Le Parlementaire (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre le S. A. R. Madame, le 9 novembre 1824.

 

Personnages

 

PIERRE BLOUM, fermier

JEAN SLOPP, marié secrètement à Charlotte

FRITZ, valet de ferme

GUSTAVE, capitaine français

UN SERGENT

UN SOLDAT

CHARLOTTE, nièce de Pierre Bloum

SOLDATS

 

Dans un petit village d’Allemagne.

 

Une salle commune de ferme. Porte au fond, donnant sur un corridor. À droite, la porte de la chambre de Charlotte ; croisée à droite et à gauche de la porte du fond.

 

 

Scène première

 

SLOPP, CHARLOTTE, entrant avec précaution et regardant de tous côtés

 

Charlotte a une mante de paysanne, qu’elle pose sur une chaise. Slopp a un costume moitié paysan, moitié militaire.

SLOPP.

Eh bien ! ma petite Charlotte, ne tremble donc pas comme ça.

CHARLOTTE.

Ah ! mon Dieu !... tu es bien sûr que personne ne nous a vus rentrer à la ferme ?

SLOPP.

Qui veux-tu qui nous ait vus ?... il fait à peine jour... ton oncle Pierre Bloum, Fritz l’ valet d’ ferme... les chevaux, les vaches... ils dorment tous.

Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)

Nous somm’s partis avant l’aurore,
Et tout le monde sommeillait ;
Car moi-même j’ dormais encore
Pendant que l’on nous mariait.

CHARLOTTE, d’un ton de reproche.

Dormir m’eût été difficile...
Si c’est ainsi que vous m’aimez !...

SLOPP.

Avec un’ autr’ j’ s’rais moins tranquille ;
Mais toi, j’ t’épous’ les yeux fermés.

CHARLOTTE.

Nous v’là donc mariés !... oh Dieu !... Jean Slopp, qu’est-ce que nous avons fait là ?

SLOPP.

Un fameux coup de tête... c’est vrai.

CHARLOTTE.

Quand ça se saura dans ce petit village de Molstrich... me voilà perdue de réputation dans toute la Westphalie... et mon oncle Bloum !... il ne nous le pardonnera jamais.

SLOPP.

Tant pire !... c’est sa faute aussi !... V’là deux ans que je t’aime avec une constance et une obstination qu’on ne trouve que de ce côté-ci du Rhin... et ton oncle n’ voulait pas nous marier, et il me préférait Fritz, son garçon de ferme, parce qu’il avait quelques écus de plus.

CHARLOTTE.

Oui... c’ vilain Fritz, j’ peux pas l’ souffrir.

SLOPP.

Par bonheur, on allait tirer pour la landwher, attendu que, par suite des mouvements des armées et du dessous qu’ nous avons presque toujours, on craint l’arrivée des Français.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

J’ tomb’ sur le numéro quarante,
Not’ receveur amèn’ le trois ;
Comm’ remplaçant je me présente,
Et pour cent florins que j’ reçois,
J’ suis engagé ;
Je suis chargé
D’avoir ici
Du courage pour lui.
Gard’ sédentaire,
C’est mon affaire,
J’ sers mon pays
En restant au logis.

CHARLOTTE.

Tu n’as pas trop l’allur’ guerrière.

SLOPP.

Mais à quoi bon dans cet état,
Puisque dans l’ fait on est soldat,
Sans être militaire ?

Alors, tout lier d’ mon nouveau grade ; je m’ présente chez ton oncle, avec mes cent florins, mon sabre et ma giberne... Il m’ dit qu’il n’ veut pas d’ militaire dans sa famille... c’est-y bête !

CHARLOTTE.

Après t’avoir laissé enrôler !

SLOPP.

Aussi j’ai vu qu’il y avait d’ la mauvaise volonté... j’ai pris mes mesures... et nous v là mari et femme d’à c’ matin, sans que personne s’en doute...

La regardant.

Eh ben ! mam’zelle Charlotte, est-ce que vous y avez regret ?

CHARLOTTE.

Non, non, monsieur Jean Slopp... Mais faut être prudent : vous savez comme mon oncle est terrible ! faut paraître ici le moins possible.

SLOPP, la regardant en souriant.

De jour... tu as raison ; mais à ce soir... dis donc, Charlotte... à ce soir...

Air : Taisez-vous, (Bis.) je ne vous crois pas.

Premier couplet.

Si tu m’aimes, tu dois m’entendre...
Sans bruit, je reviendrai ce soir.

CHARLOTTE, baissant les yeux.

Dam’ ! je n’ peux plus vous le défendre ;
Mais si quelqu’un allait vous voir !

SLOPP.

Non, je me glisserai dans l’ombre,
Sois tranquille, on n’ me verra pas.

CHARLOTTE.

Je sais bien que la nuit est sombre ;
Mais si l’on entendait vos pas !
Non, monsieur, (Bis.) je ne le veux pas.

Deuxième couplet.

SLOPP.

D’ l’aut’ côté, l’on peut me surprendre ;

Montrant la porte à droite.

Mais c’te port’ donne aussi chez toi...

CHARLOTTE.

Gardez-vous de rien entreprendre.

SLOPP.

Elle est fermée, à c’ que je crois.

La poussant.

Elle est fermée, oui, je le vois...
Ah ! pour combler mon espérance,
Faudrait un’ clef... et j’ n’en ai pas.

CHARLOTTE, en montrant une à sa ceinture.

J’en ai bien une là... je pense...
Mais si mon oncl’ s’éveille, hélas !

Pendant que Slopp la prend.

Non, monsieur, (Bis.) je ne le veux pas.

SLOPP.

Oh ! je la tiens.

CHARLOTTE.

Finissez !

BLOUM, en dehors.

Ohé... Fritz... Charlotte !...

CHARLOTTE.

C’est mon oncle... nous nous sommes oubliés... sauv’-toi...

SLOPP.

Impossible... le v’là.

 

 

Scène II

 

SLOPP, CHARLOTTE, BLOUM

 

BLOUM, sans voir Slopp d’abord.

Eh bien ! vous n’entendez pas l’ tambour, vous autres ?

SLOPP.

Le tambour !

BLOUM, à Slopp.

