Le Marié sans le savoir (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Fontainebleau, sur le Théâtre du Château, le 22 octobre 1739.

 

Personnages

 

LUCILE, jeune veuve

LE BARON, père du Marquis et du Chevalier

LE MARQUIS

LE CHEVALIER

LISETTE, suivante de Lucile

POITEVIN

UN NOTAIRE

DEUX LAQUAIS, muets

 

 

Scène première

 

LUCILE, LISETTE

 

LISETTE.

Non, je ne vous écoute plus, Madame : faire un bon mariage, éviter d’en faire un mauvais, sont deux objets assez intéressants, pour ne les pas négliger ; et je vais, malgré vous, travailler à vous rendre heureuse.

LUCILE.

Explique-moi donc encore...

LISETTE.

Je vous en ai assez dit ; il ne s’agit à présent que de savoir ce que le vieux Baron aura conclu avec le Notaire.

LUCILE.

Mais...

LISETTE.

Mais je n’aurais jamais fait, Madame, si je voulais vaincre tous vos scrupules.

LUCILE.

Je ne suis point, Lisette, de ces femmes qui regardent comme un crime, la démarche la plus innocente ; mais dis-moi donc, comment veux-tu que j’approuve un projet où je ne vois qu’incertitude, que témérité ; le dirai-je enfin ? qu’un défaut de bienséance épouvantable ?

LISETTE.

Cela est étonnant ! Et que diriez-vous, si je vous prouvais que ce que je propose est le seul moyen de vous faire éviter ces défauts de bienséance que vous craignez, et que dans les circonstances où vous êtes, et par les dispositions de votre cœur, vous y tomberiez inévitablement ?

LUCILE.

Tu me prouverais cela ?

LISETTE.

Oui. Daignez seulement me répondre, N’est-il pas vrai que votre oncle, qui doit sa fortune au Baron, vous a déclaré que si vous vouliez vous remarier...

LUCILE.

Hélas ! ne puis-je pas...

LISETTE.

Oui, sans doute, vous pouvez rester veuve, je le sais bien : mais le temps presse ; tâchons de ne rien dire d’inutile... que si vous vouliez vous remarier, il exigeait absolument que ce fût à l’un des deux fils du Baron, et qu’ainsi, sous peine d’être déshéritée, vous êtes forcée d’épouser, ou le Marquis, ou le Chevalier ?

LUCILE.

Il est vrai.

LISETTE.

N’avez-vous pas un violent soupçon que le Marquis, que jusqu’à présent l’on vous a destiné, n’est pas celui qui vous aime ?

LUCILE.

J’en ai quelque soupçon, Lisette.

LISETTE.

N’avez-vous pas même quelque soupçon que ce n’est pas lui que vous aimez ?

LUCILE.

Tu t’écartes de ton objet.

LISETTE.

J’y reviens donc. Convenez de bonne foi, que le Marquis que l’on vous propose, n’est qu’un homme vain, présomptueux, aimant par système, jaloux par orgueil, se croyant un héros en amour, et n’en ayant que le pédantisme.

LUCILE.

Cela peut être comme tu le dis.

LISETTE.

Que le Chevalier, au contraire, modeste et timide à l’excès, est un homme qui croit n’être point fait pour plaire, qui croit même ne point aimer ; qui d’ailleurs, peu frappé des défauts de son frère, est plein de respect et de soumission pour lui, et n’ose lever les yeux sur une femme qu’il croit devoir être sa Belle-sœur.

LUCILE.

Je suppose tout cela avec toi.

LISETTE.

Fort bien. Le premier croit aimer et n’aime point, le second aime, et croit ne point aimer. Cette singularité de caractères vous force à une conduite singulière, car enfin les soupçons que vous avez sur le compte du Chevalier, méritent d’être éclaircis ; vous n’irez pas assurément former de tristes liens avec l’un, quand il vous est possible d’en former de charmants avec l’autre : cependant l’instant fatal approche, le Contrat doit se faire ; le jour qui doit décider de votre sort est marqué ; plus cet instant approchera, plus vous verrez augmenter, et la vanité du Marquis, et la retenue du Chevalier. Quel parti prendre ? Vous voilà, par les circonstances, réduite à lui parler, pour ainsi dire, la première, à interroger son cœur, à rechercher une conversation secrète : or, je vous demande à présent si cette démarche se peut faire avec quelque sûreté, avec quelque bienséance, avec quelque précaution contre le caractère de l’un et de l’autre, autrement que par le moyen que je propose ?

LUCILE.

Je ne sais que te répondre.

LISETTE.

Eh ! non. Vous n’avez que des soupçons sur le compte du Chevalier ; vous seriez peut-être fâchée de trouver de la certitude ?

LUCILE, riant.

Lisette !...

LISETTE.

Vous seriez peut-être fâchée, s’il vous aime, que l’on vînt à bout, malgré les inconvénients des caractères, de le rendre aujourd’hui votre époux ?

LUCILE.

Je ne dis pas cela.

LISETTE.

Vous risquez peut-être trop de permettre un stratagème, qui, quand il viendrait à échouer, ne sera jamais su que de ceux qui ont intérêt à le cacher.

LUCILE.

Je conviens, Lisette, de la nécessité où je suis par les circonstances, d’avoir une explication avec le Chevalier ; je sens que par ton projet cette démarche se rapproche plus de la bienséance : j’avoue encore que ce projet est une précaution nécessaire contre la présomption du Marquis, et la timidité du Chevalier ; mais, avec tout cela, ne crois point que je sois déterminée.

LISETTE.

Vous n’êtes point déterminée !

LUCILE, hésitant.

Mais, non, je ne le suis point.

LISETTE.

J’entends le Baron ; décidez. Eh ! bien, Madame, que voulez-vous que je fasse ?

LUCILE, s’enfuyant.

Viens me dire, le plutôt que tu pourras, en quel état sont les choses...

 

 

Scène II

 

LE BARON, LISETTE

 

LE BARON.

Je reviens, Lisette, de chez mon Notaire ; je lui ai dit que, sans vouloir faire d’injustice à mon fils le Marquis, j’avais mes raisons pour ne point terminer son mariage avec Lucile, et que je voulais que le Contrat, que l’on devait faire en son nom, fût le Contrat du Chevalier. Mais, dis-moi donc encore une fois, pourquoi ne pas agir ouvertement dans tout ceci ? Pourquoi cette fausse lecture : Faire signer le Contrat avant que de se déclarer ?

LISETTE.

