Le Pays latin (Léon-Lévy BRUNSWICK - Hippolyte COGNIARD)

Sous-titre : encore une leçon

Folie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 4 juillet 1832.

 

Personnages

 

ANACHARSIS étudiant en droit

HYACINTHE, étudiant en médecine

ADOLPHE, étudiant en médecine

LEGENDRE, étudiant en médecine

MADAME CALAMAR, femme de ménage

OLYMPE, doreuse en cadres

AGLAÉ, lingère

HORTENSE, lingère

 

La scène se passe dans le logement occupé par les trois étudiants.

 

Le théâtre représente une petite chambre simplement meublée. La porte d’entrée à droite de l’acteur. Au fond deux portes de cabinets, sur le devant du théâtre, à gauche, une petite table ; plus loin et du même côté, une commode, sur laquelle sont quelques livres, quelques effets, et un boa.

 

 

Scène première

 

MADAME CALAMAR, apportant des bottes et des habits

 

Nà !... v’là mes bottes brillantes comme un soleil !... et mes habits battus !... Dieu sait qu’ils avaient besoin d’un coup de vergette !... c’est pas étonnant... messieurs Anacharsis et Adolphe sont allés hier chez les Franconi, et c’est un vrai nid à poussière que c’t endroit-là !!... avec leurs chevaux ils vous asphyxieraient !... c’est d’honneur vrai !... ah ça, est-ce qu’ils ne se lèveront pas d’aujourd’hui ? v’là qui se fait neuf heures, faut que je fasse leurs chambres...

Elle va écouter aux deux chambres...

Ils dorment encore ! ah c’est pas comme ça qu’ils apprendront le droit et la médecine, et j’ suis sûre que si je les bougonne, ils vont me répondre comme à l’ordinaire : Lundi prochain, mère Calamar, nous nous mettrons au travail... J’t’en souhaite du lundi... et ces braves parents qui sont en province et qui croient que leurs enfants s’instruisent à Paris ! quelle superstition ! s’ils savait comme le temps passe !

Air : Vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.

Le matin fair’ des promenades
Au Luxembourg ou sur l’ boulevard !
Aux boutiqu’s lancer des œillades,
Jusqu’au dîner jouer au billard !
Le soir selon leur habitude
Courir tous les endroits dansants !
Ne jamais dire un mot d’étude,
On appell’ ça des étudiants.
(3 fois.)

C’est comme ce monsieur Hyacinthe qui demeure ici dessous ! en v’là un sans souci qu’a mangé d’ l’argent à sa famille ! ça fait trembler... à quarante ans être encore étudiant en médecine ! y a vingt ans qu’il suit les cours, eh bien ! je ne lui confierais pas mon chat à traiter ! Il ne sait rien de rien ! mais c’est égal, c’est un homme bien charmant. Il me fait rire moi... il a toujours un tas de bêtise à vous dire qui provoquent l’hilarité.

On entend Hyacinthe chanter dans la coulisse.

« Les trois couleurs sont revenues,
« Et la colonne avec fierté... »

MADAME CALAMAR.

Tiens, le v’là justement qui monte !... il a toujours à la bouche des chansons séditieuses !

 

 

Scène II

 

HYACINTHE, MADAME CALAMAR

 

Hyacinthe a une calotte grecque, et une veste de chasse.

HYACINTHE, chante en entrant.

« Voit briller à travers les nues
« L’arc-en-ciel de la liberté... »

Toujours en chantant et continuant l’air.

Tiens c’est vous la maman Calamar ! la santé comment vat-elle... tra, la, la, la... etc.

MADAME CALAMAR.

Chut ! taisez-vous donc, qu’on vous dit... puisqu’ils dorment encore !

HYACINTHE.

Eh bien ! tant mieux ! ça les réveillera. Tra la, la, la...

MADAME CALAMAR.

Pourquoi les priver de leur sommeil, ces chers enfants ?

HYACINTHE.

Oh ! la voilà bien, la mère Calamar, la providence de nous autres jeunes étudiants !

MADAME CALAMAR.

Et qui bien souvent leur adonné de bons conseils.

Air du Piège.

À mill’ dangers quand je les vois courir
Sans me lasser je leur corne à l’oreille :
Ne donnez pas tout le temps au plaisir
Écoutez donc la bonne vieille !
Eh bien, monsieur, mes avis quelquefois
Sont parvenus à les rendre plus sages ;
Et quand ils font un’ faut’ de moins par mois
Je m’ dis alors : J’ai bien gagné mes gages.

HYACINTHE.

C’est très sentimental ça !...

À part.

Elle n’en touche pas moins ses six francs par mois, la mère Calamar.

Haut.

Ah ça, je vous annonce que ce matin nous déjeunons avec ces demoiselles. Anacharsis et Adolphe ont invité Hortense et Aglaé, et mon Olympe ayant eu vent de l’affaire, s’est engagée d’elle-même !... nous serons six... partie carrée !...

MADAME CALAMAR.

Il s’agit de manger, ça m’aurait bien étonnée que mademoiselle Olympe n’en fusse pas ?...

HYACINTHE.

Le fait est qu’elle est un peu portée sur sa bouche ; mais c’est égal ! Voilà une bonne grosse mère que mon Olympe !... Je les aime comme ça moi !

MADAME CALAMAR.

Vous en parlez avec chaleur, M. Hyacinthe !... On voit bien que c’est nouveau.

HYACINTHE.

Mais ça compte déjà ! Voilà bientôt un mois... C’était un samedi soir ! je me promenais sur le boulevard Saint-Denis... c’était à l’heure où la gentille ouvrière quitte le magasin et prend le plus long pour rentrer chez elle... Tout-à-coup j’aperçois une jeune fille !... Ah !... c’était Olympe !... je m’attache à ses pas afin de connaître sa demeure, lorsqu’arrivée devant la boutique du petit pâtissier si connu, Olympe s’approche, fend la foule, et d’une voix timide demande pour 22 sous de galette.

