Le Marquis de Pontanges (Alexis DECOMBEROUSSE)

Drame en deux actes.

 

Personnages

 

AMAURY, marquis de Pontanges

LAURENCE, sa femme

MADAME ERMENGARD, tante de Laurence

FUSCIEN DE CHAMPVILLE, son cousin

GUSTAVE DE MARNY

REMIEUX, jardinier du château

JACQUES, son fils

DOMESTIQUES

 

La scène se passe au château de Pontanges, à quinze lieues de Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une partie du parc. À droite, pavillon, tenant au château, avec porte d’entrée. À gauche, une haie de charmille. Au fond, mur avec treillage ; sur le devant, banc de jardin.

 

 

Scène première

 

GUSTAVE DE MARNY, seul, entrant par la porte de la baie

 

C’est ici le jardin particulier de monsieur le marquis, où Laurence, sa femme, passe quelquefois des heures entières avec lui. Elle, si jeune et si belle ! prétendre se consacrer sans retour à soigner la raison absente de monsieur de Pontanges, son époux ; se condamner au rôle de sœur de charité, sans espérance de voir jamais la guérison de son malade ! Pauvre femme naïve ! Mon amour pour elle a commencé par de la pitié et a fini par de l’admiration. Oui, de l’admiration... du respect... Que dirait-on dans le monde si l’on savait que ce Marny, qui est habitué à triompher des obstacles les plus insurmontables, n’a pas encore seulement osé se déclarer !... Un mari de cette espèce ! Et, depuis trois mois, n’être pas plus avancé que je le suis auprès de sa femme !... Cependant elle m’aime, j’en suis certain. Son chagrin quand je m’en vais, sa joie quand je reviens... Oui, oui, elle m’aime... Mais voilà tout... Je suis tombé sur une de ces femmes rares, dont l’ignorance n’est point une ruse, et qui serait capable d’avoir pendant dix ans beaucoup de penchant pour quelqu’un, sans savoir si c’est de l’amour ou tout simplement de l’amitié... Allons, c’est à moi de le lui apprendre et de m’établir franchement le rival... d’un idiot ! Je veux savoir à quoi m’en tenir dès aujourd’hui, si c’est possible. Oui, j’y suis décidé !... Eh bien ! si elle repousse mon amour... je partirai... Personne de réveillé encore... Mais si... J’aperçois monsieur Fuscien, ce parent de madame de Pontanges, arrivé hier d’un long voyage. Il n’est pas fort, le cousin... Il m’a semblé furieusement commis voyageur ; et, bien qu’il ait regardé sa cousine avec des yeux singuliers... à tout prendre, c’est un rival encore moins dangereux que monsieur le marquis. Pourquoi di able se lève-t-il sitôt ?... Laurence allait peut-être venir.

 

 

Scène II

 

FUSCIEN, GUSTAVE

 

FUSCIEN.

Ah ! quelqu’un enfin !... Enchanté de vous trouver debout, monsieur. Je vous fais mon compliment bien sincère.

GUSTAVE.

Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

FUSCIEN.

C’est que si votre lit n’est pas meilleur que le mien, vous n’avez réellement rien de mieux à faire que d’en sortir. Quels matelas, grand Dieu ! évidemment cardés sous Louis XIV !... Je ne conçois pas ma cousine.

GUSTAVE.

Ce n’est pas elle, je pense, qui se mêle de ces détails.

FUSCIEN.

C’est ma tante Ermengard, je le parie... Je la reconnais bien là !... Il faut qu’elle économise sur tout, même sur le sommeil d’autrui... Et quel souper... Si c’est là l’ordinaire du château !... J’en ai eu des crampes d’estomac toute la nuit !... Non, c’est que cette pauvre tante est d’une avarice... Je vais vous raconter un trait.

Il va chercher une chaise.

GUSTAVE.

S’il croit que j’écouterai ses histoires... Je reviendrai quand il sera parti.

Il disparaît par la petite porte de la haie.

FUSCIEN, apportant sa chaise et s’asseyant.

Figurez-vous, monsieur, qu’un jour ma tante Ermengard...

 

 

Scène III

 

FUSCIEN, MADAME ERMENGARD

 

MADAME ERMENGARD.

Eh bien qu’est-ce que tu lui veux à ta tante Ermengard ?

FUSCIEN, se levant.

Comment ! vous êtes là, ma tante ?

À part.

Dieu ! si j’avais continué...

Se retournant.

Et l’autre... Eh bien, il est poli !

MADAME ERMENGARD.

Qu’est-ce que tu disais de moi, tout seul ?

FUSCIEN.

Je disais... je disais que ma colère contre vous n’est pas encore passée.

MADAME ERMENGARD.

Mais puisque ce n’est pas notre faute, mon petit Fuscien.

FUSCIEN.

Non... vous avez beau vouloir m’amadouer, je ne pardonnerai jamais à ma cousine Laurence de m’avoir préféré... Qui ?... Un idiot, un imbécile... car, il ne faut pas se le dissimuler, il n’a pas plus de raison qu’un enfant de six mois, monsieur le marquis de Pontanges... oui, oui, tout marquis qu’il est !

MADAME ERMENGARD.

Mais qui te dit le contraire ?

FUSCIEN.

Non... c’est que c’est très humiliant pour moi !... Si elle avait épousé un borgne, un boiteux, un bossu, je l’excuserais peut-être... Et cependant...

Il se regarde avec complaisance.

Mais penser qu’elle pouvait choisir entre un imbécile... et moi... et que c’est l’imbécile qui l’a emporté !...

MADAME ERMENGARD.

Veux-tu bien te taire... avec tes injures. Tu vas tout savoir et, au lieu de t’emporter, de crier, tu seras touché de la position d’Amaury. Il est devenu fou par amour ! par amour pour Laurence ! C’est elle qui a été la cause involontaire de son malheur.

FUSCIEN.

Ah ! bah !

MADAME ERMENGARD.

À la mort de sa mère, ma nièce, laissée sans fortune, avait été recueillie au château de Pontanges par madame la marquise. Son fils Amaury, charmant jeune homme, plein d’esprit alors...

FUSCIEN.

Oh ! oui... alors !

MADAME ERMENGARD, continuant.

Mais d’une exaltation extrême, devint éperdument épris de Laurence et voulut l’épouser. Le refus de la marquise, qui éloigna, à l’instant, celle qu’il aimait, le mit au désespoir et lui fit perdre la raison. Tu juges de ce que devint sa mère !

FUSCIEN.

Il était bien temps !

MADAME ERMENGARD.

Après avoir tout tenté inutilement pour la guérison de son fils, sentant qu’elle allait mourir, elle fit venir Laurence, lui avoua tout, se mit à ses genoux pour qu’elle consentît à épouser son fils...

FUSCIEN.

Il était devenu gentil, le futur !

MADAME ERMENGARD.

Et Laurence, touchée de compassion, n’hésita pas un instant.

FUSCIEN.

Et c’est justement cette compassion qui n’a pas le sens commun. Se condamner au malheur...

MADAME ERMENGARD.

Au malheur ! Oh ! tu ne connais pas Laurence ! Elle n’a pas les idées romanesques des jeunes filles de son âge. Élevée loin du monde par madame de Pontanges, elle est restée tout bonnement ce que la nature l’avait faite simple, naïve, pleine d’affection et de dévouement. Elle ne souhaite rien, elle ne regrette rien, et ne soupçonne même pas qu’il pouvait y avoir pour elle un autre bonheur que celui de veiller sur Amaury.

FUSCIEN.

Drôle de bonheur ! Enfin, ça lui fait plaisir, soit ; mais elle aurait bien pu se dispenser... Que diable ! on soigne les gens comme celui-là... on leur donne bien à manger et bien à boire, mais on ne les épouse pas... surtout lorsque l’on a en perspective un mari d’une tout autre espèce... J’ose l’affirmer.

MADAME ERMENGARD.

Ah ! ceci est une question.

FUSCIEN.

Comment, une question !... Est-ce que vous me prenez ?...

MADAME ERMENGARD.

Mon Dieu ! pour rien du tout. Tu ne comprends donc pas ?

FUSCIEN.

Non, je ne comprends pas,... je ne veux pas comprendre... Se sacrifier ainsi, pauvre cousine !... Savez-vous comment on l’appelle dans le pays ?... Empressé d’avoir de ses nouvelles, j’en demande hier, en arrivant, au premier paysan que je rencontre Mademoiselle de Champville ? La femme au fou ? me répond l’homme en blouse et en bonnet de coton... Comme c’est agréable pour la famille... La femme au fou ! Et vous avez souffert ça, vous, ma tante !

MADAME ERMENGARD.

Souffert !... Au contraire, moi et toute la famille... nous l’avons suppliée, conjurée !... Mais bah ! elle avait la tête montée, et rien n’a pu l’empêcher d’épouser Amaury pour tranquilliser madame de Pontanges à son lit de mort. Ce n’est qu’après la cérémonie que j’ai envisagé le bon côté de la chose...

FUSCIEN.

Il n’y en a pas !

MADAME ERMENGARD.

Si, si, pardon ; ta cousine est maintenant très riche, et elle n’avait rien.

FUSCIEN.

Tiens, parbleu ! ni moi non plus, et pourtant je suis riche aussi aujourd’hui ! sans avoir été obligé d’épouser... Non, Dieu merci !... Il m’a suffi de porter dans le nouveau monde toutes les ressources de mon intelligence.

MADAME ERMENGARD, continuant.

Je me suis dit : quand il lui sera bien démontré qu’elle ne peut rien pour rendre la raison à son mari, nous la déciderons à le mettre dans une bonne pension ; alors, quasi veuve, maîtresse d’une belle fortune, elle pourra vivre heureuse et contente où bon lui semblera.

FUSCIEN.

Quelle idée fausse vous avez eue là !... Heureuse !... Ce n’est qu’avec moi qu’elle pouvait l’être, la pauvre petite !

MADAME ERMENGARD.

Mais, quoique la raison de son mari n’ait pas fait un pas depuis près de trois ans qu’elle l’a épousé, rien jusqu’ici n’a pu l’engager...

FUSCIEN.

C’est bien fait... Ça vous apprendra.

 

 

Scène IV

 

FUSCIEN, MADAME ERMENGARD, JACQUES

 

JACQUES.

Bonjour, madame Ermengard.

MADAME ERMENGARD.

Bonjour, mon ami.

FUSCIEN.

Qu’est-ce que c’est que ce gamin-là ?

MADAME ERMENGARD.

C’est Jacques, le fils de Rémieux.

FUSCIEN.

Ah ! oui, oui... Le grand Rémieux, le jardinier du château... Est-il toujours long comme une perche et sec comme un manche de râteau ?

JACQUES.

Qu’est-ce qu’il dit donc ce monsieur, madame ?

MADAME ERMENGARD.

Rien, rien, mon ami... Que me veux-tu ?

JACQUES.

Je viens jouer avec mon camarade, pardine !

FUSCIEN.

Quel camarade ?

JACQUES.

Monsieur le marquis de Pontanges, donc.

FUSCIEN.

Le mari de ma cousine !

MADAME ERMENGARD.

Il n’est pas encore descendu.

JACQUES.

C’est bien, madame Ermengard, je reviendrai plus tard...

À part, sortant en regardant Fuscien.

Ce monsieur-là a l’air pas mal jobard et malhonnête, tout de même.

 

 

Scène V

 

MADAME ERMENGARD, FUSCIEN

 

FUSCIEN.

Un marquis ! un maître de maison, qui fait sa société d’un mioche de dix ans ; c’est gentil ! quand vous m’avez dit : « Te voilà, mon pauvre Fuscien ; tu ne sais pas, ta cousine est mariée ! » Ça m’a donné un coup ! ça m’a étranglé !... Et cependant, dans le moment, je me suis imaginé que le mari était ce beau jeune homme, avec ces petites moustaches, que j’ai trouvé établi ici, ni plus ni moins que chez lui... et que vous appelez monsieur... monsieur...

MADAME ERMENGARD.

Gustave de Marny.

FUSCIEN.

Marny, soit... Il n’est pas très poli, ce monsieur... Mais quand vous avez ajouté : « Non, c’est l’autre qui est l’époux. » Oh ! ça m’a vexé... ça m’a vexé... Que fait-il donc ici, ce monsieur de Marny ? Est-ce un médecin qu’on a appelé pour ce pauvre Pontanges ?

MADAME ERMENGARD.

Es-tu fou ?

FUSCIEN.

Du tout ; c’est bien assez du cousin.

