Le Négligent (Charles DUFRESNY)
Comédie en trois actes, avec un prologue.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 27 février 1692.
Personnages du Prologue
MONSIEUR ORONTE
FANCHON
MONSIEUR LICANDRE, Poète
Personnages de la Comédie
MONSIEUR ORONTE
BÉLISE, Sœur de Monsieur Oronte
ANGÉLIQUE, Nièce de Monsieur Oronte et de Bélise
DORANTE, Amant d’Angélique
MONSIEUR LICANDRE, Poète
LE MARQUIS
L’INTENDANT du Marquis
LE TAILLEUR
LOLIVE, Valet de Dorante
LE SÉNÉCHAL
LA COMTESSE
UN CLERC
PROLOGUE
Scène première
ORONTE, FANCHON
FANCHON, riant.
Ha, ha, ha.
ORONTE.
À qui en as-tu ?
FANCHON, riant.
Ha, ha, ha.
ORONTE.
Te moques-tu de moi ?
FANCHON.
Monsieur, c’est un bel esprit qui demande à vous parler.
Riant.
Ha, ha, ha.
ORONTE.
Et quelle sorte de bel esprit ?
FANCHON.
Il dit qu’il est l’auteur d’une Comédie qu’on vous a donnée à lire,
Riant.
ha, ha, ha.
ORONTE.
Eh, qu’y a-t-il donc de si plaisant ?
FANCHON.
Monsieur, il parle en chantant ; il a d’abord commencé par me dire :
Elle chante.
Monsieur Oronte est-il céans ?
ORONTE.
On me l’avait bien dit, que c’était un homme extraordinaire ; et que je ne serais pas fâché de l’entretenir.
FANCHON.
Vraiment il vous faut des gens extraordinaires. Oh, si vous lui répondez sur le même ton, vous ferez un concert admirable.
ORONTE.
À cela près qu’il vienne. Je le prierai de retrancher la musique de ses conversations ; mais pour la Poésie, il faudra la lui passer ; car les vers lui sont si naturels, (à ce qu’on dit) qu’ils lui échappent malgré qu’il en ait.
FANCHON. Elle chante.
Monsieur Oronte est-il céans ?
Riant.
Ha, ha, ha. Il faut qu’il ait gagné cette maladie-là à l’Opéra, et il n’est pas le seul. Si l’Opéra se soutient encore dix ans, la contagion de la musique gagnera la masse du sang des Français : on ne parlera plus qu’en chantant, et l’on ne marchera dans les rues que par pirouettes, et par caprioles. Je voudrais bien voir cela avant que de mourir.
ORONTE.
Pourquoi non ? on s’y accoutumerait, comme à voir toutes les têtes avec des cheveux d’emprunt.
FANCHON.
Si le chant devenait si commun, l’Opéra ne serait plus recherché.
ORONTE.
Au contraire, si tout le monde parlait en chantant, l’Opéra deviendrait une chose naturelle ; et cela n’en serait pas plus mal.
FANCHON.
Fi, Monsieur, ce ne serait plus qu’une Comédie.
ORONTE.
Tais-toi, folle, et fais entrer ce bel esprit ?
FANCHON.
Le voici.
Scène II
LE POÈTE, FANCHON, ORONTE
LE POÈTE chante.
Monsieur si j’ai l’honneur de votre connaissance,
J’en aurai l’obligation :
À la recommandation
De Monsieur votre ami le Trésorier de France.
FANCHON, riant.
Ha, ha, ha.
ORONTE.
Veux-tu te taire, folle ? Vous n’aviez besoin que de votre mérite, Monsieur, et vous pouviez...
LE POÈTE. Il chante.
Ah, Monsieur !
FANCHON, riant.
Ha, ha.
ORONTE.
Monsieur, trêve de compliments ; ils réussissent mal en musique, et vous me ferez plaisir de laisser là votre récitatif.
LE POÈTE chante.
C’est un meurtre, Monsieur, de supprimer ainsi
Des chants dictés par la nature
Ils sont si rares en ce temps-ci.
ORONTE.
Il est vrai, c’est dommage. Mais si vous voulez que je vous écoute, il faut que vous me promettiez de ne point chanter.
LE POÈTE. Il chante ces deux vers.
Je jure, je promets,
De ne chanter jamais.
Monsieur, je vous demande pardon.
ORONTE.
Parlons de la Comédie que vous avez faite.
FANCHON, se retenant de rire.
Ha, ha, ha.
ORONTE.
Mademoiselle Fanchon, allez voir là-dedans si ma sœur est en compagnie.
FANCHON, à part.
Autre original dont il va se coiffer, comme il a fait de vingt autres : heureusement c’est un poète malaisé ; pour de l’argent il nous rendra service.
Scène III
ORONTE, LE POÈTE
ORONTE.
Monsieur, je suis surpris que vous ayez fait une Comédie en Prose, puisque vous avez tant de facilité à faire des Vers.
LE POÈTE.
Cette facilité ne fait rien à la chose,
Je ne plains ni peine ni temps
Pour réussir quand je compose ;
Et voici comme je m’y prends.
D’abord pour ne me point gêner l’esprit, j’ébauche grossièrement mon sujet en vers alexandrins, et petit à petit en léchant mon Ouvrage je corromps avec soin la cadence des Vers, et je parviens enfin à réduire le tout en prose naturelle.
ORONTE.
Vous croyez donc qu’une comédie est plus parfaite en Prose qu’en Vers ?
LE POÈTE.
Oui sans doute ; et il n’est point naturel qu’on parle en vers dans une Comédie ; à moins que la Scène ne fût au Parnasse, qu’on y fit parler Clio, ou l’amoureuse Erato, avec Virgile, le Tasse, ou moi.
ORONTE.
J’entre dans vos raisons ; mais revenons à votre Comédie : voulez-vous que je vous dise sincèrement ce que j’en pense ?
LE POÈTE.
Oui, Monsieur, et sans me flatter.
ORONTE.
Elle n’est point de mon goût.
LE POÈTE.
Tant pis pour vous : Qu’y trouvez-vous donc de si mauvais, Monsieur ? La diction n’est-elle pas pure, et concise ?
ORONTE.
Oui.
LE POÈTE.
Le dialogue naturel ?
ORONTE.
D’accord.
LE POÈTE.
Et l’intrigue ?
ORONTE.
J’avoue qu’elle est singulière et assez bien conduite.
LE POÈTE.
Qu’y manque-t-il donc ?
ORONTE.
Des caractères, Monsieur, des caractères nouveaux, et des portraits.
LE POÈTE.
Ah ! ah ! nous y voilà ! des caractères, des portraits ; votre discours me fait soupçonner...
ORONTE.
Quoi ?
LE POÈTE.
Que vous êtes un peu moliériste.
ORONTE.
Je ne m’en défends point ; et je tiens qu’on ne peut réussir sur le Théâtre, qu’en suivant Molière pas à pas.
LE POÈTE.
Cependant, Monsieur, quand j’ai commencé à exceller, je n’avais jamais lu Molière.
ORONTE.
Tant pis pour vous.
LE POÈTE.
Oh ! tant pis pour moi de ce qu’il y a eu un Molière ; et plût au ciel qu’il ne fût venu qu’après moi.
ORONTE.
Vous avez tort de n’être pas venu le premier.
LE POÈTE.
Assurément, je me serais emparé aussi bien que lui, et que ceux qui l’ont précédé
De ces Originaux fameux pour le comique,
Dont les gros traits marqués des plus vives couleurs,
Font grand plaisir, sans doute, aux Spectateurs,
Et peu de peine à l’Auteur satirique.
Au lieu qu’il faut fixer à présent sur les diminutifs de caractères, dont le comique est imperceptible au goût d’à présent, surtout au goût usé, qui n’est plus piqué que par des plaisanteries au gros sel, au poivre et au vinaigre.
ORONTE.
Je conviens que les caractères et les plaisanteries sont aussi usés que le goût.
LE POÈTE.
Molière a bien gâté le théâtre. Si l’on donne dans son goût, bon, dit aussitôt le Critique, cela est pillé, c’est Molière tout pur : s’en écarte-t-on un peu, oh ! ce n’est pas là Molière.
ORONTE.
Il est vrai que le siècle est extrêmement prévenu pour lui.
LE POÈTE.
Oh ! j’attraperai bien le siècle : je vais me jeter dans les pièces allégoriques, dans les mœurs étrangères et barbares. On doit être las de voir sur le Théâtre des Peuples de l’Europe ; leurs mœurs sont trop connues.
Une intrigue sauvage
Surprendra davantage.
Qu’en dites-vous, Monsieur ? Cela réussira ;
Les Précieuses de Goa,
Ni la Coquette Japonaise,
N’ont point encore paru sur la Scène Française.
ORONTE.
Cela serait nouveau : mais vous ne feriez pas la fortune des Comédiens.
LE POÈTE.
Trouvez-moi donc à la Cour, ou à la Ville, des ridicules à copier.
ORONTE.
Les ridicules ne s’y renouvellent que trop, la mode en change en France, comme d’habits. Encore un coup, Monsieur, il y a plus de fous que jamais.
LE POÈTE.
D’accord ; mais tout le monde est fou sur le même ton. On ne voit plus de ces extravagances brillantes, dignes d’être copiées sur le Théâtre ; il faut quelque mérite au moins pour exceller en extravagances. Les Marquis de Molière, par exemple, ne réjouissaient-ils pas par leurs turlupinades spirituelles, leurs contorsions, et leurs habits ridicules ; mais pour nos Marquis modernes, ils sont sérieusement impertinents.
L’un à qui l’effronterie,
Tient toujours lieu d’habileté,
Débite une rêverie
D’un ton plein de gravité.
L’autre avec un visage morne et un air décontenancé, affecte une nonchalance d’esprit fort ;
Il blâme tout et ne sait rien,
À tout il a réponse prête ;
Car sans dire un seul mot, en secouant la tête
D’un air Pyrrhonien,
Il prétend réfuter le Théologien,
Le Philosophe, et le Physicien.
En vérité, mettre des ridicules de cette espèce sur le Théâtre, ne serait-ce pas un guet-apens contre le plaisir du Public ?
ORONTE.
Un habile Auteur tirerait encore du sel de ces caractères, tout insipides qu’ils vous paraissent.
LE POÈTE.
Du temps de Molière une précieuse était divertissante ; elle avait de la mémoire pour retenir de grands mots, quelque feu d’imagination pour les arranger plaisamment ; mais à présent, une précieuse est une maîtresse passée,
Lorsqu’elle sait artistement
Pencher le corps et tortiller la tête,
Ou de son Éventail ouvert nonchalamment
Ranger sa favorite, et redresser sa crête,
Faire le manège des yeux,
Rougir sa lèvre pâle à force de la mordre,
Ricaner par mesure et grimacer par ordre.
Avec cela et cinq ou six mots en vogue, elle soutient la conversation tout un jour.
ORONTE.
Hé ! Que faut-il davantage pour entretenir, des cavaliers qui pour la plupart ne savent parler d’autre chose que de la sève d’un vin de champagne, des trois dés ou du lansquenet, ou tout au plus du détail de leur Régiment.
LE POÈTE.
C’est ce que je vous dis. Tous les Originaux d’aujourd’hui sont fades ; mais si ma comédie ne vous plaît pas, j’en ai une autre toute pleine de Scènes de tendresse, qui trouvent passage jusqu’au fond du cœur, et qui...
ORONTE.
Une Comédie de tendresse ! oh ! depuis que la débauche a fait un calus sur le cœur des jeunes gens, la tendresse les fait bailler ; ils écoutent les équivoques grossières, et ne rient que des mots significatifs. Pour les remuer il faudrait traiter l’amour sur le Théâtre, comme ils le traitent dans le monde ; leur imagination va d’abord au dénouement.
LE POÈTE.
Mais, Monsieur, il se trouve encore des Cavaliers, qui ont conservé la politesse, et la galanterie de Voiture.
ORONTE.
Ils sont donc aussi vieux que lui ; l’on ne voit point aujourd’hui de jeunes gens galants ; pour des femmes galantes, Paris en fournit assez.
LE POÈTE.
D’accord : Mais on ne voit plus dans leurs intrigues, cette diversité qui fournissait des idées aux auteurs comiques ; autrefois, chaque belle avait son faible particulier.
