Le Parisien (Pierre Michel DELAPORTE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies-Dramatiques, le 20 mars 1837.

 

Personnages

 

MONSIEUR BONNEFOI, tapissier

BENJAMIN, son neveu

LÉON, ami de M. Bonnefoi

VICTOR, ami de Léon

MADAME BONNEFOI

ÉLISE, sa fille

JEANNETTE, servante de M. Bonnefoi

OUVRIERS TAPISSIERS

INVITÉS DU BAL

 

La scène est à Avalon.

 

Le théâtre représente une chambre élégante attenant à une salle de bal. Des arcades à jour séparent les deux pièces.

 

 

Scène première

 

BONNEFOI, JEANNETTE, OUVRIERS TAPISSIERS

 

Au lever du rideau, Bonnefoi, aidé de plusieurs ouvriers, est occupé à clouer des draperies dans la pièce du fond.

CHŒUR.

Air : de M. Elwart.

Allons, vite, vite à l’ouvrage,
Allons, vite, adroit tapissier,
Ici fais avec avantage,
Valoir le talent du métier.
Allons, vite à l’ouvrage,
Faisons valoir le métier ;
Allons,
Frappons,
Faisons valoir le métier.

Le bruit des marteaux cesse.

JEANNETTE.

Lorsque le bourgeois donne
Un bal à la maison,
Dès le matin résonne,
Et plancher et cloison ;
En nous rompant la tête,
Son marteau nous poursuit,
Il veut que cette fête,
Fasse beaucoup de bruit.

Reprise du CHŒUR.

Allons, vite, etc.

BONNEFOI.

Courage, mes amis, songez qu’il faut vous surpasser aujourd’hui ; songez que nous allons recevoir un parisien ! un parisien ! entendez-vous ?... un de ces êtres privilégiés qui ne sont que grâce et bon goût de la tête aux pieds ! un de ces heureux mortels qui... que...

Il s’embrouille.

Enfin, tâchez que rien ne cloche. Maintenant, allez vous rafraîchir... après quoi vous pourrez aller fermer la boutique et retourner chez vous.

Les ouvriers sortent sur la reprise du chœur.

 

 

Scène II

 

BONNEFOI, JEANNETTE

 

JEANNETTE, à Bonnefoi.

Le bon Dieu vous bénisse ! avec votre tintamarre, allez !

BONNEFOI.

Oh ! je suis bien excusable, cette fois ! le frère de lait de mon Élise arrive ce soir pour me donner un gendre, et je veux que le jeune homme ait bonne opinion de son beau-père.

JEANNETTE.

Aussi, M. Bonnefoi, vous avez pris cette occasion-là aux cheveux pour vous lancer à corps perdu dans les tapisseries, les tabourets et la poussière.

BONNEFOI.

Que veux-tu, Jeannette ?... personne ne peut s’y connaître ici mieux que moi !

JEANNETTE.

Vous aimez tant votre état de tapissier, dans lequel vous avez bientôt fait fortune, que vous donneriez des fêtes tout exprès, je crois, pour avoir le plaisir de clouer des draperies et de remuer des banquettes... aussi c’est un tapage !...

BONNEFOI.

Nous ne sommes pas encore au bout ; tout à l’heure, ça va être le tour de la bourgeoise.

JEANNETTE.

Oh ! dame, c’est qu’elle est loin d’être autant que vous, amoureuse des remue-ménage, ce qui cause entre vous deux des querelles assez fréquentes.

BONNEFOI.

Le fait est que ma femme est passablement tracassière et digoneuse ; mais, heureusement, je ne lui cède pas toujours... on sait se faire respecter au besoin !...

MADAME BONNEFOI, en dehors et appelant.

Jeannette ! Jeannette !

JEANNETTE.

Voici votre douce moitié.

 

 

Scène III

 

BONNEFOI, JEANNETTE, MADAME BONNEFOI

 

MADAME BONNEFOI, regardant les draperies avec colère.

Dieu ! que d’argent dépensé en futilités !... oh ! cela va trop loin ! vous direz tout ce que vous voudrez, M. Bonnefoi, mais je suis lasse de vos prodigalités, et la main me démange pour arracher tous ces oripeaux !

Elle désigne les draperies du fond.

BONNEFOI.

Un jour comme celui-ci, un peu d’extra est bien naturel !

MADAME BONNEFOI.

Taisez-vous ; le mariage d’Élise va, j’en suis certaine, vous servir de prétexte pour mettre la maison sans dessus dessous pendant plus d’un mois.

JEANNETTE, à part.

Bon ! ça commence !

MADAME BONNEFOI, à Jeannette.

Jeannette, descendez de suite chez le pâtissier, et décommandez toute les chatteries dont monsieur mon mari prétend encombrer mes buffets.

JEANNETTE.

Si madame le veut absolument...

BONNEFOI.

Madame ne saurait vouloir faire un pareil affront à ma soirée... d’ailleurs, les gâteaux sont payés d’avance.

MADAME BONNEFOI.

Comment ! payés d’avance.

BONNEFOI.

Mais...

MADAME BONNEFOI.

Eh ! bien, je saurai m’en venger sur les rafraîchissements ; Jeannette, je vous ordonne de baptiser à grande eau, les orgeats, citrons, groseilles et limonades...

BONNEFOI.

Et moi, Jeannette, je vous le défends.

JEANNETTE.

Lequel écouter ?...

MADAME BONNEFOI.

Si vous n’obéissez pas, je vous chasse.

BONNEFOI.

La bonne, si vous obéissez, je vous mets à la porte.

MADAME BONNEFOI, à Jeannette.

M’avez-vous entendue ?...

JEANNETTE.

Oui, madame.

BONNEFOI, de même.

Avez-vous réfléchi ?

JEANNETTE.

Oui, monsieur.

MADAME BONNEFOI.

Eh ! bien ?...

BONNEFOI.

Par conséquent...

JEANNETTE, à part.

Je vous accorderai tous deux... allons conter tout à Mlle Élise.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI

 

BONNEFOI.

Savez-vous Mme Bonnefoi, qu’il faut que je sois doué et imbibé de toute la patience du saint homme Job, pour ne pas éclater ici comme une boule fulminante ?

MADAME BONNEFOI.

Éclatez si vous voulez, peu m’importe ; vous n’aurez pas le sens commun davantage.

BONNEFOI.

Me parler ainsi ! à moi qui fait tout pour le mieux ! car enfin, au bout du compte, je ne cherche qu’à faire honneur à notre maison ; je désire que Benjamin, mon neveu, ne nous prenne pas pour des Hurons et des Topinambous ; quand je songe qu’il arrive en droite ligne de la capitale du monde civilisé !

MADAME BONNEFOI.

Oui, il vient de ce pays dont les petits merveilleux se croient des phénix, parce qu’ils se collent aux yeux un petit morceau de verre carré, se sanglent comme des chevaux, séduisent des grisettes et ne savent se servir de leurs dix doigts que pour les enfourcher dans des gants jaunes.