Eh ! Monsieur, songez donc quels sont leurs caractères. Je vous réponds que, sans cet artifice, Lucile, qui doit épouser l’un de vos fils, n’épouserait jamais ni l’un ni l’autre. Irions-nous, pour décider du sort du Chevalier, le mettre dans une situation où rien ne le soutiendrait contre sa propre retenue, lui donner à combattre les hauteurs et les séductions continuelles du Marquis, et par conséquent, risquer de découvrir nos intentions, sans être sûres que l’on aura la liberté de les suivre ? Non, il faut avoir recours à une précaution qui d’abord nous rassure nous-mêmes contre le danger de sonder le cœur du Chevalier inutilement, et qui, lorsque nous croirons pouvoir nous déclarer en sa faveur, lui donne la hardiesse d’y souscrire, et mettre un obstacle insurmontable aux entreprises du Marquis.

LE BARON.

Je comprends cela à merveille.

LISETTE.

Si nous nous trompions, et que nous vinssions à découvrir que le Chevalier n’a pour nous que de l’indifférence, cet engagement ne serait rien, ce serait une simple erreur du Notaire ; et quoique l’on passe pour être engagé quand on a signé son Contrat, la vérité est qu’on ne reste pas marié malgré soi pour une signature ; mais si au contraire il paraît qu’il nous aime, comme nous le soupçonnons, en lui préparant le moyen d’oser le déclarer, nous aurons saisi l’occasion de faire signer le Marquis sur le Contrat de son frère ; de façon que dans l’instant qu’ils signeront, l’un acquerra, l’autre perdra la liberté d’aimer, et tous les deux sans le savoir.

LE BARON.

Ma foi, je me réjouis de bon cœur, qu’une pareille imagination puisse s’exécuter ; ceci pourrait bien humilier Monsieur le Marquis, et je n’en serai pas fâché. Effectivement avec lui, il semble, la plupart du temps, que l’on ne sache ce que l’on dit. Oh ! je suis bien aise qu’il apprenne que j’ai mieux valu qu’il ne vaudra jamais, et que je ne suis point un homme...

LISETTE.

Daignez, Monsieur, ne point découvrir... On vient ; c’est le Marquis et le Chevalier.

LE BARON.

Ne crains rien, j’entends à cacher mes desseins tout aussi bien qu’un autre.

 

 

Scène III

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LE MARQUIS, au Chevalier.

Marchez plus doucement, mon frère, et attendez tranquillement que l’on vous fasse entrer.

Le Chevalier, après avoir salué le Baron son père, se met à l’écart.

Au Baron, après l’avoir salué.

Ah ! Monsieur, vous avez sans doute la bonté de songer pour moi à une cérémonie qui répugne terriblement à quelqu’un qui pense, et qui est violemment épris ; au reste, cérémonie inévitable.

À Lisette.

Lisette, Madame ne vous a-t-elle pas dit qu’un homme devait se rendre ici aujourd’hui ?

LISETTE.

Et qui donc ?

LE MARQUIS.

Le Notaire.

LISETTE.

Le Notaire !... Je crois... Je ne suis pas sûre...

LE MARQUIS.

Nous en sommes cependant menacés.

Au Baron.

Je vous demande en grâce, Monsieur, d’ordonner que l’on abrège, de ce côté-là, le plus qu’il sera possible. Vous n’ignorez pas que je suis assez esclave d’une certaine élévation de sentiments ; et que mon amour...

LE BARON.

C’est assez. Je conviens qu’occupé d’un amour tel que le vôtre, ce bas détail vous serait importun ; et puisque vous voulez bien vous en rapporter à moi, ne vous inquiétez point ; je vais faire en sorte que tout s’arrange pour le mieux.

LE MARQUIS.

Vous m’obligerez beaucoup, Monsieur.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER

 

LE MARQUIS.

Eh ! bien, Chevalier, je me marie ; en êtes-vous content ?

LE CHEVALIER.

Ah ! mon frère, pouvez-vous me faire cette question ? Vous savez quel a toujours été mon attachement pour vous ; il ne s’est, je crois, jamais démenti ; et s’il fallait faire des serments, j’en ferais tout à l’heure, que jamais il ne se démentira.

LE MARQUIS.

J’ai des envieux, des jaloux ; et cela n’est point étonnant. Je conviens que je me singularise par ma façon d’aimer. On ne voit plus de passions aujourd’hui : on ne connaît plus ce que c’est que délicatesse : n’importe, j’aurai été le seul, de mon siècle, qui aurai entendu quelque chose au sentiment. Enfin je suis amoureux à un point, mon frère, que j’en suis moi-même quelquefois effrayé.

LE CHEVALIER.

Si vous aimez beaucoup, vous êtes, ce me semble, aussi beaucoup aimé.

LE MARQUIS.

Cela ne se peut guères autrement. Il serait assez difficile qu’un Amant n’obtînt pas du retour, lorsqu’attentif à se conduire, il augmente à tous moments par ses actions la bonne opinion que l’on a de lui ; quand il sait briller dans la conversation, l’emporter sur tous les autres devant l’objet aimé, être enjoué, flatteur, passionné dans un temps, affecter quelque froideur dans un autre, composer son maintien, étudier ses regards, et mille autres ressources que l’on emploie. Oui, je conviens que l’amour rend nécessairement aimable.

LE CHEVALIER.

Il est certain que pour plaire, ces attentions sont indispensables.

LE MARQUIS.

Cependant il faut être né pour cela ; tout le monde, en aimant, ne vient pas à bout de réduire, de captiver un cœur : c’est un don que la nature accorde et refuse, comme il lui plaît. Vous, par exemple, Chevalier, si jamais vous aimiez, vous ne devez guères compter que vous y réussissiez comme moi ; je le dis : car nous ne sommes point ici pour nous flatter.

LE CHEVALIER.

Moi, aimer !

LE MARQUIS.

Une inclination et le mariage qui en est souvent la suite, ne vous conviendraient guère ; vous êtes d’une timidité insurmontable, assez mélancolique, d’une faible complexion ; vos revenus seront médiocres...

LE CHEVALIER.

Ah ! je crois qu’une passion me conviendrait bien peu ; aussi, n’y songé-je point du tout, mon frère, et je vous assure qu’il semble que je ne sois occupé que du bonheur qui vous arrive aujourd’hui.

LE MARQUIS.

Je vous suis obligé.

LE CHEVALIER.

Oui, il semble que vos heureux succès m’intéressent personnellement. Ce lien qui va vous unir à Lucile, doit vous paraître bien doux. Je ne comprends pas comment, vous qui aimez, vous ne paraissez pas plus empressé à vous assurer ce bonheur, ni pourquoi vous envisagez comme une cérémonie ennuyeuse et désagréable de signer votre engagement réciproque.

LE MARQUIS.

Un mot répondrait à votre objection ; mais vous parler sentiment, c’est vous parler une langue inconnue.

LE CHEVALIER.