Comment !... eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc ici, toi ?

CHARLOTTE, troublée.

Mon oncle... j’ vas vous dire... il était venu...

SLOPP, de même.

Oui... j’étais venu...

BLOUM.

Oh ! j’ me doute ben pourquoi... Mais, Dieu merci, ça va finir... allons, va vite rejoindre ton caporal ; il te cherche partout.

SLOPP.

Là !... encore l’exercice !... c’est-il ennuyeux !... car j’ disais qu’il n’y avait rien à l’aire... il y a l’exercice deux fois par jour... la charge en douze temps... je n’en suis encore qu’au second temps... « Ouvrez... bassinet ! »

BLOUM.

Il est bien question de cela !... Tu n’ sais pas les nouvelles ?

SLOPP.

Quoi donc ?

BLOUM.

Vous évacuez le village.

SLOPP.

Ah ! nous évacuons le village !... eh ben ! c’est-il bon signe, ça ?

BLOUM.

Mais du tout, imbécile... vous vous en allez, parce que les Français arrivent.

SLOPP.

Nous nous en allons ? Là !... encore du dessous !

BLOUM.

Oui... la landwehr part à l’instant... il y a un ordre, pour que vous alliez rejoindre le major Brockinbourg, qui est de l’autre côté de la rivière.

CHARLOTTE.

Ah ! mon Dieu !...

BLOUM, à Slopp.

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Il faut l’éloigner au plus vite,
Et déloger à l’impromptu...

SLOPP, troublé.

C’est justement là c’ qui m’ dépite.
Encor si l’on était prév’nu...
Mais soudain, ça vient vous surprendre.
Voilà pourquoi l’ cœur m’ fait tic, tac...

En regardant Charlotte.

Car j’étais bien loin de m’attendre
À coucher ce soir au bivouac.

BLOUM, regardant par la fenêtre à gauche de la porte du fond.

Tiens, tiens... v’là tes camarades qui défilent... j’ te conseille de ne pas t’amuser, car il va y avoir des coups de fusil.

SLOPP, effrayé.

Ah ben... s’il faut faire feu... j’ n’en suis pas encore là... « Ouvrez bassinet !... » c’est demain que j’ devais mettre en joue.

BLOUM.

Alors, sauve-toi.

CHARLOTTE.

Oui, monsieur Jean Slopp... j’ vous en prie.

SLOPP, éperdu, à part.

Dieu !... et ma femme !

BLOUM.

Air : Faut l’oublier, disait Colette. (Romagnesi.)

Allons, mon cher... de la prudence.

SLOPP.

C’est le plus sûr, il faut partir.

Bas à Charlotte.

Je tâcherai de revenir.

BLOUM, allant à la porte.

J’entends le tambour qui s’avance.

SLOPP, bas à Charlotte.

Songe toujours à ta promesse,
Lorsque les Français s’ront venus...

CHARLOTTE, bas.

De frayeur mes sens sont émus...
J’ crains leur valeur...

SLOPP, bas.

J’ crains leur tendresse.

CHARLOTTE, de même.

Ne t’expos’ pas.

SLOPP, de même.

Ni toi non plus.

BLOUM, se retournant.

Te v’là encore... les entends-tu ?

CHARLOTTE.

Ah ! mon Dieu, oui... C’est bien eux...

On entend la musique du régiment qui accompagne le reste de la scène.

SLOPP, troublé, prenant une bêche qu’il met sur son épaule en guise de fusil.

Ah ! père Bloum... j’ai oublié de donner l’avoine à mes chevaux.

BLOUM, voyant sa bêche.

Allons donc... prends ton fusil... Qu’est-ce que tu fais donc ?

SLOPP, la remettant.

Ah ! l’habitude... mon fusil est en bas... Adieu, Charlotte...

Criant.

Attendez-moi donc, vous autres.

Il sort.

CHARLOTTE.

Ah ! mon oncle !... qu’est-ce que nous allons devenir ?

BLOUM.

Il n’y a pas d’ quoi s’effrayer... ils sont bons enfants, et en prenant des précautions...

FRITZ, en dehors.

Les v’là... les v’là !...

CHARLOTTE.

C’est Fritz.

 

 

Scène III

 

CHARLOTTE, BLOUM, FRITZ

 

FRITZ, accourant.

V’là les Français... les grenadiers... le régiment d’Auvergne.

CHARLOTTE.

Ne crie donc pas comme ça !

BLOUM.

Ils sont arrivés ?

FRITZ.

Tambour battant, et la musique en tête... C’est des hommes magnifiques... le tambour-major surtout ; et sa canne, qui est haute de ça... On distribue les billets de logement ; et j’ai fait un fier coup, père Bloum... je me suis glissé auprès du commandant.

BLOUM.

Et tu nous as fait exempter ?

FRITZ, d’un air content.

Mieux que ça... je lui ai dit que vot’ maison était la meilleure... Il la prend pour lui... et il va venir avec dix hommes.

BLOUM, en colère.

C’t imbécile !... de quoi se mêle-t-il ?

FRITZ.

Mais, père Bloum, c’est une faveur.

BLOUM.

Je n’aime pas à être mieux traité qu’ les autres, ça fait des jalousies... Chut, les v’là... laisse-moi faire.

Ils se reculent, Charlotte se cache derrière eux.

 

 

Scène IV

 

CHARLOTTE, BLOUM, FRITZ, GUSTAVE, PLUSIEURS SOLDATS, le sac sur le dos, le fusil sur l’épaule, et couverts de poussière

 

LES SOLDATS, à Bloum et à Charlotte.

Air : Fragment de Une Nuit au château.

Pourquoi fuir à noire approche ?
Calmez-vous, ne craignez rien...
Car en tous lieux, sans reproche,
Les fillett’s nous r’çoiv’nt très bien.

GUSTAVE, à Bloum.

Pour renouer connaissance,
Chez toi nous venons loger.

BLOUM, le bonnet à la main.

Messieurs, c’est trop d’obligeance,
N’ fallait pas vous déranger.

Ensemble.

CHARLOTTE.

Ah ! je tremble à leur approche ;
Du courag’ ; tenons-nous bien ;
Que jamais Slopp ne m’ reproche
D’avoir négligé son bien.