Pour plaire il fallait une Étude,
Le mystère et le secret,
Domptaient la Prude.
La Coquette cédait au fracas indiscret ;
La vieille aimait par jalousie,
La jeune aimait par curiosité ;
Celle-ci par fantaisie,
Et celle-là par vanité.
Mais à présent, toutes les intrigues se ressemblent.
Un seul chemin conduit au cœur d’une beauté ;
L’amour n’a plus qu’une flèche,
Qui fasse brèche,
À la cruauté.
C’est l’argent qui fait le nœud de l’intrigue, et le plus ou le moins, fait le dénouement.
Scène IV
ORONTE, LE POÈTE, FANCHON
FANCHON.
Monsieur, vous m’avez commandé de vous faire souvenir de sortir pour vos affaires.
ORONTE.
Oh ! Que tu es importune ; laisse-moi en repos.
FANCHON.
Il est plus de deux heures.
LE POÈTE.
Si vous avez des affaires, Monsieur...
ORONTE.
Ce sont des affaires de rien.
FANCHON.
Oui : un petit procès où il ne s’agit que de deux cent mille livres ; si Monsieur le perd il est ruiné, ce n’est qu’une bagatelle comme vous voyez. Il y a plus d’un an que ce procès-là dure, il n’a pas encore vu son Procureur.
ORONTE.
On ne connaît que trop tôt ces gens-là.
FANCHON.
Hé, Monsieur.
ORONTE.
Veux-tu que je quitte la conversation d’un homme d’esprit, pour celle d’un Procureur.
FANCHON.
Un homme de bon sens peut-il raisonner ainsi ! hé, partez, mort de ma vie.
ORONTE.
Encore un petit mot.
FANCHON.
Quelle négligence !
ORONTE.
Monsieur pendant que j’irai... où cette Coquine-là veut que j’aille... Rêvez un peu si vous ne pourriez pas accommoder au Théâtre une idée qui me vient dans l’esprit.
LE POÈTE.
Voyons ce que c’est.
FANCHON.
Ne nous voilà pas mal !
ORONTE.
Imaginez-vous un homme comme moi, qui a besoin d’une Comédie ; un Auteur comme vous vient lui en proposer une.
LE POÈTE.
Je vous entends.
FANCHON.
J’enrage !
ORONTE.
Je ne trouve point votre Comédie à mon goût ; vous soutenez qu’elle est bonne, cela fait naître une contestation ; si vous voulez c’est celle que nous venons d’avoir ensemble, vous n’avez qu’à la mettre sur le papier, voilà déjà un Prologue tout fait.
FANCHON.
La belle avance !
ORONTE.
Supposé donc que moi, Oronte, entêté des Comédies où les portraits dominent, je vous en demande une toute de Portraits. Pour cet effet, je vous prie de passer une après-dînée chez moi ; il y vient toutes sortes de personnes. J’ai une sœur qui donne à jouer, plusieurs personnes me rendent visite. Tout cela ne pourrait-il pas former le modèle d’une Comédie toute de portraits (comme je vous ai dit) dont la scène serait dans mon antichambre.
FANCHON, à part.
Il ne finira point.
LE POÈTE.
Si tous ces caractères étaient plaisants, on en pourrait faire quelque chose ; mais il n’y aurait dans cette Comédie ni union ni action.
FANCHON.
Eh laissez-là l’union et l’action, de par tous les diables, songez...
ORONTE.
Pour l’intrigue, il faudrait...
FANCHON.
Pour l’intrigue, c’est une vraie affaire de femme, je la fournirai moi, ne vous en mettez pas en peine.
ORONTE.
Oui-da, si Fanchon voulait, elle est assez habile en fait d’intrigue, pour donner de bons mémoires.
FANCHON.
Je m’en charge, vous dis-je, et d’entretenir Monsieur pendant votre absence ; il ne s’ennuiera pas sur ma parole.
ORONTE.
Laissez-moi la consulter un peu ; ses avis ne seront peut-être pas inutiles à notre comédie.
FANCHON.
Je reviendrai le plutôt qu’il me sera possible.
Scène V
FANCHON, LE POÈTE
FANCHON.
Ho çà, puisqu’il s’agit de travailler ensemble, quoique je ne me sois chargé que de l’intrigue, voulez-vous que je vous donne deux bons caractères ? c’est ce Monsieur Oronte-là et Bélise sa sœur.
LE POÈTE.
Mais, Monsieur Oronte n’a point de ridicule... un caractère assez marqué. Qu’est-ce que c’est qu’un négligent ? La négligence n’est point un ridicule qui convienne au Théâtre.
FANCHON.
Le vôtre, par exemple, est plus Théâtral ; si vous vouliez accepter trente pistoles pour feindre d’être amoureux de Bélise, afin de s’emparer de son esprit, et de ménager son consentement en faveur d’un jeune homme que j’ai pris en ma protection ; vous joueriez ainsi un des premiers personnages de votre Comédie.
LE POÈTE.
Cela ne se peut, car je fais un rôle dans le prologue, et suivant nos règles...
FANCHON.
Bon vos règles ! est-ce que trente pistoles ne suffisent pas pour dérégler un Poète ?
LE POÈTE.
Mais il faudrait savoir quel est le jeune homme en question ?
FANCHON.
On le nomme Dorante.
LE POÈTE.
Dorante, dites-vous ?
FANCHON.
Le connaissez-vous ?
LE POÈTE.
Tu me réponds de trente pistoles pour le servir ?
FANCHON.
Oui, je vous en réponds.
LE POÈTE.
Il m’en viendra donc soixante de cette affaire.
FANCHON.
Comment ?
LE POÈTE.
Il m’en a déjà donné trente pour la même chose.
FANCHON.
Quoi c’est lui ?...
LE POÈTE.
Oui c’est lui qui par le moyen d’un de ses Intimes, m’a produit à Monsieur Oronte.
FANCHON.
Quoi ce n’était donc que pour rire que vous étiez si drôle ? je vous félicite de n’être pas fou.
LE POÈTE.
Je suis un Poète né, mon Enfant ; mais je n’ai fait le Musicien que pour paraître plus extraordinaire, et m’insinuer par là plus aisément dans l’esprit de Monsieur Oronte.
FANCHON.
C’est celui de Bélise qu’il importe le plus de ménager. Allons venez lui faire la révérence, je me charge de vous présenter ; et je m’assure qu’elle sera folle de vous, quand elle vous aura ouï chanter une conversation ou deux.
ACTE I
Scène première
ORONTE, seul
Ça songeons à nous bien réjouir aujourd’hui, et surtout plus d’affaires, la vie est trop courte pour perdre du temps.
Scène II
ORONTE, FANCHON
FANCHON.
Monsieur, je vous demande pardon ; mais comptez que je ne vous donnerai pas un moment de repos, votre procès est prêt d’être jugé, et je ne veux pas vous voir ruiné par votre négligence.
ORONTE.
Oh ! l’on ne me reprochera pas que je néglige mon Procès. Premièrement je ne saurais le perdre ; le Marquis le sollicite, j’ai la justice pour moi, ma partie est un misérable qui n’a pas de quoi poursuivre, et puis, je viens de chez mon procureur.
FANCHON.
Le ciel en soit loué.
ORONTE.
Quelle corvée !... Oh bien, m’en voilà quitte.
FANCHON.
Ne me savez-vous pas bon gré de vous avoir fait faire cette démarche ?
ORONTE.
C’était une chose qu’il fallait faire.
FANCHON.
Assurément : que vous a-t-il dit ?
ORONTE.
Il venait de sortir.
FANCHON.
Quoi vous ne l’avez point vu ?
ORONTE.
Non, dont je suis bien aise ; car je n’aime point à parler d’affaires.
FANCHON.
Quel homme ! Quel homme !
ORONTE.
Oh ! j’y retournerai au premier jour, je n’ai garde d’y manquer, cette affaire-là me tient trop à cœur.
FANCHON.
Je vous en ferai bien souvenir.
ORONTE.
Qu’as-tu fait de notre Poète ?
FANCHON.
Je l’ai présenté à Madame votre sœur ; il est avec elle dans la salle, où il examine parmi un assez bon nombre d’Originaux qui composent la compagnie, ceux qu’il croit les plus propres pour votre Comédie.
ORONTE.
Bon, bon, je vais demander à ma sœur comment elle le trouve, et si elle est contente de sa conversation.
Scène III
ORONTE, FANCHON, UN CLERC
LE CLERC, apportant un billet.
Monsieur, voilà un billet de la part de Monsieur Serrefort votre Procureur, il vient de rentrer chez lui comme vous en sortiez.
ORONTE.
Quoi toujours des affaires ! que peut-il donc y avoir de nouveau ? je viens de passer chez lui.
Il lit.
Il faut absolument que je vous parle aujourd’hui ; il se machine quelque chose contre vos intérêts ; votre Rapporteur presse de produire, et le vent du Bureau n’est pas bon pour vous. Ah, Monsieur Serrefort, que vous êtes un importun personnage avec vos billets !
FANCHON.
Vous vous laisserez surprendre.
ORONTE.
Quoi, je n’aurai pas un moment de repos ! je n’entendrai parler que Procès, que Procureur ! Ah ! l’incommode chose que des gens d’affaires ! Allons il en faut sortir de manière ou d’autre : Fanchon pour ce coup je m’en vais chez lui.
FANCHON.
Allez, Monsieur !
À part.
Il me fait bien plaisir de me laisser seule, car Dorante m’a fait signe de venir ici.
Scène IV
LE POÈTE, FANCHON
FANCHON.
À quoi Dorante s’amuse-t-il donc ? je croyais qu’il allait me suivre.
LE POÈTE.
Il achève de faire des mines à la tante et à la nièce d’un bout de la salle à l’autre : depuis que tu es sortie, ils me donnent tous trois la Comédie. Dorante fait une mine à la nièce : la tante se l’approprie et riposte aussitôt : Dorante reprend son sérieux : la nièce prend ce sérieux pour elle, et le lui reproche par ses minauderies enfantines : la tante s’en aperçoit : la nièce rougit de pudeur : Dorante pour la consoler lui décoche à la dérobée des œillades louches, que la tante guette au passage. Enfin tout ce petit manège m’a paru fort divertissant ; mais Dorante est trop amoureux pour se contenter de cela.
Scène V
DORANTE, FANCHON, LE POÈTE
DORANTE.
Ma chère Fanchon, je suis le plus amoureux de tous les hommes. Quand pourrai-je savoir certainement, ce que les regards d’Angélique ne me font entendre qu’à demi ?
FANCHON.
Je vous découvrirais bien ses petits sentiments ; mais vous m’avez la mine d’être de nos beaux à la mode, qui sont insupportables dès qu’on leur a fait entrevoir le moindre penchant pour eux.
DORANTE.
Non, Fanchon, les bontés des Dames augmentent ma tendresse, et ne flattent point ma vanité.
LE POÈTE.
Voilà le Phénix des Amants.
FANCHON.
Oh, Phénix tant qu’il vous plaira : je connais les allures des jeunes gens. Si une fille se déclare d’abord, fi c’est une coquette ; les fait-elle un peu languir, ils la plantent là.
LE POÈTE.
Il est vrai que la galanterie est devenue un mauvais métier pour les honnêtes filles.
DORANTE.
Ne jugez pas de mes manières par celles des autres, et ne crains point de m’apprendre... Non, ma chère Fanchon, j’ai pour ta charmante Maîtresse, la passion la plus tendre, la plus pure, la plus violente...
FANCHON.
Il faut qu’il dise vrai, car il me persuade.
DORANTE.
Que tardes-tu donc à me dire ?...
FANCHON.
Vous êtes bienheureux que nous n’ayons pas de temps à perdre. Je ne vous dirai pourtant pas qu’on vous aime ; mais faisons comme si on vous aimait.
DORANTE.
Ma chère Fanchon, quand pourras-tu me ménager un moment d’entretien ?
FANCHON.
C’est à quoi je vais songer. Cachez-vous un moment dans ce cabinet ;
Au Poète.
et vous, passez dans cette chambre, où j’aurai soin de vous mener Bélise : disposez-vous à faire chacun une belle déclaration d’amour,
Au Poète.
vous en vers,
À Dorante.
et vous en prose. Pour vous, quand vous verrez Angélique seule, vous n’aurez qu’à l’aborder, au moins elle n’est pas avertie de tout ceci, prenez vos mesures là-dessus... Mais j’entends la voix de Bélise, entrons.
