Le Médecin de dames (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 17 décembre 1825.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE RAMSAY, colonel

MONSIEUR VERMONT, banquier

ROSELYN, médecin à la mode

UN DOMESTIQUE

MADAME VERMONT

MADAME DE LIMEUIL, jeune veuve, nièce de monsieur et madame Vermont

LOLOTTE, cousine de madame de Limeuil

MADAME DE CERNAY, jeunes dame, amie de madame Vermont

MADAME RAYMOND, jeunes dame, amie de madame Vermont

 

Dans un château, à six lieues de Paris.

 

Un salon élégamment meublé. Porte au fond ; deux portes latérales sur le devant du théâtre. À droite et à gauche, deux guéridons où se trouvent différents ouvrages de dames, tels que dentelles, broderies, canevas, etc.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DE RAMSAY, LOLOTTE

 

LOLOTTE.

Comment ! colonel, on se croit seule à se promener dans le parc, et l’on vous rencontre ainsi ?

RAMSAY.

Comme propriétaire des environs, je venais faire à monsieur Vermont, votre oncle, une visite de voisinage.

LOLOTTE.

Je vais l’avertir ; car mon oncle et ces dames sont à déjeuner.

RAMSAY.

Non, ne vous donnez pas cette peine. De toutes ces dames, mademoiselle Lolotte, il n’y en a pas une dont la société me paraisse plus agréable que la vôtre.

LOLOTTE.

Vraiment !

À part.

Je devine ; il a quelque chose à me demander.

RAMSAY.

Est-il vrai, comme on me l’a assuré, que madame de Limeuil, votre cousine, soit venue aussi passer quelques jours dans ce château ?

LOLOTTE.

Oui, monsieur.

RAMSAY.

On dit qu’elle est souffrante ?

LOLOTTE.

Oui, monsieur, des nerfs, de la poitrine, du moins à ce que dit monsieur le docteur.

RAMSAY.

Ô ciel ! et elle ne reçoit pas ?

LOLOTTE.

Non, monsieur.

RAMSAY.

J’en suis désolé pour elle et pour moi ; car je donne ce soir un bal où je comptais inviter ces dames. C’est pour cela que je venais.

LOLOTTE, le regardant malignement.

Non, colonel, ce n’est pas pour cela.

RAMSAY.

Que voulez-vous dire ? Achevez, je vous prie.

LOLOTTE.

Monsieur le colonel, êtes-vous content de Léon, mon cousin, qui est dans votre régiment ?

RAMSAY.

Le petit Léon de Verneuil ?

LOLOTTE.

Oui, monsieur... sous-lieutenant de carabiniers, premier escadron, deuxième compagnie ; un joli garçon, n’est-il pas vrai ?

RAMSAY.

Un enfant, un étourdi, mais excellent officier.

LOLOTTE.

Air : Ah ! si madame me voyait. (Romagnési.)

En êtes-vous bien satisfait ?
Ah ! dites-moi tout sans mystère.

RAMSAY.

Oui, c’est un brave militaire :
Le dernier rapport le disait. (Bis.)

LOLOTTE.

A-t-il toujours le même zèle ?

RAMSAY.

Oui... le rapport le disait bien.

LOLOTTE.

Est-il toujours tendre et fidèle ?

RAMSAY.

Ah ! le rapport n’en disait rien.

LOLOTTE.

Qui est-ce qui les fait donc, les rapports ?

RAMSAY.

N’importe. Mais Léon aura de l’avancement à la première promotion.

LOLOTTE.

Il serait possible ! Voilà tout ce que je voulais savoir ; et maintenant, colonel, comme je n’ai que ma parole, je vous dirai un grand secret que moi seule ai découvert.

RAMSAY.

Parlez vite.

LOLOTTE.

C’est qu’il y a quelqu’un ici qui adore en secret madame de Limeuil, ma cousine.

RAMSAY.

Ce serait vrai ! et qui donc ?

LOLOTTE.

Un jeune et beau militaire, le colonel de mon cousin Léon.

RAMSAY.

Ô ciel !

LOLOTTE.

Oui, monsieur, vous-même ! personne ne s’en doutait, excepté moi, parce que, dans la société, on se méfie des pères ou des maris, jamais des petites filles ; et ce sont elles qui savent tout ; aussi ai-je vu tout de suite que vous aimiez ma cousine.

RAMSAY.

Silence !... Eh bien ! oui, je donnerais pour elle ma vie et ma fortune. Ce procès que j’avais contre elle, je l’ai perdu exprès pour l’enrichir ; il est vrai que j’ai été bien secondé par mon avocat, qui m’a servi sans le savoir. Enfin, je fais tout au monde pour plaire à madame de Limeuil, et parfois j’ai cru avoir réussi ; mais depuis quelques jours elle est triste, rêveuse, mélancolique ; et tout en m’accueillant mieux que jamais, elle me prie de ne plus la voir ; qu’est-ce que cela signifie ?

LOLOTTE.

Je crois m’en douter : il y a contre vous dans la maison quelqu’un qui a un grand crédit, un monsieur Roselyn, jeune docteur, plein de grâce et d’élégance, qui a de belles dents, le ton patelin, le sourire romantique, en un mot, le Dorat de la Faculté ; car il a toujours dans sa poche le Journal des Modes, et fait ses ordonnances en madrigaux.

Air : Vos maris en Palestine. (Le Comte Ory.)

Sur papier rose ou de Chine,
Il met ses ordres du jour,
Et parle de médecine
Comme l’on parle d’amour. (Bis.)
Plus fin que ses camarades,
Jamais il ne risque rien ; (Bis.)
Car il ne prend de malades
Qu’autant qu’ils se portent bien.

RAMSAY.

Vous voulez plaisanter.

LOLOTTE.

Eh ! mon Dieu, non. Excepté ma pauvre cousine de Limeuil qui y va de franc jeu, en conscience, toutes les dames que je vois ici ne sont malades que pour leur plaisir. Nous avons madame Raymond, la femme d’un receveur, qui a voulu nourrir pour faire ses volontés, parce qu’on ne contrarie jamais une femme qui nourrit ; nous avons madame de Cernay, la femme d’un négociant, qui prétend ne pouvoir marcher, pour que son mari lui donne une voiture ; l’une consulte le docteur sur monsieur Oscar, son petit garçon ; l’autre sur les moyens de bonifier son teint ; et ma tante Vermont, la maîtresse de la maison, sur les moyens de maigrir. Vous jugez alors quel ascendant il a pris sur toutes ces dames.

RAMSAY.

Et qui vous a fait croire qu’il me nuise auprès de madame de Limeuil ?

LOLOTTE.

Je ne sais ; peut-être vos intérêts gênent-ils les siens ; car il se mêle de tout, des querelles, des raccommodements, de la vaccine, des baptêmes et des mariages : c’est lui qui s’oppose au mien.

RAMSAY.

Vraiment !

LOLOTTE.

C’est une indignité ! il dit que je ne suis pas en âge de me marier ; Léon dit que si, et je croirais plutôt Léon. Enfin, monsieur, c’est le docteur qui est l’ennemi commun ; il faut donc ou le mettre de notre parti, ou le perdre.

RAMSAY.

À merveille !

LOLOTTE.

Le moment est favorable ; car ces dames sont pour quelques jours dans ce château à six lieues de Paris, chez mon oncle Vermont, le banquier, qui ne pense qu’aux effets publics, et qui n’est jamais malade, lui, tant que le tiers consolidé se porte bien. Le docteur ne peut quitter sa clientèle ; et pendant son absence, en nous entendant tous les deux, nous pourrions peut-être... Mais silence ! je crois qu’on sort de table.

RAMSAY.

Dieu ! que de monde ! je m’en vais : je ne veux pas que cela me compte pour une visite ; je vous prie seulement de vouloir bien remettre à madame de Limeuil cet album qu’elle m’avait prêté pour y tracer quelques dessins.

LOLOTTE.

Un album !

RAMSAY.

Je viendrai tantôt savoir ce qu’elle en pense. Adieu, mademoiselle ; adieu, mon aimable alliée. Je vous confie mes intérêts ; et moi, de mon côté, je penserai à Léon, je vous le promets

Il sort.

 

 

Scène II

 

LOLOTTE, MONSIEUR VERMONT, MADAME VERMONT, MADAME DE LIMEUIL, MADAME DE CERNAY, MADAME RAYMOND, sortant de l’appartement à droite

 

TOUTES LES DAMES.