FRITZ.

J’ n’ai pas peur à leur approche ;
Et ma foi, puisque j’ n’ai rien...
Je n’ crains pas qu’on me reproche
D’ m’êtr’ laissé prendre mon bien.

BLOUM.

Ah ! je tremble à leur approche ;
Ils boiv’nt et mangent si bien !
Sans avoir un seul reproche,
Tâchons de sauver mon bien.

LES SOLDATS.

Pourquoi fuir à noire approche ?
Calmez-vous, ne craignez rien ;
Car en tous lieux, sans reproche,
Les fillett’s nous r’çoivent bien.

GUSTAVE.

Oui, mes amis, nous ne voulons déranger personne, et encore moins effrayer cette aimable enfant, qui tremble de toutes ses forces...

Il prend Charlotte par la main.

Venez donc, ma belle ; ne vous cachez pas... ce serait trop nous traiter en ennemis.

CHARLOTTE, timidement.

Monsieur l’officier !...

BLOUM.

Pardon, mon commandant... C’est ma nièce... une petite sotte.

GUSTAVE.

Elle est charmante... Elle me rappelle tout à fait ma femme... les mêmes yeux.

FRITZ, à part.

C’est drôle !... nos jolies filles ressemblent toujours à leurs femmes.

BLOUM.

Ah ! vous êtes marié, commandant ?

GUSTAVE.

Sans doute... la plus jolie petite femme, que j’adore, que je ne vois presque jamais, mais qui m’écrit des lettres charmantes, qui m’aime toujours, du moins, je le crois... Dans notre état, il n’y a que la confiance qui sauve.

Air de Lantara.

Ma femme est aimable et jolie,
On se dispute ses regards ;
Des amants la troupe ennemie
L’environne de toutes parts ;
Et quand l’honneur m’appelle aux champs de Mars.
Je lui dis, plein de confiance :
« Que vos vertus soient mes soutiens ;
« Je cours, madame, aux ennemis de France,
« Et vous laisse au milieu des miens. »

 

 

Scène V

 

CHARLOTTE, BLOUM, FRITZ, GUSTAVE, PLUSIEURS SOLDATS, UN SOLDAT

 

LE SOLDAT.

Capitaine !

GUSTAVE.

Qu’est-ce que c’est ?

LE SOLDAT.

Joli-Cœur vient de reconnaître la position des autres... ils sont à trois portées de fusil de l’autre côté de la rivière... ils n’ font pas l’effet d’ vouloir nous parler.

GUSTAVE.

C’est bien... nous aurons le temps de dîner... Cette petite promenade nous a donné de l’appétit... Voyons, mon cher hôte.

BLOUM, à part.

Aïe... aie... v’là l’ moment épineux.

LE SOLDAT, lui frappant sur l’épaule.

Faut d’abord d’ quoi tremper la soupe.

BLOUM.

Oui... la soupe... j’ sais bien... c’est que nous n’avons pas grand’ chose.

FRITZ.

Qu’est-ce que vous dites donc ?

BLOUM, bas.

Veux-tu te taire !...

Haut.

Je n’ai pas seulement une pauvre petite livre de viande.

FRITZ, se récriant.

Ah ! père Bloum !... et ce gros cochon ?...

BLOUM, lui faisant des signes.

Oui... tu as raison, Fritz... c’ gros cochon... c’est bien malheureux que nous l’ayons vendu hier au marché... si on avait pu prévoir... avec ca que nos hussards n’ont pas laissé une se.ule bouteille de vin.

LE SOLDAT.

Eh bien !... nous boirons de l’eau-de-vie.

BLOUM.

Ah ! de l’eau-de-vie... vous dites de l’eau-de-vie, mon brave homme ?... je n’ sais pas c’ que c’est.

GUSTAVE.

Ah çà ! vous n’avez donc rien !

BLOUM, serrant la main de Fritz.

Absolument rien... Le pays est si pauvre !... Les réquisitions, le passage des troupes...

GUSTAVE.

C’est dommage, nous avions de l’argent à dépenser.

BLOUM, relevant la tête.

Hein !

GUSTAVE.

J’aurais mieux aimé que cet honnête homme le gagnât.

Il tire sa bourse.

Enfants, aux provisions ; et que l’on paye comptant partout.

Le sergent sort.

BLOUM, à part.

Oh ! quelle bêtise !

LE SOLDAT, à son camarade.

Et le meilleur schnick, entends-tu, la Rose ?

BLOUM, l’arrêtant.

Du schnick... permettez donc... c’est du schnick que vous voulez ?... vous disiez de l’eau-de-vie... Quand on n’ parle pas bien une langue... du schnick ! c’est que j’ai le plus fameux du pays.

GUSTAVE, comptant de l’argent.

Ah !... à la bonne heure.

BLOUM, regardant l’argent.

Et quant au pot au feu... j’ n’ai pas d’ viande, c’est vrai ; mais une fois en passant... si ça vous était égal, de bonnes volailles bien grasses.

GUSTAVE.

C’est parfait.

BLOUM.

Avec un petit morceau de lard, grand comme...

Il met un doigt sur le bout de l’autre main, et l’allonge de tout le bras à mesure que Gustave compte de l’argent.

grand comme ça... du pain blanc comme neige... des égards, de la bière à discrétion, et le plaisir d’ vous être agréable.

GUSTAVE.

À merveille.

LE SOLDAT.

Air de La Chasse du jeune Henri.

Vite à l’ouvrage, et qu’on commence !
Nous aimons
Autant les flacons
Qu’ les tendrons.

BLOUM, regardant son argent.

Et moi, j’aime l’argent de France,
Car les écus,
Consolent les vaincus...
Par eux un jour nous f’rons bombance ;
Viv’ les amis.
Les amis du pays !

Ensemble.

BLOUM et FRITZ.

Par eux un jour nous f’rons bombance,
Viv’ les amis,
Les amis du pays !

LES SOLDATS.

Nous allons enfin fair’ bombance,
Viv’ nos amis,
Nos amis du pays !

 

 

Scène VI

 

CHARLOTTE, BLOUM, FRITZ, GUSTAVE, LES SOLDATS, LE SERGENT

 

LE SERGENT.

