flattez ; mais je vous avoue que je préférerais de courir à triple galop sur les boulevards de la capitale de la république française.

RAIMBAUT, à Valentin.

Ah çà, vous suivez l’armée depuis que la campagne est ouverte... sans vous commander, je m’étonne et me surprends que vous ne jouissiez pas de la qualité de soldats...

VALENTIN.

Soldat !... je n’ai pas cette prétention... je suis né pour servir dans la famille Beauharnais...

RIGOBERT.

Et moi, j’ai pour grade et chevrons de veiller au grain pour les chevaux de cette même famille... Les chevaux... je ne comprends pas la république de les embarquer dans ces profondes glacières !...

RAIMBAUT.

Nous y sommes bien, nous autres !...

RIGOBERT.

Vous autres !... ça me paraît naturel... vous n’avez que deux jambes !... les fantassins ! on en trouve partout... les chevaux, c’est une autre histoire... Ohé ! la Grise !... à votre santé !...

RAIMBAUT.

Eh ben, c’est bon ; tu as le bec sans gène et sans façon, toi !...

RIGOBERT.

Comme vous dites, vétéran, et lorsque nous serons en Italie, je vous prouverai que ce même bec s’ouvre volontiers pour embrasser le goulot d’une bouteille...

Roulement de tambours.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?...

RAIMBAUT.

La division va se mettre sous les armes...

RIGOBERT.

Pourquoi ça ?...

RAIMBAUT.

Pour filer plus loin...

RIGOBERT.

Merci ! Est-ce qu’on nous laissera passer ?...

RAIMBAUT.

Peut-être, en nous saluant à coups de fusil et de canon !

RIGOBERT.

Comme on voudra...

RAIMBAUT.

Tu n’as pas peur...

RIGOBERT.

Jamais...

RAIMBAUT.

À la bonne heure !...

RIGOBERT.

Et au revoir... s’il en reste !

VALENTIN.

Est-ce que nous allons partir sans que le capitaine soit revenu ?

RAIMBAUT.

Mon vieux, il y a des moments où on laisse en chemin les capitaines, les généraux, les divisions même et tout le tremblement ! À la guerre, vois-tu, un homme c’est rien du tout !

RIGOBERT.

Et les chevaux ?...

RAIMBAUT.

Ça ne compte pas !...

RIGOBERT, à part.

Ce vétéran est farouche !...

Nouveau roulement de tambours.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LE GÉNÉRAL DUPHOT, OFFICIERS

 

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Soldats, nous allons nous mettre en marche... Le moment fixé pour le retour du capitaine Beauharnais est expiré... il nous rejoindra plus tard avec le renfort qu’il doit amener... nous ne pouvons rester ici plus longtemps... vous avez à braver de nouvelles fatigues, mais je compte sur votre courage et votre ardeur...

À Marino.

Allons, place-toi à la tête de la colonne.

MARINO.

Me voilà prêt, général !... venez !...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Pas encore !... je n’expose pas ainsi tous les braves que je commande... là-bas, sur la gauche, nous avons vu briller une lumière : l’ennemi nous y attend peut-être... Enfants, quelques hommes de bonne volonté !...

PLUSIEURS SOLDATS.

Voilà !

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Merci !... Raimbaut, prends avec toi dix de tes camarades ; placez cet homme au milieu de vous, et qu’il vous suive jusqu’à l’endroit que je viens de désigner... si le passage est gardé...

RAIMBAUT.

Feu sur lui !

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Non, vous le ramènerez ; c’est au milieu de la division qu’il périra comme traître !

MARINO, à part.

Allons, mon sort va s’accomplir !...

Haut, à Raimbaut et aux soldats.

Venez !...

Il s’éloigne avec eux. La division se met sous les armes, et se dispose au départ.

RIGOBERT, à Valentin.

Ah çà, est-ce que ce particulier serait susceptible de nous enfoncer dans un pétrin indéfini !...

VALENTIN.

Oh ! mon Dieu, un peu plus tôt, un peu plus tard !...

RIGOBERT.

Vous croyez !... je vais dire adieu aux chevaux !...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Capitaine, si cet homme nous trahit, si le passage est gardé par l’ennemi, il ne nous reste pas un sentier praticable.

LE CAPITAINE.

Général, la division pourrait périr tout entière.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Oui, car nous n’avons pas un seul canon pour répondre à l’artillerie des Autrichiens. Bonaparte a voulu sans doute détourner l’attention de l’ennemi, et faire passer toute l’armée, grâce aux manœuvres de la division... Cette confiance nous honore !... Si la division périt, on lui devra le salut et les victoires de nos frères d’armes !...

On entend des coups de feu.

Trahison !... le passage est gardé !... le guide nous a fait tomber dans un piège...

Élevant son épée.

Tambours !...

Roulement de tambours.

Serrez vos rangs !... Soldats !... je ne vous parle pas de courage !... veillez au drapeau !...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, RAIMBAUT, MARINO, DEUX SOLDATS

 

Raimbaut et les Soldats arrivent précipitamment, entraînant Marino.

RAIMBAUT.

Général, à mort le traître !... l’ennemi est là... deux camarades sont tombés !... vous avez dit qu’il fallait le tuer au milieu de la division !...

À Marino.

À genoux ?...

Il le couche en joue.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Arrête !... sois tranquille, justice sera faite !...

RIGOBERT, accourant.

Ohé ! la Grise !... Triple bastringue ! nous sommes dans la poêle à frire jusqu’au cou !

Les hauteurs se couronnent de Soldats ennemis, et la division se trouve comme enveloppée.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Enfants, ménagez vos cartouches !... à la baïonnette§... Raimbaut !...

RAIMBAUT.

Mon général ?

LE GÉNÉRAL DUPHOT, le tirant à part.

Mon brave, la division est perdue.

RAIMBAUT.

Oui, mon général.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Je ne veux pas être prisonnier !

RAIMBAUT.

C’est une assez bonne idée !...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Si jamais tu revois le général en chef, tu lui diras que je me suis fait tué pour ne pas survivra aux braves que je commandais !

RAIMBAUT.

Général, je ne le reverrai pas !...

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, EUGÈNE

 

EUGÈNE, accourant.

Général ! général !

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Le capitaine Beauharnais !

EUGÈNE.

Votre division a sauvé l’armée tout entière !... Bonaparte l’a dit !

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Eh bien, nous périrons sans regret !

EUGÈNE.

Non... j’ai précédé un renfort avec lequel nous écraserons l’ennemi qui comptait nous envelopper !...

LE GÉNÉRAL DUPHOT, se tournant vers Marino.

Ta trahison n’aura pet profilé aux Autrichiens !

LES SOLDATS.

À mort le traître !...

EUGÈNE.

Quel est cet homme ?

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Un guide qui nous a jetés dans le piège où nous devions périr sans défense...

LES SOLDATS.

À mort !...

MARINO.

Soit donc !... Je ne vous demande qu’une grâce, le temps de dire une prière pour ceux qui ne me reverront plus !... mes enfants !...

EUGÈNE.

Général, cet homme ne craint pas pour lui-même le danger qui le menace... ce souvenir de sa famille... je voudrais... je voudrais l’interroger... me le permettez-vous ?...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Je le veux bien, capitaine... vous avez raison... le voilà impassible en présence de la mort !...

EUGÈNE, tirant à part Marino.

Il n’y a pas longtemps que tu sers d’espion aux Autrichiens ?

MARINO.

Les Autrichiens, dites-vous ?

EUGÈNE.

Ils t’ont payé pour conduire la division dans un piège ?...

MARINO.

Vous aussi vous le croyez... vous le demanderez à Bonaparte, et vous verrez ce qu’il vous répondra...

EUGÈNE.

Comment ?...

MARINO.

Je lui avais promis le secret... mais vous êtes son fils pour ainsi dire, je puis, je veux parler devant vous !... Bonaparte m’a fait venir ! – Ta  femme, tes enfants manquent de pain, m’a-t-il dit ; ils n’en manqueront plus, si tu veux me servir. – Je suis prêt, ai-je répondu... – Il m’a indiqué les défilés où nous sommes engagés, et m’a ordonné d’y conduire la division. – Mais les Autrichiens vont l’y attendre, me suis-je écrié, ils l’envelopperont. – Elle passera, a-t-il dit ; je lui enverrai à temps un renfort. – D’ailleurs, elle renferme des braves sur lesquels je puis compter... Ils combleront, s’il le faut, les ravins avec les ennemis que leurs baïonnettes y précipiteront... Ce combat fera une diversion utile pour occuper l’ennemi ; alors mon armée passera les Alpes, Oui, c’est dans cette division qu’est le salut de tous et la conquête de l’Italie !... Va ; quoi qu’il arrive, sois fidèle et dévoué ! – J’ai obéi, car la parole de cet homme vous entraîne et vous fait son esclave !...

EUGÈNE.

Et tu ne voulais pas te justifier ?.

MARINO.

Ne vous ai-je pas dit que j’avais promis le secret ?...

EUGÈNE, vivement.

Général, soldats, je vous demande la vie de cet homme au nom du général en chef...

TOUS.

Comment ?

EUGÈNE.

Je réponds de lui ; je ne puis parler, mais j’engage mon honneur !... Attendez au moins que le général en chef ait décidé son sort !...

RAIMBAUT.

Mais il nous a trahis pour les Autrichiens !...

Coups de feu.

EUGÈNE.

Général, nos camarades arrivent !...

MARINO.

Vous dites que j’ai trahi pour les Autrichiens !... Ils vont me tuer sous vos yeux, car je serai le premier à les attaquer !...

Il prend un fusil et va vers les Autrichiens.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Soldats, il faut rompre les rangs ennemis, ou y trouver une mort glorieuse ! Allons, faisons entendre cet hymne que nous chantions en quittant la patrie !...

Ils gravissent les hauteurs en chantant la Marseillaise. Combat. Passage des montagnes.

 

 

Troisième Tableau

 

Chez Joséphine, à l’hôtel de la rue de la Victoire.

 

 

Scène première

 

LE GÉNÉRAL DUPHOT, OFFICIERS

 

LE GÉNÉRAL DUPHOT, se retirant d’une fenêtre.

Voilà encore un régiment qui va rejoindre ceux qui nous attendent aux Tuileries.

UN OFFICIER.

Je suis surpris que le général Bonaparte soit encore ici, dans son hôtel de la rue de la Victoire, tandis que les événements marchent avec tant de rapidité.

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Soyez tranquille, il ne restera pas en arrière des circonstances... Il n’a pas quitté l’Égypte et commencé le mouvement auquel nous allons prendre part, sans être bien décidé à en finir avec le directoire.

UN OFFICIER.

Mais si les directeurs faisaient un appel à tous ceux qui reconnaissent leur autorité ?...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Qu’importe !... D’ailleurs, les Directeurs sont divisés... Barras s’est retirée sa terre de Gros-Bois ; Moulins et Gohier ne savent quel parti prendre ; Sieyès et Roger-Ducos sont décidés à suivre la fortune de Bonaparte... Hier, I8 brumaire, le conseil des Anciens l’a nommé commandant de Paris, de la garde nationale et de toutes les troupes de la division... Aujourd’hui, celui des Cinq-Cents suivra son exemple, et c’est à Saint-Cloud que se terminera cette révolution qui doit appeler au pouvoir le seul homme qui puisse maintenant présider aux destinées de la France !...

UN OFFICIER.

Et nous sommes prêts à prouver à Bonaparte notre dévouement... Mais tous les généraux influents ne se sont pas réunis à lui ?...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Voulez-vous parler de Lefebvre et d’Augereau ?... Reposez-vous sur Bonaparte ou sur son épouse, du soin de les gagner à notre cause... Ils ne résisteront pas...

 

 

Scène II

 

LE GÉNÉRAL DUPHOT, OFFICIERS, UN AIDE DE CAMP

 

UN AIDE DE CAMP.

Messieurs, le général Bonaparte est en route pour se mettre à la tête des trois régiments...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

Nous l’attendions !...

UN AIDE DE CAMP.

Le colonel Eugène Beauharnais est chargé de nous diriger...

LE GÉNÉRAL DUPHOT.

C’est bien...

À Joséphine, qui entre.

Madame, nous ne reviendrons que pour vous annoncer la victoire...

JOSÉPHINE.

Messieurs, Bonaparte compte sur votre zèle, sur votre affection ; et moi, je sais que vous vous jetteriez tous entre lui et les dangers qui pourraient le menacer... Allez, vous êtes accoutumés à vaincre ; le succès est assuré !...

Ils sortent. Joséphine, à la fenêtre, les regarde s’éloigner.

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, HORTENSE

 

HORTENSE.

Eh bien, ma mère ?...

JOSÉPHINE.

Te voilà, ma fille ?...

HORTENSE.

Mon Dieu, mais, tout à l’heure, vous sembliez résignée et confiante dans l’heureuse issue des événements ; vous avez donc des craintes ?...

JOSÉPHINE.

J’affectais le calme qui était bien loin de mon cœur !... Oh ! ne t’inquiète pas, Hortense ; j’ai foi dans les destinées de Bonaparte, et j’espère qu’il reviendra après avoir accompli ses desseins... Mais pour lui, pour Eugène, je redoute souvent la colère et la vengeance de ceux qui se réunissent à Saint-Cloud !

HORTENSE.

Et vous avez pu vous maîtriser au point de prendre part à ce projet, qui peut être funeste à notre repos, à notre bonheur ?...

JOSÉPHINE.

Oui, car je ne doute pas du succès, et il faut que Bonaparte ait en main le pouvoir qui échappe au Directoire, le pouvoir qu’il fera servir à la gloire, à la prospérité de la France !... Son avenir est l’avenir de la patrie ; lui seul a la force nécessaire, lui seul peut amener des jours meilleurs !...

HORTENSE.

En seriez-vous plus heureuse, ma mère ?...

JOSÉPHINE.

Oui, puisque Bonaparte sera l’égal des rois... jusqu’à ce que les rois lui obéissent ?...

HORTENSE.

On disait tout à l’heure que plusieurs généraux se refusaient à servir cette cause à laquelle nous sommes si intéressés...

JOSÉPHINE.

Il en est deux surtout que j’attends avec impatience... s’ils ne viennent pas, j’augure mal de cette entreprise où notre sort est engagé...

HORTENSE.

Et s’ils viennent ?...

JOSÉPHINE.

Je les déciderai peut-être, et je pourrai me vanter d’avoir eu ma part de la bataille et du triomphe !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Le général Lefebvre, le général Augereau !

JOSÉPHINE, à part.

Dieu soit loué !...

Haut.

Mon enfant, laisse-nous.

HORTENSE.

Oui, ma mère...

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, LEFEBVRE, AUGEREAU

 

AUGEREAU.

Parbleu, madame, c’est très heureux de vous trouver encore ici !

JOSÉPHINE.

Pourquoi donc ?

AUGEREAU.

Mais, à voir cette troupe d’officiers et de soldats qui s’en vont par la rue de la Victoire, j’aurais cru qu’il y avait eu bataille...

LEFEBVRE.

Ah ça, Bonaparte nous a fait demander et le voilà parti !... Ce gaillard-là ne peut donc pas rester en place une minute ?...

JOSÉPHINE.

Il est allé à Saint-Cloud, où il espère que vous irez le rejoindre.

AUGEREAU.

À Saint-Cloud ?

LEFEBVRE.

Et pour quoi faire ?... Pour entendre une troupe de parleurs qui feront des discours à n’en pas finir !... Je n’ai pas besoin de ça pour m’endormir, ma chère dame !... Ça peut amuser Bonaparte, qui est un savant ; quant à moi, j’aime mieux voir manœuvrer un régiment !

JOSÉPHINE.

Mais, général Lefebvre, c’est qu’il y a aussi des régiments à Saint-Cloud...

AUGEREAU.

Et que diable vont-ils faire là ?

JOSÉPHINE.

Vous ignorez donc tout ce qui se passe ?

LEFEBVRE.

Comment ?

AUGEREAU.

Je sais que le conseil des Anciens s’est assemblé et a donné un commandement à Bonaparte.

LEFEBVRE.

Et il a bien fait !... Mais pourquoi donc aller se promener à Saint-Cloud et y transporter l’autre conseil, celui des Cinq-Cents ?... Qu’est-ce que c’est que tout ce remue-ménage ?

JOSÉPHINE.

Pensez-vous que le moment ne soit pas venu de réparer les fautes du gouvernement ?

AUGEREAU.

Le gouvernement !... Si nous touchons cette corde-là, je vous dirai que j’ai eu plusieurs fois l’envie de travailler comme en fructidor, c’est-à-dire d’entrer dans sa boutique et de le secouer pour le remettre dans le bon chemin.

LEFEBVRE.

Dis donc, tu oublies que depuis hier seulement je ne commande plus la division...

AUGEREAU.

Eh bien ?

LEFEBVRE.

Tu m’aurais trouvé de faction par là, je ne t’aurais pas laissé passer !

AUGEREAU.

Ah bah !...

LEFEBVRE.

Ah ! mais, non !...

AUGEREAU.

Je passe partout, moi !...

LEFEBVRE.

Ça dépend des factionnaires !...

AUGEREAU.

Eh bien, nous nous serions alignés ; tu aurais défendu tes Directeurs...

LEFEBVRE.

Comment, mes Directeurs !... Je n’y aurais tenu que pour la consigne... à part cela, qu’ils aillent à tous les diables !... Ah ça, voyons, madame : Bonaparte a quelque idée dans la tête, n’est-ce pas ?...

AUGEREAU.

Parbleu ! il n’a pas assez de ses victoires d’Italie et d’Égypte ; nous allons, un de ces jours, le voir filer avec une armée !...

JOSÉPHINE.

Bonaparte ne songe pas en ce moment à se mettre en campagne contre les ennemis extérieurs... il est trop préoccupé de la situation de  la France !...

LEFEBVRE.

Comment, la situation de la France ! ça ne va donc pas ?... Je n’en sais rien, moi !...

AUGEREAU.

Eh bien, mais nous avons pourtant donné la chasse à tous ceux qui voulaient se mêler de ce qui ne les regardait pas !... Depuis la Hollande jusqu’en Égypte, nous avons balayé les rois, les généraux et toute leur séquelle !...

LEFEBVRE.

Tu as raison, je ne dis pas le contraire ; mais il faudrait voir si Bonaparte n’a pas découvert quelque manigance de travers... Tu sais bien que depuis son retour d’Égypte il s’est enfermé dans les livres et la politique... Il a de bons yeux, le citoyen !... il a peut-être mis la main sur quelque farce de nos gouvernants !...