MADAME ERMENGARD.

Monsieur de Marny est un jeune homme fort distingué, à ce qu’on dit ; si distingué même, qu’il n’est jamais content de rien, trouve à redire à tout...

FUSCIEN, à part.

Si son lit ressemble au mien...

MADAME ERMENGARD, continuant.

Et a l’air de vous faire une grâce en acceptant les soins qu’on a pour lui.

FUSCIEN.

Et... qui l’a amené ici ?

MADAME ERMENGARD.

Qui l’a amené ?

FUSCIEN.

Oui.

MADAME ERMENGARD.

C’est moi, mon cher ami, c’est moi.

FUSCIEN.

Bah ! vous, qui ne pouvez pas le souffrir, à ce qu’il paraît ?

MADAME ERMENGARD.

Moi-même, que veux-tu ?... C’est comme une fatalité... J’avais pris le char-à-banc pour aller faire une visite dans les environs, et je revenais tranquillement quand, dans l’avenue du château, sans qu’on sache ni pourquoi ni comment, la Blanche se met à prendre le trot... Moi, qui n’avais vu de ma vie à cet animal d’autre allure que le pas, je m’imagine que c’est le mors aux dents... La frayeur me gagne... Je pousse des cris affreux ! Lorsqu’un jeune homme, qui traversait la route, le fusil sous le bras, arrête la Blanche qui, au fond, ne demandait pas mieux, et me conduit au château...

FUSCIEN.

Je comprends.

MADAME ERMENGARD.

Oh ! ce n’aurait été rien encore, et la connaissance en serait restée là si, un jour qu’il était venu savoir de mes nouvelles, Amaury ne se fût avisé de mettre le feu à une meule de paille, au milieu de laquelle il se laissait brûler...

FUSCIEN.

Et c’est monsieur de Marny qui est allé l’y chercher ?

MADAME ERMENGARD.

Mon Dieu oui... au risque d’y rester lui-même... C’est notre sauveur à tous, dont bien me fâche... Car, depuis ce moment, accueilli par Laurence, il est revenu chaque jour au château et a fini par s’y établir sans façon, ce qui déjà fait jaser dans le voisinage.

FUSCIEN.

Pourquoi donc ?

MADAME ERMENGARD.

Mais parce que...

FUSCIEN.

Monsieur de Marny fait la cour à ma cousine, peut-être ? Eh bien, après... Croyez-vous donc que je ne la lui ferai pas aussi la cour, à ma cousine ?

MADAME ERMENGARD.

Mais c’est une horreur, Fuscien, ce que vous me dites là... Oubliez-vous donc qu’elle est mariée ?

FUSCIEN.

Vous appelez cela un mari ? Pauvre petite femme !... Allons, voyons, ma tante, un peu de bonne foi... Que diable, dans votre jeune temps, si monsieur Ermengard avait ressemblé à ce mari-là ?...

MADAME ERMENGARD.

Voulez-vous bien vous taire, Fuscien, qu’est-ce que c’est donc que ça ?

FUSCIEN.

C’est...

Écoutant.

Mais je crois que l’on vient... Le cousin peut-être... Il faut qu’il soit méchant... bien sûr... Il m’a regardé hier avec des yeux...

MADAME ERMENGARD.

Eh non il ne fait de mal à personne.

FUSCIEN.

En attendant, je vous laisse avec lui. Ça ne me plairait pas du tout de le rencontrer face à face.

Il sort vivement.

 

 

Scène VI

 

MADAME ERMENGARD, LAURENCE, RÉMIEUX, une faux à tailler les arbres sur l’épaule qu’il dépose en entrant contre la porte

 

LAURENCE.

Tenez, Rémieux... c’est ce banc qu’il faut que vous abritiez avec quelques arbustes, quelques plantes grimpantes... C’est la place favorite d’Amaury... Je veux qu’il y soit garanti du soleil et même de la pluie, si cela est possible.

RÉMIEUX.

C’est bien, madame... Nous ferons alors une espèce de berceau au-dessus.

LAURENCE.

C’est cela.

RÉMIEUX.

Faut-il achever de tailler les arbres de la grande avenue, madame ?... ou nous occuper tout de suite de l’arbitrage en question ?

LAURENCE.

Oui, oui... tout de suite.

RÉMIEUX.

Suffit, madame.

Il sort.

MADAME ERMENGARD, à part.

Pauvre Laurence, qui s’occupe de lui, comme s’il pouvait lui en savoir gré.

Allant à elle.

Dis-moi, ma nièce, M. de Marny doit-il rester encore longtemps ici ?

LAURENCE.

Pourquoi cela, ma tante ?

MADAME ERMENGARD.

Mais... parce que nos provisions commencent à baisser considérablement.

LAURENCE.

Eh bien, on les renouvellera.

MADAME ERMENGARD.

Il le faudra bien !

LAURENCE, à part.

Ma tante m’y fait penser... Ce pauvre M. de Marny que nous faisons mourir de faim... par reconnaissance... À table, hier au soir, je l’ai bien vu à l’air stupéfait de mon cousin.

Haut.

Eh bien ! ma bonne tante, vous vous en occuperez, n’est-ce pas ?

MADAME ERMENGARD.

Mais sois donc tranquille... Est-ce que je vous laisse jamais manquer ?...

LAURENCE.

Oh ! je sais bien... Vous êtes si bonne... Cependant... hier... vous aviez presque oublié... le souper.

MADAME ERMENGARD.

Oh ! hier... pour une fois... Sais-tu bien que, depuis quelque temps, tu as très bon appétit... Tu t’occupes toujours de ce qu’il y aura sur la table.

LAURENCE.

Songez, ma tante, que nous avons un hôte de plus, mon cousin... et qu’il est... un peu gourmand.

MADAME ERMENGARD.

Il faudrait qu’il fût bien difficile pour ne pas se contenter de notre ordinaire.

LAURENCE.

Oh ! il ne s’en contentera pas, j’en suis sûre... Vous ferez bien, pendant son séjour...

MADAME ERMENGARD.

Quand j’aurai fait ajouter quelque petite chose au menu d’hier...

LAURENCE.

Y pensez-vous, ma tante !... mais il n’est rien resté du tout.

MADAME ERMENGARD.

C’est égal... c’est égal... il y aura ce qu’il faut.

 

 

Scène VII

 

LAURENCE, MADAME ERMENGARD, FUSCIEN

 

FUSCIEN, en dehors.

Voulez-vous bien me lâcher !... voulez-vous bien me lâcher !...

MADAME ERMENGARD.

Eh ! mais, c’est Fuscien... Comme il crie !

FUSCIEN, entrant vivement en scène par le pavillon.

C’est ennuyeux, à la fin !

LAURENCE.

Eh ! qu’avez-vous donc, mon cousin ?

FUSCIEN.

Ah ! c’est vous, Laurence... J’ai... j’ai que, depuis ce matin, votre mari est après moi, comme un chasseur après un lièvre... Tantôt, il me chasse du jardin ici présent, bon !... moi, je me réfugie dans la bibliothèque, bon !... et, en attendant le déjeuner, je me mets à dévorer mes classiques... Je suis fort littéraire, moi ; pas du tout, je sens des doigts crochus qui m’arrachent mon Racine... Je regarde... c’est encore M. le marquis de Pontanges, avec la même grimace qui m’avait chassé du jardin... Mais, cette fois, non content de m’arracher Racine, ne voulait-il pas m’arracher mon habit !

LAURENCE.

J’en suis vraiment bien fâchée, mon cousin... mais cette bibliothèque, dès qu’il rentre, est le lieu où il se tient.

FUSCIEN.

La bibliothèque ?... Il ne sait plus lire.

LAURENCE.

Ce sont les gravures qui l’y ont attiré ; et maintenant, il en a pris l’habitude.

FUSCIEN.

Eh bien, il les arrange joliment les gravures, et les livres aussi... et les habits aussi... Vous ne devriez pas permettre...

LAURENCE.

Comme ici, tout lui appartient...

FUSCIEN.

Ah ! tout !... excepté mes habits.

Voix d’AMAURY, au dehors.

Laurence !... Jacques !...

FUSCIEN.

Tenez, le voilà encore... Je crois qu’il a juré... mais c’est assez comme ça pour aujourd’hui... Venez... venez, ma tante... et puisqu’il n’a pas voulu que je nourrisse mon esprit de Racine... faites-moi le plaisir de nourrir mon estomac... d’autre chose...

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

LAURENCE, AMAURY

 

LAURENCE.

C’est singulier, l’instinct d’Amaury et son animosité contre les personnes qui ne s’intéressent pas à lui.

AMAURY, sortant du pavillon avec effroi.

Laurence !... Laurence !...

L’apercevant et courant à elle.

Ah !

LAURENCE.

Eh bien ! qu’est-ce donc, Amaury ? Qu’est-ce qui peut ainsi te faire peur ?

AMAURY.

Oh ! rien, rien... Je suis près de toi maintenant.

Il se presse contre elle en regardant en arrière.

LAURENCE, lui prenant les mains.

Tu trembles encore.

AMAURY.

Il ne viendra pas, n’est-ce pas ?... Je ne veux pas le voir.

LAURENCE.

Mais qui donc ?

AMAURY.

Une figure... avec une raie noire ici.

Il désigne la lèvre supérieure.

LAURENCE.

Que veut-il dire ?

AMAURY.

Il faudra la chasser... oh ! tout de suite... car, sans cela... vois-tu... elle me chasserait, moi... Le pauvre Amaury... Je l’ai vu dans ses yeux.

LAURENCE.

Je ne puis comprendre...

AMAURY.

Les livres... les images... ils sont à moi... Je puis les corriger quand ils ne m’obéissent pas... Je leur avais dit de venir... à ceux qui sont en haut... sur les planches... Ils n’ont pas voulu... J’ai tiré les planches... alors ils ont obéi bien vite... tous, tous !... J’étais content, je n’appelais pas... ni Jacques, ni François, ni personne... et cependant la porte s’est ouverte, et j’ai vu la figure qui me regardait avec de grands yeux.

LAURENCE.

Je devine... M. de Marny, sans doute, qui, attiré par le bruit...

AMAURY, se retournant encore avec effroi.

Oh ! tu me défendras, n’est-ce pas ? Tu la chasseras...

LAURENCE.

Eh ! qui t’a dit que cette personne te voulait du mal ?... Pourquoi être toujours craintif et défiant comme cela ?... toi si bon !... si malheureux !... mon pauvre Amaury... Il faudrait avoir le cœur bien dur pour éprouver, en te voyant, un autre sentiment que celui de la pitié !

Amaury s’approche du banc à gauche, et fait signe à Laurence de venir s’y asseoir.

Ah ! tu veux que je reste là...

Elle va s’y placer et travaille.

comme ton gardien... ton défenseur... Sois tranquille, va... Laurence ne t’abandonnera jamais... elle l’a juré à ta mère.

AMAURY.

Ma mère !...

LAURENCE.

Comme il réfléchit ; voilà la première fois que ce mot le frappe ainsi.

AMAURY.

J’aime mieux Jacques.

Étendant le bras, comme pour saisir quelqu’un, en regardant toujours Laurence.

Viens, Jacques, viens.

LAURENCE.

Jacques n’y est pas, Amaury... Il est venu ce matin pour te voir... tu n’étais pas descendu... Maintenant il est à l’école... tantôt, il viendra.

AMAURY.

L’école... Jacques... L’école ?... au lieu de s’amuser avec moi...

Il fait le tour du théâtre, rencontre sur son passage une petite branche d’arbrisseau ; puis, venant s’asseoir près du banc où est Laurence, il regarde attentivement chaque feuille.

LAURENCE.