Mais prenez-y bien garde ; les choses ne peuvent-elles pas changer de face ? un hasard, une inconstance ; que sais-je ? le moindre événement peut, si je ne me trompe, retarder ou rompre un mariage, et vous rendre ensuite inconsolable de la perte que vous auriez faite.

LE MARQUIS.

Je vous dis...

LE CHEVALIER.

Car vous ne retrouveriez point de femme telle que Lucile, si vous la perdiez.

LE MARQUIS.

Non assurément.

LE CHEVALIER.

Considérez qu’elle est parfaite en tout.

LE MARQUIS.

Eh ! vraiment, vous devez bien juger que je ne me serais pas attaché à un mérite équivoque.

LE CHEVALIER.

Sa beauté...

LE MARQUIS.

Est reconnue de tout le monde.

LE CHEVALIER.

Son esprit...

LE MARQUIS.

Elle n’en manque pas.

LE CHEVALIER.

Mille gens se louent des qualités de son cœur.

LE MARQUIS.

Cela est juste.

LE CHEVALIER.

Pour son humeur, elle paraît charmante ; on dit qu’elle a des moments d’enjouement...

LE MARQUIS.

Ce n’est pas là ce qu’elle a de mieux.

LE CHEVALIER.

Vous blâmeriez...

LE MARQUIS.

Oui, oui, je blâme... et la raison en est encore fondée sur un principe que vous ne connaissez pas...

LE CHEVALIER.

Écoutez ; cette exacte connaissance du cœur est pour moi un mystère ; et j’ai tort d’essayer de parler devant vous d’une personne dont les bonnes qualités vous sont bien plus connues qu’à moi.

LE MARQUIS.

Mon pauvre Chevalier ! Je sais évaluer tout avec discernement, et je vous sur prendrais, si je vous révélais tous les secrets...

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, POITEVIN

 

LE CHEVALIER.

Voici un domestique de Lucile, qui vient, je crois, vous parler.

LE MARQUIS, à Poitevin.

Qu’est-ce ?

POITEVIN, au Marquis.

Le Notaire est dans l’appartement de Madame, on m’a dit, Monsieur, de vous en avertir.

LE MARQUIS.

Un moment.

Poitevin éloigné.

Par exemple, le Contrat signé, l’intérêt de ma passion exigerait que rien ne se fît ensuite trop précipitamment : et j’observerais cette règle, si je n’étais bien aise que vous soyez témoin de toute cette affaire-ci, car vous êtes obligé de partir.

LE CHEVALIER.

Oui, mon frère, je pars pour mon Régiment.

LE MARQUIS, à Poitevin qui s’approche encore.

Un instant.

Au Chevalier.

Mais, quand vous êtes surpris que la cérémonie dont il est question à présent me répugne, vous ne sentez donc pas qu’un amour de la nature du mien ne voudrait se soutenir que par sa propre force ; et que tout engagement étranger diminue sa valeur, et souille sa pureté : Vous ne m’écoutez pas ?...

LE CHEVALIER.

Je songe que Lucile vous attend.

LE MARQUIS.

Entrons, puisque l’on m’attend. Je ne suis point étonné que vos lumières ne puissent pas atteindre à ces connaissances. Vous n’aimez point, vous ne pouvez les acquérir. Et comment faut-il aimer encore ? Avec une attention, une violence, une supériorité, dont la plupart des gens ne sont pas même capables de sentir le mérite.

Au Chevalier qui reste.

Allons, vous pouvez me suivre.

 

 

Scène VI

 

POITEVIN, seul

 

Ce Monsieur le Marquis est, à ce qu’on dit, un excellent homme, un homme tout-à-fait spirituel. Pour moi, il me paraît bien original. On ne veut point que je reste là-dedans, parce qu’on prétend qu’il le trouverait mauvais. On n’accusera pas du moins ce Monsieur là d’être prodigue ; il s’est déclaré, que s’il ne nous donnait jamais rien, c’est qu’il y avait de la bassesse à cela. J’avais cru, moi, que s’il y avait de la bassesse en quelque chose, c’était plutôt à recevoir qu’à donner. Ma foi, j’aimerais mieux n’être pas si amoureux, et être un peu plus humain. À quoi servent toutes ces acclamations ? « Ah ! trop adorable personne, je ne me lasse point de vous voir ; je pensai hier mourir de mon tourment : » et avec cela jamais la moindre galanterie : et puis, ce tourment dont il parle ne le maigrit pas beaucoup. On va donc signer le Contrat. Je ne sais pas trop de quel naturel est Madame ; mais j’aurais un vrai plaisir, si cet amour de Monsieur le Marquis, qui a une forme si extraordinaire, pouvait le mettre à l’uniforme de la plupart des maris. Ah ! ah ! pourquoi donc Madame revient-elle ici ? Mettons-nous un peu à l’écart.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, LISETTE

 

LISETTE.

Que faites-vous ? Où courez-vous, Madame ? Cette démarche va vous trahir.

LUCILE.

Tu me vois tremblante, Lisette ; et je suis obligée de sortir pour cacher le trouble où je suis.

LISETTE.

Souvenez-vous donc, Madame, que ce que vous allez faire, l’Amour et la Raison vous le conseillent, que les circonstances vous y forcent ; qu’il s’agit ici de décider de votre bonheur, et que tout est bien concerté. On vient ; tâchez de rappeler vos sens.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LISETTE, LE NOTAIRE

 

LE MARQUIS, en entrant, paraît continuer sa conversation avec le Chevalier.

Eh ! juste Ciel ! Eh ! où courons-nous donc, s’il vous plaît ?

LE BARON, au Marquis.

Monsieur le Notaire a raison ; et puisque Madame s’est transportée ici, il est juste que nous y passions, pour qu’elle signe la première.

LE NOTAIRE, au Marquis.

C’est une déférence.

LE MARQUIS, au Notaire.

Oui, Monsieur, c’est une déférence qui est due, nous le savons : mais tâchez d’expédier.

LE NOTAIRE.

Je vous demande mille pardons. Au moins, avant de signer, ne trouve-t-on rien à redire à la forme que j’ai donnée au Contrat ? Et jugerait-on à propos que j’en recommençasse la lecture ?

LE MARQUIS.

Voyez si Madame trouve cette lecture amusante, si quelqu’un ici en est curieux ; pour moi...

LE BARON.

Je crois que cela est assez inutile.

LISETTE.

Madame s’en est rapportée à Monsieur, qui a bien voulu régler toutes choses. Hélas ! Qu’est-ce que les femmes entendent à toutes ces affaires-là ? Rien...

LE BARON.

Rien, en effet.

LE MARQUIS.

En ce cas, faites-nous grâce de la seconde lecture, je vous en supplie.

Le Notaire présente la plume à Lucile.

LISETTE, à Lucile.