Air : Dieu tout-puissant par qui le comestible.

Ah ! quel bonheur l’aspect de la nature
Fait éprouver aux cœurs parisiens !
Les champs, les bois, les prés et la verdure
Sont les plus doux et les premiers des biens.

MONSIEUR VERMONT, un cure-dent à la bouche.

Quel déjeuner ! et madère et champagne !
Pâtés truffés et faisans et perdrix !
Quels bons repas on fait à la campagne !...

LOLOTTE.

Lorsque l’on fait tout venir de Paris !

Ensemble.

TOUTES LES DAMES.

Ah ! quel bonheur l’aspect de la nature, etc.

MONSIEUR VERMONT.

Pour l’appétit, l’aspect de la nature
Est enchanteur, car il double le mien ;
J’estime peu les prés et la verdure :
Pour moi la table est le souverain bien.

LOLOTTE, à madame de Limeuil.

Eh bien ! cousine, comment vas-tu ?

MADAME DE LIMEUIL.

Merci, cela va mieux. On est si bien dans cette terre ! En vérité, mon oncle, vous avez fait là une acquisition superbe.

MONSIEUR VERMONT.

Oui, c’est pas mal, c’est campagne ; des arbres, des feuilles ; mais j’en ai là pour cinq cent mille francs, et avec cinq cent mille francs je pourrais acheter du trois ou du cinq, des actions de la banque ou de la caisse hypothécaire.

MADAME VERMONT.

Et le bonheur d’être propriétaire ?

MONSIEUR VERMONT.

La belle avance ! pour devenir un contribuable, pour payer des impôts !... c’est bon pour des bourgeois, pour de petites gens, qui ne peuvent pas prêter à l’État, alors c’est juste qu’ils lui donnent ; mais pour un capitaliste, c’est humiliant.

MADAME VERMONT.

Laissez-moi donc tranquille !

MONSIEUR VERMONT.

Oui, madame, c’est humiliant ; et puis ça fait du tort, ça retire des fonds de la circulation, on a l’air de réaliser et de faire charlemagne ; mais vous, cela vous est égal ; vous n’avez vu là-dedans que le bonheur d’être dame châtelaine, et de pouvoir dire : « ma propriété ! » Et en effet, c’est bien la vôtre ; pour ce que j’y viendrai... le samedi après la Bourse, et repartir le lundi matin...

MADAME VERMONT.

C’est ce qui en fait le charme. Le mari est à ses affaires et la femme à ses occupations champêtres et particulières ; c’est pour cela que toutes les femmes d’agents de change ont des maisons de campagne. Mais moi, vous le savez bien, c’est un autre motif, c’est le soin de ma santé. Le docteur m’avait ordonné l’air de la campagne.

MONSIEUR VERMONT.

Oui, une ordonnance qui me coûte cinq cent mille francs. Tenez, ne me parlez pas de votre docteur : vous êtes à Paris une vingtaine de femmes qui faites sa réputation et sa fortune. Un petit docteur à l’eau de rose !

MADAME DE LIMEUIL.

Si l’on peut dire cela de monsieur Roselyn !

MADAME VERMONT.

Un médecin à la mode, à qui rien n’est impossible ; il m’a guérie de mes migraines.

MADAME DE CERNAY.

Moi, de mes vapeurs.

MADAME RAYMOND.

Et Oscar, de la coqueluche.

MONSIEUR VERMONT.

C’est singulier, il n’a dans sa clientèle que de jeunes dames, de jeunes mères ; pour les maris, les frères et les oncles, il paraît qu’on ne sait pas les guérir.

LOLOTTE.

Sans doute, ce n’est pas son état, puisque c’est un médecin de dames.

MONSIEUR VERMONT.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme. (Ida.)

On dit, voyez la calomnie.
Pour que ses soins soient assidus,
Qu’il faut être fraîche et jolie
Et n’avoir que vingt ans au plus.

MADAME VERMONT.

Une pareille impertinence
Vient des médisants et des sots.

LOLOTTE, à part, montrant madame Vermont.

Et puis ma tante est là, je pense.
Pour faire tomber les propos.

MONSIEUR VERMONT.

Ah çà ! madame, vous n’avez pas oublié que nous dînons tous aujourd’hui chez le sous-préfet ?

MADAME VERMONT.

Ah ! mon Dieu, non, nous ne sortirons pas ; le docteur l’a bien défendu.

TOUTES LES DAMES.

Oh ! oui, le docteur l’a défendu.

MONSIEUR VERMONT.

C’est ça, venir à la campagne pour ne pas sortir du salon ! Alors, ma chère nièce, vous allez avoir la bonté d’écrire à notre amphitryon une lettre d’excuses.

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! mon Dieu, mon oncle, je ne demanderais pas mieux ; mais voici l’heure de mon bain, et le docteur l’a ordonné.

MONSIEUR VERMONT.

Au diable le docteur et ses ordonnances ! il faudra que ce soit moi qui réponde.

MADAME VERMONT.

Où est le mal ?

MONSIEUR VERMONT.

Le mal est que je n’aime pas à écrire, parce que les lettres, ce n’est pas mon genre ; dès que je sors des chiffres, je ne m’y retrouve plus.

MADAME VERMONT.

Écrivez-la en chiffres.

MONSIEUR VERMONT, entrant dans le cabinet à droite.

C’est cela ; comme une note diplomatique.

MADAME DE LIMEUIL.

Adieu, mesdames.

MADAME VERMONT.

Adieu, ma toute belle : est-ce que tu souffres ?

MADAME DE LIMEUIL.

Oui, j’attends ma migraine.

TOUTES LES DAMES, la reconduisant.

Pauvre femme !

Au moment où madame de Limeuil va sortir, on entend le bruit d’une voiture.

MADAME DE CERNAY, s’approchant de la fenêtre.

Mesdames, mesdames, écoutez donc ! le bruit d’une voiture.

MADAME VERMONT, à voix basse.

C’est lui, je le parie ; il m’avait bien promis que s’il pouvait s’échapper...

TOUTES LES DAMES.

Qui donc ?

MADAME VERMONT.

Le docteur.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Ensemble.

TOUTES LES DAMES.

Le docteur ! ô destin prospère !

LOLOTTE.

Le docteur ! ô destin contraire !
Pour notre projet c’est fini.

MADAME DE CERNAY, à madame Vermont.

Ce n’est pas possible, ma chère,
Paris ne peut vivre sans lui.

MADAME VERMONT.

Si vraiment... du moins aujourd’hui :
En été sa journée est franche ;
Car la campagne a tant d’attraits,
Que les gens comme il faut jamais
Ne sont malades le dimanche.

MADAME VERMONT, MADAME DE CERNAY et MADAME RAYMOND.

Courons vite à sa rencontre.

Elles sortent.

 

 

Scène III

 

LOLOTTE, MADAME DE LIMEUIL

 

LOLOTTE, à madame de Limeuil, qui va sortir.

Ma cousine, vous ne lisez pas dans votre bain ?

MADAME DE LIMEUIL.

Et pourquoi ?

LOLOTTE.

C’est que j’ai là un album qui pourrait vous distraire.

MADAME DE LIMEUIL.

Un album !

LOLOTTE.

Que m’a donné pour vous le colonel.

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! oui, des esquisses, des dessins. Et pourquoi ne me l’avoir pas remis sur-le-champ ?

LOLOTTE.

J’attendais que l’on fût parti : il y a des choses que l’on voit mieux quand on est seule.

Madame de Limeuil a ouvert l’album, et a pris une lettre qu’elle décachette.

LOLOTTE, à part.

Je l’aurais parié.

Haut, à madame de Limeuil.

Il paraît, ma cousine, que dans cet album il y a de l’écriture.

MADAME DE LIMEUIL.

Oui.

À part.

Une lettre de son oncle ; on veut le forcer à se marier. Ah ! voilà ce que je craignais. On demande sa réponse sur-le-champ, et il attend la mienne ! Ah ! je suis bien malheureuse !

LOLOTTE.

Ma cousine, le colonel a dit que tantôt il viendrait savoir ce que vous pensez de son album.

MADAME DE LIMEUIL.

C’est bien, c’est bien ; je lui dirai, je répondrai... On vient. Ah ! j’ai besoin d’être seule.

Elle entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène IV

 

LOLOTTE, ROSELYN, entrant par le fond, entouré de TOUTES LES DAMES, puis MONSIEUR VERMONT

 

TOUTES LES DAMES.