Mon capitaine... mon capitaine !

GUSTAVE.

Que veux-tu ?

LE SERGENT.

Une surprise... Vous ne savez pas... une chaise de poste vient d’arriver... devinez qui !...

GUSTAVE.

Ma femme !

LE SERGENT.

Juste.

GUSTAVE.

Ce que c’est que d’y penser... cette chère Cécile !

LE SERGENT.

Elle a appris que vous aviez été blessé à la dernière affaire... elle a pris la poste, a couru nuit et jour...

GUSTAVE.

Pauvre petite femme !... Il y a si longtemps que je ne l’ai vue...

À ses soldats. 

Mes amis, commencez toujours sans moi... je vais embrasser ma femme...

Revenant.

Ah ! diable ! mon cher hôte... et où la logerons-nous ?

BLOUM.

L’épouse du commandant !... soyez donc tranquille... la plus belle chambre... j’ vais tout disposer...

Il cherche parmi des clefs.

GUSTAVE, s’en allant.

C’est bien.

Il sort.

BLOUM, regardant sa nièce.

Eh ! parbleu ! Charlotte... j’y pense... ta chambre... c’est plus propre, la mieux meublée... tu n’ peux pas te dispenser d’ la céder.

CHARLOTTE.

Comme vous voudrez, mon oncle...

À part.

J’ n’y ai pas de regret, puisque c’ pauvre Jean Slopp...

BLOUM, cherchant dans ses clefs.

Où ai-je donc fourré la clef de cette petite porte ?...

CHARLOTTE, à part.

Ah ! mon Dieu !...

Haut.

Mon oncle, vous savez bien qu’elle est perdue depuis longtemps... d’ailleurs, l’autre entrée est plus convenable.

BLOUM.

Tu as raison... viens m’aider à monter les paquets...

À Fritz qui arrive avec des verres et des bouteilles.

Allons donc, Firtz, sers donc ces braves gens.

Il sort avec Charlotte, tandis que Fritz sert à boire aux soldats qui sont debout autour d’une table.

LES SOLDATS.

Air : C’est à Paris. (Le Valet de chambre.)

Le verre en, main, (Bis.)
Gaiement oublions nos alarmes ;
Le verre en main, (Bis.)
Du vrai soldat c’est le refrain.

LE SERGENT.

Quand l’ennemi pose les armes,
Avec lui l’on nous voit soudain,
Le verre en main.

TOUS.

Le verre en main !

LE SERGENT, buvant.

Buvons à not’ patrie,
Buvons à ses beaux jours !

UN SOLDAT, de même.

À notre bonne amie !

TOUS.

Buvons à nos amours !

FRITZ, les regardant.

Pour nous que de déboires !

LE SOLDAT.

Buvons à leurs serments.

LE SERGENT.

Buvons à nos victoires :
Nous boirons plus longtemps.

TOUS.

Buvons à nos victoires :
Nous boirons plus longtemps.

LE SERGENT, à Fritz.

Allons, compère,
Emplis ton verre,
Trinque avec nous.

FRITZ, prenant un verre.

J’en suis ravi,
Autant de pris sur l’ennemi.

TOUS, en élevant leurs verres.

Le verre en main, (Bis.)
Gaiement oublions nos alarmes ;
Le verre en main, (Bis.)
Du vrai soldat c’est le refrain.

UN AUTRE SOLDAT, entrant.

Capitaine... capitaine... où est le capitaine ?

LE SERGENT.

Qui est-ce qui le demande ?

LE SOLDAT.

Un parlementaire envoyé par le major Brockinbourg.

LE SERGENT.

Oh ! diable...

Appelant.

Capitaine !...

 

 

Scène VII

 

LES SOLDATS, LE SERGENT, GUSTAVE, ouvrant la porte de la chambre à droite, CHARLOTTE, entrant par la porte du fond

 

GUSTAVE, tenant la porte.

Qu’est ce qu’il y a donc ?

LE SERGENT.

Un parlementaire.

GUSTAVE.

Parbleu ! il prend bien son temps...

À la coulisse.

Reste, ma chère Cécile, tu dois être fatiguée du voyage... on te servira à dîner dans ta chambre...

Il pousse la porte.

Allons ! qu’on me l’amène, ce parlementaire.

Le sergent sort avec deux soldats.

Eh ! mais, c’est l’aimable Charlotte !

CHARLOTTE, timidement.

Mon Dieu, monsieur l’officier... un parlementaire... c’est-il signe qu’on va se battre ?

GUSTAVE, lui prenant la main.

Mais je ne crois pas.

CHARLOTTE.

Ah ! je vous en prie... tâchez d’ faire remettre ça.

GUSTAVE, la cajolant.

Je devine... nous avons un amoureux, et nous tremblons pour lui... Pauvre petite... elle est si gentille...

Regardant par la porte à droite.

Ma femme est chez elle ?... oui.

CHARLOTTE, à part.

Comme il me serre la main.

Air de Céline.

Ce pauvre époux que je regrette,
Où donc est-il en ce moment ?

GUSTAVE.

C’est son destin qui t’inquiète ;
Je puis le servir.

CHARLOTTE.

Quoi, vraiment !

GUSTAVE.

Un seul baiser sur cette joue.
Et désormais je le défends.

CHARLOTTE, après un silence.

Allons, pour lui je me dévoue,
Il faut bien penser aux absents.

Gustave embrasse Charlotte au moment où l’on ôte à Slopp, qui est amené par le sergent et les deux soldats, le bandeau qui lui couvre les yeux.

 

 

Scène VIII

 

GUSTAVE, CHARLOTTE, SLOPP, FRITZ, LE SERGENT, SOLDATS

 

SLOPP, voyant le baiser pris.

Oh !... qu’est-ce que je vois là ?

CHARLOTTE, à part.

C’est lui !

FRITZ.

Tiens... mais c’est...

CHARLOTTE, bas.

Tais-toi donc !

GUSTAVE.

Ah ! c’est l’envoyé du major ?

SLOPP, déconcerté.

Oui, monsieur... c’est-à-dire, général... c’est moi qu’est l’ parlementaire et...