BONNEFOI.

Tout cela est admirable, parce que tout cela se fait à Paris ; parce que tout cela est de bon ton ; le grand mal, quand Benjamin aurait eu, comme tous les jeunes gens à la mode, des chevaux et des gants jaunes ?... le point essentiel, c’est que depuis dix ans qu’il a quitté le pays, il ne soit pas changé au moral, comme il doit l’être au physique, et qu’il aime sa cousine aussi cordialement qu’autrefois ; j’espère que pour l’obtenir, il nous a adressé assez de protestations et de prières !...

MADAME BONNEFOI.

Oui ; des prières qui nous coûtaient chaque fois quinze sous de port !... Enfin, j’ai consenti à ce mariage ; je vous ai donné ma promesse et je ne m’en repens pas.

BONNEFOI.

Vous verrez que le jeune homme va parfumer de son esprit et de ses belles manières, toute notre bonne ville d’Avalon.

MADAME BONNEFOI.

Pourvu qu’il n’aille pas nous toiser du haut de sa grandeur ! pourvu surtout, qu’après s’être bichonné en descendant de diligence, il n’arrive pas au bal que vous lui avez annoncé pour sa réception, comme s’il nous faisait une charité d’y venir étaler sa fatuité et ses étiquettes.

BONNEFOI.

Parce que vous n’aimez pas les étiquettes, ce n’est pas une raison pour faire les honneurs de chez vous, d’une manière rétrognonée, et donner une soirée qui ressemble au thé de Mme Gibou.

MADAME BONNEFOI, en colère.

Mme Gibou !

BONNEFOI.

Mme Gibou ! je répète le mot.

MADAME BONNEFOI.

Qu’est-ce à dire ? avez-vous l’intention, monsieur mon époux, de comparer votre femme à cette caricature ?

BONNEFOI.

Mais...

MADAME BONNEFOI.

Moi, une Mme Gibou !... Tenez, vous êtes un...

BONNEFOI.

Assez, de grâce, si nous en venons aux épithètes, je vous cède la place.

MADAME BONNEFOI, le retenant.

Non pas, vous m’entendrez... je n’ai pas une langue pour rien.

BONNEFOI.

Oh ! je ne le sais que trop ; et celui qui vous a coupé le filet, n’a certes pas volé ses cinq sous.

MADAME BONNEFOI.

Air : Dès le matin c’est la laitière. (Comtesse du Tonneau.)

Je vous préviens qu’il faut le prendre
Avec moi sur un ton plus doux,
Si vous ne voulez pas m’entendre
Proclamer que mon vieil époux
Est un querelleur,
Est un chicaneur,
Est un bredouilleur,
Est un raisonneur,
Est un rabâcheur,
Est un barbouilleur,
Est un radoteur
Dont je n’ai pas peur ;
Si ma volonté
Vous trouve indocile,
J’ai de mon côté
L’esprit ergoté,
Toujours le mari
D’une femme habile
Doit être aplati,
Soumis et pétri ;
Malgré le lien,
Déjà trop ancien,
Qui vous fit le mien,
Pénétrez-vous bien,
Que vous n’êtes rien,
Non... vous n’êtes rien.

BONNEFOI.

La loi me nomme votre maître,
Et malgré tous ces vains discours,
Il faudra, bien le reconnaître,
Car près de vous, j’aurai toujours
De la liberté,
De la fermeté,
De la volonté,
De l’autorité,
De la majesté,
De l’aspérité,
Et de l’âpreté,
Et de la fierté ;
Oui, jusques au bout,
Dans cette harangue,
Pour vous mettre à bout,
Vous entendrez tout ;
J’emprisonnerai
Votre bonne langue,
Je vous soumettrai,
Je vous réduirai ;
Malgré mon lien,
Déjà trop ancien,
Pénétrez-vous bien
Que vous n’êtes rien,
Non... vous n’êtes rien.

On reprend ensemble les trois derniers vers.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI, ÉLISE, puis JEANNETTE

 

ÉLISE, se mettant entre eux.

Oh ! mon Dieu ! comme vous avez l’air fâché, tous les deux !

BONNEFOI.

Ma chère Élise, ta mère entre dans sa mauvaise lune, elle est d’une humeur !

MADAME BONNEFOI.

Et vous, monsieur, d’une galanterie !...

ÉLISE.

Comment, vous vous querellez aujourd’hui, quand il ne devrait être question que de fêtes !

MADAME BONNEFOI.

Ma fille, c’est ton père, qui...

BONNEFOI.

C’est ta mère, que...

ÉLISE, avec gentillesse.

Eh bien ! Voyons, là... que chacun y mette un peu du sien.

Air : Le beau Lycas aimait Thémire.

Vivez en bonne intelligence.

MADAME BONNEFOI.

Tous les torts sont à mon époux...

ÉLISE, avec gentillesse.

Chut !

BONNEFOI.

Ma femme est folle !

ÉLISE, de même.

Oh ! silence !
Et tous les deux, apaisez-vous...

MADAME BONNEFOI.

Mais...

ÉLISE.

Silence encore !

BONNEFOI, riant.

C’est drôle !
Nous couper ainsi la parole.

ÉLISE.

Vous signez mon contrat, demain.

Elle prend la main de Bonnefoi et la met dans celle de sa femme.

Mais pour ce soir, changeant de rôle,
Je dispose de votre main,
Oui, laissez-moi changer de rôle,
Et disposer de votre main.

MADAME BONNEFOI, à Élise.

Tu fais de moi, tout ce que tu veux.

BONNEFOI.

Comment résister à un pareil ange !

On entend sonner.

ÉLISE.

Au moins, à présent, mon cousin va trouver tout le monde de bonne humeur à son arrivée.

MADAME BONNEFOI.

Toi surtout, mon enfant, tu me parais merveilleusement disposée à lui faire gracieuse réception.

ÉLISE.

Oh ! c’est que je me représente mon cousin, toujours aussi bon que par le passé.

BONNEFOI.

Il y aura du changement ; mais en mieux. Tu l’as vu partir de Paris à l’âge de dix ans, encore emmailloté dans les langes de la province, il va te revenir brillant et façonné comme un rubis de la plus belle eau !

ÉLISE.

J’en serai bien orgueilleuse !

BONNEFOI.

Les études que son père lui a fait faire à Paris, et la fortune qu’il lui a laissée après sa mort, ont dû en faire un soleil de perfection.

ÉLISE.

Comme j’ai eu raison de ne pas aimer ce M. Léon que vous me destiniez d’abord.

BONNEFOI.

Léon avait bien ses qualités ; son dernier voyage à Paris l’avait façonné et la fortune que sa tante doit lui laisser un jour, parlaient assez haut en sa faveur, mais tu ne l’aimais pas, et tout a été dit.

ÉLISE.