JOSÉPHINE.

Il a vu que le Directoire suivait une route au bout de laquelle il y a un abîme où la France doit s’engloutir !...

LEFEBVRE.

Mille diables !...

AUGEREAU.

Eh bien, il faut lui dire ça, au Directoire !... nous sommes là pour appuyer...

JOSÉPHINE.

Non, tous les conseils seraient inutiles, toutes les menaces impuissantes !... Ces hommes sont aveuglés ; tant qu’ils seront au pouvoir, le péril ne fera que grandir ; c’est en les renversant qu’on sauvera la patrie !

LEFEBVRE et AUGEREAU.

Les renverser !...

JOSÉPHINE.

Oui ; et c’est là une œuvre que Bonaparte est allé accomplir à Saint-Cloud !... Ne voulez-vous pas le seconder ?

LEFEBVRE.

Un instant !... Il fait des révolutions comme ça lui, comme s’il ne s’agissait que d’un petit déjeuner !...

AUGEREAU.

Il va se mettre dans un fameux pétrin !

JOSÉPHINE.

Général, il ne peut y avoir plus de danger qu’au pont d’Arcole !

AUGEREAU.

Permettez !... Au pont d’Arcole, nous avions du canon, des soldats enragés et le diable au corps !

JOSÉPHINE.

Et aujourd’hui n’a-t-il pas autour de lui un grand nombre de vos compagnons d’armes dont l’appui ne lui manquera pas ?... Et vous qui savez quel est son génie, hésiteriez-vous à vous joindre à ceux qui l’entourent ?... Il a compté sur vous, sur votre amour de la patrie, sur l’influence que vous donne votre renommée !... Votre appui redoublera sa force, votre concours fera le succès de l’entreprise !

AUGEREAU.

Je ne dis pas, je ne dis pas ; mais notre métier est de faire la guerre et non pas de nous enfoncer dans la politique !

LEFEBVRE.

Et qu’est-ce qu’il fera, Bonaparte, quand il aura escamoté ces directeurs qui ne font pas de trop bonne besogne, c’est une justice à leur rendre ?

JOSÉPHINE.

Ne serez-vous pas là pour aviser avec lui à ce que voudront les circonstances ?

AUGEREAU.

Il viendra encore des avocats, des bavards qui nous embarrasseront les jambes.

JOSÉPHINE.

On les fera taire... D’ailleurs, vous ne les entendrez pas... vous serez sans doute à la tête d’une armée !...

LEFEBVRE.

Vous croyez donc que nous aurons de l’occupation dans ce genre-là ?...

JOSÉPHINE.

Vous savez bien que Bonaparte aime la guerre.

LEFEBVRE.

Oui, il s’y plaît assez !,...

JOSÉPHINE.

Il est temps que vous repreniez tous la position qui vous convient... Voilà déjà longtemps qu’on ne vous laisse plus remporter de victoires...

LEFEBVRE.

C’est vrai ; ma femme dit que je vais me rouiller...

JOSÉPHINE.

Ils sont jaloux de votre réputation si bien méritée, si éclatante !...

AUGEREAU.

Il n’y en a que pour eux !... Pourvu qu’ils se pavanent avec leurs toques de Romains et leurs robes de l’ancien régime de Pharamond, c’est fini, les voilà contents !...

JOSÉPHINE.

Aujourd’hui, leur cause ne peut être la vôtre... vos intérêts, vos sympathies sont du côté de Bonaparte, qui représente l’armée ; c’est un frère d’armes qui vous invite a pourvoir au salut de la patrie !...

LEFEBVRE.

Vas-tu défendre le Directoire comme en fructidor, toi ?...

AUGEREAU.

Vas-tu te mettre en faction pour empêcher d’entrer dans son magasin ?...

LEFEBVRE.

Tu ne me défierais pas de courir à Saint-Cloud pour donner un solide coup d’épaule à Bonaparte !...

AUGEREAU.

Je te défie d’y arriver avant moi, si l’envie me prend de donner une leçon aux faiseurs de discours !...

LEFEBVRE.

Mille diables ! c’est ce que nous verrons !...

AUGEREAU.

Parbleu ! je gagnerai, ou le diable m’emportera.

LEFEBVRE.

Ça n’est pas sûr.

AUGEREAU.

À revoir, madame !

LEFEBVRE, à Joséphine.

Salut et fraternité !...

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, puis MARGUERITE

 

JOSÉPHINE.

Maintenant ils lutteront à qui servira avec le plus d’ardeur les projets de Bonaparte !

UN DOMESTIQUE.

Madame, il y a là une femme qui demande à vous parler.

JOSÉPHINE.

Une femme !...

LE DOMESTIQUE.

Elle a dit que vous la reconnaîtriez, et qu’elle venait de Saint-Cloud.

JOSÉPHINE.

Qu’elle entre !

Marguerite entre. Le domestique sort.

C’est vous !...

MARGUERITE.

Ne vous ai-je pas dit que vous deviez me retrouver sur votre route ?

JOSÉPHINE.

Eh bien, votre prédiction sera justifiée peut-être... Voici une journée qui sera féconde pour notre avenir !...

MARGUERITE.

L’avenir !... il sera tel que je vous l’ai montré !

JOSÉPHINE.

Mais aujourd’hui la fortune de mon époux peut se briser contre un accident inattendu, contre le poignard d’un ennemi !...

MARGUERITE.

Aujourd’hui, il passera à travers tous les obstacles, comme il a passé naguère à travers les balles du pont d’Arcole et les escadrons des musulmans !... Il commence à peine les grandes choses qu’il doit accomplir, et sa marche ne sera point interrompue.

JOSÉPHINE.

Que Dieu vous entende !... Mais je ne puis vaincre mes appréhensions... Dites-moi, il ne doit donc craindre aucun péril ?...

MARGUERITE.

Qu’importe le péril puisque le succès est assuré ?... Il y a dans le conseil des Cinq-Cents des hommes qui se seront levés furieux ; Bigonnet, nourri des passions indomptables de la Convention ; Aréna, le Corse, prêt, s’il le faut, à en appeler au poignard !...

JOSÉPHINE.

Que dites-vous ?

MARGUERITE.

Je ne suis pas venue vous apporter l’épouvante, mais la confiance et l’espoir !... Je vous dis que Bonaparte sortira vainqueur de cette lutte et vous reviendra armé d’un pouvoir qui va grandir de jour en jour !... Ce matin, j’étais à Saint-Cloud : j’ai vu l’ardeur briller dans les regards de tous ceux qui l’entouraient ; j’ai vu ses adversaires frappés d’un vertige qui les perdra... Allons, madame, quelques instants encore et vous serez rassurée !...

JOSÉPHINE.

Et mon fils ?

MARGUERITE.

Votre fils !... il est le plus jeune de tous ceux qui travaillent à cette grande entreprise ; mais nul ne le devancera dans le chemin du courage et du dévouement... Adieu, madame.

JOSÉPHINE.

Vous me quittez !

MARGUERITE.

Un messager arrive de Saint-Cloud et vous apporte des nouvelles.

JOSÉPHINE.

Je vous reverrai ?

MARGUERITE.

Oui, madame !

JOSÉPHINE.

Ici ?...

MARGUERITE.

Aux Tuileries !...

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, puis VALENTIN et RIGOBERT

 

JOSÉPHINE, seule.

Aux Tuileries ! m’a-t-elle dit ; aux Tuileries !...

VALENTIN.

Madame, Rigobert descend de cheval dans la cour.

JOSÉPHINE.

Qu’il vienne, qu’il vienne !...

VALENTIN.

Par ici, Rigobert, par ici !...

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! Excusez, madame, j’en ai la respiration fendue en quatre !... j’ai couru comme un véritable vent du nord !... Voici une lettre...

JOSÉPHINE.

Voyons !... deux mots seulement... c’est Eugène qui m’écrit : – « Ma mère, la bataille a été chaude, disputée ; mais nous touchons à la victoire... Quelques instants encore, et je serai près de vous pour vous annoncer que tout est heureusement terminé ! »

À Rigobert.

Mon fils va venir...

RIGOBERT.

Dam’, quand la contredanse sera finie... Elle avance, elle avance !...

VALENTIN.

Que se passait-il quand vous êtes parti ?...

RIGOBERT.

Ah ! père Valentin, je n’étais pas de la chose... je gardais les chevaux.

JOSÉPHINE.

Et le général Bonaparte ?...

RIGOBERT.

J’ai vu son cheval... il était dessus d’aplomb !...

VALENTIN.

Voilà tout ce que vous savez ?

RIGOBERT.

Ah çà, en voilà pas mal cependant ! Si vous voulez que Saint-Cloud soit enfoncé à trente lieues sous terre, parlez, faites-vous servir ! alors !...

Bruit au dehors.

JOSÉPHINE.

Qu’y a-t-il ?

VALENTIN, regardant par une fenêtre.

Des soldats du régiment d’Eugène...

JOSÉPHINE.

Et mon fils ?...

VALENTIN.

Le voilà, madame !...

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, VALENTIN, RIGOBERT, EUGÈNE, HORTENSE, RAIMBAUT, OFFICIERS, SOLDATS

 

EUGÈNE.

Ma mère !...

JOSÉPHINE.

Eh bien ?

EUGÈNE.

Le général Bonaparte est nommé premier consul ; il a pour collègues les anciens directeurs Sieyès et Royer-Ducos !...

JOSÉPHINE.

Et nous n’avons plus à craindre pour lui ?...

EUGÈNE.

Non, ma mère ; il n’est entouré que de braves compagnons d’armes heureux et fiers de son élévation !...

HORTENSE.

Tu as tout vu, Eugène ?...

EUGÈNE.

Certainement ; je n’ai pas quitté le général... La lutte a été vive, animée ; le conseil des Cinq-Cents a opposé une opiniâtre résistance à la décision qu’avait prise le conseil des Anciens !... Il fallait vaincre ; car au lieu de son nouveau titre, le général subissait la mise hors la loi !...

JOSÉPHINE.

Son énergie l’a sauvé ?...

EUGÈNE.

Son énergie et le dévouement de ses amis !... Un moment nous avons craint pour sa vie !...

JOSÉPHINE.

Grand Dieu !...

EUGÈNE.

Oui, il était enveloppé de plusieurs membres du conseil qui s’étaient précipités sur lui avec fureur... L’un d’eux a levé son poignard ; il a frappé,

Mettant la main sur le bras de Raimbaut.

et ce brave a reçu la blessure que voilà, en couvrant le général de son corps !...

JOSÉPHINE, à Raimbaut.

Merci, mon ami !

RAIMBAUT.

Ce n’est rien ; une reprise à la manche de mon uniforme, et il n’y paraîtra plus.

HORTENSE.

Mais il faudrait visiter cette blessure... Voyons !

RAIMBAUT.

Bah ! par exemple !... une vraie piqûre d’épingle !

JOSÉPHINE.

Mon ami, sans vous le général était perdu peut-être... vous avez bravé la mort pour le sauver... Il n’est point de récompense qui puisse égaler votre dévouement ; mais je veux que vous acceptiez un souvenir de ma reconnaissance, de mon amitié...

Tirant une bague de sa main.

Portez ceci en mémoire de cette journée !

RAIMBAUT.

Comment !... je veux bien : on l’enterrera avec moi.

RIGOBERT.

Camarade Raimbaut, vous ne la donnerez pas à une particulière quelconque, celle-là ?

RAIMBAUT.

Non, sacré diable ! quand même ça serait la fille de plusieurs monarques !

EUGÈNE

Ma mère, le premier consul nous attend !

JOSÉPHINE.

Venez, mes enfants !

Acclamations au dehors. Nouveaux Officiers qui se joignent aux personnages. Tous sortent tandis qu’on entend au dehors les cris de Vive Bonaparte ! mêlés au bruit des tambours et des trompettes.

 

 

Quatrième Tableau

 

À Rome. Une place. L’hôtel de l’Ambassade de France.

 

 

Scène première

 

LE GOUVERNEUR DE ROME, DE STENEIN, SARTI, HOMMES et FEMMES DU PEUPLE

 

Des Pénitents de diverses confréries traversent la scène et prennent une même direction. Des Seigneurs romains, des hommes du peuple les suivent. D’autres restent sur le théâtre. Des Pénitents, en passant, donnent la main à d’autres personnages, d’un air mystérieux. Les cloches sonnent au loin.

LE GOUVERNEUR, sur un des côtés du théâtre.

Monsieur de Stenein, aujourd’hui je vais donner à l’Autriche qui vous a envoyé une preuve de mon dévouement ; toute relation d’amitié va devenir impossible entre Rome et la France !

DE STENEIN.

Si les troupes que commande Eugène Beauharnais succombent sous la révolte, ce pays nous verra reprendre l’avantage et réparer nos défaites... mais il ne faut pas que le Saint-Père sorte de la ville !

LE GOUVERNEUR.

Rassurez-vous... tous ceux que vous voyez aller auprès de lui, les seigneurs, ce peuple entier se feront tuer plutôt que de le voir partir pour aller couronner l’empereur des Français.

Appelant.

Sarti !

SARTI, s’avançant.

Monseigneur !

LE GOUVERNEUR.

Tes hommes sont bien disposés ?

SARTI.

Ils gagneront la récompense promise.

DE STENEIN.

Quel est cet homme ?

LE GOUVERNEUR.

Un chef de brigands de la campagne romaine.

À Sarti.

Combien êtes-vous ?

SARTI.

Trois cents, monseigneur, comme le porte le sauf-conduit qu’on nous a envoyé... Nous sommes passés par petites troupes, et nous sommes venus bien déterminés à chasser les Français de la ville... Ils veulent emmener le Saint-Père !... nos femmes et nos enfants joueraient du couteau contre nous si nous supportions cette profanation !

DE STENEIN.

S’il reste ici, la liberté romaine peut renaître, car l’appui de l’Autriche ne lui manquera pas !

LE GOUVERNEUR.

Venez, messieurs, suivez-moi au Vatican !

UN HOMME DU PEUPLE, au Gouverneur.

Monseigneur, si les Français réussissent, la ville est perdue !

LE GOUVERNEUR.

C’est vrai !

Il passe.

L’HOMME DU PEUPLE, à d’autres.

Eh bien, alors, il faut les tuer, ou qu’ils nous tuent !

SARTI.

Attendez donc !... le moment n’est pas venu.

L’HOMME DU PEUPLE.

Qui es-tu, toi ?

SARTI.

Tu le verras plus tard, quand il faudra combattre.

Tous suivent le cortège du Gouverneur, et les Pénitents.

 

 

Scène II

 

RAIMBAUT, RIGOBERT, UN FACTONNAIRE de la porte de l’hôtel

 

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! camarade Raimbaut, j’aimerais assez le séjour de cette ville de Rome, mais ces coquines de rues qui montent et descendent me font frémir pour ces pauvres chevaux !

RAIMBAUT.

Et moi, je n’aspire qu’a une félicité, c’est de recommencer une campagne avec le premier consul, lequel va prendre les galons d’empereur... Je me fane par ici ; on y voit un tas de particuliers qui vous regardent de travers.

RIGOBERT.

Ils louchent, ils louchent.

RAIMBAUT.

Si le général Eugène Beauharnais était de mon sentiment et opinion...

RIGOBERT.

Eh bien ?

RAIMBAUT.

On dirait comme dans plusieurs villes et royaumes : Mes enfants, vous êtes incorporés dans le gouvernement français... Attention, immobile et silence dans les rangs ! Le premier qui bouge, fusillé, à cette fin qu’il ne recommence pas.

RIGOBERT.

Ça doit réussir.

RAIMBAUT.

Supérieurement.

RIGOBERT.

Ohé ! voilà le général qui sort avec l’ambassadeur ; je vas préparer les poulets d’Inde ! nom de la Grise !... Pourvu que ces farouches Romains n’attaquent pas mes pauvres chevaux ! Salut et au revoir !...

RAIMBAUT.

Vous êtes susceptible de me retrouver... je vais prendre tout à l’heure mon tour de faction

 

 

Scène III

 

EUGÈNE, LE GÉNÉRAL DUPHOT

 

EUGÈNE.

Monsieur l’ambassadeur, je vais visiter les casernes et ordonner que toutes les troupes se tiennent sous les armes.

LE GÉNÉRAL.

Il faut imposer par le déploiement de toutes les forces dont nous pouvons disposer ! Il me paraît impossible que le départ du Saint-Père s’effectue sans un mouvement d’insurrection !...

EUGÈNE.

J’espère qu’on n’oubliera pas si vite les campagnes de Napoléon en Italie... on sait qu’il est prompt à venger les injures faites à la France !... Quoiqu’il en soit, il ne faut négliger aucune des précautions que conseille la prudence... Et d’abord, je vais envoyer une compagnie dans votre hôtel... elle sera là pour punir à l’instant la moindre insulte qui serait faite à l’ambassade !... Je vais revenir avec une partie de la division, pour veiller au départ du Saint-Père ! À bientôt !...

Amicalement.

Qu’avez-vous, général ?... vous paraissez triste, préoccupé !...

LE GÉNÉRAL.

Non.

EUGÈNE.

Vous me trompez, et vous avez tort, car vous savez que notre amitié a pris naissance sur le champ de bataille, et c’est une bonne amitié, celle-là !...

LE GÉNÉRAL.

Eh bien... mais, je n’ose vraiment vous avouer ma faiblesse !... Je ne sais si la superstition devient contagieuse dans cette ville... j’ai la pensée que je n’en sortirai pas, que j’y mourrai !...

EUGÈNE.

Allons donc, général, vous avez trop de courage pour éprouver un sentiment de crainte...

LE GÉNÉRAL.

Que voulez-vous ?... nous ne sommes pas maîtres de nos pressentiments, mais il appartient aux hommes de cœur d’affronter même une mort qu’ils regardent comme certaine... À bientôt !

Il rentre dans l’hôtel.

EUGÈNE, à part.

C’est singulier ! lui que j’ai vu si intrépide !... Le danger serait-il donc plus grand que je ne le pensais ?... Eh bien, nos mesures sont prises et la résolution ne nous manquera pas !...

Appelant.

Rigobert !...

RIGOBERT.

Présent !

EUGÈNE.

Mon cheval !...

RIGOBERT.

Voilà ! frais et d’aplomb !...

Eugène s’éloigne avec des Officiers.