À part.

Dieux ! moi qui m’ suis proposé au major... exprès pour la revoir... j’arrive tout juste... ce que c’est que les horreurs de la guerre !

GUSTAVE.

De quoi s’agit-il ? parle.

SLOPP, qui a deux lettres à la main, et qui en cache une qu’il ne fait voir qu’à Charlotte.

C’est des dépêches... c’est un billet du major...

Bas à Charlotte.

Il y en a une pour toi... mais si j’avais su... pour un premier jour de noce !

GUSTAVE.

Eh bien ! approche donc.

SLOPP, troublé, et remettant les deux lettres dans la même main.

Oui, mon général ; c’est au sujet de l’insuspension d’armes...

Il en glisse une dans le tablier de Charlotte, et lui dit tout bas.

Lis ça en secret.

FRITZ, s’en apercevant, dit à part.

Un papier à Charlotte... oh ! si je pouvais savoir...

En ce moment Charlotte s’esquive, Fritz la suit.

GUSTAVE, à Slopp.

Je verrai bien... donne.

SLOPP, lui donnant l’autre lettre.

Voilà, mon général... le major m’a dit qu’il y avait une réponse.

GUSTAVE, le regardant.

Oui... Drôle de figure !... pour un soldat, il n’a pas l’air trop rassuré...

Il décachette, et lit à mi-voix.

« Cher ami. » – Eh bien ! il est familier...

Haut.

C’est du major ?

SLOPP.

D’ lui-même... j’y ai vu écrire.

GUSTAVE.

C’est singulier...

Il lit haut.

« Cher ami, »

Slopp n’écoute pas et va boire à la table.

« Cher ami !

Air de Zoraime et Zulnar

« Je n’y tiens plus, faut que j’ te r’voie,
«  Je vais revenir près de toi. »
Comment donc ! mais il me tutoie,
Voudrait-on se moquer de moi ?
Que signifie un tel langage ?

Il lit.

« Le souvenir de tes beaux yeux
« Fait dans mon cœur trop de ravage »
Que dit-il donc ?... mes beaux yeux !

LE SERGENT et LES SOLDATS.

Les yeux du capitaine... ô dieux !

GUSTAVE, lisant.

« Oui, malgré c’t’ absence cruelle,
« Ton regard fripon... »
Mon regard fripon !

TOUS.

Son regard fripon !

GUSTAVE.

« Et ton pied mignon... »
Et mon pied mignon !

TOUS.

Et son pied mignon !

GUSTAVE, lisant.

« Me trott’ toujours dans la cervelle...
« À c’ soir... Pour toi je meurs d’amour. »
Qui diable pour moi meurt d’amour ?

SLOPP, poussé par le sergent.

C’est le major de Brockinbourg.

GUSTAVE.

Morbleu ! redoute mon courroux,
Si tu n’expliques ce mystère ;
Se servir d’un parlementaire
Pour m’envoyer un billet doux !
Parle, ou redoute mon courroux,

Ensemble.

LE SERGENT et LES SOLDATS.

Au capitaine un billet doux !
Ah ! l’aventure est singulière !
Se servir d’un parlementaire,
Pour lui donner un rendez-vous !
Parle, ou redoute son courroux.

SLOPP.

Ah ! je redoute son courroux !
Dieu sait, dans les lois de la guerre,
C’ que mérite un parlementaire
Qui porte ainsi des billets doux.
Ah ! calmez un pareil courroux !

À part.

Dieux ! c’est h mienne à Charlotte... je me serai trompé.

GUSTAVE.

Veux-tu bien m’expliquer...

SLOPP, troublé.

N’ vous fâchez pas, mon général... j’ vas vous dire... j’avais des dépêches...

GUSTAVE.

Où sont-elles ?

SLOPP, regardant de tous côtés.

J’ les retrouverai certainement... en m’ donnant du temps...

À part.

Si j’ pouvais r’avoir l’autre...

GUSTAVE, à ses soldats.

Hum !... ça devient suspect.

À Slopp.

Qu’est-ce que tu regardes donc de tous côtés ?

SLOPP.

Dame ! je regarde... pour tâcher de voir... c’est vrai, vous m’ahurissez.

GUSTAVE.

Ah ! pour tâcher de voir...

Bas à ses soldats.

C’est un espion.

LES SOLDATS, entre eux.

Un espion !

GUSTAVE, à Slopp.

Eh bien !... mon garçon, regarde bien... observe tout à ton aise... si dans une demi-heure tu n’as pas retrouvé tes dépêches, tu sais ce qui t’attend.

SLOPP.

Ce qui m’attend !...

À part.

C’est ça... une bonne schlague qui me revient...

Haut.

Mais, capitaine, je puis vous jurer...

GUSTAVE.

Il suffit... je vais donner ordre qu’on te surveille... distribuer les postes

À part.

et retrouver ma femme... cet imbécile qui vient me rompre la tête !...

Il sort par le fond.

LE SERGENT, à Slopp, avec ironie.

Air : Voici madame de Merville.

Allons, morbleu ! qu’on se dépêche ;
Cherche les papiers avec soin,
Car si l’as perdu la dépêche.
Tu ne la porteras pas loin.

SLOPP.

Dans l’instant j’ compt’ vous la remettra,
Car vos façons m’ déplaisent fort,
On vient leur apporter un’ lettre,
Il faut encor en payer l’ port !

Ensemble.

SLOPP.

Oui, je r’trou’verai ma dépêche,
D’ vos conseils je n’ai pas besoin ;
Jamais moi je ne me dépêche.
Et j’ l’aurai sans aller bien loin.

LES SOLDATS.

Allons, mon cher, qu’on se dépêche,
Il faut avoir un peu plus d’ soin ;
Et si l’as perdu la dépêche,
Tu ne la porteras pas loin.

Les soldats sortent.

 

 

Scène IX

 

SLOPP, seul

 

Eh ben ! comme ils y vont !... la schlague pour une lettre de plus ou de moins !

Air de Calpigi. (Tarare.)