MADAME CALAMAR.

Elle donnait donc soirée ?

HYACINTHE.

Vous n’y êtes pas !... C’était pour sa consommation particulière et instantanée !... je la suis toujours, elle double le pas, quand peu après, oppressée, étouffée par la quantité de pâte qu’elle avait avalée, Olympe s’arrête tout-à-coup en cherchant à reprendre sa respiration !... Je m’approche et lui offre mes services comme médecin... Elle ne pouvait plus parler... je l’entraîne dans un café voisin, en bénissant cet heureux hasard ! et j’ai la satisfaction de la voir respirer à l’aise après la quatrième bouteille de bière !...

MADAME CALAMAR.

En voilà d’une constitution !

HYACINTHE.

Un quart d’heure après, elle mangeait des échaudés !... J’obtins pour le lendemain un rendez-vous aux montagnes de Belleville où mon Olympe dégringola trente-cinq fois.

MADAME CALAMAR.

Dieu de Dieu ! quelles dépenses ! tenez, voulez-vous que je vous dise, M. Hyacinthe, eh bien vous vous ruinerez avec vos grisettes !

HYACINTHE.

Ah ! mère Calamar, ne dites pas de mal des grisettes, c’est ce qu’il y a de mieux dans la société !... Je ne connais que la grisette pour bien mêler la folie et le sentiment, et pour vous faire une reprise perdue quand vous déchirez votre redingote !... Allez prier une belle dame, une banquière, une marquise, de vous recoudre un bouton, ou de reprendre une maille à des chaussettes de soie ; vous serez bien reçu ! tandis qu’une grisette ! vivent les grisettes !

Air : de la Sentinelle.

Combien je hais ces dames du grand ton,
Qui dans l’amour exigent l’étiquette.
J’aime bien mieux ; moi qui vis sans façon,
Pour être heureux la modeste grisette !
Sans l’offenser, sans perdre son crédit,
Chez elle on peut faire du tintamarre ;
Mettre son chapeau sur le lit,
On peut même ôter son habit ;
Et l’on peut fumer son cigare
Son cigare.

MADAME CALAMAR.

Est-il fou ce petit M. Hyacinthe !... Allons, j’ vas commander le déjeuner... je sais ce qu’il vous faut... pourtant si vous vouliez m’en croire...

HYACINTHE.

Assez de morale comme ça aujourd’hui ! 

Air : des fatigues du voyage. (Tony.)

De rien je ne m’embarrasse
Je me confie au hasard ;
Faut que jeunesse se passe
La raison viendra plus tard.

Reprise à deux.

MADAME CALAMAR, va pour sortir elle revient vivement en fermant la porte.

Ah M. Hyacinthe ! savez-vous qui je viens d’apercevoir parler à la portière ?... M. Legendre !

HYACINTHE.

Monsieur Legendre ! et Adolphe et Anacharsis qui dorment encore ! il faut les sauver de là !... M. Legendre est en correspondance avec nos familles et il nous paie nos trimestres !... ayons l’air d’être occupé il aura bonne opinion !

Il va à la commode.

Vite un livre de médecine !...

Il ouvre un livre.

« De l’équitation !

Il en prend un autre.

« Règles du jeu de billard.

Il en prend un troisième.

« L’art de bien mettre sa cravate !...

MADAME CALAMAR.

Le voilà auprès du plomb !

HYACINTHE.

Laissez-nous seuls !

Legendre paraît, Madame Calamar le salue et sort, Hyacinthe paraît lire avec attention.

 

 

Scène III

 

LEGENDRE, HYACINTHE

 

LEGENDRE, à part.

Il ne s’aperçoit pas seulement que je suis là !... quel amour du travail !... Hyacinthe, Hyacinthe !

HYACINTHE.

Ah ! tiens, c’est vous monsieur Legendre ? pardon, je ne vous voyais pas, j’étais absorbé par l’étude...

LEGENDRE.

Eh bien la jeunesse a bien gagné ! de mon temps nous ne nous occupions que de nos plaisirs... en ai-je fait des farces sous le Directoire !

Se dirigeant vers les cabinets.

Ah ça, voyons un peu !...

HYACINTHE, l’arrêtant.

Où allez-vous donc ?

LEGENDRE.

Voir Adolphe et Anacharsis ; la portière m’a dit qu’ils y étaient.

HYACINTHE.

Ils y sont, et ils n’y sont pas.

LEGENDRE.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

HYACINTHE.

Ça veut dire qu’ils prennent un peu de repos...

LEGENDRE.

À neuf heures et demie !!

HYACINTHE.

Ils ont travaillé jusqu’à six heures du matin !...

LEGENDRE.

Oh ! c’est bien différent... respectons leur sommeil... c’est beau ; c’est méritoire...

HYACINTHE.

Nous travaillons comme des diables ! moi la semaine dernière j’ai passé douze nuits de suite.

LEGENDRE.

Douze nuits !

HYACINTHE.

À peu de chose près.

LEGENDRE.

Je suis enchanté d’un pareil zèle ; mais je ne veux pas que vous travailliez autant ; vous finiriez par tomber malades !

HYACINTHE.

Oh ! il faut forcer la science à venir, disputer pied à pied... c’est pour ça que je veux étudier encore dix ans !

LEGENDRE.

Mais alors vous en aurez cinquante !

HYACINTHE.

C’est le bel âge pour commencer sa carrière.

LEGENDRE.

Mon cher Hyacinthe, votre conduite et celle de vos amis, m’enchante, me ravit, et je joindrai à vos trimestres la petite gratification.

HYACINTHE.

La satisfaction du cœur est la meilleure récompense.

À part.

Elle arrive joliment à propos la gratification !