 

 

Scène IV

 

RAIMBAUT, en faction, puis SARTI, DE STENEIN, LE GOUVERNEUR, PÉNITENTS, PEUPLE

 

RAIMBAUT.

Est-ce que par hasard nous danserions tout à l’heure une petite carmagnole au son du poignard et du fusil ?... Le général Beauharnais et l’ambassadeur me font l’effet de préparer leurs buffleteries !... Ah ça, ça serait ridicule de se voir crever la peau d’un coup de stylet dans cette ville, après avoir été lui donner un coup de pinceau avec le soleil d’Égypte... hum, non, ça ne peut pas me convenir !... Bon ! voici les corbeaux qui redescendent la garde de ce côté !... Attention !...

Des hommes du peuple arrivent, précédant les Pénitents.

L’HOMME DU PEUPLE.

Le Saint-Père ne partira pas !...

SARTI.

Il va s’arrêter à l’église de Saint Pierre : une fois qu’il y sera entré, nous fermerons les portes et nous nous jetterons sur les Français !...

LE GOUVERNEUR.

Monsieur de Stenein, il faut faire un détour pour nous retrouver à la porte Saint-Pierre...

DE STENEIN.

Ne craignez-vous pas que la résignation du Saint-Père, ses paroles favorables à Bonaparte qu’il vient de prononcer, et l’assurance qu’il a donnée qu’il partait volontairement, ne refroidissent l’ardeur du peuple ?...

LE GOUVERNEUR.

Le peuple ne l’a pas entendu. D’ailleurs, notre projet ne regarde que l’Autriche et moi : nous l’exécuterons !...

À un Pénitent.

Êtes-vous prêts ?

LE PÉNITENT, entr’ouvrant sa robe.

Nous avons tous nos armes !...

LE GOUVERNEUR.

C’est bien !

RAIMBAUT, au Gouverneur.

Passez au large !

LE GOUVERNEUR.

Comment ?...

RAIMBAUT.

C’est la consigne pour le quart d’heure ; mon poste va jusque-là !...

LE GOUVERNEUR.

Ne savez-vous pas que je suis le gouverneur de Rome ?...

RAIMBAUT.

Flatté de faire votre connaissance... mais, voyez-vous, l’hôtel de l’ambassade, c’est la France, et voilà la frontière !...

Rumeur.

Vous êtes libres de marronner !...

DE STENEIN, à Sarti.

Écoute : pendant que la révolte se fera aux portes de Saint-Pierre, tu viendras ici avec des hommes déterminés, et tu entreras de vive force dans l’hôtel de l’Ambassade !...

SARTI.

Est-ce convenu avec le gouverneur ?

DE STENEIN.

Sans doute !

Il lui met de l’argent dans la main.

SARTI, à part.

Il doit avoir raison !...

DE STENEIN.

Tu auras soin que le drapeau que voilà soit arraché !

SARTI.

Bien !

DE STENEIN, à part.

Alors je pourrai regarder la guerre comme inévitable et terrible !

Tambours au loin, arrivée d’une compagnie.

RAIMBAUT.

Voici des camarades, je suis assez charmé de les voir !...

La compagnie entre dans l’hôtel. Une division arrive, tambours en tête, Eugène la conduit ; arrivé sur la place, il s’arrête et fait arrêter sa division.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, EUGÈNE

 

EUGÈNE.

Peuple, le Saint-Père s’éloigne de Rome pour aller sacrer l’empereur Napoléon !... En ce moment, il quitte le Vatican pour se rendre à Saint-Pierre, et les troupes que je commande vont protéger la marche pontificale ; c’est avec un sentiment tout paternel qu’il donnera l’onction religieuse au grand homme qui a relevé les autels de la religion... Lui-même a proclamé hautement son affection pour celui qu’il doit couronner sous les voûtes de Notre-Dame !... Ce sera un pacte solennel entre le puissant empire de France et l’empire vénéré des successeurs de Saint-Pierre... Si nos ennemis cachés, si des agitateurs voyaient dans cette circonstance le moment propice à de ténébreux desseins, qu’ils ne se fient pas au petit nombre de braves que je commande !... Un soldat français, un seul, s’il était victime de la trahison, serait vengé par la France entière ; sa justice et sa colère iraient chercher les coupables, fussent-ils réfugiés aux extrémités du monde !...

Morne silence du Peuple. Tambours. La division se remet en marche. Groupes de divers côtés. Cortège qui suit une partie du théâtre.

RIGOBERT.

Eh bien, brave Raimbaut ? si jamais j’épouse une femme quelconque, je n’aurai pas tant de monde à ma noce !...

RAIMBAUT.

La noce ! j’ai idée que nous allons en avoir une assez extravagante !...

RIGOBERT.

Ah ! bah !

RAIMBAUT.

Oui, avec des têtes cassées, des balles dans le ventre ou ailleurs, un bastringue fini !...

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! je préférerais un autre genre de monaco !...

Cris au lointain.

RAIMBAUT.

Voilà la musique qui commence... C’est du côté de l’église de Saint-Pierre !

RIGOBERT.

Ah ça, mais voilà des particuliers qui viennent par ici d’un air assez casseur !... C’est le moment d’entrer dans l’hôtel...

RAIMBAUT.

Oui, et de fermer la porte !...

RIGOBERT.

Eh bien, vous n’entre ? pas ?

RAIMBAUT.

Non, je suis de faction !...

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! alors, faites sortir la compagnie !

RAIMBAUT.

Rigobert, on appelle les camarades quand on est attaqué... je ne le suis pas !... J’ose me flatter que ces paroissiens respecteront l’hôtel de l’ambassade !... Entrez !

RIGOBERT.

J’entre totalement, nom de la Grise !

Il entre dans l’hôtel. Cris au loin, coups de feu, tambours, tocsin. Foule qui accourt sur la place.

 

 

Scène VI

 

SARTI, PEUPLE, CAVALIERS ROMAINS, puis EUGÈNE avec ses troupes, LE GÉNÉRAL sur le balcon de l’hôtel

 

L’HOMME DU PEUPLE.

Je disais bien qu’il ne partirait pas !...

TOUS.

Mort aux Français !

Cavaliers romains qui traversent le théâtre. La compagnie sort de l’hôtel et se range devant la porte.

RAIMBAUT.

Au large !... ne touchez pas à la France !...

SARTI.

À l’ambassade !

VOIX NOMBREUSES.

À l’ambassade !...

On se jette en foule sur l’hôtel, que Raimbaut et la compagnie défendent, mais dans lequel ils sont repoussés.

SARTI, sur la terrasse de l’hôtel.

À bas ce drapeau...

LE GÉNÉRAL, qui est accouru, renversant Sarti.

Malheureux ! n’attire pas sur toi la redoutable colère de la France !...

Plusieurs hommes se précipitent sur le drapeau que le Général défend en s’écriant.

Il faut me tuer avant d’y porter la main !...

RAIMBAUT, sur la terrasse, et renversant un homme d’un coup de baïonnette.

Triple canaille !... c’est un drapeau d’Arcole !...

Un coup de feu renverse le Général, qui chancelle et tombe en embrassant le drapeau.

LE GÉNÉRAL.

Allons ! c’est mourir en soldat !...

Mêlée animée. Eugène est arrivé sur la place avec la division. Tocsin. Les révoltés sont dispersés ou contenus par la division. Le peuple est répandu sur la place, exprimant dans quelques groupes une fureur concentrée, dans d’autres une crainte agitée.

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

Aux Tuileries. Un salon de l’appartement de Joséphine.

 

 

Scène première

 

ALEXANDRE, D’HAUTERIVE, HIGONNET, DE NOGENT, DE VARICOURT, PAGES, puis LE GÉNÉRAL GARDANNE

 

HIGONNET.

Allons, la journée sera fatigante, mais nous serons placés près de l’impératrice à Notre-Dame, et nous verrons très bien toutes les beautés qui doivent assister au couronnement.

D’HAUTERIVE.

Et nous aurons le précieux avantage d’échapper pour quelques heures à notre gouverneur, le général Gardanne, qui est aussi sévère qu’il est brave, ce qui n’est pas peu dire.

DE NOGENT.

Silence ! le voici !

LE GÉNÉRAL, entrant par une porte latérale.

J’espère, messieurs les pages, que vous vous rappellerez les ordres qui vous ont été donnés ?

LES PAGES, haut.

Oui, monsieur le gouverneur.

LE GÉNÉRAL.

Vous savez qu’à la moindre infraction les arrêts sont là ?

LES PAGES, plus haut.

Oui, monsieur le gouverneur.

LE GÉNÉRAL.

Personne ne manque ?

LES PAGES, très haut.

Non, monsieur le gouverneur.

LE GÉNÉRAL.

Allons, allons, silence ! vous criez comme si vous étiez dans la cour de votre hôtel. N’oubliez pas que vous êtes près de la chambre de l’impératrice.

LES PAGES, très bas.

Oui, monsieur le gouverneur.

LE GÉNÉRAL, à part.

J’aimerais mieux commander trente mille hommes que ces petits diables-là !

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, D’HAUTERIVE, HIGONNET, DE NOGENT, DE VARICOURT, PAGES

 

HIGONNET.

Le respectable grognard ne reviendra pas de si tôt... Dis donc, Alexandre, toi qui es cousin de l’impératrice, tu dois être un peu dans les secrets de l’état. Y aura-t-il plusieurs bals à la suite du couronnement ?

ALEXANDRE.

Je n’en sais rien... peu m’importe !

DE NOGENT.

Oh ! oh ! que nous sommes farouche !

D’HAUTERIVE.

Tu n’es pas gai pour un jour comme celui-ci !

HIGONNET.

Monsieur trouve peut-être que sa famille ne fait pas son chemin.

D’HAUTERIVE.

Ce n’est pas cela. Alexandre voudrait un bel uniforme comme celui de son cousin Eugène, un uniforme de colonel des chasseurs de la garde !

ALEXANDRE.

Mon cousin Eugène a gagné son grade, et je ne puis être jaloux de lui... Vous plaisantez, et vous avez tort ; car vous savez bien ce qui me préoccupe, ce qui me tourmente.

HIGONNET.

Je parie qu’il est amoureux !

ALEXANDRE.

Amoureux ! et de qui ?

HIGONNET.

Tiens, comme un page, de toutes les femmes... jolies !

ALEXANDRE.

Non. Je vous ai dit cent fois que je voulais aller à l’armée faire enfin ma première campagne ; c’est mon idée fixe ! je le demandais il y a quelques jours à l’impératrice ; elle m’a répondu que j’étais un enfant, que j’avais bien le temps de me faire tuer, ou blesser.

HIGONNET.

Il fallait t’adresser à l’empereur ; il n’est pas homme à refuser un soldat de bonne volonté.

ALEXANDRE.

C’est ce que j’ai fait. Hier, j’ai choisi un moment que je croyais favorable...

LES PAGES.

Eh bien ?

ALEXANDRE.

Eh bien, il m’a tiré les oreilles à me les rendre aussi longues que celles de notre maître d’écriture ; voilà sa réponse ! Je sais bien ce que je ferai...

LES PAGES.

Quoi donc ?

ALEXANDRE.

Je m’engagerai sous un nom supposé, et je me ferai connaître le jour où je me serai bien battu, bien distingué.

HIGONNET.

Sois tranquille, on l’aurait bientôt ramené à l’hôtel des Pages. Attends un peu, que diable ! nous irons tous à l’armée, nous serons tous généraux, maréchaux... ou invalides !

Regardant par une fenêtre.

Tiens ! qui est-ce qui arrive encore ?

DE NOGENT.

Des ambassadeurs, des princes, des dignitaires de l’empire !... Vont-ils faire de profonds saluts, de gracieuses courbettes devant l’empereur ! je les vois d’ici !...

HIGONNET.

Et Napoléon qui se promène au milieu d’eux les mains derrière le dos. Nous pouvons jouer la scène si vous voulez... Je suis l’empereur !... Approchez, approchez, messieurs.

D’HAUTERIVE, s’avançant.

Le maréchal... un tel... Sire, mille millions de tonnerres...

DE NOGENT, se courbant.

L’envoyé d’une puissance plusieurs fois vaincue...

DE VARICOURT, boitant.

Un célèbre diplomate...

HIGONNET.

Marche comme lui, et borne là ton imitation : ne parle pas ; pour l’imiter en fait d’esprit, il faudrait être le diable, ou tout le monde.

Imitant de nouveau l’empereur.

Messieurs, je suis content de vous ! la France est honorée par les célébrités qui m’entourent, et moi je suis fier de posséder les pages que la Providence m’a donnas !...

JOSÉPHINE, qui s’est arrêtée au seuil d’une porte latérale.

Ce n’est pas mal, monsieur Higonnet ; seulement je crois que vous ajoutez un peu à votre rôle.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, JOSÉPHINE, LUCIENNE, SUITE

 

HIGONNET.

Pardon, majesté...

JOSÉPHINE.

Soyez tranquille, je n’en dirai rien à votre gouverneur ; il trouverait peut être que vous avez prêté à l’empereur des paroles un peu flatteuses pour le corps vénérable auquel vous appartenez. Alexandre...

Le tirant à part.

est-ce que tu boudes encore ?

ALEXANDRE.

Oui ; mais vous êtes si bonne, et je suis si heureux pour vous de cette journée...

JOSÉPHINE.

Tu t’entendras avec Eugène ; il t’emmènera à la première campagne.

ALEXANDRE.

Merci, merci.

JOSÉPHINE, aux Pages.

Messieurs, vous êtes libres pour une heure au moins... je ne veux pas que mon service vous soit trop pénible... Je vous invite à déjeuner. Allez, vous êtes attendus.

HIGONNET.

Nous allons reconnaître les bontés de votre majesté.

JOSÉPHINE.

Par un excellent appétit, n’est-ce pas ?

HIGONNET.

Un appétit de pages !

JOSÉPHINE.

C’est ce que je voulais dire.

Les Pages sortent.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, LUCIENNE, puis VALENTIN

 

JOSÉPHINE, s’asseyant.

Mademoiselle Lucienne...

LUCIENNE, approchant.

Madame.

JOSÉPHINE.

Je vous ai grondée tout à l’heure, vous qui êtes une femme de chambre exemplaire... Mais que voulez-vous, le costume qu’il faut que je porte toute la journée m’irrite, m’impatiente.

LUCIENNE.

Certainement, il est lourd !

JOSÉPHINE.

Pire que cela, il n’est pas de mon goût. Mais l’empereur n’a pas voulu entendre raison ; il m’a défendu de recevoir Leroy et Bertault, de peur que l’idée ne nous vint de faire quelque changement à l’étiquette. Vous ne m’en voulez plus, n’est-ce pas ?

LUCIENNE.

Votre majesté est trop bonne.

JOSÉPHINE.

Vous croyez ?

LUCIENNE.

Certainement... Mais aussi...

JOSÉPHINE.

Eh bien ?

LUCIENNE.

Elle est aimée comme elle le mérite.

JOSÉPHINE.

Alors, mon enfant, c’est quitte à quitte. Allez veiller à ce manteau impérial que je mettrai plus tard. Encore faut-il que j’en tire tout le parti possible. Franchement, pensez-vous qu’il ne fera pas trop mauvais effet ?

LUCIENNE.

Votre majesté a dû remarquer qu’il était d’une richesse éblouissante !

JOSÉPHINE.

C’est vrai, c’est encore une consolation.

Lucienne sort. À Valentin qui la regarde et reste immobile.

Eh bien, mon vieux Valentin, te voilà grave comme un sénateur !

VALENTIN.

Un sénateur, madame ! je suis plus heureux que cela, plus heureux qu’un roi !

JOSÉPHINE.

Oui, de mon bonheur, n’est-ce pas ? Tu as toujours été un serviteur dévoué, mieux encore, un ami pour moi, pour mes enfants !... Vont-ils venir bientôt ?

VALENTIN.

Ô madame ! Eugène est en ce moment avec les troupes réunies dans le Carrousel, et Hortense se fait belle... comme sa mère ! mais ils ne tarderont pas a se rendre auprès de vous.

JOSÉPHINE.

Je les veux à côté de moi le plus longtemps possible ; c’est mon orgueil, c’est ma gloire !... Eugène reconnu brave entre les braves ; Hortense dont le cœur est noble, élevé comme le cœur de son frère !... Que je suis heureuse de voir combien Napoléon leur porte d’affection !...

VALENTIN.

Mais c’est qu’ils le méritent bien !...

JOSÉPHINE.

Dis-moi, Valentin, tu as eu soin de t’occuper de toutes les personnes inscrites sur la liste que je t’avais donnée ?

VALENTIN.

Oui, madame, elles sont toutes pénétrées de reconnaissance pour les bontés de votre majesté... mais Simon et Rigobert n’ont rien voulu accepter.

JOSÉPHINE.

Comment ?

VALENTIN.

Simon prétend qu’il est assez riche à la Malmaison, et Rigobert a déclaré qu’il ne voyait rien pour lui dans le monde au-dessus de sa qualité de piqueur.

JOSÉPHINE.

Allons, il paraît que l’impératrice des Français ne peut rien pour ces deux-là !

UN HUISSIER, annonçant.

Le prince Eugène Beauharnais... la princesse Hortense Beauharnais.

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, EUGÈNE, HORTENSE

 

JOSÉPHINE.

Venez, mes enfants ; vous avez bien tardé.

EUGÈNE.

Pardon, ma mère ; j’avais à passer la revue de mon beau régiment de chasseurs !

HORTENSE.

Et moi, je craignais de troubler des préparatifs qui ont dû vous occuper beaucoup.

JOSÉPHINE.

Voyons, êtes-vous bien heureux de la cérémonie qui se prépare ?

HORTENSE.

Certainement, ma mère, puisqu’elle va consacrer la haute fortune à laquelle vous avez été appelée.

JOSÉPHINE.

Oh ! je sais combien vous m’aimez !... Cette élévation inouïe où je suis parvenue, j’en suis fière, et je prie le ciel de m’y maintenir, car mes deux enfants me suivent à travers mes prospérités.

HORTENSE.

Et nous, nous lui demandons de n’être pas séparés de notre mère ; car le bonheur est auprès d’elle... Que pouvons-nous désirer de plus ?... L’amour que la France vous porte rejaillit sur nous !

JOSÉPHINE.

Mais, Hortense, il faudra peut-être nous séparer.

HORTENSE.

Pourquoi, ma mère ?

JOSÉPHINE.

Qui sait si à ton tour tu ne seras pas appelée à ceindre une couronne ?

HORTENSE.

