Le Papier timbré (Charles DESNOYERS)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu Comique, le 12 septembre 1828.

 

Personnages

 

MONSIEUR DANGLEMONT

EUGÈNE DERVILLE, son neveu

MADAME DE BELVAL, sa nièce

SAINT-ELME, ami de Derville

JENNY, femme de chambre de Madame de Belval

 

La Scène se passe à Paris, chez Monsieur Danglemont.

 

Le théâtre représente un salon richement décoré ; sur le devant de la scène, à la droite de l’acteur, une table couverte de papiers, et une psyché.

 

 

Scène première

 

MADAME DE BELVAL, JENNY

 

Au lever du rideau, Madame de Belval est assise, et dessine.

MADAME DE BELVAL.

Jenny ?

JENNY.

Madame ?

MADAME DE BELVAL.

Que dis-tu de ce portrait ?

JENNY.

Il est charmant.

MADAME DE BELVAL.

Tu trouves ?

JENNY.

Et il vous ressemble à ne pas s’y méprendre.

MADAME DE BELVAL.

En vérité ?

JENNY.

Oui, Madame ; depuis trois mois, vous avez fait, sans vous flatter, des progrès plus qu’ordinaires... et ce n’est pas étonnant : depuis trois mois, Monsieur Derville est venu joindre dans cet hôtel son oncle, qui est aussi le vôtre. Monsieur Derville est un excellent maître de dessin, et il vous montre avec zèle !...

MADAME DE BELVAL.

En effet.

JENNY.

Mais, prenez-y garde, ses leçons pourraient vous être dangereuses.

MADAME DE BELVAL.

Comment ?

JENNY.

Il est jeune !

MADAME DE BELVAL.

Qu’importe ?

JENNY.

Aimable !

MADAME DE BELVAL.

Ce n’est pas un défaut.

JENNY.

Enfin, il est votre cousin.

MADAME DE BELVAL.

Qu’en résulte-t-il ?

JENNY.

Savez-vous bien, Madame, ce que c’est qu’un cousin ?

MADAME DE BELVAL.

À-peu-près.

JENNY.

Un cousin jeune, aimable et bien tourné est tout ce qu’il y a de plus dangereux pour une jeune femme, et surtout pour son mari, quand elle n’a pas, comme vous, le bonheur d’être veuve.

MADAME DE BELVAL.

Que tu es folle !

JENNY.

Écoutez donc, c’est par expérience que j’en parle ; il y a deux ans, avant que je ne vinsse à Paris...

MADAME DE BELVAL.

Eh ! bien ?

JENNY.

Eh ! bien, Madame, et moi aussi j’avais un cousin.

Air du Carnaval de Béranger.

Il me disait qu’il me trouvait jolie,
Qu’il m’adorait... Je crus à ses serments,
Et de l’aimer j’eus aussi la folie :
Ne doit-on pas s’aimer entre parents ?
Ah ! je ne puis en dire davantage,
Mais vous devez comprendre mon chagrin.
Pour me fier encore au cousinage,
Je me suis trop fiée à mon cousin.

JENNY.

Vous riez, Madame, vous avez tort, et, à votre place, moi...

MADAME DE BELVAL.

On vient : c’est lui, peut-être.

JENNY.

Non, Madame, non, ce n’est pas lui ; le maître de dessin ne se pique pas toujours d’exactitude. C’est Monsieur Danglemont...

 

 

Scène II

 

MADAME DE BELVAL, JENNY, DANGLEMONT

 

MADAME DE BELVAL.

Mon oncle !

DANGLEMONT.

Bonjour, ma chère nièce, bonjour ; je suis charmé de vous trouver ici ; j’ai à vous parler d’une affaire très intéressante.

JENNY.

Ah ! ah ! voyons un peu.

DANGLEMONT.

Oui ; mais d’abord, ma chère amie, vous nous ferez le plaisir de nous laisser.

JENNY.

Pourquoi ?

MADAME DE BELVAL.

C’est donc un secret ?

DANGLEMONT.

Précisément.

MADAME DE BELVAL.

Que je plains cette pauvre Jenny !

DANGLEMONT.

Et moi donc, j’en suis au désespoir pour elle.

JENNY.

Oui, riez à mes dépens, riez ; malgré vous, je ne tarderai pas à tout savoir ; lorsqu’il s’agit d’amour ou de mariage, est impossible à une femme de se passer de confidente.

MADAME DE BELVAL.

D’amour ou de mariage !

DANGLEMONT.

Qui vous a dit cela ? Mademoiselle, et pourquoi supposez-vous... ?

JENNY.

Monsieur, en pareil cas, j’ai un moyen sûr et facile de m’instruire par moi-même.

DANGLEMONT.

Et lequel ?

JENNY.

J’écoute.

DANGLEMONT.

Ah ! fort bien.

JENNY.

Je sais que votre neveu, Monsieur Derville, fait la cour à madame votre nièce, dont il se dit fort amoureux ; je sais que madame n’est pas éloignée d’aimer son maître de dessin, et de renoncer pour lui aux douceurs du veuvage ; je sais enfin qu’hier vous avez eu avec votre notaire un long entretien à ce sujet, et que vous avez formé le projet d’unir, le plus prochainement possible, le cousin et la cousine.

MADAME DE BELVAL.

Eh ! quoi, mon oncle, serait-il vrai ?

DANGLEMONT.

Oui, ma nièce ; puisqu’il est inutile maintenant de m’en cacher devant elle, je suis prêt, si vous y consentez, à conclure cet hymen.

MADAME DE BELVAL.

Mon oncle, vous avez deviné le plus cher de mes vœux !

DANGLEMONT.

À la bonne heure ! Puisqu’il en est ainsi, ma nièce, lisez !

MADAME DE BELVAL, lisant le papier que son oncle lui a remis.

Un contrat de mariage !

DANGLEMONT.

Auquel il ne manque plus que les signatures.

MADAME DE BELVAL.

Mon cher oncle !

DANGLEMONT.

Et j’espère que ce soir il n’y manquera rien du tout. Ce soir, je réunis dans une fête nos parents et nos amis ; je leur fais part du mariage de mes enfants, et je les invite à la noce.

MADAME DE BELVAL.

Et dites-moi ? avez-vous prévenu mon cousin ?

DANGLEMONT.

De rien encore ; j’ai pensé, ma nièce, qu’il aimerait mieux l’apprendre de votre bouche.

MADAME DE BELVAL.

Je vous en prie, gardez-moi le secret jusqu’à ce soir.

DANGLEMONT.

Vous voulez le surprendre ?

MADAME DE BELVAL.

Oui, d’abord ; et puis, j’ai une petite vengeance à exercer contre lui pour certain accès de jalousie qui m’a bien tourmentée hier au soir.

DANGLEMONT.

Ah ! ma nièce, de la rancune !

MADAME DE BELVAL.

Ne craignez rien, notre querelle ne sera pas de longue durée ; et, pour cimenter le raccommodement, je lui présenterai ce contrat, je lui demanderai sa signature.

DANGLEMONT.

Qu’il vous accordera sans difficulté, j’en suis certain.

JENNY, regardant à la fenêtre.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, c’est lui, le voilà qui rentre dans l’hôtel.

MADAME DE BELVAL.

Derville ?

JENNY.

Et avec lui ce jeune homme, vous savez bien, qui se dit son ami et qui a l’air si original !

DANGLEMONT.

Saint-Elme ?

JENNY.

Lui-même.

MADAME DE BELVAL.

Mon oncle, je vous laisse avec eux ; je vais achever ma toilette.