Scène VI
ANGÉLIQUE, BÉLISE
ANGÉLIQUE.
Pourquoi donc me faire venir ici, ma tante ? Et qu’avez-vous à me dire, que vous ne vouliez pas que mon oncle entende ?
BÉLISE.
J’ai à vous dire que vous êtes une petite sotte, une petite ridicule, pleine d’une vanité insupportable.
ANGÉLIQUE.
Hé bon dieu ? Ma tante, qu’ai-je fait, vous voilà furieusement en colère.
BÉLISE.
Moi en colère ! en colère moi ! c’est une passion brutale que la colère, qui n’a jamais déplacé mon âme de son assiette, et vous expliquez mal un simple mouvement de zèle.
ANGÉLIQUE.
Je vous demande pardon ; mais je ne suis pas assez savante pour distinguer d’avec la colère, un zèle qui fait dire des injures.
BÉLISE.
Je vous dis des injures, moi ! mais vraiment je vous trouve bien impertinente de me dire à mon nez ces sottises-là ; suis-je capable de dire des injures ? vous êtes une extravagante à qui je dis poliment ses vérités.
ANGÉLIQUE.
Quoique vous vous piquiez de politesse, vous ne les dites pas civilement.
BÉLISE.
Elle n’a pas le sens commun. Écoutez ma petite nièce, je veux bien vous en avertir, quand Dorante vient ici, il n’est pas difficile de juger qu’il n’y vient que pour moi, et je viens pourtant de m’apercevoir que vous vous attribuez ses regards et ses visites... Cela est si sot à vous, ma nièce ?
ANGÉLIQUE.
Hé, pourquoi, ma tante, ne voulez-vous pas que je les prenne pour moi ? croyez-vous avoir droit de l’emporter, parce que votre visage a été fait avant le mien ?
BÉLISE.
Hé bien, ne voilà-t-il pas ma petite ridicule avec sa jeunesse ; apprenez sotte que vous êtes, qu’il n’y a point d’homme raisonnable qui puisse s’attacher à une petite créature comme vous, dont le cœur et l’esprit ne sont pas encore au monde.
ANGÉLIQUE.
Oui, ma tante ! Oh, je vous assure que je sais bien qu’il faut être jeune pour plaire aux hommes.
BÉLISE.
Oui, à mille étourdis qui ne s’attachent qu’à l’apparence, eau dehors, à la superficie d’une femme ; mais appelez-vous cela des hommes ?
ANGÉLIQUE.
Hé bien. Dorante est peut-être de ces étourdis-là.
BÉLISE.
Lui, vous ne savez ce que vous dites ; je suis persuadée moi, qu’il n’a point des yeux pour la jeunesse, et s’il vous arrive jamais d’attirer ses regards, je vous déshériterai.
ANGÉLIQUE.
Vous avez beau me défendre de lui plaire, cela ne dépend pas de moi.
BÉLISE.
Mais vraiment vous ne lui plaisez point ; et sans aigreur, je veux bien vous désabuser ; il faut vous apprendre à vous connaître en vraie passion. Ne remarquez-vous pas que quand les regards de Dorante rencontrent les miens, il baisse aussitôt la vue, et prend un sérieux qui marque la naissance d’une passion violente, mais respectueuse ; au contraire s’il lui arrive de jeter les yeux sur vous par hasard, ou par politesse, il reprend dans le moment même cet air enjoué et badin : marque infaillible de la tranquillité du cœur.
ANGÉLIQUE.
Hé bien ma tante, vous avez beau dire, j’explique cela tout autrement.
BÉLISE.
C’est que vous n’avez pas d’esprit, ma pauvre enfant, et voilà justement ce qui fait que Dorante ne vous aime point ; car enfin c’est l’esprit qui attache un homme ; c’est de mon esprit qu’il est amoureux.
ANGÉLIQUE.
Et moi, ma tante, je ne comprends pas qu’un homme puisse aimer une femme, rien que pour son esprit.
BÉLISE.
Et pourquoi donc ? pour sa jeunesse, pour sa beauté ? Et fi, fi, fi ; la plaisante chose qu’une passion qui dépend de l’arrangement d’un visage et du quantième de l’âge ! la jeunesse, la beauté ! Fi, vous dis-je.
ANGÉLIQUE.
Oui, vous dites que vous méprisez la beauté ; mais cependant ?...
BÉLISE.
Hé bien cependant ?
ANGÉLIQUE.
Vous mettez du rouge et des mouches.
BÉLISE.
Oui, par propreté, par bienséance ; mais mes agréments tirent peu de secours de ces bagatelles.
ANGÉLIQUE.
Je le vois bien : mais moi je suis bien aise d’être jeune et jolie, d’avoir de beaux yeux, une belle bouche, un teint vermeil.
BÉLISE.
Hé fi, fi, fi, si Dorante était capable d’aimer ces sottises-là, je le haïrais à la mort.
ANGÉLIQUE.
Et moi je vous le céderais de bon cœur, s’il était comme vous le dites ; car l’amour...
BÉLISE.
L’amour ! Vous, parler d’amour ? Vous voulez vous mêler de raisonner ! À l’école, à l’école, petite sotte, à l’école, à l’école.
ANGÉLIQUE.
Mais, ma tante...
BÉLISE.
À l’école, à l’école, vous dis-je, il faut étudier trente ans l’amour avant que d’en parler.
ANGÉLIQUE.
Mais...
BÉLISE.
À l’école, à l’école, à l’école...
Scène VII
FANCHON, BÉLISE, ANGÉLIQUE
FANCHON.
Madame...
BÉLISE.
Qu’est-ce qu’il y a ?
FANCHON.
Ce bel esprit qui vient de vous faire la révérence...
BÉLISE.
Hé bien.
FANCHON.
Il extravague, Madame, il est tout feu dans cette chambre où il se tourmente comme un possédé ; il se promène à grands pas, il se mord les doigts, fronce le sourcil, se donne de grands coups sur le front, parle tout seul, et de temps en temps il reprend un air gai, fait trois ou quatre cabrioles, et puis il griffonne je ne sais pas quoi sur ses tablettes. Enfin s’il n’est pas tout à fait fou, je crois qu’il ne s’en faut guères du moins, et je n’oserais dire ce que je soupçonne.
BÉLISE.
Hé, que soupçonnes-tu ?
FANCHON.
Cela vous fâchera, peut-être.
BÉLISE.
Non, non, parle ?
FANCHON.
Vous êtes fière et si difficile.
BÉLISE.
Explique-toi, te dis-je ?
FANCHON.
Hé bien, Madame, je crois qu’il est amoureux de vous.
BÉLISE.
Amoureux de moi ! cela se pourrait-il bien ?
ANGÉLIQUE.
Fanchon a donc raison, il faut qu’il soit fou.
FANCHON.
Il vous nomme quelquefois.
BÉLISE.
Il me nomme !
FANCHON.
Oui, Madame, et j’ai entendu même certains mots d’amour, d’adorable, de mourir !
BÉLISE.
De mourir.
FANCHON.
Oui vraiment, il y a du mourir dans son affaire ; il en était là quand je suis venue. Il me semble qu’il disait qu’il voulait mourir.
BÉLISE.
Il faut empêcher cela, Fanchon ; je veux bien qu’on m’aime, mais mourir chez moi, cela ne me plairait pas.
ANGÉLIQUE.
Vraiment oui, je crois qu’il en a bien envie.
BÉLISE.
Voyez, petite sotte, ce que fait mon esprit, mon vrai mérite. Vos beaux yeux, votre belle bouche, et votre teint vermeil ne produiront jamais de ces effets surnaturels.
ANGÉLIQUE.
Hé bien ma tante, vous aimez tant le surnaturel, prenez ce bel esprit, et me laissez Dorante.
BÉLISE.
Taisez-vous, taisez-vous petite ridicule, personne ne veut de vous.
ANGÉLIQUE.
Oh, je gagerais bien que si, moi.
BÉLISE.
Taisez-vous, vous dis-je, encore une fois, et m’attendez-là ; je vais revenir : au moins, ne vous avisez pas d’entrer là-dedans sans moi...
À Fanchon.
Et vous suivez-moi.
Scène VIII
ANGÉLIQUE, seule
Fanchon me fait signe, je ne comprends rien à tout ceci ; mais il faut qu’elle ait ses raisons... Ah ciel ! quel esprit quel esprit, que celui de ma tante ! Je vieillirai comme elle, mais je voudrais bien savoir si je deviendrai ridicule comme elle. Je ne puis plus souffrir son humeur, j’aime mieux aller dans un Couvent ; mais dans ce Couvent je ne verrai plus Dorante. Hélas ! si Dorante m’aimait autant que je l’aime, et que mon oncle voulût...
Scène IX
DORANTE, ANGÉLIQUE
DORANTE.
Pardonnez charmante Angélique...
ANGÉLIQUE.
Ah ciel !
DORANTE.
Qu’avez-vous ? êtes-vous fâchée de vous trouver seule avec moi ?
ANGÉLIQUE.
Ma tante est là au moins... mais quand elle n’y serait pas, je n’aime pas qu’on me vienne ainsi surprendre.
DORANTE.
Hé pourriez-vous me pardonner, si je négligeais un moment si difficile à ménager ? Peut-être n’aurai-je de ma vie une occasion si favorable pour vous apprendre...
ANGÉLIQUE.
Ne m’apprenez rien, je ne veux rien apprendre de vous.
DORANTE.
Ah que je serais heureux si vous deviniez tout ce que j’ai à vous dire !
ANGÉLIQUE.
Que devinerais-je ?
DORANTE.
Que je vous adore.
ANGÉLIQUE.
Paix.
DORANTE.
Belle Angélique.
ANGÉLIQUE.
Ma tante est là vous dis-je.
DORANTE.
Pouvez-vous me refuser votre main, après m’avoir donné votre cœur ?
ANGÉLIQUE.
Moi, je vous ai donné mon cœur.
DORANTE.
Je ne puis dissimuler davantage, j’ai entendu...
ANGÉLIQUE.
Ah ce n’était pas cela que je disais : mais vous vous repentirez de votre curiosité, et cela sera cause que je ne vous regarderai de ma vie.
DORANTE.
Quoi vous pourriez ?...
ANGÉLIQUE.
Je vous défends de me voir.
DORANTE.
En vérité, je ne vous comprends point.
ANGÉLIQUE.
Je suis contre vous dans une colère épouvantable.
Scène X
DORANTE, ANGÉLIQUE, FANCHON
FANCHON.
Quoi, vous vous quereller déjà mes enfants ? on voit bien que vous êtes destinés pour être mari et femme.
DORANTE.
Je suis au désespoir, Fanchon.
FANCHON.
Allez vous désespérer là-dedans, la tante va revenir.
DORANTE.
Elle me défend...
FANCHON.
Et moi je vous permets tout, ne vous mettez pas en peine, allez-vous-en seulement qu’on ne vous voie pas ensemble.
DORANTE.
Quelle violence !
FANCHON.
Hé mort de ma vie, sauvez-vous vite, voici Bélise.
Scène XI
BÉLISE, FANCHON, LE POÈTE, ANGÉLIQUE
BÉLISE.
Laissez-moi vous fuir, Monsieur, vous commencez à m’embarrasser. Où suis-je ? je ne sais ce que je dis ; je ne sais ce que je fais ; je ne comprends plus rien à tout ce que vous me dites.
LE POÈTE.
Je n’en suis pas surpris, Madame.
Il chante.
Un cœur qui n’aima jamais rien ;
Sait peu comme l’amour s’exprime.
BÉLISE.
Qu’il a d’esprit ! Qu’il a d’esprit ! il n’y a pas moyen de tenir là contre, il faut abandonner la place.
LE POÈTE chante.
Armide vous m’allez quitter.
BÉLISE.
Oui, je vous quitte, et je vous défends de me suivre ; ou tout au moins, je vous commande de me donner le temps de me remettre.
À Angélique.
Allons, suivez-moi, vous.
Au Poète.
Vous ne me suivez pas.
À Angélique.
Suivez-moi donc.
Au Poète.
Ne me suivez pas, ne me suivez pas, ne me suivez pas.
FANCHON.
