Le Mystère (DESTOUCHES)

Divertissement en musique, pour S. A. S. Madame la Duchesse du Maine.

Représenté pour la première fois au château de Sceaux, le 22 novembre 1714.

 

Personnages

 

LE MYSTÈRE

CÉRÈS

ASTRÉE

AGLAURE

CYDIPPE

TYRCIS

LYCIDAS

UN LABOUREUR.

UN MOISSONNEUR

LES SUIVANTS DU MYSTÈRE

TROUPE DE BERGER et DE BERGÈRES

 

La Scène est dans le château de Sceaux.

 

 

SECONDE LETTRE À MONSIEUR TANEVOT

 

Vous venez de lire le ballet des Amours de Ragonde, tel que je l’ai composé.

Voici présentement les Fêtes de l’Inconnu, qui sont d’un ton bien plus sérieux, et qu’on peut regarder comme une espèce de pastorale.

Le dieu du Mystère y préside d’abord, parce que la personne qui donnait cette fête à Madame la Duchesse du Maine, souhaitait extrêmement de n’être point connue ; et qu’il n’y avait que moi qui fusse dans la confidence c’est pourquoi je m’avisai d’introduire Harpocrate, le dieu du silence, pour en faire l’ordonnateur de la fête, qui ne manqua pas d’avoir un très grand succès, que l’on doit beaucoup plus attribuer à l’air mystérieux dont elle fut donnée, qu’au mérite de l’ouvrage.

 

 

PREMIER INTERMÈDE, QUI SERT DE PROLOGUE

 

LE MYSTÈRE, DEUX SUIVANTS

 

LE MYSTÈRE.

Le dieu du jour est descendu sous l’onde ;

Le sommeil en tous lieux a versé ses pavots.

Tandis que l’univers goûte un profond repos,

C’est au dieu du Mystère à régner dans le monde.

PREMIER SUIVANT.

Où sommes-nous ? Quel important projet

Vous a conduit ici pendant la nuit obscure ?

Ne pourrons-nous apprendre ce secret ?

Le cacher plus longtemps, c’est nous faire une injure.

LE MYSTÈRE.

Non, je ne prétends point vous cacher mes desseins ;

Tous deux confidents du Mystère,

Vous possédez cet art si salutaire

Et si peu connu des humains ;

C’est l’art de savoir tout, et de savoir le taire.

Vous êtes dans ce beau séjour,

Où les mortels et les dieux chaque jour

S’empressent d’admirer l’auguste Ludovise ;

J’y viens aussi pour lui faire ma cour ;

Secondez-moi, l’instant nous favorise.

DEUXIÈME SUIVANT.

Avez-vous pu former cette entreprise ?

Vous vous livrez à des soins superflus

Et le Mystère est inutile

Dans un séjour que les vertus

Et l’Innocence ont choisi pour asile.

LE MYSTÈRE.

Ma présence devient nécessaire en ces lieux,

Et j’y vais ordonner une fête nouvelle.

PREMIER SUIVANT.

Pour faire éclater votre zèle,

Vous deviez y conduire et les Ris et les Jeux.

LE MYSTÈRE.

Ils vont suivre mes pas, et s’offrir à nos yeux.

DEUXIÈME SUIVANT.

Mais que dois-je augurer d’un si profond silence ?

Je ne vois point ici cette magnificence,

Ces superbes apprêts, ces spectacles charmants,

Qui rendent les nuits plus brillantes[1]

Que les plus beaux jours du printemps.

LE MYSTÈRE.

Ces fêtes sont trop éclatantes ;

On y veut rappeler cette simplicité,

Leur unique ornement, quand on les fit éclore.

PREMIER SUIVANT.

Sans pompe et sans éclat plairont-elles encore ?

LE MYSTÈRE.

Un inconnu s’en est flatté ;

Pour charmer le bon goût, il n’est pas nécessaire

De recourir à tant d’éclat ;

Souvent un plaisir simple, innocent, délicat,

Est plus propre à le satisfaire.