Air de la valse de Robin des Bois.

Qu’il est aimable !
C’est adorable...
Un trait semblable
Sera cité ;
Et sa présence
Nous rend d’avance
Et l’espérance
Et la santé.

ROSELYN, à madame de Cernay.

Combien j’admire
Ce doux sourire !

À madame Vermont.

Que votre empire
À de douceur !

À madame Raymond.

Vermeille rose,
À peine éclose,
A, je suppose,
Moins de fraîcheur.

TOUTES LES DAMES.

Qu’il est aimable ! etc.

ROSELYN.

Bonjour, bonjour !... j’ai cru que je n’arriverais jamais, je ne peux pas suffire, et pour échapper à deux ou trois belles clientes, j’ai été obligé de partir incognito ; ainsi ne me trahissez pas.

MADAME RAYMOND.

Incognito, un médecin incognito ; c’est délicieux !

ROSELYN.

Oui, va a quelque chose de mystérieux, on se croirait en bonne fortune, si on n’y était pas toujours, mesdames, quand on vient pour vous voir.

À madame Vermont.

Mais je vous fais compliment, vous avez ici une situation charmante ; d’abord c’est très sain, c’est beaucoup... quelle différence avec votre hôtel de la rue de Provence, où l’air est chargé d’azote !

MADAME DE CERNAY.

Qu’il est savant !

ROSELYN.

Moi ! du tout, au contraire.

Air de La Sentinelle.

Il le fallait jadis, mais maintenant
Nous avons fait bien des métamorphoses...
Il faut, sous peine ici d’être pédant,
Cacher toujours le savoir sous les roses.
Sur les livres pourquoi pâlir ?
Le seul instinct et me guide et m’éclaire.
Et sans chercher à l’acquérir,
Moi j’ai trouvé l’art de guérir,
Comme vous trouvez l’art de plaire.

MONSIEUR VERMONT, sortant du cabinet, une lettre à la main.

Ce qui me rassure du moins, c’est qu’ici à la campagne, nous serons à l’abri du docteur.

ROSELYN.

Pardon, je n’avais pas vu le maître de la maison, cet excellent monsieur Vermont.

MONSIEUR VERMONT, étonné.

Parbleu ! celui-là est trop fort ! pas de congé, même le dimanche !

Il s’assied auprès de la table.

Votre serviteur, monsieur.

ROSELYN.

Votre irritation d’estomac n’a pas eu de suites ?

MONSIEUR VERMONT.

Non, monsieur.

ROSELYN.

Ces banquiers sont intraitables.

MONSIEUR VERMONT.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ?

ROSELYN.

Je dis qu’on ne peut pas vous traiter, que vous avez une santé de fer.

Il tourne le dos à monsieur Vermont, et va causer bas avec madame Raymond.

MADAME VERMONT, allant à son mari.

Faites-lui donc politesse.

MONSIEUR VERMONT.

Apprenez que je ne flatte personne, je suis indépendant, je suis chez moi,

Il se lève.

et vous allez voir...

ROSELYN, à madame Raymond.

Je vous remercie, elle va beaucoup mieux.

MADAME DE CERNAY.

Qui donc ?

ROSELYN.

Une de mes clientes, la femme du grand banquier, celui qui est chargé de l’emprunt.

MONSIEUR VERMONT, vivement.

De l’emprunt ! il yen aura donc un ?... Pourrait-on y entrer ? à quelle époque ? à quelles conditions ? savez-vous tout cela ?

ROSELYN.

Certainement : est-ce qu’on a rien de caché pour son médecin ?

MONSIEUR VERMONT.

Comme ça se rencontre ! moi qui voulais en prendre... Docteur, une partie de billard ?

ROSELYN.

Je vous remercie ; après déjeuner.

MADAME VERMONT.

Comment ! est-ce que vous n’avez pas déjeuné ?

ROSELYN.

Non, vraiment : est-ce que j’ai le temps ?

MADAME DE CERNAY.

Il serait possible ! mais voilà qui est affreux !

MADAME RAYMOND.

C’est horrible à imaginer.

MADAME VERMONT.

Ce pauvre docteur !

LOLOTTE.

Il n’a pas déjeuné !

MADAME VERMONT.

Amanda ! Dubois ! Lafleur !

À monsieur Vermont.

Mais voyez donc, monsieur, appelez vos gens.

MONSIEUR VERMONT.

Eh ! parbleu ! j’y vais moi-même ; nous avons là cette hure de sanglier...

ROSELYN.

Y pensez-vous ? il y aurait de quoi me donner une gastrite, je sucerai une aile de poulet, une cuisse de faisan, ce qu’il y aura ; mais ici dans le salon, pour ne pas quitter ces dames.

MONSIEUR VERMONT.

Je vais vous envoyer ce qu’il faut, et puis je vous attendrai au billard.

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

LOLOTTE, ROSELYN, TOUTES LES DAMES

 

ROSELYN.

Mais, dites-moi, je ne vois pas votre charmante nièce, madame de Limeuil.

LOLOTTE, à part.

J’étais bien étonnée qu’il n’en eût pas encore parlé.

Haut.

Monsieur, selon l’ordonnance, elle est malade dans son appartement.

ROSELYN.

Une poitrine si délicate, qui exige tant de ménagements !

À madame de Cernay.

Et vous, belle dame, vos vapeurs ?

MADAME DE CERNAY.

Je les ai toujours : mon mari ne veut pas me donner de voiture.

ROSELYN.

C’est affreux ! car enfin, la santé avant tout ; j’en parlerai, et dès demain vous aurez une bonne berline.

MADAME DE CERNAY.

J’aimerais mieux un landau.

ROSELYN.

À la bonne heure ! je dirai un landau.

Pendant ce temps, un domestique en livrée a placé sur un guéridon plusieurs plats et un couvert.

MADAME VERMONT.

Allons, venez déjeuner.

Les dames entourent le docteur et le conduisent à la table. Il s’assied au milieu d’elles. Lolotte est seule sur le devant de la scène.

Air : C’est moi, c’est moi, etc. (Léocadie.)

Ensemble.

TOUTES LES DAMES.

C’est moi qui veux le servir ;
Pour nous quel bonheur ! quel plaisir !
Oui, c’est moi, cher docteur, qui dois, en vérité,
Servir la Faculté.

LOLOTTE.

Comment ! il se fait servir !
L’état de docteur est un vrai plaisir ;
C’est charmant, en vérité,
D’être de la Faculté !

ROSELYN.

C’est moi qui dois vous servir ;
D’honneur, tant de soins me feront rougir !
Quel bonheur ! je dois, en vérité,
Tomber aux pieds de la beauté.

LOLOTTE, à part pendant que l’on sert Roselyn.

Que de frais ! que de prévenance !
Jamais on n’eut tant de bonté...
Oui, renonçant à la fierté,
Pour lui seul, hélas ! on dépense
Soins et douceur et complaisance ;
Puis, quand vient le mari.
Ces dames n’ont plus rien pour lui.

Ensemble.

TOUTES LES DAMES.

C’est moi, qui veux le servir, etc.

ROSELYN.

C’est moi qui dois vous servir, etc.

LOLOTTE.

Vraiment il se fait servir, etc.

ROSELYN.

Un vin excellent, car il est très léger ; je vous en demanderai encore un peu.

MADAME RAYMOND, lui versant.

Docteur, je suis inquiète sur Oscar, mon fils.

ROSELYN.

Si vous allez vous tourmenter, c’est très mauvais pour une nourrice ; il faut vous distraire, vous amuser ; du reste, pour le petit bonhomme, de l’eau de gomme, de la diète, beaucoup de diète... je vous demanderai encore une aile.

À madame Vermont.

Vous, belle dame, toujours le même régime, et quant à cette jeune et jolie...

Montrant Lolotte.

LOLOTTE.

Moi, monsieur, je ne suis pas malade.

ROSELYN.

C’est pour cela.

Air : J’en guette un petit de mon âge. (Les Scythes et les Amazones.)

Pour conserver cette jeunesse,
Cette fraîcheur, ces traits charmants,

À madame Vermont.

Point d’hymen ! que rien ne nous presse,
Du moins, encor deux ou trois ans...

LOLOTTE, à part.

Il faut, même sans qu’on y pense,
Subir sa consultation,
Et voilà ce pauvre Léon
Compris aussi dans l’ordonnance !

 

 

Scène VI

 

LOLOTTE, ROSELYN, TOUTES LES DAMES, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Monsieur le colonel de Ramsay demande à présenter ses hommages à ces dames.