Allons, Madame.

LE MARQUIS, au Notaire qui lui présente la plume.

À mon Père. Faites signer tout le monde.

LE BARON, signant.

Dès que vous le voulez ainsi, nous signerons donc les premiers.

Au Chevalier.

Tenez.

LE CHEVALIER.

Est-ce à moi ?

LE BARON.

Oui, puisque votre frère nous le permet. Qu’est-ce donc, Chevalier ? À votre âge, vous n’avez pas la main sûre.

LE CHEVALIER.

Moi, mon père !

LE BARON.

Oh ! ce que je vous en dis n’est pas pour vous fâcher.

LE MARQUIS.

Donnez, Monsieur.

LISETTE, bas à Lucile.

Vous voilà donc la femme du Chevalier ?

LUCILE, à Lisette.

Oui, s’il est bien vrai qu’il m’aime.

LE MARQUIS.

L’adorable Lucile remarque sans doute en moi un air d’indifférence qu’elle ne sait comment interpréter : mais je la supplie de m’excuser ; je perds en ce moment, malgré moi, mon enjouement ordinaire ; et je suis forcé de dire que Monsieur

En montrant le Notaire.

ajoute à son ministère une pesanteur personnelle contre laquelle on ne peut tenir.

LE NOTAIRE.

Monsieur, je suis honteux de vous avoir été importun ; cependant si mon ministère a quelque chose ici de déplaisant, je vous assure que ce ne devrait pas être à vous en plaindre.

 

 

Scène IX

 

LUCILE, LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LE BARON.

La raison, dans un sens, et l’on voit des Amants qui sont fort-aises de signer... Mais laissons dire à ce bon homme ce qu’il voudra. Enfin,

À Lucile.

c’est à présent, Madame, que pour faire éclater les sentiments de celui qui vous est destiné pour Époux, vous pouvez, en toute sûreté, laisser entrevoir les vôtres ; que vous pouvez être rassurée contre le danger de sonder son cœur inutilement, et risquer...

LUCILE.

Il est vrai, Monsieur, que ce Contrat fait de votre aveu, change bien la face des choses.

LE MARQUIS.

Pour mes sentiments, Madame en est, je crois, assez instruite ; et ce serait de sa part une injustice criante de ne pas convenir, qu’il n’est guères de femmes aimées plus parfaitement qu’elle l’est.

LUCILE.

Vos sentiments me sont déjà assez connus : mais vous conviendrez que nous pouvons à présent, mieux que jamais, nous livrer à de tendres épreuves. Je suis bien aise de vous prouver que vous m’avez communiqué toute votre délicatesse ; et pour goûter le plaisir de vous éprouver encore, je suis la première à vous demander que quelques délais suivent la cérémonie dont nous venons de nous acquitter.

LE MARQUIS.

Ah ! Madame, à mon égard le temps ne servira...

LE CHEVALIER, bas au Marquis.

Mon frère...

LE MARQUIS.

Je serai toujours flatté de ne devoir votre cœur qu’à mes soins, et non à ces autorités.

LE CHEVALIER, bas au Marquis.

Y pensez-vous ?

LUCILE.

Que vous dit donc Monsieur le Chevalier ?

LE MARQUIS.

Rien, Madame.

LUCILE.

Pardonnez-moi ; je serais curieuse de le savoir.

LISETTE.

Il a dit quelques mots tout bas.

LE MARQUIS, riant.

Excusez-le, Madame ; le cérémonial de la Noce est, suivant les apparences, ce qui le charme uniquement, et il croit que tout est perdu, si l’on diffère...

LUCILE.

Eh ! en quoi un délai de huit ou quinze jours peut-il être si dangereux ?

LISETTE.

Qu’est-ce que ce cérémonial de Noce peut donc avoir de si flatteur !

LE BARON.

Ces idées-là ne sont pas fort délicates.

LISETTE, un peu plus bas.

Mais... Cela est grossier même.

LE MARQUIS, après avoir regardé sa montre.

Laissons le pauvre Chevalier craindre ce qu’il voudra : quelques foins m’appellent ailleurs. Permettez-moi, adorable Lucile, de vous reconduire dans votre appartement,

En lui donnant la main.

Je suis content que vous reconnaissiez quelque mérite dans les hommages assidus que je m’étudie à vous rendre, et qu’en nous imposant des délais, vous sembliez craindre d’altérer, et paraissiez vouloir exposer dans un beau jour la puissante passion dont vous voyez que je suis atteint.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, seul

 

Je suis l’objet de leur raillerie ; et je le mérite bien : pourquoi suis-je si troublé dans cette affaire-ci : Quel est cet empressement ridicule que je fais paraître ! Moi, qui jusqu’à présent, ai à peine osé prononcer un mot devant Lucile, il faut qu’il m’en échappe un qui l’offense ! Que je suis malheureux ! Que va-t-elle penser ? Voilà ce que c’est de ne s’être jamais fait une étude de plaire ! Voilà ce que c’est de ne point aimer ! Reparaîtrai-je devant elle ? Non... Le seul parti que j’aie à prendre, est de hâter mon départ. Mais la quitterai-je sans tâcher d’effacer la mauvaise impression ?... Quel état embarrassant ! Je n’ai de ma vie éprouvé un pareil supplice.

 

 

Scène XI

 

LISETTE, LE CHEVALIER

 

LISETTE.

Non ne peut rien voir de plus passionné que Monsieur le Marquis. Qu’une femme sera heureuse avec un tel époux !

Au Chevalier.

Monsieur, ma Maîtresse n’a point voulu vous témoigner, en présence de Monsieur votre Frère, combien elle est surprise de vos façons de penser à son égard ; et elle s’est réservé d’avoir ici un moment d’entretien avec vous.

LE CHEVALIER.

Avec moi ! Elle va paraître ! Je ne puis me résoudre...

LISETTE.

Eh ! mais... comme il vous plaira. Vous êtes le maître, après tout, d’ajouter l’impolitesse d’un refus à tout ce qui s’est déjà passé.

LE CHEVALIER.

Ah ! Lisette, ne manquez pas de l’assurer que je suis prêt à me jeter à ses genoux.

 

 

Scène XII

 

LE CHEVALIER, seul

 

Je désire, et je tremble en même temps : je ne sais quelle est cette sotte d’agitation que je sens, mais la voilà. Écoutons ce qu’elle veut nous dire.

 

 

Scène XIII

 

LE CHEVALIER, LUCILE

 

LUCILE.

Je viens de donner ordre, Monsieur, que personne ne vînt nous interrompre dans le moment de conversation que nous allons avoir ensemble. Quand le Marquis, qui se regarde comme mon époux, viendrait à en être instruit, il ne le trouverait, je crois, pas mauvais ; et je pense, que je puis fort bien causer avec vous, sans que cela tire à conséquence.