LEGENDRE, examinant la chambre.

C’est bien ça... la petite chambre modeste, la commode servant de bibliothèque ; une petite table, ça me rappelle mon jeune temps...

Apercevant un boa laissé sur la commode.

Dites donc, Hyacinthe, qu’est-ce que c’est que ça ?

HYACINTHE, à part.

Que le diable les emporte !

LEGENDRE.

Que répondrez-vous ? parlez !

HYACINTHE, riant.

Ah ! ah ! ah ! monsieur Legendre, je parie que vous croyez...

LEGENDRE.

Ça en a joliment l’air !

HYACINTHE.

J’en étais sûr ! Ô jugement des hommes ! Ce boa au contraire vous prouve combien notre ami Anacharsis s’occupe de son droit ! ce boa, va figurer dans la Gazette des Tribunaux !

LEGENDRE.

Je ne saisis pas.

HYACINTHE.

Une dame, en rentrant chez elle la semaine dernière, trouve dans le logis conjugal cette fourrure accusatrice ! de là, soupçon, conviction, demande en séparation, et Anacharsis qui sera bientôt reçu avocat, est chargé de défendre les droits de l’épouse outragée !... Et c’est au moment que le jeune défenseur consacre ses veilles, ses pensées à la cause qui lui est confiée, que j’ai la douleur de le voir injustement soupçonné !! Ah ! monsieur Legendre, vous m’affectez !

LEGENDRE.

Je l’avoue, j’ai tort, j’ai accusé légèrement.

HYACINTHE, à part.

Par exemple, Anacharsis me paiera un fameux bol de punch !

LEGENDRE.

Air : Simple soldat, ne d’obscurs laboureurs.

Bien, mes amis, poursuivez ces travaux,
Devos parents vous comblez l’espérance ;
Du malheureux en soulageant les maux,
Vous deviendrez l’honneur de notre France.
Je suis charmé de vos brillants succès,
Mes chers amis, quels talents sont les vôtres !

HYACINTHE.

Ce ne sont que de faibles essais ;
Mais avant peu, Monsieur, je vous promets,
Qu’on vous en fera voir bien d’autres ;
Nous vous en ferons voir bien d’autres.

 

 

Scène IV

 

LEGENDRE, HYACINTHE, ADOLPHE, ANACHARSIS

 

LEGENDRE.

Ah ! les voici !

ANACHARSIS, à part.

Gare aux sermons !

LEGENDRE.

Je vous fais mes compliments !... Tudieu, quel amour pour le travail !

ANACHARSIS, bas à Adolphe.

Comment nous justifier ?

HYACINTHE, à part.

Ils vont dire quelque bêtise !

Haut.

Mes amis ne m’en veuillez pas, si malgré votre défense je n’ai pas, caché à monsieur Legendre la soif de travail qui vous dévore... j’ai dû le faire, pour qu’il mît un terme à ce genre d’excès... aussi pernicieux que débilitant !...

LEGENDRE.

Ah ça, mes enfants, c’est aujourd’hui le trente, nous devons être à sec. Présentez-moi vos comptes, et comme je suis très content de vous, je joindrai la petite gratification.

HYACINTHE, à part.

Il est très content, ce pauvre cher homme !...

ANACHARSIS, présentant sa note.

Voilà le mien, monsieur Legendre.

LEGENDRE.

C’est bien ça... voilà en or quatre cents francs, plus quarante francs !

À Adolphe.

Le votre... parfait... voilà la même somme ; plus les quarante francs...

Pendant ce temps, Hyacinthe a déroulé une immense pancarte de papier.

HYACINTHE.

Monsieur Legendre, voici mon petit compte.

LEGENDRE, effrayé.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Pendant qu’Hyacinthe montre son compte à M. Legendre, Anacharsis et Adolphe sont auprès de la commode, à les observer en riant.

HYACINTHE.

Oh ! tout ça est en ordre, la cour des comptes peut y passer.

LEGENDRE.

Voyons cependant...

Lisant.

Traiteur... blanchisseuse... bien... bien... Mais, dites donc, il y a une erreur ici !... comment en trois mois cinquante bouteilles d’encre.

HYACINTHE.

Il y a erreur, c’est vrai !... c’est quarante !...

LEGENDRE.

Et puis douze francs d’allumettes !

HYACINTHE.

Souffrez que je vous explique...

LEGENDRE.

C’est exorbitant... sous le directoire...

HYACINTHE.

Allons ! vous allez nous parler de la république, et vous enflammer à propos d’allumettes !

LEGENDRE, payant Hyacinthe.

Allons... pour cette fois ça passera parce que je suis très content de vous...

HYACINTHE.

Et la petite gratification ?

LEGENDRE.

C’est juste, la voilà !... de plus, quoique ce soit aujourd’hui mercredi, pour vous distraire un instant de vos études, je vous offre à déjeuner.

HYACINTHE, à part.

Merci, c’est champêtre !

LEGENDRE.

Nous rirons, nous nous amuserons ; ça me rappellera mon jeune temps... dans deux heures rendez-vous au bassin du Luxembourg !

Air : Allons de la philosophie. (Chœur du premier acte du Hussard de Felsheim.)

Au rendez-vous qu’on soit fidèle ;
Pour un instant oubliez vos travaux ;
La voix du plaisir nous appelle,
Ven
ez goûter un instant de repos.

HYACINTHE.

Au Luxembourg nous irons vous prendre.

LEGENDRE.

N’allez pas me faire défaut,
Au bassin j’irai vous attendre.

HYACINTHE, à part.

Compte dessus et bois de l’eau.

Reprise à quatre. Legendre sort.

 

 

Scène V

 

ANACHARSIS, HYACINTHE, ADOLPHE

 

HYACINTHE.