On raconte de lui des choses qui feraient croire à une conduite assez dissipée.

BONNEFOI.

C’est dommage, car il est d’une compagnie fort agréable, et je crains que notre refus de lui accorder ta main, ne nous l’ait aliéné pour toujours.

JEANNETTE, entrant.

Monsieur, voici une lettre qu’on vient d’apporter.

Elle sort après l’avoir donnée à Bonnefoi.

BONNEFOI.

Voyons ce qu’elle dit.

Il la décachète.

C’est de M. Léon.

Il lit.

« Quoique vous n’ayez pas agréé mes recherches, croyez, monsieur, que je n’en veux pas moins demeurer l’ami de votre famille ; si vous le permettez, je prendrai la liberté de me présenter ce soir à votre petite fête, et je joindrai mes vœux aux vôtres pour le bonheur de Votre fille chérie. » Je le permets !

MADAME BONNEFOI.

Ah ! c’est bien à lui !

BONNEFOI.

Il n’a pas de rancune.

JEANNETTE, annonçant.

M. Benjamin !

TOUS.

Le futur.

BONNEFOI.

Notre parisien ! il nous prend en traître ; nous n’avons pas le temps de rajuster notre habillement, il veut nous éclipser par sa belle tenue.

JEANNETTE, introduisant Benjamin.

Entrez, monsieur.

Elle sort.

BONNEFOI.

Ciel ! quelle tournure !

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI, ÉLISE, JEANNETTE, BENJAMIN

 

BENJAMIN, mis avec une mode arriérée.

Bonjour mon oncle, bonjour ma tante, bonjour ma cousine !

BONNEFOI, à part.

Les bras m’en tombent !

MADAME BONNEFOI.

Qu’il me plaît ainsi !

ÉLISE, à Benjamin.

C’est toujours mon petit cousin d’autrefois, il n’est pas changé !

BENJAMIN.

Oui, ma charmante future, toujours le même pour vous aimer...

Bas à sa cousine.

Qu’est-ce que mon oncle a donc ?... il a l’air tout drôle !...

ÉLISE, de même.

Il parle du plaisir qu’il éprouve à vous revoir.

BONNEFOI.

Ah ça ! Benjamin, tu n’arrives donc pas de Paris ?...

BENJAMIN.

Si fait, il y a une heure que je descends de voiture, et je n’ai eu que le temps de m’habiller pour le bal !...

BONNEFOI, à part.

Il appelle cela une toilette de bal !...

BENJAMIN.

Mais pourquoi cette question ?...

BONNEFOI.

Je croyais que tu n’avais qu’un habit de voyage ; mais tu n’es guères à la mode !

BENJAMIN.

La mode ! c’est bon pour un propre à rien ; au lieu de m’occuper d’elle, j’ai voulu apprendre un état qui me rapprochât du vôtre, et comme je pensais toujours à ma cousine, je me suis dit...

BONNEFOI.

C’est très bien... mais quel état as-tu choisi ?...

BENJAMIN.

Tel que vous me voyez, sitôt que j’ai eu terminé mes classes, où par parenthèse, je n’ai pas beaucoup brillé, je me suis établi passementier dans le quartier des innocents...

ÉLISA, riant.

Et mon père qui croyait !... ah ! ah ! ah !

BONNEFOI.

Mon ami, je t’aurais beaucoup mieux aimé avec un habit plus à la mode ; mais en définitif, Il faut te prendre comme tu es, et je t’aimerai comme ça.

MADAME BONNEFOI.

Moi, je l’aime mieux.

BONNEFOI.

Les tapissiers et les passementiers peuvent se donner la main, et je te donne... celle de ma fille.

ÉLISE.

Nous sommes tous d’accord.

MADAME BONNEFOI, prenant la main à Benjamin.

Mon garçon, tu as des goûts solides.

BONNEFOI.

Allons, décidément, ce n’est pas un dandy !

BENJAMIN.

Non, mais c’est un bon enfant qui vous aime tous trois comme la prunelle de ses yeux, et qui sera ravi, pour le jour même de son arrivée, de faire danser sa tante et sa cousine, jusqu’à ce que la pendule se fatigue à marquer les heures de la nuit... Belle-mère, je vous invite pour la première contredanse.

MADAME BONNEFOI.

Avec plaisir, mon gendre.

BENJAMIN.

Quand commence-t-on ?...

BONNEFOI.

Oh ! pas encore ! pour un parisien, tu dois savoir que les bals n’ouvrent jamais chez les gens comme il faut, que vers minuit... il est à peine dix heures !

Air : Vaudeville de la Partie carrée.

Moi, de Paris j’observe la méthode,
C’est à minuit qu’ouvrira notre bal...
Je suis, en tout, l’esclave de la mode,
Y déroger est trop provincial !
À l’avenir, pour qu’à la lettre on suive
Le décorum du beau quartier d’Antin,
Je veux chez moi, qu’en soirée on arrive
Le lendemain matin. (bis.)

BENJAMIN.

Vous aurez de l’ouvrage, cher oncle, si vous voulez imiter toutes les bêtises qu’on fait à Paris.

BONNEFOI.

Comment, des bêtises ! oh ! Benjamin, il s’en faut terriblement que tu sois à la hauteur de la capitale, et j’aurai fort à faire pour te dérouiller ; car tu es rouillé, mon ami, pour commencer, je te donnerai mon tailleur.

À part.

Oh ! si j’avais su !...

MADAME BONEFOI, à son mari.

Laissez là, de grâce ! votre belle science des modes.

BONNEFOI.

Aussi bien, j’ai encore à surveiller mille petits détails où le coup d’œil du maître est nécessaire.

BENJAMIN.

Tout à l’heure, en passant, j’ai jeté les yeux sur les tapisseries du salon, et il m’a semblé qu’elles étaient parfaitement clouées ; vous pouvez vous vanter, cher oncle, d’avoir un fameux coup de marteau... comme passementier, je dois m’y connaître, et dans l’occasion, je sais aussi pousser des pointes.

BONNEFOI.

Des pointes ! à la bonne heure, voilà le parisien qui perce !... viens, ma femme, et pendant que je compléterai les décorations, tu t’occuperas des rafraîchissements et des buffets.

MADAME BONNEFOI, à part.

Toujours les buffets ! quel homme matériel !...

Haut.

Mes enfants, si l’on vient, vous ferez les honneurs en notre absence.

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI.

Air : Tous deux en tête en tête. (Cousin du Pérou.)

Mes enfants, pour la fête
Que nous donnons ce soir,
Il faut que je m’apprête,
Nous allons nous revoir.

ÉLISE et BENJAMIN.

Oh ! la charmante fête
Que l’on donne ce soir !
Notre bonheur s’apprête,
Pour nos cœurs, quel espoir !

M. et Mme Bonnefoi sortent.

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, BENJAMIN

 

BENJAMIN.