LE CHEVALIER.

Madame...

LUCILE, après lui avoir fait signe de s’asseoir.

Il est des cas où il semble à propos de s’expliquer, et où le silence peut avoir des suites dangereuses. Vous conviendrez, Monsieur, que le Marquis votre frère, qui doit compter sur ma foi, a pour moi une inclination si violente et si parfaite, que je serais bien ingrate si je n’y répondais pas : le retour que je dois à sa flamme, et le tort que j’aurais de découvrir la moindre chose qui pût l’offenser, sans prendre le soin d’y veiller, sont les motifs qui m’amènent auprès de vous ; au surplus, ne croyez point qu’il y ait aucune aigreur dans la démarche que je fais ; je ne veux que connaître la vérité, et prendre ensuite les mesures que l’amour et la vertu me conseilleront : rassurez-vous donc et parlez-moi naturellement.

LE CHEVALIER, troublé.

Et sur quoi m’ordonnez-vous de m’expliquer ? Je vous obéirai.

LUCILE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai remarqué en vous des traits qui semblent caractériser ce que je crains ; mais, sans les rappeler, quel est ce conseil, que dans l’instant vous vous êtes efforcé de donner à votre frère ? Quelle en peut être la raison ? Est-ce mauvaise opinion de ma constance ou de la sienne ? Est-ce mépris pour les hommages respectueux qui lui servent à m’obtenir ?... Serait-ce quelqu’autre sentiment ?

LE CHEVALIER.

Hélas ! Madame, que vous dirai-je ? Je vois que j’ai eu le malheur de vous déplaire ; et c’est-là tout ce que je vois.

LUCILE.

Oh ! Parlez-moi donc, de grâce. S’il y a un danger à éviter ici, le moyen de s’en sauver, si vous voulez éluder ? Croyez-moi, Monsieur, il m’en coûte pour venir prendre ces éclaircissements.

LE CHEVALIER.

Je me trouve embarrassé, je vous l’avoue ; mais enfin, puisqu’il est question de mon sentiment...

LUCILE.

Bon.

LE CHEVALIER.

Je m’étais toujours imaginé, Madame...

LUCILE.

Eh ! bien ?...

LE CHEVALIER.

Que la possession de ce qu’on aime était un bien si précieux, qu’on ne pouvait trop hâter le moment qui nous l’assure.

LUCILE.

Voilà ce que vous vous êtes imaginé ?

LE CHEVALIER.

Oui, Madame. Cependant j’étais bien persuadé que mon frère, dont la passion est extrême, ne pouvait guères se tromper sur ce qu’il est à propos de faire. Mais il faut que dans cet instant, frappé de vos appas...

LUCILE.

Achevez, Monsieur.

LE CHEVALIER, après s’être approché en tremblant.

Il faut que dans cet instant, frappé de vos appas, moi qui ne connais rien aux règles de l’amour, j’aie été emporté au delà des délicatesses qu’il exige, et que, me mettant à la place de mon frère, j’aie dit en moi-même, je veux prononcer au plutôt le dernier serment, puisque le dernier serment doit m’unir pour jamais à une personne aussi parfaite.

LUCILE.

Ceci pourrait, à la fin, servir à nous éclaircir, si je ne me trompe. Y songez vous, Monsieur, j’ai bien peu de charmes ; mais quand il serait vrai que j’en eusse, devriez-vous en être touché ? À peine les devez-vous apercevoir.

LE CHEVALIER.

Il faut pourtant bien que cela me soit arrivé de la sorte.

LUCILE.

Mais, voilà qui est affreux !

LE CHEVALIER.

Comment, Madame ?

LUCILE.

Quoi ! Il serait possible que vous aimassiez ?...

LE CHEVALIER, vivement.

Aimer ! Je ne sais ce que c’est, Madame ; et ce n’est point là de l’amour, assurément.

LUCILE.

Je n’en suis pas certaine, mais les apparences sont terriblement contre vous.

LE CHEVALIER, effrayé.

Vous croyez...

LUCILE.

Faites-y attention. Peut-être en conviendrez-vous vous même ; et il y a grand sujet de le craindre.

LE CHEVALIER.

J’aimerais !

Il recule son fauteuil, et Lucile recule aussi le sien.

Je ne saurais le croire ? Quoi, je vous offenserais jusqu’à ce point ?

LUCILE, se reculant encore.

J’en aurais presque juré ; et je me doutais bien que la chose méritait d’être examinée.

LE CHEVALIER.

Je ne puis revenir de l’étonnement où je suis.

LUCILE.

Il était temps, comme vous voyez, d’avoir une explication...

LE CHEVALIER.

Ô Ciel ! je me serais toujours préservé... Je ne me connais plus. Je ne puis, sans frémir, songer au dérèglement de mon cœur ;

Se levant.

je sais du moins quel parti il me reste à prendre ? et...

LUCILE.

Quel est ce parti ? Tranquillisez-vous, Monsieur ; et à présent que nous connaissons le danger, voyons de sang froid quels expédients nous pourrons trouver.

LE CHEVALIER.

Je différais mon départ ; dans l’instant je vous quitte, et jamais le criminel qui vous offense, n’osera paraître devant vous.

LUCILE.

Voilà, par exemple, un projet...

LE CHEVALIER.

C’est un projet que je vais suivre.

LUCILE.

Et que je ne saurais approuver.

LE CHEVALIER.

Que dites-vous ?

LUCILE.

Non, sans doute.

LE CHEVALIER.

Ah ! Je reconnais que ce danger n’est que trop pressant.

LUCILE.

Je conviens qu’il est extrême ; mais quoi ! Vous condamneriez-vous à un éternel exil ? N’oseriez-vous plus reparaître dans votre famille ? Quel effet cela ferait-il ? Voulez-vous que l’on dise, en parlant de mon époux ; Monsieur le Marquis à un frère qui se tient toujours en Province, parce que s’il paraissait, il serait amoureux de sa belle-sœur ? Vous voyez...

LE CHEVALIER.

Quelle situation affreuse ! Et que faut-il donc faire ?

LUCILE.

Eh ! mais... il faut...

LE CHEVALIER.

Parlez.

LUCILE.

Il faut me voir, et essayer de vous vaincre.

LE CHEVALIER.

Vous voir, et essayer de me vaincre !

LUCILE.

Assurément...

LE CHEVALIER.

Quel expédient me donnez-vous-là, Madame ?

LUCILE.

Je ne crois pas qu’il puisse avoir de mauvaises suites.

LE CHEVALIER.

Ah ! ce remède est bien doux, pour être salutaire.

LUCILE.

Les remèdes les plus simples sont souvent les plus utiles.

LE CHEVALIER.