DANGLEMONT.

Un moment, de grâce !

JENNY.

Impossible, Monsieur, la fête commencera peut-être dans deux ou trois heures, et il nous reste à faire la moitié de notre toilette ; nous n’avons pas un instant à perdre.

Elle sort avec sa maîtresse.

DANGLEMONT.

Et moi, qui ne me soucie pas non plus de recevoir ce Monsieur Saint-Elme, je vais achever de donner mes ordres pour notre petite soirée.

SAINT-ELME, chantant dans la coulisse.

Enfant chéri des dames,
Je suis en tous pays...

DANGLEMONT.

Le voici.

SAINT-ELNE, toujours dans la coulisse.

Fort bien avec les femmes,
Mal avec les maris.

DANGLEMONT.

Je suis fâché de connaître à Derville des amis comme celui-là.

Il sort à gauche.

 

 

Scène III

 

DERVILLE, SAINT-ELME

 

DERVILLE.

Je vois, mon cher Saint-Elme, que tu es toujours le même.

SAINT-ELME.

Toujours.

DERVILLE.

Depuis que nous nous sommes rencontrés tu n’as fait que me parler à tort et à travers sur les défauts de nos amis, sur tes bonnes fortunes et tes créanciers...

SAINT-ELME.

Eh bien ! après ?

DERVILLE.

Eh bien, il fut un temps ou tout cela était à la mode : un étourdi, un mauvais sujet, un jeune homme criblé de dettes, riant aux dépens de ses créanciers, les mettant à la porte, les faisant sauter par les fenêtres, c’était charmant, c’était délicieux.

SAINT-ELME.

Et tu penses qu’aujourd’hui ?...

DERVILLE.

Aujourd’hui, on n’en veut plus... même au théâtre... C’est usé, c’est...

SAINT-ELME.

C’est rococo.

DERVILLE.

Précisément. Et toi, qui as la prétention d’être original...

SAINT-ELME.

Oui, tu as raison ; décidément je veux songer å mes affaires... Et, pour commencer, tu n’as prêté dernièrement... combien m’as-tu prêté ? DERVILLE.

Vingt-cinq louis.

SAINT-ELME.

C’est cela, 25 louis... alors, tu vas m’en prêter 25 autres, et je t’en devrai 50.

DERVILLE.

Ah ! volontiers.

Il tire un billet de son portefeuille et le lui donne.

SAINT-ELME.

Ce cher Derville !... Maintenant, avec cela, je gagne huit ou dix mille francs, et je paie toutes mes dettes.

DERVILLE.

Hein ! que dis-tu ? tu joues donc toujours ?

SAINT-ELME.

Belle demande !... qu’est-ce qui ne joue pas à présent ?... personne ; c’est la mode universelle.

Air de la Pénélope de la Cité.

Ici comme ailleurs, tout le monde
Joue à la ronde,
L’un pour son plaisir, et tel autre contre son goût,
Et pour réussir, pour être estimé dans le monde,
Il faut jouer tout, jouer à tout, jouer partout.
Balles et ballons, Sont les jouets de notre enfance ;
Mais nous grandissons,
Et déjà nous les dédaignons.
L’amour, à son tour, amuse notre adolescence,
Et pour l’écarté,
Bientôt le reste est déserté.
Nous avons plus tard
La roulette et la loterie :
Puis mettant à part
Et les cartes et le billard,
Il nous reste un jeu plus funeste à notre folie,
Et plus hasardé,
Celui du tiers consolidé ;
Puis, il en est un que l’honnête marchand redoute,
Le fripon en rit,
Car il y trouve son profit ;
C’est un jeu charmant que l’on appelle banqueroute ;
On a l’agrément
De s’enrichir en y perdant.
Ce pauvre mari, qui vient de jouer sa partie
D’échecs, de lotos,
De dames ou de dominos,
Trouve à son retour, auprès de sa femme jolie,
Un amant, jouant
Certain jeu bien plus séduisant.
D’abord fulminant, tous les deux il les injurie,
Et dans le moment,
Il veut jouer l’emportement ;
Mais à tout cela dès longtemps elle est aguerrie,
Et, grâce aux romans,
Sait jouer les beaux sentiments :
« Époux trop cruel, peux-tu bien soupçonner ma flamme ?
« Pour moi quels tourments. Hélas ! j’en mourrai, je le sens.
« Monsieur, dit l’amant, je vous jure qu’avec madame,
« Pour passer le temps,
« Je jouais aux jeux innocents.
« Aux jeux innocents ! qu’entends-je ? est-il bien vrai, ma femme ?
« Oui, mon cher époux,
« Fais comme nous, joue avec nous...
Et le bon mari, quoiqu’il enrage au fond de l’âme,
Finit tôt ou tard Par jouer à Colin-Maillard.
Ici comme ailleurs, tout le monde joue à la ronde,
L’un pour son plaisir, et tel autre contre son goût,
Et pour réussir, pour être estimé dans le monde,
Il faut jouer tout, jouer à tout, jouer partout.

DERVILLE.

Allons, il est impossible de te convertir.

SAINT-ELME.

Impossible... Mais à propos, tu ne me dis rien de tes amours, de ta belle cousine...

DERVILLE.

Mon ami, elle est charmante.

SAINT-ELME.

Je le sais.

DERVILLE.

Le modèle de toutes les grâces, de toutes les vertus.

SAINT-ELME.

Je le crois.

DERVILLE.

Ah ! j’en suis amoureux !

SAINT-ELME.

À en perdre la tête, je le vois.

DERVILLE.

Enfin c’est une passion qui ne finira...

SAINT-ELME.

Qu’avec le mariage.

DERVILLE.

Jamais !

SAINT-ELME.

Jamais !... C’est trop dire.

Fredonnant.

Ni jamais, ni toujours,
N’est la devise des amours.

DERVILLE.

Encore de mauvaises plaisanteries !

SAINT-ELME.

Pas si mauvaises ; j’ai étudié le cœur humain, et je sais ce qu’il en est... C’est une belle chose que la constance mais hélas !

Air : Il me faudra quitter l’empire.

C’est une vertu plus qu’humaine :
Pour moi, il ne m’est jamais arrivé
D’être fidèle une quinzaine,
Et je m’en suis très bien trouvé,
Toujours je m’en suis bien trouvé.

DERVILLE.

Que veux-tu ? J’ai plus de faiblesse,
Et la constance a pour moi des attraits :
J’y crois fermement.

SAINT-ELME.

Moi, je sais...
Que dans le monde on en parle sans cesse ;
Mais, par malheur, on ne la voit jamais.

DERVILLE.

Mais enfin, mon ami...

SAINT-ELME.

Laissons cela : j’espère que tu vas me présenter à ta belle future ?

DERVILLE.

Volontiers... et tu me diras s’il est possible que je sois inconstant... Tu sais que je lui donne des leçons de dessin... juge de mon bonheur ! tous les jours les plus délicieux tête à-tête ! auprès d’elle les heures s’écoulent avec une rapidité... !

SAINT-ELME.

Je le crois. Tu es bien sûr, au moins, qu’elle te paye de retour ?

DERVILLE.

Si j’en suis sûr ? elle me l’a dit vingt fois elle-même.

SAINT-ELME.

Ce n’est pas une raison.

DERVILLE.

Ah ! te voilà bien ! toujours à médire des femmes !

SAINT-ELME.

Que veux-tu ? je ne vois rien chez elles qui ne prête un peu à la médisance.

DERVILLE.

Je te dis, moi, qu’en dépit des railleurs les femmes...