Suis-je assez heureux, ma bonne petite cousinette ! comment, c’est donc pour de vrai ? ce soir... au milieu d’une fête superbe, on va publier nos fiançailles !... quelle volupté ! toujours ensemble !

ÉLISE.

Comme autrefois !

BENJAMIN, faisant l’espiègle.

Oh ! bien mieux encore qu’autrefois !

ÉLISE.

Nous nous aimions bien dans ce temps-là !

BENJAMIN.

Nous partagions toutes nos tartines !

ÉLISE.

Et nous ne nous séparions jamais... ah ! je ne puis penser à nos premières années, sans être tout attendrie.

Air : Vive le vin (Du Chalet.)

Des heureux temps de la jeunesse,
Mon âme garde avec ivresse
Le souvenir !

BENJAMIN.

À notre tendresse enfantine,
Toujours je pense, ma cousine,
Avec plaisir !

ÉLISE.

Rien ne troublait notre douce harmonie,

BENJAMIN.

Moi, j’étais Paul, vous étiez Virginie !

ÉLISE.

Passé bien doux, avenir enchanteur,
Voilà, voilà, voilà le vrai bonheur !

ENSEMBLE.

Passé bien doux, etc., etc.

ÉLISE.

Souvenez-vous de la rivière,
Du petit bois, de la chaumière
Et des brebis !

BENJAMIN.

Notre plaisir était extrême,
Quand nous trempions dans de la crème,
Du bon pain bis !
Rappelons-nous aussi la maisonnette
Où nous allions nous bourrer de galette...
Passé bien doux, avenir enchanteur !
Voilà, voilà, voilà le vrai bonheur !

ENSEMBLE.

Passé bien doux, etc., etc.

La société traverse le théâtre.

BENJAMIN.

Oh ! quand la municipalité nous aura unis en légitime, je veux que vous soyez la plus adorée des passementières passées, présentes et futures, et que, vos jours, semblables aux plus belles gances de mon magasin, soient à jamais tissus d’or et de soie.

ÉLISE.

Il faut l’espérer.

BENJAMIN, à part.

Comme je vais être heureux d’attacher ma vie à une si gentille tapissière !

ÉLISE, jetant les yeux à gauche, et à part.

Voici M. Léon qui cause avec un des invités ; tâchons que Benjamin ne sache pas qu’il a été son rival...

À Benjamin.

Mon cousin, je vois nos grands parents qui viennent d’arriver ; si vous voulez bien, je vais vous présenter à eux.

BENJAMIN.

Comme vous voudrez, petite cousine, et je veux faire mon apprentissage de mari, en me montrant souple comme un gant.

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène VIII

 

LÉON, VICTOR

 

LÉON, en entrant et regardant Benjamin qui sort.

Et c’est ça le futur !...

VICTOR.

Il est gentil !

LÉON.

Voilà le pastoureau qui m’a fait manquer mon mariage !

VICTOR.

Comme c’est contrariant ! Moi qui viens de perdre ma place à Paris, et qui venait te trouver à Avalon pour t’emprunter de l’argent.

LÉON.

J’en suis autant désolé que toi ; car moi aussi, j’ai besoin d’espèces... j’ai tant de dettes ! j’avais la douce espérance de les payer avec la dot de la petite boutiquière, quand ce Nicaise est venu jeter des bâtons dans la roue de ma fortune.

VICTOR.

Ah ! j’y suis, maintenant... tu es amoureux des billets de banque !

Air de la Somnambule.

Oui, je comprends, c’est justice à te rendre,
Mais tu n’es pas du tout sentimental.

LÉON.

Moi, naviguer sur le fleuve de Tendre !

VICTOR.

Ce ridicule est bon pour ton rival ;
Depuis longtemps, par cœur, je sais ton âme,
Et cependant j’ai jugé comme un sot,
Je t’ai cru l’amant de la femme
Et tu n’es que l’amant de la dot ! (bis.)

LÉON.

Il faut bien soigner ses petits intérêts ; ce qui ne m’empêche pas de rendre justice aux charmes de la jeune personne.

VICTOR.

Sans doute.

LÉON.

Malgré ma défaite, je ne me tiens pas encore pour battu ; je ne suis venu à cette soirée que pour avoir ma revanche ; et je veux même que tu me serves de partner.

VICTOR.

Comment ! c’est pour cela que tu m’as fait venir à cette fête ?... bien obligé !

LÉON.

Allons, un peu de dévouement.

VICTOR.

Il m’en faudra beaucoup, car à Paris, nous autres viveurs qui exploitons les soirées dansantes et soupantes, nous n’aimons à faire la guerre qu’aux gâteaux et aux rafraîchissemens ; nous n’allons au bal que pour souper ; vivent les concerts restaurants, et les réunions mangeantes !...

Air du galop de Gustave.

Sur les babas,
Sur les nougats
Je me lance
Pendant qu’on danse,
Et des monceaux
De beaux
Gâteaux
Désertent les friands plateaux ;
Jeunes tendrons,
Mille pardons
De ma coupable négligence,
Mais pour danser
Et pour valser,
De moi vous pouvez vous passer ;
Quand un galant,
Au cœur brûlant,
Vole avec transport sur vos traces,
À l’amoureux,
Laissant les feux,
Moi, je me lance dans les glaces !
Sur les babas, etc.

LÉON, gaiement.

C’est très bien ; mais ce soir, en ma faveur, tu suspendras tes affriolantes hostilités.

VICTOR.

Puisque tu le veux, je me sacrifie à l’amitié.

LÉON.

Voilà parler ! maintenant, je vais te communiquer mon petit complot.

VICTOR, apercevant Jeannette portant un plateau avec des gâteaux.

Mon ami, si cela t’est égal, tu me permettras d’abord, de songer à prendre des forces...

Il prend un biscuit.

LÉON.

Soit !

À part.

Aussi bien, je vais causer avec mon complice, au bas du petit escalier ; là, personne ne pourra nous voir.

Ils s’éloignent, les personnes invitées et M. et Mme Bonnefoi entrent.

 

 

Scène IX

 

BONNEFOI et MADAME BONNEFOI, puis LÉON

 

BONNEFOI.

Parole d’honneur, Mme Bonnefoi, vous êtes à ravir, on vous prendrait pour la sœur aînée de votre Élise.

MADAME BONNEFOI.

Courtisan !

BONNEFOI.

Non, vrai ; et quoique tapissière, vous n’êtes, certes, pas d’une trempe à faire tapisserie !

MADAME BONNEFOI.

Vous faites patte de velours pour me faire oublier tout le tintouin que me cause votre ruineuse soirée... quand je pense que les frais se monteront à...

BONNEFOI.

Pas seulement à la moitié.

MADAME BONNEFOI.

Vingt-cinq francs de bougies ! tandis qu’on aurait pu avec une livre de chandelles...

BONNEFOI.

Fi donc !

MADAME BONNEFOI.