Mais voudriez-vous bien me garder ce triste secret ?

LUCILE.

Oui, je ne désirais que d’en être instruire.

LE CHEVALIER.

Si mon frère venait à l’apprendre !

LUCILE.

Ce ne serait qu’après bien des précautions qu’il pourrait l’apprendre sans danger.

LE CHEVALIER.

Est-ce un songe ? Et ce qui m’arrive est-il bien vrai : Vous, Madame, que vos perfections éloignent si fort de moi, et qui êtes la femme de mon frère !

LUCILE.

On n’a jamais rien vu de pareil ! Voyez combien il faudrait qu’il y eût d’événements, pour que votre amour ne fût point criminel ! Il faudrait que le contrat avec votre frère ne fût point signé ; il faudrait que je ne fusse point sensible à sa flamme ; il faudrait que je vous aimasse.

LE CHEVALIER.

Quel amas d’impossibilités !

LUCILE se lève, s’approche de lui, et lui parle d’un air plus tendre et plus mystérieux.

Encore, oublié-je un trait qui n’est pas moins essentiel ; car quand toutes ces choses impossibles feraient arrivées, il vous suffirait, sans doute, que votre frère eût des vues pour croire trahir son amitié, en voulant obtenir le même objet, et pour vous faire un grand scrupule d’y songer.

LE CHEVALIER.

Je vous avoue que je m’estimerais malheureux de manquer à l’amitié que je lui dois ; et que par-là, je penserais la trahir.

LUCILE.

Eh ! mais, après tout, un tel égard pourrait bien éteindre cet amour que vous sentez.

LE CHEVALIER.

Je ne sais si c’est justice que je lui rends, ou habitude, ou l’effet d’un empire qu’il a pris sur moi ; mais il est vrai, Madame, que j’ai quelque considération pour lui.

LUCILE, souriant et se levant.

Allons ; faut-il chercher d’autre expédient ? Cette considération suffira de reste à réformer votre cœur.

LE CHEVALIER.

L’espérez-vous, Madame, et ne me flattez-vous pas ?

LUCILE.

Adieu, Chevalier.

LE CHEVALIER, n’osant s’approcher d’elle.

Adieu, Madame.

LUCILE.

Si votre amour était constant, et plus décidé qu’il ne l’est, il y aurait ici des mesures à prendre, il faudrait avec art préparer votre frère à cet incident. Mais, Chevalier, je ne sais encore que penser ; et il ne me paraît pas assez sûr que vous soyez coupable.

 

 

Scène XIV

 

LE CHEVALIER, seul

 

Ah ! Il n’est que trop vrai que je le suis ! Quel mystère affreux viens-je de découvrir ? Hélas ! je sentais bien que mon cœur n’était pas tranquille, et j’ignorais quel était son égarement : mais pourquoi parle-t-elle de préparer mon frère à cet incident ? Oublierait-elle qu’elle m’a promis le secret ? Se ferait-elle un cruel badinage de ce feu que je n’ai pu lui cacher ? Ah ! je m’en flatterais en vain : je vois bien qu’il est impossible qu’un tel secret n’éclate pas. Quelle honte ! Quelle douleur ! On vient ; comment pourrai-je dissimuler l’inquiétude mortelle où je suis ?

 

 

Scène XV

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER

 

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur, je veux que Lucile dans le moment en soit instruite. J’ai fait quelques réflexions ; les délais ne sont plus de mon goût, mon amour propre en est blessé.

LE BARON.

Faites-moi la grâce de m’écouter : peut-être pourrais-je par hasard vous donner un conseil salutaire.

LE MARQUIS.

Ah ! Monsieur, vous le pouvez, sans doute. Eh ! qu’a donc le Chevalier ? Est-ce qu’il se trouve mal ? Quel air décontenancé ! Quelle physionomie troublée !... Ne peut-on savoir ?...

LE CHEVALIER.

Je puis vous paraître troublé ; mais que ce trouble ne vous soit point suspect. Si jamais vous apprenez que j’aie offensé mon devoir et l’amitié que je vous dois, vous apprendrez en même-temps que je suis dans la résolution de ne rien épargner pour m’en punir.

 

 

Scène XVI

 

LE BARON, LE MARQUIS

 

LE BARON, à part.

J’entrevois de l’embarras dans nos affaires ; essayons d’en sortir, s’il est possible.

LE MARQUIS.

Comprenez-vous quelque chose, Monsieur, à ce que vient de nous débiter le Chevalier ?

LE BARON.

Non ; mais parlons un moment sans aigreur, Marquis, vous devez m’être cher ; et quoique j’aie quelque sujet de me plaindre de vos façons d’agir, je serais fâché de vous voir former un engagement, qui, par la suite, vous deviendrait difficile à supporter ; convenez d’une chose avec moi.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que c’est, Monsieur ?

LE BARON.

Que vous n’aimez point Lucile.

LE MARQUIS marque une grande surprise.

Que ?...

LE BARON.

Que vous n’aimez point Lucile !

LE MARQUIS.

Que je n’aime point Lucile ?

LE BARON.

Que vous ne l’aimez point.

LE MARQUIS, riant sottement.

Ah ! je vous avoue...

LE BARON.

Mais rire n’est pas une réponse fort honnête, ce me semble.

LE MARQUIS.

Ce rire ne doit point vous offenser, Monsieur ; il ne tombe que sur une question, qui franchement me paraît assez surprenante.

LE BARON.

Ce rire m’offense ; et je veux un autre éclaircissement.

LE MARQUIS.

Quand vous devriez m’accabler du poids de votre courroux, je ne saurais vaincre l’effet que cette proposition fait sur moi...

Il rit.

LE BARON.

Oh bien ! puisque vous le prenez sur ce ton ! je n’ai plus rien à vous dire, Monsieur ; et vous riez de si bonne grâce qu’il faut que je vous imite.

 

 

Scène XVII

 

LE BARON, LE MARQUIS, LISETTE

 

LISETTE.

Eh ! quelle gaieté, Messieurs ! Je ne puis m’empêcher d’y prendre part, sans savoir de quoi il s’agit.

Ils rient tous trois.

LE BARON.

L’enjouement de Monsieur le Marquis me met en train, comme tu vois, Lisette...

LE MARQUIS.

Souvenez-vous, Monsieur, que si j’ai pris ce ton, vous-même me l’avez fait prendre ; et je vous conjure de ne conserver aucun sentiment de colère contre moi.

LE BARON.

Non, ma colère ne dure pas ordinairement, et les évènements... Je vais faire en sorte... Je n’en dis pas davantage... Au revoir, Monsieur le Marquis.

 

 

Scène XVIII

 

LE MARQUIS, LISETTE

 

LE MARQUIS, à son père qui sort.