À l’attention et au sérieux qu’il met à examiner ces feuilles, ne dirait-on pas d’un botaniste !... Qu’on place donc à côté de cette figure noble et mélancolique celle de mon cousin Fuscien, et qu’on demande après quel est celui des deux dont la raison est absente ?... Pauvre cousin ! Il croit me dire une méchanceté bien piquante en m’appelant « la femme au fou, » comme les paysans des environs... Ce nom me fait plaisir, au contraire... il me rappelle la joie de ma bienfaitrice, quand j’ai consenti à la remplacer auprès de son fils... Et puis on dirait qu’Amaury a pris à tâche de me venger... lui, qui fuit tout le monde, n’éprouve aucune crainte devant Fuscien... c’est, au contraire, le pauvre cousin qui tremble, c’est Amaury qui le domine... Il n’en est pas de même avec M. de Marny ; sa vue produit toujours un effet pénible sur lui. Je ne comprends pas vraiment pourquoi !... Il est si bien, M. de Marny, ses manières sont si distinguées... sa physionomie si bienveillante !... Ah ! c’est que cette bienveillance est dans le fond de son âme... j’en suis sûre... Quelle bonté à lui, si aimable, si répandu dans le monde, de tenir ainsi compagnie à une pauvre femme qui ne connaît rien, qui ne voit personne, et dont, par conséquent, la conversation doit être bien sotte et bien maussade. Je ne sais pourquoi j’ai été si longtemps à m’en apercevoir ; mais on est très mal ici... tout est triste, incommode... C’est bien à M. de Marny, qui a si bon goût, qui est habitué au luxe, de partager la gêne qu’on m’impose... Quelquefois, je meurs d’envie de tout changer, de tout bouleverser... mais cette pauvre tante, elle serait capable d’en faire une maladie... Elle est si heureuse de me rendre ce qu’elle me coûte en économies, et de me faire souffrir mille privations pour s’acquitter... Qu’importe !... puisque cela ne fait pas fuir les gens... C’est singulier comme les journées me paraissent courtes, quand il est au château ! je n’ai pas pu m’empêcher de le lui dire... J’ai eu tort, car il y reste bien plus longtemps depuis mon indiscrétion... Il s’y croit obligé... Je ne lui dirai plus de ces choses-là...

AMAURY chante.

Quand la grand’Margot
Vous prend son sabot,
Il ne fait pas bon
Tirer son jupon.

LAURENCE.

Ah ! mon Dieu !... qu’est-ce que c’est donc que cette chanson-là, Amaury ! et qui te l’a apprise ?

AMAURY.

Jacques !

LAURENCE.

Jacques !... Il paraît qu’il en sait de belles.

AMAURY.

Oh ! oui.

LAURENCE.

Hélas ! il est donc vrai, il ne peut plus avoir d’autre instituteur que Jacques !... Cet Amaury, autrefois si aimable, si instruit, si plein d’intelligence, perdu ! perdu pour toujours !... Quel malheur !... Cependant, depuis quelque temps, il me prête bien plus d’attention ; quelquefois, il paraît presque me comprendre... Ces paroles et cet air, retenus par lui pour la première fois, sont un progrès... Amaury, écoute-moi.

Amaury se lève vivement et vient se placer devant elle.

Tu aimes donc les chansons de Jacques ?

AMAURY.

Les chansons ?

LAURENCE.

Tu les trouves jolies, n’est-ce pas ?

AMAURY.

De Jacques ?

LAURENCE.

Oui, les chansons de Jacques. Eh bien ! il y en a d’autres qui le sont encore beaucoup plus.

AMAURY.

Il y en a ?

LAURENCE.

Mais sans doute... et il ne tiendrait qu’à toi de les connaître toutes... Il ne s’agirait, pour cela, que de lire... comme nous avons fait ensemble hier ; mais cette fois, il faudrait être bien attentif et bien retenir ce que tu lirais... Veux-tu ?

AMAURY.

Les chansons... Jacques... Laurence ?

LAURENCE.

Eh bien ?

AMAURY.

Laurence, Laurence !

En disant ces mots, sa voix s’affaiblit, on n’entend plus le son, mais ses lèvres remuent encore, et il finit par rester immobile, les bras pendants, en contemplation devant elle.

LAURENCE.

Oui, c’est moi, Laurence, ton amie, qui te parle... Réponds-moi donc, Amaury, veux-tu ?

AMAURY, continuant à rester immobile en la regardant ; le nom de Laurence seul s’échappe encore de temps en temps de sa bouche.

Laurence, Laurence !

LAURENCE.

Allons, le voilà retombé !... mies paroles ne sont plus pour ses oreilles qu’un bruit qui n’a pas de sens... Comme il me regarde !... Il y a pourtant quelque chose dans ces yeux-là... Je suis folle, sans doute, mais je ne puis m’empêcher d’y retrouver toujours le sentiment qui a été si fatal au pauvre Amaury... Oui, ce n’est qu’avec moi qu’ils ont cette expression de tendresse et de bonté, ce n’est pas ainsi qu’ils se portent sur ma tante ou sur mon cousin, oh ! non...

AMAURY.

Laurence... bonne... belle... la voir... toujours... l’entendre... encore... encore...

Montrant ses oreilles.

là !...

Montrant son cœur.

là !...

LAURENCE.

Oh ! mon Dieu !... je ne me trompe donc pas... Il se souvient... il m’aime... Ah ! si cela était possible ! si je pouvais y croire... je serais trop heureuse.

Se levant et lui prenant la main.

Amaury, tu sais donc qu’il n’est qu’une personne au monde qui veille à tes besoins, qui désire ton bonheur, qui ait de l’affection pour toi ?... Oh ! dis que tu m’entends... dis que tu me comprends.

AMAURY, sortant de sa rêverie.

Un livre... des chansons... Laurence !

Il se dirige vers le pavillon.

LAURENCE.

Eh bien... où vas-tu donc ?

AMAURY.

Quand la grand’Margot
Vous prend son sabot,
etc.

Il disparaît.

 

 

Scène IX

 

LAURENCE, puis GUSTAVE

 

LAURENCE.

Ah ! je m’étais flattée trop tôt... toujours la même chose... rien encore, rien...

Elle reste pensive.

GUSTAVE, entr’ouvrant la petite porte pratiquée dans la haie.

Le marquis n’est plus là...

LAURENCE, se retournant.

Ah ! monsieur de Marny !

Allant à lui.

N’entrez pas ici, monsieur, je vous en prie... c’est le jardin d’Amaury ; s’il y voyait un étranger, peut-être ne voudrait-il plus y revenir ; et ce serait une grande privation pour lui.

GUSTAVE.

Je m’en vais, madame, je m’en vais...

À part.

Il faut pourtant que je m’explique enfin...

Haut.

Permettez-moi seulement d’excuser mon indiscrétion par votre manque de parole.

LAURENCE.

Ah ! pardon, c’est vrai... Oui, je devais vous accompagner chez cette pauvre femme pour laquelle chacune de vos visites est un nouveau bienfait.

À part.

C’est singulier... près d’Amaury, je l’avais tout à fait oublié.

GUSTAVE.

Ne vous voyant pas paraître à l’heure fixée pour le départ, je vous ai cherchée, madame... je vous ai demandée partout... Si j’avais su quel devoir vous retenait ici...

LAURENCE, souriant avec doute.

Vous auriez attendu sans impatience... et sans trop de mauvaise humeur ?

GUSTAVE.

Certainement, madame.

LAURENCE.

Vous n’êtes donc pas disposé à vous moquer de moi, vous ?... et à penser comme les gens du monde ?

Mouvement de Gustave.

Oh ! je sais ce qu’ils disent... on me l’a rapporté... charitablement, etje ne leur en veux pas.

GUSTAVE.

J’ignore...

LAURENCE.

Ils disent... que si je me plais dans la situation où je me trouve, c’est qu’apparemment il y a entre moi... et mon mari conformité de goûts, d’esprit et de caractère.

GUSTAVE.

Ah ! quelle impertinente plaisanterie !

LAURENCE.

Je vous dis que je ne leur en veux pas... ils ne connaissent de moi que mon mariage... Vous-même, convenez-en, c’est sous l’impression de ces idées que vous êtes arrivé ici.

GUSTAVE.

Vous pourriez croire...

LAURENCE.

Eh ! qu’importe, monsieur, puisque, à tort ou à raison, je m’imagine qu’elle commence un peu à s’effacer.

GUSTAVE.

À s’effacer !... Mais à supposer que j’eusse été assez faible pour asseoir mon opinion sur les vains propos du monde, votre seule vue n’aurait-elle pas suffi pour la changer en une minute ? Y a-t-il besoin de vous voir longtemps pour savoir tout ce qu’il y a de grand dans votre cœur ?... La vie que vous menez ne trahit-elle pas votre caractère ? Non, non, madame, il ne faut que vous apercevoir pour comprendre ce que vous valez... Quand je regarde tant de femmes qui se sont mariées, sans dot, à des hommes pleins d’esprit, généreux, qui les comblent de soins et de prévenances, et, qu’en retour, elles trompent et rendent ridicules à la journée... quand je les regarde et que je vous vois, vous, si belle, à vingt ans, avec cent cinquante mille livres de rentes, vivre à la campagne, loin de tous les plaisirs, loin du monde, où vous seriez si brillante... pour soigner un pauvre jeune homme, qui ne sait même pas ce que vous faites pour lui... qui ne peut juger de l’étendue du sacrifice... Ah ! je sens là que vous êtes une noble femme et qu’on ne peut vous contempler sans adoration.

LAURENCE.

Eh ! bien, vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres.

GUSTAVE.

Que voulez-vous dire, madame ?

LAURENCE.

Que je ne mérite pas plus leurs moqueries que vos admirations ; avez-vous donc oublié pourquoi le pauvre Amaury est dans cet état ? Mais, mon Dieu, ma conduite est toute simple ; et devriez-vous vous en étonner, vous, monsieur, qui, sans le connaître, avez fait pour lui mille fois davantage ? car vous avez exposé votre vie pour sauver la sienne.

GUSTAVE.

Et qu’est-ce que cela, madame, auprès d’un dévouement de tous les jours... et tous les jours, sans fruit comme sans récompense ?

LAURENCE.

Sans récompense ! oh ! si, si... il en est une, et qui ne peut me manquer, puisque déjà je l’ai obtenue... et quand ce ne serait que ce que vous venez de me dire...

GUSTAVE.

Ah ! mes paroles vous peignent bien mal ce que j’ai éprouvé, à l’instant où j’ai mis le pied dans ce château... Vous m’êtes apparue comme un ange sauveur... oui, madame, depuis longtemps je souffrais ; tout me déplaisait, m’était odieux, et, pour me guérir, j’allais me tuer... vous m’avez sauvé la vie...

LAURENCE.

Ah ! monsieur, savez-vous que c’était bien mal... à votre âge... de semblables idées...

GUSTAVE.

Oui, j’en conviens ; et cependant, j’ai bien peur qu’elles ne me reprennent.

LAURENCE.

Comment ?

GUSTAVE.

Sans doute... lorsque je vais me retrouver seul... loin de vous...

LAURENCE.

Vous allez donc partir, nous quitter bientôt ?

GUSTAVE.

Des affaires... des devoirs... que sais-je ?... vont m’y obliger... on s’appartient si peu.

LAURENCE.

Oh ! mais... quand vous vous ennuierez trop... quand votre courage commencera à faiblir... vous reviendrez.

GUSTAVE.

Revenir, l’hiver ?... alors que tout le monde fuit la campagne, m’y rendre seul et près de vous !

LAURENCE.

Pourquoi pas ?

GUSTAVE.

Ah ! madame... savez-vous qu’il me faut bien de la vertu... pour vous répondre avec sincérité ? Vous ne songez donc pas à tout ce qu’on pourrait dire de mon séjour prolongé dans ce château ?

LAURENCE.

Ainsi je vais rester seule jusqu’au printemps prochain ?... et nous ne sommes encore qu’à l’automne !

GUSTAVE.

Ah ! il y aurait un moyen bien plus simple de tout concilier... ce serait de quitter Pontanges.

LAURENCE.

Quitter Pontanges !... le conduire à Paris... lui ! pauvre Amaury !...

GUSTAVE.

Sans doute... Croyez-vous donc qu’il n’y serait pas aussi bien qu’ailleurs ?

LAURENCE.

Oh ! non, non, monsieur... Amaury est né dans ce pays... il y est aimé... on l’y respecte, malgré sa démence... il faut qu’il y reste... À Paris, que ne dirait-on pas de lui !... quelles railleries sur son infortune !... Non, c’est impossible... cela me ferait trop de peine... je serais trop malheureuse.

GUSTAVE.

Oui, s’il demeurait dans votre hôtel, où chacun pourrait le voir... mais en le plaçant dans une maison de santé !...

LAURENCE.

Moi, je l’abandonnerais ! quand je suis la cause involontaire de son malheur ; je le confierais à des indifférents qui ne s’occuperaient pas de lui ou qui le maltraiteraient peut-être !... Oh ! non, il faut que ce soit moi, en qui il a confiance, et qui ai de l’empire sur lui, parce que je l’aime... oui, monsieur, vous ne le saviez peut-être pas ?... Vous vous imaginiez que je le soignais par devoir... que je m’étais imposé un sacrifice... Non, je l’aime, oh ! du fond du cœur ! mais cela ne serait pas, que je me dévouerais à lui comme à un pauvre infortuné qui m’a été confié par sa mère et qui ne peut se passer de mon secours.