Cinquante francs de rafraîchissements !... lorsqu’avec deux bonnes voies d’eau et quatre sous de bois de réglisse.

BONNEFOI.

Du réglisse ! c’est bon pour les gendarmes.

MADAME BONNEFOI.

En attendant, j’ai serré dans les cachettes de l’office, les meilleurs vins et les plus confortables liqueurs ?

BONNEFOI.

Oh ! tu ne feras pas d’économies ridicule, n’est-ce pas ? sois gentille... si tu savais comme le sourire te va bien, tu ne voudrais jamais te mettre en colère... Allons, une petite risette...

Mme Bonnefoi sourit.

Tiens ! en cet instant, tu es à croquer.

Air du Tragala. (De Grisar.)

Amour, amour, à ma bichette,
Dont je suis fier d’être l’époux !

MADAME BONNEFOI.

Vous allez me rendre coquette !

BONNEFOI.

Vous allez me rendre jaloux !

MADAME BONNEFOI.

Vilain flatteur !

BONNEFOI.

Pour toi ; ma belle,
Je sens bouillonner ma cervelle,
Mon cœur bat
Comme un scélérat,
Petit rat,
Petit chat,
Petit rat,
Petit chat,
Petit rat,
Petit
rat,
Petit chat,
Mon cœur bat
Comme un scélérat !

MADAME BONNEFOI.

Voulez-vous bien finir, avec vos agaceries... Comment ! à votre âge !... en plein bal.

BONNEFOI.

Amour, amour, à ma poupoule,
Dont l’aspect me rend tous mes feux !

MADAME BONNEFOI.

C’est un vieux pigeon qui roucoule.

BONNEFOI, hors de lui.

De gros péchés sont dans tes yeux.

MADAME BONNEFOI.

Pour calmer votre humeur gaillarde,
Un bain de pieds à la moutarde...

BONNEFOI.

Mon cœur bat,
Comme un scélérat,
Petit rat,
Petit chat,
Petit rat,
Petit chat,
Petit rat,
Petit rat,
Petit chat,
Mon cœur bat
Comme un scélérat !

MADAME BONNEFOI.

Son cœur bat,
Le vieux scélérat !

LÉON, les surprenant.

Tableau ravissant de l’amour conjugal...

MADAME BONNEFOI.

Mon mari me parlait à l’oreille.

BONNEFOI, à part.

Elle masque sa défaite.

LÉON.

Enchanté de vous voir, mes respectables amis !

À part.

Tout est convenu avec Victor.

BONNEFOI.

Ce cher M. Léon !

LÉON, à part.

Commençons à battre en brèche la réputation de Benjamin.

Haut.

Vous le voyez, je n’ai pas de rancune, et je m’en serais voulu de manquer à cette petite fête de famille... je veux être le premier à féliciter votre aimable neveu d’un bonheur qui lui est acquis à tant de titres.

MADAME BONNEFOI.

Le fait est que Benjamin a tout pour lui.

LÉON.

Mon estimable rival possède vraiment ce qu’il faut pour rendre une femme infiniment heureuse ; avec lui, elle ne peut manquer d’être honorée, respectée ! Dans mon dernier voyage à Paris, j’ai eu occasion de connaître votre Benjamin et de l’apprécier ce qu’il vaut ; brave et galant, voilà sa devise.

MADAME BONNEFOI.

Benjamin serait-il en effet un brave ?

LÉON.

Cela tiendrait de famille, dans tous les cas.

BONNEFOI.

Oh ! ça, j’ai fait mes preuves... je suis garde national, et je n’ai jamais été cité au conseil de discipline !

LÉON.

En mille occasions, il s’est conduit comme un vrai César ; allez, il ne faut pas qu’en sa présence, on s’avise de mal parler d’une femme qu’il aime... j’ai été à même de voir ce qu’il savait faire.

BONNEFOI.

Qu’a-t-il donc fait ?

LÉON.

Rien ; une bagatelle...

MADAME BONNEFOI.

Mais encore ?

LÉON.

Une affaire de jeune homme.

MADAME BONNEFOI.

Se serait-il battu ?

LÉON.

Avec courage, ma foi ! et il a su punir un insolent de l’injure qu’il avait faite à sa maîtresse.

MADAME BONNEFOI.

Une maîtresse !

BONNEFOI.

Lui ! une maîtresse ! avec son pantalon de nankin ?

LÉON.

Cela n’a rien de surprenant, à son âge !

MADAME BONNEFOI.

Pardonnez-moi ; cela est fort étrange chez un jeune homme qui a l’air innocent comme une pensionnaire !

LÉON.

Il est vrai qu’il a un cœur et une tête d’ange ; mais il faut se reporter aux circonstances... L’affaire dont je vous parle, eut lieu après un déjeuner de garçons, et vous savez aussi bien que moi, M. Bonnefoi, que les têtes les plus raisonnables sont les plus faciles à monter, lorsque le punch et le Champagne se mettent de la partie.

MADAME BONNEFOI.

Le vin à présent ! ah ! mon Dieu ! s’il allait aussi avoir le tabac et le jeu !

BONNEFOI.

Les femmes, le vin et le tabac !

LÉON.

Quel mal, après tout !... votre aimable neveu ne peut-il pas jouer pour se distraire ? Vous-même, M. Bonnefoi, vous vous essayez volontiers à votre petit loto.

BONNEFOI.

Oui, mais je ne joue qu’un liard la fiche, et je quitte la table quand j’ai perdu six sous.

MADAME BONNEFOI.

Sans doute que Benjamin est aussi modéré dans son jeu ?

LÉON.

S’il est modéré ? je le crois bien !... qu’il perde ou qu’il gagne, il est d’une égalité d’humeur admirable.

BONNEFOI.

Vous me rassurez.

LÉON.

Par exemple, dernièrement, chez une de nos connaissances, il s’est montré bien beau joueur.

BONNEFOI.

Comment cela ?

LÉON.

La soirée était brillante, l’écarté suivi, la veine obstinée ; Benjamin arrive et veut la faire changer... en homme bien appris, il se met du mauvais côté, et l’on passe dix fois contre lui : il perd cent louis...

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI.

Cent louis !

LÉON.

Oh ! c’est un joueur admirable !... quitte ou double, s’écrie-t-il, je fais le jeu tout seul... pour le coup, il devait gagner !... il arrive à quatre à rien... malheureusement, nous avons le roi et le point... il est piqué sur quatre, et le coup suivant, volé !...

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI.

Volé ! il est volé !

LÉON.

Et le charmant jeune homme perd deux cents louis... sur parole, qu’il acquitte avec une lettre de change, payable le lendemain de son mariage.

BONNEFOI.

Avec la dot, sans doute ?...

LÉON.

C’est un excellent joueur !

MADAME BONNEFOI.

Tous les défauts !

LÉON.

Quoi ! vous appelez des défauts, la tendresse, le courage et le désintéressement ?