La belle folle !
Scène XII
LE POÈTE, FANCHON
LE POÈTE.
Dorante a-t-il eu le temps d’entretenir Angélique ? je n’ai pu lui en ménager davantage, et la bonne tante est trop vive pour une longue conversation.
FANCHON.
Vous avez fait de grands progrès sur son esprit : songez à continuer de manière que vous en puissiez disposer absolument ; c’est tout le service que nous voulons de vous. Mais voici je crois le rival de Dorante.
LE POÈTE.
Est-ce là le Marquis en question ? Il est de ma connaissance. Oh, diable, c’est un véritable homme de Cour.
FANCHON.
Lui homme de Cour ? Il n’a que le mauvais de ce pays-là, les faux airs, le patelinage, et la gueuserie : allez-vous en rejoindre la tante, et moi je vais sonder un peu...
Scène XIII
FANCHON, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Hé bonjour la petite personne, bonjour la petite personne.
FANCHON.
Monsieur, je suis votre très humble servante.
LE MARQUIS.
Mon Intendant n’est-il pas venu me chercher ici ?
FANCHON.
Je ne l’ai pas vu, Monsieur.
LE MARQUIS.
Tu le connais ?
FANCHON.
Oh vraiment oui, Monsieur, nous avons servi en même maison ; je l’ai vu laquais chez un homme qui l’avait été.
LE MARQUIS.
Ce gueux-là est à présent plus riche que moi. Le coquin a fait ses affaires aux dépens des miennes ; mais je suis né pour cela, moi ; je fais la fortune de tout le monde.
FANCHON.
Vous avez l’âme belle, Monsieur.
LE MARQUIS.
Oh palsambleu, Fanchon, je veux faire la tienne, et je te marierai à Florentin, l’élite de mes valets de chambre.
FANCHON.
Je ne mériterai jamais, Monsieur, que vous preniez le soin de me marier.
LE MARQUIS.
Ce sera quelque jour un bon parti que ce Florentin. Je lui dois déjà vingt années de ses gages.
FANCHON.
C’est de l’argent comptant. Vous êtes un bon maître de lui amasser ainsi de quoi l’établir. Quelle charge lui achèterez-vous de cet argent ?
LE MARQUIS.
Je le ferai mon Concierge.
FANCHON.
La belle fortune d’homme !
LE MARQUIS.
Et ma protection, ma protection ; ce n’est pas peu de chose, Fanchon, que ma protection.
FANCHON.
J’en suis persuadée ; mais voici votre Intendant apparemment, il a quelque réponse à vous rendre ; je vous laisse.
Scène XIV
LE MARQUIS, L’INTENDANT
LE MARQUIS.
Hé bien, Monsieur, je suis fait pour vous attendre comme vous voyez ; m’apportez-vous de l’argent encore ?
L’INTENDANT.
Je n’ai pu trouver que cent pistoles, et pour les avoir il a fallu faire mon billet de deux mille livres.
LE MARQUIS.
Fort bien, Monsieur, fort bien ! Vous m’accommodez bien vraiment, vous me ruinez, vous m’obérez, vous êtes un joli jeune homme !
L’INTENDANT.
Si vous trouvez que l’intérêt soit trop fort, je vais reporter les cents pistoles.
LE MARQUIS.
Je ne vous dis pas cela, Monsieur, je ne vous dis pas cela, j’ai besoin d’argent ; cependant vous m’assassinez, vous me coupez la gorge.
L’INTENDANT.
Mais, Monsieur...
LE MARQUIS.
Je ne vous en dis rien, Monsieur, voilà qui est fini, je le veux bien comme cela : je me ruine pour vous faire plaisir, ne suis-je pas le maître ?
L’INTENDANT.
En vérité, Monsieur, si vos affaires sont dans un si grand désordre, vous n’en devez accuser que vous-même.
LE MARQUIS.
Oui, je suis un chien, un bourreau, vous avez raison ; mais si vous vouliez cependant...
L’INTENDANT.
Il n’y a point de moyens dont vous ne vous avisiez pour vous endetter.
LE MARQUIS.
Cela est vrai, cela est vrai, Monsieur, il me faut de l’argent, je vous avoue mon faible.
L’INTENDANT.
Vous avez pris depuis huit jours chez quatre Marchands différents, vingt pièces de velours pour un carrosse que vous avez fait doubler de maroquin.
LE MARQUIS.
Oh ! pour cela je n’ai pas le moindre tort ; je prends des étoffes pour me doubler un Carrosse, je change de dessein, les étoffes me restent, je les joue, je le troque, je les donne. Que diable vouliez-vous que j’en fisse ?
L’INTENDANT.
Mais il faut payer ces étoffes, Monsieur.
LE MARQUIS.
Oui, il faut les payer, à loisir.
L’INTENDANT.
Je suis accablé de mille créanciers, qui jettent feu et flamme contre vous ; qui disent que vous leur ferez faire banqueroute.
LE MARQUIS.
Hé bien, qu’ils fassent, qu’ils fassent. Mais voilà des marauds bien insolents ; de quoi ces gueux-là s’avisent-ils, de négocier avec des gens de qualité, quand ils n’ont pas de fonds pour faire des avances ?
L’INTENDANT.
Votre Tailleur m’a pensé désespérer ce matin. C’est une persécution qui n’a point d’exemple.
LE MARQUIS.
Hé bien, Monsieur, ne payez point ; il ne faut pas payer, ne payez point.
L’INTENDANT.
Mais il faudra payer quelque jour ?
LE MARQUIS.
Mon mariage avec la petite nièce de ce logis, me va mettre en argent comptant.
L’INTENDANT.
Votre mariage, Monsieur ? vous ne m’avez point encore parlé de ce dessein.
LE MARQUIS.
C’est une affaire faite, mon cher.
L’INTENDANT.
Elle vous aime ?
LE MARQUIS.
Point du tout. Mais ce n’est point l’amour qui fait les mariages des gens de qualité.
L’INTENDANT.
C’est-à-dire, que la tante vous ménage la chose ?
LE MARQUIS.
On ne lui a point encore parlé.
L’INTENDANT.
C’est donc l’oncle qui ?...
LE MARQUIS.
Le bonhomme Oronte ? Il n’en sait rien.
L’INTENDANT.
Voilà des noces bien avancées !
LE MARQUIS.
Mais j’ai un secret infaillible pour le faire consentir ; il se repose sur mes soins de la conduite de son procès, je gouverne son Rapporteur, tous les Juges sont mes Intimes, j’achète les droits de sa Partie, et je fais juger l’affaire à mon avantage : Jugez si la nièce me peut manquer ?
L’INTENDANT.
Mais, Monsieur...
LE MARQUIS.
Fortune, fortune, il y a longtemps que tu te moques de moi. Tu fais la rétive, fortune, mais parbleu je te briderai, petite sotte ma mie, et cette aubaine-ci ne m’échappera pas.
L’INTENDANT.
Mais Monsieur Oronte n’est pas en état de donner ces deux cent mille livres à sa nièce ; il ne lui resterait plus de quoi vivre, et il faut considérer...
LE MARQUIS.
Ah palsambleu, je vous trouve admirable ! Vous avez de la conscience, Monsieur l’Intendant. Eh morbleu ! un petit faquin de Bourgeois n’est-il pas trop heureux d’avoir la vie et le vêtement ? faut-il que la canaille fasse figure, pendant qu’un homme comme moi a ses morceaux taillés ?
L’INTENDANT.
Mais enfin...
LE MARQUIS.
Mais enfin, il me semble que je fais bien les choses, et en homme d’honneur j’épouserai la nièce.
L’INTENDANT.
Cela est fort honnête.
LE MARQUIS.
Entre nous je m’accommoderais bien de l’argent, sans me charger de la fille ; Mais il y aurait quelque petite chose à dire à cela, et il faut empêcher de parler le petit monde, et puis, je crois que je suis amoureux.
L’INTENDANT.
Ce sont vos affaires ; mais si Monsieur Oronte a quelque vue...
LE MARQUIS.
J’y ai pourvu, je connais son faible ; un rien suffit pour le détourner des affaires les plus sérieuses, et je lui détache des curieux de plusieurs espèces, qui jusqu’à la fin du procès (quelque avis qu’on lui donne) l’empêcheront d’y faire attention.
L’INTENDANT.
Ah ! Monsieur ?
LE MARQUIS.
Qu’est-ce ?
L’INTENDANT.
Ce maudit Tailleur, il faut qu’il m’ait vu entrer ici, ou qu’il ait reconnu là-bas votre Carrosse.
LE MARQUIS.
Comment morbleu, on n’est pas en sûreté chez ses amis ? oh ! palsambleu je le vais traiter d’un air...
Scène XV
LE MARQUIS, L’INTENDANT, LE TAILLEUR
LE TAILLEUR.
Monsieur, comme votre Intendant me renvoie toujours à vous, et que vous me renvoyez toujours à lui, pardonnez si vous sachant ensemble, je viens vous importuner jusques dans cette maison.
LE MARQUIS.
Il n’y a pas de mal à cela, mon homme, j’écoute tout le monde en quelque lieu que ce soit ; de quoi s’agit-il ? c’est de l’argent que vous demandez apparemment ?
LE TAILLEUR.
Monsieur...
LE MARQUIS, à l’Intendant.
Hé ventrebleu, Monsieur, que ne contentez-vous cet homme-là ? faut-il que j’aie la tête rompue d’une bagatelle ?
LE TAILLEUR.
C’est une peine d’avoir affaire à des Intendants, il n’est rien tel que de s’adresser aux Maîtres.
LE MARQUIS.
Je ne vous recommande autre chose tous les jours, Monsieur, que de contenter les petits ouvriers.
LE TAILLEUR, à l’Intendant.
Je le savais bien, moi, que c’était votre faute.
LE MARQUIS.
Cela est épouvantable que vous fassiez ainsi crier tout le monde.
L’INTENDANT.
Vous savez bien, Monsieur...
LE MARQUIS.
Palsambleu, je sais, je sais, qu’il faut contenter ce pauvre diable.
LE TAILLEUR.
Voilà un honnête Gentilhomme !
L’INTENDANT.
Eh ! comment voulez-vous que je fasse ? je n’ai pas d’argent.
LE MARQUIS.
Mais je ne vous dis pas de payer, je vous dis de contenter ; contentez, vous dis-je, est-ce que je ne me fais pas entendre ?
LE TAILLEUR.
Me contenter sans me payer ? ma foi, Monsieur, je l’en défie.
LE MARQUIS.
Oui ! parbleu, tant pis pour vous d’être si difficile, mon bon homme.
LE TAILLEUR.
Mais, Monsieur, qu’on me paye du moins ce que je vous ai fourni depuis la dernière campagne, car les parties n’en sont point arrêtées.
LE MARQUIS.
Oh ! il faut de la raison partout. Un mémoire de huit années n’est pas encore mûr. Il faut commencer par payer le vieux.
L’INTENDANT.
Des créanciers, Monsieur ! avec ces animaux-là, il faudrait toujours avoir l’argent à la main.
LE TAILLEUR.
N’appelez-vous pas le vieux, un mémoire de huit années ?
LE MARQUIS.
Non vraiment, cela est du plus moderne. Écoutez, bon homme, il faut s’accommoder au temps, les dépenses sont grandes.
LE TAILLEUR.
Vous passez pourtant tous les Étés à Paris ; mais tout au moins qu’on me donne quelque chose, je prendrai tout ce qu’on voudra.
LE MARQUIS.
Ah ! voilà parler cela. Vous devenez raisonnable. Hé bien, puisque vous prenez les choses du bon côté ; d’honneur vous aurez de l’argent, quand je devrais vous payer moi-même sur mes menus plaisirs.
LE TAILLEUR.
Mais quand sera-ce, Monsieur ? que je sache le temps s’il vous plaît ?
LE MARQUIS.
Ce sera, ce sera... Oh ! palsambleu, vous êtes un maraud bien curieux.
L’INTENDANT.
La race des créanciers ne finira-t-elle jamais ?
LE MARQUIS.
Ce sera... Ce sera en me livrant mon habit brodé, et mon surtout de chasse.
LE TAILLEUR.
Fort bien. Il faudra que j’avance encore cela. Quelle misère !
L’INTENDANT.
Voilà Monsieur Oronte.