Je ne vois pas quel trône je pourrais ambitionner... Quel nouveau titre peut demander la fille de l’impératrice des Français ?...

JOSÉPHINE.

Et toi, Eugène, tu nous quitteras un beau jour pour aller conquérir un royaume.

EUGÈNE.

D’abord, ma mère, cela regarde l’Empereur, et il s’y entend si bien, que je n’oserais essayer de l’imiter... Un royaume, dites-vous ?... n’ai-je pas mon régiment, mes soldats d’Italie, d’Égypte et des bords du Rhin ?... Je suis plus fier de les commander que de tenir tout un peuple étranger sous mon obéissance !

JOSÉPHINE.

Venez, mes enfants ; il ne faut pas que je fasse attendre Napoléon... Il croirait que j’ai passé tout mon temps à me parer... Ma plus belle parure, c’est vous !

Elle se met entre eux et rentre dans sa chambre. La porte du fond s’ouvre, Raimbaut y est en faction.

 

 

Scène VI

 

RAIMBAUT, HIGONNET, ALEXANDRE, D’HAUTERIVE, DE NOGENT, DE VARICOURT, PAGES

 

HIGONNET.

Ma foi, on déjeune un peu mieux chez l’Impératrice qu’à l’hôtel des pages... Nous devons renoncer a l’inviter à notre tour.

DE NOGENT.

Je compte sur ce déjeuner pour nous empêcher de mourir de froid.

HIGONNET.

Bah ! nous regarderons les jolies femmes !... cela nous réchauffera.

ALEXANDRE, désignant Raimbaut.

Voilà un grenadier qui n’en est pas à fa première faction.

HIGONNET, à Raimbaut.

Eh bien, mon brave, il fait bon à se promener par ici, n’est-ce pas ?... il y fait chaud.

RAIMBAUT.

Mon cadet, j’ai monté la garde dans plusieurs départements où le soleil nous caressait la coloquinte avec un autre genre de chaleur. Si jamais tu y portes ton nez, prends garde qu’il devienne de l’amadou.

HIGONNET.

Et quel est ce ravissant pays, grenadier ?...

RAIMBAUT.

Il y en a qui l’appellent l’Égypte ; demande ça au prince Eugène... Il n’avait pas beaucoup plus de chevrons que toi lorsqu’il y est allé, mais il marchait ferme et d’aplomb.

HIGONNET.

Est-ce que vous trouvez que je marche de travers ?

RAIMBAUT.

Je n’attaque pas ta manière de partir du pied gauche... et si tes jambes vont comme ton bec, tu es susceptible de te mettre en route pour faire le tour du monde.

HIGONNET.

Je serais flatté de faire le voyage avec vous, grenadier.

RAIMBAUT.

Sois tranquille, le quart d’heure peut arriver où tu auras ta part de la gamelle et de la contredanse au son du canon... On verra comment tu trouves cette musique.

HIGONNET.

Je vous réponds qu’elle ne me fera pas peur.

RAIMBAUT.

À la bonne heure !... Assez causé, cadet, voici de la compagnie.

HIGONNET.

À revoir, gentil grenadier.

RAIMBAUT.

Mes respects à ta nourrice !

DE VARICOURT.

Voici toute la livrée !...

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, RIGOBERT, puis VALENTIN et LE NOTAIRE

 

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! respectable Valentin, il paraît que nous allons y faire un peu !... Excusez ! nous voilà tous flambants, qu’on va nous prendre pour des monarques !...

HIGONNET.

Ah ! voilà Rigobert, qui aime tant les chevaux !... Savez-vous que la grande livrée vous va a merveille ?

RIGOBERT.

Oui, on n’est pas gêné là-dedans... on y ballotte à son aise.

HIGONNET.

Je suis sûr que vous allez faire des conquêtes.

RIGOBERT.

C’est tout ce que vous payez pour le quart d’heure ?... Tiens ! voilà le grenadier Raimbaut... Salut, brave Raimbaut !

RAIMBAUT.

Salut, piqueur !... Ça va-t-il ?

RIGOBERT.

Solide !... Tous les chevaux se portent comme des amours !

VALENTIN, entrant avec le Notaire.

Monsieur le notaire, c’est l’Impératrice qui vous a fait demander... Messieurs les pages, vous savez ce que vous devez prendre dans cette pièce, pour le porter à l’Empereur.

Quelques Pages entrent dans une pièce à côté.

UN HUISSIER, à la porte du fond.

Messieurs les maréchaux, les grands officiers, les grands dignitaires de l’empire !

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, AMBASSADEURS, MARÉCHAUX, GRANDS DIGNITAIRES, JOSÉPHINE, EUGÈNE, HORTENSE

 

UN HUISSIER.

Sa majesté l’Impératrice !

JOSÉPHINE.

Messieurs !...

On entend les cloches, le roulement des tambours, le canon.

Vous voilà, monsieur le notaire ; je désire que vous rédigiez ce matin même l’acte qu’on a dû vous remettre : il s’agit de quelques largesses de joyeux avènement ; largesses que me permet la fortune de mon époux.

LE NOTAIRE.

Certes, madame, votre bonté et vos richesses sont inépuisables.

JOSÉPHINE.

Vous souvenez-vous du jour de mon mariage, monsieur le notaire ? Vous étiez fort inquiet sur la position de Bonaparte... Trouvez-vous que j’avais raison d’espérer qu’il ferait un peu son chemin ?... Tenez, voilà sa cape et voilà son épée !

Elle montre l’épée et le manteau de Napoléon, que portent des pages.

Partons ! messieurs !

Un Maréchal, des Ambassadeurs se présentent pour lui offrir la main.

Je vous remercie, messieurs ; je désire marcher entre mon fils et ma fille !

 

 

Deuxième Tableau

 

En Italie. Un village, au pied d’une montagne, et, dans un site pittoresque, une église sur la hauteur, à gauche.

 

 

Scène première

 

RIGOBERT, RAIMBAUT

 

On entend une cloche sonner pour un baptême. Des Villageois montent et disparaissent le long d’un sentier qui se perd dans la montagne. Deux chevaux sont attachés à des anneaux sur un des côtés du théâtre.

RIGOBERT, près des chevaux.

Nom de la Grise ! mes agneaux faudrait se tenir un peu tranquilles ! il y a pas mal loin d’ici à la ville de Milan ; tâchons d’arriver sans attraper une fluxion de poitrine...

RAIMBAUT, assis à une table.

Eh bien, vous n’avez pas fini ?

RIGOBERT.

Présent, mon brave Raimbaut, présent à l’ordre et à la bouteille !

Il va à la table.

RAIMBAUT.

Ah ça, nous faisons par ici une drôle de faction ; il faut attendre qu’on ait baptisé un jeune chrétien de ce village ; et dire que le prince Eugène s’est mis dans la tête de lui servir de parrain !

RIGOBERT.

Dame ! c’est que ça l’amuse, sans doute.

RAIMBAUT.

Le vice-roi d’Italie venir ici déguisé en simple pékin !...

RIGOBERT.

Puisqu’il s’agit d’avoir l’œil sur un brigand fameux qui ne se gène pas pour soutirer dans la montagne le quibus des voyageurs. Mais, triple nom de la Grise ! pourquoi donc que le prince court comme ça la chance d’être pincé par ce brigand ?

RAIMBAUT.

Est-ce que je sais, moi ? c’est une idée qu’il a eue de pénétrer la chose par lui-même... Là-dessus, je vous dirai au revoir, vu que j’ai idée d’aller un peu du côté de cette église... En êtes-vous ?

RIGOBERT.

Je suis de planton près de mes tendres animaux, courageux Raimbaut... Bon voyage, et revenez me saluer... on gardera du vin pour vous rafraîchir.

RAIMBAUT.

Bon !

Il s’éloigne par la montagne.

 

 

Scène II

 

RIGOBERT, puis SARTI et PAOLO

 

RIGOBERT.

Avec tout ça, ils diront ce qu’ils voudront, mais je prétends que c’est une bêtise particulière de se promener dans ces montagnes à la gueule de ces brigands et de leurs carabines... Si j’étais le prince Rigobert, et propriétaire du royaume d’Italie, je préférerais d’autres amusements... Tiens ! voici un particulier qui n’était pas encore tombé sous mon œil.

SARTI, entrant avec Paolo.

Allons, Paolo, console-toi ; que diable !... puisque tu dois épouser Balbina, que t’importe qu’elle soit marraine avec cet étranger ?

PAOLO.

Ah ! vous croyez que c’est agréable ?... Je voudrais bien vous y voir, vous qui êtes endurant comme quelqu’un qui serait enragé.

SARTI, s’asseyant à la table de Rigobert.

Oh ! moi, je m’occupe fort peu d’amourettes...

RIGOBERT.

Vous préférez la bouteille, soit dit sans vous offenser, voyageur ?...

SARTI.

Oui, et autre chose encore... Paolo, va donc voir si ce baptême n’en finit pas.

PAOLO.

J’avais pourtant dit à Balbina que je n’y mettrais pas les pieds ; mais vous avez raison, je verrai si elle fait la coquette avec cet étranger.

RIGOBERT.

Vous parlez de mon maître, jeune homme ?

PAOLO.

Oui, votre maître, qui vient par ici depuis quelque temps on ne sait pas pourquoi.

RIGOBERT.

Puisqu’il avait promis à ce brave homme de cabaretier d’être parrain du nouveau mioche...

PAOLO.

Et il prend ma place, puisque je devais l’être avec Balbina, ma future !

SARTI, avec humeur.

Va donc, bavard ! tu l’auras pour toute la vie, sa place, une fois que tu seras marié ; tu trouveras que c’est bien assez...

Paolo s’éloigne.

 

 

Scène III

 

RIGOBERT, SARTI

 

RIGOBERT.

Vous venez de dire une parole fort sage, voyageur ; et il me paraît que le grand garçon vous obéit militairement ?

SARTI.

Il n’est pas le seul qui m’obéisse...

RIGOBERT, à part.

Est-ce que c’est encore un prince déguisé ?...

Haut.

Vous êtes du pays ?

SARTI.

Moi ?... je suis un peu de partout. Et vous ?

RIGOBERT.

La France est ma patrie, et voilà mes sujets...

Il montre les chevaux.

SARTI.

C’est votre maître, ce parrain qui offusque Paolo ?

RIGOBERT.

Précisément... Il aime à parcourir ces montagnes... Nous venons comme ça quelquefois de Milan pour prendre le frais...

SARTI, à part.

Ces promenades-là me sont suspectes...

RIGOBERT, à part.

Je ne sais pas pourquoi, mais cet homme ne m’inspire pas une confiance sans bornes...

Versant à boire.

Y êtes-vous ?

SARTI.

Volontiers !... À votre santé !... Votre nom ?

RIGOBERT, à part.

Dissimulons.

Haut.

Floridor. Et vous ?

SARTI.

Sarti.

RIGOBERT.

Sarti !... Vous répondez au nom de ce fameux brigand ?

SARTI.

Sans doute ; car ce brigand, c’est moi.

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! je suis fumé !

SARTI.

Voulez-vous du tabac ?

RIGOBERT.

Merci ! j’ai peur d’en avoir plus que ma part.

Montrant des pistolets que Sarti a posés sur la table.

Prenez garde, ça va gêner les bouteilles... Mettons ça de côté pour un instant.

SARTI.

Volontiers.

RIGOBERT.

Ah ça, mais, pardon et excuse, je croyais que vous aviez été condamné à mort cinq ou six fois ?

SARTI, riant.

C’est vrai... mais le jugement n’a jamais été exécuté.

RIGOBERT.

Je suis forcé de le croire.

À part.

Il prend la chose avec assez de gaieté...

Haut.

Il paraîtrait que vous avez des amis dans ce village ?

SARTI.

Oui. D’ailleurs, vous pensez bien que si j’y avais des ennemis...

RIGOBERT.

Vous n’y viendriez pas.

SARTI.

Pourquoi donc ? Est-ce que mes camarades n’arriveraient pas pour y mettre le feu, s’il le fallait !

RIGOBERT.

Ah ! vous brûlez quelquefois ?

SARTI.

Lorsque l’occasion se présente...

RIGOBERT.

C’est un moyen comme un autre.

SARTI.

Nous l’employons rarement... Des ennemis, disiez-vous ?... Non... nous sommes tous d’accord... J’ai un tribut à me faire payer ici, à San-Felice, et me voilà pour toucher l’argent...

RIGOBERT.

Ah ! Et si on ne payait pas ?

SARTI.

Ce serait comme à San-Pietro, où nous irons ce soir.

RIGOBERT.

Vous irez casser quelque chose par là ?

SARTI.

Je le crois.

RIGOBERT.

Ah ça, mais cependant le prince Eugène ne s’arrange pas de ces farces-là ?

SARTI.

Le prince Eugène !... Est-ce que nous l’empêchons de lever des tributs, de nourrir ses troupes ?

RIGOBERT.

Non.

SARTI.

Est-ce que nous devons mourir de faim parce que les Français sont en Italie ?

RIGOBERT.

Ce n’est pas mon opinion.

SARTI.

C’est bien assez que le métier soit ce qu’il est maintenant, c’est-à-dire moins que rien...

RIGOBERT.

Le métier ne va pas ?

SARTI.

Eh non, on nous traque de tous côtés... Partout des convois, des escortes, des patrouilles. À votre santé !

RIGOBERT.

À la vôtre !

À part.

Il m’intéresse !

SARTI.

Il ne nous restera pas un sentier dans les montagnes, si on continue à nous persécuter, pas *un village qui ne cherche à nous échapper ; mais nous y mettrons bon ordre.

RIGOBERT.

Toujours le feu ?

SARTI.

Si on ne tient pas les conditions, si on ne veut pas payer pour ne pas être attaqué, il faudra bien que nous jouions de la carabine ! Est-ce que c’est injuste ?

RIGOBERT.

Je n’ai pas dit ça.

À part.

Il ne raisonne pas mal !

SARTI.

Ne faut-il pas que tout le monde vive ?

RIGOBERT.

Comment ! mais autant dire qu’il faut mourir, alors !

SARTI.

Et pourquoi nous empêcher de gagner notre vie loyalement ?

RIGOBERT.

On n’en a pas le droit ! À votre santé ! Brigand, je suis bien aise d’avoir passé un moment avec vous.

SARTI.

Eh bien ! ça peut se retrouver ; venez me voir dans la montagne.

RIGOBERT.

Je craindrais de vous déranger ; vous avez vos affaires ; mais j’ai de l’estime pour vous, et je comprends vos raisons. Nom de la Grise ! vous êtes un brigand à mon idée, et si jamais Rigobert peut vous être agréable...

SARTI.

Rigobert ! vous aviez dit un autre nom tout à l’heure.

RIGOBERT.

Vous croyez... c’est juste !... oui ; si jamais vous avez besoin de Fructidor... Enfin suffit !...

À part.

Je m’embrouille, je barbotte à plusieurs pieds sous l’eau !

SARTI, se levant.

On revient du baptême !

Il siffle.

RIGOBERT.

Vous avez un chien ?

SARTI.

J’ai des camarades à qui je vais dire un mot.

RIGOBERT.

Ne vous gênez pas,

SARTI.

Au revoir !

RIGOBERT.

Au plaisir et à l’honneur !

Sarti sort.

 

 

Scène IV

 

RIGOBERT, puis GERONIMO, BALBINA, PAOLO, PAYSANS, PAYSANNES

 

RIGOBERT.

Eh bien ! ce brigand ne me déplaît pas. Je dirai même qu’il me plaît. Ah ça, nom de la Grise ! faut que j’aille voir un peu nos animaux !

Il va vers les chevaux.

BALBINA, à Paolo.

Eh bien, jaloux, êtes-vous content ?

PAOLO.

Non !

BALBINA.

Vous ne vous plaindrez pas que mon compère soit trop galant avec moi. Il ne m’a pas seulement ramenée, et c’est vous qui m’avez donné le bras.

PAOLO.

C’est une manière de cacher son jeu. On s’y connaît, on s’y connaît.

GERONIMO.

Tu ne me dis pas bonjour, Paolo ?

PAOLO.

Ni bonjour ni bonsoir ! C’est joli ! aller chercher pour parrain un étranger, un Français !

GERONIMO.

Tiens ! c’est une excellente pratique, et je devais lui faire honneur.

PAOLO.

Mais alors, fallait prendre une autre marraine que Balbina.

BALBINA.

Ah ! par exemple, voilà une idée ! Voilà comme vous m’aimez ! C’est donc à dire qu’une autre aurait eu les dragées, et puis cette jolie mante que le parrain m’a donnée !

PAOLO.

Je la foule aux pieds cette mante !

BALBINA.

Vraiment ! Eh bien, vous allez danser dessus tout à l’heure. Nous danserons, n’est-ce pas, Geronimo ?

GERONIMO.

On dansera, on boira, on rira.

PAOLO.

On ragera !

GERONIMO.

Allons, faut tout préparer.

BALBINA.

Voyons un peu, Geronimo. Je ne serais pourtant pas fâchée de savoir ce que c’est que le parrain.

GERONIMO.

Puisque je n’en sais rien moi-même.

PAOLO.

C’est bon, le premier venu, un vagabond ; il portera un fameux bonheur à votre enfant.

GERONIMO.

Comment, comment ! un homme qui vient souvent à mon cabaret, qui paye comme un prince et qui a des domestiques ! Allons donc, je n’en veux pas savoir davantage.

BALBINA.

Mais est-ce qu’il ne nous invitera pas à aller le voir à Milan ?

PAOLO.

S’il vous invite, vous n’irez pas.

BALBINA.

Oh ! mon Dieu si.

PAOLO.

Oh ! mon Dieu non.

BALBINA.

Si, Si, Si.

PAOLO.

Non, non, non.

Eugène, sans être vu, s’est approché avec Raimbaut.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, EUGÈNE, RAIMBAUT

 

EUGÈNE.

Eh bien, marraine, on vous tourmente, je crois.

BALBINA.

Oui, Paolo, mon futur ; ça commence bien, ça promet pour quand nous serons mariés !

EUGÈNE.

Ah ! c’est lui que vous devez épouser ?

PAOLO.

Eh bien, après ?

EUGÈNE.

Après ? C’est vous que cela regarde, monsieur Paolo ; je ne me mêle de votre discussion que pour vous mettre d’accord.

PAOLO.

C’est bon, c’est bon.

RAIMBAUT.

Dis donc, cadet, tu as la langue un peu pointue et suffisamment incohérente !

PAOLO.