SAINT-ELME.

Les femmes... Eh ! oui, je sais bien...

Déclamant.

« Les femmes, dût s’en plaindre une maligne envie,
« Sont les fleurs, ornement du désert de la vie. »

C’est vrai, j’en suis d’accord, elles sont charmantes, adorables... mais fidèles... c’est une autre affaire.

DERVILLE.

J’enrage !

SAINT-ELME.

Et tiens ! veux-tu faire une gageure ?

DERVILLE.

Laquelle ?

SAINT-ELME.

Je parie que ta belle veuve...

DERVILLE.

Eh ! bien ?

SAINT-ELME.

Ta belle veuve t’aime ; je veux bien en convenir.

DERVILLE.

C’est fort heureux !

SAINT-ELME.

Elle te préfère à tout le monde... jusqu’à nouvel ordre.

DERVILLE.

Tu crois ?

SAINT-ELME.

Mais qu’un autre poursuivant se présente, qu’il soit jeune bien tourné, spirituel, enfin...

DERVILLE.

Comme toi, n’est-ce pas ?

SAINT-ELME.

À peu près... qu’il fasse à madame de Belval une cour assidue, et je réponds qu’elle ne se montrera point insensible à ce nouvel hommage.

DERVILLE.

Comment, tu prétends...

SAINT-ELME.

Mon ami, elle est femme, et qui plus est, elle est veuve. Songes-y donc, une femme, une veuve ! Ah ! grand dieu !

DERVILLE.

Allons, tu perds la tête.

SAINT-ELME.

Enfin, veux-tu gager ?

DERVILLE.

Oui, ne fût-ce que pour le punir de ta présomption.

SAINT-ELME.

Les 1200 francs que je te dois ?

DERVILLE.

Soit, tu me devras 100 louis.

SAINT-ELME.

Du tout, nous serons quittes... mais d’abord faisons nos conventions... Je demande deux entrevues avec madame de Belval.

DERVILLE.

Deux entrevues !

SAINT-ELME.

Ce n’est pas trop.

DERVILLE.

Allons, j’y consens.

SAINT-ELME.

Quelle idée ! Mon ami, voilà qui va nous servir à merveille.

DERVILLE.

Qu’est-ce que c’est ?

SAINT-ELME.

Du papier timbré que mon tailleur m’a remis ce matin, et que j’avais promis de lui remplir. Écrivons.

DERVILLE.

Que prétends-tu faire ?

SAINT-ELME.

Inscrire là-dessus notre gageure, et nous signerons tous les deux.

DERVILLE.

Mais enfin ?

SAINT-ELME.

Mais enfin, je ne t’écoute pas, et je veux...

Il écrit.

DERVILLE.

Je le veux aussi ; je garderai ce papier comme une preuve de ta folie, et plus tard, en cas de rechute, je pourrai te le mettre sous les yeux.

SAINT-ELME.

À la bonne heure : va donc pour le papier timbré.

Toujours écrivant.

C’est une belle invention que ce papier là, n’est-ce pas ?

DERVILLE.

En effet.

Air du Ménage de garçon.

Nos bons aïeux, pleins de franchise,
Des contrats ignoraient la loi,
Probité, c’était leur devise :
Ils croyaient à la bonne foi.
Nous n’avons plus cette innocence,
Mais le malheur est réparé,
Car, à défaut de conscience,
Nous avons du papier timbré.

SAINT-ELME.

C’est fini ; lisons, et tu verras comme je m’entends en affaires.

Ici, Jenny entre par le fond et s’arrête pour écouter la lecture.

 

 

Scène IV

 

DERVILLE, SAINT-ELME, JENNY

 

SAINT-ELME, lisant.

« Je soussigné, Fréderic Saint-Elme, m’engage à payer à mon ami Derville la somme de 50 louis, si, après deux entrevues avec madame de Belval, sa prétendue, je ne a parviens à la distraire, en ma faveur, de sa tendresse pour lui.

JENNY.

Qu’entends-je ?

SAINT-ELME, continuant de lire.

« Je soussigné Eugène Derville, m’engage à payer la même somme à mon ami Saint-Elme s’il parvient à remplir l’engagement qu’il s’est imposé dans le présent contrat. Fait en double et de bonne foi, le... etc. »

JENNY.

C’est joli !

SAINT-ELME.

Maintenant, paraphons

Il signe.

À ton tour.

DERVILLE.

En vérité je ne sais si je dois...

SAINT-ELME.

Bon ! tu crains déjà de perdre la gageure.

DERVILLE.

Tiens ! je veux te prouver le contraire

Il signe.

Merci. Prenons chacun le nôtre.

Derville s’appuie sur la table pour mettre le papier dans son portefeuille.

SAINT-ELME, le tirant à lui.

À propos, les deux entrevues sont de rigueur.

JENNY.

Si je pouvais ! essayons !

Elle s’approche de la table, tire adroitement le papier du porte feuille, et le referme à moitié.

SAINT-ELME.

Sans cela, marché nul.

DERVILLE.

C’est convenu.

SAINT-ELME.

Les cinquante louis sont à moi.

DERVILLE.

Nous verrons.

JENNY.

Je le tiens.

Haut.

Hum !... Hum !...

DERVILLE.

Hein ! qu’est-ce que c’est ? Jenny !

JENNY.

À qui le portefeuille ?

DERVILLE.

Donne, donne, c’est à moi.

JENNY.

Prenez, Monsieur. Voici ma maîtresse.

 

 

Scène V

 

DERVILLE, SAINT-ELME, JENNY, MADAME DE BELVAL

 

DERVILLE.

Bonjour, mon aimable cousine.

SAINT-ELME.

Madame, j’ai l’honneur...

MADAME DE BELVAL, saluant Saint-Elme.

Monsieur...

À Derville.

Ah ! vous voilà ! j’avais désespéré de vous voir aujourd’hui.

DERVILLE.

Mille pardons... c’est que...

MADAME DE BELVAL.

Et ma leçon de dessin, monsieur ?

SAINT-ELME.

C’est à moi seul, madame, qu’il faut aujourd’hui reprocher son absence.

MADAME DE BELVAL.

Monsieur, de deux jours l’un, c’est la même inexactitude.

DERVILLE.

Ma chère cousine, me tiendrez-vous longtemps rigueur ?

MADAME DE BELVAL.

Oui, monsieur, je suis vraiment en colère !

DERVILLE.

Oh ! non.

MADAME DE BELVAL.

Si fait !

DERVILLE.

Non pas ; d’ailleurs avant la fin de la journée, nous pourrons réparer le temps perdu... Vous me pardonnez, n’est ce pas ?... ma chère cousine ?...

Il lui baise la main.

SAINT-ELME, bas à Derville.

Dis-moi donc : tu vas me laisser avec elle ? deux entre vues !

DERVILLE.

Un moment, je veux y réfléchir...

Haut.

Mon cher Saint-Elme, tu dois une visite à mon oncle, et je vais te présenter à lui.

SAINT-ELME.

Comment ! qu’est-ce que tu dis ?

DERVILLE.

Ma cousine, je vous rejoins dans l’instant même... Viens, mon ami.

SAINT-ELME.

Allons, puisque tu le veux absolument...

Haut.

madame, daignez agréer mon hommage.

Ils sortent à gauche.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE BELVAL, JENNY

 

JENNY.

Ma chère maîtresse...

MADAME DE BELVAL.

Eh bien !

JENNY.

Si vous saviez... !

MADAME DE BELVAL.

Après, que veux-tu dire ?

JENNY.