BONNEFOI, à sa femme.

Mais avec un pareil mari, ma fille irait mourir à l’hôpital !

MADAME BONNEFOI.

Hélas !

 

 

Scène X

 

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI, LÉON, BENJAMIN, TOUS LES INVITÉS

 

CHŒUR.

Air : Plan, rataplan. (Croix d’or.)

Allons, messieurs, du violon,
C’est l’archet qui nous appelle,
Que chacun invite une belle,
Le bal nous attend au salon.

BENJAMIN.

Sur la danse toujours dispos,
Moi, j’y suis fort comme un colosse,
Et le lendemain de ma noce
J’aurai grand besoin de repos.

ENSEMBLE.

Allons, messieurs, du violon,
C’est l’archet qui nous appelle,
Que chacun invite sa belle,
Le bal nous attend au salon.

LÉON, à part.

Tu danseras sans violon,
Un pas de façon nouvelle,
Tu n’auras pas la demoiselle
Qui t’attend dans le salon.

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI.

Et que me fait le violon ?
Et l’archet qui nous appelle,
Après cette triste nouvelle,
Comment danserai-je au salon ?

BENJAMIN, invitant sa tante.

Belle-mère, ma main est à vos ordres.

MADAME BONNEFOI, sévèrement.

Monsieur, je suis invitée.

BENJAMIN.

Oui, par moi.

MADAME BONNEFOI.

Non pas...

À Léon, lui présentant la main.

Monsieur...

LÉON, lui présentant la main.

Madame...

Il la conduit au fond.

BONNEFOI, à part.

Attrape, c’est bien fait !

BENJAMIN.

Dites-donc, beau-père, j’avais invité ma tante... qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur-là ?

BONNEFOI.

C’est un... un... un parent.

BENJAMIN.

Ah ! oui, je comprends... un cousin de ma tante...

À part.

Pauvre cher homme ; c’est en province comme à Paris...

Haut.

Mais, cependant, j’étais le premier en date...

On danse.

BONNEFOI.

Ma femme pense que dans un bal, vous aimez mieux choisir pour danseuse, la dame de cœur ou la dame de pique...

BENJAMIN.

La dame de cœur ! la dame de pique !... Beau-père, je ne comprends pas votre calembour... dites-moi si c’est un jeu de mots...

BONNEFOI.

Il ne s’agit pas ici de jeux de mots, mais bien de jeux de cartes.

BENJAMIN.

Ah ! oui ! toujours relativement à la dame de cœur ou la dame de pique... je ne comprends pas...

BONNEFOI.

Enfin, monsieur, pour parler sans rébus, vous êtes un grand joueur.

BENJAMIN.

C’est Vrai.

BONNEFOI.

Il en convient !

BENJAMIN.

Je suis de première force à pigeon vole, à la main chaude, je possède mon colin-maillard, je suis cité pour le chevalier de la triste figure, j’excelle à M. le curé n’aime pas les os, et je n’ai pas mon pareil à petit bonhomme Vit encore.

BONNEFOI.

Monsieur, ce n’est pas à petit bonhomme vit encore que vous avez perdu deux cents louis !

Il s’éloigne.

BENJAMIN.

Deux cents louis ?...

BONNEFOI.

Que vous devez payer le lendemain de votre mariage...

BENJAMIN.

Beau-père, on a abusé de votre simplicité...

Bonnefoi revient sur ses pas avec les invités qui sont troublés par l’arrivée de Victor. La danse cesse.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, VICTOR

 

VICTOR, un crêpe au chapeau et un mouchoir à la main.

Air : Ah ! quel coup terrible ! (La comtesse du Tonneau.)

Ah ! ah ! ah ! ah ! quel coup funeste,
De perdre une sœur !...
Un suborneur que je déteste,
Lui ravit l’honneur ;
Ah ! ah ! quel malheur

BONNEFOI.

Vous paraissez bien affligé, jeune homme ; mais je crois que vous vous trompez de porte.

VICTOR.

Ah ! combien le sexe est à plaindre !
Pour lui que de dangers à craindre,
Lorsque le sort lui donne la beauté,
Avec un peu trop de bonté. (bis.)
Suzanne, hélas ! conservait sa sagesse,
Malgré ses amoureux
Nombreux,
Ah ! quelle tristesse !
Qu’un cœur d’homme est malicieux !
Et qu’un cœur de femme est chanceux !
Ah ! ah ! ah ! ah ! etc.

BENJAMIN, à part.

C’est comme un saule pleureur !

LÉON, à part et riant.

Pas mal ! il m’attendrit vraiment !

MADAME BONNEFOI.

Jeune inconnu, vous nous fendez le cœur ; mais mon mari vous l’a déjà dit ; il n’y a personne ici de votre connaissance, et le chagrin vous a égaré.

VICTOR.

Pardonnez-moi, madame, et l’individu qui m’amène chez vous, me reconnaît fort bien.

Fixant Benjamin.

Je l’invite à sortir avec moi pour ne pas vous rendre témoin d’une triste explication.

BONNEFOI.

Une explication !

BENJAMIN, à Victor.

Doublure de Jérémie, c’est moi que vous regardez dans le blanc des yeux ?... expliquez-vous.

VICTOR.

Que je m’explique !... mais, malheureux, ce crêpe que je porte à mon chapeau ne vous dit-il pas quelle corde affreuse je vais toucher ?...

BENJAMIN.

Touchez toutes les cordes que vous voudrez.

VICTOR.

Eh bien ! donc, profond scélérat, je viens vous demander compte de la mort de ma pauvre sœur que vous avez séduite.

TOUS.

Séduite !

BENJAMIN.

Vous êtes un blagueur !

VICTOR, à part.

Tâchons d’éviter les explications...

Il chancelle.

BONNEFOI.

Qu’avez-vous donc ?

VICTOR, d’une voix faible.

Depuis trois jours la douleur m’a empêché de prendre aucune nourriture, et mes forces m’abandonnent.

BONNEFOI, à Victor.

Oserais-je vous offrir quelques biscuits et un verre de vin ?...

VICTOR, revenant à lui tout de suite.

Grand merci ! ce n’est pas de refus ; je suis si faible !...

BENJAMIN.

Croyez ça et buvez de l’eau !

MADAME BONNEFOI.

Je sens que je vais avoir une attaque de nerfs...

BENJAMIN.

Ce hachis de mensonges me fait dresser la tête sur les cheveux !

BONNEFOI, à sa femme.

Femme, je vous ordonne de me suivre et de ne plus parler à ce vampire altéré de l’innocence du sexe féminin.

CHŒUR.

Air : Dieu ! qu’ai-je lu ? (De Philippe.)

BONNEFOI, LÉON, VICTOR.

Quelle fureur !
Quelle imprudence !
Tirons vengeance ;
Du séducteur.

MADAME BONNEFOI.