Ne dirait-on pas que je parle à l’empereur des Français ou au vice-roi d’Italie !

RAIMBAUT.

Marsouin !

Eugène le calme du geste.

GERONIMO, à Eugène.

Excusez ce garçon, s’il vous plaît. Il est jaloux que ça fait frémir, et vif comme un millier de poudre.

EUGÈNE.

Comment ! mais je ne lui en veux pas le moins du monde, et la preuve, c’est que je veux le réconcilier avec sa fiancée.

BALBINA.

Je ne veux pas, moi !...

EUGÈNE.

Allons !... allons !... vous en avez bonne envie !...

BALBINA.

C’est pour vous, au moins, ce que j’en fais...

PAOLO.

C’est pour lui !

EUGÈNE.

Non, c’est bien pour vous, je vous en réponds...

Il leur fait donner la main.

Là, c’est bien !...

À part.

Mais, en vérité, on n’a pas plus de mal à traiter de puissance à puissance !...

GERONIMO.

Allons ! qu’on aille chercher la musique... Ah ça, vous autres, vous savez que Sarti est ici : c’est le jour du tribut !... L’argent doit être déposé chez moi !...

EUGÈNE.

Le tribut ! vous allez donc le payer encore !...

GERONIMO.

Chut !... Est-ce que ça peut être autrement ?...

EUGÈNE.

Si vous le vouliez bien !

GERONIMO.

Oui, pour que village soit rôti comme un canard sauvage !

EUGÈNE.

Mais vous savez l’ordonnance rendue par le vice-roi ?

GERONIMO.

Le vice-roi ! Il ne s’inquiète pas mal de tout ça !

EUGÈNE.

Vous croyez ?

GERONIMO.

On se garde bien de lui en parler... Il enverrait les troupes un jour de tribut ; plus tard, il ferait la guerre d’un autre côté, et Sarti nous tomberait dessus comme le tonnerre !... ça ne peut pas aller !...Voyons, qu’on me suive !

Des Paysans entrent avec lui, d’autres sortent de divers côtés. Raimbaut est allé près de Rigobert.

 

 

Scène VI

 

EUGÈNE, RAIMBAUT, RIGOBERT

 

EUGÈNE.

Je ne voulais pas le croire ! Aux portes de Milan, à deux pas de nos cantonnements, ces hommes ont l’audace d’exiger cet incroyable tribut, et la peur s’empresse d’obéir !... Je mettrai un terme à cet abus dont j’ai voulu me rendre compte par moi-même... À quoi serviraient les batailles que nous avons gagnées, si les peuples que je gouverne ne trouvaient pas la sécurité que je dois leur garantir... Je ne veux pas faire moins que le général Manhès dans la Calabre ; mais j’espère n’être pas réduit à cette rigueur qu’il lui a fallu déployer pour soumettre les brigands !... Voyons : si les habitants de San-Pietro tiennent bon, comme je l’espère, Sarti et sa troupe iront les attaquer... et alors... mais voici Marino !...

 

 

Scène VII

 

EUGÈNE, RAIMBAUT, RIGOBERT, MARINO

 

EUGÈNE.

Eh bien, Marino ?

MARINO.

Monseigneur, les troupes ont pris les postes que vous avez désignés.

EUGÈNE.

C’est bien !

MARINO.

Les habitants de San-Pietro sont déterminés à refuser le tribut ; mais il faudra les soutenir dans leur résolution...

EUGÈNE.

Sans doute !

MARINO.

N’allez-vous pas rejoindre le détachement ?

EUGÈNE.

Pas encore !

MARINO.

Mais si vous étiez reconnu !

EUGÈNE.

Non... Je veux rester ici, je veux voir s’il n’y aura pas chez les habitants de ce village un élan courageux qui les porte à résister... Tiens-toi prêt à avertir les troupes !

MARINO.

Oui, monseigneur.

RIGOBERT, à Raimbaut.

C’était lui-même, parfaitement et en personne, le véritable Sarti !...

EUGÈNE.

Tu l’as vu ?

RIGOBERT.

À preuve que j’ai trinqué avec lui, à cette table... C’est un homme assez aimable... une charmante société !

RAIMBAUT.

Et qui sait dire parfaitement : La bourse ou la vie !

RIGOBERT.

Dam, il donne des raisons pour ça !... il explique les choses !...

RAIMBAUT.

On aura soin de lui répondre... avec des cartouches !

 

 

Scène VIII

 

EUGÈNE, RAIMBAUT, RIGOBERT, MARINO, GERONIMO, BALBINA, PAOLO, PAYSANS, PAYSANNES

 

GERONIMO.

Allons, ça y est, vive la joie !... En danse !...

TOUS.

En danse !

BALBINA.

Eh bien, parrain, vous ne dansez pas avec moi ?

EUGÈNE.

Je craindrais de me brouiller encore avec Paolo !

RIGOBERT.

Nom de la Grise ! si je connaissais leur manière de tricoter, je sauterais comme un chevreuil !

Sarti arrive suivi de trois de ses hommes, et se place près d’une table. Ballet.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, SARTI

 

SARTI.

Geronimo, il se fait tard et nous avons affaire à San-Pietro... Voyons, le tribut ?

GERONIMO.

Voilà, maître Sarti, voilà... le temps d’aller chercher l’argent chez moi !...

EUGÈNE, à Geronimo.

Comment ! vous allez lui obéir, et il n’a que trois hommes avec lui !

GERONIMO.

Trois hommes !... s’il donnait un coup de sifflet, vous verriez arriver une fameuse troupe, allez !

EUGÈNE.

Eh bien, vous résisteriez !

GERONIMO.

Vraiment ! ça nous réussirait bien !

EUGÈNE, aux Paysans.

Ainsi donc, parce que Sarti vous menace de sa colère, vous vous soumettez à ce tribut dont un peu de courage vous affranchirait.

MARINO, bas, à Eugène.

Prenez garde, prince, nous nous ferions tuer pour vous ; mais, en attendant la troupe, comment nous opposer à ce que veux Sarti ?

SARTI.

Allons, j’ai mon compte !... nous allons tout à l’heure faire celui des habitants de San-Pietro... Dormez tranquille ; vous ne risquez rien tant que le payement sera fait avec exactitude et fidélité... À revoir !

LES PAYSANS.

À revoir, Sarti !

Sarti et ses Hommes s’éloignent.

RIGOBERT.

En voilà un percepteur des contributions !

EUGÈNE.

C’est à n’y pas croire !... Marino, va faire avancer le détachement !...

Aux Paysans.

Allons, mes amis, je ne veux pas vous retenir plus longtemps... il est tard ! rentrez !

GERONIMO.

C’est ça !

BALBINA.

Parrain, revenez bientôt...

Bas.

Ça fera enrager Paolo !

EUGÈNE.

Oh ! je vous promets que vous ne tarderez pas à me revoir.

BALBINA.

Est-ce qu’on quitte sa marraine sans l’embrasser ?

EUGÈNE.

C’est juste !

PAOLO.

Ah ! si une fois elle est ma femme, ma véritable femme !

La nuit est complète. Les Paysans se retirent de divers côtés. Geronimo ferme son cabaret.

GERONIMO, seul.

Sarti n’est pas précisément méchant, et c’est tout au plus s’il à se reprocher sept ou huit malheurs à coups de carabine ou de poignard ; mais c’est égal, je ne serais pas fâché qu’on nous débarrassât de ce tribut ; ça finit par devenir coûteux... Et tous tes brigands amèneront par ici une garnison qui nous rongera comme une paire de poulets !

Il rentre. Des Soldats se glissent de divers côtés.

 

 

Scène X

 

RIGOBERT, RAIMBAUT, GERONIMO, SOLDATS

 

RIGOBERT.

On va donc pincer ce Cartouche italien ?...

RAIMBAUT

J’en ai idée ; mail il va frétiller comme une anguille... on ne l’aura pas sans se brûler les doigts !...

GERONIMO, à une fenêtre.

Qu’est-ce que c’est donc que tout ce monde ?... des soldats !...

RIGOBERT.

Salut, marchand de vins... ne vous troublez pas !...

GERONIMO.

Ah ! c’est vous ?...

RIGOBERT.

Moi-même.

GERONIMO.

Tiens ! pourquoi donc êtes-vous revenus ?

RIGOBERT.

Histoire de se promener à pied, et en compagnie !

GERONIMO.

Mais...

RAIMBAUT.

Cabaretier, je vous donne le conseil de fermer votre fenêtre et de taper de l’œil, si c’est possible !... Assez de dialogue !

GERONIMO, à part.

C’est singulier, c’est singulier !...

Il ferme la fenêtre.

MARINO, aux soldats.

Les voici !... les voici !

Sarti et ses Hommes descendent de la montagne, et arrivent en scène.

RIGOBERT, à part.

Je vais voir si mes chevaux n’ont pas besoin de Rigobert !...

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, SARTI, puis EUGÈNE, SOLDATS

 

SARTI, à ses hommes.

Nous arriverons à propos au village de San-Pietro... L’incendie les réveillera !...

EUGÈNE, accourant, à Sarti.

Rendez-vous !

SARTI.

Ah ! nous étions attendus !... Nous rendre ! nous sommes trop nombreux pour cela !

Il décharge sa carabine, un combat s’engage, Sarti et ses Hommes sont contenus, après une action mêlée de divers épisodes.

 

 

Troisième Tableau

 

Une chambre des appartements de Joséphine.

 

 

Scène première

 

UN CHAMBELLAN, UN DUC, UN GRAND DIGNITAIRE, OFFICIERS, VALENTIN, LUCIENNE

 

LE CHAMBELLAN, sortant de la chambre de Joséphine.

Messieurs, sa majesté l’impératrice et reine différera de quelques jours son voyage à Fontainebleau... Elle attend l’arrivée de sa majesté la reine de Hollande et de son altesse le vice-roi d’Italie !... Eh bien, monseigneur, le vice-roi nous viendra-t-il en aide dans cette entreprise que l’impératrice commence peut-être à soupçonner ?

LE DUC.

L’empereur espère qu’il en sera ainsi : pour moi, je ne puis comprendre qu’on traite les affaires d’état avec les sentiments du cœur ; entre une mère et son fils, la politique n’a rien à prétendre !

LE CHAMBELLAN.

Ce projet pourrait donc échouer ?

LE DUC.

Non, car maintenant il s’appuie sur la plus forte puissance humaine... la volonté de l’empereur !...

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

VALENTIN, LUCIENNE

 

VALENTIN.

Mademoiselle Lucienne, vous allez auprès de l’impératrice ?

LUCIENNE.

Oui, monsieur Valentin.

VALENTIN.

Voulez-vous lui faire tenir ce billet, et lui dire que la personne qui l’a écrit attend ses ordres ?

LUCIENNE.

Certainement... Mais pourquoi ne venez-vous pas vous-même ?... Vous savez qu’elle vous reçoit toujours avec plaisir !

VALENTIN.

Oh ! certainement... Je ne l’ai vue que deux fois depuis que j’ai précédé le vice-roi à Paris... eh bien, je ne désire pas la voir davantage.

LUCIENNE.

Pourquoi ?

VALENTIN.

C’est triste pour moi, car il y a bien des années que je me suis fait une habitude de l’aimer autant que je la respecte !... Mais que voulez-vous, elle a beau faire, le chagrin est dans son cœur, et je n’ose la regarder, de peur de voir des larmes dans ses yeux !

LUCIENNE.

Vous avez raison, monsieur Valentin, c’est une remarque qui n’a pu m’échapper... C’est au point qu’elle ne donne aucune attention à ce qui l’occupait et lui plaisait tant autrefois.

Avec mystère.

Croiriez-vous que depuis trois jours elle n’a pas reçu une seule marchande de modes ?... Ceci est bien grave ; nous sommes à la veille de quelque grand événement !

VALENTIN.

J’espère que l’arrivée de ses enfants va lui rendre la gaieté.

LUCIENNE.

Dieu le veuille, monsieur Valentin !

Elle entre dans l’appartement de Joséphine.

 

 

Scène III

 

VALENTIN, puis ALEXANDRE

 

VALENTIN.

Non, je n’espère pas que le bonheur lui soit rendu !... Je ne m’y trompe pas, tout est changé autour de l’impératrice, et ces grands dignitaires qui étaient là tout à l’heure ne pouvaient déguiser une sorte d’embarras... Que va-t-il donc se passer ?... Le moment viendrait-il où il me faudrait maudire ces grandeurs où j’étais si heureux et si fier de voir parvenir la veuve du général Beauharnais ?

ALEXANDRE, à un Huissier.

C’est très bien, monsieur ; je me charge de demander à sa majesté s’il lui plaît de recevoir mon camarade... Vous voilà, Valentin ?

VALENTIN.

Monsieur Alexandre !

ALEXANDRE.

Moi-même, arrivé depuis une demi-heure.

VALENTIN.

Et le vice-roi ?

ALEXANDRE.

Il est ici, aux Tuileries, auprès de l’empereur... Eh bien, vous avez l’air tout singulier !... Pensiez-vous donc que je manquerais à ma qualité d’aide de camp du prince Eugène et que je viendrais à Paris sans mon général ? Non pas ; j’ai eu l’honneur et le plaisir de l’accompagner sur le champ de bataille, et je ne veux ni ne dois le quitter désormais ; car avec lui on est en bonne compagnie !...

À l’Huissier.

Voulez-vous m’annoncera l’impératrice ?

VALENTIN.

En vérité, je ne puis comprendre...

ALEXANDRE.

Quoi donc, Valentin ?... ce rapide voyage ?... Eh ! mon Dieu, n’allons-nous pas aujourd’hui d’une extrémité à l’autre de l’Europe comme un bourgeois de Paris va se promener à Versailles ou à Saint-Cloud ?

JOSÉPHINE, entrant.

Alexandre !... Laissez-nous, Valentin... C’est là que vous ferez attendre la personne qui vous a remis un billet pour moi.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, ALEXANDRE

 

JOSÉPHINE.

Toi ici, mon enfant ?... Je ne t’attendais pas avant le vice-roi.

ALEXANDRE.

Le vice-roi est aux Tuileries, madame, et j’étais chargé de vous annoncer son arrivée.

JOSÉPHINE.

Que dis-tu ?... Et il n’est pas auprès de moi ?

ALEXANDRE.

L’empereur l’a mandé immédiatement.

JOSÉPHINE.

Avant qu’il n’eût embrassé sa mère !

ALEXANDRE.

Qu’avez-vous, madame ? vous pâlissez !...

JOSÉPHINE.

Rien !... ce n’est rien, mon enfant.

Elle s’assied.

ALEXANDRE.

Vous verrez le vice-roi en même temps que la reine de Hollande, qui est aussi auprès de l’empereur.

JOSÉPHINE.

Ah !...

À part.

Mon Dieu ! mais en vérité je ne saurais comprendre pourquoi Napoléon...

ALEXANDRE.

Il ne faut pas vous affliger de ce léger retard, madame ; vous savez que l’empereur appelle sans délai auprès de lui les chefs d’armée qui viennent de tenir campagne... Il n’a pas fait exception pour le vice-roi, voilà tout !...

JOSÉPHINE.

Tu as raison, mon enfant ; et moi, j’avais tort : c’était de l’égoïsme maternel. Voyons, mon fils se porte bien ?

ALEXANDRE.

Oui, madame.

JOSÉPHINE.

Eh bien, te voilà heureux, tu fais la guerre !...

ALEXANDRE.

Grâce à vous !...

JOSÉPHINE.

Et je sais qu’on est content de toi... tu as fait preuve de courage... À qui donc fais-tu des signes ?...

ALEXANDRE.

À un ancien page, à un camarade qui voudrait bien vous présenter ses hommages.

JOSÉPHINE.

Et quel est le nom de ce guerrier ?

ALEXANDRE.

Higonnet.

JOSÉPHINE.

Celui qui donnait tant de mal à ce pauvre général Gardanne ?

ALEXANDRE.

Lui-même !...

JOSÉPHINE.

Qu’il vienne !... je serai charmée de le voir !...

Alexandre va chercher Higonnet.

Mon Dieu ! que le temps me semble long !... Qui me délivrera de mes incertitudes ?... Mais je m’alarme à tort peut-être... peut-être Napoléon se concerte-t-il avec mes enfants pour ménager une surprise à leur mère !... Non !... c’est encore un de ces mille présages qui vont droit à mon cœur et assombrissent ma destinée !...

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, ALEXANDRE, HIGONNET

 

JOSÉPHINE.

Eh bien, monsieur Higonnet, êtes-vous devenu bien grave à l’armée ?...

HIGONNET.

Au contraire, madame, je m’y suis beaucoup amusé.

JOSÉPHINE.

Et comment ?

HIGONNET.

À voir le prince Eugène chasser devant lui les Autrichiens !

JOSÉPHINE.

Et vous étiez auprès de lui ?

HIGONNET.

Certes, madame !...

JOSÉPHINE.

Il est bien aimé de ses soldats, n’est-ce pas ?

HIGONNET.

Comme vous l’êtes des Français, madame !...

JOSÉPHINE.

Flatteur !... Et que dirent les Italiens lorsqu’à Milan l’empereur l’adopta pour son fils et pour son successeur à la couronne d’Italie ?

HIGONNET.

Madame, ce fut un enthousiasme général, surtout parmi les belles Italiennes !

JOSÉPHINE.

Ah ! vous avez fait cette remarque-là ?...

HIGONNET.

Uniquement par esprit d’observation !...

ALEXANDRE.

Quant à moi, j’ai éprouvé de la surprise dans la circonstance que vous rappelez, madame...

JOSÉPHINE.

Explique-toi...

ALEXANDRE.

Je me demandais pourquoi sa majesté Napoléon ne nommait pas le prince Eugène son successeur à la couronne de France !...

JOSÉPHINE, émue, à part.

Ah ! oui, pourquoi n’en a t il pas été ainsi !... Voilà celle pensée fatale que chaque instant voit se réveiller !...

Haut.

Allez, mon enfant, allez, et souvenez-vous que vous pouvez compter sur mon amitié... Quant à votre avancement...

HIGONNET.

C’est l’affaire des coups de canon, madame.

JOSÉPHINE.

Et un peu de ma protection, monsieur Higonnet...

Ils s’inclinent.

ALEXANDRE, en sortant, à Higonnet.

Eh bien ?

HIGONNET.

Elle sera toujours belle !...

ALEXANDRE.

Et bonne !...