Tous les hommes sont des monstres... tenez, lisez !

MADAME DE BELVAL.

Que vois-je ? une gageure !

JENNY.

Cinquante louis ! et sur papier timbré encore !... Cela crie vengeance, madame.

MADAME DE BELVAL.

Je me vengerai.

JENNY.

À la bonne heure ; mais comment ?

MADAME DE BELVAL, après avoir lu.

Venez, venez, monsieur Saint-Elme, et je vous prouverai combien vous êtes peu dangereux ; je vous le dirai à vous même... mais non ; ne vaudrait-il pas mieux... ?... C’est cela.

JENNY.

Quoi donc ?

MADAME DE BELVAL.

Oui, de cette manière, l’un et l’autre seront punis.

JENNY.

L’un et l’autre ?... eh quoi ! Monsieur Derville lui-même... !

MADAME DE BELVAL.

Sans doute ! il a souscrit à cette folle gageure, il a souffert que mon nom figurât sur ce papier... Je veux qu’il rougisse de son étourderie... Il est jaloux d’ailleurs, et je lui dois une leçon... Ce Monsieur Saint-Elme peut m’y servir.

JENNY.

Mais dites-moi...

MADAME DE BELVAL.

Je crois l’entendre, ce mortel redoutable.

JENNY.

Oui, madame, c’est lui-même ; il parle avec Monsieur Derville.

MADAME DE BELVAL.

Laisse-nous ; dans un instant, je te confierai mon projet.

Air : Allons réveiller tout le monde.

Ah ! quel plaisir que la vengeance !
Dans mon dessin puissé-je réussir ! 
Par ce papier l’un et l’autre m’offense ;
Tous les deux je dois les punir,
Pourtant, je tremble au fond de l’âme.

JENNY.

Tourmentez-les tous deux, n’hésitez pas :
Je ne vis jamais une femme
Embarrassée en pareil cas.

Ensemble.

MADAME DE BELVAL.

Ah ! quel plaisir que la vengeance !
Dans mon dessein, etc.

JENNY.

Ah ! quel plaisir que la vengeance !
Oui, votre plan doit réussir :
Par ce papier chacun d’eux vous offense,
L’un et l’autre il faut les punir.

Jenny sort par le fond, Saint-Elme rentre par la gauche.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE BELVAL, SAINT-ELME

 

SAINT-ELME, à la cantonade.

Eh ! mon dieu, fais tes affaires, mon ami, ne te gène pas.

MADAME DE BELVAL.

Le voici.

SAINT-ELME, à part.

Enfin, m’en voilà débarrassé... elle est seule... première entrevue !...

Haut.

Madame, j’ai l’honneur...

MADAME DE BELVAL.

Monsieur...

SAINT-ELNE.

Si je suis importun, je me retire.

MADAME DE BELVAL.

Non, demeurez, je vous prie.

SAINT-ELME.

Je reste...

À part.

que lui dire... ah ! j’y suis.

Haut.

Ce portrait est parlant.

MADAME DE BELVAL.

Vous trouvez, monsieur ?

SAINT-ELME.

Sans doute ; il était difficile de reproduire toutes les grâces de l’original... Votre crayon seul, madame, pouvait y parvenir.

MADAME DE BELVAL.

Vous me flattez.

SAINT-ELME.

Non, madame.

MADAME DE BELVAL.

Si fait.

SAINT-ELME.

Non, je vous le proteste.

MADAME DE BELVAL.

Je ne puis vous croire.

SAINT-ELME.

Parole d’honneur !

À part.

Eh bien, me voilà lancé.

Haut.

Je devine quel doit être l’heureux possesseur de ce portrait.

MADAME DE BELVAL.

C’est mon cousin.

SAINT-ELME.

Je le pensais, Madame. Ce cher Eugène ! vous ne m’en croirez pas ; mais l’aspect de son bonheur me pénètre à un point que, malgré tous mes chagrins...

MADAME DE BELVAL.

Vos chagrins, Monsieur ?

SAINT-ELME.

Oui, Madame.

MADAME DE BELVAL.

Je ne l’aurais pas cru.

SAINT-ELME, à part.

Ni moi non plus.

Haut.

Il y a six mois encore, j’étais heureux... ou du moins je croyais l’être, lorsqu’un jour...

MADAME DE BELVAL.

Eh bien, Monsieur, un jour ?

SAINT-ELME.

Eh bien, Madame...

À part.

Allons, les grands moyens : quelques phrases de romans, quelque tirade de mélodrame.

Haut.

Un jour, je promenais mon désœuvrement dans une de nos réunions à la mode... Une femme que je voyais alors pour la première fois, vint fixer mes regards... Dès cet instant, je devins triste, rêveur, je ne songeais plus qu’à ma belle inconnue, je jurai de l’aimer jusqu’à mon dernier soupir, de lui conserver toute mon existence... Hélas ! j’appris bientôt qu’elle me préférait un rival, que même elle lui était destinée pour épouse... et, jugez de ma douleur ! cet heureux rival était le meilleur de mes amis, c’était Eugène !

MADAME DE BELVAL.

Eugène !

SAINT-ELME.

Cet objet enchanteur, à qui mon âme est asservie pour jamais, c’est vous !

MADAME DE BELVAL.

Moi ! qu’entends-je ?

SAINT-ELME.

Vous-même... oui, Madame, je vous aime, je vous adore ! il m’est impossible de me contraindre plus longtemps. Malgré moi, je dois tout avouer, sans espoir d’être jamais heureux.

MADAME DE BELVAL.

Pauvre fou ! quelle peine il se donne pour me faire croire à son amour !

SAINT-ELME, à part.

Eh bien, je crois que je joue la comédie tout aussi bien qu’un autre.

Haut.

Vous ne dites rien, Madame ?

MADAME DE BELVAL.

Monsieur, je ne puis revenir de mon étonnement.

SAINT-ELME.

Si mon aveu vous a déplu, je suis prêt à expier tous mes torts en fuyant votre présence.

MADAME DE BELVAL.

Restez.

SAINT-ELME.

J’obéis.

MADAME DE BELVAL.

S’il partait, ma vengeance ne serait pas complète.

Haut.

Oui, restez : votre départ peut-être semblerait étrange à mon oncle, et c’est en son nom que je vous retiens.

SAINT-ELME, à part.

Au nom de son oncle... c’est charmant !

Haut.

Et puis-je espérer du moins qu’un jour vous rendrez justice à mes sentiments... que votre cour...

MADAME DE BELVAL.

Monsieur, ne m’interrogez pas : mon cœur appartient à votre ami ; ma main lui est promise.

SAINT-ELME.

Hélas ! j’étais né pour le malheur.

MADAME DE BELVAL, minaudant.

Cependant...

SAINT-ELME.

Cependant ?...

MADAME DE BELVAL.

Qu’il vous suffise de savoir que je vous plains autant que je le puis.

SAINT-ELME.

Madame !

À part.

Elle me plaint ! diable, c’est beaucoup... La pitié mène si loin les femmes !

Air : Simple soldat, né d’obscurs laboureurs.

Cela devient intéressant.

MADAME DE BELVAL.

Croyez, monsieur, que je vous apprécie.

À part.

On n’est pas plus impertinent.

SAINT-ELME.

Madame, je vous remercie :
C’est me juger avec trop de bonté.

MADAME DE BELVAL, à part.

Je ris de son extravagance ;
Que de sottise et que de vanité.

SAINT-ELME.

Vous me flattez, madame, en vérité...

MADAME DE BELVAL.

Non, j’en dis moins que je n’en pense.