L’inconnu qui m’emploie a formé cet espoir.

PREMIER SUIVANT.

Je crains qu’il ne s’en fasse accroire.

LE MYSTÈRE.

Pour ne point hasarder sa gloire

Il a recours à mon pouvoir.

DEUXIÈME SUIVANT.

Ne pouvons-nous savoir son nom et sa naissance ?

LE MYSTÈRE.

Tous les suivants du Mystère entrent, et il leur dit tout bas, le nom de l’inconnu.

Écoutez tous... Vous savez nos secrets ;

Qu’ils soient ensevelis dans un profond silence.

LES DEUX SUIVANTS.

Vous pouvez être sûr que nous serons discrets.

LE MYSTÈRE, à tous ses suivants.

Secondez mes soins et mon zèle,

Ô vous qui possédez mon art mystérieux !

Commencez avec moi cette fête nouvelle ;

Et cachons l’inconnu qui la donne en ces lieux.

Premier entrée.

Deux suivants forment l’entrée.

PREMIER SUIVANT.

Tout réussit par le mystère :

Par son secours mille guerriers

Ont plus moissonné de lauriers,

Que par la valeur téméraire.

Un amant subtil et discret,

Un ministre prudent qui cache son secret,

Ont rarement un sort contraire :

Tout réussit par le mystère.

Seconde entrée.

DEUXIÈME SUIVANT.

Sans le mystère il n’est rien d’agréable :

Lorsqu’en dépit d’un jaloux curieux,

On aime un objet adorable,

Qui, d’un regard tendre et mystérieux,

Promet un retour favorable,

Tous les instants sont doux et précieux :

Mais la beauté la plus aimable,

Que, sans trouble et sans crainte, on voit à chaque instant,

Malgré tous ses appas, rend l’amour languissant :

Sans le mystère il n’est rien d’agréable.

Troisième entrée.

LE MYSTÈRE et LES DEUX SUIVANTS.

Tendres amants qui soupirez

Des rigueurs de vos inhumaines,

Aimez constamment, espérez

L’heureux instant qui finira vos peines :

Mais quand l’amour comblera vos désirs,

Cachez votre bonheur, et tâchez de vous taire ;

Ce dieu veut toujours du mystère,

Et les plaisirs secrets sont les plus doux plaisirs.

Tous les danseurs forment une entrée. Un des Suivants du Mystère représente l’inconnu ; deux autres suivants représentent les curieux qui veulent le connaître, et les antres suivants s’opposent à leur curiosité ; ce qui fait une danse dans le goût des pantomimes, et finit le premier intermède.

 

 

SECOND INTERMÈDE

 

ASTRÉE, AGLAURE, CYDIPPE

 

AGLAURE.

Quel sujet vous oblige à descendre des cieux ?

Déesse, daignez nous le dire :

Va-t-on revoir ce siècle heureux,

Où les premiers mortels vivaient sous votre empire ?

ASTRÉE.

Non ; pour leurs successeurs il n’aurait point d’attraits :

Astrée a pour jamais abandonné la terre.

AGLAURE.

La paix les a sauvés des horreurs de la guerre ;

Joignez votre présence à ses nouveaux bienfaits.

Quoi ! n’est-il plus permis de former l’espérance

De voir encor régner l’innocence et la paix ?

ASTRÉE.

Nymphes, n’espérez pas que jamais ma présence

Ramène les humains sous mes paisibles lois.

J’ai beau les appeler, ils sont sourds à ma voix,

Et ne m’ont opposé que trop de résistance.

CYDIPPE.

Eh ! pourquoi quittez-vous le céleste séjour,

S’ils n’ont pas mérité cette faveur nouvelle ?

ASTRÉE,

C’est Ludovise qui m’appelle.