C’est joli d’êtr’ parlementaire,
Pour peu qu’on eût un’ tel’ légère...
Mais avec Charlott’ je n’ crains rien,
Grâce au ciel, je la connais bien : (Bis.)
C’est un’ bonn’ femme de ménage.
Je sais qu’elle est soigneuse et sage,
Et que jamais ell’ n’égara
Les billets doux qu’on lui donna. (Bis.)

Justement, la voici.

 

 

Scène X

 

SLOPP, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE, accourant.

Me v’là, me v’là, mon ami... je me suis échappée un moment... Que je suis aise de te revoir, mon cher Slopp !... j’étais bien loin de t’attendre...

SLOPP.

Je m’en suis aperçu en arrivant, madame Slopp... c’ n’est pas joli de vot’ part... mais j’ mets ça sur l’ compte du trouble du moment... Voyons, nous n’avons pas de temps à perdre... donne-moi vite la lettre que je t’ai remise tout à l’heure.

CHARLOTTE.

La lettre ?

SLOPP.

Oui.

CHARLOTTE.

Ah ! j’ n’ai pas pu la lire, parce que mon oncle m’a appelée... j’ai eu peur, et j’ l’ai cachée sons la grosse pierre du puits.

SLOPP.

T’as bien fait... mais va la rechercher tout d’ suite... c’est essentiel.

CHARLOTTE,

Eh ! mon Dieu !... j’y ai déjà été... je n’ l’ai plus retrouvée.

SLOPP.

Comment ?...

CHARLOTTE.

Quelqu’un m’aura vue, et s’en sera emparé.

SLOPP.

Et tu n’ sais pas qui ?

CHARLOTTE.

J’ n’ose pas m’en informer, parce que ça découvrirait notre secret.

SLOPP, à part.

Eh ben !... me voilà dans une belle passe !

CHARLOTTE.

Mais c’est un p’tit malheur... tu n’as qu’à m’ dire c’ qu’il y avait dans cette lettre.

SLOPP, troublé.

Est-ce que je l’ sais ?

CHARLOTTE.

Comment ! monsieur ! vous n’ savez pas c’ que vous m’écrivez ?

SLOPP.

Mais du tout, c’ n’est pas de moi... c’est du major Brockinbourg.

CHARLOTTE.

C’est bien pis... comment ! monsieur ! vous m’apportez des lettres d’un autre ?

SLOPP, impatienté.

C’ n’est pas cela... tu m’ f’rais devenir fou... tu n’ comprends pas... Je me suis trompé d’ lettre... et si l’autre papier n’ se r’ trouve pas tout de suite... v’là, par ta négligence, une fameuse schlague qui m’arrive.

CHARLOTTE.

Il serait possible !... la schlague !... ah ! Slopp !... mon cher mari !...

SLOPP.

Tais-toi donc... Veux-tu pas qu’ ton oncle t’entende, et qu’il m’assomme ?... il n’ me manquerait plus que ça pour me refaire... N’est-ce pas lui que j’entends ?... Non, c’est l’ sergent... chut !

 

 

Scène XI

 

SLOPP, CHARLOTTE, LE SERGENT

 

LE SERGENT.

Qu’est-ce que vous faites là, jeune fille ?... allons, allons, retirez-vous.

Il va donner une consigne au soldat qui est en dehors.

CHARLOTTE.

Oui, monsieur, je m’en vais...

À part.

Comment faire ?... Ah ! quelle idée !

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

L’ capitaine, si j’ l’implorais,
Tandis qu’il est auprès d’ sa femme,
Je crois bien que j’ l’attendrirais ;
Car il a l’air d’avoir bonne âme...
Et ce baiser dont j’ me souvient...

Regardant Slopp.

De l’ sauver j’ai bonne espérance...
Et puis, il ne m’en coût’ra rien,
Car j’ai déjà payé d’avance.

Elle entre dans la chambre à droite, et repousse la porte.

LE SERGENT, à Slopp.

Eh bien, jeune homme ! avez-vous retrouvé vos dépêches ?

SLOPP.

Il croit qu’elles vont revenir toutes seules... Que diable !... on donne le temps.

LE SERGENT.

C’est qu’alors faut vous tenir prêt... j’ vais venir vous chercher...

Tirant sa montre.

Vous avez encore dix minutes.

SLOPP, regardant par-dessus son épaule.

Dix minutes... Ah ! mais, vous avancez.

LE SERGENT.

Je viens de me mettre à l’heure... Ah çà ! jeune homme, j’espère que nous ferons les choses comme un joli garçon.

SLOPP.

Comme si je ne savais pas c’ que c’est... Eh ! mon Dieu !... j’ai déjà passé par là... et j’en suis revenu.

LE SERGENT, le regardant ; à part.

Ah ! il en est revenu... hein !... il paraît que c’est un luron... Eh bien ! camarade... je reviens vous chercher tout à l’heure... au plaisir.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

SLOPP, seul

 

Au plaisir !... il n’y a pas d’ quoi... avec ça que je n’ sais pas trop comment les Français entendent la schlague... ils ont peut-être une méthode particulière... Mais au bout du compte, qu’on la reçoive en français ou en allemand, ce n’est jamais que des coups d’ canne... aussi, ça n’est pas tant pour la chose que pour les plaisanteries qu’ils feront dans le village... recevoir la schlague le jour de ses noces... c’est humiliant... Eh ! mais, quand j’y pense... j’ai encore dix minutes... on m’a laissé seul... v’là la chambre de Charlotte, j’en ai la clef... j’ peux me sauver par l’autre porte, et en même temps dire, en passant, un p’tit mot à ma femme... et puis les autres s’en tireront sans moi comme ils pourront... C’est ça... n’ faisons pas de bruit... C’t’e pauvre Charlotte... elle ne m’attend pas... ça va peut-être lui faire peur... mais elle m’aime tant... elle m’est si fidèle... allons.

Il s’avance sur la pointe des pieds, et s’arrête, en voyant Gustave sortir de la chambre.

Qu’... qu’... qu’est-ce que je vois là ?

 

 

Scène XIII

 

SLOPP, GUSTAVE

 

GUSTAVE, ouvrant la porte et parlant à la cantonade.

Enferme-toi, ma bonne amie... je vais revenir.

SLOPP, pétrifié.

Chère amie !... oh ! cet enragé d’ capitaine qui sort de la chambre de ma femme !