Enfoncé, le père Legendre ! Maintenant, nous sommes en fonds, en avant les plaisirs... En voilà des gratifications bien acquises !

ANACHARSIS.

Elles nous serviront à payer les ânes que nous avons pris à crédit, à Montmorency... Dites donc, juste le jour que je devais passer mon premier examen.

HYACINTHE.

Et Adolphe qui refusait de venir avec nous, sous prétexte qu’il devait aller à la clinique de M. Dupuytren !...

ADOLPHE.

Oui, mais je ne me suis pas fait longtemps prier.

HYACINTHE.

C’est une justice à te rendre !... Nous en sommes-nous donnés !... Vous rappelez-vous l’âne d’Olympe, qui l’a conduit juste au beau milieu de la mare ? et moi qui ai été obligé d’entrer dans l’eau jusque-là pour l’en faire sortir ! J’étais fait comme un brigand ! J’ai perdu mon pantalon de satin russe et une paire de bottes neuves ! Je me suis bien amusé ce jour-là !

ADOLPHE.

Et moi aussi, je t’en réponds.

À Anacharsis qui paraît réfléchir.

Qu’as-tu donc ?

ANACHARSIS.

Tenez, messieurs, vous direz ce que vous voudrez ; mais ça n’est pas bien ce que nous faisons ; non... nous trompons l’espoir de nos parents ! moi, par exemple, je devrais aujourd’hui être reçu avocat, et bien, s’il me tombait l’affaire la plus simple, la plus facile à plaider, je serais fort embarrassé.

ADOLPHE.

C’est comme moi ! voilà six ans que j’étudie la médecine, eh bien ! vrai, je suis incapable de traiter la plus petite indisposition !

HYACINTHE.

Des remords ?... Bon genre. Ah ça, est-ce que vous allez vous déranger ?... De la gaieté, vive la joie ! après nous, la fin du monde ! Et M. Legendre a bien fait de se retirer, car ces demoiselles ne vont pas tarder à venir pour déjeuner.

ANACHARSIS.

Mais j’y pense !... il va nous attendre au Luxembourg !

HYACINTHE.

Oh ! à propos de Luxembourg !... ça me rappelle !... Quel rapprochement ! Vous savez qu’Olympe, qui se dit à cheval sur les principes, parle sans cesse de sa vertu farouche. Eh bien ! j’ai voulu l’éprouver cette vertu farouche !...

ANACHARSIS.

Et elle est sortie victorieuse de l’épreuve ?

HYACINTHE.

Tout est encore dans le vague et dans le chaos... Pour savoir au juste à quoi m’en tenir sur son compte, je lui ai écrit en déguisant mon écriture, j’ai pris un nom imaginaire et je me fais passer pour un riche épicier se rendant à Alger pour y établir une fabrique de sucre de betteraves... Je lui offre de me suivre et lui donne rendez-vous aujourd’hui à une heure au bassin du Luxembourg. Après le déjeuner, si elle nous quitte, c’est qu’elle mord à l’appât et j’abandonne l’infidèle ; si au contraire elle résiste, c’est qu’elle m’aime, me chérit, et je lui conserve ma tendresse jusqu’aux vacances prochaines... Du reste, de la discrétion, vous autres ?

ADOLPHE.

C’est convenu.

ANACHARSIS.

Mais j’entends ces demoiselles.

 

 

Scène VI

 

ANACHARSIS, HYACINTHE, ADOLPHE, AGLAÉ, HORTENSE

 

AGLAÉ et HORTENSE.

Air : Ça viendra. (des Poletais.)

Nous voilà ! (3 fois.)
Quand l’amour invite
On arrive vite ; Nous voilà ;
(3 fois.)
Pour rire et chanter nous sommes-là.

AGLAÉ.

Pour revoir son amant,
Aimé tendrement,
On court lestement ;
Devant le portier on pass’ sans éclat,
On grimp’ l’escalier, puis en haut le cœur bat.

Reprise.

Nous voilà, etc.

HYACINTHE.

Bonjour, mes petites chattes ; vous avez donc pu vous échapper du magasin ? – Vous avez laissé les dentelles, les chapeaux de paille et les côte-palis ?

AGLAÉ.

Oh ! mon Dieu, on fait si peu d’affaires, et puis madame est sortie pour toute la journée. Ah ça, après le déjeuner, nous irons nous promener, et ce soir, à la Chaumière !

TOUS.

À la Chaumière !

HYACINTHE.

Avec ça nous sommes riches ! M. Legendre nous adonné des gratifications pour notre bonne conduite.

AGLAÉ.

Ah ! le voilà le déjeuner !

HYACINTHE.

Avec mon Olympe ça ne pouvait pas manquer.

 

 

Scène VII

 

ANACHARSIS, HYACINTHE, ADOLPHE, AGLAÉ, HORTENSE, OLYMPE, MADAME CALAMAR

 

OLYMPE.

Bonjour, mesdemoiselles ! bonjour, messieurs. – Vous le voyez, j’arrive avec les combustibles.

HYACINTHE, à Olympe.

Eh bien ! Bichette, nous ne disons rien à ce gros minet ?

OLYMPE.

Vous savez bien, monsieur Hyacinthe, que j’aime pas qu’on me donne des pronoms personnels devant le monde.

HYACINTHE, bas à Anacharsis.

Voilà ma lettre qui fait son effet !

ANACHARSIS.

À table !

OLYMPE.

Oui, oui, vite-z-à la table ; mon estomac crie comme un sourd.

HYACINTHE.

Messieurs, la main aux dames !... Passons dans la salle à manger !...

ANACHARSIS.

Comment allons-nous faire ? nous n’avons que trois chaises !

HYACINTHE.

Te voilà bien embarrassé ! placez-vous toujours... Olympe, venez m’aider.

Hyacinthe et Olympe vident un tiroir de la commode et le mettent près de la table en guise de banquette.