Au milieu des plaisirs de sa brillante cour,

Souvent cette auguste mortelle

Désire l’aimable retour

Du siècle fortuné, dont l’image fidèle

Enchante les cœurs vertueux.

Je vais en offrir à ses yeux

Une peinture naturelle ;

Ce sera le parfait modèle

Des plaisirs simples, innocents,

Qui feront désormais ses doux amusements.

 

Ô vous ! qui me rendez de sincères hommages,

Et qui chérissez mes bienfaits,

Quittez vos hameaux, vos bocages,

Reste innocent de mes premiers sujets.

 

Jeunes bergers, tendres bergères,

Venez dans ces beaux lieux seconder mes désirs ;

Chantez, chantez vos jeux et vos plaisirs,

Et mêlez vos concerts à vos danses légères.

Astrée, Aglaure et Cydippe redisent ensemble ces quatre derniers vers ; après quoi les Bergers et les Bergères paraissent.

Marche de Bergers et de Bergères.

UN BERGER.

Dans nos champs et sur nos coteaux,

Les plaisirs nous suivent sans cesse.

Nous n’avons, pour toute richesse,

Que nos chiens et nos troupeaux.

Ces biens ont pour nous tant de charmes,

Que nous ne formons point d’inutiles désirs ;

Et nous n’aurions jamais de craintes ni d’alarmes,

Si l’amour quelquefois ne troublait nos plaisirs.

Première entrée.

UN AUTRE BERGER chante l’air suivant, accompagné d’une musette.

Dans mon jeune printemps, je vis la belle Annette

Assise au bord d’un clair ruisseau ;

Je me mis auprès d’elle, et laissai mon troupeau,

Pour chanter ses appas sur ma tendre musette.

Elle fut sensible à mes chants,

Et me promit de n’être point cruelle.

Je suis heureux depuis ce temps ;

J’aime toujours Annette, Annette m’est fidèle.

Seconde entrée.

Églogue chanté par deux Bergers, Tyrcis et Licidas.

TYRCIS.

Je veux chanter mon aimable Philis.

LICIDAS.

Je veux chanter ma charmante Climène.

TYRCIS.

Elle n’a pour mes feux que rigueurs et mépris.

LICIDAS.

Elle est insensible à ma peine.

TYRCIS.

Malgré les maux, dont m’accable l’amour,

J’aimerais mieux mourir que de briser ma chaîne.

LICIDAS.

Je meurs pour ma belle inhumaine,

Et mon tourment m’est plus cher que le jour.

TYRCIS.

Rien n’est si brillant que l’aurore,

Lorsqu’elle vient ouvrir la barrière des cieux :

Ma Philis est plus belle encore.

LICIDAS.

La mère des amours sut charmer tous les dieux,

Quand l’onde mit au jour cette beauté naissante :

Climène est encor plus charmante.

TYRCIS.

Je suis soumis à votre loi,

Aimable et cruelle bergère ;

Et demain vous aurez ma brebis la plus chère.

LICIDAS.

Je suis tout à l’amour, je ne suis plus à moi.

Pour vous marquer, Climène, une flamme parfaite,

Je vous donne aujourd’hui mes chiens et ma houlette.

Ensemble.

Amour, doux tyran de nos cœurs,

Languirons-nous toujours sous le poids de nos chaînes ?

Fidèles et constants, nous ressentons tes peines :

Fais-nous goûter enfin tes charmantes douceurs.

Entrée d’une Bergère et d’un Berger.

AGLADRE.

Au bon vieux temps de l’innocence,

Les discours n’étaient point trompeurs ;

On pouvait lire dans les cœurs,

Et l’on jugeait sur l’apparence.

On balançait à faire un choix,

Pour ne tomber jamais dans l’inconstance ;

On rougissait d’aimer plus d’une fois ;

Et l’Amour et l’Hymen étaient d’intelligence.

CYDIPPE.

De ce bon temps et de nos jours,

Voici quelle est la différence.