GUSTAVE.

Vous vous le figurez !

LAURENCE.

Oh ! rien n’est plus vrai... Il y a quelque temps. j’étais malade, et je ne pouvais présider à ses repas, assister à sa promenade... Eh bien ! il n’a pas voulu sortir, il n’a voulu rien prendre... et cela pendant deux jours entiers, monsieur... de sorte que si je ne m’étais pas rétablie, il serait peut-être mort !... Vous voyez bien que je ne puis le quitter, et qu’il était mal à vous de me le conseiller.

GUSTAVE.

Pardon, madame, de vous avoir affligée. Il ne m’appartient pas de chercher à balancer l’intérêt bien naturel que vous inspire un époux... je me reproche même déjà de vous avoir dérobé quelques-uns des instants que vous lui auriez sans doute consacrés... Je souhaite seulement que, quelque jour, dans un accès de colère, il ne vous récompense pas bien mal...

LAURENCE.

Lui !... oh ! non, monsieur de Marny, je ne le crains pas... il n’est pas fou comme un autre... un grand chagrin a paralysé sa tête, et sa pensée s’est arrêtée... voilà tout !... D’ailleurs, j’ai été élevée avec lui... il m’aimait tant... il m’aime toujours, j’en suis sûre, et je n’ai rien à redouter de lui.

GUSTAVE.

Fort bien, madame, me voilà complètement rassuré... Ainsi vous êtes bien décidée à ne jamais quitter ce château ?

LAURENCE.

Oh ! jamais, monsieur.

GUSTAVE.

Alors, je le vois, il ne me reste plus qu’à accomplir mon sacrifice.

LAURENCE.

Que voulez-vous dire ?

GUSTAVE.

Depuis longtemps ma famille me presse d’accepter un emploi dans la diplomatie... Avant huit jours, je partirai pour l’Espagne.

LAURENCE.

Abandonner votre pays ? vos amis ?

GUSTAVE.

Jusqu’à présent j’avais toujours refusé... je voulais refuser encore ; car Dieu m’est témoin qu’aucune idée d’ambition ou de fortune n’aurait pu me décider ; mais que m’importe la France, qu’est-ce que Paris pour moi ? Qu’y trouverais-je de plus qu’ailleurs s’il m’est défendu de vous voir ?

LAURENCE.

Mais...

GUSTAVE.

Vous savez trop que lorsqu’il s’agira de mon bonheur ou de votre réputation, je ne balancerai pas.

LAURENCE.

Ma réputation...

GUSTAVE.

Ne vous l’ai-je pas déjà dit ?... Qui pourrait retenir l’hiver, au fond d’une campagne, un homme habitué à la vie et aux plaisirs du monde... si ce n’est un sentiment... que la médisance...

LAURENCE.

On supposerait...

GUSTAVE.

Eh ! madame, que ne suppose-t-on pas ! Oui, malgré la réserve que je me suis toujours imposée, malgré tout mon respect, jamais on ne voudra croire que je ne veux rien... que je n’espère rien... et que je ne demande qu’à vous voir, à vous entendre, à vous admirer.

LAURENCE.

Oh ! monsieur.

GUSTAVE.

Vous voyez bien, madame, vous-même ne le croyez pas... et peut-être avez-vous raison.

Mouvement de Laurence.

Car, je le sens, le désespoir qui me saisit à l’idée que je puis m’éloigner sans que vous en éprouviez aucun regret, sans que vous fassiez rien pour me retenir, la jalousie qui me déchire le cœur, l’envie que j’éprouve contre un pauvre insensé... qu’est-ce donc, si ce n’est pas l’amour le plus violent, la passion la plus profonde... que jamais un cœur ait pu ressentir ?...

LAURENCE.

M. de Marny !... mais non, c’est impossible... Oh ! dites que cela n’est pas, et quelles que puissent être les médisances du monde... eh bien ! je vous prierai de ne pas m’abandonner... de rester ici, près de moi... Oh ! dites... et je le pourrai ; car alors ma conscience ne me reprochera rien.

GUSTAVE.

La mienne me reprocherait un mensonge... Adieu, madame.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LAURENCE, puis JACQUES

 

LAURENCE, qui est restée immobile.

Ah ! je ne sais ce qui se passe en moi !... ni de quels sentiments me remplissent les paroles que je viens d’entendre... Moi, si heureuse, si confiante auprès de lui ; qui comptais sur son amitié !... Il me trompait !... Il mentait quand il avait l’air de me plaindre... Et quand il me louait, c’était un piège !... Eh bien ! tant mieux qu’il ait parlé, qu’il se soit fait connaître... Qu’aurais-je gagné à son silence ? Tôt ou tard il aurait bien fallu qu’il partit, et j’en aurais éprouvé... oh ! oui, beaucoup de peine. Maintenant... il peut s’en aller... me laisser seule avec Amaury... cela ne me fera plus rien du tout... J’en serai bien aise, au contraire... D’ailleurs, n’en avais-je pas l’habitude ?... Eh bien ! je la reprendrai.

JACQUES, accourant.

Madame ! madame !...

LAURENCE.

Ah ! c’est toi, mon petit Jacques... que me veux-tu ?... Est-ce Amaury qui m’appelle... qui a besoin de moi ?...

JACQUES.

Amaury... Oh ! non, madame... Il étudie dans ce moment, à ce qu’il dit.

LAURENCE.

Lui !...

JACQUES.

Oui, madame... Il a pris une grosse Bible, et il fait aller ses yeux dessus, comme ça... en chantant tout plein de drôles de paroles qui n’y sont pas... Il prétend que ça vous fera bien plaisir.

LAURENCE.

Pauvre Amaury !

JACQUES.

Oh ! mais c’est qu’il n’a pas voulu seulement me regarder, et comme je retournais chez nous... M. de Marny m’a appelé...

LAURENCE.

Ah ! c’est M. de Marny qui t’envoie ?...

JACQUES.

Vous apporter un morceau de papier qu’il a déchiré d’un petit livre, après avoir écrit dessus.

LAURENCE.

Donne donc.

JACQUES.

Attendez, madame, je crois que je l’ai mis dans la poche de mon gilet.

Il relève sa blouse.

Oui, le voilà !

Il présente le papier à Laurence, qui va le prendre.

 

 

Scène XI

 

LAURENCE, JACQUES, AMAURY, arrivant à pas de loup derrière eux, et arrachant vivement le papier des mains de Jacques

 

LAURENCE, surprise.

Ah !

AMAURY.

Une chanson !

JACQUES.

Tiens !... Amaury, dis donc, ça n’est pas pour toi... c’est pour ta femme.

AMAURY.

Et si je veux que ce soit pour moi ?

JACQUES, frappant du pied.

Eh bien ! non, là !... ne fais pas de bêtises... rends-moi ce papier, que je fasse ma commission.

LAURENCE.

Amaury, je t’en prie.

JACQUES.

Oh ! il ne nous le rendra pas, allez.

LAURENCE.

Amaury.

JACQUES.

Il est têtu que ça fait trembler... Et si vous voulez savoir ce qu’il y a là-dessus, vous aurez plus tôt fait d’aller le demander à M. de Marny.

AMAURY.

Marny !

JACQUES.

Il ne doit pas être encore parti, car le cheval n’était pas au cabriolet.

LAURENCE.

Il part donc ?

JACQUES.

Dame !

AMAURY, venant prendre Laurence par le bras.

Laurence !

JACQUES.

Mais dépêchez-vous... car vous ne le trouveriez plus, d’abord...

AMAURY, cherchant toujours à l’attirer à lui.

Laurence...

JACQUES, lui faisant quitter le bras de sa femme.

Hé ! laisse donc madame la marquise, puisqu’elle est pressée...

LAURENCE, vivement.

Oh ! il faut que je sache...

S’arrêtant.

Qu’allais-je faire !... Non, non... je ne veux plus le revoir... je ne veux plus l’entendre... Qu’il parte et qu’il ne revienne jamais...

Elle rentre dans le pavillon.

AMAURY, courant à la porte qu’elle a fermée sur elle, cherchant à l’ouvrir, et frappant avec colère.

Laurence !... Laurence !...

 

 

Scène XII

 

AMAURY, JACQUES

 

AMAURY.

Elle s’en va...

Regardant le papier qu’il a pris.

et je ne sais pas l’air. Méchant Jacques !

Allant à lui, et lui montrant le papier.

Voyons... chante moi ça...

JACQUES.

Est-il drôle... mais ça n’est pas une chanson.

AMAURY.

C’est égal... chante toujours.

JACQUES.

Laisse-moi donc tranquille... est-ce que je sais lire l’écriture ?...

AMAURY, avec menace.

Ah ! tu ne veux pas ?...

Il déchire le billet avec ses dents.

JACQUES.

Bon !... Il arrange joliment les lettres de sa femme... Allons-nous jouer ?

AMAURY, d’un air sombre.

Non.

JACQUES.

Eh bien ! ça m’est égal... mais tu n’es pas gentil aujourd’hui.

Il fait un demi-tour.

Je ne t’apprendrai plus de chansons... Oh ! les jolies petites fleurs.

Il se met à courir çà et là sur le théâtre, en cueillant des fleurs dont il forme un petit bouquet.

AMAURY, toujours plus sombre.

Laurence... partie !... ne plus la voir !... Oh !... Jacques...

JACQUES, continuant son bouquet.

Boudes-tu toujours ? hein ?

AMAURY, se levant.

Ah !...

Il court à l’enfant, le saisit, et l’apporte en courant sur le devant de la scène.

JACQUES.

Tu veux donc bien nous amuser, maintenant ?

AMAURY, avec colère.

Oui, oui, oui !!!

Il le renverse, et lève vivement un petit couteau sur lui ; l’enfant, qui croit que c’est pour badiner, le regarde, et lui met en riant son bouquet sous le nez.

JACQUES.

N’est-ce pas qu’elles sentent bon ?

Le bras d’Amaury reste suspendu à la vue de cette figure qui lui sourit naïvement l’émotion le gagne... le couteau tombe de ses mains ; puis, se relevant tout à coup par un mouvement brusque, il s’éloigne.

JACQUES, ramassant le couteau et allant à lui.

Amaury, ton couteau que tu as laissé tomber ; tiens donc...

AMAURY, le repoussant de la main.

Pas de couteau... pas de couteau !

JACQUES.

Tu ne veux plus jouer avec ?

AMAURY.

Non, non...

JACQUES.

Tu me le donnes ?

Amaury fait signe que oui.

Oh ! merci ! merci, Amaury... Je vais le faire voir à papa...

Il sort en sautant de joie.

AMAURY va rentrer ; il s’arrête en face de la faux laissée par Rémieux contre la haie.

Tiens... qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

Scène XIII

 

LAURENCE, AMAURY, puis FUSCIEN

 

LAURENCE, pensive, sortant du pavillon.

Parti... pour ne plus revenir peut-être... Oui, j’ai entendu le bruit de son tilbury sur le pavé de la cour... j’en ai vu passer l’ombre sur les rideaux de ma fenêtre... Tout est fini et rien ne m’empêchera plus de vivre tranquille et heureuse...

Elle essuie une larme.

auprès d’Amaury... Il m’appelait, je crois, quand je suis rentrée dans le pavillon...

Elle le cherche des yeux.

FUSCIEN, entrant.

Eh bien ! cousine, vous avez donc laissé prendre sa volée à votre élégant de Paris ? Soyez tranquille, je le remplacerai très bien... et s’il ne s’agit que d’être aimable... de vous dire des douceurs...

LAURENCE.

Fuscien !

FUSCIEN.

Près de vous, ça n’est pas difficile, vous êtes si jolie... plus jolie encore qu’à mon départ... aussi, ma parole d’honneur, je suis mille fois plus amoureux.

LAURENCE.

Vous oubliez...

FUSCIEN.

Votre mari ?... Parbleu, il me semble que c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

L’apercevant.

Oh ! là ! là !... le voilà... Si j’avais su qu’il fût ici, par exemple...

Amaury a pris la faux et l’examine.

Eh bien quel diable d’instrument est-ce qu’il a été prendre là ? Voyez donc !

LAURENCE.

Oh ! mon Dieu !

Allant à son mari.

Donne-moi cela... Je t’en prie...

AMAURY.

Non.

LAURENCE.

Mon cousin, ôtez-lui cette faux, il va se blesser.