MADAME VERMONT.

Ce jeune militaire qui est notre voisin de campagne ?

MADAME RAYMOND.

Qui a une si belle fortune ?

LOLOTTE.

Mieux que cela, qui est le colonel de Léon.

MADAME VERMONT.

Lolotte, je vous ai priée de ne plus parler de Léon, un petit fat, un étourdi qui me fait sans cesse des compliments sur ma santé, et me répète toujours que j’engraisse.

LOLOTTE.

Dame ! c’est facile à voir.

MADAME VERMONT.

Alors, c’est inutile à dire. Quant au colonel, nous allons le recevoir au salon ; venez, mesdames.

Elles sortent.

ROSELYN.

Attendez donc que je vous donne la main.

LE DOMESTIQUE, l’arrêtant.

Monsieur, madame de Limeuil vient de sortir du bain, et comme elle a appris l’arrivée de monsieur le docteur, elle va descendre.

ROSELYN.

C’est différent, je ne souffrirai pas... je vais au-devant d’elle lui offrir mon bras.

À Lolotte.

Adieu, adieu, petite.

Il entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène VII

 

LOLOTTE, seule

 

Il faut avouer que la Faculté a bien des privilèges ; se présenter ainsi le matin, dans la chambre de ma cousine, le colonel n’oserait pas, mais lui...

Air : Comme il m’aimait. (Monsieur Sans-Gêne.)

Premier couplet.

C’est le docteur ; (Bis.)
Son pouvoir tient de la magie ;
C’est le docteur. (Bis.)
Il peut, grâce à ce nom flatteur,
Sans façon, sans cérémonie,
Être admis chez femme jolie :
C’est le docteur. (Bis.)

Deuxième couplet.

C’est le docteur ; (Bis.)
Chacun et l’accueille et l’admire ;
L’époux même le plus grondeur,
Et de la plus jalouse humeur,
Sans crainte, sans bruit se retire ;
Car sa femme vient de lui dire :
C’est le docteur. (Bis.)

Regardant à gauche.

Je le vois venir de ce côté, donnant le bras à sa jolie malade qui se penche négligemment sur lui, et ils causent à demi-voix... qu’est-ce qu’ils peuvent se dire ? je vous le demande ? Ah ! mon Dieu ! les voilà.

 

 

Scène VIII

 

ROSELYN, MADAME DE LIMEUIL, LOLOTTE

 

ROSELYN.

Je vous assure qu’un tour de jardin vous fera du bien.

MADAME DE LIMEUIL.

Cela se peut ; mais je n’en aurais pas la force, car pour être venue de mon appartement jusqu’ici, je me sens d’une faiblesse...

ROSELYN.

Asseyez-vous, et reposons-nous un instant.

Il fait asseoir madame de Limeuil, et s’assied à côté d’elle.

MADAME DE LIMEUIL.

Lolotte, laissez-nous.

LOLOTTE, à part.

C’est ennuyeux, on me renvoie toujours quand il arrive ; les laisser en tête à tête ! passe encore si c’était le colonel !

Elle sort par le fond.

ROSELYN.

Cette faiblesse est l’effet du bain. Voyons s’il y a de la lièvre.

Lui prenant la main.

On voit le sang circuler à travers cette peau si blanche et si fine.

MADAME DE LIMEUIL.

Mon Dieu ! docteur, comme votre main tremble !...

ROSELYN.

Je craignais qu’il n’y eût de l’agitation ; elle est calmée.

MADAME DE LIMEUIL.

Eh ! mais, comme vous me serrez la main ! prenez garde, vous me faites mal.

ROSELYN.

Pardon, je voulais voir... Oui, la peau est excellente, et les yeux ?

Air de Céline.

Un seul instant, je vous en prie,
Tournez vers moi ces yeux charmants ;
Quoique pleins de mélancolie,
Comme ils sont doux et séduisants !

MADAME DE LIMEUIL.

Sont-ils mieux ? Pour moi je l’ignore.

ROSELYN.

Oui, madame, j’ai quelque espoir ;
Mais je n’y trouve pas encore
Tout ce que je voudrais y voir.

Et les palpitations dont vous vous plaigniez l’autre jour ?

MADAME DE LIMEUIL.

Je souffre moins.

ROSELYN.

Sont-elles aussi fréquentes qu’hier ?

MADAME DE LIMEUIL.

Cela va mieux, je vous remercie ; parlons plutôt d’autre chose, car je ne puis m’empêcher de penser à ce que vous disiez il y a quelque temps. Quoi ! docteur, vous croyez que réellement...

ROSELYN.

Oui, madame, c’est mon opinion ; après cela, je peux me tromper ; et si vous voulez que nous ayons une consultation...

MADAME DE LIMEUIL.

Y pensez-vous ? m’en préserve le ciel ! et cependant savez-vous que c’est bien terrible de ne pouvoir se remarier sans mourir !

ROSELYN.

Du moins d’ici à quelque temps, et après tout, un veuvage de deux ou trois années, est-il donc une chose si terrible, surtout lorsque l’on est comme vous, jeune, aimable et riche, entourée d’adorateurs ? Il est beaucoup de dames qui feraient par coquetterie ce que je vous conseille par raison.

MADAME DE LIMEUIL.

Je le sais bien : aussi ce n’est pas pour moi ; mais que répondre aux instances de ma famille, de mes amis ?

À part.

Ce pauvre colonel !

ROSELYN.

Je n’ignore point que de tous côtés de nombreux partis se présentent ; mais vous êtes maîtresse de votre choix, et rien ne vous oblige à vous prononcer.

Avec hésitation.

Si vous aimiez quelqu’un, je comprends ce qu’une pareille situation aurait de cruel ; mais votre cœur est tout à fait libre, du moins vous me l’avez assuré.

MADAME DE LIMEUIL.

Oui, monsieur ;

À part.

par exemple, je ne suis pas obligée de dire cela à mon médecin !

Haut.

Il n’en est pas moins vrai que, d’après votre ordonnance, me voilà condamnée au célibat, et n’eût-on aucune idée de mariage, cela seul est capable d’en donner. Cependant je ne me soucie point de mourir à vingt ans ; mais d’un autre côté, d’ici à trois ans, sait-on ce qui peut arriver ? Je n’ai qu’à ne plus être jolie, on n’a qu’à ne plus m’aimer...

ROSELYN.

Est-ce possible ?

MADAME DE LIMEUIL.

Eh ! oui, monsieur, si l’on s’impatiente, si on fait un autre choix ?... Vous autres docteurs, vous ne comprenez pas tout cela, vous ne pensez qu’à vos livres et à la science.

ROSELYN.

Nous, madame ! quelle est votre erreur ! qui peut vous faire croire que nous soyons insensibles ? nous, dont le cœur s’ouvre à chaque instant aux émotions les plus douces et les plus cruelles !... et comment, en effet, ne pas céder à l’intérêt le plus tendre, quand on voit la beauté souffrante réclamer nos soins ? Et lorsque, grâce à nous, ces yeux languissants ont retrouvé leur éclat, quand ces traits charmants ont repris leur fraîcheur et leur coloris, on se dit : C’est par moi qu’elle respire ; c’est à moi qu’elle doit tant de grâces et tant d’attraits ; et, nouveau Pygmalion, on adore son ouvrage.

MADAME DE LIMEUIL, souriant.

Eh quoi ! vraiment, docteur !

RAMSAY, en dehors.

Il faut absolument que je lui parle.

MADAME DE LIMEUIL, se levant.

Le colonel !

ROSELYN, de même.

Un colonel !

 

 

Scène IX

 

ROSELYN, MADAME DE LIMEUIL, RAMSAY

 

RAMSAY, à part, en entrant.

C’est lui, c’est notre docteur.

Haut, à madame de Limeuil.

Je viens, madame, d’inviter votre tante et ces dames à vouloir bien passer la soirée chez moi ; puis-je espérer que vous voudrez bien les accompagner ?

ROSELYN.

Pardon, monsieur, est-ce un bal, une soirée agitée ?

RAMSAY.

Que vous importe ?

ROSELYN.

Il m’importe que madame ne peut pas accepter. Je ne peux pas me permettre...

RAMSAY.

Comment ! monsieur ?

ROSELYN.

Ah ! j’en suis désolé, mais je suis inflexible. Je ne suis pas de ces docteurs complaisants qui transigent avec leur devoir ;

À madame de Limeuil.

je déclare qu’une seule contredanse vous ferait un mal affreux, mais je dis affreux.