Les évènements prouveront qu’il n’est point d’amour plus constant, plus parfait que le mien.

LISETTE.

Assurément. Qui peut donc dire le contraire ?

À part.

Tâchons en flattant son amour propre, d’en tirer meilleur parti que le Baron.

LE MARQUIS.

La question est charmante ! Voyons un peu si... Peut-on entrer là-dedans ?

LISETTE.

Hélas ! je ne sais ? j’ai laissé Madame dans une humeur assez équivoque.

LE MARQUIS.

Il faut que j’éclaircisse...

LISETTE.

Que vous est-il donc arrivé, Monsieur ?

LE MARQUIS.

Ce qui m’est arrivé ? La chose la plus particulière : mon père veut me persuader que je n’aime point Lucile.

LISETTE.

Monsieur votre père est assurément bien éclairé sur les matières d’amour. Je prétends, moi... Mais il ne me convient point de parler contre ma Maîtresse ; et n’ayant jamais eu l’honneur de votre confiance, vous croiriez peut-être...

LE MARQUIS.

Comment ?

LISETTE.

Je soutiens, moi, que vous êtes amoureux, et que vous l’êtes bien plus que vous ne devriez l’être.

LE MARQUIS.

Plus que je ne devrais l’être ?

LISETTE.

Oui.

LE MARQUIS.

Ce que tu me dis là est singulier.

LISETTE.

Je sais que je fais une faute en parlant de la sorte : mais en conscience, Monsieur, quelles façons Lucile a-t-elle pour vous ? Se rend-elle digne d’être aimée avec un peu de méthode ? Sent-elle la finesse d’une louange, l’élégance d’une démarche, le mérite d’une absence ménagée à propos, et toute cette manœuvre délicate qui distingue un homme qui professe l’art d’aimer suivant les règles les plus exactes ?

LE MARQUIS.

Ma foi, pas trop, à te dire la vérité.

LISETTE.

Pour moi, il ne me paraît pas que vous soyez assez bien assortis ; Lucile a quelque beauté, mais...

LE MARQUIS.

Je conviendrais volontiers de quelque chose avec toi ; et peut-être faudrait-il, pour rendre l’économie de cette union-là plus parfaite, que j’eusse le sentiment moins délié, et que mes affaires fussent un peu dans le désordre : mais que veux-tu ? Ma destinée a été de m’enflammer pour Lucile ; j’avais toujours espéré qu’elle parviendrait à me connaître.

LISETTE.

Ah ! je crains que Monsieur le Chevalier ne nous ait entendus. Que vient-il donc faire ici : Nous interrompre ? Il est insupportable.

 

 

Scène XIX

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LISETTE

 

LE CHEVALIER.

Mon frère, daignez m’écouter un moment ; vous me voyez dans l’agitation la plus cruelle : je n’ose vous avouer la cause de mon trouble ; et ce pendant je croirais vous trahir, si je gardais plus long temps le silence ; c’en est fait, je m’y crois obligé : je suis déterminé à vous en faire l’aveu : vous me plaindrez, sans doute : vous me direz quelles mesures je dois prendre dans les circonstances où je me trouve...

LE MARQUIS, riant

Voilà un ton bien sérieux.

LISETTE, à part.

Sa vanité est au point où je le voulais.

Au Marquis en riant.

Quel sera donc cet aveu ?

LE CHEVALIER.

Oui, si je suis criminel, vous saurez du moins que je le suis malgré moi ; vous saurez qu’il n’est point de parti si extrême que je n’embrasse pour cesser de l’être : le croiriez-vous, mon frère, qu’une flamme funeste se serait emparée de mon cœur ? Vous n’imaginerez jamais... Ah ! vous frémirez sans doute, si je vous nomme celle que mon cœur coupable adore.

LE MARQUIS.

Celle que mon cœur coupable adore ! Vous adorez ? vous, vous, Chevalier ?

LISETTE.

Ce discours n’est guères apparent.

LE CHEVALIER.

Représentez-vous ce qu’il y a de plus téméraire, de plus infidèle, de plus malheureux.

LE MARQUIS.

Voilà une imagination à laquelle je ne m’attendais pas, je l’avoue.

LE CHEVALIER.

Ah ! plût au Ciel que ce fût une imagination, Non, mon frère, je sens à tout moment s’accroître le feu qui me dévore. Hélas ! je portais ce feu dans mon sein sans le connaître ; je le prenais pour des transports innocents, que m’inspirait le plaisir de vous voir unis ensemble. Lucile enfin...

LE MARQUIS.

Comment ! ce serait de Lucile !... Vous seriez mon rival ! Eh ! mais, en tout cas, Monsieur le Chevalier, cela est très inquiétant.

LE CHEVALIER.

Que le peu que j’ai de mérite ne vous donne point une sécurité dangereuse. Oui, mon frère, cela est inquiétant, cela l’est, d’autant plus, que vous ne sauriez le croire. Arrêtons les progrès d’une flamme aussi injuste ; par pitié, décidez de ce que je dois faire : pour moi, quoi que Lucile soit d’un avis différent, j’ai résolu de la fuir pour toujours ; j’en mourrai de douleur : mais je vous quitte, et je me condamne à ne jamais reparaître devant vous.

LE MARQUIS.

Quoi ! Lucile s’est prêtée à vous entendre ?

LE CHEVALIER.

Elle s’aperçoit de cette passion dont mon cœur est atteint ; et les égards qu’elle a pour vous l’ont portée à s’en mieux informer.

LE MARQUIS.

C’est prendre aisément l’alarme, et vous l’avez, je crois, trouvée terriblement sensible à cette passion-là.

LE CHEVALIER.

Vos mépris ne sont point un expédient, mon frère.

LE MARQUIS.

Cette découverte a dû lui causer un plaisir tout singulier.

LE CHEVALIER.

Que ces railleries sont déplacées.

LE MARQUIS.

Ah ! cela n’ira pas plus loin ; et quoique vous soyez un rival dont je doive craindre beaucoup les succès, je vous déclare d’avance que je ne me battrai point avec vous.

LE CHEVALIER.

Vous me parlez peu équitablement. Ne continuez point sur ce ton ; je sais que je dois respecter le penchant qui vous attache à Lucile ; qu’elle vous accorde toute sa tendresse ; que l’aveu d’un père, qu’un engagement ont assuré vos union : bien plus, il me suffirait que vous eussiez jeté les yeux sur elle, pour que ma raison s’efforçât d’étouffer en moi le moindre mouvement de passion : mais, pouvez-vous croire qu’une raillerie m’en impose ? Si je l’eusse connue avant vous, si elle eût approuvé mes feux, rien... rien n’aurait jamais pu m’en séparer. Ne m’irritez point, Monsieur ; mon cœur n’est plus le même. Déjà je sens que l’amitié ne me fait plus m’intéresser à votre bonheur ; déjà je sens que je soupire... que je gémis de ces liens qui vous unissent à elle. Ce cœur, qui est tombé dans un premier égarement, pourrait être capable d’un second, et les droits de la Nature seraient peut-être sacrifiés à la fureur de l’Amour.