ADOLPHE, à Hyacinthe.

Et toi ?

HYACINTHE.

Moi ?... vous allez voir...

Il va chercher un des petits tiroirs de la commode, le place entre Olympe et Hortense et s’assied.

C’est un peu dur ; mais c’est égal !... maintenant de la joie, comme s’il en pleuvait : allons, Olympe, de la joie !...

OLYMPE.

Laissez-moi manger, monsieur Hyacinthe.

HYACINTHE.

Air : Verse verse, le vin de France. (Guillaume-Tell du Vaudeville.)

Rions, chantons en liberté,
Que l’ennui jamais ne paraisse.
Riches d’amour et de gaieté,
Attendons en paix la vieillesse,
La vieillesse.
Le vrai bonheur, oui le voilà.
Du destin bravons les caprices,
Dans trois mois l’argent reviendra !
(bis.)
Aux amants, les dieux sont propices ;
De Paris goûtons les délices,
C’est la province qui paiera.

TOUS, en chœur.

De Paris goûtons les délices,
C’est la province qui paiera.

OLYMPE.

Y a-t-il assez de pain ?

MADAME CALAMAR, avec humeur.

Les quatre livres... seize sous et demi... avec ça on peut attendre le dîner...

Elle sort.

OLYMPE.

Est-elle drôle, la mère Calamar !... elle paraît vexée, parce qu’on a soin de soi... c’est pas son bien qu’on mange... je les z-haïs les femmes de ménage !

AGLAÉ.

Personne ne veut plus de pâté ?

OLYMPE.

Donnez-moi encore un peu de croûte... c’est plus léger !!

HYACINTHE.

Ah ça, qu’avez-vous donc, vous autres ?... vous êtes là, tristes comme les cinq actes de la Tour de Nesle !... au fait c’est pas l’embarras, après l’aventure affreuse qui est arrivée à madame Bernard !...

TOUS.

Ah ! raconte-nous ça.

HYACINTHE.

Hier au soir, M. et madame Bernard revenaient de la Gaieté... Madame Bernard monte avant son mari, en entrant dans la chambre, qu’est-ce qu’elle aperçoit ? – Les pieds d’un homme caché derrière le rideau de la fenêtre ! ! elle jette un cri cette brave femme, et se sauve sur l’escalier en appelant au secours... Voilà le père Bernard qui monte quatre à quatre et qui dit à sa femme : Qu’est-ce qu’il y a donc ? Madame Bernard lui dit : Il y a un homme caché derrière les rideaux de la fenêtre. Le père Bernard qui ne craint rien, qui est un homme solide, entre dans la chambre et dit au voleur : Infâme, scélérat que tu es ! tu n’as pas de honte d’agir avec autant d’immoralité ?... Eh bien, n’importe, sors, je ne te livrerai pas à la justice... Impatienté, le père Bernard tire le rideau !... C’était une paire des bottes qu’il avait laissée la veille !...

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

HYACINTHE.

À la santé de ces demoiselles !

Air : Quel repas. (Semaine des Amours.)

Quel repas
Plein d’appas,
Joyeux convive
L’amour arrive !
Quel repas
Plein d’appas
On n’en fait pas
De semblables en bas !

Reprise en chœur. Pendant la reprise on se lève, les femmes remettent tout en ordre.

ANACHARSIS.

Eh bien, et le café ?

AGLAÉ.

Le café ?... allez le prendre en face... pendant ce temps-là, Hortense et moi nous finirons notre toilette.

HYACINTHE.

C’est convenu !... dans un quart-d’heure nous revenons vous prendre.

Bas à Anacharsis.

J’irai du côté du bassin pour veiller sur mon Olympe.

ANACHARSIS.

Tenez-vous prêtes... Venez, vous autres...

TOUS, en chantant.

De Paris goûtons les délices,
C’est la province qui paiera.

Hyacinthe, Anacharsis et Adolphe sortent.

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, OLYMPE, AGLAÉ

 

AGLAÉ.

Ne nous faisons pas attendre... ces messieurs ne vont pas tarder à remonter...

HORTENSE.

Oui, oui, dépêchons-nous !

OLYMPE.

Laissez donc, ils ne se fouleront pas la rate... n’ont-ils pas à faire leur partie de domino ? et puis j’ai une conférence mystérieuse à vous faire.

AGLAÉ et HORTENSE.

Qu’est-ce que c’est donc ?

OLYMPE.

Mais ne jasez pas... apprenez que je suis sur le point d’entreprendre un grand voyage !

AGLAÉ.

Un grand voyage ! avec Hyacinthe ?

OLYMPE.

Mieux que ça !... j’ai bien une jolie position dans le monde par mon état de doreuse en cadres ; mais je m’ai toujours inculqué un avenir brillant... d’ailleurs une tireuse de cartes me l’a prédit ! Hier comme je ponçais mon troisième cadre, la portière me remet une lette sur papier venin... je l’ouvre, je la lus... jugez de mon étonnement... la voici...

Elle lit la lettre.

« Charmante doreuse, la grâce avec laquelle votre main dore, a éveillé en moi la passion la plus vive !... Je suis un riche épicier, prêt à partir pour Alger, pour y établir une fabrique de sucre de betteraves. Depuis longtemps je cherche une compagne douce et bon genre... J’ai jeté les yeux sur vous... si j’ai le bonheur de vous plaire, ma main et un sort couleur de roses vous sont réservés sur la rive africaine !... Demain j’attendrai, mon sort entre une et deux heures au bassin du Luxembourg. »

« JEAN-FRANÇOIS LEDOUX, électeur... »

AGLAÉ.

Et vous n’avez pas déchiré cette lettre !

OLYMPE.

Plus souvent !

AGLAÉ.

Est-ce que par hasard vous auriez l’intention d’aller à ce rendez-vous ?

OLYMPE.