MADAME DE LIMEUIL.

Eh bien ! docteur, rassurez-vous.

À monsieur de Ramsay.

J’irai,

À Roselyn.

mais je ne danserai pas.

ROSELYN.

C’est égal, voilà une imprudence.

RAMSAY.

Dont je suis responsable ; et c’est moi seul que l’on accusera.

À madame de Limeuil.

J’aurais voulu aussi vous parler sur un sujet important, un sujet qui vous concerne.

Regardant Roselyn.

Allons, il ne s’en ira pas.

Il va pour parler à madame de Limeuil.

ROSELYN, prenant la parole et l’interrompant.

Si c’est quelque chose de sérieux, je vous engage à remettre à un autre moment ; car nous avons la tête bien faible.

RAMSAY.

Il suffit, monsieur, je sais ce que j’ai à faire.

ROSELYN.

Ah ! si la santé de madame vous est indifférente, je n’ai plus rien à dire.

RAMSAY, avec impatience.

Eh ! monsieur...

MADAME DE LIMEUIL.

Colonel...

RAMSAY.

Madame sait bien que je ne viens lui demander qu’un mot, qu’un seul mot.

ROSELYN.

Et moi, je défends à madame de parler davantage.

RAMSAY.

Parbleu ! celui-là est trop fort.

ROSELYN.

Oui, monsieur, c’est comme cela, voilà comme on se fatigue la poitrine.

Il tire de sa poche une boîte de gomme qu’il offre à madame de Limeuil.

J’ordonne le silence le plus absolu.

RAMSAY, à voix basse, à Roselyn.

Eh bien ! monsieur, si je ne puis m’adresser à madame, c’est à vous que je parlerai.

ROSELYN, d’un air gracieux.

À moi ! vous auriez quelque chose à me communiquer ?

RAMSAY, bas.

J’ai à vous dire, monsieur, que nous nous expliquerons ailleurs qu’ici.

ROSELYN, en plaisantant, et élevant la voix.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? est-ce un défi ? Est-ce que vous avez envie de me tuer ? tuer un médecin ! mais ce serait le monde renversé.

MADAME DE LIMEUIL.

Quoi ! colonel !...

 

 

Scène X

 

ROSELYN, MADAME DE LIMEUIL, RAMSAY, LOLOTTE, qui a entendu les derniers mots, accourant

 

LOLOTTE.

Monsieur le docteur ! monsieur le docteur !

ROSELYN.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?

LOLOTTE, hésitant.

Il y a, il y a que madame de Cernay a une attaque de nerfs, et qu’on vous appelle de tous côtés.

ROSELYN.

Une attaque de nerfs ! et pourquoi donc ?

LOLOTTE.

Pourquoi ? est-ce qu’on le sait jamais ? Peut-être parce que vous êtes ici, et qu’elle aura voulu profiter de l’occasion.

ROSELYN.

J’y vais, j’y vais ;

À madame de Limeuil.

et je reviens à l’instant.

LOLOTTE.

Mais allez donc, docteur, allez donc, ou elle sera obligée de revenir toute seule ; et alors ce n’était pas la peine de se trouver mal.

Bas à monsieur de Ramsay.

J’ai éloigné le docteur, profitez du moment.

Roselyn sort par le fond, et Lolotte entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène XI

 

RAMSAY, MADAME DE LIMEUIL

 

RAMSAY, regardant sortir Roselyn.

C’est bien heureux !... j’ai cru qu’il n’y aurait pas moyen de vous parler un instant.

MADAME DE LIMEUIL.

Je vous ferai observer, colonel, que votre conduite et votre vivacité sont bien étranges.

RAMSAY.

Moi, madame, je les trouve fort naturelles, quand de cet entretien dépend le bonheur de ma vie. Un oncle à qui je dois ma fortune et mon avancement, et qui depuis longtemps me pressait de me marier, m’offre aujourd’hui sa fille unique, une jeune personne charmante. Que lui répondre ?

MADAME DE LIMEUIL, émue.

Vous hésitez !

RAMSAY.

Je refuserais à l’instant même, et sans regrets, si j’étais sûr d’être aimé de vous.

MADAME DE LIMEUIL, tendrement.

Ai-je besoin de vous le dire ?

RAMSAY.

Ah ! je n’hésite plus.

Air : Elle fut heureuse au village.

D’un oncle bravant le courroux,
Je vais lui dire sans mystère
Que vous m’acceptez pour époux.

MADAME DE LIMEUIL.

Ô ciel ! monsieur, qu’allez-vous faire ?

RAMSAY.

Oh ! sa fureur d’abord éclatera,
En voyant que je le refuse ;
Mais je suis sûr qu’il me pardonnera

La montrant.

Sitôt qu’il verra mon excuse.

MADAME DE LIMEUIL.

Il ne la verra pas, car je ne puis être à vous.

RAMSAY.

Que me dites-vous ? et quel est le motif d’un pareil procédé ?

MADAME DE LIMEUIL.

Je ne peux m’expliquer ; mais sachez seulement que je vous aime, que je n’aime que vous, et que si vous en épousez une autre, rien ne pourra me consoler de votre perte.

RAMSAY.

Est-ce un jeu que vous vous faites de ma douleur ? eh bien ! madame, vous serez satisfaite : caprice ou fantaisie, je m’y soumettrai ; et si c’est là le seul moyen de vous prouver mon amour, je me brouille avec mon oncle, avec toute ma laquelle, demain je pars pour mon régiment, et si je me fais tuer, rappelez-vous, madame, que c’est pour vous seule que j’aurai perdu la vie.

Il s’éloigne.

MADAME DE LIMEUIL, le retenant.

Que dit-il ? perdre la vie ! s’il en est ainsi, il vaut mieux que ce soit moi.

RAMSAY.

Que voulez-vous dire ?

MADAME DE LIMEUIL.

Que c’est là mon sort ; vous auriez dû peut-être avoir pitié de ma faiblesse, et respecter mon secret ; mais vous douteriez de mon amour, voici ma main, je suis prête à vous épouser.

RAMSAY.

Et je pourrais consentir !... Je ne pars plus je ne me marierai jamais, je resterai auprès de vous, j’y resterai toujours ; mais je suis le plus malheureux des hommes.

MADAME DE LIMEUIL.

Le plus malheureux ! et cependant je vous aime, et je vous le dis.

RAMSAY.

Oui, vous avez raison.

MADAME DE LIMEUIL, lui tendant la main.

À ce soir.

RAMSAY.

Vous viendrez ?

MADAME DE LIMEUIL.

Oui, mon ami, oui, je serai heureuse de me trouver chez vous à ce bal.

RAMSAY.

Et vous ne danserez pas ?

MADAME DE LIMEUIL.

Non, mais tant mieux ! je me persuaderai que je suis la maîtresse de la maison, et que j’en fais les honneurs.

RAMSAY.

Mais du moins...

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Jurez-moi qu’un autre jamais
N’aura cette main qui m’est chère.

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! d’avance je le promets,
Et par mon amitié, j’espère
Adoucir au moins ce refus ;
Oui, s’il le faut, en récompense,
Je veux vous aimer deux fois plus
Pour que vous preniez patience.

Elle entre dans l’appartement à gauche, Ramsay la conduit jusqu’à la porte, et madame de Limeuil lui dit en le quittant.

À ce soir !

 

 

Scène XII

 

RAMSAY, puis LOLOTTE

 

LOLOTTE, sortant de l’appartement à droite.

Eh bien ! elle s’éloigne.

RAMSAY.

Je suis le plus heureux et le plus misérable des hommes ; elle m’aime, elle me l’avoue, et elle ne peut être à moi.

LOLOTTE.

Je le sais, j’écoutais. Eh bien ! vous ne devinez pas ? cela vient du docteur, qui, je le parierais maintenant, est amoureux de ma cousine.

RAMSAY.

Lui ! je m’en doutais... c’est un moyen d’éloigner ses rivaux ; mais nous nous verrons, et je vais sur-le-champ...

LOLOTTE.

Vous allez tout gâter, la violence ne peut rien ici, et vous appelleriez en duel toute la Faculté, que vous n’ôteriez pas de l’esprit de ma cousine cette idée, cette conviction intime qui est l’ouvrage du docteur, et que lui seul peut détruire.

RAMSAY.

Comment faire ?

LOLOTTE.