On ne peut plus juger sur l’apparence ;

On fait gloire de l’inconstance ;

L’hymen est le tombeau des plus tendres amours.

CHŒUR DE BERGERS et DE BERGÈRES.

Dans nos hameaux, dans nos bocages,

Suivons les lois du bon vieux temps ;

Ne soyons trompeurs ni volages.

Faisons tous nos plaisirs des plaisirs innocents

Que l’on goûte à tous les instants,

Dans nos hameaux, dans nos bocages.

Ils dansent tous en rond, et finissent l’intermède.

 

 

TROISIÈME INTERMÈDE

 

CÉRÈS, UN LABOUREUR, UN MOISSONNEUR

 

LE LABOUREUR.

En quels lieux nous conduisez-vous ?

Ce superbe palais ne fut point fait pour nous.

Dans ces demeures magnifiques,

Vous nous voyez étonnés, éperdus :

Mais, pour l’éclat qui s’offre à nos regards confus,

Nous ne changerions pas nos cabanes rustiques.

CÉRÈS.

Ne soyez point surpris de vous voir en ces lieux ;

Et que chacun de vous s’empresse

À divertir une auguste princesse,

Qui se fait révérer des mortels et des Dieux.

LE MOISSONNEUR.

Eh ! pouvons-nous aspirer à lui plaire ?

Tout notre art se réduit à fendre des sillons,

À semer nos guérets, à cueillir nos moissons.

Vous nous avez appris cet art si nécessaire ;

C’est le seul que nous possédons.

LE LABOUREUR.

Les plaines, les coteaux, les vallons, les montagnes,

Produisent par nos soins mille dons précieux.

Mais nous ignorons tous dans nos riches campagnes,

L’art de plaire aux mortels, qui comptent pour aïeux,

Et les monarques et les Dieux.

CÉRÈS.

Ne craignez pas qu’on vous méprise

Dans ce palais dont la beauté,

L’éclat et l’ornement causent votre surprise.

La candeur, la sincérité,

Ont des charmes pour Ludovise.

Venez tous, ne me quittez pas.

LE LABOUREUR et LE MOISSONNEUR.

Puisque vous l’ordonnez, nous marchons sur vos pas.

Marche de Laboureurs, de Moissonneurs et de Moissonneuses.

CÉRÈS adresse ces mots à la Princesse.

Des habitants du céleste séjour,

On voit en vous une parfaite image :

Ils ont quitté les cieux pour venir tour à tour

Vous rendre un éclatant hommage.

Recevez le mien en ce jour.

Mon cortège est peu magnifique ;

Et je n’offre à vos yeux, dans vôtre aimable cour

Que les jeux innocents d’une troupe rustique.

Pour vos amusements, c’est tout ce que je puis.

Jetez sur nous des yeux propices ;

Et daignez aujourd’hui recevoir les prémices

De nos moissons et de nos fruits.

Ils viennent tous, en dansant, mettre aux pieds de la Princesse, les uns, de petites gerbes de bled, et les autres, des corbeilles pleines de fruits et couronnées de roses.

On danse plusieurs entrées.

UN LABOUREUR.

Avant que le Printemps ramène la verdure,

Nous disposons la terre à nous offrir ses dons.

AUTRE LABOUREUR.

Sitôt que le zéphir ranime la nature,

Il nous promet d’amples moissons.

LE MOISSONNEUR.

L’Été comble notre espérance :

On nous voit, pleins d’ardeur, dépouiller les sillons,

Et recueillir une heureuse abondance.

TOUS TROIS, ensemble.

Mais quand l’Hiver vient désoler nos champs,

Et de ses noirs frimas couvrir toute la terre,

Dans un profond repos nous passons notre temps,

Et nous buvons tous ensemble à plein verre.

Entrée générale, qui finit le Divertissement.


[1] On appelait ces fêtes de Sceaux les grandes nuits, parce qu’elles donnaient pendant la nuit.

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