Mais je dois me retirer, Monsieur, car je commence à me repentir de vous avoir trop écouté.

SAINT-ELME.

Ah ! Madame !...

MADAME DE BELVAL.

Allons tout conter à mon oncle.

Haut.

Monsieur, je vous salue.

Fausse sortie.

SAINT-ELME, l’arrêtant.

Du moins, Madame, veuillez me répondre.

Air de l’Ours et le Pacha.

Dites-moi si votre amitié
Excuse une flamme importune.

MADAME DE BELVAL.

Eh ! mon Dieu, j’ai tout oublié ;
Allez, je n’ai point de rancune.
S’il fallait tant de cruauté
Toutes les fois qu’un téméraire
Montre le désir de nous plaire,
Pauvres femmes, en vérité,
Nous serions toujours en colère.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

SAINT-ELME, seul

 

Elle est charmante... Allons, çà ne va pas trop mal, encore une bonne fortune !

Air du Vaudeville de l’Anonyme.

De jour en jour, j’augmente mes conquêtes ;
Sans me vanter, j’en puis fournir, je crois,
Un nombre égal à celui de mes dettes...
Billets, protêts m’arrivent à la fois :
Aussi, j’en tiens un registre fidèle,
Et chaque soir, j’inscris sur le papier,
Le nom chéri d’une amante nouvelle,
Le nom fatal d’un nouveau créancier.

Et ce pauvre Derville ! quand il apprendra... ma foi, tant pis pour lui, qu’il s’arrange... chacun pour soi... Le voici.

 

 

Scène IX

 

SAINT-ELME, DERVILLE

 

SAINT-ELME.

Viens donc, mortel incrédule ! viens rendre hommage à ma victoire.

DERVILLE.

Comment ! que veux-tu dire ? Ma cousine...

SAINT-ELME.

Ta cousine est charmante.

DERVILLE.

Enfin, que t’a-t-elle dit ?

SAINT-ELME.

Ce qu’elle m’a dit ?... Ah ! de bien jolies choses.

DERVILLE.

Parle.

SAINT-ELME.

Elle n’a dit... Non, non, cela te ferait trop de mal ; qu’il te suffise de savoir que j’ai risqué la déclaration, et qu’elle a été accueillie très favorablement.

DERVILLE.

Saint-Elme, tu me rendras raison d’une telle imposture.

SAINT-ELME.

Te rendre raison ! moi !...

DERVILLE.

Non, jamais celle que j’aime, jamais Madame de Belval, qu’ m’avait juré tant de fois que rien ne troublerait notre tendresse...

SAINT-ELME.

Ah ! voilà bien l’amour-propre ! parce qu’elle a juré d’aimer Monsieur toute sa vie, vous verrez qu’elle sera obligée de lui tenir parole. Mais songes-y donc, ce serait faire une exception à tous les usages de la bonne compagnie, et tu n’as pas le droit de l’exiger.

DERVILLE.

Tais-toi.

Ici il aperçoit Jenny, qui vient d’entrer, et qui tient une lettre à la main.

 

 

Scène X

 

SAINT-ELME, DERVILLE, JENNY

 

DERVILLE.

Que viens-tu faire ici ?... et quelle est cette lettre que tu cherches à me cacher ?

JENNY.

Mais, Monsieur, cette lettre est de ma maîtresse.

DERVILLE.

De la maîtresse ? je veux la voir.

JENNY.

Du tout.

DERVILLE.

Je la verrai, te dis-je.

JENNY.

Impossible. Ce n’est pas à vous qu’elle est destinée, c’est à Monsieur,

SAINT-ELME.

À moi !

DERVILLE.

À lui, morbleu !

JENNY.

Et je la remets à son adresse.

DERVILLE.

Ah ! j’enrage.

JENNY, l’observant.

À merveille.

SAINT-ELME, lisant.

« Monsieur, veuillez me faire le plaisir de vous trouver ce soir, entre 7 et 8 heures, dans le salon où j’ai eu l’honneur de vous entretenir...

DERVILLE.

Qu’entends-je ?

SAINT-ELME, continuant de lire.

« Je crois pouvoir compter sur votre exactitude. Agréez, Monsieur, l’assurance... » Ah ! c’est charmant !... Mon ami, je suis le plus heureux des hommes.

DERVILLE.

Non, non, je ne puis croire encore... il est impossible...

SAINT-ELME.

Impossible !

D’un ton tragique.

Connais-tu bien la main de ta cousine ? Tiens, lis !...

DERVILLE.

« Entre 7 et 8 heures... Je crois pouvoir compter sur votre exactitude...

SAINT-ELME.

Qu’en dis-tu ?...

DERVILLE.

Il est donc vrai !... l’ingrate ! la perfide !... Saint-Elme...

SAINT-ELME.

Mon ami.

DERVILLE.

Ce soir, entre 7 et 8 heures.

SAINT-ELME.

Eh bien ?

DERVILLE.

Quelles sont les armes ?

SAINT-ELME.

Encore ! oh ! pour le coup c’est de l’obstination.

DERVILLE.

Choisis ; l’épée ou le pistolet ?

SAINT-ELME.

Ma foi, je t’avouerai que je n’aime ni l’un ni l’autre... choisis toi-même.

DERVILLE.

Eh bien, l’épée.

SAINT-ELME.

Soit, l’épée... mais tu as tort, les duels sont devenus mauvais genres ; on ne se bat presque plus dans la bonne société.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

D’honneur, ta conduite m’étonne :
Quoi ! pour un rien se brouiller entre amis !
De ton humeur je ne connais personne,
Sans me flatter, à qui j’ai fait bien pis !
Mais, si tous ceux dont je trouble la flamme,
Me provoquaient pour venger leurs amours,
Mon cher, il faudrait sur mon âme,
Me battre tous les jours. (bis.)

Et ça finirait par devenir monotone... Enfin, puisque tu le veux absolument, va donc pour l’épée. Il y a longtemps que je ne m’en étais servi ; mais pour un ami, il n’y a rien que je ne fasse. Adieu, à ce soir.

DERVILLE.

Adieu, malheur à toi !

Sortie de Saint-Elme.

 

 

Scène XI

 

DERVILLE, JENNY

 

DERVILLE.

J’étouffe de colère.

JENNY.

Dans le fond, ce Monsieur Saint-Elme est aimable.

DERVILLE.

C’est un fat.

JENNY.

Bah ! vous lui en voulez maintenant ; mais ce matin encore...

DERVILLE.

Ce matin !... Que veux-tu dire !... mais parle donc, morbleu ! parleras-tu !

 

 

Scène XII

 

DERVILLE, JENNY, MONSIEUR DANGLEMONT, MADAME DE BELVAL

 

DANGLEMONT.

Eh ! bien, quel est ce bruit ? Ah ! c’est toi, Derville... Qu’as-tu donc à crier de la sorte ?

DERVILLE.

Moi, mon oncle, c’est que... je... Ah ! vous voilà, Madame.

MADAME DE BELVAL.

Oui, mon cousin ; vous me devez une leçon de dessin, et je viens vous le rappeler.

DERVILLE.

Quelle audace !

Haut.

Je vous sais gré, Madame, de votre empressement.

DANGLENONT.

Mais il me semble, Derville, que tu n’as pas l’air de bonne humeur.

DERVILLE.

Au contraire, je suis très gai.

DANGLEMONT.

C’est singulier, je ne m’en serais pas douté.

MADAME DE BELVAL.

Ni moi non plus.

JENNY.

Ni moi.

DERVILLE, à demi-voix.

La perfide !