Je ne sais, notre adversaire est malin ; il se doute déjà que vous êtes son rival ; et l’essentiel est d’abord de le convaincre du contraire.

RAMSAY.

Oui, mais comment ?

LOLOTTE, frappée d’une idée.

Un mot seulement. Léon aura-t-il une lieutenance ?

RAMSAY.

Je vous le jure.

LOLOTTE.

Bientôt ?

RAMSAY.

Avant un mois.

LOLOTTE.

Eh bien ! ce soir vous serez marié... J’entends le docteur.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Allons, monsieur, vite, à genoux,
Et pour mieux seconder mon zèle,
L’air bien épris...

RAMSAY.

Que dites-vous ?
Quoi ! vous voulez, mademoiselle...

LOLOTTE.

Craignez d’exciter mon courroux,
Je veux surtout qu’on soit docile...
Allons, monsieur, vte, à genoux ;
Mais est-ce donc si difficile ?

RAMSAY, à genoux.

Non, sans doute, et m’y voilà de confiance.

 

 

Scène XIII

 

RAMSAY, aux genoux de Lolotte, ROSELYN, arrivant par le fond

 

ROSELYN, du fond du théâtre.

Qu’est-ce que je vois là ?

LOLOTTE, qui a donné un coup d’œil de son côté, prenant sur-le-champ un air troublé.

Mais, colonel, que me demandez-vous ? et comment puis-je vous répondre ?

RAMSAY, à part.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?

LOLOTTE, de même.

Ce n’est pas bien à vous d’insister ainsi,

Bas.

mais allez donc,

Haut.

car vous savez bien que je dépends de toute ma famille,

Avec intention.

de madame Vermont, ma tante, de madame de Limeuil, ma cousine.

RAMSAY.

N’importe ; et quoi qu’il arrive, je vous jure, je vous atteste...

Lui baisant la main.

LOLOTTE, à part, pendant qu’il lui baise la main.

Par exemple, je n’avais pas dit de me baiser la main.

Se retournant, apercevant le docteur et poussant un grand cri.

Ah ! qu’ai-je vu !

Au colonel.

Monsieur, au nom du ciel ! mais levez-vous donc, on ne compromet pas ainsi quelqu’un !

ROSELYN.

Pardon, pardon de mon indiscrétion. Ah ! mademoiselle Lolotte !

RAMSAY, fièrement.

Oui, monsieur, vous savez tout ; le hasard vous a appris plus que je ne voulais vous en dire ; mais si vous profitez de cet avantage pour divulguer mon secret,

Pendant ce temps, Lolotte l’encourage par ses gestes.

ou pour me nuire auprès des parents de mademoiselle...

ROSELYN.

Moi, colonel ! vous pouvez penser !... vous ne me connaissez pas ; si vous lisiez au fond de mon cœur, vous verriez que je suis enchanté, ravi de cette circonstance, et que je serai trop heureux de vous servir.

LOLOTTE, bas au colonel.

C’est bien, partez maintenant et laissez-moi faire.

RAMSAY.

Il suffit, docteur, tenez vos promesses.

Prenant la main de Lolotte et la baisant encore.

Adieu, Lolotte, adieu ; je compte sur vous.

 

 

Scène XIV

 

LOLOTTE, ROSELYN

 

LOLOTTE, regardant sa main.

En voilà encore un qui n’était pas nécessaire !

ROSELYN.

Comment ! mademoiselle Lolotte, vous aviez des secrets pour moi ?

LOLOTTE.

Il le fallait bien : n’étiez-vous pas mon ennemi ?

ROSELYN.

C’est-à-dire, c’est vous qui étiez toujours avec moi en état d’hostilité ; et tout à l’heure encore, cette attaque de nerfs de madame de Cernay.

LOLOTTE, d’un air ingénu.

Est-ce qu’elle n’en avait pas ?

ROSELYN.

Non, sans doute.

LOLOTTE.

C’est jouer de malheur, car elle en a toujours.

ROSELYN.

C’est vous seule qui l’aviez rendue malade.

LOLOTTE, finement.

Et vous m’en voulez d’avoir été sur vos brisées.

ROSELYN.

Il ne s’agit pas de cela ; mais vous me direz au moins pour quelle raison vous êtes venue ainsi me chercher.

LOLOTTE, baissant les yeux.

Il y avait assez longtemps que vous causiez avec le colonel.

ROSELYN, malignement.

J’y suis ; c’est moi qui à mon tour allais sur vos brisées.

LOLOTTE.

Comme vous comprenez, monsieur le docteur !

ROSELYN.

C’est pour cela, Lolotte, qu’il vaut mieux m’avoir pour allié que pour ennemi ; et puisque maintenant nous convenons de tout avec franchise, n’est-ce pas vous qui aviez ainsi prévenu le colonel contre moi ?

LOLOTTE.

C’est vrai, je lui avais dit de vous un mal affreux.

ROSELYN.

Et pourquoi ?

LOLOTTE.

Parce que vous seul vous opposiez à mon mariage ; ne disiez-vous pas sans cesse à ma tante et à ma cousine que j’étais trop jeune ?

ROSELYN.

C’est vrai, parce que je croyais que vous vouliez épouser Léon, un petit fat qui ne perdait, pas une occasion de s’égayer à mes dépens. Mais si vous m’aviez dit que c’était le colonel !... pourquoi ne m’en parliez-vous pas ?

LOLOTTE.

D’abord, parce qu’il ne s’est déclaré que tout à l’heure et puis, je me disais : Si à quinze ans je suis trop jeune pour épouser un sous-lieutenant,

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Notre docteur, qui raisonne à merveille,
Trouvera-t-il, ça n’est pas naturel,
Que de cinq ans je sois plus vieille
En épousant un colonel ?
Oui, si le grade augmente ainsi mon âge,
Je puis demain, voyez quel sort fatal !
Avoir trente ans... si, grâce à son courage,
Le colonel se trouve général.

ROSELYN, souriant.

Vous plaisantez toujours ; mais vous avez trop d’esprit, Lolotte, pour ne pas comprendre que, quand on le veut, les principes peuvent se plier aux circonstances. Dans celle-ci, à qui la faute ? que ne parliez-vous plus tôt ? il m’eût été facile de diriger les idées de votre tante vers un but plus conforme à vos désirs ; mais à présent il y a bien plus d’obstacles ; car j’avais une opinion que, pour vous plaire, je ne vais plus avoir. N’importe, je tenterai ; trop heureux, si j’acquiers des droits à votre reconnaissance, et si, une fois mariée, vous daignez vous rappeler qu’un médecin dévoué qui possède notre confiance est encore l’ami le plus discret et le plus sûr qu’une jeune femme puisse choisir.

LOLOTTE.

Ah ! docteur ! j’en suis bien persuadée, j’en parlerai à mon mari, qui, j’en suis certaine, pensera comme moi. Mais avant tout, vous me promettez de convaincre madame Vermont, ma tante ?

ROSELYN.

Je l’espère du moins.

LOLOTTE.

Il y a aussi madame de Limeuil, ma cousine.

ROSELYN.

Celle-là a de l’esprit, et ce sera peut-être plus difficile.

LOLOTTE, le regardant.

Pour tout autre, oui ; mais pour vous, qui n’avez qu’un mot à dire...

ROSELYN.

Et qui vous fait présumer que ce soit ainsi ?

LOLOTTE.

Ce que j’ai vu, ce que je sais, et ce que vous-même, docteur, vous savez bien.

ROSELYN.

Moi ! je vous jure que j’ignore...

LOLOTTE.

Ce n’est pas bien, maintenant que nous sommes alliés. Nous avons promis de tout nous dire, et je vous ai donné l’exemple ; ainsi, docteur, convenez-en et ne soyez pas plus discret que ma cousine qui me l’a presque avoué.

ROSELYN, inquiet.

Avoué, quoi ?

LOLOTTE, vivement.

Qu’elle vous aime, comme j’aime le colonel.

ROSELYN.

Il se pourrait !

LOLOTTE.

Faites donc l’étonné ! c’est si difficile à voir ; elle ne peut vivre sans vous, ne peut se passer de vous ; on ne peut devant elle prononcer votre nom sans la faire rougir ; au point qu’hier je lui ai dit...

ROSELYN.

Vous lui avez dit ?...

LOLOTTE.

Eh ! mon Dieu oui, car cela me désole de la voir ainsi triste et mélancolique. « Cousine, lui ai-je dit, puisque tu aimes le docteur, épouse-le, et que cela finisse. Tu as une belle fortune, mais il a un état dans le monde ; et après tout tu ne dépends de personne. »

ROSELYN.