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, seule

 

Allons !... je ne puis maîtriser plus longtemps mon impatience !... je veux embrasser mes enfants, je veux enfin savoir pourquoi Napoléon les retient auprès de lui !... Riais il faut bien qu’il y ait au fond de tout cela quelque mystère fatal !... car enfin, l’empereur comprend l’âme d’une mère ; il est bon, il est facile à tous les nobles sentiments, et ce n’est pas sans quelque raison puissante qu’il retarde ainsi le moment où j’aurai près de moi Eugène et Hortense !... Mais, cette contrainte qu’il ne peut cacher en ma présence, les mille indices que j’ai recueillis, cet inexplicable embarras de tous les personnages qui m’entourent !... Il semble qu’il y ait sur moi un malheur connu de tous, ignoré de moi seule !...

Ouvrant une porte.

Venez !

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, MARGUERITE

 

JOSÉPHINE.

Eh bien, vous qui êtes si souvent accourue vers moi, vous que j’ai souvent trouvée sur cette route dont vous m’aviez prédit la splendeur, qu’avez-vous à me dire ?... comment se fait-il qu’aujourd’hui plus que jamais je me sente entraînée vers les idées superstitieuses que vous nourrissez ?

MARGUERITE.

Il en est ainsi lorsque la tristesse et l’appréhension viennent vous visiter sur les degrés du trône... la croyance arrive avec la douleur.

JOSÉPHINE.

Vous m’avez écrit... vous avez voulu me voir : parlez !...

MARGUERITE.

Oui, j’ai voulu vous voir aujourd’hui, et que votre majesté me pardonne ! je me sens portée vers vous par une force irrésistible, toutes les fois que je vous sais livrée à l’incertitude et à la tristesse... Je voudrais vous dire des paroles d’espérance et de consolation...

JOSÉPHINE.

Et vous ne le pouvez, car ce serait un mensonge, n’est-ce pas ?... Tenez, vous disiez vrai lorsque vous me montriez à moi-même parvenue au faite des grandeurs humaines ; et là, frappée au cœur d’une de ces blessures qui font mourir !... Aujourd’hui surtout, il me semble que je vais commencer un avenir désespéré !... Mais que va-t-il donc se passer ? le savez-vous ?...

MARGUERITE.

Je sais que Napoléon ne voudra pas s’arrêter dans cette voie où il marche, entraîné par la gloire et aveuglé par l’ambition !... Je sais que ses rêves gigantesques le rendent inflexible dès qu’il s’agit de les réaliser ; je sais enfin qu’au faîte où il est monté, il imposerait silence à son cœur pour n’écouter que la voix de son génie ou les inspirations de sa politique !

JOSÉPHINE.

Que voulez-vous dire ?

MARGUERITE.

Je veux dire que ce vaste empire ne lui suffit pas.

JOSÉPHINE.

Et il faut craindre de le voir rallumer la guerre ?

MARGUERITE.

Il faut craindre cette pensée profonde, inexorable, qui ne s’arrête pas à sa grandeur présente, mais regarde par delà le tombeau !

JOSÉPHINE.

Eh bien, c’est pour y trouver son nom grandissant d’âge en âge, sa mémoire vénérée, son souvenir éclatant...

MARGUERITE.

Et les enfants de sa race, héritiers de sa couronne impériale !

JOSÉPHINE.

Les enfants de sa race ! Ah ! malheureuse ! toujours cette menace qui retentit à mon cœur ! Mais n’ai-je pas mon fils, mon Eugène ?... Je me réfugierai dans sa gloire, dans l’amour et le respect dont il est entouré...

MARGUERITE.

Hâtez-vous donc d’obtenir de Napoléon qu’il le désigne pour son successeur... Bientôt il ne serait plus temps... ce ne serait plus ici que je pourrais vous revoir...

JOSÉPHINE.

Où donc ?

MARGUERITE.

À la Malmaison !... seule et abandonnée !...

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

JOSÉPHINE, puis HORTENSE

 

JOSÉPHINE.

Ô mon Dieu ! que dit-elle ? Mais c’est que, moi aussi, je me suis dit souvent qu’un jour pouvait venir où le divorce !... le divorce !... séparée de Napoléon, répudiée ! Non, ce n’est pas possible ; mieux vaudrait mourir !

UN HUISSIER.

Sa majesté la reine de Hollande !

JOSÉPHINE.

Que le ciel soit loué ! j’avais besoin de la présence de ma fille.

HORTENSE, au Duc, qui reste à la porte du fond.

Soyez tranquille, monsieur le duc, je remplirai le mandat que j’ai accepté... Vous pouvez nous laisser.

Le Duc s’éloigne.

JOSÉPHINE.

Enfin, te voilà, ma fille ! J’ai bonne envie de te gronder pour m’avoir fait attendre si longtemps ; mais je pardonne, car je 6uis heureuse de l’embrasser !

HORTENSE.

L’empereur m’a fait appeler à mon arrivée de Saint-Leu...

JOSÉPHINE.

Et Eugène est encore auprès de lui ?

HORTENSE.

Eugène assiste à un conseil que l’empereur vient de faire assembler.

JOSÉPHINE.

De quoi donc s’agit-il, qu’on ne lui laisse pas un moment pour venir embrasser sa mère ? En vérité, nous payons notre haute fortune par de tristes privations du cœur !... Mais, Hortense, tu parais bien émue, bien agitée...

HORTENSE.

Ma mère...

JOSÉPHINE.

Eh bien, mon enfant, parle... ne me cache rien...

HORTENSE.

Dites-moi, ma bonne, mon excellente mère, n’est-ce pas que votre bonheur le plus vrai, le plus précieux, vous l’avez toujours placé dans l’affection de vos deux enfants ?

JOSÉPHINE.

Oui, ma fille.

HORTENSE.

N’est-ce pas que vous nous aimez, Eugène et moi, au-dessus de cette puissance qui vous a été donnée ?

JOSÉPHINE.

Que dis-tu, ma fille ? Ne suis-je pas mère avant d’être impératrice ! Cette couronne que je porte, j’en suis fière, sans doute ; mais quelle couronne pourrait valoir ma richesse maternelle ?

HORTENSE.

Et tant que vous nous aurez, vous vous sentirez forte et courageuse ?

JOSÉPHINE.

Oui, surtout s’il fallait souffrir pour vous... Alors... Mais qu’ai-je besoin de te dire tout cela ? Apprends-moi plutôt ce secret qui te pèse et que je ne saurais deviner... Que veut donc l’empereur, et qu’attend-il de toi ?

HORTENSE.

Ma mère... ce n’est pas moi qui dois vous porter ce coup funeste...

JOSÉPHINE.

Ma fille !

HORTENSE.

Maudit soit le jour où la couronne vous fut donnée !

JOSÉPHINE.

Malheureuse enfant, tu me fais mourir ! Calme-toi ; tu me diras... Hortense, je promets d’avoir du courage... Parle.

EUGÈNE, entrant.

C’est moi qui parlerai, ma mère !

 

 

Scène IX

 

JOSÉPHINE, HORTENSE, EUGÈNE

 

JOSÉPHINE, l’embrassant.

Mon fils !

EUGÈNE.

On nous laisse quelques instants pour la douleur : tout à l’heure, à ceux qui vont venir, il faudra nous montrer fermes et résignés !...

Avec émotion.

Ma mère, l’empereur m’a appelé pour m’annoncer qu’il avait pris une résolution fatale, irrévocable !

JOSÉPHINE.

Laquelle ?

EUGÈNE.

Il m’a chargé de vous transmettre sa volonté : quoi qu’il ait fait pour moi, dès à présent nous sommes quittes ! Ma mère... il faut vous préparer... au divorce !

JOSÉPHINE.

Au divorce !

HORTENSE.

Ma mère !

JOSÉPHINE.

Et c’est vous, mon fils !... vous !...

EUGÈNE.

Oui... l’empereur a compris qu’en cette occasion vous ne deviez verser des larmes qu’en présence de vos enfants... Madame, vous êtes impératrice, et vous garderez toute votre dignité !

JOSÉPHINE.

Mais je me trompais lorsque je promettais du courage... Mes enfants, ce coup me tuera !

EUGÈNE.

Ma mère, nous vous aimerons plus que jamais, nous vous aimerons pour vos souffrances, pour ce sacrifice que vous ferez à la politique !

HORTENSE.

Vous verrez encore redoubler l’amour et le respect que vous porte la France !

JOSÉPHINE.

Le voilà donc révélé ce secret qu’on me cachait avec tant de soin et que je craignais de pénétrer !... Maudit soit le jour où mon fils alla demander à Napoléon l’épée de son père !... Ce fut la cause de cette union qui ne m’a fait monter si haut que pour me faire tomber au rang des souveraines répudiées !... Mais, quoi !... à défaut d’héritier, n’êtes-vous pas là, mon fils ?... Lui qui vantait vos talents, vos vertus et votre courage, ne peut-il donc vous destiner cette couronne qu’il a conquise avec sou épée ?... Où sont donc ses aïeux pour m’immoler ainsi à cet orgueil dynastique, pour m’outrager à la face de l’univers !...

EUGÈNE.

Vous venez d’expliquer ma conduite, ma mère, et de tracer votre chemin. Nous nous devons à nous-mêmes de nous résigner noblement !... Il ne faut pas qu’on nous accuse de regretter cette couronne qu’on aurait pu me transmettre !... Lorsque l’Empereur m’a fait part de cette résolution qui vous frappe, j’ai senti mon cœur défaillir ; car j’ai songé à tout ce que vous alliez éprouver... Mais il y avait là des hommes qui ne comprenaient qu’une chose, la nécessité de perpétuer la dynastie napoléonienne... On a parlé de la France, et j’ai répondu pour moi, pour vous, que ce nom seul nous dictait notre devoir... Ma mère, depuis l’instant où vous avez mis le pied sur les degrés du trône, vous vous êtes montrée au niveau de votre grandeur ; vous n’avez usé du pouvoir que pour acquérir l’estime et l’amour des Français. Allons, prouvez à tous que vous étiez digne de la royauté, en abdiquant avec courage.

HORTENSE.

Vos deux enfants seront là pour vous chérir et vous consoler.

JOSÉPHINE.

Et lui, lui que j’ai tant aimé !... c’est ainsi qu’il brise cette union dont j’oubliais l’éclat pour ne songer qu’à son bonheur.

EUGÈNE.

Ne croyez pas qu’il reste insensible et qu’il obéisse froidement aux inspirations de sa politique !... J’ai vu ses yeux se remplir de larmes...

JOSÉPHINE.

Il a pleuré ?

HORTENSE.

Oui, ma mère.

EUGÈNE.

Mais vous le savez, quand son but est marqué, il y marche avec énergie ; il parcourt sans faiblesse cette voie lumineuse et solitaire d’où il jette à l’Europe l’admiration et la terreur. Ma mère, Hortense ne vous quittera pas, car elle fuit le trône qu’on lui a imposé. Et moi, je ne veux point d’autre sceptre que cette épée, avec laquelle j’ai chassé les Autrichiens de l’Italie, et vaincu a Raab sous les yeux de la grande armée !...

JOSÉPHINE.

Mon fils, tu as un noble cœur !... Hortense, toi aussi, tu connais tous les soucis de la royauté, et il appartient à ta mère de te donner l’exemple de la résignation.

Avec beaucoup d’émotion.

Pourtant, quelle femme l’aimera jamais autant que moi !... Napoléon ! Napoléon !... je devais mourir au milieu de tes victoires d’Italie, alors que tu m’écrivais pour calmer mes alarmes : « L’ennemi va payer cher les pleurs qu’il te cause ; » alors que, triste de mon absence, tu t’impatientais de les triomphes même !...

Elle tombe dans la rêverie et pleure en silence. Eugène presse ses mains, tandis qu’Hortense se penche sur elle avec affection. La porte du fond s’ouvre ; l’Huissier est sur le seuil, qu’il ne dépasse pas.

EUGÈNE, à l’Huissier.

C’est bien !... Ma mère, voici des témoins qui ne doivent voir en vous que du courage et de la fermeté.

JOSÉPHINE.

Et que veut-on ?

EUGÈNE.

Votre signature à l’acte de divorce.

Joséphine essuyé ses larmes, se lève et prend une attitude de dignité.

 

 

Scène X

 

JOSÉPHINE, HORTENSE, EUGÈNE, LE DUC, LE CHAMBELLAN

 

On dépose l’acte sur une table. Les Personnages examinent avec une curiosité respectueuse Joséphine, qui s’avance vers le Duc et le Chambellan.

JOSÉPHINE.

Messieurs, l’Empereur m’a demandé un témoignage éclatant de mon obéissance à sa volonté, une preuve de mon dévouement à la France, à sa grandeur, à son avenir !... Je vais signer cet acte qui me fait descendre du trône, où je n’étais montée que pour sacrifier toutes mes affections au bonheur de notre patrie !... Ma conscience me dit que j’ai régné pour être aimée, et le sacrifice que j’accomplis me garantit l’estime que je veux emporter dans ma retraite.

Elle signe ; après avoir signé, elle porte la main à son front et paraît chanceler.

LE DUC, allant pour la soutenir.

Madame...

JOSÉPHINE.

Merci, monsieur ; mes enfants sont là !...

Elle s’appuie sur Eugène et Hortense, et rentre dans son appartement.

 

 

Quatrième Tableau

 

Près de Smolensk. Une colline sur laquelle l’armée française est au repos.

 

 

Scène première

 

RAIMBAUT, SOLDATS

 

RAIMBAUT.

Ça me va assez de bivouaquer une minute près de Smolensk, en attendant la promenade du côté de Moscou.

HUREL.

Il paraît que nous ne tarderons pas à jouer de la clarinette.

RAIMBAUT.

C’est à savoir, vu que les Russes n’ont pas voulu y mordre jusqu’à ce moment ; il est possible que l’appétit leur vienne, à présent que nous sommes partis de cette ville. Voilà le prince Eugène qui rassemble tout le quatrième corps où nous sommes inclus... Là-bas, les corps de Ney et de Davoust, et l’Empereur, rien que ça de monnaie !... J’ai idée, cette fois, que nous allons battre la semelle avec les Russes.

HUREL.

Ah ça, irons-nous encore loin dans ce pays que le diable confonde ?

RAIMBAUT.

Je ne m’inquiète plus du chemin... Il y a vingt ans que je roule sans m’arrêter. Nous avons pour consigne de faire plusieurs fois le tour du monde... Le Juif errant est enfoncé !...

Roulement de tambours. Les Soldats prennent les armes au commandement du Général de division.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, EUGÈNE, ALEXANDRE, HIGONNET, OFFICIERS

 

EUGÈNE.

Général, votre division ne se mettra en marche que sur un nouvel ordre... Il m’est impossible de renoncer à la position que voici ; elle servirait à retenir une partie de l’armée russe, tandis que l’autre aurait à résister à Ney et à Davoust. Je me propose d’éclairer l’Empereur sur l’avantage que nous aurions à nous poster ici...

Réfléchissant.

À moins pourtant que son plan de bataille n’en ait décidé autrement, et nous savons tous que son génie a des secrets qu’il nous convient de respecter.

LE GÉNÉRAL.

Prince, celui que vous enverrez à l’Empereur devra passer sous le feu des Russes ; car le quatrième corps en est le plus rapproché.

EUGÈNE.

Je suis bien sûr de trouver des hommes de bonne volonté.

LES SOLDATS.

Moi ! moi ! tous !...

EUGÈNE.

Merci, mes braves ; j’y aviserai plus tard !...

À l’écart.

Je n’aime pas cette tactique des Russes, qui nous attire ainsi pas à pas sur leur territoire envahi... C’est avec de tristes pressentiments que je vois l’armée s’avancer vers le cœur de la Russie !... Disaient-ils vrai ceux qui voyaient dans le divorce de ma mère une date funeste pour les destinées de l’Empereur ?... Ma mère ! nous l’auriez mieux conseillée que ceux qui l’entourent maintenant ; car plus que personne, vous aviez souci de sa gloire et de son bonheur !... Allons ! quoi qu’il arrive, votre fils combattra pour lui, pour la France, comme si une étrangère ne vous avait pas dépossédée !... Que dis-je ?... depuis que vous avez abdiqué, mes devoirs n’ont fait que grandir... Je veux de la gloire pour tous la rapporter.

ALEXANDRE, s’avançant.

Prince !

EUGÈNE.

Eh bien, mon ami, tues fatigué, n’est-ce pas ?

ALEXANDRE.

Non... J’ai une grâce à vous demander.

EUGÈNE.

Parle.

ALEXANDRE.

Vous m’avez dit souvent : Alexandre, lorsqu’une occasion se présentera de te distinguer aux yeux de l’armée, viens me trouver, je t’en laisserai profiter.

EUGÈNE.

Eh bien ?

ALEXANDRE.

Tout à l’heure, vous parliez d’un ordre a porter à l’Empereur...

EUGÈNE.

Oui, et j’enverrai quelqu’un dès que le corps de Ney sera réuni à celui de Davoust.

ALEXANDRE.

Tenez donc votre promesse. Permettez-moi de porter cet ordre !

EUGÈNE.

Toi ?

ALEXANDRE.

Vous ne voudrez pas me favoriser moins que le premier soldat venu ?... Il n’est pas un seul officier de votre état-major qui ne puisse citer avec orgueil quelque mission honorable et périlleuse... À mon tour, prince, ne me refusez pas !

EUGÈNE.

Pauvre enfant ! l’envoyer à une mort presque certaine !

ALEXANDRE.

Où serait l’honneur s’il n’y avait point péril ?

EUGÈNE.

J’ai promis de veiller sur toi.

ALEXANDRE.

Vous avez promis de me faire gagner mes grades.

EUGÈNE.

Non, je ne consentirai pas... Que t’importe ! les occasions ne te manqueront pas ailleurs ; ici le danger est inévitable !

ALEXANDRE.

Eh bien, si ce n’est pour moi, songez donc à votre mère à qui j’appartiens par les liens du sang... Prince, tous ceux qui portent son nom doivent être en avant, afin que la gloire qu’ils pourront acquérir rejaillisse sur elle !... Et si je suis cité dans un bulletin de la grande armée, elle en sera heureuse et fière dans sa solitude de la Malmaison !...

EUGÈNE.

Et si tu es tué ?

ALEXANDRE.

Eh bien, encore un sacrifice, dira-t-elle, encore un sacrifice à l’Empereur et à la France !

EUGÈNE.

Viens donc ! tu pourrais tomber sous une balle perdue, j’aime mieux que tu risques une mort glorieuse !