FUSCIEN.

Ah ! bien, oui... c’est-à-dire il va nous blesser... Les fous, pour eux, sont adroits comme des singes... mais pour les autres... C’est qu’il est capable de prendre mes jambes pour de la luzerne.

LAURENCE.

Fuscien... au nom du ciel !

FUSCIEN.

Permettez, il est bien plus simple de gagner au large... Mais venez donc, ma cousine, venez donc... je vous jure qu’il ne fait pas bon ici...

Voyant Amaury s’approcher.

Ah ! au secours !... au secours !...

Il sort en courant.

 

 

Scène XIV

 

LAURENCE, AMAURY

 

LAURENCE.

Allons, il me laisse seule maintenant, et Amaury qui ne veut rien entendre !... Ah ! je n’ai peur que pour lui.

À Amaury.

Amaury, vous ne me reconnaissez donc plus ?... Vous voulez donc me causer du chagrin ?

AMAURY, absorbé, commençant à mettre la faux en mouvement.

Rémieux fait comme ça, je l’ai vu...

LAURENCE.

Mon cher Amaury, arrête-toi, je t’en conjure, je t’aimerai bien.

AMAURY.

Non, non, je veux travailler.

Ici, le feuillage de la haie est légèrement agité.

LAURENCE.

Ah ! quelqu’un... Rémieux, est-ce vous ? Venez donc vite... il a pris votre faux... Quelle imprudence de la laisser dans le jardin... Rémieux, François, Baptiste !... Ah ! mon Dieu... personne...

À Amaury.

Allons, soyez raisonnable... Amaury, tu vas te faire mal... donne-moi cette faux.

Elle veut la lui prendre : Amaury la retire vivement ; Laurence pousse un cri.

Ah !

Elle tombe sur le banc.

 

 

Scène XV

 

LAURENCE, AMAURY, GUSTAVE, puis TOUTE LE MONDE

 

Au cri de Laurence, la petite porte de la haie s’ouvre, vivement poussée par Gustave.

LAURENCE, avec joie et étonnement.

Gustave !

GUSTAVE, courant à elle.

Laurence !... Êtes-vous blessée, madame ?

LAURENCE.

Non, non... seulement j’ai eu peur...

Lui montrant Amaury.

Mais au nom du ciel... ôtez-lui... ôtez-lui !...

AMAURY, apercevant Marny et quittant sa faux.

Ah ! encore la figure !

Il disparaît épouvanté.

FUSCIEN, suivi de plusieurs domestiques et de madame Ermengard.

Par ici... par ici... mes amis.

Tout le monde entoure Laurence.

MADAME ERMENGARD.

Qu’est-il donc arrivé ?

LAURENCE.

Ce n’est rien, ma tante...

Bas à Gustave.

Vous ici !... Comment se fait-il ?...

GUSTAVE, de même.

Un remords, ou plutôt un pressentiment du ciel, qui a voulu que je pusse vous secourir.

FUSCIEN.

Il vous a sans doute blessée ?

MADAME ERMENGARD.

Qui donc ?

LAURENCE, vivement, se levant.

Mais personne... Je ne suis pas blessée !...

GUSTAVE, bas à Laurence.

Je vous en supplie, écoutez-moi : vous le voyez, vous ne pouvez vous exposer plus longtemps aux fureurs d’un insensé... Ah ! dites-moi que vous consentirez enfin... à l’éloigner.

LAURENCE, avec dignité.

Jamais !

GUSTAVE, saluant froidement.

Adieu, madame !

Laurence lui rend son salut ; étonnement de Fuscien et de madame Ermengard. Ici, la figure d’Amaury, exprimant un mélange de curiosité et d’effroi, paraît en écartant le feuillage et complète le tableau.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un boudoir fraîchement décoré, porte donnant sur le parc. Cheminée, feu allumé, causeuse auprès du feu. De l’autre côté, table recouverte d’un tapis.

 

 

Scène première

 

AMAURY, JACQUES

 

AMAURY, entr’ouvrant la porte du fond.

Elle n’y est pas...

Il s’avance dans l’appartement.

JACQUES, passant sa tête à la porte.

Amaury, qu’est-ce que tu fais donc ?... Il ne faut pas entrer ici... c’est la chambre de madame la marquise...

AMAURY.

Ah !... la chambre de la marquise... Qu’est-ce que c’est que ça... la marquise ?...

JACQUES.

Est-il drôle !... Mais c’est ta femme donc...

AMAURY.

Ah ! Laurence !...

JACQUES.

Oui.

AMAURY.

Laurence... Sa chambre...

Il se met à la parcourir en examinant tout, avec une curiosité à la fois d’enfant et d’amant.

JACQUES.

Allons-nous-en...

AMAURY.

Non, non...

Il continue son examen : arrivé devant un portrait de Laurence, il fait quelques pas pour se sauver.

Ah !... quelqu’un...

JACQUES.

Ah ! ah !... est-il drôle ! il a peur d’une image.

AMAURY, revenant après avoir regardé.

Non !... ce n’est pas quelqu’un... c’est Laurence !...

Il reste en contemplation.

JACQUES.

Allons... le voilà qui prend le portrait de sa femme pour sa femme !...

Allant à lui.

Ah ! bien, c’est des bêtises... en voilà assez... Si on nous trouve ici, on nous grondera...

AMAURY.

Non... elle n’a pas l’air fâché du tout... elle ne nous dit pas de nous en aller...

JACQUES.

Bien... il veut que ça parle, maintenant... Je suis plus petit que lui... mais, en vérité, il est encore plus innocent que moi...

MADAME ERMENGARD, en dehors.

Dans ton boudoir ?... C’est bien !...

JACQUES.

Pour le coup, voilà quelqu’un ; reste si tu veux, moi, je m’en sauve.

Il sort.

 

 

Scène II

 

AMAURY, toujours devant le portrait, MADAME ERMENGARD

 

MADAME ERMENGARD.

Eh bien, ma nièce, me diras-tu ?... Tiens, ce n’est pas elle... c’est lui ! Comment est-il ici ? Il faut que je le renvoie dans son appartement... Monsieur Amaury...

AMAURY, sans se retourner.

Adieu, Laurence, adieu.

MADAME ERMENGARD.

À qui parle-t-il donc ?

Elle se retourne.

AMAURY.

Jacques ne veut pas rester ici, mais je reviendrai bientôt... près de toi... toujours... Adieu... adieu...

Il sort.

MADAME ERMENGARD.

Comment ! il reviendra !... Il s’en va, en attendant, c’est l’essentiel ; mais où donc est ma nièce ?

 

 

Scène III

 

MADAME ERMENGARD, LAURENCE

 

LAURENCE, entrant pensive.

Ah ! c’est vous, ma tante...

MADAME ERMENGARD.

Oui, c’est moi... qui, au milieu des changements et bouleversements... qu’on exécute par tes ordres, ne peux pas trouver depuis deux jours un moment pour causer avec toi...

LAURENCE.

Me voici, ma bonne tante...

MADAME ERMENGARD.

Certainement... je suis ta bonne tante... Mais dis-moi donc d’où vient toute cette peine que tu te donnes ?... ces achats et ces embellissements... que tu fais faire ?... Tu n’as pas songé à ce que cela va te coûter !... Comme si nous manquions de quelque chose... Depuis deux mois que ce M. de Marny nous a quittées et que Fuscien, pressé par une affaire, a fait comme lui... nous jouissions de la tranquillité la plus parfaite... Amaury même était devenu supportable... quand il ne se mettait pas à chanter dès cinq heures du matin... Pas du tout... c’est toi qui viens mettre tout sens dessus dessous dans le château... Voyons, dis-moi, doit-il nous arriver quelque grand personnage ?... ou bien des médecins pour ton mari dont l’oncle vient de mourir... et qui se trouverait pair de France... s’il n’était pas imbécile...

LAURENCE.

Ma tante...

MADAME ERMENGARD.

Eh bien ! quoi... je ne t’apprends rien de nouveau... Il faut bien appeler les choses par leur nom...

LAURENCE.

Vous me demandez pourquoi je change un peu l’ordre accoutumé de la maison... mon Dieu !... je n’en sais rien. Depuis quelque temps, je ne comprends plus ce que j’éprouve... Je ne peux plus supporter la longueur des journées, et je vois arriver avec effroi le moment où finiront les travaux que j’ai commandés.

MADAME ERMENGARD.

Avec effroi ! Ah bien, par exemple !...

LAURENCE.

Oui, ma tante. Que ferai-je alors ?

MADAME ERMENGARD.

Mais ce que tu faisais auparavant !... Et tu ne t’ennuyais jamais ; tu n’avais pas besoin pour te distraire de tout ce bruit et de tout ce tracas.

LAURENCE.

C’est vrai pourquoi donc ne suis-je plus la même ? Et tenez, ma tante, il me semble toujours qu’un grand changement va s’opérer dans mon existence, et malgré moi... j’attends... j’attends toujours... Mais cela tient peut-être à la saison où nous sommes... L’hiver est si triste...

MADAME ERMENGARD.

Et tu lui ressembles un peu... Toujours seule... ou avec Amaury, ce qui est la même chose... Quand, pour te distraire, tu peux avoir la conversation de ta tante... ou celle de M. le curé... Sais-tu ce qu’il dit de tes longues séances près d’Amaury ?... que c’est une âme que tu veux convertir à l’intelligence... mais moi je réponds qu’à blanchir la tête d’un nègre...

LAURENCE.

Ma tante... si c’est mon espérance, pourquoi toujours chercher à me l’ôter ?...

MADAME ERMENGARD.

Garde-la... mon enfant, garde-la... tu peux même t’y consacrer tout entière, si c’est ton plaisir... car, depuis que tu t’occupes du ménage, je ne suis plus bonne à rien, moi... Je reste les bras croisés et je vis à tes dépens...

LAURENCE.

À quoi allez-vous penser là, bon Dieu !...

MADAME ERMENGARD.

C’est l’exacte vérité ; et, malgré toute mon amitié pour toi, il faudra finir par te quitter.

LAURENCE.

Ah ! ne me parlez pas ainsi, vous me faites trop de peine... Tout était si vieux, si incommode dans ce château, j’ai voulu seulement... qu’on y trouvât... ce que peut procurer la plus modeste fortune, voilà tout... Et, comme le printemps reviendra... et avec lui... quelques personnes peut-être... mon cousin Fuscien, par exemple...

MADAME ERMENGARD.

Fuscien... ce serait pour Fuscien que tu ferais toutes ces folies ?

 

 

Scène IV

 

MADAME ERMENGARD, LAURENCE, JACQUES

 

JACQUES, accourant.

Madame... madame...

LAURENCE.

Qu’est-ce donc ?

JACQUES.

Une voiture qui vient d’entrer dans l’avenue...

LAURENCE, très émue.

Une voiture...

JACQUES.

Faudra-t-il conduire le cheval à l’écurie ?

MADAME ERMENGARD.

Doucement... doucement... Il faut d’abord que je sache...

LAURENCE.

Oh !... je vais...

MADAME ERMENGARD.

Non, non... ne te dérange pas... je vais voir qui c’est... Quelqu’un au milieu de l’hiver... c’est bien singulier.

Elle sort avec Jacques.

 

 

Scène V

 

LAURENCE, seule, s’appuyant sur le dossier d’un fauteuil

 

Ah ! ma tante a bien fait de m’empêcher de sortir... car jamais l’annonce d’une visite ne m’a émue ainsi... Mon Dieu ! cela est-il possible ?... Serais-je insensée à ce point ?... Oui, oui... À peine Jacques est-il accouru... qu’il m’a semblé que ce trouble que j’éprouve... que cette chose que j’attends toujours... c’était M. de Marny !... Oh ! oui, oui... c’est lui... j’en suis sûre maintenant... courons...

 

 

Scène VI

 

LAURENCE, FUSCIEN

 

FUSCIEN, l’arrêtant.

On ne passe pas.

LAURENCE, stupéfaite.

Fuscien !...

FUSCIEN.

Lui-même... toujours enchanté quand il se retrouve auprès de sa jolie cousine...

Frissonnant.

Brrrrr... Savez-vous qu’il faut vous aimer... pour venir ici par un pareil temps !... J’ai cru que je gèlerais en route... Les pieds et les oreilles surtout... L’on vous avait prévenue de mon arrivée, n’est-ce pas ?... C’est pour cela que vous couriez si vite au-devant de moi ?... Ça vous fait donc plaisir de me revoir ?...

LAURENCE.

Mon cousin... certainement...