Écoutez donc, mesdemoiselles, c’est pour le bon motif. J’ai de l’expérience, il est temps que je songe au positif... M. Hyacinthe est un honnête homme ; mais je ne veux pas consommer ma jeunesse en bêtises.

AGLAÉ.

Et vous le quitteriez ?

OLYMPE.

Ce n’est pas sans regret et sans larmes que je me jetterai dans le bateau à vapeur ; mais j’y suis contraint pour que mon avenir ne s’en aille pas en fumée... et je vous conseille, si jamais on vous offre un établissement...

AGLAÉ.

Nous le refuserions !... Nous savons bien que les familles d’Adolphe et d’Anacharsis ne consentiraient jamais à notre mariage, nous, pauvres orphelines et sans fortune... Mais nous préférons tenir à notre premier serment et rester dans notre médiocrité.

OLYMPE.

Et croyez-vous que c’est les aimer que de les empêcher d’apprendre leurs états, comme vous le faites ?... de faire des papillotes avec leurs livres d’anatomie, et des cornets de bonbons avec leurs ouvrages de jurisprudence ?

AGLAÉ.

Nous avons tort, je le sais... mais si nous les empêchons souvent de se livrer au travail, de suivre leurs cours, notre but n’est-il pas excusable ? S’ils étaient instruits, si leurs études étaient terminées, ils seraient perdus pour nous... ils partiraient.

Air d’ Yelva.

Un tel effroi fit naître notre ruse,
Les perdre un jour, quel serait notre sort !
Dans notre cœur se trouve notre excuse,
Nous les aimons ! voilà tout notre tort.
Si leurs travaux avaient la préférence,
Nous les verrions s’éloigner sans retour.
Oui loin d’ici nous chassons la science ;
Mais c’est pour mieux leur prouver notre amour.
(bis.)

OLYMPE.

Mes chères amies, vous avez un prisme dans votre manière de voir, ça m’afflige ; mais dans ce bas monde chacun agit selon ses aspirations... Allez vous bichonner, moi je vais au bassin du Luxembourg.

HORTENSE.

Bonne chance, mademoiselle Olympe.

OLYMPE.

Air : Je regardais Madelinette.

Je vais changer ma destinée,
Elle ne vaut pas le Pérou ;
Je suis dans l’or toute l’année,
Pourtant je n’ai jamais le sou !
Quittons l’atelier, la boutique,
Est-on prophète en son pays ?
Cherchons la richesse en Afrique.

AGLAÉ et HORTENSE.

Gardons le bonheur à Paris.

OLYMPE.

Je vais changer ma destinée, etc.

Aglaé entre dans la chambre d’Anacharsis, et Hortense dans celle d’Adolphe.

 

 

Scène IX

 

OLYMPE, seule, puis LEGENDRE

 

OLYMPE.

Dépêchons-nous... l’heure avance... vite mon sautoir et mes gants... Eh bien ! malgré ça, ça me fait un effet d’aller à ce rendez-vous ! et pourtant ma conscience est intact... Ce monsieur me désire en légitime ! Oh !... d’abord il faudra qu’il s’explique... car je ne m’expatrie pas sans des garanties...

LEGENDRE, entrant sans voir Olympe.

Conçoit-on ça ? attendre pendant trois quarts d’heure !... n’avoir pas plus d’exactitude !...

OLYMPE, à part.

Quel est ce monsieur respectable ?

LEGENDRE, s’asseyant.

Je n’en puis plus !... J’ai fait au moins cent cinquante fois le tour de ce bassin du Luxembourg.

OLYMPE, à part.

Qu’entends-je !... C’est lui !... c’est mon homme aux betteraves !... Comment sait-il que je fusse ici ?... c’est énigmatique...

LEGENDRE.

Le mieux est donc d’attendre !...

OLYMPE, s’approchant.

Monsieur...

LEGENDRE, se levant.

Madame !

À part.

Une femme ici... est-ce que par hasard ?...

OLYMPE.

Je vous fais bien excuse si j’ai manqué au rendez-vous !... mais j’allais m’y transportère.

LEGENDRE, intrigué.

Je n’y suis plus...

OLYMPE.

Je le vois bien, puisque vous voilà... monsieur... je n’irai pas par quatre chemins... vous me faites l’effet d’un homme mûr et galant... et je ne présuppose pas que vous vous joussiez de la réputation d’une femme !...

LEGENDRE.

Soyez tranquille, madame, je suis discret !... ce que je sais, ce que je vois, n’ira pas plus loin.

OLYMPE, souriant.

C’est pourtant en Afrique que vous voudriez que ça allasse.

LEGENDRE.

En Afrique ?

OLYMPE.

Prêtez-moi votre oreille : La délicatesse et l’usage m’empêchent de vous dire tout bonnement que votre proposition me va-t-assez... je dirai même qu’elle mie va comme un gant ; mais j’ai besoin de voir clair dans une semblable conjucture.

LEGENDRE.

Mais, madame, veuillez me dire où tendent tous ces discours ?

OLYMPE.

Ils tendent, monsieur, à m’éclaircir...je ne vous connais ni d’Adam ni d’Ève, et quand il est question de s’épouser...

LEGENDRE.

S’épouser !

À part.

Cette femme a perdu la raison !

OLYMPE.

On ne doit pas traiter chat en poche ! cet établissement que vous m’offrez est-il sûr ? ces betteraves ne sont-ils pas fictives ?...

LEGENDRE.

À la fin, madame ou mademoiselle, voilà un grand quart-d’heure que je vous écoute et je ne vous comprends pas ! vous me parlez d’Afrique, de mariage, de betteraves, que signifie tout ce galimatias ?

OLYMPE.

Qu’appelez-vous galimatias ? La lettre que m’avez écrite est cependant catégorique.

LEGENDRE.