ALEXANDRE.

Merci.

Tous deux s’éloignent à travers les rangs de la division,

 

 

Scène III

 

HIGONNET, RAIMBAUT, OFFICIERS, SOLDATS, puis RIGOBERT

 

HIGONNET, à Raimbaut.

Eh bien, mon brave, il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés !...

RAIMBAUT.

C’est vrai, mon officier ; après ça, nous pourrions bien finir par ne plus nous rencontrer du tout.

HIGONNET.

J’en serais fâché, mon ancien. Vous souvenez-vous du jour où nous avons fait connaissance aux Tuileries ?

RAIMBAUT.

Parfaitement. Soit dit sans vous offenser, vous aviez la langue assez pointue ; mais votre épée n’est pas mal affilée, c’est une justice à vous rendre.

RIGOBERT.

Ohé ! la Grise ! y sommes-nous ?

HIGONNET.

Voici le digne Rigobert et ses respectables chevaux !

RIGOBERT.

Ah ! il n’y a pas de bon sens à les faire trimer de cette façon. Salut, camarade Raimbaut ; nous ne sommes pas mal loin de la Courtille, hein ?

RAIMBAUT.

On y reviendra.

RIGOBERT.

J’en ai perdu l’espérance, triple nom de la Grise ! on ne s’arrête tout juste que le temps de dire : Dieu vous bénisse ! l’Empereur nous fait aller au galop.

RAIMBAUT.

Qu’est-ce que ça vous fait ? vous êtes à cheval !

RIGOBERT.

C’est bien les chevaux qui me gênent la sensibilité !

RAIMBAUT.

Ah ça, mille diables ! ils ne sont pas plus malheureux que les fantassins !

RIGOBERT.

Les fantassins ! on en trouve tant qu’on veut, il y en aura toujours... les chevaux, ça ne pousse pas comme ça !... Sans vous commander, mon officier, va-t-il y avoir du nouveau ?

HIGONNET.

On va se battre.

RIGOBERT.

C’est du nouveau de tous les jours ça ! Je serais pourtant flatté de m’arrêter dans une ville quelconque.

RAIMBAUT.

À Moscou.

RIGOBERT.

Moscou ! est-ce loin d’ici ?

RAIMBAUT.

Quatre-vingt-dix lieues.

RIGOBERT.

Merci. Nom de la Grise ! si j’étais l’Empereur !

HIGONNET.

Eh bien ?

RIGOBERT.

J’arrêterais les frais tout de suite, et je dirais à chacun : Gobergez-vous a présent ; voici du foin et de l’avoine... non, je veux dire du vin n° 1, du fricot et un bon lit. Allez-y !...

Roulement de tambours.

Allons ! à la contredanse ! Si je reviens tout entier à Paris, j’en rirai longtemps !

La division se met sous les armes.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, EUGÈNE, LE GÉNÉRAL, puis ALEXANDRE

 

EUGÈNE.

Messieurs, il faut nous porter en avant.

À part.

Alexandre ne revient pas ! Pourquoi l’ai-je laissé partir ? Ah ! le voici !

ALEXANDRE.

Prince, l’empereur veut que le 4e corps suive l’ordre qu’il a donné d’abord.

EUGÈNE.

Il faut donc abandonner cette position ?

ALEXANDRE.

Oui, mais le corps du général Reynier va venir de ce côté !

EUGÈNE.

Qui lui portera l’ordre ?

ALEXANDRE.

Moi.

EUGÈNE.

Tu resteras avec lui ?

ALEXANDRE.

Non, car j’irai rendre compte à l’Empereur.

EUGÈNE.

Passer deux fois à travers les lignes ennemies !

ALEXANDRE.

Prince, c’est une double gloire !

Il part au galop. Mouvement. La division s’éloigne, des Cosaques arrivent au galop et tourbillonnent sur les derniers rangs de la division. Un corps russe s’établit sur le terrain qu’elle a abandonné.

 

 

Scène V

 

UN GÉNÉRAL, UN COLONEL, SOLDATS RUSSES

 

LE GÉNÉRAL.

Je vous le disais bien, colonel ; Napoléon va porter ailleurs la bataille... toute son armée s’éloigne du côté de l’est... Voilà le corps du prince Eugène qui va rejoindre...

LE COLONEL.

Et notre armée toute entière qui vient se joindre à nous !

LE GÉNÉRAL.

Napoléon va suivre la route de Moscou ; mais il n’entrera pas dans la ville sainte.

On entend le canon.

Qu’est-ce donc ?

LE COLONEL.

Le canon de Barclay de Tolly !

LE GÉNÉRAL.

Non, ce n’est pas dans cette direction ! La bataille va s’engager... je comprends maintenant pourquoi Bagration hésitait...Nous sommes bien ici.

LE COLONEL.

Regardez, général... un corps français qui s’avance de ce côté...

LE GÉNÉRAL.

Pour se briser au pied de ces hauteurs.

Des Cosaques courent dans tous les sens. Mouvement. Commencement de la bataille.

 

 

ACTE III

 

 

Premier Tableau

 

En Russie. Une plaine couverte de neige. La retraite. Le Bataillon sacré ; Officiers et Soldats de divers corps présentant un aspect de misère et de souffrance.

 

 

Scène première

 

RAIMBAUT, SOLDATS, GÉNÉRAUX, COLONELS, OFFICIERS de divers grades composant le bataillon sacré

 

UN SOLDAT, près d’un feu qui s’éteint.

Fini !... Il n’y aurait pas de quoi allumer une pipe.

RAIMBAUT.

Eh bien ! tant mieux, puisqu’il ne faut pas s’approcher du feu de trop près. On y crève comme les papillons autour d’une chandelle.

LE SOLDAT.

J’aimerais encore mieux mourir de chaud que de froid.

RAIMBAUT.

Des bêtises !... Il s’agit de tenir bon et de rentrer en France. Et nous pouvons l’espérer, puisque le prince Eugène nous commande. Sans lui, nous y passions tous dans cette retraite que le diable confonde !

LE SOLDAT.

Oui, mais depuis que nous avons perdu le maréchal du côté de Wiazma, sans qu’on sache ce qu’il est devenu, nous pouvons être pinces à chaque minute par Ouwaroff et les cosaques.

RAIMBAUT.

Alors, ça sera en bonne compagnie ; nous brûlerons nos dernières cartouches avec le bataillon sacré que voilà ; des généraux, des colonels qui ont pris un fusil et se sont faits simples soldats !...

LE GÉNÉRAL, commandant le bataillon.

Messieurs, je suis inquiet de ne pas voir revenir le prince au bivouac. Cette reconnaissance qu’il a voulu faire lui-même, il l’aura poussée trop loin peut-être. La disparition du maréchal nous place dans un danger imminent dont nous ne pouvons sortir que par un miracle. Réunis à la troupe si peu nombreuse, mais si déterminée, qu’il commande, nous aurions pu faire une trouée dans le corps d’Ouwaroff. Cet espoir est perdu, et le prince, qui s’oublie lui-même pour nous tous peut nous être enlevé dans une de ces excursions dont il ne veut laisser le soin à personne.

RAIMBAUT, qui s’est approché.

Pardon et excuse, mon général ; voulez-vous que j’aille en avant avec quelques hommes ?

LE GÉNÉRAL.

Merci, mon brave ; chacun son tour ; depuis Krasnoë ces messieurs sont devenus soldats ; c’est un métier qu’ils n’avaient pas oublié et qu’ils ont fait dans la retraite, autour de l’Empereur. Un peloton et un sergent !...

UN COLONEL, s’avançant.

Voilà, commandant.

LE GÉNÉRAL.

Allez au-devant du prince ; il doit être du côté du fleuve.

Le Colonel s’éloigne avec quelques officiers qu’il commande.

Caporal, relevez les factionnaires !

Un Chef de bataillon exécute cet ordre.

RAIMBAUT, retournant au groupe qu’il avait quitté.

Eh bien, trente mille diables, c’est ça qui me fend le cœur ! C’est beau, mais ça me tape là à faire sauter le coffre !... Les Russes, la faim, la neige, ce gredin de froid qui redouble, je leur crache a la ligure ! Mais voir ces généraux, ces colonels et autres faire faction comme moi, allons, c’est trop dur, c’est la fin du monde.

ALEXANDRE, à Raimbaut.

Le prince ne revient pas ?

RAIMBAUT.

Tout à l’heure.

ALEXANDRE.

Bonsoir, Raimbaut.

Il va pour s’étendre.

RAIMBAUT.

Pas là !... Ici, sur la cendre.

ALEXANDRE.

Vous avez raison.

RAIMBAUT, le regardant.

Je ne te laisserai pas dormir longtemps, tu ne te réveillerais plus ! Le prince m’a dit d’y veiller, il est malade, et il tient bon, il n’en dit rien ! Un enfant !... C’est sa mère qui doit en avoir du chagrin !... Savoir encore si elle le reverra jamais !...

Le couvrant de son manteau.

Ça a la peau plus tendre que la mienne. Et dire que c’est un cousin de cette bonne impératrice Joséphine.  Allons, le malheur insulte tout le monde depuis Moscou ! J’ai vu l’Empereur marcher à pied, un bâton à la main, comme un mendiant !... Qui vient là ?

RIGOBERT.

Deux Français gelés...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, RIGOBERT, VALENTIN, enveloppé de fourrures

 

RIGOBERT.

Père Valentin, il y aura un moment où votre pelure vous fera prendre pour un ours en personne.

VALENTIN.

Eh ! mon Dieu, on me prendra pour ce qu’on voudra.

RIGOBERT.

Ça vous expose à attraper un coup de fusil sous prétexte de faire des côtelettes, vu que les vivres sont rares. Nom delà Grise ! brave Raimbaut, la promenade m’a peu réchauffé.

RAIMBAUT.

Vous avez pourtant marché à pied.

RIGOBERT.

Et comment donc que j’aurais marché ? à cheval ? Il n’y en a plus de chevaux ! Rôtis, grillés, dévorés !... Il m’en restait un avec lequel je faisais le chemin depuis Krasnoë, comme une véritable paire d’amis. Il était maigre comme plusieurs coucous ! Ces gueux de traineurs l’ont pincé dans mes bras et fricassé à la minute ! Un cheval d’un caractère charmant ! Les gredins l’ont trouvé bon, allez !

VALENTIN.

Vous ne vous inquiétez que des chevaux.

RIGOBERT.

Tiens !... Et l’humanité donc, vous n’y pensez plus, père Valentin ?

VALENTIN.

Je pense que si je sors de la Russie, ça ne sera pas pour y revenir !...

Roulement de tambours.

RIGOBERT.

Qu’est-ce qu’il y a ?

RAIMBAUT.

Le prince revient par ici... Allons, debout tout le monde !

Les Soldats se lèvent, les uns promptement, les autres avec efforts, quelques-uns s’appuient sur le bras de leurs camarades. Tous, avec le bataillon sacré, attendent le Prince, qui entre en scène.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, EUGÈNE

 

EUGÈNE, allant au bataillon sacré.

Messieurs, je vous remercie de vous être inquiétés pour moi.

LE GÉNÉRAL.

Prince, tout notre espoir est en vous. Vous seul pouvez sauver les tristes débris de la grande armée.

EUGÈNE.

C’est vous qui faites ma force, et me rendez possible cette tâche qu’en s’éloignant l’Empereur a daigné me confier. Vous avez donné un exemple de constance et d’abnégation qui ne devait pas rester stérile. Eh bien ! colonel, vous voilà promu au grade de sergent ; vous n’avez vraiment pas dérogé, c’est descendre pour recueillir plus de gloire. Et vous, commandant, vous n’êtes certes pas un caporal ordinaire ; votre escouade se compose de capitaines qui doivent s’entendre à faire le service. Général, vous avez souvent prouvé que vous seriez habile à diriger tout un corps d’armée ; vous avez là un bataillon peu nombreux, mais l’Empereur lui-même l’a commandé, et il s’en faisait gloire.

LE GÉNÉRAL.

Prince, nous avons été inspirés par ce sentiment qui vous anime ; nous avons voulu rentrer en France avec honneur.

EUGÈNE.

Et nous pourrions y parvenir si le maréchal Ney nous était rendu ; mais sa perte peut entraîner la nôtre.

LE GÉNÉRAL.

Et personne n’est venu rompre cette cruelle incertitude où nous sommes sur sa destinée ?

EUGÈNE.

Il est un homme qui souvent a servi d’intermédiaire entre le maréchal et moi à travers les mille accidents de la retraite : cet homme était auprès de lui lorsque nous fûmes séparés ; je ne lai pas revu !...

Allant aux soldats.

C’est bien ! toujours fidèles à cette loi de la discipline sans laquelle nous aurions péri ! Je veux qu’on dise de vous : ils sont restés fidèles autour de leur drapeau. Ils n’ont pas succombé sous ces désastres inouïs qui ont dévoré une armée de six cent mille hommes !...

LES SOLDATS.

Vive le prince Eugène !

EUGÈNE.

Vive la France !... C’est une mère chérie qu’il faut revoir pour lui parler des enfants qu’elle a perdus.

RAIMBAUT.

Mon prince, il y a là quelques camarades qui ne pourront pas se remettre en route !

EUGÈNE.

Nous les porterons tant qu’il nous restera des forces !... je ne veux pas abandonner un seul homme !

UN SOLDAT, se soutenant à peine.

Prince...

EUGÈNE, le soutenant.

Eh bien, mon brave, tu souffres, n’est-ce pas ?... Allons, du courage ; demain tout ira mieux !

LE SOLDAT.

La faim me tue !...

EUGÈNE.

Tiens ! j’ai gardé ma part de la distribution qu’on a faite ce matin ; prends !

Il lui donne un morceau de pain.

LE SOLDAT.

Non, non, gardez pour vous !

EUGÈNE.

Je n’ai pas faim, moi !...

LE SOLDAT.

Merci ! merci !

EUGÈNE.

Eh bien, Alexandre, toujours triste ?

ALEXANDRE.

Non !

EUGÈNE.

Songe donc que bientôt nous serons plus heureux.

ALEXANDRE, se levant avec peine.

Vous espérez qu’il y aura un combat ?

EUGÈNE.

Un combat ? nous ne devons pas en désirer.

ALEXANDRE.

Pourtant, si on y trouve la mort, c’est une mort glorieuse, et vous êtes délivrés de vos souffrances !...

EUGÈNE.

Tu dois vivre pour retourner auprès de ma mère, à qui j’ai promis de te ramener.

ALEXANDRE.

Oui, je voudrais la revoir ; elle est si bonne !... Je ne la reverrai pas !

EUGÈNE.

Alexandre !...

ALEXANDRE.

Écoutez, je n’ose pas dire devant eux ce que je souffre, ils accuseraient mon courage !

EUGÈNE.

Non, tu t’es montré brave autant que les plus vieux soldats !...

ALEXANDRE.

Oh ! ce n’est pas cette guerre que j’avais rêvée... ce climat qui nous dévore !... la France, la patrie, si loin de nous !... les Tuileries, l’impératrice !...

EUGÈNE.

Grand Dieu !

Alexandre frissonne.

Tu as froid ?

ALEXANDRE.

Non, tenez !

Il lui prend la main.

EUGÈNE.

C’est la fièvre qui le dévore !... Soldats, général, à moi !... secourez cet enfant ! secourez-le comme s’il était mon frère !... Alexandre, viens dans mes bras ! ouvre tes yeux !...

ALEXANDRE.

Dormir !...

EUGÈNE.

Non, le sommeil c’est la mort !

ALEXANDRE.

Eh bien, mourir !... l’impératrice ! l’impératrice !...

EUGÈNE.

Réveille-toi ! réveille-toi !... Mort !... Mon Dieu, conservez-moi la résignation ! Allons, tout entier à ces soldats maintenant.

UNE SENTINELLE.

Qui vive ?

MARINO, de loin.

Courrier de l’armée d’Italie !

EUGÈNE.

Marino !... Général, messieurs, voici cet homme dont je vous parlais tout à l’heure !... Il nous apporte des nouvelles du maréchal !

Marino arrive péniblement en scène.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MARINO

 

MARINO.

Pardon, prince, mais toutes mes forces m’ont abandonné !

EUGÈNE.

Et le maréchal ?... tu ne dis rien, tu ne réponds pas ! le maréchal ?...

MARINO.

Perdu !...

TOUS.

Malheur ! malheur !...

EUGÈNE.

Ne laissez pas approcher les soldats !... Perdu... as-tu dit ?... mort ! car on n’a pu le faire prisonnier ! c’est un de ces hommes qu’on ne prend pas vivants !

MARINO.

Nous suivions depuis trois jours cette route que vous avez suivie ; pour nous guider, ça et la quelques traineurs que le maréchal recevait parmi ses soldats et faisait rentrer sous la discipline : partout de sinistres vestiges de votre passage ; la neige rouge de sang, parsemée d’armes en pièces et de cadavres mutilés. Les morts marquaient encore les rangs, les places de bataille, et la terre était couverte de shakos, de cuirasses, de casques, trop éloquents débris qui nous disaient le sort de chaque régiment. Le maréchal nous entraînait rapidement par-dessus toutes ces ruines, et nous avancions toujours côtoyés par l’armée russe, qui semblait craindre de se heurter contre lui !... Ce matin, tandis que sa troupe reposait, il m’a fait venir : « Prends les devants, m’a-t-il dit ; tu annonceras au prince mon arrivée prochaine auprès de lui. » Je suis parti... Je gravissais des collines élevées... tout à coup, j’ai senti la terre trembler sous mes pas ; l’air a retenti d’une détonation immense, prolongée !... Je me suis retourné, et j’ai vu les hauteurs que j’avais quittées semblables à des volcans en éruption... L’armée russe tout entière attaquait le maréchal et ses deux mille soldats surpris dans un ravin !... Deux cents canons vomissaient la mitraille sur cette poignée d’hommes dont la plupart manquaient de fusils pour répondre à cette formidable artillerie !... Tout à coup, le maréchal, avec sa troupe, est monté de front à l’assaut du ravin. Tous l’ont suivi, ils ont abordé, renversé la première ligne russe ; et, sans s’arrêter, ils se précipitaient sur la seconde, mais une pluie de fer et de plomb est venue les assaillir. J’ai vu la colonne chanceler, reculer et entraîner le maréchal dans ce ravin dont les Russes ont fait un tombeau. Alors, j’ai détourné mes regards, et j’ai repris mon chemin, priant Dieu pour ces enfants de la France que j’avais vus affronter une armée de quatre-vingt mille hommes !...