FUSCIEN.

Eh bien ! c’est cette pensée-là qui m’a fait revenir... Oui, mes affaires terminées, je me suis dit Ma cousine Laurence s’ennuie là-bas... allons-y... ça lui fera toujours passer quelques moments agréables...

LAURENCE, à part.

Je m’étais trompée...

FUSCIEN, continuant.

J’ai tout quitté... bals !... concerts !... spectacles !... Ah ! dites donc, cousine... ce monsieur qui était ici, en automne, en même temps que moi...

LAURENCE, vivement.

Eh bien ?

FUSCIEN.

Je l’ai vu à Paris...

LAURENCE.

Ah !...

FUSCIEN.

Oui... à l’Opéra...

LAURENCE.

À l’Opéra ?...

FUSCIEN.

Le Dieu et la Bayadère... Il était avec une dame... Oh ! mais une dame fièrement jolie, allez... et qui lui faisait des yeux...

LAURENCE, à elle-même.

Et l’on m’avait dit... qu’il était souffrant... malade...

FUSCIEN.

Mais je ne vous ai pas demandé des nouvelles du cousin... ce cher Amaury !... Toujours en bonne santé, n’est-ce pas ?...

LAURENCE.

Je vous remercie...

FUSCIEN.

C’est tout simple... comme ça ne sait rien de rien... ça ne sait pas même être malade... Et vous fait-il encore de ces aimables surprises... comme ce jour où, avec un grand diable d’instrument, il voulait me faucher les jambes ?... Depuis ce moment-là, vous le tenez enfermé, j’espère...

LAURENCE.

Amaury... enfermé... lui faire de la peine... gêner sa liberté... et de quel droit, je vous prie ?...

FUSCIEN.

Eh ! mais... du droit sacré de conservation.

LAURENCE.

Non, non, mon cousin... jamais on n’obtiendra cela de moi.

FUSCIEN, inquiet.

Il continue donc à courir... comme la tête lui chante...

LAURENCE.

Oui, mon cousin...

FUSCIEN, à part.

Diable... diable !...

LAURENCE, continuant.

Il peut avoir des caprices...

FUSCIEN.

Ah ! vous appelez ça des caprices... mes jambes !...

LAURENCE.

Mais, à coup sûr, il n’a pas de méchanceté.

FUSCIEN, à part.

Vous verrez que c’est par bienveillance...

LAURENCE, s’animant.

D’ailleurs, mon cousin... une fois pour toutes... rappelez-vous qu’il est le maître ici... que c’est chez lui que nous sommes... et vous m’obligerez de n’en parler jamais que comme d’un être que je chéris, que je respecte, et auquel j’ai consacré ma vie...

FUSCIEN.

Il vous en tiendra un joli compte...

LAURENCE, avec émotion.

Oui, monsieur... car il m’aime, lui !... Tout me le dit et me le prouve... je n’en saurais douter... Il m’aimera toujours, et c’est là ce qui fait toute ma consolation.

Elle cache sa figure avec son mouchoir.

FUSCIEN.

Il ne faut pas vous affliger pour cela... ma cousine... Je ne suis pas venu à Pontanges pour vous faire de la peine... Dès que ça vous convient, tout est dit...

À part.

Ce qui ne m’empêchera pas de prendre mes précautions... Heureusement que je porte toujours sur moi en voyage... une jolie petite paire de pistolets de poche... Et, si le cousin s’avise de menacer ma sûreté individuelle... pouf !... Oh ! à poudre... à poudre... Ça lui fera une jolie peur tout de même.

 

 

Scène VII

 

LAURENCE, FUSCIEN, MADAME ERMENGARD

 

MADAME ERMENGARD.

Ma nièce, voilà encore des caisses et des meubles qui viennent d’arriver... Si tu veux venir.

LAURENCE, se levant.

Non, ma tante... voyez vous-même, je vous prie ; dans ce moment, il me serait impossible... je ne puis... prenez les factures... payez...

MADAME ERMENGARD.

Mais écoute donc...

LAURENCE.

Oh ! tout sera bien... pourvu que je ne m’en mêle pas et que vous ne m’en parliez jamais...

Elle sort vivement en cachant ses larmes.

 

 

Scène VIII

 

FUSCIEN, MADAME ERMENGARD

 

MADAME ERMENGARD, la regardant s’éloigner.

Eh bien, a-t-on jamais vu une pareille lubie !... la voilà qui ne veut plus s’occuper de rien maintenant !... Je savais bien que ça ne durerait pas...

Se retournant.

Ah çà ! monsieur Fuscien, pourriez-vous me dire ce que vous avez été fourrer dans la tête de votre cousine, s’il vous plaît ?

FUSCIEN.

Moi ?... mais je ne sais pas...

MADAME ERMENGARD.

Comment, vous ne savez pas ?... Ce n’est pas vous qui vous êtes moqué des ameublements et des tapisseries du château, peut-être ?

FUSCIEN.

Oh ! ça... c’est vrai !... du Dagobert tout pur... par exemple...

MADAME ERMENGARD.

Eh bien ! regardez ce petit salon... ou ce boudoir... comme ma nièce l’appelle maintenant...

FUSCIEN.

Tiens !... je n’avais pas encore remarqué... À la bonne heure, au moins, on sait dans quel pays et à quelle époque on existe... enfin, la civilisation a pénétré jusqu’ici... Mettez-vous donc... sur cette causeuse à ressorts élastiques, ma tante... et vous conviendrez...

Il veut la faire asseoir.

MADAME ERMENGARD.

Veux-tu bien me laisser !... quand je m’assois, ce n’est pas pour danser comme un toton, peut-être.

FUSCIEN.

Et vous dites que c’est à cause de moi que ma cousine ?...

MADAME ERMENGARD.

Si ça a le sens commun !

FUSCIEN, à part.

Diable !... c’est très flatteur... Elle voudrait donc me plaire alors ?

MADAME ERMENGARD.

Mais puisque la chère petite me laisse maîtresse... comme je n’entends pas qu’elle se ruine... je m’en vais tout de suite renvoyer ces caisses d’où elles viennent.

FUSCIEN.

Vous ferez là un beau chef-d’œuvre !

MADAME ERMENGARD.

Oh ! sois tranquille !... je prévois tout, et comme, dès demain... elle pourrait me les redemander, tu vas m’accompagner à l’instant à Melun, où nous trouverons à remplacer tout cela à moitié prix !...

FUSCIEN.

Mais songez donc...

MADAME ERMENGARD.

Oh ! tu viendras...

FUSCIEN.

Je ne puis pas tremper là dedans...

Il appelle.

Cousine !...

MADAME ERMENGARD.

Veux-tu bien te taire !...

Elle lui met la main sur la bouche.

Je veux que tu fasses une bonne action, malgré toi...

Elle l’entraîne.

 

 

Scène IX

 

AMAURY, puis LAURENCE

 

AMAURY, tenant une chaine de lorgnon à la main.

Laurence !... Laurence !... ton collier !...

Il tend la main, regardant.

Laurence !...

LAURENCE, entrant.

Amaury... c’est donc toi qui m’appelles ? Pauvre ami... que te faut-il ?... que demandes-tu ?... oh ! parle... Le bruit qu’on a fait dans le château... tous ces ouvriers t’ont sans doute un peu effrayé depuis quelques jours ?... Mais ils vont partir...

AMAURY, tendant de nouveau la chaîne.

Tiens donc !...

LAURENCE.

Que me donnes-tu là, une chaîne ?

AMAURY, avec joie.

Ton collier...

LAURENCE, l’examinant avec émotion.

Oh ! mais... est-ce que cela serait possible ? La chaîne... le lorgnon de M. de Marny !... Il serait donc ici ?... Amaury... où as-tu trouvé cela ?

AMAURY.

Au jardin... là-bas... là-bas...

LAURENCE.

Que je suis folle !... c’est en partant qu’il aura perdu cette chaîne.

Elle s’assied, les yeux fixés sur la chaine.

AMAURY.

Tu es bien contente, n’est-ce pas ?... oh ! et moi !...

Il va chercher une petite chaise, s’assied devant elle et l’examine un moment ; puis se levant.

Pour te faire encore plus de plaisir... je vais te répéter toutes les leçons de l’autre jour... Tu m’as dit de ne pas oublier... j’ai tâché... tout seul... et tout... oui, tout... est revenu là...

Il montre son front.

là, où je sens quelque chose... souvent... que je voudrais dire... expliquer... je ne puis pas... non, ça brille... et puis ça disparaît... je ne vois plus rien... il fait nuit... aujourd’hui, il me semble...

Examinant Laurence, qui reste immobile.

Tu ne m’écoutes pas... tu as assez regardé ton collier... Il est bien joli... mais, en voilà assez.

Il le prend doucement des mains de Laurence.

LAURENCE, sortant de sa rêverie.

Oui... tu as raison... emporte cette chaîne... ôte-la de mes yeux...

Amaury va la poser sur la table et revient.

Tu m’as parlé, je crois ? Répète... je ne t’ai pas entendu...

Elle retombe peu à peu dans ses réflexions pendant les paroles suivantes d’Amaury.

AMAURY.

Tu aimes peut-être mieux que je te dise une chanson ?... Je veux bien ; laquelle ?... j’en sais beaucoup maintenant !... Ah ! celle-là... oui !...

Entends ma voix, Laurence,
Et laisse-toi fléchir !
Où n’est pas l’espérance,
Il n’est pas d’avenir.
D’une éternelle enfance
Puisqu’il ne peut sortir,
Dans sa triste démence,
Ah ! laisse-le dormir !

LAURENCE.

Ciel !... que chantes-tu là, Amaury ?

AMAURY, joyeux.

Ce n’est pas la grande Margot... ça... hein ?

LAURENCE.

Ah ! ces cruelles paroles... je me les rappelle... elles sont de M. de Marny...

AMAURY.

Jacques ne la sait pas celle-là...

LAURENCE.

Mais toi ?... toi ?... comment se fait-il ?...

AMAURY.

Moi... j’ai écouté... et j’ai retenu tout de suite...

LAURENCE.

Tu as entendu... ces paroles ?

AMAURY.

Elles sont jolies, n’est-ce pas ?... Il y a le nom de Laurence.

LAURENCE.

Et qui chantait cela, dis-moi ? réponds-moi ?...

AMAURY.

Je ne sais... je passais... c’était gentil... et je me suis arrêté.

LAURENCE.

Et c’est tout à l’heure ? à l’instant ?...

AMAURY.

Oh !... c’était hier... un jour... je ne me souviens plus...

LAURENCE.

Oh ! mon Dieu !... qui m’expliquera ?...

AMAURY.

Veux-tu que je chante encore ?...

Il chante.

« D’une éternelle enfance !... »

LAURENCE.

Oh ! non, non...

Lui mettant la main sur la bouche.

Au nom du ciel !... tais-toi !... tais-toi !... tu me fais trop de mal...

Elle retombe sur son fauteuil.

AMAURY, s’empressant autour d’elle.

Du mal !... moi !... à Laurence !... oh ! pardonne ! pardonne !... Amaury... ne te fera plus de peine... jamais...

LAURENCE, se levant.

Il est impossible que je reste dans cette incertitude... non, je ne le puis pas... Il faut absolument que je sache... que j’interroge...

AMAURY.

Eh bien ! tu me laisses... tu es toujours fâchée ?... Laurence...

LAURENCE, sortant vivement.

Je reviens !... je reviens...

 

 

Scène X

 

AMAURY, seul

 

Elle s’en va fâchée... ma chanson ne lui a pas fait plaisir... cependant...

Il se met dans le fauteuil de Laurence.

elle est... Tiens !... je l’ai oubliée... oh ! je voudrais la savoir encore...

Il cherche.

Ah ! voilà : « Entends ma voix, Laurence... » et puis... je ne sais plus... Si !... si !... encore...

Dans sa triste démence,
Ah ! laisse-le dormir !

Il répète plusieurs fois ces mots ; petit à petit sa tête se penche, ses yeux se ferment, il s’endort.

 

 

Scène XI

 

AMAURY, endormi, GUSTAVE DE MARNY

 

GUSTAVE, entrant par une petite porte secrète.