LE MARQUIS.
Adieu mon ami, cela est fini, je ferai votre affaire, adieu.
Scène XVI
LE MARQUIS, ORONTE, L’INTENDANT
ORONTE.
Que je ne vous détourne point, Monsieur, vous êtes ici comme chez vous, et vous pouvez...
LE MARQUIS.
C’est un pauvre diable de tailleur que les crédits ont ruiné. Il me demande de l’emploi, je lui en ferai donner par un partisan de mes intimes, qui est le filleul de ma nourrice.
ORONTE.
Vous avez l’âme bienfaisante.
LE MARQUIS.
Je suis l’appui des opprimés, et la ressource des misérables. Hé à propos, cela me fait souvenir d’une chose, Monsieur l’Intendant ; montez dans mon Carrosse, et allez chez la grosse Comtesse, savoir des nouvelles de l’affaire que je lui ai recommandée.
L’INTENDANT.
N’y a-t-il rien de particulier à lui dire ?
LE MARQUIS.
Il ne faut que retenir ce qu’elle vous dira, et venir me rendre réponse.
Scène XVII
LE MARQUIS, ORONTE
LE MARQUIS.
Hé bien, mon cher, avez-vous fait affaire avec ces Troqueurs que je vous ai envoyés ?
ORONTE.
Ils m’ont amusé jusqu’à présent ; et ils m’avaient fait oublier d’aller chez mon Procureur ; mais je m’y en vais de ce pas.
LE MARQUIS.
Allez, allez, mon cher, c’est fort bien fait de songer à ses affaires.
ORONTE.
Je veux une fois dans ma vie vaincre ma négligence.
LE MARQUIS, à part.
Je t’empêcherai bien de la vaincre.
Haut.
Hé, Monsieur Oronte, je songe que mon Intendant pourrait prendre ce soin. Je vais lui ordonner d’y aller.
ORONTE.
Non, non, Monsieur, puisque me voilà en humeur, j’irai bien moi-même.
LE MARQUIS.
Ah ! je vous loue de vous évertuer.
ORONTE.
Un peu d’exactitude ne nuit pas dans la vie.
LE MARQUIS. Il rappelle Monsieur Oronte.
Monsieur, Monsieur Oronte ; au moins je fais solliciter votre procès par des femmes de conséquence : les premiers mobiles de la robe s’en mêlent, mon cher, et...
À l’oreille.
Est-ce là servir ses amis ?
ORONTE.
Que je vous ai d’obligation de m’épargner toutes ces peines-là.
LE MARQUIS.
S’il arrivait par hasard...
À l’oreille.
Êtes-vous content de moi ? hé ! on peut dormir en repos sur ma parole ?
ORONTE.
Je me confie entièrement à vous.
LE MARQUIS.
Oh ! palsambleu vous risquez beaucoup, n’est-il pas vrai ? ne vous y fiez pas trop, je suis un peu faux... Je suis courtisan au moins, et nous ne valons pas grand chose nous autres. Hai, hai !
ORONTE.
Oh ! Monsieur.
LE MARQUIS.
Hé ! à propos, je ne songeais pas que Dhotel est là-dedans qui apporte cette urne de porcelaine pour troquer.
ORONTE.
Ne saurait-il attendre un moment ?
LE MARQUIS.
Non vraiment, gardez-vous bien de laisser échapper ce hasard.
ORONTE.
Mais mon affaire...
LE MARQUIS.
Je vais y envoyer de ce pas. Laissez-moi faire, laissez-moi faire.
ACTE II
Scène première
LOLIVE, FANCHON
LOLIVE.
Où est donc Monsieur Oronte ?
FANCHON.
On lui a écrit un billet pour son Procès, il allait sortir pour y donner ordre, un maudit curieux de porcelaine l’a entraîné dans son cabinet, et il n’y a pas moyen d’avoir raison de lui... Mais où avez-vous laissé Dorante ?
LOLIVE.
Il est chez le Secrétaire d’un vieux Conseiller, qui est son oncle.
FANCHON.
Ne sais-tu point si ce Conseiller est de nos Juges ?
LOLIVE.
C’est le Rapporteur du Procès de Monsieur Oronte.
FANCHON.
Dorante a-t-il été chez le Procureur ?
LOLIVE.
Il a été partout. Il faut qu’il soit diablement amoureux de la petite fille, puisqu’il se donne tant de mouvements pour les intérêts du bon homme.
FANCHON.
Mais tout de bon, toi qui le connais, le crois-tu passionné de bonne foi ?
LOLIVE.
Oui, la peste m’étouffe. Je ne lui jamais vu le cœur touché que cette fois-ci ; et pourtant ce n’est pas faute qu’il ne soit aimé.
FANCHON.
Oh ! pour cela je n’en doute point ; un joli homme comme lui ne saurait manquer de pratique ; le temps est bon.
LOLIVE.
Adieu. Songe à ce qu’il te recommande : pour moi je vais le retrouver en enrageant ; car je doute qu’il a encore quelque autre commission à me donner.
Scène II
LE MARQUIS, FANCHON, LE POÈTE
LE MARQUIS.
Oh ! palsambleu je ne puis pas grimeliner davantage. Je perds là sottement mon argent, sans avoir le moindre plaisir. Ah ! te voilà, Fanchon, est-ce que nous n’aurons pas bientôt ici nos gros joueurs, le Comte, le Chevalier, le Baron et notre Sénéchal ?... Mais je trouble un tête à tête ; je pense, eh ! morbleu c’est Monsieur Licandre, Monsieur Licandre !
LE POÈTE.
Ah ! Monsieur.
LE MARQUIS.
Fauchon tu es trop égrillarde, tu n’auras pas mon Florentin.
FANCHON.
Hé, allez, allez, Monsieur, je suis comme il faut être pour la femme d’un valet de chambre.
Elle s’en va.
Scène III
LE MARQUIS, LE POÈTE
LE POÈTE.
Que je ne sois pas cause...
LE MARQUIS.
Vous en voulez furieusement à cette Fanchon-là, Monsieur Licandre ?
LE POÈTE.
Monsieur.
LE MARQUIS.
Les beaux esprits courent après les corps quelquefois.
LE POÈTE.
Je vous assure, Monsieur...
LE MARQUIS.
Hé, allons, allons ne vous en défendez point. La substance qui pense, n’ôte rien à la substance étendue. Ha, ha...
LE POÈTE.
On voit bien, Monsieur, que...
LE MARQUIS.
Je parle sublime, oui, quand je veux. Hé, à propos de sublime, Monsieur Licandre, quand verrons-nous quelque chose de votre façon ?
LE POÈTE.
Ma foi, Monsieur, je n’ai plus guères le cœur au métier ; depuis que tout le monde se mêle de juger des ouvrages d’esprits, il y a trop à risquer.
L’un bouffi de son rang,
Sans goût et sans délicatesse,
Croit, qu’ainsi que la noblesse,
La science est dans le sang.
Il croit qu’il fut savant même avant que de naître,
Décide par autorité.
Et décide en maître, du sort et de la réputation d’un pauvre Auteur qui aura travaillé toute sa vie à franchir les épines et les ronces dont le Parnasse est environné.
LE MARQUIS.
Mais parbleu, le petit Apollon devrait bien faire défricher les avenues de ce Parnasse ; car avant qu’un Poète ait traversé toutes ses ronces et ses épines, son manteau doit être bien déchiré, hé, hé.
LE POÈTE.
Monsieur le Marquis...
LE MARQUIS.
Sans rancune, Monsieur Licandre ; car enfin je révère les doctes, et ma folie est les belles lettres ; je dévore les conversations savantes.
LE POÈTE.
Puisque que cela est ainsi, je vais vous réciter un petit chef-d’œuvre de poésie que je mettrai dans peu sous la presse.
LE MARQUIS.
Je me donne au diable, vous me ferez bien plaisir.
LE POÈTE, toussant.
Hem.
Le soleil n’eut jamais de plus vives clartés
Que cet Astre...
LE MARQUIS.
Monsieur Licandre, vous autres... entre vous autres, lequel estimez-vous le plus de Virgile ou d’Homère ?
Il chante.
Terou lerou.
LE POÈTE.
Ce Parallèle est délicat, et pour vous dire mon sentiment, Homère...
LE MARQUIS.
Homère : oui, le bon Homère. Aliquando bonus dormitat Homerus.
Il sourit et chante.
Hom, hom tou tou toure.
LE POÈTE.
Dormitat, il est vrai ; mais il a pourtant sur Virgile ses avantages d’un autre côté.
LE MARQUIS.
Ah Virgile ! Vous parlez de Virgile ? c’est ma folie à moi, que Virgile. Arma virumque cano. Hé, hé, nous savons les Poètes Monsieur Licandre. Hom, hom.
Il chante.
Vous partez Renaud, vous partez.
LE POÈTE.
Que voulez-vous que nous examinions le premier, Homère ?
LE MARQUIS.
Hom tara la.
LE POÈTE.
Ou si vous aimez mieux que nous envisagions ces deux grands hommes, trait pour trait ?
LE MARQUIS.
Oui, c’est fort bien dit, trait pour trait.
Sic ille manus, sic ora ferebat.
LE POÈTE.
Je commence par ordre...
LE MARQUIS.
Adieu, Monsieur Licandre, vous pouvez courir la Fanchon, on vous l’abandonne. Nous en dirons une autre fois davantage.
LE POÈTE, à part.
La bonne cervelle ! ce n’est pas là le moins ridicule personnage de la maison.
Il s’en va.
Scène IV
LE MARQUIS, LE SÉNÉCHAL
LE MARQUIS.
Hé, que vois-je ! Monsieur le Sénéchal. En vérité Monsieur, je suis vivement pénétré de votre douleur.
LE SÉNÉCHAL.
Depuis la perte que j’ai faite...
LE MARQUIS.
Monsieur votre père était le meilleur ami que j’eusse au monde.
LE SÉNÉCHAL.
Quoi qu’il fût toujours en Province, il avait l’honneur d’être connu de la Cour.
LE MARQUIS.
Perdre un Père connu de la Cour ! cela est assommant ! Quel âge avait-il, le bon homme ?
LE SÉNÉCHAL.
Quatre-vingt treize ans ou environ.
LE MARQUIS.
Quelle perte, Monsieur le Sénéchal ! si cet homme eut vécu, il serait parvenu aux grandes charges.
LE SÉNÉCHAL.
Une mort imprévue comme la sienne recule terriblement sa famille.
LE MARQUIS.
J’en suis inconsolable, je vous assure.
LE SÉNÉCHAL.
Il m’aimait tendrement, Monsieur.
LE MARQUIS, s’en allant.
Mais j’entends la voix de la Comtesse.
LE SÉNÉCHAL.
Je me souviendrai toute ma vie de ses dernières paroles : mon fils, me dit-il, en me serrant la main, ayez toujours... Où est-il donc ? cet homme-là est bien touché de la mort de mon père !
Scène V
LE MARQUIS, LA COMTESSE, LE SÉNÉCHAL
LE MARQUIS.
Madame, voilà un pauvre orphelin que je vous présente, qui n’a que vingt-cinq mille écus de revenu.
LA COMTESSE.
Ah ! Monsieur le Sénéchal, vous avez perdu votre père ?
LE SÉNÉCHAL.
Madame, dans l’affliction horrible...
LA COMTESSE.
Mon pauvre Marquis, je suis ruinée, je perdis hier tout ce que j’ai joué.
LE MARQUIS.
Cela est triste, ma bonne Comtesse.
LA COMTESSE.
Je prends part à votre affliction, Monsieur le Sénéchal.
LE SÉNÉCHAL.
Ce m’est une consolation bien grande, Madame, qu’une personne...
LA COMTESSE, au Marquis.
Il est gros joueur, n’est-ce pas ?
LE SÉNÉCHAL.
Madame...
LE MARQUIS.
Monsieur le Sénéchal, je veux entamer la succession.
LE SÉNÉCHAL.
Nous commencerons quand il vous plaira, j’ai sur moi la valeur de douze cent pistoles.
LA COMTESSE.
Vieilles nippes du défunt apparemment ?
LE SÉNÉCHAL, riant.
Ha, ha, j’en ai trouvé d’assez bonnes, Madame.
LA COMTESSE.
En vérité je suis tout à fait sensible à la douleur qu’il a de la mort de son père.