Ah ! quel malheur !
Plus d’espérance !
Mais l’indulgence,
Est dans mon cœur.

BENJAMAIN.

Quelle fureur !
Quelle démence !
J’aurai vengeance,
De l’imposteur.

Tout le monde sort, excepté Benjamin et Léon.

 

 

Scène XII

 

BENJAMIN, LÉON

 

BENJAMIN.

Je suis stupéfait ! abruti ! j’ai quelque cauchemar, c’est sûr ; je me serai couché sur le côté gauche... car enfin, au bout du compte, si j’avais séduit la demoiselle en question, je m’en serais bien aperçu... à moins que le diable ne m’ait rendu somnambule...

LÉON, à part.

La partie n’est pas encore gagnée... Élise aime son cousin et le défendra avec chaleur... il faut perdre Benjamin sans retour dans l’esprit de celle qu’il aime... essayons...

À Benjamin.

Comment, mon cher monsieur, vous vous laissez abattre ainsi ?... fi donc !...

BENJAMIN.

Que voulez-vous ?... je suis la bête noire de la maison... moi qui suis blanc comme neige ; ma cousine doit me détester à présent !...

LÉON.

Cela doit vous faire beaucoup de peine d’avoir perdu votre cousine, et je veux vous aider à la reconquérir.

BENJAMIN.

Vrai ?...

LÉON.

Vous verrez ; d’abord, je dois vous dire que si vous aviez été plus usagé, vous auriez bravement soutenu la réputation de séducteur qu’on vous avait faite ; on aurait mis vos exploits sur le compte de votre jeunesse, le pardon s’en serait suivi, et bientôt aurait eu lieu le mariage... tandis que maintenant, vous passez pour un hypocrite.

BENJAMIN.

Un hypocrite !

LÉON.

Le grand mal, après tout, quand vous auriez été un peu dissipé !... les femmes auraient raffolé de vous, et vous auriez été leur bijou.

BENJAMIN.

En vérité ?...

LÉON.

Si vous voulez être soutenable, ne ressemblez pas, croyez-moi, à ces petits garçons qui s’en vont conter leur martyre aux échos de la forêt, qui portent des bagues en cheveux et roucoulent la romance... pauvres amoureux transis ! ils se consument d’un vain espoir, tandis que d’autres, plus téméraires et plus heureux, font une brèche dans l’âme de leur cruelle.

BENJAMIN.

Eh quoi ! les choses se passent de la sorte ?...

LÉON.

Toujours ainsi !

BENJAMIN.

Je ne savais pas tout cela ; et pourtant je suis abonné au journal des

Connaissances utiles ; mais vous, monsieur, vous êtes un puits de science, un Archimède en amour...

LÉON.

Retenez bien ceci : avec les demoiselles, de grands mots ; avec les dames, de grandes actions... parlez de vous tuer !...

BENJAMIN.

Me tuer !...

LÉON.

Cela ne se fait jamais qu’en paroles... mais on produit un effet pyramidal... vous êtes encore un damoiseau, un fiancé vulgaire ; vous avez l’air ici d’un provincial à Paris ; eh bien ! ayez l’air d’un parisien en province !... mais d’un parisien comme votre oncle les aime... c’est-à-dire dégourdi, mauvais sujet, en contant à toutes les femmes et parlant le langage des drames et des romans modernes... vous les avez lus, sans doute ?...

BENJAMIN.

Certainement ; je les sais par cœur.

LÉON.

Retrempez donc vos idées dans ces ouvrages énergiques, et en prenant l’allure que vous y puiserez, vous êtes certain d’inspirer à votre cousine une passion profonde, qui triomphera infailliblement de la mauvaise volonté de M. Bonnefoi.

BENJAMIN.

Homme généreux, qui, sans me connaître, veut bien me divulguer ses petits secrets.

LÉON.

J’aperçois votre cousine qui paraît dans une grande agitation, en écoutant votre oncle, elle ne tardera pas à venir, sans doute ; je vous laisse. Allons, de l’esprit romantique et de la résolution.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

BENJAMIN, puis ÉLISE

 

BENJAMIN.

Ô romantiques ! ô auteurs hauts en idées, inspirez-moi !

Air : Elle a trahi ses serments et sa foi !

Inspirez-moi, sublimes écrivains !
Contrebandiers du superbe Parnasse ;
Que mes efforts, ici, ne soient pas vains,
De votre style, ah ! donnez-moi l’audace !
Je veux ce soir, vous imiter si bien,
Qu’à mon langage on ne comprendra rien !

Voici ma cousine ; attention ! en avant, le drame pur sang !

ÉLISE, entrant.

Savez-vous bien, Benjamin, que mon père est persuadé de tous les contes qu’on lui a faits.

BENJAMIN, à part.

Chaud ! chaud !...

Haut.

Vous dites... ma gracieuse...

ÉLISE.

Mon cousin, ce ton nouveau...

BENJAMIN.

Croyez-moi, gentille paroissienne de mon cœur, ne humons pas le temps en discours frivoles...

ÉLISE.

Mais pour Dieu, expliquez-moi...

BENJAMIN.

Viens, arc-en-ciel d’Avalon, fuyons dans le cabanon de nos pères... enfonçons-nous jusqu’au menton, dans le chaume rustique ; promenons-nous dans les ruisseaux émaillés de fleurs ; mirons nos yeux dans les yeux de nos yeux, et que l’amour calfeutre nos cœurs dans le chaud duvet de ses plumes...

À part.

C’est bien cela, je crois.

ÉLISE.

Quel désordre dans l’esprit !... ah ! mon Dieu ! mon pauvre cousin !... seriez-vous devenu fou ?...

BENJAMIN.

Qui, fou d’amour et de délire ; et mon âme vitriolique et phosphorique s’allume au briquet de ta prunelle...

Avec une tendresse grotesque.

Ô mon Élise ! à toi mon sang, à toi mon cœur, à toi ma rate !...

Air : Avez-vous vu dans Barcelone.

Je t’adore, je t’idolâtre,
Fuyons, ô ma divinité,
Ton œil assassin qui folâtre,
Ton sourcil blond, ton cou d’albâtre
Dans le délire m’ont jeté !

Viens, ma biche, ma tourterelle,
Cède à mon amoureux transport,
Car si tu veux rester cruelle,
Je me fais sauter la cervelle...
À tes pieds, veux-tu me voir mort ?
Veux-tu contempler un corps mort ?

Allumons notre âme brûlante
Au chandelier de Cupidon,
Et dans sa coupe bouillonnante,
Enivrons-nous, ô ma Bacchante,
En narguant le qu’en dira-t-on ?

Formons de notre vie entière
Une énorme lune de miel,
Et malgré ton farceur de père,
Mettons les préjugés sous terre,
Partageons l’enfer et le ciel !
Je veux de l’enfer et du ciel !