Enfin, m’y voilà... chez elle !... dans son appartement !... Quand je suis parti, j’espérais bonnement qu’on me rappellerait... et j’ai eu beau faire savoir que j’étais malade... désespéré... pas un mot d’écrit, pas un souvenir ; cependant, je sais que l’on s’ennuie de mon absence... et cette nouvelle seule m’a rendu quelque espoir. Ah ! madame, depuis six mois, vous vous seriez emparée de toutes les facultés de mon âme, je ne verrais que vous... je ne penserais qu’à vous, et vous ne m’en tiendriez aucun compte ?... Non pas, s’il vous plaît ! je me vengerai !... en vous forçant à m’aimer à votre tour, car il est impossible que vous persistiez à me sacrifier à votre mari... N’importe, j’ai eu tort d’insister pour qu’elle l’éloignât... c’est une faute, je n’y retomberai plus... non, non, j’agirai plus adroitement... Déjà arrivé depuis hier, je me suis arrêté tout un jour à rôder autour du château pour épier le moment de m’y introduire, sans être aperçu... Il fallait la surprendre... arriver en secret, tout à coup, comme à un rendez-vous mystérieux... M’y voilà, et je serai bien abandonné du ciel, si le pauvre Amaury...

Ses yeux tombent sur Amaury.

Eh ! mais, Dieu me pardonne, le voici lui-même... endormi... chez sa femme ! comme un vrai mari !...

L’examinant.

Tiens !... on dirait qu’il est un peu plus soigné dans sa toilette... ça lui donne presque bonne mine... ici !... C’est du nouveau... est-ce qu’il se serait apprivoisé ?

Écoutant.

Quelqu’un !... si c’était Laurence !... Je n’ai jamais senti une émotion pareille !...

Regardant.

Un jeune homme ! son cousin !... On m’avait pourtant dit qu’il n’y avait personne au château ?... Est-ce qu’il arriverait en même temps que moi, celui-là ?... Raison de plus pour ne me montrer qu’à elle... Heureusement, je connais les êtres... Le voilà, et vite...

Il disparaît du côté opposé à celui par lequel il est venu.

 

 

Scène XII

 

FUSCIEN, AMAURY

 

FUSCIEN, entrant vivement.

Cousine !... cousine !... je viens d’échapper à ma tante, et j’accours vous dénoncer un projet... qui... que...

Apercevant Amaury.

Ah ! mon Dieu !... le cousin !...

AMAURY, s’éveillant.

Qui est là ?

FUSCIEN.

Eh bien !... eh bien !... qu’est-ce que j’ai donc, moi ?... Suis-je bête !... je commence toujours par frissonner... ce que c’est que l’habitude... mais aujourd’hui... au moyen de mon moyen de défense...

Il tire un petit pistolet de sa poche.

ce n’est pas moi qui dois avoir peur...

AMAURY.

Pourquoi m’as-tu réveillé ?... que veux-tu ?... que demandes-tu ?

FUSCIEN.

Ce que je demande !... ce n’est pas vous d’abord.

AMAURY, lui faisant signe d’approcher.

Ici... ici...

FUSCIEN.

Ici !... Est-il malhonnête !... et si je ne veux pas, moi... si je veux m’en aller...

AMAURY, courant se placer devant la porte.

T’en aller !... sors donc à présent...

FUSCIEN.

Là !... c’est bien imaginé... Il me dit de m’en aller... et il me ferme le passage... ça n’a pas de bon sens...

À Amaury.

Vous êtes devant la porte...

AMAURY.

Eh bien ?

FUSCIEN.

Vous ne voyez pas que vous êtes devant la porte ?

AMAURY.

Ah ! tu ne veux pas venir... Il faut donc que je te corrige... comme Médor ?

FUSCIEN, indigné.

Qu’appelez-vous Médor ?

AMAURY.

Attends...

Il va à lui.

FUSCIEN, montrant son pistolet.

Ah ! mais... ah ! mais !... monsieur le marquis, ne faites pas le méchant... voyez-vous !...

AMAURY, tendant la main pour prendre le pistolet.

Qu’est-ce que c’est que ça... je le veux !...

FUSCIEN, reculant.

Prends garde de le perdre... Je vais lui donner ma sûreté personnelle pour lui faire plaisir...

AMAURY, s’avançant en frappant du pied.

Je te dis que je le veux !...

FUSCIEN.

N’approchez pas !... n’approchez pas !...

Amaury le saisit et veut lui prendre l’arme ; Fuscien lève le bras en l’air.

Voulez-vous finir !... au secours !... au secours !...

Amaury lui arrache le pistolet ; à peine est-il dans ses mains, que le coup part.

AMAURY.

Ah ! ah !

Il court à l’autre bout de la scène, sa figure exprime la terreur.

FUSCIEN.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que je l’aurais blessé ?... Que je suis bête !... c’est lui qui a tiré, et il n’était chargé qu’à poudre...

AMAURY, continuant.

Laurence ! Laurence !...

Il se blottit dans un coin.

Ah !

FUSCIEN.

Dans quel état il est !... que dira ma cousine ?... On vient... Ma foi, ce que j’ai de mieux à faire maintenant c’est de conduire ma tante à Melun.

Il sort vivement.

 

 

Scène XIII

 

AMAURY, JACQUES

 

JACQUES, accourant.

Qui est-ce qui tire des coups de fusil ?... Amaury, je parie, qui aura fait encore des sottises... Eh bien ! où est-il donc ?

AMAURY, toujours tremblant.

Laurence !... Laurence !...

JACQUES, l’apercevant.

Tiens !... qu’est-ce que tu fais là, Amaury ?...

L’examinant.

Oh ! comme il tremble...

Il veut prendre la main d’Amaury.

Viens donc...

AMAURY, de même.

Non, non !... il est là !... là !

JACQUES.

Qui donc ? Il n’y a que moi... Jacques.

AMAURY.

Il m’a frappé... là...

Il montre sa poitrine.

là...

Il montre sa tête.

Partout... partout...

JACQUES.

Le fusil ?... Viens tout de même, pour qu’on te guérisse...

AMAURY, s’élançant.

Jamais !... jamais !...

Il fait de nouveau le tour du théâtre, d’un air égaré, s’échappe par la porte du jardin et disparaît.

JACQUES, le suivant jusqu’à la porte.

Eh bien !... qu’est-ce qui lui reprend donc ? oh ! comme il court...

L’appelant.

Amaury ! Amaury !...

 

 

Scène XIV

 

JACQUES, LAURENCE

 

LAURENCE, entrant.

Où est-il ? que se passe-t-il ?... que lui est-il arrivé ?...

JACQUES.

Dame ! je ne sais pas... Il a eu peur... il était là... dans un coin... et maintenant, il s’en sauve par le jardin... avec un air tout drôle...

LAURENCE.

Dans le jardin ?... par le froid qu’il fait... au milieu de la neige et de la glace ?... mais il va se rendre malade ! Jacques... de quel côté ?... conduis-moi... conduis-moi.

JACQUES.

Je veux bien... Par ici, madame...

Il sort. Laurence va le suivre, Marny paraît ; elle s’arrête.

 

 

Scène XV

 

LAURENCE, GUSTAVE

 

LAURENCE, s’arrêtant.

Monsieur de Marny...

GUSTAVE, courant à elle.

Laurence !...

LAURENCE, émue.

Vous ici, monsieur...

GUSTAVE.

Oui, madame... ici... près de vous... et depuis plusieurs jours...

LAURENCE, étonnée.

Plusieurs jours... et je n’en savais rien... et je ne vous ai pas vu !...

GUSTAVE.

Ah ! c’est que j’épiais le moment que j’ai trouvé enfin !... c’est qu’il m’était odieux d’arriver jusqu’à vous comme un indifférent... de songer que vous ne seriez pas seule... qu’il faudrait répondre... parler, comme si je n’avais rien dans le cœur... Je suis donc encore ici !... c’est vous que je revois, Laurence !... Laurence !... et je ne vous quitterai plus, n’est-ce pas ?

LAURENCE, à elle-même, l’examinant.

Cette joie... ce bonheur... et cependant, ce que Fuscien m’a dit en arrivant... ce qu’il a vu...

GUSTAVE.

Si vous saviez mon chagrin... mon repentir !... mais vous me pardonnez, n’est-ce pas, du fond du cœur ?... Ah ! je suis trop heureux...

LAURENCE, à elle-même.

Comme il est pâle... changé !... Ah ! Fuscien s’est trompé... il ne l’a pas vu... ce n’était pas lui...

Haut.

Gustave, vous souffrez encore ?...

GUSTAVE.

Non, j’ai souffert... je me croyais perdu... je me disais Elle ne m’aime pas... et cette affreuse pensée, Laurence, s’il fallait l’avoir encore... ah ! je le sens... j’en mourrais... Mais vous permettrez que je vous aime, que je sois là... toujours... près de vous, que je vous entoure de soins, que je vous parle de mon amour, sans cesse...

LAURENCE, à part.

Ah ! je ne sais ce que j’éprouve en l’écoutant... c’est un plaisir qui me fait mal...

GUSTAVE.

Mais vous semblez... préoccupée... distraite... Seriez-vous fâchée de mon retour ?...

LAURENCE.

Oh ! ce n’est pas cela.

GUSTAVE.

Soyez donc tout à fait bonne et généreuse alors, et venez près de moi... vous asseoir ici... Ne m’écoutez pas... ne me parlez pas... si vous voulez... mais laissez-moi, du moins, jouir de votre vue et vous dire tout ce que je renferme là... depuis si longtemps...

Il lui prend la main, et va s’asseoir sur le canapé, près du feu.

LAURENCE, qui reste debout.

Monsieur de Marny...

GUSTAVE.

Eh quoi !... votre main tremble dans la mienne, vos regards n’osent s’arrêter sur les miens... Laurence, vous aurais-je offensée ? n’auriez-vous plus confiance en votre meilleur ami ?

LAURENCE.

Moi...

À part, et se reculant.

Je ne suis plus la même... il a raison.

GUSTAVE.

Venez, je vous en supplie.

LAURENCE, à part.

Quel trouble est venu me glacer !...

GUSTAVE.

Ma prière est donc vaine ?

LAURENCE.

J’ai bien souffert de ma peine, mon ami ; dites-moi pourquoi je souffre encore plus de mon bonheur.

GUSTAVE.

Ma joie vous afflige donc ?

LAURENCE.

Il faut me pardonner, Gustave... oui... j’ai tort, mais il est des souvenirs... des impressions que rien ne peut chasser de mon esprit...

GUSTAVE, à part.

Elle pense encore à son mari... si je veux qu’elle l’oublie, il est temps de lui en parler.

Haut.

Ah ! je le vois, vous me craignez toujours ; vous ne m’avez point rendu votre cœur, et je l’ai bien mérité. Je me suis montré si injuste en vous quittant... mais que voulez-vous ?... en présence du danger que vous veniez de courir, il ne s’est plus trouvé en moi aucun sentiment de raison, d’humanité même... je n’ai plus songé qu’à vous... à vous seule... Tout entier aux craintes affreuses que votre situation m’inspirait, il fallait à tout prix m’en délivrer, et, dans mon égoïsme, je ne voyais pas que votre âme, si pure et si noble, ne pouvait pas me sacrifier un malheureux qui n’a que vous pour appui...

LAURENCE, se rapprochant.

N’est-ce pas que cela était impossible ?

Avec joie.

Vous le comprenez donc maintenant ?

GUSTAVE.

Hélas, madame, vous êtes pour moi... comme Dieu !... je vous admire, sans vous comprendre... et je crois que je vous en aime encore davantage. Aussi, loin de chercher à vous faire changer... je veux, au contraire, tâcher de vous imiter...

LAURENCE, émue.

Vous, monsieur...

GUSTAVE, reprenant sa main.

D’ailleurs, à présent, je n’aurai plus de crainte. Si vous courez quelque danger... je serai là... et, quoi qu’il arrive, jamais un mouvement... un mot contre ce pauvre insensé ne viendra vous affliger... Oui, maintenant, il a un ami de plus... nous serons deux à veiller sur lui, à le plaindre...

Il l’attire doucement à lui, et la fait asseoir à ses côtés.

LAURENCE.

Ah ! c’est bien, ce que vous dites là, Gustave... vous ne pouvez savoir combien j’en suis touchée... car, voyez-vous... toutes vos paroles... ne pourront jamais si bien me prouver que vous m’aimez... oh ! oui, aimez-le aussi, mon pauvre Amaury... aimez-le... comme moi... il en a tant besoin... et c’est la seule manière de le dédommager et de me consoler de la part d’affection que vous lui prenez dans mon cœur !

GUSTAVE.

Chère Laurence !

LAURENCE.