LE SÉNÉCHAL.
Madame...
LA COMTESSE.
Entrez là-dedans, Monsieur le Sénéchal, nous allons vous suivre.
Scène VI
LE MARQUIS, LA COMTESSE
LE MARQUIS.
Hé bien, la bonne Comtesse, en quel état sont nos affaires ?
LA COMTESSE.
Voici huit cent louis d’or que je t’apporte, il en faut encore deux cents pour faire la somme nécessaire pour acheter les droits du procès.
LE MARQUIS.
Il faut les gagner au Sénéchal.
LA COMTESSE.
C’est de l’argent comptant, pourvu que je tienne la carte, car j’ai de l’ascendant sur lui.
LE MARQUIS.
Oh, joue donc pour moi, car je suis le plus malheureux coquin...
LA COMTESSE.
Quand nous aurons fait notre somme, nous irons ensemble chez le Notaire, où nous trouverons la partie du bon homme Oronte, qui nous y attend. J’ai tout disposé...
LE MARQUIS.
Elle est toute adorable, cette Comtesse !
LA COMTESSE.
Quand une fois cette affaire sera terminée, nous gagnerons le Procès en vingt quatre heures.
LE MARQUIS.
Qu’elle prend de soins, cette grosse personne !
LA COMTESSE.
Le Rapporteur a dit à une de mes femmes de chambre, que pourvu que... Tu peux compter là-dessus.
LE MARQUIS.
Dieu me damne, Comtesse, je t’adore, et je t’épouserais, si je t’aimais moins.
LA COMTESSE.
Épouse la petite nièce, mon pauvre Marquis, épouse la petite nièce ; si elle ne t’accommode pas dans la suite nous la mettrons dans un Couvent.
LE MARQUIS.
Quelle vivacité d’esprit ! quel feu d’imagination !
Scène VII
LE MARQUIS, LA COMTESSE, FANCHON
FANCHON.
On a dit à Madame que vous étiez ici, elle va quitter le jeu pour vous venir recevoir.
LA COMTESSE.
C’est trop de politesse, il faut la prévenir.
Scène VIII
LE MARQUIS, FANCHON
FANCHON.
Vous ne la suivez pas, Monsieur ?
LE MARQUIS.
Demeure, coquine, demeure, j’ai une confidence à te faire.
FANCHON.
Me voilà prête à vous écouter.
LE MARQUIS.
Je suis dans le goût de te faire un petit présent, ma chère bonne, en seras-tu fâchée ?
FANCHON.
Pourvu que vous n’exigiez de moi, rien autre chose que de recevoir, je suis toute à votre service.
LE MARQUIS.
La sotte ! Elle a l’esprit tourné, tourné comme une coquette de Cour. Ça je suis amoureux de la petite nièce, il faut que tu m’en fasses aimer.
FANCHON.
Moi, Monsieur ?
LE MARQUIS, il fouille dans sa poche.
Je ne serai pas ingrat d’un si bon office.
FANCHON.
Monsieur...
LE MARQUIS.
J’en mourrai quitte sur ma parole.
FANCHON.
On meurt subitement quelquefois.
LE MARQUIS.
De peur d’accident, voilà dix pistoles que je te prie de dépenser en bagatelles.
FANCHON.
Vous êtes fort aimable, mais je ne répons pas que vous soyez aimé.
LE MARQUIS.
Il faut bien que tu m’en répondes, c’est ton affaire. Je vais voir le jeu de la Comtesse, si nous ruinons le Sénéchal, ta fortune est faite.
Scène IX
FANCHON, seule
Le scélérat ! il faut que j’aime bien l’argent pour en recevoir de la main de cet homme-là.
Scène X
DORANTE, FANCHON
DORANTE.
Ah, ma chère Fanchon, j’ai bien des nouvelles à t’apprendre !
FANCHON.
Qu’y a-t-il ?
DORANTE.
Et qui te surprendront.
FANCHON.
Hé bien ?
DORANTE.
Aurais-tu pu t’imaginer que votre Marquis est le plus grand fourbe du monde ?
FANCHON.
Un Marquis fourbe ! c’est une chose bien difficile à imaginer.
DORANTE.
C’est sur lui que Monsieur Oronte se repose du soin de son procès. Il le trahit et il est d’intelligence avec sa partie.
FANCHON.
Je m’en suis toujours bien doutée.
DORANTE.
Plus par hasard que par mes soins, j’ai découvert quelques-unes de ses menées, et j’ai mis Lolive aux trousses de son Intendant, qui apparemment est en mouvement dans cette affaire, afin de tâcher à m’éclaircir mieux de certaines choses que ne fais que soupçonner.
FANCHON.
L’affaire est en bonnes mains, et votre Lolive n’est pas un sot.
DORANTE.
Où est Monsieur Oronte ?
FANCHON.
Il est près d’ici dans le cabinet d’un curieux, où il est allé se tranquilliser.
DORANTE.
Je vais le chercher, il faut absolument qu’il vienne avec moi chez mon oncle.
Scène XI
ORONTE, DORANTE, FANCHON
ORONTE.
Ah le beau vase ! La belle Urne !
FANCHON.
Le voici le plus à propos du monde.
ORONTE.
La fine pâte de porcelaine !
DORANTE.
Monsieur je vous cherche avec empressement pour vous dire...
ORONTE.
Ah ! Monsieur, je viens de voir la plus belle porcelaine ! Le bel émail !
DORANTE.
Il s’agit de bien autre chose.
ORONTE.
Le plus beau bleu !
DORANTE.
Monsieur.
ORONTE.
Une broderie !
DORANTE.
C’est une belle chose que de la broderie, mais...
ORONTE.
Il faut se mettre à genoux devant cette Urne-là.
FANCHON.
Monsieur, n’avez-vous rien appris de votre procès ?
ORONTE.
Rien du tout : Je vais chercher dans mon cabinet quelque chose digne d’être troqué contre cette Urne.
FANCHON.
Il faudrait bien mieux que vous allassiez...
ORONTE.
Non : je n’irai nulle part que je n’aie fait ce troc assurément.
Il rêve.
N’ai-je rien...
DORANTE.
Vous avez pourtant des affaires bien plus pressantes. Je viens d’apprendre qu’un de mes oncles est votre Rapporteur ; et selon ce que j’ai ouï dire, assurément le Marquis vous fourbe.
ORONTE.
Oui, je fais réflexion...
DORANTE.
Je vous en avais averti.
ORONTE.
J’entrevois justement...
DORANTE.
Pénétrez-vous...
ORONTE.
Oui, oui, oui, je me souviens...
DORANTE.
Hé Monsieur...
ORONTE.
Que j’ai quelque part un fort beau buste antique dépareillé, qui fera bien mon affaire.
FANCHON.
Hé, Monsieur...
DORANTE.
Quel entêtement !
À part.
Quelle négligence ! il faut en avertir Bélise si je n’y puis pas mettre ordre moi-même.
Il s’en va.
Scène XII
ORONTE, FANCHON
ORONTE.
Je vais chercher ce buste. Je vous mènerai si vous voulez... Où va-t-il donc, Fanchon ?
FANCHON.
Il va dire là-dedans à tout le monde que vous avez perdu l’esprit.
ORONTE.
Insolente !
FANCHON.
Oui, Monsieur, quand vous devriez me tuer, je ne puis m’empêcher de vous le dire, il faut être absolument fou, pour abandonner comme vous faites, le soin des affaires les plus importantes.
ORONTE.
Fanchon !
FANCHON.
Vous n’avez l’esprit rempli que de colifichets, de bagatelles, et vous vous laissez mener par le nez par le Marquis qui vous fourbe.
ORONTE.
Comment diantre ?
FANCHON.
Ah le beau vase ! La belle Urne !
ORONTE.
Explique-moi donc ?...
FANCHON.
La belle pâte de porcelaine !
ORONTE.
Fanchon ?
FANCHON.
Un bleu !
ORONTE.
Si tu ne parles...
FANCHON.
Hé mort de ma vie, vous ne voulez écouter personne ? Dorante veut vous instruire...
ORONTE.
Il faut qu’il m’éclaircisse un peu cette affaire.
ACTE III
Scène première
BÉLISE, LE POÈTE, FANCHON
BÉLISE.
Pendant que le gros jeu qui se joue occupe l’attention de tout le monde, dérobons-nous à la cohue, et profitons mutuellement des charmes de notre esprit. Je vous prie à quoi rêvez-vous ?
LE POÈTE.
Madame, j’achève un impromptu de Musique qui sera de votre goût, je m’assure.
BÉLISE.
Oui, oui, c’est mon charme que les impromptus. Fanchon, Fanchon, ma chère Fanchon, viens écouter ce petit impromptu, je te prie.
LE POÈTE.
La, la, la.
Chanson.
Ah quelle trahison ! quelle trahison !
L’amour a caché son tison,
Dans le fond de vos yeux, comme dans un nuage,
Pour embrase mon cœur, il met tout en usage,
Sagesse, prudence, raison.
BÉLISE.
Sagesse ! prudence ! raison ! on ne trouve rien de tout cela dans la jeunesse. C’est un abus épouvantable d’aimer de jeunes enfants de vingt ou vingt-cinq ans.
FANCHON.
Fi à cet âge là, une fille ne sait pas encore ce qu’on lui demande.
LE POÈTE.
La, la, la.
La jeunesse et le printemps
N’ont que des fleurs passagères ;
Laissons aux cœurs inconstants
Des douceurs si légères :
Mais pour goûter à loisir
Le plus solide plaisir
Des fruits que l’amour nous donne,
Ce n’est qu’en Automne,
Qu’il les faut cueillir.
BÉLISE.
On n’y peut pas tenir. La charmante maxime, la charmante maxime ! Hé bien, Fanchon, après cela peut-on se soucier d’être jeune ?
FANCHON.
Ma foi, Madame, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’en suis dégoûtée, fi : la jeunesse c’est une infidèle qui nous abandonne, mais la vieillesse c’est une amie constante qui ne nous quitte qu’avec la vie.
BÉLISE chante.
Ce n’est qu’en Automne,
Qu’il les faut cueillir.
Comment entendez-vous cet automne-là, Monsieur Licandre ?
LE POÈTE.
C’est l’Automne de l’amour, Madame.
BÉLISE.
Oh ! bon cela ; car pour l’âge je ne suis encore qu’au commencement de mon Été.
FANCHON, à part.
C’est un Été bien sec, que cet Été-là.
LE POÈTE.
Dites au Printemps, Madame, dites au Printemps ; je soutiendrai toujours malgré le sot usage.
Que pour les Amants
Que l’esprit engage
Le Printemps de l’âge
Est à cinquante ans.
FANCHON.
Les Roses de ce Printemps-là ne sont pas mal fanées !
BÉLISE.
Le Printemps de l’âge
Est à cinquante ans.
Il n’y a rien de plus vrai dans le fond, et personne n’en veut convenir. Il faut avouer qu’en France on a le goût bien dépravé.
FANCHON.
Oui : on aime les perdreaux au mois d’août, et les filles avant cinquante ans.
BÉLISE.
C’est l’impatience naturelle des Français, il n’y a que les fruits précoces qui leur font plaisir.
LE POÈTE.
Pour moi, Madame, je ne suis point précoce.
BÉLISE.
Vous, vous êtes le premier français en qui j’ai trouvé du bon goût, de la délicatesse, et je vous assure que vous êtes aussi le seul... Ah !
LE POÈTE.
Ce soupir, Madame,
Qui vous est échappé,
M’a paru tout de flamme,
Me suis-je trompé ?
BÉLISE.
Ah ! Licandre, je ne sais que vous répondre.
FANCHON, à part.
La vieille folle !
LE POÈTE.
Madame ?
BÉLISE.
Je ne puis vous exprimer ce que je sens, aide-moi, Fanchon, je te prie.
FANCHON.
Vous êtes assez grande pour le dire toute seule.
BÉLISE.
Ah ! petit ingrat, que vous m’avez peu ménagée ; pourquoi me montrer à la fois tant d’esprit et tant de tendresse ?
FANCHON.
Fort bien.
LE POÈTE.
Hé ! pourquoi me laisser voir tout votre mérite, Madame.
BÉLISE.
Voilà qui est fini.
FANCHON, à part.
La belle conquête !
BÉLISE.