DANGLEMONT.

Hein ! que dis-tu ?

DERVILLE.

Rien, mon oncle, rien... Voyons, Madame, je suis à vos ordres ; commençons...

Ils s’asseyent l’un et l’autre.

DANGLEMONT.

Ma nièce, je vous le recommande.

MADAME DE BELVAL.

Soyez tranquille.

DANGLEMONT.

Nous, Jenny, sortons !

JENNY.

Air de l’Angélus.

Me voilà, monsieur, je vous suis ;
Je n’aime à déranger personne.

DANGLEMONT.

Allons, travaillez, mes amis,

Bas à Jenny.

La leçon je crois sera bonne.

JENNY.

Ainsi que vous, je le soupçonne.

DANGLEMONT.

Ils sont tous les deux, je le vois,
Bien disposés...

JENNY.

Oui, mais peut-être
C’est l’écolière, cette fois,
Qui doit en montrer à son maître.

Ils sortent.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE BELVAL, DERVILLE

 

MADAME DE BELVAL, à son cousin qui lui tourne le dos.

Derville ! Derville ! répondez-moi donc, Monsieur ?

DERVILLE.

Ah ! pardon... Que voulez-vous ?

MADAME DE BELVAL.

Ma leçon.

DERVILLE.

Eh ! bien ?

MADAME DE BELVAL.

Donnez-moi donc vos conseils ?

DERVILLE.

Voyons, je suis prêt. Quel est ce dessin ?

MADAME DE BELVAL.

Mon portrait.

DERVILLE.

Ah ! fort bien.

MADAME DE BELVAL.

Qu’en dites-vous ?

DERVILLE.

Moi !... rien.

MADAME DE BELVAL.

Comment !... rien ?... Vous n’êtes pas galant aujourd’hui ?

DERVILLE.

Galant !... Je pense que la galanterie est de trop pour une leçon de dessin.

MADAME DE BELVAL.

Cependant, il est certains ménagements...

DERVILLE.

À la bonne heure ! j’y consens ; c’est un chef-d’œuvre !

MADAME DE BELVAL.

Mais, Monsieur, qu’avez-vous donc ?

DERVILLE.

Ce que j’ai ? ce que j’ai ? rien ; continuez.

Il lui tourne encore une fois le dos.

MADAME DE BELVAL.

Voyons, je vais tâcher de vous satisfaire.

Elle fait semblant de dessiner.

DERVILLE, à lui-même.

Me trahir de la sorte !

MADAME DE BELVAL, se tournant vers lui.

Comment trouvez-vous ce trait-là ?

DERVILLE, sans l’écouter.

C’est affreux... c’est infâme...

MADAME DE BELFAL.

Infâme ! mais, monsieur, vous extravaguez !

DERVILLE, se levant.

Oui, sans doute, oui, j’extravague ; je suis un insensé... je... Mais, revenons à notre ouvrage.

Il se rassied.

MADAME DE BELVAL.

Ceci, que vous en semble ?

DERVILLE.

Ce trait !

MADAME DE BELVAL.

Oui.

DERVILLE.

C’est...

MADAME DE BELVAL.

Après ?

DERVILLE.

C’est passable... c’est... Tenez, Madame, s’il faut toujours vous flatter, vous accabler d’éloges, je renonce à vous donner des leçons.

Il se lève encore une fois.

MADAME DE BELVAL.

Comme je serais au désespoir de perdre un maître tel que vous, je me résous à tout entendre. Voyons, parlez-moi franchement : votre avis ?

DERVILLE.

Eh ! bien, c’est détestable.

MADAME DE BELVAL.

Détestable !

DERVILLE.

Oui, Madame.

MADAME DE BELVAL.

Alors, faites-moi comprendre les défauts.

DERVILLE.

Les défauts ! non, non ; j’en aurais trop à dire.

MADAME DE BELVAL.

Cependant, essayez.

DERVILLE, lui montrant la glace.

Eh ! bien, Madame, tenez, regardez-vous ; comparez l’original à la copie, et dites-moi s’il existe un seul point de ressemblance.

MADAME DE BELVAL.

Mais oui, j’ai la vanité d’en trouver quelques-uns.

DERVILLE.

Quelques-uns !... eh ! sans doute dans les détails, dans les traits du visage... Mais, ce que vous avez manqué totalement, c’est l’expression de ce visage, c’est la physionomie qui doit animer tous ces traits... Votre âme, vos pensées, votre caractère devraient être peints dans ce regard, et je ne vois rien de tout cela ; je ne vois que l’image de la candeur, de la sincérité... Vous auriez da peindre au contraire la fausseté, la trahison la plus affreuse, et l’excès de coquetterie devrait être empreint dans ces yeux... Alors, Madame, alors je rendrais hommage à votre talent, je vous applaudirais ; mais non, votre crayon, novice encore, n’a pu atteindre l’expression de la perfidie... je le répète, vous avez manqué votre ouvrage.

MADAME DE BELVAL.

Avez-vous fini ?

DERVILLE.

Oui, Madame.

MADAME DE BELVAL.

Savez-vous, Monsieur, que le ton tragique vous sied à merveille ?

DERVILLE.

Eh ! quoi, vous plaisantez encore !

MADAME DE BELVAL.

C’est votre faute ; je ne vous ai jamais vu si plaisant qu’aujourd’hui.

DERVILLE.

Oh ! c’en est trop, morbleu ! c’en est trop ; je ne puis contenir ma fureur... Madame !

MADAME DE BELVAL.

Eh ! bien, Monsieur ?

DERVILLE.

Apprenez... sachez...

MADAME DE BELVAL.

Après, que faut-il que je sache ?

DERVILLE.

Je vous aimais, Madame... j’étais aveugle.

MADAME DE BELVAL.

Bien obligé.

DERVILLE.

Maintenant, grâce au ciel, mes yeux se sont ouverts, car j’ai cessé de croire à votre fidélité.

MADAME DE BELVAL.

Me direz-vous, au moins, pour quel motif ?...

DERVILLE.

Vous me le demandez ! n’avez-vous pas eu, madame, un long entretien ?...

MADAME DE BELVAL.

Avec votre ami intime, Monsieur Saint-Elme.

DERVILLE.

Précisément, lui-même.

MADAME DE BELVAL.

C’est vrai, et je ne vous cache pas que je l’ai trouvé fort aimable.

DERVILLE.

Aimable ! lui... grand dieu !... oui, j’en conviens, un homme tel que lui doit plaire à des coquettes, et j’ai tort d’être surpris de votre perfidie... Mais ce n’est pas tout encore... cette lettre que vous lui avez adressée.

MADAME DE BELVAL.

Cette lettre ! eh quoi, Monsieur, vous savez...

DERVILLE.

Je l’ai vue.

MADAME DE BELVAL.

En vérité.

DERVILLE.

Lui-même, il me l’a lue ; il se targuait à mes yeux de votre inconstance, il souriait à mes tourments... mais il ne jouira pas de son triomphe, le perfide !

MADAME DE BELVAL.

Ah ! mon dieu, Monsieur, quel est votre dessein ?

DERVILLE.

Mon dessein, Madame :

Air : Comme il m’aimait.

Je le tuerai. (bis.)

MADAME DE BELVAL.

Ah ! monsieur, pour lui je réclame.

DERVILLE.

Je le tuerai. (bis.)

MADAME DE BELVAL.

Non, je vous en détournerai.

DERVILLE.

Trop d’orgueil enivre son âme,
Et, pour l’en corriger, madame,
Je le tuerai. (bis.)