EUGÈNE.

C’est une des gloires de la patrie qui vient de s’éteindre !...

Coups de canon au lointain.

Voici l’ennemi !... Messieurs, le maréchal nous a donné un exemple que nous saurons imiter !... Nous pouvons être plus heureux que lui ; ou notre mort peut être glorieuse comme la sienne !... Aux armes ! soldats, à vos rangs !

Nouveaux coups de canon.

RAIMBAUT.

C’est une drôle de manière de tirer le canon !... ce n’est pas comme ça que l’ennemi nous attaque !

EUGÈNE.

Il a raison : on croirait plutôt entendre un signal de détresse !... Attendez !

Il monte sur une élévation.

Soldats laissons approcher ; serrez vos rangs ; vous me suivrez, et nous nous ouvrirons un passage !...

À haute voix.

Qui vive ?

LE MARÉCHAL.

France !...

EUGÈNE.

Cette voix !... le maréchal Ney.

TOUS.

Le maréchal Ney !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LE MARÉCHAL NEY, SOLDATS

 

EUGÈNE, embrassant le Maréchal, autour de qui tous s’empressent.

Sauvé !... sauvé !...

LE MARÉCHAL NEY.

Oui, pour vous revoir, pour revoir la France... Compagnons, lorsque nous fûmes séparés, il me sembla que je perdais autant de frères, car nous avions souffert ensemble et nous devions avoir une même destinée... Que de fois, comme tout a l’heure, au risque d’attirer les Russes, j’ai fait jeter un signal par le seul canon qui me reste, espérant que vous viendriez à moi et que nous serions réunis... Prince, si digne de nous commander, héros du bataillon sacré, soldats intrépides, je vous retrouve tous enfin ; je ne me souviens plus de ce que j’ai souffert...

EUGÈNE.

Et nous, nous pleurions votre perte !... On nous avait dit que ce matin, vous et ces braves qui vous suivent aviez succombé sous l’armée russe !

LE MARÉCHAL NEY.

L’armée russe nous croyait écrasés dans ce ravin que nous avions voulu franchir... elle restait immobile ; j’ai rallié mes soldats, et, pour la seconde fois, nous nous sommes précipités sur ces masses profondes... nous y avons pénétré avec cette résolution qui vaut des régiments entier... J’ai pris dune main l’aigle que voilà, et j’en ai fait notre guide à travers ces ennemis qui n’ont jamais vu reculer nos drapeaux... Il fallait passer ou périr ; nous avons rompu les lignes qui voulaient nous retenir, et les braves que nous avons laissés en chemin sont morts glorieusement sur les monceaux de Russes que nous avions renversés avec nos baïonnettes !...

On entend le canon.

TOUS.

L’ennemi, l’ennemi !...

LE MARÉCHAL NEY.

Ouwaroff vient nous attaquer !

EUGÈNE.

Nous passerons à travers son armée !... Soldats, serrez vos rangs !... Maréchal, il faut à la fois commander et combattre !...

Il prend un fusil, ainsi que le Maréchal, et tous deux se placent à la tête de la troupe. Arrivée des Russes. Combat. La troupe française rompt les lignes ennemies et s’éloigne.

 

 

Deuxième Tableau

 

À la Malmaison. Le cabinet de l’Empereur, tel qu’il était avant le divorce.

 

 

Scène première

 

VALENTIN, LUCIENNE

 

VALENTIN, à Lucienne qui entre.

Eh bien ?...

LUCIENNE.

Hélas ! monsieur Valentin, toujours plus faible, toujours plus souffrante !...

VALENTIN.

Oui, tout est à craindre maintenant ! pauvre impératrice !...

LUCIENNE.

La duchesse de Saint-Leu m’a dit qu’elle ne voulait plus la quitter...

VALENTIN.

Ah ! si son fils pouvait venir ! sa présence lui ferait tant de bien !... Elle serait heureuse d’avoir là ses deux enfants... mais elle m’a dit plusieurs fois qu’elle craignait qu’on ne le laissât pas entrer en France... et cependant, elle ne perd pas toute espérance de le revoir !... Mon Dieu ! je n’ai donc vécu si longtemps que pour être témoin des chagrins de cette famille que j’aime tant !

LUCIENNE.

On a frappé à cette porte...

VALENTIN, allant ouvrir.

C’est sans doute cet honnête homme de Raimbaut... Pauvre vieux soldat !...

 

 

Scène II

 

VALENTIN, LUCIENNE, RAIMBAUT

 

RAIMBAUT.

Excusez, monsieur Valentin, j’ai usé de la permission que vous m’avez donnée de venir jusqu’ici.

VALENTIN.

Vous avez bien fait, Raimbaut ; vous savez que l’impératrice vous a recommandé de nous visiter souvent ?...

RAIMBAUT.

Oui, je trouve à la Malmaison un accueil à en avoir le cœur plein, ma ration à volonté, et il ne tiendrait qu’à moi d’y avoir le logement !... La mère de mon ancien général ne m’a jamais oublié d’une minute ; sans elle, comme tant d’autres camarades, la misère aurait fait de moi ce que n’ont pu faire les boulets et les biscayens !... Je ne vous demande pas comment elle se trouve... suffit !...

LUCIENNE.

Monsieur Raimbaut, nous devons tous demander à Dieu que le prince Eugène puisse venir à la Malmaison !...

RAIMBAUT.

Je comprends !... une idée de cette pauvre mère !... Le prince ! eh ! il lui faudrait une permission pour passer la frontière !... une permission !... et dire que nous en sommes là !... Quand je pense qu’ici, dans cette chambre, l’empereur tenait tous les jours dans ses dix doigts le sort de tous les soi-disant monarques qui à présent le tiennent prisonnier ; eh bien, je dis qu’il aurait dû les casser tous comme un caporal à la tête d’une compagnie !...

VALENTIN.

Oui, et surtout s’il ne s’était pas séparé de cette bonne impératrice !...

RAIMBAUT.

C’est vrai, c’est juste !... faut pas lui en vouloir... il a dû plus d’une fois en avoir du regret !... Elle ne l’aurait pas abandonnée, elle !... Ah ça, monsieur Valentin, je n’ai pas besoin de vous dire que je suis toujours là, et du moment que je pourrai servir à la moindre chose...

VALENTIN.

Oh ! nous savons qu’on peut compter sur vous !...

RAIMBAUT.

Je suis seul au monde, voyez-vous ; le vieux soldat serait mort de faim sans la bonne impératrice !... Je l’aimais déjà bien ; mais, depuis, excusez-moi, il me semble que je n’aimerais pas mieux ma fille, si j’en avais une !...

VALENTIN.

La voici, retirons-nous !...

RAIMBAUT.

Oui, monsieur Valentin...

À part.

Je n’aurais pas le courage de la regarder !...

 

 

Scène III

 

JOSÉPHINE, HORTENSE, LUCIENNE, DEUX DAMES D’HONNEUR

 

JOSÉPHINE, entrant péniblement, appuyée sur Hortense et une Dame d’honneur ; elle s’assied.

Je crois que je serai mieux ici.

Souriant.

Ou plutôt je ne suis bien nulle part, et je dois vous fatiguer de mes caprices... caprices de malade !...

HORTENSE.

Pouvez-vous parler ainsi, ma mère, ma bonne mère ?...

JOSÉPHINE.

J’ai tort.

Aux Dames d’honneur.

Allez prendre un instant de repos, mesdames ; vous aussi, Lucienne.

Les Dames d’honneur et Lucienne hésitent.

HORTENSE, bas.

Retirez-vous ; je ne la quitterai pas, et d’ailleurs vous serez près d’ici.

Les Dames d’honneur et Lucienne sortent.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, HORTENSE

 

JOSÉPHINE.

Ainsi donc, ma fille, point de nouvelles d’Eugène ?...

HORTENSE.

Non, ma mère, et croyez-moi, c’est là ce qui me fait espérer que nous le reverrons bientôt.

JOSÉPHINE.

Bientôt, dis-tu ?... oui ; je l’espère aussi, nous le reverrons !...

HORTENSE.

Il est si loin d’ici ?...

JOSÉPHINE.

Sans doute... Et puis, on s’opposera peut-être... car enfin, pour lui permettre de venir en France, il faudrait une grave circonstance, il faudrait qu’un me regardât comme bien malade !...

HORTENSE.

Oh ! non, ma mère !... Après avoir noblement déposé les armes, mon frère a dû rester éloigné de la France ; mais partout il inspire un respect, une affection qui doivent adoucir les sévères résolutions de la politique.

JOSÉPHINE.

Oui, son noble cœur, sa conduite si pure, sa renommée sans tache ont désarmé la haine des partis !... L’empire a disparu ; de nouveaux souverains commandent à la France, et les chefs illustres de notre armée se sont vus dispersés... Eugène pouvait subir une cruelle proscription... La Bavière l’a adopté avec un sentiment d’orgueil, et son nom est entouré d’un éclat que rien n’a pu ternir !...

Elle s’est levée.

HORTENSE.

Vous allez vous fatiguer, ma mère.

JOSÉPHINE.

Non... je ne me lasse pas de revoir, de toucher de la main tous ces objets qui me rappellent un passé si loin de nous, hélas !...

À part.

Au moment de les quitter pour toujours, ils me deviennent plus chers !...

Haut, en s’asseyant.

Tiens, Hortense, c’est là sur cette table, que souvent furent décidées les destinées de l’Europe et les destinées de notre famille !... C’est sur ce fauteuil qu’il s’asseyait, et que, abîmé dans ses pensées profondes, il passait de longues heures à écouter les inspirations de son génie !... Que de fois je le surprenais rêvant ses projets gigantesques !... Alors, il descendait des hauteurs de son intelligence, et souriait aux distractions que je lui apportais !... Oh ! pourquoi laissa-t-il ces joies domestiques, pour s’isoler dans ces régions solitaires d’où il est tombé foudroyé !... Chacun de nous aurait gardé longtemps la part de bonheur que le ciel lui avait donnée !... Que voulait-il de plus ?... Je l’aimais tant !... Ma pensée, ma vie, mes joies et mes douleurs, tout me venait de lui, et je ne voulais pas de bornes à cette tendresse, qui m’a tuée dès qu’il a fallu la renfermer dans mon âme !

HORTENSE.

Ne voulez-vous pas rentrer dans votre chambre, ma mère ?... Vous me semblez plus faible !

À part.

Mon Dieu ! comme elle est pâle !...

JOSÉPHINE, à part.

Je suis donc impuissante à renfermer en moi-même ces douleurs où ma vie se consume et va s’éteindre ?

Haut.

Mon fils, mon fils ! que je voudrais le revoir !...

À part.

Et pourtant, quand je le reverrai, ce sera pour lui dire un éternel adieu !... Ainsi le veut ma destinée !... Ainsi l’a prédit Marguerite !

Haut.

N’entends-je pas le bruit d’une voiture qui accourt rapidement ?

HORTENSE.

Oui, ma mère.

JOSÉPHINE.

Mon fils, mon fils ! qui vient à moi !...

HORTENSE.

Calmez-vous, ma mère ; cette émotion...

JOSÉPHINE.

C’est lui, te dis-je ; je le devine aux battements de mon cœur.

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, HORTENSE, VALENTIN, puis EUGÈNE

 

JOSÉPHINE, à Valentin.

C’est Eugène qui arrive, n’est-ce pas ?

VALENTIN, hésitant.

Madame... je voulais, j’espérais vous préparer...

JOSÉPHINE.

Est-ce qu’on peut tromper une mère ?... Qu’il vienne donc, qu’il vienne !...

À part.

Oh ! je ne puis, je ne veux pas perdre un seul de ces instants qui désormais me sont comptés !...

VALENTIN.

Venez, monseigneur, venez !...

EUGÈNE.

Ma mère !... Hortense !...

JOSÉPHINE.

Mon enfant !...

EUGÈNE, la regardant, à part.

Grand Dieu !...

Il recule involontairement.

JOSÉPHINE.

Je suis bien changée, n’est-ce pas ?

EUGÈNE.

Non, ma mère, non !...

Valentin sort. À part.

Perdue ! perdue !...

Haut.

Je vous revois enfin, tous trois réunis après une si longue absence !...

JOSÉPHINE.

Oui, réunis !... Je suis heureuse de vous voir à mes côtés.

EUGÈNE.

Et maintenant nous ne serons plus séparés, je resterai près de vous, je...

JOSÉPHINE.

Tu retourneras bientôt en Bavière.

EUGÈNE.

Pourquoi ?

JOSÉPHINE.

C’est que... Mais non, tu disais bien, il ne faut pas nous quitter, nous avons tant souffert d’être ainsi éloignés... N’est-ce pas, mes enfants ?

HORTENSE.

Sans doute.

EUGÈNE.

Ma mère, les grandeurs que nous avons perdues firent souvent gémir nos affections les plus chères et les plus saintes... Maintenant nous pouvons vivre heureux !

JOSÉPHINE.

Oui, Eugène... oui... nous oublierons le passé qui nous fut parfois si fatal, nous pourrons encore... Le passé !... Eh bien, je me trompe et je vous trompais !... J’ai été faible contre mes chagrins, et votre destinée à tous deux m’a coûté bien des larmes !... J’ai voulu essayer la lutte contre les coups qui m’accablaient, et je suis demeurée sans force et sans résolution !

EUGÈNE.

N’aviez-vous pas vos enfants ?

JOSÉPHINE.

Oui, mes enfants qui ont fait ma gloire et mon bonheur... mes enfants que je puis embrasser, que je garderai près de moi !... Ah ! malheureuse mère, il est trop tard !

HORTENSE.

Que dites-vous ?

JOSÉPHINE.

Non, ne vous abandonnez pas à un espoir que je n’ai plus moi-même !... Et pourtant je voudrais vivre, je voudrais...

EUGÈNE.

Venez dans nos bras, ma mère ; vous y retrouverez la force et l’espérance !

JOSÉPHINE.

Allons, tu ne devais revenir que pour recevoir mon dernier soupir !

HORTENSE, à part.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

Ouvrant des portes.

Venez, venez tous.

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, HORTENSE, VALENTIN, EUGÈNE, LUCIENNE, LES DEUX DAMES D’HONNEUR, puis MARGUERITE, VALENTIN et RAIMBAUT

 

EUGÈNE.

Ma mère, regardez ! je suis là, près de vous avec Hortense !

JOSÉPHINE.

Oui, mais malgré moi mes yeux se ferment, et je vous aperçois à peine. Votre main, mes enfants ! Venez, venez sur mon cœur !... Ah ! combien je vous aimais !... Et l’Empereur, l’Empereur !...

EUGÈNE.

Venez, mes amis, venez !... Ma mère, tous ceux qui vous entourent vous aiment et vous vénèrent... Vivez pour leur bonheur comme pour le nôtre !

JOSÉPHINE.

Ah ! oui, Raimbaut, le vieux soldat, celui qui le sauva à Saint-Cloud ; il a été des victoires de cet empire que j’ai vu finir. Dites-moi, vous vous les rappelez ces jours de gloire et de splendeur, n’est-ce pas ?

EUGÈNE.

Oui, ma mère, et tout ce peuple qui garde votre souvenir avec religion, avec amour !

JOSÉPHINE.

Le sacre ! Notre-Dame resplendissante, et Napoléon posant la couronne sur ce front qui brûlait comme en ce moment ; mais alors, c’était du bonheur, du délire !... Et puis, la foule qui accourait, les Tuileries où les rois venaient le saluer et s’incliner devant sa toute puissance ! et puis... Ah ! malheureuse ! c’est alors qu’on me fit au cœur cette blessure dont je dois mourir !

EUGÈNE et HORTENSE.

Ma mère !

JOSÉPHINE.

Mes enfants, mes enfants, c’est là haut qu’il faut se retrouver... là haut l’impératrice répudiée reprendra sa place à côté de celui qui s’éloigna d’elle. Il m’aimait pourtant ! il m’aimait !... Et moi, que j’étais fière de lui, de vous, de la France !... Eh bien, j’oublie tout cela, je veux... je veux vivre encore, pour vous, pour mes enfants !...

Elle se lève.

EUGÈNE, la soutenant.

Oh ! que Dieu vous garde, ma mère !

JOSÉPHINE, retombant assise.

Oui, je voudrais me reprendre à la vie... mais tout s’efface et s’éteint... mes souvenirs eux-mêmes se perdent dans les ténèbres qui m’enveloppent... je ne vous vois plus ! Êtes-vous là ? Mon fils, ma fille !

HORTENSE, à genoux.

Seigneur, Seigneur !

JOSÉPHINE.

Venez, venez, on nous attend à Notre-Dame !... Voyez-vous ces draperies, ces prêtres, ces dignitaires de l’Empire ?... Napoléon, il est la, lui !... Sa couronne, c’est pour vous, mes enfants ! pour vous !... À Noire Dame !... à Notre-Dame !...

Les Personnages tombent agenouillés, ainsi que Marguerite, qui se tenait à une porte latérale. Un voile noir vient couvrir cette scène funèbre. Bientôt il se relève, et laisse voir la cérémonie du sacre.

Le théâtre change, et représente la mise en scène de la ballade du poète allemand Seidlitz : À minuit César sort du tombeau, et passe sa revue aux Champs-Élysées, etc... etc.

L’arc de triomphe se détache sur les ténèbres de la nuit, que dissipe faiblement la pâle lumière de la lune. Aux sons d’une musique religieuse et guerrière, des ombres fantastiques s’animent, et défilent devant Napoléon, qui les domine du haut de l’arc de triomphe ; ce sont les soldats de la vieille garde des divers corps de l’armée, accourus pour passer cette revue du maître, qui les rappelle du tombeau. La scène est étrange et en harmonie avec la pensée du poète. Ces ombres ont conservé l’amour de la guerre, qui les précipite au-devant de l’Empereur ; elles passent, comme à ces jours de grandes revues, où nos soldats se présentaient avec orgueil ; mais au mouvement rapide de leur marche, à ce silence qui les environne, à l’aspect bizarre qu’ils offrent aux regards, au caractère fantastique du mouvement qui les entraîne, on reconnaît une de ces conceptions qui se servent du merveilleux pour rappeler les souvenirs d’une réalité perdue.

À ce tableau succède un riche palais dont les arcades se perdent dans l’immensité ; il est rempli de personnages au milieu desquels on voit sur une estrade, Napoléon entre Eugène et Joséphine.

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