Moi je vous ai écrit ?...

OLYMPE.

Mais je suis Olympe, la doreuse en cadres de la rue Brise-Miche.

LEGENDRE.

Eh ! je ne vous ai jamais vue ! je ne vous connais pas !

OLYMPE.

Comment, vous vous dédisez ?... je vous traduirai devant le juge de paix !... Renierez-vous votre orthographe, Jean-François Ledoux.

LEGENDRE.

Eh ! je m’appelle Legendre... Allez, vous êtes un folle !

OLYMPE.

Et vous, un révolutionnaire !

Air de Wallace.

OLYMPE.

Insulter une femme
Sans rime ni raison !
J’étouffe au fond de l’âme,
Sortons de la maison !

LEGENDRE.

Je vois que cette femme
A perdu la raison ;
Elle croit, sur mon âme,
M’épouser sans façon.

OLYMPE, à part.

De rage je suis toute émue,
Être victim’ d’un tel hasard ;
Courons réparer ma bévue,
Pourvu qu’il ne soit pas trop tard.

OLYMPE.

Insulter une femme, etc.

LEGENDRE.

Je vois que cette femme, etc.

Olympe sort.

 

 

Scène X

 

LEGENDRE, seul

 

Grâce à Dieu, m’en voilà débarrassé !! mais que venait-elle faire chez ces messieurs ?... et qui peut les avoir fait manquer au rendez-vous ?

Apercevant les débris d’un déjeuner.

Les restes d’un déjeuner !... et moi qui les ai invités !... Ah ! mes gaillards, je commence à douter de la sincérité de vos belles protestations... auriez-vous pris monsieur Legendre pour un imbécile ?... Si je le croyais !

Air : Ah ! si madame me voyait.

Je ne sais que penser vraiment !
Sont-ils innocents ou coupables ?
Non, je ne les crois pas capables
D’avoir agi si faussement !
Ne portons pas un trop prompt jugement.
Souvent on flétrit l’innocence,
C’est par malheur trop habituel...
Retardons encor ma sentence...

AGLAÉ parle de la chambre d’Anacharsis.

Hortense, as-tu bientôt fini ?

HORTENSE.

Oui.

AGLAÉ.

Dis donc ! je pense à ce monsieur Legendre ! qui leur a donné des gratifications !... c’est farce. S’il savait que ça passera en contredanses et en ânes à Montmorency !

LEGENDRE, achevant le couplet.

Je les condamne sans appel,
Ils sont condamnés sans appel.

Ah messieurs ! il vous faut une leçon... eh bien ! vous l’aurez.

 

 

Scène XI

 

LEGENDRE, AGLAÉ, HORTENSE

 

AGLAÉ, sortant du cabinet à droite et apercevant Legendre.

Ah !

HORTENSE, sortant du cabinet à gauche, même jeu.

Ah !

LEGENDRE.

Ne vous effrayez pas, mesdemoiselles.

AGLAÉ.

Monsieur, n’allez pas penser...

HORTENSE.

Ne croyez pas...

LEGENDRE.

Mais je ne crois rien du tout... je venais pour voir Adolphe et Anacharsis.

AGLAÉ.

Ils sont absents ; mais ils vont rentrer.

LEGENDRE.

Ils vont rentrer !... les malheureux !... Ah ! j’ai de bien tristes nouvelles à leur apprendre.

AGLAÉ.

De tristes nouvelles !...

LEGENDRE.

Oui, je viens de recevoir une lettre... Deux de leurs parents...

AGLAÉ.

Parlez... oh ! parlez... que leur est-il arrivé ?

LEGENDRE.

Air : Vaudeville de Préville et Taconnet.

Mais quel effroi !... je suis vraiment surpris
Que vous portiez un intérêt si tendre
Aux deux parents de nos jeunes amis...
Et cet attachement...

AGLAÉ.

Ne doit pas vous surprendre.
Oui, leur malheur nous touche... et dans nos yeux,
Si vous voyez une larme qui brille,
C’est que, Monsieur, par amitié pour eux,
Nous nous croyons presque de la famille.

LEGENDRE.

Mais nous perdons un temps précieux... où les trouver ; pour leur apprendre...

AGLAÉ.

Au café qui est en face...

LEGENDRE.

J’y vais de suite...

À part.

Et moi qui les attendais au bassin.

Air : Travaillez, mesdemoiselles.

Au revoir, l’heure me presse,
Je descends les prévenir ;
Pardonnez si je vous laisse,
Je vais les faire partir.

Ensemble.

LEGENDRE.

Au revoir, l’heure me presse, etc.

AGLAÉ et HORTENSE.

Oui, monsieur, l’heure vous presse
Descendez les prévenir,
Il faut bien que l’on nous laisse,
Allez, faites-les partir.

Legendre sort.

 

 

Scène XII

 

AGLAÉ, HORTENSE

 

AGLAÉ.

Ils vont partir... Le voilà donc venu, ce moment que nous redoutions tant... car il ne faut pas nous abuser, Hortense... nous ne les reverrons peut-être plus.

HORTENSE.

Ah ! j’ai besoin de penser le contraire.

AGLAÉ.

Mais quel peut être ce malheur ? Je suis toute tremblante.

HORTENSE.

Il n’y a qu’un instant, nous étions tous si joyeux !

AGLAÉ.

Et maintenant, il faut se séparer.

HORTENSE.

Se séparer !

AGLAÉ.

Une fois loin d’ici, qui sait s’ils se souviendront de nous ?... s’ils nous aimeront toujours ?

HORTENSE.

Ah ! peux-tu dire de ces choses-là !

AGLAÉ, à part.

Les voici... Comme ils sont tristes !

 

 

Scène XIII

 

AGLAÉ, HORTENSE, ANACHARSIS, ADOLPHE

 

AGLAÉ.