MADAME DE BELVAL.

Monsieur, écoutez-moi.

DERVILLE.

Non.

MADAME DE BELVAL.

Je vous en conjure !

DERVILLE.

Je n’entends rien.

MADAME DE BELVAL.

Au nom de l’amour que vous aviez pour moi !

Air : Ne regardez pas.

DERVILLE.

Vous osez l’attester encore
Ce feu que vous avez trahi !

MADAME DE BELVAL.

Pour votre ami je vous implore.

DERVILLE.

Non, non, j’ai la preuve aujourd’hui
Qu’il ne fut jamais mon ami.

MADAME DE BELVAL.

Est-il vrai que je vous fus chère ?

DERVILLE.

Trop longtemps...

MADAME DE BELVAL.

Eh bien ! en ce cas,
Daignez céder à ma prière.

DERVILLE.

Parlez, que voulez-vous ?

MADAME DE BELVAL.

Hélas !
Par pitié, ne le tuez pas ;
Non, monsieur, ne le tuez pas !

DERVILLE.

Laissez-moi ; vos prières en sa faveur sont un nouvel outrage ; j’aurai sa vie, ou je mourrai de sa main... et vous, Madame, et vous, dès aujourd’hui, je vous déteste, je vous hais à la mort.

Air : Tendres échos errants dans ses vallons.

Trompé, trahi par celle que j’aimais,
Je ne veux plus former une autre chaîne...
Sexe trompeur, je t’abjure à jamais,
Et ma victoire est désormais certaine.
Oui, je renonce à la crédulité ;
Je ne crois plus qu’à ta légèreté,
Ton inconstance et la duplicité...
Et je reprends enfin ma liberté.

MADAME DE BELVAL.

Ainsi, Monsieur, vous êtes bien résolu à rompre pour toujours ?

DERVILLE.

Oui, Madame, oui ; pour toujours !

MADAME DE BELVAL.

Eh bien, alors, rompons.

DERVILLE.

Rompons.

MADAME DE BELVAL.

Je fais serment, comme vous, d’une haine éternelle.

DERVILLE.

Soit, d’une haine éternelle.

MADAME DE BELVAL.

Vous avez vu ce portrait ?

DERVILLE.

Eh bien ?

MADAME DE BELVAL.

Ce portrait, dont vous avez su me peindre les défauts avec tant d’éloquence...

DERVILLE.

Enfin ?

MADAME DE BELVAL.

C’était à vous que je le destinais ; mais, puisqu’il vous déplait si fort, sais maintenant ce qu’il me reste à faire.

Elle remet le portrait sur la table, et y substitue le papier timbré, qu’elle déchire en morceaux.

Tenez, Monsieur, le voilà, ce portrait.

DERVILLE.

Que faites-vous ?... Ô ciel !

Il saisit le papier.

Que vois-je ? ma gageure ! ah ! je devine tout à présent... Pardon... pardon, ma chère cousine.

Il tombe à genoux.

MADAME DE BELVAL.

Comment ! déjà !

Imitant la voix et les gestes de Derville.

« Et moi, Madame, et moi, je vous déteste, je vous hais à la mort. »

DERVILLE.

Même Air.

Qui, moi ! j’ai dit... je pourrais vous haïr !...
Vous oublier ! et vous l’avez pu croire !
Serments trop vains, et dont le souvenir
Doit à jamais sortir de ma mémoire...
Oui, je renonce à l’incrédulité ;
Je crois toujours à la fidélité,
Et dans vos fers pour toujours arrêté,
Avec plaisir je perds ma liberté.

Insensé que j’étais !... J’ai pu douter de vous ! j’ai pu vous soupçonner un instant, vous, vous, ma chère cousine ! ah pardonnez-moi, j’avais perdu la tête.

MADAME DE BELVAL.

Je le sais bien. Tenez, mon ami, à présent que vous êtes apaisé...

Air des Plaisirs du village.

Le voilà ce méchant portrait,
Victime de votre censure...
Qu’en dites-vous ?

DERVILLE.

Il est parfait.

MADAME DE BELVAL.

Sans flatterie ?

DERVILLE.

Oui, je vous jure.

MADAME DE BELVAL.

Quoi, tous ces traits !...

DERVILLE.

Ils sont charmants !
Que de beautés, de ressemblance !

MADAME DE BELVAL.

Voilà comme nos jugements
Changent avec la circonstance.

Allons, Monsieur, s’il est vrai qu’il ait cessé de vous déplaire, je vous le laisse.

DERVILLE.

Ah ! ma chère cousine...

MADAME DE BELVAL.

Et, si jamais il vous reprend quelqu’accès de jalousie...

DERVILLE.

Alors je regarderai cette image ; je me rappellerai la leçon que je viens de recevoir, et la raison rentrera dans mon âme.

Ici Danglemont paraît au fond du théâtre.

MADAME DE BELVAL.

Venez, venez, mon cher oncle !

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE BELVAL, DERVILLE, DANGLEMONT

 

Il remet à Madame de Belval un papier qu’elle présente à Derville.

MADAME DE BELVAL, à Derville.

Monsieur, voilà un autre papier que vous allez signer à l’instant même, ou nous nous fâcherons ensemble.

DERVILLE.

Qu’ai-je lu ! notre contrat de mariage !

DANGLEMONT.

Oui, mon cher Derville ! puisqu’enfin vous voilà raccommodés, il n’est plus temps de te rien cacher ; mais désormais évite de faire des gageures, et surtout ne les écrits point sur papier timbré.

DERVILLE.

Ah ! mon oncle !

MADAME DE BELVAL.

N’en parlons plus, tout est oublié.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE BELVAL, DERVILLE, DANGLEMONT, JENNY

 

JENNY.

Le voilà ! le voilà !

DERVILLE.

Qui donc ?

JENNY.

Monsieur Saint-Elme.

DERVILLE.

Saint-Elme ! ah ! comme je vais m’égayer à ses dépens !

MADAME DE BELVAL.

Un moment !... suivez-moi d’abord.

Air du Barbier.

Pas d’imprudence,
Notre présence
Pourrait troubler son rendez-vous.
Pour que la fête
Soit plus complète,
Un instant disparaissons tous.
Oui, je connais votre ardent caractère,
Évitons de fâcheux éclats :
Votre courroux ici n’a plus que faire...

DERVILLE.

Ne craignez rien, je ne le tuerai pas.

CHŒUR.

Mais il s’avance ;
Notre présence, etc.

Tout le monde sort excepté Jenny.

 

 

Scène XVI

 

SAINT-ELME, JENNY

 

JENNY.

Le voici ; comme il a l’air content de lui-même !

Saint-Elme entre.

C’est vous, Monsieur ?...

SAINT-ELME.

Moi-même, ma chère amie. Dis-moi.

JENNY.

Chut !

SAINT-ELME.

Ta maîtresse ?

JENNY.

Parlez plus bas.

SAINT-ELME.

Viendra-t-elle bientôt ?

JENNY.

Silence, vous dis-je.

Elle sort.

 

 

Scène XVII

 

SAINT-ELME, seul

 

Eh ! bien, elle s’en va... elle me laisse seul... seul ! j’aurais tort de m’en plaindre... allons, c’est un nom de plus à inscrire sur la liste de mes conquêtes.

Il s’assied, et va pour écrire sur son portefeuille, lorsque Derville entre en scène, et lui frappe sur l’épaule.

« Nous disons, Madame de Belval. »

 

 

Scène XVIII

 

DERVILLE, SAINT-ELME

 

DERVILLE.

Me voilà !

SAINT-ELME.