GUSTAVE, à voix basse.

Ah ! te voilà... je te cherchais.

SLOPP.

Comment ! monsieur... vous me cherchiez !...

GUSTAVE, de même.

Du silence... pas de bruit... pas d’éclat... Nous nous sommes occupés de toi avec Charlotte... je ne peux pas te faire grâce ; mais je peux du moins te laisser évader... Je vais éloigner le sergent et ses soldats.

SLOPP.

Et vous croyez que je souffrirai...

GUSTAVE.

Veux-tu te taire, malheureux !... ces imbéciles d’Allemands ont la tête dure... tu vois cette fenêtre...

Désignant la fenêtre à droite.

tu as un quart d’heure pour t’en aller et pas davantage... Adieu... Pars au plus vite.

Il sort par le fond et ferme la porte.

 

 

Scène XIV

 

SLOPP, seul

 

Eh bien ! par exemple... voilà qui est pire que la schlague... et c’t’ audace !... ce sang-froid !... Non content d’en conter à ma femme et d’occuper ma place... il m’ dit encore : va-t’en... Non ; je les gêne peut-être... mais pas du tout... je resterai ici... je m’y établis pour les vexer... Vaut encore mieux être bâtonné que d’être mystifié à ce point-là.

 

 

Scène XV

 

SLOPP, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE, se croyant seule.

Grâce au ciel !... me v’là tranquille...

Elle aperçoit Slopp.

Que vois-je ?... comment ! tu es encore là ?

SLOPP, à part.

Et elle aussi ?

CHARLOTTE.

Tu devrais être bien loin, et depuis longtemps.

SLOPP.

Oui-da... ça vous arrangerait... mais je ne partirai pas.

CHARLOTTE.

Comment !

Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.

Ignores-tu ce qui se passe ?...
Le capitain’ vient de céder ;
Ne pouvant pas te faire grâce,
Du moins il te laisse évader. (Bis.)

SLOPP.

Oui, je vous comprends à merveille.

CHARLOTTE.

Sauve-toi vite de ces lieux,
Il promet de fermer les yeux.

SLOPP.

Pour que j’ lui rende la pareille.

Mais j’y vois clair... l’honneur avant tout ; et j’ préfère la schlague... v’là comme je suis.

CHARLOTTE.

Comment ! la schlague !... si ce n’était que ça... mais on te prend pour un espion ; et il y va d’être fusillé.

SLOPP, étourdi.

Hein !... qu’est-ce que tu dis là ?

CHARLOTTE.

Voilà dix minutes de perdues... dépêche-toi donc.

SLOPP.

Dieu ! si j’avais su ! et je pourrais me résoudre !... Du tout, mam’zelle, vous n’ me connaissez pas... et de quel côté d’ailleurs ?... n’est-ce pas par cette fenêtre qu’il a dit ?

CHARLOTTE.

Oui, sans doute... mais écoute-moi.

SLOPP.

Jamais !... me croyez-vous assez lâche pour profiter... il n’y a pas de sentinelle...

CHARLOTTE.

Puisque le capitaine vient de l’éloigner.

SLOPP.

Le capitaine !... ce mot me décide... je m’éloigne de la perfide, pour ne plus la revoir.

Il va vers la fenêtre.

CHARLOTTE.

Eh bien ! monsieur, vous ne m’embrassez pas ?

SLOPP, revenant sur ses pas.

L’embrasser !... elle ose encore !... non, mam’zelle, je n’embrasse pas les trompeuses, les perverses... adieu.

CHARLOTTE, l’arrêtant.

Qu’est-ce que ça signifie, monsieur ?

SLOPP, voulant s’en aller.

J’ n’ai pas l’ temps... laissez-moi donc.

CHARLOTTE, de même.

Du tout !

SLOPP, de même.

Ils vont venir.

CHARLOTTE, pleurant.

Ça m’est égal... vous m’ direz c’ que vous avez.

SLOPP.

C’ que j’ai ?... c’ capitaine, qui tout à l’heure sortait de votre chambre...

CHARLOTTE.

C’est celle de sa femme... puisque je lui ai cédé la mienne.

SLOPP.

Sa femme !... il se pourrait !... et moi qui ai cru... je m’ suis imaginé... étais-je bête ! C’ n’est pas vrai... je respire... ma Charlotte !... ah ! que cela fait du bien de retrouver sa femme innocente... et surtout de se sauver... adieu...

Revenant encore.

Ah ! j’ savais bien que j’oubliais quelque chose... je ne t’ai pas embrassée.

CHARLOTTE, tendant sa joue.

Dépêche-toi.

SLOPP, l’embrassant.

Ah ! Charlotte !

CHARLOTTE, se jetant dans ses bras.

J’ veux m’en aller avec toi.

Au moment où Slopp est monté sur une chaise pour sortir par la fenêtre, et a la moitié du corps hors de la chambre, Bloum entre brusquement, et prenant Charlotte par la main, il la fait passer auprès de lui.

 

 

Scène XVI

 

SLOPP, CHARLOTTE, BLOUM, puis LE SERGENT et LES SOLDATS

 

BLOUM, s’écriant.

Qu’est-ce que j’entends ?... vouloir emmener ma nièce !

SLOPP.

Mais taisez-vous donc !

BLOUM.

Je veux parler.

SLOPP.

Est-il bavard !

BLOUM.

Air : Dans Paris quand il entrera.

Arrêtez, c’est un séducteur.

SLOPP, à Charlotte.

Grand Dieu ! dis-lui donc de se taire.

CHARLOTTE.

Au nom du ciel, daignez vous taire !

SLOPP.

Il va causer quelque malheur.

BLOUM.

Au secours ! c’est un séducteur.

LE SERGENT et LES SOLDATS entrant.

Il veut s’enfuir, la chose est claire.

TOUS.

Arrêtez, arrêtez,
En vain vous résistez !

BLOUM, aux soldats.

Entourez-le...

À Charlotte.

Venez ici, mam’zelle.

SLOPP, les bras croisés, et le regardant fixement.