Depuis que je vous ai vu, tout le reste du monde m’est insupportable.
LE POÈTE.
Je le crois bien, Madame.
BÉLISE.
Je vous en assure.
LE POÈTE.
Cependant tant que Dorante sera libre, je ne serai point sans inquiétude.
FANCHON.
Dorante, dites-vous ? Dorante, que Dorante ne vous fasse point d’ombrage je vous le sacrifie.
LE POÈTE.
Je suis là-dessus d’une délicatesse qui passe l’imagination.
FANCHON.
Pour mieux le rassurer, marions Dorante avec votre petite nièce.
LE POÈTE.
Je n’exige point des choses...
BÉLISE.
Vous n’exigez point cela, mais je vous l’accorde ; qu’on y fasse consentir mon frère, je ferai là-dessus ce qu’il faudra.
LE POÈTE.
Ah ! Madame...
BÉLISE.
Tenez-vous donc, quelqu’un vient : vous me faites rougir, petit badin.
LE POÈTE.
Je suis le plus heureux mortel...
BÉLISE.
Rentrons dans la salle, Monsieur Licandre, rentrons dans la salle ; ma raison a besoin d’une grosse compagnie pour ne pas se fourvoyer davantage.
LE POÈTE, seul.
On a bien de la peine à gagner soixante pistoles.
Scène II
FANCHON, seule
Hé, plût au ciel, qu’elles fussent déjà gagnées, et qu’il ne fût plus question que de les payer ! mais suis inquiète, Dorante devrait être ici.
Scène III
DORANTE, FANCHON
DORANTE.
N’as-tu point vu Lolive ?
FANCHON.
Non.
DORANTE.
Le maraud ! où se sera-t-il amusé ? il devrait être ici il y a une heure, je l’ai mis sur les voies de l’Intendant du Marquis, pour tâcher de découvrir quelque chose.
FANCHON.
Puisque Lolive doit venir, nous n’avons qu’à l’attendre. Mais savez-vous qu’Oronte est sorti avec un Italien, et qu’on ne sait où il est ?
DORANTE.
Ah ciel ! Si nous avons besoin de lui, comment faire ?
FANCHON.
Voilà Lolive.
Scène IV
DORANTE, FANCHON, LOLIVE
DORANTE.
Hé bien, Lolive, as-tu quelques nouvelles à m’apprendre ?
LOLIVE, ivre.
J’ai fait fort exactement... enfin vous voyez comme je me suis sacrifié pour votre service.
DORANTE.
Je pense qu’il est ivre, Fanchon ?
LOLIVE.
Vous pensez fort juste.
DORANTE.
Comment coquin ?
LOLIVE.
Doucement, s’il vous plaît, vous serez content, ne faites point de bruit.
DORANTE.
Où s’est-il accommodé de la sorte ?
LOLIVE.
Je m’en vais vous le dire.
DORANTE.
Ôte-toi de mes yeux, maraud.
FANCHON.
Hé, Monsieur, écoutons s’il a la force de parler.
LOLIVE.
En vous quittant j’ai rencontré Monsieur de la Flèche, un de mes intimes amis, Gentilhomme suivant du Marquis, qui lui portait une lettre de la part de l’Intendant.
DORANTE.
Hé bien ?
LOLIVE.
Patience.
FANCHON.
Tout à l’heure.
LOLIVE.
Il m’a d’abord mené chez Madame la Flèche.
DORANTE.
Hé qu’ai-je affaire, morbleu ?...
LOLIVE.
Ne me brouillez pas : j’ai tout cela par ordre dans ma tête, nous voilà déjà chez Madame la Flèche.
FANCHON.
Hé, sors-en bourreau, sors-en.
LOLIVE.
C’est une fort honnête et fort vertueuse personne que Madame la Flèche.
DORANTE.
Écoute...
LOLIVE.
Mais, Monsieur de la Flèche est un petit brutal qui n’en use pas bien avec elle.
DORANTE.
Si la patience m’échappe une fois...
LOLIVE.
Il lui a donné vingt coups de pieds dans le ventre à ma barbe ; et tout cela, Monsieur, pour une bagatelle, une petite erreur de calcul.
DORANTE.
Voilà un coquin qui se moque de moi.
LOLIVE.
Madame la Flèche dit qu’elle est grosse de quatre mois ; il n’y en a que trois que Monsieur de la Flèche est marié, il y a de l’erreur de calcul, comme vous voyez ; mais pour cela, faut-il battre une femme ! quand on est marié une fois, on est marié.
DORANTE.
Ah ! je te casserai la tête assurément, si tu ne...
FANCHON.
Hé, Monsieur ! ne vous emportez pas, il faut en tirer ce qu’on pourra. Regarde-moi entre deux yeux, et écoute-moi bien. Qu’as-tu fait de Monsieur de la Flèche ?
LOLIVE.
Je l’ai laissé sous la table, il n’avait plus aucun signe de vie.
DORANTE.
Hé, ne t’avais-je pas donné ordre...
LOLIVE.
Il a une apoplexie qui lui durera plus de vingt-quatre heures, et j’en suis un peu menacé, moi.
FANCHON.
Mais enfin, ne t’a-t-il rien appris ?
LOLIVE.
Je lui ai donné la question ordinaire et extraordinaire ; il a tout avoué.
DORANTE.
Mais encore ?
LOLIVE.
Ne me brouillez pas, Monsieur, si vous me brouillez, je vous planterai là.
DORANTE.
Il faut que j’aie une bonté à l’épreuve !
LOLIVE.
Ne me brouillez pas, laissez-moi me mettre à table, et je vous conterai tout par l’ordre des bouteilles.
FANCHON.
Dépêche-toi donc.
LOLIVE.
À la première bouteille... il n’a rien dit.
DORANTE.
Fort bien.
LOLIVE.
À la seconde bouteille... elle était de jauge celle-là. À la troisième... ne me brouillez pas.
DORANTE.
Hé finis, traître, finis.
LOLIVE.
Vous verrez que vous me brouillez, car je ne possède pas trop bien l’histoire, mais tant va qu’enfin je lui ai attrapé une lettre que Monsieur l’Intendant écrivait à Monsieur le Marquis. Êtes-vous content ?
DORANTE.
Tu as une lettre ?
LOLIVE.
Oui parbleu j’en ai une : voyez ce qu’elle chante.
À Fanchon.
Hé bien, que dis-tu de moi, mon adorable.
Dorante lit la lettre.
FANCHON.
Qu’en faveur de la lettre, je te pardonne de t’être enivré.
LOLIVE.
Ça, je m’en vais me coucher, quand j’aurai bu un coup, s’entend.
FANCHON.
Fusses-tu bien endormi.
LOLIVE.
Adieu, mon adorable.
FANCHON.
Adieu ivrogne.
LOLIVE.
À propos, si nous devenons jamais mari et femme, point d’erreur de calcul, je te prie.
Scène V
DORANTE, FANCHON
DORANTE.
Fanchon, tout va le mieux du monde.
FANCHON.
Trouvez-vous dans cette lettre ?...
DORANTE.
Cette lettre m’apprend les projets du Marquis, et m’instruit de se qu’il faut faire pour les rendre inutiles. Adieu, compte que dans peu de moments nous serons au-dessus de nos affaires.
FANCHON.
Voilà le Marquis, cachez cette lettre.
Scène VI
DORANTE, LE MARQUIS, FANCHON
LE MARQUIS.
Je suis discret : achevez, achevez votre petite négociation.
DORANTE.
Si j’avais quelque chose à lui dire, Monsieur, je ne craindrais pas que vous en fussiez le témoin, mais je n’ai rien à négocier.
LE MARQUIS.
Ah je le crois ; jeune et bien fait comme vous êtes, on va droit au cœur de la belle, et l’on ne prend point les chemins détournés de la négociation.
DORANTE.
Qu’entendez-vous par là, Monsieur ?
LE MARQUIS.
Ce que j’entends ? ha, ha.
FANCHON, à part.
Où ceci nous mènera-t-il ?
LE MARQUIS.
Mais j’entends que vous avez un de ces gros mérites qui emportent tout de haute lutte.
DORANTE.
Mon mérite est médiocre, Monsieur ; croyez-moi, je sais me connaître.
LE MARQUIS.
Vous devriez donc songer, mon cher, que quand on trouve en son chemin un homme de ma qualité...
DORANTE.
Monsieur...
LE MARQUIS.
Il faut se détourner un peu, et qu’il y a de certaines personnes dans le monde qu’il est important de ménager.
DORANTE.
Je sais tout ce qu’on peut savoir là-dessus.
LE MARQUIS.
Il est dangereux de me disputer le terrain, je vous en avertis.
DORANTE.
Je le veux croire.
FANCHON, à part.
Ouais, Dorante est bien pacifique.
LE MARQUIS.
Vous ne mordez point, Monsieur, vous ne mordez point ? vous ne m’entendez pas peut-être ?
DORANTE.
Il n’y a rien de plus clair que ce que vous dites.
LE MARQUIS.
Je suis pourtant bien aise de vous l’expliquer mieux, et de vous dire net, que si je vous vois davantage mettre le pied dans ce logis...
DORANTE.
Monsieur.
FANCHON, à part.
Quelle poule mouillée !
LE MARQUIS.
Si jamais il vous arrive de regarder seulement la porte...
FANCHON.
Hé, Monsieur le Marquis, point de bruit.
LE MARQUIS.
Par la morbleu !
FANCHON.
Hé, Monsieur...
LE MARQUIS.
Je vous apprendrai, mon petit Monsieur, de quel bois je me chauffe.
DORANTE.
Je vous promets, Monsieur que vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de moi.
LE MARQUIS, à part.
Prenez-y garde, et soyez sage.
FANCHON, à part.
Ah l’indigne petit homme que Dorante !
DORANTE.
Vous serez content je vous en assure ; mais je vous prie que j’aie l’honneur de vous dire un mot en particulier.
LE MARQUIS.
En particulier ? volontiers. Retire-toi, Fanchon ? Eh bien, quel est ce beau secret ? voyons ?
Au lieu de sortir, elle se cache.
DORANTE.
Il faut cacher à cette fille, ces sortes de petits démêlés, elle s’effraierait, ferait du bruit, et l’on divulguerait cette aventure.
LE MARQUIS.
Ah ! Fort bien, fort bien. Vous êtes prudent, mon petit Monsieur, j’en suis ravi, le diable m’emporte...
DORANTE.
Il y a des temps et des lieux pour tout, et j’aurai l’occasion de vous faire voir peut-être que l’épée d’un simple Gentilhomme comme moi, vaut quelquefois bien celle d’un Marquis comme vous.
LE MARQUIS.
Oh ! parbleu ce compliment me donne un extrême plaisir ; cela me faisait peine de vous voir mollir, et je suis ravi de vous trouver un brave homme ! car enfin vous avez du mérite d’ailleurs.
DORANTE.
Vous êtes ravi de me trouver brave ?
LE MARQUIS.
Oui, la peste m’étouffe.
DORANTE.
Et moi je serais bien fâché que vous ne le fussiez pas.
LE MARQUIS.
Écoutez : je me connais un peu en vraie valeur, et pour peu que je tâte un homme, et que je lui serre le bouton, je vois bientôt ce qu’il a dans le ventre. Allez, Monsieur, je suis content de vous.
DORANTE.
Et je ne le suis pas, moi.
LE MARQUIS.
Croyez-moi, je suis votre serviteur, et si jamais j’ai quelque affaire, je ne veux point d’autre second.
DORANTE.
Si...
LE MARQUIS.
Quand deux braves hommes sont sûrs l’un de l’autre, ils en battraient bien quatre, ha, ha.
DORANTE.
En vérité vous êtes trop fanfaron pour un homme de qualité.
LE MARQUIS.
Vous prenez mal les choses. Je suis votre ami.
FANCHON, toujours cachée.
Ho, ho.
DORANTE.
Monsieur le Marquis, vous tomberez sous ma coupe.
LE MARQUIS.
Monsieur, Monsieur Dorante.
FANCHON, toujours cachée.
Chacun à son tour.
DORANTE.
Avant qu’il soit peu, vous saurez que je vous connais à fond.
Il s’en va.
LE MARQUIS.
Serviteur, Monsieur, serviteur, ha, ha, ha ; voilà comme il faut traiter ces petits Messieurs-là.