Derville !...

À part.

Que le diable l’emporte !

DERVILLE.

Est-tu prêt ?... marchons !

SAINT-ELME.

Comment ! et pourquoi faire ?

DERVILLE.

Pourquoi faire ? as-tu donc oublié ?

SAINT-ELME.

Ah ! la petite partie de plaisir que tu m’as proposée tantôt.

DERVILLE.

Suis-moi.

SAINT-ELME.

Non, pas encore.

DERVILLE.

Suis--moi, te dis-je.

SAINT-ELME.

Du tout, je ne suis pas pressé ; je tiens à ma seconde entrevue.

DERVILLE.

Eh ! bien, je m’attache à tes pas, je ne te quitte point, et, si je te suis sacrifié, du moins je troublerai ton bonheur.

SAINT-ELME.

Pauvre Derville ! au fait, tu n’es pas heureux en amour... mais que veux-tu ? tu n’es pas le seul, et moi-même, il m’est arrivé par fois d’être la dupe d’une femme.

DERVILLE.

Oui, aujourd’hui par exemple !

SAINT-ELME.

Hein ! qu’est-ce que tu dis ?

 

 

Scène XIX

 

DERVILLE, SAINT-ELME, JENNY, DANGLEMONT

 

Jenny entrant avec Danglemont.

JENNY.

Tenez, le voilà.

DANGLEMONT.

Monsieur Saint-Elme...

SAINT-ELME, à part.

Ah ! l’oncle à présent.

DANGLEMONT.

Parbleu ! je suis ravi de vous trouver... vous allez nous servir de témoin.

SAINT-ELME.

De témoin ? Comment !

À part.

Est-ce qu’il voudrait se battre aussi par hasard ?

DANGLEMONT.

Ma nièce ne vous a-t-elle point écrit ?

SAINT-ELME, à part.

Hein ! comment sait-il ?

DANGLEMONT.

Je suis enchanté, Monsieur, que vous ne vous soyez point fait attendre.

SAINT-ELME, à part.

Il est enchanté !... mais je n’y comprends rien du tout.

JENNY.

D’autant plus que le notaire vient d’arriver.

SAINT-ELME.

Le notaire !

DANGLEMONT.

Et que nous n’attendions plus que vous pour la signature.

SAINT-ELME.

La signature...

DERVILLE, se contenant pour ne pas rire.

Oui, mon cher ami, la signature du contrat. Comment, tu ne devines pas ?

SAINT-ELME.

Si fait, si fait, je commence à comprendre... On s’est moqué de moi.

DERVILLE.

Précisément. Ah ! ah ! ah ! tu me permettras d’en rire.

DANGLEMONT et JENNY, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! ah !

DANGLEMONT.

Mille pardons, Monsieur Saint-Elme.

JENNY.

Excusez-moi, Monsieur, mais je ne puis m’empêcher...

SAINT-ELME.

Ne vous gênez pas, c’est très plaisant, en effet.

Il se met à rire plus fort que les autres.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

À Derville.

Ainsi, tu épouses ta cousine ?

DERVILLE.

Oui, mon ami, et tu seras un de mes témoins.

SAINT-ELME.

Volontiers ; une femme fidèle ! puisqu’il y en a une dans Paris, je te félicite de l’avoir rencontrée.

 

 

Scène XX

 

DERVILLE, SAINT-ELME, JENNY, DANGLEMONT, MADAME DE BELVAL

 

MADAME DE BELVAL.

Je vous remercie, Monsieur Saint-Elme.

SAINT-ELME.

Ah ! Madame, c’est moi qui vous dois des remerciements pour la leçon que vous m’avez donnée. C’en est fait, me voilà corrigé pour la vie ; désormais, je ne serai plus incrédule, je ne révoquerai plus en doute la vertu, la fidélité des femmes, et je me contenterai de les en croire sur parole.

À part.

C’est beaucoup plus commode.

Haut.

Mon cher Derville, je te dois cent louis.

DERVILLE.

Non, je renonce à mes droits et j’annule la gageure... Tiens,

Il lui remet les morceaux du papier timbre.

voilà mon présent de noces ; tu peux déchirer aussi le double que tu as entre les mains.

SAINT-ELME.

Pourquoi ? Que je te doive 1200 francs de plus ou au moins... c’est à peu près la même chose... mais c’est égal, si lu y tiens absolument, déchirons le papier timbré.

Il le déchire, et en donne les morceaux à Derville.

Vaudeville final.

Air de Préville et Taconet.

MADAME DE BELVAL.

Un doux lien en ce jour nous engage,
Mais, mon ami, rappelez-vous toujours
Qu’il vous faut être après le mariage,
Comme à présent, fidèle à nos amours,
Et ne plus croire à de légers discours.
Si par une langue ennemie,
Quelque soupçon vous était inspiré,
Plus qu’aujourd’hui, montrez-vous rassuré...
Pour vous guérir de votre jalousie,

Lui montrant le papier déchiré qu’il tient entre ses mains.

Souvenez-vous de ce papier timbré.

JENNY.

De mon cousin j’ai toujours souvenance ;
Il me jurait de m’aimer constamment.
De le fixer, moi, j’avais l’assurance ;
Je me laissais aller au sentiment...
Au bout d’un mois il trahit son serment.
D’un coup mortel il déchira mon âme :
Mais par ce trait, mon cœur est éclairé ;
Des amants je me défierai...
Et désormais, pour répondre à leur flamme,
J’attendrai le papier timbré.

DERVILLE.

Crois-en mes conseils salutaires,
Mon cher ami, tu vas avoir trente ans ;
Mets donc enfin, mets ordre à tes affaires,
Bientôt il ne sera plus temps.
Quand des huissiers, la cohorte ennemie
Fondra sur toi...

SAINT-ELME.

Bon ! je l’esquiverai.

DERVILLE.

Moi, je te vois un asile assuré.

SAINT-ELME.

Chez toi ?

DERVILLE.

Du tout, à Sainte-Pélagie...
On va partout, grâce au papier timbré.
Tu logeras à Sainte-Pélagie.
On va partout, grâce au papier timbré,

SAINT-ELME, parlant au public.

À propos de papier timbré... Messieurs, un jeune homme de mes amis, qui s’est avisé, pour ses péchés, de se faire homme de lettres, vient de passer le contrat suivant avec une administrațion dramatique.

Il lit.

« Nous soussignés, directeurs de l’Ambigu-Comique, acceptons un vaudeville en un acte, intitulé le Papier Timbré, et nous engageons à le faire représenter trente fois de suite... sauf l’approbation du public... et des journaux. » Eh bien, messieurs, qu’en dites-vous ?

Reprenant l’air.

Pour mon ami j’ose demander grâce :
Son papier, dont je suis porteur,
Peut-être, aura cours sur la place ;
Mais j’ai besoin de plus d’un endosseur,
Ou bien le timbre a perdu sa valeur.
Approuvez-vous ces écritures ?
L’affaire est-elle à votre gré ?
Donnez-nous-en quelque gage assuré...
Un seul bravo, plus que vingt signatures,
Fera valoir notre papier timbré.

DANGLEMONT.

Un honnête homme a besoin d’une place,
Et malgré lui se fait solliciteur.
Mais, poursuivant la même grâce,
Certain baron est son compétiteur...
Le choix, hélas ! est pour le grand seigneur.
L’un a pour lui de nobles cicatrices,
Plus d’un malheur pour la France enduré ;
Mais du baron le droit est plus sacré,
Car il présente, en guise de service,
Des parchemins et du papier timbré.

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