C’est ça... c’est ça... donnez-vous-en... vous avez fait d’ la belle besogne !... Est-il obstiné !... eh bien ! pour vous apprendre... vous croyez n’ leux avoir livré qu’un étranger pour vous, qu’un obscur valet de ferme... eh bien ! c’est vot’ propre neveu qu’ vous venez d’ faire arrêter là !

BLOUM.

Comment !

CHARLOTTE, pleurant.

Oui... il est mon mari.

BLOUM, atterré.

Dieu !... mon neveu !...

SLOPP.

Est-on bête dans les familles !... au lieu de se soutenir.

LE SERGENT, à Slopp.

Allons, jeune homme... quand vous voudrez, vous qui êtes si brave...

SLOPP.

Un moment... il y avait erreur... il y a malentendu... parce que, certainement, je n’ai jamais eu l’idée d’être fusillé...

À Charlotte.

Ma femme... ne m’ laisse pas aller... C’te pauvre femme... j’ vous demande... la laisser veuve et demoiselle !

FRITZ, en dehors.

Père Bloum... père Bloum !

BLOUM.

Que nous veut Fritz ?

 

 

Scène XVII

 

SLOPP, CHARLOTTE, BLOUM, LE SERGENT, LES SOLDATS, FRITZ, essoufflé

 

FRITZ.

Père Bloum... Une nouvelle... j’ liens l’ fil de l’intrigue... apprenez qu’il y a des intelligences entre Slopp et votre nièce.

BLOUM, le poussant.

Laisse-moi donc tranquille... et imbécile, qui vient m’apprendre ça.

FRITZ.

Oh ! cet’ fois-ci... j’ai des preuves ; et comme je n’ sais pas lire... j’ vous les apporte...

Montrant Slopp.

J’y avais vu à c’ matin glisser une lettre à Charlotte.

SLOPP, vivement.

Une lettre !

FRITZ.

Oui... vous n’ pouvez pas l’ nier... mais j’ai pas pu la saisir... Heureusement, le p’tit berger avait vu mam’zelle Charlotte la cacher sous la pierre du puits.

CHARLOTTE, avec joie.

Sous la pierre !

FRITZ, rapidement.

Il l’a prise... il vient de m’ le dire... j’ lui ai offert tout c’ que j’avais, pour me la donner... ça m’a coûté un florin ; mais j’y ai pas de r’gret, et la v’là.

SLOPP, sautant de joie.

Est-il possible !... oui, c’est elle.

FRITZ.

Eh ben !... eh ben !...

SLOPP.

J’ suis sauvé...

À Gustave qui entre.

Capitaine, capitaine, venez vite.

 

 

Scène XVIII

 

SLOPP, CHARLOTTE, BLOUM, LE SERGENT, LES SOLDATS, FRITZ, GUSTAVE

 

GUSTAVE.

Qu’y-a-t-il ?...

À Slopp.

Comment ! le voilà encore là ?

SLOPP, lui donnant la lettre.

Oui, capitaine... lisez, lisez...

FRITZ.

Est-il bête ! il donne ça au capitaine !

GUSTAVE, l’ouvrant.

Encore des lettres d’amour !

SLOPP.

Non... c’est des lettres de grâce.

TOUS.

Lisez vite.

GUSTAVE, lisant.

Du major... Eh mais, ce sont tes dépêches.

SLOPP.

Oui, commandant.

GUSTAVE, parcourant la lettre.

Que vois-je !... plus d’hostilités... la suspension d’armes est signée entre les deux généraux... et bientôt l’assurance de la paix !...

TOUS.

La paix !

GUSTAVE.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Quel doux espoir !... enfin donc aux alarmes
Vont succéder la joie et le repos ;

À ses soldats.

Et vous, braves compagnons d’armes,
Ce jour couronne vos travaux

Montrant le papier.

Soyons fiers de cette victoire ;
À son pays consacrant ses succès,
Heureux qui lui donne la gloire !
Et plus heureux qui lui donne la paix !

TOUS.

Heureux qui lui donne la gloire !
Et plus heureux qui lui donne la paix !

SLOPP, hors de lui.

J’ suis sauve... quel bonheur !... Charlotte !... Mes amis !... Cher oncle !...

Il embrasse tout le monde.

FRITZ.

Cher oncle !... Ah çà ! il perd la tête !...

BLOUM.

Eh ! non... ils sont mariés.

FRITZ.

Mariés !...

À part.

Dieu !... et moi qui me suis donné un mal pour le tirer d’affaire !...

SLOPP.

Fritz, mon ami, je te revaudrai cela...

Au sergent.

Sans rancune, sergent... je ne suis pas encore revenu de ma frayeur, et du danger que j’ai couru sans m’en douter.

CHARLOTTE.

Heureusement qu’il est passé... tu dois sentir ton bonheur.

SLOPP.

Je n’en ai plus la force... tiens, ma femme... je suis sûr que j’ai la fièvre... j’ vais aller me coucher.

CHŒUR.

Air : Amour, seconde mon courage.

Ensemble.

GUSTAVE.

Allons, guidés par l’espérance,
Sans regret, quittons ce séjour,
Et sous l’heureux ciel de la France
Nous serons bientôt de retour.

LES SOLDATS.

Et nous, guidés par l’espérance,
Sans regret quittons ce séjour,
Et sous l’heureux ciel de la France
Nous serons bientôt de retour.

SLOPP, CHARLOTTE, BLOUM et FRITZ.

Et vous, guidés par l’espérance,
Sans regret quittez ce séjour,
Et-sous l’heureux ciel de la France
Vous serez bientôt de retour.

SLOPP, au public.

Air du vaudeville de La Somnambule.

Messieurs, les auteurs en alarmes
Me chargent de venir ici
Demander un’ suspension d’armes,
Mais seulement pour aujourd’hui...
J’ignor’ si ça pourra vous plaire ;
Mais je suis v’nu sur la foi des traités,
Et n’allez pas contre un parlementaire
Commencer les hostilités.

Reprise du chœur.

Ensemble.

GUSTAVE.

Allons, guidés par l’espérance, etc.

LES SOLDATS.

Et nous, guidés par l’espérance, etc.

SLOPP, CHARLOTTE, BLOUM et FRITZ.

Et vous, guidés par l’espérance, etc.

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