FANCHON, le raillant.
Oui, serviteur, Monsieur, serviteur.
LE MARQUIS.
Avec deux mots on rabat leur caquet.
Scène VII
ANGÉLIQUE, LE MARQUIS, FANCHON
ANGÉLIQUE.
Fanchon, je prends ce moment-ci, pour m’entretenir avec toi. Ma tante est avec le Poète. Ah ! Monsieur le Marquis !
LE MARQUIS.
Approchez, approchez, la charmante, la toute aimable Fanchon... les grands airs l’éblouissent. La, la, remettez-vous, on s’humanisera. L’amour prend quelquefois plaisir à mettre de plein pied, le héros et la houlette.
FANCHON.
Si Monsieur le Marquis est aussi redoutable aux Dames qu’aux Cavaliers, on peut dire que c’est un héros à deux mains bien dangereuses ; tenez-vous bien en garde au moins.
ANGÉLIQUE.
Va, va, Fanchon, je suis en sûreté ; Monsieur le Marquis m’épargnera. Je ne suis pas une conquête digne de lui.
LE MARQUIS.
Je veux être déshonoré si je ne m’applaudis davantage de l’avoir emporté d’assaut ce petit cœur mutin, que d’avoir enfoncé seul quatre escadrons de cavalerie.
ANGÉLIQUE.
Ho, l’un vous sera aussi facile que l’autre.
LE MARQUIS.
Sais-tu bien Fanchon, que cet enfant-là avec sa simplicité pastorale et bourgeoise va traîner après son char vingt Marquises et autant de Duchesses que je lui sacrifie.
FANCHON.
Ces sacrifices-là ne vous coûtent rien. Un Marquis ne fait-il pas litière de bonnes fortunes ?
LE MARQUIS.
Oui, Princesse, vous voyez à vos pieds le Gentilhomme de France le plus tendre, le plus brûlant, le plus chaud, le plus... Quand irons-nous dans mon équipage faire un tour des Champs-Élysées ? j’ai des chevaux, morbleu, qui éclaboussent le fantassin de cent pas.
FANCHON.
Combien les louez-vous par jour ?
LE MARQUIS.
Écoutez la belle, pendant que je suis en humeur de faire une folie avec vous, hâtons la noce : je suis sujet aux réflexions et...
FANCHON.
Oh ! diantre l’affaire presse, il ne faut pas laisser morfondre l’amour d’un homme de votre qualité.
LE MARQUIS.
Fanchon a raison, il me faut prendre au pied levé en cas de mariage.
ANGÉLIQUE.
Je pense que vous parlez de mariage ? ce mot dans votre bouche me fait frémir, Fanchon, je crois que je vais me trouver mal.
FANCHON.
La pauvre enfant ! Je croyais que ce mot-là la ferait revenir de l’agonie.
LE MARQUIS.
Elle se trouve mal ! du tabac, courage, courage la belle ; une fille revient de bien loin avec un homme comme moi.
ANGÉLIQUE.
Vous parlez d’une manière qui me fait peine à entendre.
LE MARQUIS.
Nous autres gens de qualité, nous avons pourtant le talent de parler aux Dames bon Français.
FANCHON.
Ho, ce français-là est bien corrompu.
LE MARQUIS.
Je vois bien qu’il faut que je me fasse entendre à elle à force de magnificence. J’ai déjà fait votre maison ; j’ai arrêté un grand Maure, deux Coureurs, un petit Nain, trois Brodeuses et quatre Valets de chambre ; je supprime les Damoiselles, fi cela est bourgeois en diable, hé bien bichonne, me suis-je rendu intelligible ?
ANGÉLIQUE.
Ce n’est point tout cela qui fait venir l’amour.
LE MARQUIS.
Elle a ma foi le goût bon ! elle s’attache à la personne, la rusée va droit au solide, morbleu, au solide.
FANCHON.
Oh oui, il y a terriblement de solide dans cet homme-là !
LE MARQUIS.
Allons, fanfan, commencez à entrer en possession ; donnez-moi votre main, donnez, vous dis-je.
ANGÉLIQUE, se reculant.
Hé...
LE MARQUIS.
La pudeur, la pudeur, vous voulez donc que je la prenne moi-même ?
ANGÉLIQUE.
Laissez-moi.
LE MARQUIS.
Ouais ! elle donne dans le farouche, parbleu elle donne dans le farouche, Fanchon.
FANCHON.
Allons, allons, laissez-vous faire, ne résistez pas à Monsieur le Marquis. Diantre il est dangereux de lui disputer le terrain je vous en avertis.
ANGÉLIQUE.
Je serais bien fâchée d’avoir quelque chose à démêler avec lui.
LE MARQUIS.
Je suis un dangereux compère, oui. Eh.
FANCHON.
Quand Monsieur tâte quelqu’un, et qu’il lui serre le bouton, il voit bientôt ce qu’il a dans le ventre.
LE MARQUIS.
J’aime à trouver auprès des Dames un peu de résistance, c’est fruit nouveau pour moi.
ANGÉLIQUE.
Et moi je n’aime pas à trouver tant de familiarité dans les hommes, cela ne m’est pas ordinaire.
FANCHON.
Vous ne mordez pas, Mademoiselle, vous ne mordez pas. Hom, si vous saviez de quel bois il se chauffe...
Scène VIII
ANGÉLIQUE, FANCHON, LE MARQUIS, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Ah ! Ah ! Ah ! Fanchon... mon pauvre Monsieur le Marquis.
LE MARQUIS.
Qu’avez-vous donc ?
FANCHON.
Ce sont des Vapeurs.
LA COMTESSE.
Je suis ruinée ! Je suis morte ! J’ai tout perdu mon argent.
LE MARQUIS.
Juste ciel !
FANCHON.
Oh ce n’est que cela ? Allons-nous-en.
Scène IX
LE MARQUIS, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Mon cher Marquis.
LE MARQUIS.
Ma chère Comtesse.
LA COMTESSE.
Ce Sénéchal, ce maudit héritier que nous devions déshériter, il m’a gagné jusqu’au dernier sol... il faut qu’il m’ait filouté ; je m’en vais l’attendre au bout de la rue, je m’en vais l’étrangler, je m’en vais me jeter dans la rivière.
LE MARQUIS.
Ouf... allez, je m’en vais vous suivre, ouf.
Scène X
LE MARQUIS, LE SÉNÉCHAL
LE SÉNÉCHAL, en riant.
Victoire, victoire, Monsieur le Marquis, prenez part à ma joie, je viens de ruiner la Comtesse : il faut avouer que j’ai joué d’un grand bonheur.
LE MARQUIS.
Et moi d’un grand malheur.
LE SÉNÉCHAL, riant.
Comment donc ?
LE MARQUIS.
Monsieur le Sénéchal, j’étais de moitié avec la Comtesse.
LE SÉNÉCHAL.
Vous de moitié !
Dansant.
En vérité je suis vivement pénétré de votre douleur.
LE MARQUIS.
Je suis ruiné, je suis perdu, je suis abîmé.
LE SÉNÉCHAL.
J’en suis inconsolable.
LE MARQUIS.
Et si vous ne me prêtez présentement mille pistoles, il faut que je m’aille pendre.
LE SÉNÉCHAL.
Je vous jure que j’en serais au désespoir.
LE MARQUIS.
Hé mon pauvre Monsieur le Sénéchal, ne m’abandonnez pas.
Le Sénéchal s’en va cabriolant.
Scène XI
ORONTE, LE MARQUIS
ORONTE.
C’est une science admirable que la chimie ! encore un petit degré de feu, le grand œuvre était accompli.
LE MARQUIS.
Encore une réjouissance gagnée, nos mille pistoles étaient complètes.
ORONTE.
Mais tout cela s’en est allé en fumée.
LE MARQUIS.
Mais tout cela s’en est allé au diable ; fortune, fortune !
ORONTE.
Mercure, Mercure !
LE MARQUIS.
Ho ! je te briderai pourtant.
ORONTE.
Hé je te fixerai assurément.
LE MARQUIS.
Il ne faut que de l’argent, c’est de la besogne taillée pour mon Intendant.
À Oronte.
Ah ! que vous venez à propos. Je viens de perdre mille pistoles ; je perds deux cent mille livres si vous ne me prêtez tout à l’heure mille pistoles.
Scène XII
DORANTE, ORONTE, LE MARQUIS, LE POÈTE
LE MARQUIS.
Mille pistoles, je ne vous en demande pas davantage, mon cher, mon tout adorable Monsieur Oronte, mille pistoles me rachèteront la vie. Le meilleur ami que j’ai au monde, me laissera-t-il mourir pour mille pistoles.
DORANTE.
Cessez, Monsieur le Marquis, de vous embarrasser pour trouver cet argent. Je sais pourquoi vous en avez besoin et je viens vous dire que l’affaire est faite.
LE MARQUIS.
Comment, Monsieur ? que voulez-vous dire ?
DORANTE.
Vous aviez commencé un marché, votre Intendant vient de le conclure, et moi j’ai compté l’argent chez le Notaire.
ORONTE.
Qu’est ceci ?
LE POÈTE.
J’écoute, et je n’y comprends rien.
LE MARQUIS.
Vous êtes bien informé de mes affaires, Monsieur Dorante ; mais enfin vous êtes galant homme.
DORANTE.
Je me pique de l’être sur tout, et c’est par cette raison-là que j’ai fait faire la transaction au nom de Monsieur Oronte.
ORONTE.
Je suis aussi mêlé là-dedans.
LE MARQUIS.
Oh ! parbleu mon cher, vous m’avez prévenu, je vous l’avoue.
ORONTE.
Messieurs.
LE MARQUIS.
Pour terminer votre Procès, j’achetais les droits de votre Partie.
DORANTE.
Voyez par ce billet de son Intendant, l’usage qu’il en voulait faire.
LE MARQUIS.
Comment donc, un billet de mon Intendant ! ah ! palsambleu cela est fort plaisant, on me joue donc, je pense ?
ORONTE.
Quoi, Monsieur ?
LE MARQUIS.
On me fourbe, Monsieur Oronte.
ORONTE.
Vouloir m’emprunter de l’argent pour vous approprier mon bien.
LE MARQUIS.
Vous avez l’esprit mal tourné, Monsieur Oronte.
ORONTE.
Allez, Monsieur, cela est indigne d’un homme de votre qualité.
LE MARQUIS.
Oh pour le coup vous avez raison, cela est indigne, et des gens comme moi n’ont jamais d’honneur à se mêler des affaires bourgeoises ; serviteur, Messieurs, serviteur.
Il s’en va.
LE POÈTE.
Quand vous voudrez, Monsieur le Marquis, nous achèverons notre dissertation sur Homère et Virgile.
Scène XIII
DORANTE, ORONTE, LE POÈTE
ORONTE.
Sans vous, Dorante...
DORANTE.
Ne parlons point de cela, Monsieur, vos affaires sont finies, donnez-vous tout entier aux occupations qui vous font plaisir.
ORONTE.
Quels remerciements ? quelle reconnaissance ?
DORANTE.
Monsieur, sans déguisement vous pouvez faire tout mon bonheur, je suis amoureux de votre nièce, elle m’aime.
ORONTE.
Je vous la donne, et vous assure le bien que vous m’avez conservé.
DORANTE. Il embrasse Oronte.
Ah ! Monsieur.
LE POÈTE.
Notre Comédie ne sera pas mauvaise, nous avons eu assez de matière, et vous fournissez un dénouement comme je l’aurais souhaité.
ORONTE.
Vous m’avez bien de l’obligation, car un mariage c’est encore des affaires. Au moins c’est à condition que je n’entendrai parler ni de Notaire, ni d’Articles, ni de Contrat ; je ne veux plus avoir la tête rompue de toutes ces bagatelles, je ne me mêlerai que du ballet et des divertissements de la noce.
DORANTE.
Vous n’aurez que la peine de signer.
ORONTE.
Voilà-t-il pas encore signer, signer, signer.
LE POÈTE.
Vous pouvez vous en dispenser : on mettra dans le Contrat, et ledit sieur Oronte attendu sa qualité de Troqueur et de Négligent, a déclaré ne savoir écrire ni signer.
ORONTE.
Allons là-dedans faire part de cette aventure à ma sœur.
LE POÈTE.
Je vous livre son consentement.