De Vénus prêtresse gentille,
Songe qu’en subissant ta loi,
Je suis comme une pauvre anguille !
Qui dans la poêle se tortille ;
Pitié, pitié, pitié pour moi.

ÉLISE.

Benjamin, vous m’effrayez !

BENJAMIN.

Encore une fois, fuyons... la nuit, sur son char d’ébène, batifole encore dans son cachemire parsemé d’étoiles ; mais bientôt nous serions pris comme des mouches dans la mélasse.

ÉLISE, s’en allant.

Courons vite chercher le médecin.

BENJAMIN, la retenant.

Ah ! tu veux fuir, jeune albanaise aux pieds légers ! tu veux emporter à la semelle de tes souliers mon cœur que tu m’as volé !

Il tire un canif de sa poche.

ÉLISE.

Pourquoi prenez-vous un canif ?...

BENJAMIN.

De par Saint-Jacques de Compostelle, mon patron, je te ferai voir que si j’ai à mon côté une bonne lame de Tolède, ce n’est pas pour des prunes...

Il va pour saisir Élise et l’enlever.

ÉLISE, criant.

Au secours !

 

 

Scène XIV

 

BENJAMIN, ÉLISE, MONSIEUR et MADAME BONNEFOI

 

MADAME BONNEFOI.

Ah ! mon Dieu !... quel scandale !...

BONNEFOI.

Voilà donc comment vous vous comportez chez moi, monsieur le drôle ?...

BENJAMIN, aux époux.

Ah ! tu t’avises, couple pittoresque, de manquer à la parole que tu m’avais donnée ! car tu m’avais donné ta parole la plus sacrée !... ah ! ta fille, belle comme un soir d’automne, ta fille, mon andalouse, ma lionne, tu prétends me la confisquer... eh bien ! je serai sans pitié... je l’arracherai des bras de père et des bras de mère...

Il veut emmener Élise que son père et sa mère protègent.

BONNEFOI.

Des bras de mère !... c’est un Océan de turpitudes !

On entend un grand bruit de bouteilles cassées, tous les gens du bal arrivent.

 

 

Scène XVI

 

BENJAMIN, ÉLISE, MONSIEUR et MADAME BONNEFOI, TOUS LES INVITÉS, puis JEANNETTE

 

MADAME BONNEFOI.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? le diable est donc aujourd’hui dans la maison ?...

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Les femmes, le vin et le tabac.

Quel bruit, grand Dieu, et quel tapage !
Quel est donc cet original ?
Il faut avoir bien peu d’usage
Pour troubler ainsi notre bal !

JEANNETTE.

C’est le monsieur qu’on a placé dans l’office.

BONNEFOI.

Le pauvre homme !...

À la société.

Ne faites pas attention à cet incident, mes bons amis, c’est un intéressant jeune homme que...

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, VICTOR, et ensuite LÉON

 

VICTOR, figure et démarche avinées ; costume en désordre.

Air connu.

À boire ! à boire ! à boire !

BONNEFOI, à Victor.

Mon ami, vous n’êtes pas dans votre assiette, et si vous le voulez bien, je prendrai la liberté de vous dire : allez vous coucher.

VICTOR.

Me coucher !

Air connu.

J’aime mieux boire. (bis.)

BONNEFOI.

Au moins, il oublie ses peines ! il ne pense plus à sa malheureuse sœur !

V1CTOR.

Moi, une sœur ?ah ! c’te farce !

Léon entre et écoute.

BONNEFOI, à Victor.

Il ne vous souvient donc plus... Et votre sœur ?

VICTOR.

Quand je vous dis que je n’ai pas plus de sœur que sur votre main.

Il lui frappe sur la main.

TOUS.

Serait-il possible !

LÉON, au fond du théâtre.

Ciel !

MADAME BONNEFOI.

Quoi ! monsieur, vous nous auriez trompés à ce point ?

LÉON, bas à Victor.

Victor, tu t’oublies...

VICTOR.

Ils croient que c’est pour les beaux yeux de la petite, que tu veux devenir leur gendre !... Sont-ils jobards, les époux Bonnefoi !

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI.

Comment, jobards ! nous !

LÉON, à Victor, de même.

Silence donc, malheureux !

VICTOR, à Léon.

Allons donc, pas de jérémiades... Est-ce que je n’ai pas bien joué mon rôle dans ta comédie ?

TOUS.

Une comédie !

VICTOR.

Comme nous allons faire sauter les écus, quand t’auras empoché la dot ! car c’est la dot que tu veux, scélérat...

TOUS.

Comment ! c’est pour la dot !

LÉON, à part.

Tout est perdu !

BONNEFOI, à Léon.

Eh bien ! M. Léon, qu’avez-vous à répondre ?

LÉON, à part.

Que lui dire ?

Tirant sa montre.

Je vous demande mille pardons... il est onze heures trois-quarts, ma portière n’ouvre plus passé minuit ; j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

Il sort.

MONSIEUR et MADAME BONNEFOI.

Je comprends...

ÉLISE et BENJAMIN.

Et moi aussi.

VICTOR.

Quant à moi, je suis bien ici et j’y reste.

Il s’assied sur une chaise au côté du théâtre.

MADAME BONNEFOI, à son mari.

Qu’en dites-vous, M. Bonnefoi.

BONNEFOI.

Nous avions dans l’œil, non pas une plume, mais une énorme banquette !

À Benjamin.

Ah ça ! mon brave Benjamin, on t’avait donc pétri comme cire molle ?

BENJAMIN.

C’est ce vilain M. Léon qui m’avait fait changer de peau, comme un serpent à sonnettes...

ÉLISE.

Je disais bien !

BENJAMIN.

Mais en définitive, je redeviens ce que j’ai toujours été franc comme l’osier, et pur comme du lait d’ânesse.

BONNEFOI.

Oublions tout, et demain, Benjamin épouse sa cousine !

BENJAMIN.

Quel bonheur !

BONNEFOI.

Mon gendre, ma fille n’est qu’une tapissière, mène-la toujours avec des ménagements.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Joli mariage. (Postillon de Longjumeau.)

Pour eux plus de nuage,
Les beaux jours vont venir ;
Un heureux mariage,
Demain doit les unir.

BENJAMIN, au public.

Air des Frères de lait.

En bon garçon, messieurs, de ma mémoire,
J’ai su bannir les torts de mon rival,
Mais pour les miens, daignerez-vous...

VICTOR.

À boire !

BENJAMIN.

Maudit buveur !

VICTOR.

À boire !

ÉLISE.

Ah ! c’est bien mal !
De l’interrompre en cet instant fatal !

BENJAMIN.

Je reste en plan... et de moi l’on va rire,
Car j’ai perdu le fil de mon discours,
Si vous savez ce que je voulais dire,
Daignez, messieurs, venir à mon secours,
Ah ! devinez ce que mon cœur désire,
Daignez, messieurs, venir à mon secours.

Reprise du CHŒUR.

Plus eux, plus de nuage, etc.

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