Vraiment, vous lui avez parlé ainsi ? et qu’a-t-elle répondu ?

LOLOTTE.

Par exemple, voilà ce que je n’ai pu comprendre ; et je ne sais pas si vous serez plus savant que moi. Elle a soupiré, mais pas de ces soupirs de satisfaction, ah ! ah ! non ; c’était un soupir de regret, ah ! ah ! comme qui dirai : ah ! si cela se pouvait.

ROSELYN.

Grands dieux ! que viens-je d’entendre !

LOLOTTE.

Et elle a ajouté : « Ne m’en parle jamais, ni à moi, ni au docteur ; car il sait bien lui-même que cela n’est pas possible. »

ROSELYN, à part, désolé.

Malheureux ! qu’ai-je fait ! Mais aussi comment me douter ?... moi qui ne voulais qu’éloigner mes rivaux.

LOLOTTE.

Qu’avez-vous donc ? est-ce que vous savez ?

ROSELYN, affectant de sourire.

Oui, oui, sans doute ; mais rien n’est désespéré, tout peut se réparer, pourvu que vous me promettiez le plus grand silence. Pas un mot de cette conversation ni à votre cousine, ni à ces dames, ni au colonel.

LOLOTTE.

Est-ce que nos intérêts ne sont pas communs ?

ROSELYN.

Vous avez raison, et avec de l’adresse et de l’amour, des raisonnements et de la logique... D’ailleurs ces dames me soutiendraient au besoin, car elles sont toutes pour moi. Eh ! mais quel est ce bruit ?

LOLOTTE.

Ce sont elles.

 

 

Scène XV

 

LOLOTTE, ROSELYN, MONSIEUR VERMONT, MADAME VERMONT, MADAME DE LIMEUIL, en habit de bal, MADAME DE CERNAY, MADAME RAYMOND

 

TOUTES LES DAMES.

Air des Eaux du Mont-Dore.

Un trait semblable
N’est pas croyable,
Et mon cœur en est révolté ;
Sa tyrannie
Nous contrarie,
Sans égards pour notre santé.

ROSELYN.

Eh ! mais qu’y a-t-il donc ?

MONSIEUR VERMONT.

Il y a que le colonel, notre voisin, donne ce soir un fort joli bal, et que ces dames, qui étaient malades pour dîner chez le sous-préfet, se portent bien pour danser chez le colonel ; préférence injurieuse pour l’autorité civile. Mais cette fois je tiendrai bon, et d’après votre ordonnance on ne sortira pas, d’autant que je n’aime pas la danse, et puis, je suis fort, j’ai pour moi le docteur.

MADAME VERMONT.

Et nous aussi.

MONSIEUR VERMONT.

Je m’en rapporte à lui.

TOUTES LES DAMES.

Et nous de même.

ROSELYN.

Permettez, mesdames ! je vous ai, il est vrai, recommandé l’exercice...

TOUTES LES DAMES.

Il n’y en a pas de meilleur que le bal.

ROSELYN.

Jusqu’à un certain point ; oui, mesdames, vous aurez beau vous fâcher, me trouver absurde et ridicule, je suis là-dessus du dernier rigorisme. Il faut que je sache d’abord si le bal a lieu dans un salon.

MADAME DE CERNAY.

Du tout, bien mieux que cela : dans les jardins.

MADAME RAYMOND.

Qui sont, dit-on, délicieux.

MADAME VERMONT.

Et illuminés avec une élégance !

ROSELYN.

Dans un jardin, c’est différent : nous n’avons point à craindre les miasmes délétères que l’on respire dans les salons de Paris ; c’est presque un bain d’air ; et si j’étais bien sûr que l’on fût raisonnable, je pourrais permettre...

TOUTES LES DAMES.

Ah ! qu’il est aimable !

ROSELYN.

Mais surtout pas d’excès ; quatre ou cinq contredanses, six, tout au plus.

TOUTES LES DAMES.

Oui, docteur.

ROSELYN.

Et que dans les entr’actes nous ayons bien soin de croiser nos cachemires.

TOUTES LES DAMES.

Oui, docteur. Allons nous habiller, et chercher nos châles.

MONSIEUR VERMONT, les arrêtant.

Un instant, un instant !

TOUTES LES DAMES.

Ah ! le docteur l’a dit, le docteur l’a dit !

MONSIEUR VERMONT.

Oui, mais moi !

ROSELYN.

Nous les accompagnerons, et nous parlerons de l’emprunt, attendu que je pars demain...

LOLOTTE.

Et puis, mon oncle, il y aura un souper magnifique ; le colonel me l’a assuré.

MONSIEUR VERMONT.

Un souper ! un souper ! croyez-vous que cela me détermine ? mais enfin, puisque tout le monde y va...

LOLOTTE et TOUTES LES DAMES.

Victoire !

TOUTES LES DAMES.

Air : Vive un bal champêtre.

Le bal nous appelle ;
Au plaisir fidèle,
Venez-y, ma belle ;
Jamais le bal
N’a fait mal.

LOLOTTE.

Moi j’aime la danse,
Par goût, par gaieté.

MADAME DE CERNAY.

Moi, par complaisance.

MADAME VERMONT.

Moi, pour ma santé.

TOUTES LES DAMES.

Le bal nous appelle, etc.

Toutes les dames sortent avec monsieur Vermont ; madame de Limeuil reste avec Roselyn.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE LIMEUIL, ROSELYN

 

ROSELYN.

Pour vous, madame, je vois que vous êtes déjà habillée.

MADAME DE LIMEUIL.

Oui ; j’avais déjà la permission du docteur.

ROSELYN.

J’espère que cela vous distraira ; voilà pourquoi je vous l’ai accordée sans peine.

MADAME DE LIMEUIL.

Au contraire, vous ne vouliez pas.

ROSELYN.

D’abord ; mais depuis j’ai réfléchi, car je ne passe pas un instant sans étudier votre situation, sans m’occuper de vous... de votre état.

MADAME DE LIMEUIL.

Ô ciel ! vous êtes inquiet ? vous craignez pour moi ?

ROSELYN.

Non, madame, nullement.

MADAME DE LIMEUIL.

Vous voulez me le cacher ; mais vous avez des doutes.

ROSELYN.

Franchement, si j’en ai, ce n’est que sur moi-même ; car, dans ce moment-ci, plus je compare, plus je calcule, et moins je puis me rendre compte. Je croyais d’abord que la langueur, la tristesse où vous étiez, provenait d’un peu de faiblesse de poitrine, et je vous traitais en conséquence ; mais cependant la lièvre a disparu ; la toux s’est dissipée, vous ne souffrez nulle part.

MADAME DE LIMEUIL.

Non, docteur.

ROSELYN.

C’est fort étonnant, c’est même fort inquiétant, et il faut qu’il y ait quelque cause...

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! mon Dieu !

ROSELYN.

Est-ce que par hasard ?... mais ce n’est pas possible, car vous me l’auriez dit, est-ce que nous aurions quelque chagrin, quelque peine secrète ?

MADAME DE LIMEUIL.

Quoi ! docteur, vous croyez que cela pourrait influer ?...

ROSELYN.

Mais sans doute, madame ; toutes les maladies physiques ont leur source dans quoique affection morale. Nous avons dans ce moment-ci des fièvres d’agiotage, des fièvres d’ambition rentrée ; des fièvres d’amour, celles-là sont plus rares, surtout dans les hautes classes ; mais enfin elles existent.

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! mon Dieu ! si j’avais su, si j’avais osé plutôt !

ROSELYN.

Est-ce que j’aurais deviné ?

MADAME DE LIMEUIL.

Oui, docteur, je dois rendre justice à vos talents, à votre pénétration : j’éprouve depuis quelque temps un très grand chagrin.

ROSELYN.

Vraiment !

MADAME DE LIMEUIL, baissant les yeux.

J’aime quelqu’un.

ROSELYN, à part, avec joie.

Il est donc vrai.

Haut.

Voyez-vous, madame, ce que c’est que de ne pas tout dire à son médecin. Comment voulez-vous, après cela, que l’on puisse deviner, que l’on puisse se conduire ? Cela ne prouve rien contre la science ; mais dans l’ignorance où j’étais, je pouvais vous ordonner des choses contraires, et c’est précisément ce qui est arrivé.

MADAME DE LIMEUIL.