Eh bien ! mon ami ?... monsieur Legendre ?

ANACHARSIS.

Nous venons de le voir...

AGLAÉ.

Et que vous a-t-il appris ?

ANACHARSIS.

Hélas !... mon père a été calomnié... sous le poids d’une accusation infamante, il veut que ce soit moi qui le défende... qui prouve son innocence.

AGLAÉ.

Ah ! mon Dieu !

ANACHARSIS, à Adolphe qui s’est assis auprès de la table.

Et toi, Adolphe, ton pauvre frère blessé... il compte sur toi aussi... et nous forcés de dire à nos parents. « Vos enfants ne savent rien... ce temps qu’ils devaient consacrer à l’étude, ils l’ont follement dissipé... cet argent qui devait leur procurer la science, n’a servi qu’à payer leurs plaisirs... Nous sommes des malheureux. »

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

Tristes fruits de notre folie !
De nos parents, victimes du malheur,
J’entends la voix, qui de là bas nous crie :
« Conservez-nous, et la vie et l’honneur. »
Sur nos secours, sur nos talents on compte,
Ah ! qu’ils sont loin, hélas ! de se douter,
Que nous n’avons à leur porter
Que des regrets et de la honte !

Ah ! nous n’avons que trop mérité ce qui nous arrive... pourquoi n’avons-nous pas évité tout ce qui devait nous entraîner et nous perdre ?

ADOLPHE.

Oui, notre conduite fut indigne !

AGLAÉ.

Vous ne sentez pas tout ce que vous nous faites souffrir.

ANACHARSIS, prenant la main d’Adolphe.

Adolphe, mon ami, jurons que l’avenir réparera nos torts.

AGLAÉ.

Hortense, tu l’entends ?... notre place n’est plus ici.

Elles vont pour sortir, après avoir fait de tristes adieux à Anacharsis et à Adolphe ; Legendre, qui est entré un instant auparavant, les arrête.

 

 

Scène XIV

 

AGLAÉ, HORTENSE, ANACHARSIS, ADOLPHE, LEGENDRE

 

LEGENDRE, aux demoiselles.

Eh bien ! non... vous ne vous en irez pas.

TOUS.

Que dites-vous ?

ANACHARSIS.

Mon père...

ADOLPHE.

Mon frère...

LEGENDRE.

N’ont été blessés, et calomniés par moi que pour vous rendre à l’étude... Vous sentez maintenant comment il faut employer le temps... Quant à Hyacinthe, il n’y a pas de remède... le mal est trop enraciné.

 

 

Scène XV

 

AGLAÉ, HORTENSE, ANACHARSIS, ADOLPHE, LEGENDRE, HYACINTHE donnant le bras à OLYMPE qui mange un morceau de pâtisserie

 

HYACINTHE, sans voir Legendre.

Nous voilà... nous voilà... Dites donc les autres... mon Olympe y est venue au bassin... mais c’était pour m’attraper... Elle m’a dit qu’elle avait reconnu mon écriture, la rusée... pour faire la paix, je lui ai payé pour onze sous de frangipane... Allons, partons-nous pour la Chaumière ?

Apercevant Legendre.

Monsieur Legendre !... je suis pincé !

LEGENDRE.

Ah ! ah ! M. Hyacinthe, vous avez cru me prendre longtemps pour dupe ?

HYACINTHE, feignant une émotion qui augmente peu-à-peu.

Moi vous prendre pour dupe, M. Legendre ! moi, me jouer d’un homme aussi imposant que vénérable ; car vous êtes imposant et vénérable... Oh ! détrompez-vous... Hyacinthe est jeune, inconsidéré... Mais s’il a mauvaise tête, il a bon cœur... il a de ça, Hyacinthe... et voyez-vous... vos reproches m’ont poigné... car jamais il n’a été dans ma pensée... Oh ! fi donc... et d’ailleurs, mon devoir... la reconnaissance... demandez plutôt à Anacharsis et à Adolphe ce que je leur disais... et me voir soupçonné !... Ah ! M. Legendre !... vos reproches me font bien du mal... Tenez, des larmes !...

À Olympe.

Pleurez donc, Olympe...

LEGENDRE.

Ne vous donnez donc pas tant de peine... pour mentir... c’est inutile...

HYACINTHE.

Comment, c’est inutile...

Il regarde Anacharsis qui lui fait signe du geste et de l’œil que tout est connu.

Ah ! si j’avais su ça...

LEGENDRE, à Olympe.

Mademoiselle ne va pas à Alger ?

OLYMPE.

Monsieur est chardonnique.

HYACINTHE, bas à Olympe, à part.

Sardonique... ma bonne... sardonique.

Haut.

Et moi qui craignais la morale... Ce papa Legendre ! comme il comprend la jeunesse.

Lui portant une botte.

Hé houp !...

En confidence.

Surtout que nos parents n’apprennent pas que nous n’apprenons rien.

Il parle bas à l’oreille d’Olympe ; celle-ci répond qu’elle a compris ; elle s’avance sur le devant du théâtre et s’adressant au public.

OLYMPE.

Air des Anguilles (de Masaniello).

Quoi que j’ dise, quoi que j’ fasse,
Les auteurs, au moment d’ finir,
Ont voulu que je m’en mêlasse,
Pour vous supplier d’applaudir...

HYACINTHE, à Olympe.

Eh ! ce n’est pas cela... qu’est-ce que vous dites donc, comment Olympe... est-ce ainsi qu’on parle au public... mais non ce n’est pas ça... voilà ce qu’il fallait dire.

Au public.

Notre tableau, je le confesse,
N’est pas très fort ; mais cependant,
Messieurs, ne sifflez pas la pièce.
Voilà, voilà comme on s’y prend.

TOUS, en chœur.

Messieurs, ne sifflez pas la pièce,
Voilà, voilà comme on s’y prend.

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