Oui, mon ami... sachez-le bien... si je me suis montrée si dure envers vous... si je vous ai laissé partir... c’est qu’il me semblait que vous alliez vous placer entre Amaury et moi... m’empêcher de l’aimer... oui, c’était là ce qui me désolait, me rendait si malheureuse... car alors, je vous haïssais !... je vous méprisais même... et pourtant... je ne pouvais vous oublier... Ah ! j’ai eu bien du chagrin, allez...

GUSTAVE.

Vous n’en aurez plus...

Il l’entoure de ses bras.

LAURENCE, se dégageant avec effroi.

Gustave !... Gustave !...

GUSTAVE.

Eh quoi !... toujours la même, mon amour vous épouvante ?... Voulez-vous que je vous fuie ?... J’obéirai... je puis faire ce sacrifice à votre repos... mais ce que je ne puis même pour vous... c’est de vous cacher mon amour, c’est de rester insensible quand vous m’aimez, c’est d’être calme auprès de vous...

LAURENCE, dans le dernier trouble.

Ne plus le voir ?... Vivre séparée de lui...

GUSTAVE.

Parlez !... votre résolution est-elle prise ?

Se levant.

Faudra-t-il m’éloigner encore ?

LAURENCE.

Non... non, Gustave... vous faire souffrir... vous rendre malheureux... c’est un courage que je n’aurai plus, que je ne puis plus avoir... Ne me quittez pas... ne me quittez pas !...

À part.

Oh ! mon Dieu !... pardonnez-moi...

Il couvre ses mains de baisers ; Amaury entre.

 

 

Scène XVI

 

LAURENCE, GUSTAVE, AMAURY, ses vêtements sont humides, ses cheveux en désordre ; il s’avance avec peine vers le dossier de la causeuse sur laquelle sont assis Gustave et Laurence, et pose avec effort sa main glacée sur la tête de sa femme en disant

 

AMAURY.

Laurence !...

LAURENCE, se pressant avec effroi contre Marny.

Gustave !...

GUSTAVE.

Qu’avez-vous ?

LAURENCE, se retournant.

Ah ! c’est lui !...

AMAURY, étendant le bras et laissant de nouveau tomber sa main sur la tête de sa femme, avec un accent plus marqué de douleur.

Laurence !...

GUSTAVE.

Qui ose ainsi ?...

Il se lève.

LAURENCE, le retenant.

C’est lui, vous dis-je !... Lui !... que j’oubliais.

GUSTAVE, reculant à l’aspect d’Amaury immobile et pâle de froid.

Ciel !... à le voir ainsi... il me semble que ce n’est plus un pauvre insensé que j’ai devant moi, mais un mari que j’offense... un maître qui a le droit de me chasser de chez lui.

LAURENCE, qui a été vers son mari, le ramenant près du feu.

Pauvre Amaury ! c’est toi... toi que j’ai laissé seul... dehors... par un temps affreux ! Ah ! je ne me le pardonnerai jamais... Comme tu es pâle... comme tu es mouillé... où donc as-tu été ?

Elle le fait asseoir sur le canapé à sa place.

AMAURY, toujours le regard fixe.

J’ai faim !...

LAURENCE.

Ah ! mon Dieu !... c’est vrai... il n’a rien pris depuis ce matin... J’ai oublié aussi... moi, qui avais juré à sa mère... Ah ! je suis bien coupable... Pardon !... pardon !...

AMAURY, de même.

J’ai froid !...

LAURENCE.

Donne-moi tes mains... l’autre encore... Toi si faible !... si bon !... qui n’as qu’une pensée... la mienne... qu’un cœur... le mien... T’oublier... te tromper... c’est une lâcheté...

GUSTAVE, regardant Laurence qui s’empresse autour de son mari.

Et je me croyais aimé !... La voilà aux pieds d’un insensé... lui jurant de ne vivre que pour lui... Elle oublie jusqu’à ma présence... Elle ne me donnera pas un regret... pas une consolation.

AMAURY.

Oh ! que c’est bon, le feu...

LAURENCE.

Cher Amaury... maintenant que te voilà un peu réchauffé, je vais...

AMAURY, la retenant.

Non... reste... là ! près de moi... je n’ai plus besoin de rien.

L’examinant.

Laurence ! Ah ! que je te voie... que je te voie encore...

GUSTAVE, avec colère.

Me sacrifier ! pour un être qui ne peut pas même sentir la jalousie !

Il va s’avancer, mais s’arrête pour écouter Amaury.

AMAURY, à Laurence.

Tu ne sais pas... tout à l’heure, une douleur m’est venue là... comme si ma tête s’ouvrait... se déchirait... puis, mes yeux se sont fermés... puis, quand je les ai rouverts... j’étais étendu sur la glace... dans la neige... et je ne souffrais plus... Je pensais... je ne sais plus... C’était un rêve !... Ma mère me souriait... Elle tenait par la main une jeune fille... Un prêtre était là aussi...

LAURENCE.

Oh ! mon Dieu ! m’exauceriez-vous ? Le souvenir lui revient, allez-vous lui rendre la raison ?

AMAURY.

Qu’elle était belle avec son voile et ses fleurs !... J’entendais un mot qui revenait sans cesse à mon oreille comme une musique délicieuse et qui me remplissait de joie et de bonheur... Tout à coup la musique a cessé... J’ai voulu parler... je ne me suis plus rappelé... Et maintenant que je te revois... ce que je ne pouvais ni dire... ni expliquer... il me semble... je crois... oui... oh ! oui... c’est bien cela !... Laurence ! je t’aime !...

LAURENCE.

Amaury !... il serait possible... Tu le comprendrais... enfin !... Je le savais bien, moi, que tu m’aimais... et depuis longtemps... Mais toi... toi !...

GUSTAVE, à lui-même.

Ah ! c’en est trop !... je ne puis supporter...

S’avançant.

Madame... vous oubliez...

LAURENCE.

Vous vous trompez, monsieur... au contraire, je me souviens...

Amaury se retourne et, à la vue de Gustave, se lève hors de lui.

AMAURY.

Ah !... un homme un homme ici !... un homme !...

Une révolution semble s’opérer en lui.

Que veut-il ? Que demande-t-il ?... Je le hais, celui-là... Je veux qu’il parte... Oui, je le chasse !... je le chasse !...

Il s’avance furieux vers Gustave.

LAURENCE, le retenant et cherchant à le calmer.

Amaury !...

AMAURY.

Est-ce toi qui lui as dit de venir ?... Veux-tu encore qu’il reste là ? près de toi ?... entre nous deux ?

LAURENCE.

Amaury !...

AMAURY.

Quand je te dis que c’est lui !... lui, dont la seule vue me faisait mal... m’étouffait... me faisait fuir tout effrayé...

Se redressant.

C’est à son tour d’avoir peur !

GUSTAVE.

Quel langage !

LAURENCE.

Amaury !... je t’en conjure...

GUSTAVE.

Oh !... ne craignez pas, madame, que je m’offense des paroles d’un infortuné... Mais, vous le voyez, sa course dans le parc... par cette saison rigoureuse, a exalté sa tête... et peut-être conviendrait-il de le faire reconduire dans sont appartement ?...

AMAURY, avec éclat.

Sortir !...

GUSTAVE.

Il s’anime de plus en plus...

LAURENCE.

Monsieur, de grâce...

AMAURY.

M’en aller !... la quitter... Elle !... mon seul bien... mon seul bonheur, à moi !... Je te frapperais plutôt... Va-t’en !... Mais, pour que tu t’en ailles, il faut donc te battre ?... Je vais te battre !...

GUSTAVE, levant le bras pour le repousser.

Malheureux...

LAURENCE.

Ah !... monsieur... c’est mon mari... Est-ce donc à vous de vous venger ?...

AMAURY, passant de la colère à la joie.

Ton mari !... moi !

Avec tristesse.

Oh ! non... ma mère a dit jamais !... Elle m’a maudit ! 

LAURENCE.

Elle t’a béni !... et m’a nommée ta femme avant de mourir.

AMAURY.

Tu es ma femme !... ma femme !... C’est donc pour cela que tu ne m’as pas quitté ?... que tu es là... toujours... que tu m’aimes !... Tu es à moi... à moi !... Elle est à moi !

Se retournant vers Gustave.

Et tu voudrais me l’enlever !... Non, non, c’est à mon tour d’être seul auprès d’elle, de l’entourer de soins, de tendresse, c’est à mon tour de la consoler, de la protéger.

GUSTAVE, avec mépris.

Et que peux-tu pour elle ?... toi, dont la démence la condamne à la solitude et à l’ennui qui flétriront sa jeunesse et sa beauté...

LAURENCE.

Ah ! taisez-vous, taisez-vous !...

AMAURY.

La démence !

GUSTAVE.

Toi, pour qui elle renonce à tous les biens et à tous les plaisirs... et qui, pour seule récompense, a menacé sa vie...

LAURENCE.

Mais c’est infâme ce que vous dites là ?

AMAURY.

Oh ! laisse-le... laisse-le dire... que je sache bien tout ce que tu as fait pour moi !... Comment ?... c’est donc bien vrai ?... Toi, pauvre fille repoussée par ma mère, tu as consenti à unir ton sort à celui de son fils !... Son fils dont l’amour t’avait fait chasser, et qu’on t’a confié lorsqu’il ne pouvait plus t’inspirer que l’effroi et le dégoût... Lorsqu’il n’y avait qu’une femme au monde, Laurence !... qui put être capable d’en avoir pitié !... Oh ! que tu as dû souffrir !... Et cela ne m’a pas rendu la raison ! Tu étais malheureuse... j’ai menacé ta vie !... Et moi, je ne sentais rien... je ne comprenais rien... J’étais heureux, voilà tout !... À présent... s’il fallait ne plus te voir... te quitter... j’en mourrais... Oh ! mon Dieu !... si j’allais redevenir ce que j’étais... t’exposer encore !... Oh ! non ! non !... je ne le veux pas !... Quitte-moi... quitte-moi plutôt... tout de suite... Et tant que je sentirai, là... ce bonheur qui m’est revenu... je te remercierai !... je te bénirai !

GUSTAVE, avec amertume.

Il est guéri !...

LAURENCE, se jetant dans les bras de son mari.

Amaury !... je ne puis vivre sans toi !

AMAURY, transporté.

Est-ce vrai ?... est-ce bien vrai ?...

LAURENCE.

Jamais je n’ai aimé personne comme toi ! même alors qu’une illusion m’avait trompée... qu’une fièvre cruelle avait détruit mes forces... altéré ma raison... oui, c’est toi... toujours toi... qui avais la première place dans mon cœur... Et j’en remercie le ciel !... Car, après ce que je viens d’entendre,

Elle regarde Gustave.

si j’avais pu seulement hésiter...

Elle se presse contre Amaury.

j’en serais morte de honte et de regrets...

GUSTAVE.

Ah ! Laurence ! quelles cruelles paroles ! Pouvez-vous récompenser ainsi un attachement sincère... et qu’un miracle seul pouvait rendre coupable ?

 

 

Scène XVII

 

LAURENCE, GUSTAVE, AMAURY, FUSCIEN, MADAME ERMENGARD, REMIEUX, JACQUES, UN DOMESTIQUE

 

FUSCIEN, criant, entrant soutenu par Rémieux et un domestique.

Je suis moulu ! brisé !... Maudite Blanche !...

MADAME ERMENGARD.

Je ne suis pourtant pas blessée, moi...

FUSCIEN.

Parbleu !... grâce à l’attention que j’ai eue de gagner le fond du fossé avant vous !... Tiens !... M. de Marny !... Vous n’êtes donc pas à Paris ?...

GUSTAVE.

J’y retourne...

FUSCIEN.

Et je vous accompagne... ce château finirait par m’être fatal...

Apercevant Laurence et Amaury.

Ah ! mon Dieu !... ma cousine dans les bras de... Mais prenez donc garde... il était furieux tout à l’heure...

MADAME ERMENGARD.

Ma nièce !...

LAURENCE.

Soyez tranquille, ma tante... Oh ! je ne cours pas de danger...

AMAURY.

Laurence ! ma femme ! Comment reconnaître jamais tout ce que je te dois ?...

LAURENCE.

En me protégeant à ton tour.

FUSCIEN et MADAME ERMENGARD.

Lui !!!

LAURENCE, saluant Gustave.

Adieu, monsieur...

Elle s’éloigne conduite par Amaury ; Fuscien et madame Ermengard les suivent avec étonnement.

GUSTAVE, sur le devant, les regardant sortir.

Décidément, l’amour est une folie... Un fou devait l’emporter !

Le rideau baisse.

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