Quoi ! ce que vous m’aviez prescrit ?...

ROSELYN.

Mais oui, madame, et maintenant cela devient bien différent ; si la souffrance que vous éprouvez depuis quelque temps n’a d’autre cause qu’une affection de l’âme, qu’un chagrin de cœur, si toutefois vous ne me trompez pas encore ?...

MADAME DE LIMEUIL.

Oh ! non, docteur, cela ne m’arrivera plus.

ROSELYN.

Eh bien ! madame, il y aurait beaucoup plus de danger à rester dans la situation où vous êtes ; vous ne savez donc pas quelles sont les conséquences d’une inclination contrariée ?

MADAME DE LIMEUIL.

Ô ciel !

ROSELYN.

Air : Restez, restez, troupe jolie. (Les Gardes-Marine.)

Pardon, mais mon état l’ordonne,
Je dois vous parler sans détour,
J’ai vu mainte et mainte personne,
En pareil cas, mourir d’amour.

MADAME DE LIMEUIL.

Que dites-vous ? mourir d’amour !

ROSELYN.

Or, vous, si jeune et si jolie,
Jugez quels funestes destins
De mourir d’une maladie
Dont il est tant de médecins !

MADAME DE LIMEUIL, avec joie.

Ainsi donc, vous me conseillez, la, bien franchement, de me remarier ?

ROSELYN.

Oui, sans doute.

MADAME DE LIMEUIL, à part.

Pauvre colonel !

Après un geste de bonheur.

Quant à la personne, que jusqu’ici je n’ai pas osé vous nommer...

ROSELYN.

Je ne pouvais ni ne devais la connaître ; son nom, quel qu’il soit, ne doit influer en rien sur mes décisions ; car votre état avant tout ; eh bien ! madame ?

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! mon Dieu ! quand j’y pense.

ROSELYN.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME DE LIMEUIL.

Que devenir, et comment faire à présent ? tout à l’heure encore, j’ai déclaré à ma tante et à toutes ces dames que je chérissais ma liberté, et que, de moi-même et par goût, je resterais toujours veuve.

ROSELYN.

Ne peut-on point changer d’idée ?

MADAME DE LIMEUIL.

Oui, monsieur, mais pas d’une heure à l’autre.

ROSELYN.

N’est-ce que cola ? ce ne sera pas vous, ce sera moi qui l’aurai ordonné, et alors il n’y aura plus rien à dire.

MADAME DE LIMEUIL.

Quoi ! vraiment, vous seriez assez bon, assez aimable pour me donner une consultation ?

ROSELYN, montrant la porte à droite.

Je vais l’écrire là, dans le cabinet de votre oncle, et je vous l’apporte à l’instant.

MADAME DE LIMEUIL.

Croyez, docteur, que ma reconnaissance...

ROSELYN.

Je suis assez payé si je peux vous rendre la santé et le bonheur. Adieu, adieu.

Il entre dans le cabinet à droite

 

 

Scène XVII

 

MADAME DE LI.MEUIL, puis RAMSAY, LOLOTTE

 

MADAME DE LIMEUIL.

Ah ! l’aimable docteur ! celui-là, par exemple, est bien un ami véritable.

Apercevant Ramsay.

Ah ! colonel ! vous voilà ! arrivez donc vite ; vous venez me prendre pour le bal ?

RAMSAY.

Oui, madame ; mais d’où vient ce trouble, cette émotion ?

MADAME DE LIMEUIL.

Ce matin j’étais bien malheureuse ; car je ne pouvais être à vous, sans crainte de vous perdre à jamais ; maintenant tout est changé.

RAMSAY.

Que dites-vous ?

MADAME DE LIMEUIL.

Que je vous dois une récompense, et

Lui tendant la main.

La voilà.

RAMSAY, à ses genoux.

Ah ! que je suis heureux !

LOLOTTE, entrant en ce moment par le fond.

Et moi aussi !

 

 

Scène XVIII

 

LOLOTTE, MADAME DE LIMEUIL, RAMSAY, ROSELYN, sortant du cabinet, et tenant un papier à la main

 

ROSELYN.

Madame, voici la consultation, signée de moi.

MADAME DE LIMEUIL, prenant le papier.

Merci, docteur.

ROSELYN, apercevant le colonel qui est à genoux de l’autre côté.

Que vois-je ? et que faites-vous ?

LOLOTTE.

Elle suit l’ordonnance.

ROSELYN, à part.

Ah ! grand Dieu !

Haut.

Comment !...

Regardant Lolotte.

Monsieur le colonel, lui qui vous aimait, du moins je le croyais...

LOLOTTE.

Oui, cela en avait tous les symptômes ; mais quoique docteur habile, on peut être trompé.

ROSELYN, à mi-voix.

Ah ! petit serpent !

LOLOTTE.

Oh ! je n’ai pas peur, parce que nous sommes alliés, et vous me donnerez aussi une ordonnance pour épouser Léon, n’est-il pas vrai ?

ROSELYN.

Eh bien ! par exemple.

LOLOTTE.

Il n’y a que ce moyen-là de me faire taire, parce que, tant que je ne serai pas mariée, je serai bavarde ! bavarde... comme le sont toutes les demoiselles.

ROSELYN.

C’est bon, cela suffit.

MADAME DE LIMEUIL, qui, pendant ce temps, a causé avec le colonel.

Remerciez le docteur, colonel, car c’est à lui que vous devez tout ; aussi j’espère bien qu’il sera votre ami, comme il est le mien, et que dans notre ménage...

RAMSAY.

Oui, ma chère amie, oui, monsieur, sans doute...

À part.

Une fois marié, j’aurai soin que ma femme en ait un autre, un vieux.

LOLOTTE.

Mais voici toutes ces dames.

 

 

Scène XIX

 

LOLOTTE, MADAME DE LIMEUIL, RAMSAY, ROSELYN, MONSIEUR VERMONT et MADAME VERMONT, MADAME DE CERNAY, MADAME RAYMOND

 

TOUTES LES DAMES.

Air : Vive un bal champêtre.

Le bal nous appelle ;
Au plaisir fidèle,
Venez-y, ma belle,
Jamais un bal
N’a fait mal.

ROSELYN.

Mais surtout, mesdames, pas d’anglaises, pas de ronds d’entrechats, soyons rentrées à trois heures du matin, là-dessus je suis inflexible.

TOUTES LES DAMES.

Oui, docteur.

MADAME DE LIMEUIL.

Mais vous venez avec nous ?

ROSELYN.

Sans doute.

À part.

C’est étonnant comme j’ai envie de danser !

Vaudeville.

Air nouveau de monsieur Adam

MONSIEUR VERMONT.

De votre cher docteur je conçois la méthode,
Et près de vous, madame, il doit être à la mode ;
Car, je le dis tout bas :
Fait-on vos volontés... vous vous trouvez guérie,
Mais dès que l’ordonnance, hélas ! vous contrarie,
Vous ne guérissez pas.

MADAME VERMONT.

Vous qui, dans le printemps, brillez, jeunes coquettes,
L’automne voit bientôt s’éloigner vos conquêtes,
Et l’amour fuit vos pas ;
De le revoir jamais n’ayez plus l’espérance,
Et que vos quarante ans soient pris en patience,
Car on n’en guérit pas.

RAMSAY.

Le pauvre attend de l’or ; le riche veut des places ;
L’une espère un mari, l’autre espère des grâces ;
Chacun rêve ici-bas ;
À chaque vœu trompé l’on répète à la ronde :
L’espérance est un mal... par bonheur, en ce monde,
On n’en guérira pas.

LOLOTTE.

On guérit les chagrins, on guérit de l’absence ;
Et même de l’amour comme de la constance
On guérit ici-bas ;
Mais nous avons des maux que l’on ne peut détruire,
C’est l’amour du pouvoir, l’amour du cachemire ;
Nous n’en guérissons pas.

ROSELYN.

Il est d’honnêtes gens, pâles de jalousie,
Que l’aspect de nos arts et de notre industrie
Fait souffrir ici-bas ;
Ô vous dont nos succès causent la maladie,
Espérons que pour nous et pour notre patrie
Vous ne guérirez pas.

MADAME DE LIMEUIL, au public.

Ô vous dont les auteurs implorent les suffrages,
Médecins redoutés, qui donnez aux ouvrages
La vie ou le trépas,
Pour sauver celui-ci venez tous en personne ;
Car lorsque le docteur, hélas ! nous abandonne,
Nous ne guérissons pas !

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