LE MARQUIS.

Je crois, pour le coup, que je devrais me fâcher, Lisette.

LISETTE.

Gardez-vous-en bien ; et ce n’est point là du tout notre intention.

LE CHEVALIER, se jetant dans un fauteuil éloigné.

Puis-je ne pas inspirer la pitié dans l’état affreux où je suis ?

LISETTE, bas au Marquis.

En vérité je serais tentée de croire qu’il aime sérieusement.

LE MARQUIS.

Lui ! Point du tout ; il croit aimer.

LISETTE.

Il est assez surprenant que Lucile l’ait écouté. Moi, je suis si indignée des procédés qu’elle a avec vous, et vous devez en être si dégoûté, que volontiers j’irais de ce pas lui dire que vous renoncez à elle pour jamais.

LE MARQUIS.

Elle le mériterait ; mais prends garde...

LISETTE.

Qu’en peut-il arriver, après tout ? Que vous vous brouilliez ensemble ; ce ne serait pas là le plus grand des malheurs. Oui, mon parti est pris.

LE MARQUIS.

Tu rêves. Eh ! que veux-tu, ma pauvre enfant, que je fasse de mon amour ?

LISETTE.

Votre amour ? Un autre le fera valoir, le connaitra mieux.

LE MARQUIS.

Mais...

LISETTE.

Je l’ai résolu, je parlerai.

LE MARQUIS.

Arrête donc.

LISETTE.

C’est une chose décidée dans ma tête.

LE MARQUIS.

Écoute.

LISETTE.

Cela est inutile.

LE MARQUIS.

Tu dois bien voir...

LISETTE.

C’est assez ; laissez-moi faire.

 

 

Scène XX

 

LE MARQUIS, LE CHEVALIER, dans un fauteuil

 

LE MARQUIS.

Cette fille badine assez plaisamment. Comme il paraît abattu ! Il attrape l’attitude d’un homme qui aime ; on s’y tromperait, et l’on croirait volontiers qu’il aurait un soupçon d’amour. Quelle imagination ! Mon pauvre Chevalier, s’il était vrai, (je vous parle bonnement). S’il était vrai pourtant que vous eussiez un commencement de passion, je vous conseillerais de partir. Oui, quoique cela paraisse d’abord une bagatelle, je vous le conseille, mon enfant, vous verrez que cela se passera : je ne vous reproche point la sottise de ce caprice-là : car vous semblez vous rendre justice...

 

 

Scène XXI

 

LUCILE, LISETTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER

 

LISETTE, haut à Lucile.

Après tout ce que je vous dis, qu’attendez-vous, Madame, pour révéler les secrets de votre cœur ? Je sais que plus on aime, moins on le déclare facilement, et que ce moment est critique.

LE MARQUIS.

Lisette vous aura fait quelques reproches de ma part, adorable Lucile ; puis-je savoir quelle impression ils auront faite sur vous ?

LUCILE.

Ils ne m’ont point surprise. Depuis longtemps je sais que vous m’accusez de ne pas reconnaître jusqu’à quel point vous aimez, et vos reproches sont assez bien fondés.

LE MARQUIS.

Je suis charmé que du moins vous en conveniez une fois dans la vie.

LE CHEVALIER, à Lucile.

Pardonnez si les transports de joie que le moment de votre union doit faire naître, sont interrompus par mes plaintes. Ah ! Madame, je tâcherais inutilement de me vaincre : le danger que vous connaissez augmente à chaque instant : permettez qu’avec la résolution d’en mourir, j’évite pour jamais...

LUCILE.

C’est à quoi je ne consentirai point.

LE CHEVALIER.

Quoi ! vous seriez assez cruelle...

LUCILE.

Appelez-moi cruelle, insensible, je ne saurais y souscrire.

LE MARQUIS, ironiquement.

Vous ne voulez pas qu’il parte ! Cela est digne d’attention, Madame. J’oublie mes droits pour un instant : vous voyez deux frères, l’un aime, l’autre croit aimer. Ne vous viendrait-il pas dans l’esprit, Madame, de préférer l’apparence à la réalité ?

LUCILE.

Je voudrais prouver le contraire.

LE MARQUIS.

Après bien de petites erreurs, celle-là n’est-elle pas à craindre ?

LE CHEVALIER, à part.

Quel trouble ma témérité apporte ici !

LUCILE, au Marquis.

Non : mais vous remarquerez que votre amour ne vous empêche pas de me dire quelque chose d’assez désobligeant.

LE CHEVALIER, à part.

Ils s’aigrissent, et j’en suis la cause !

LE MARQUIS.

Désobligeant ! Je n’ai jamais rien dit de désobligeant en ma vie, Madame.

LE CHEVALIER.

Hélas ! Faut-il qu’en me séparant d’elle, je lui laisse encore un sujet de me détester ?

LUCILE.

On croit donc ce départ nécessaire ?

LE CHEVALIER.

Oui, Madame : mais que par ma faute, du moins, vous ne soyez point un instant irrités l’un contre l’autre. Accordez-moi la grâce de vous réconcilier, et je suis...

LE MARQUIS

Ah ! j’ai peine à oublier...

LUCILE, au Chevalier en souriant.

Pouvez-vous me conseiller une infidélité ?

LE CHEVALIER.

Une infidélité !

LE MARQUIS.

Que veut dire ?...

LUCILE.

Non, vous ne partirez point, Chevalier.

Lui donnant la main.

Je ne laisserai point partir mon Époux.

LISETTE.

À la fin le mot est lâché.

LE MARQUIS.

Son Époux !

LUCILE.

Vous avez lieu d’être étonné, Marquis ; mais ce que j’ai à vous dire doit diminuer votre surprise. Je crois n’avoir jamais été assez heureuse pour vous inspirer une flamme sincère ; et bien convaincue que nous n’étions point nés l’un pour l’autre, il ne m’a pas fallu davantage pour consentir à tout ce qui s’est fait ici.

LE CHEVALIER, tout troublé.

Quel discours !

 

 

Scène XXII

 

LE BARON, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LUCILE, LISETTE

 

LE BARON.

Tout ceci vous paraît un songe : mais je veille, moi. Eh ! bien, Monsieur le Marquis, je ne suis point un homme de tête ; cependant j’en ai assez pour ne vous point laisser faire un mariage qui ne vous convient point, comme vous voyez.

Riant.

Si vous êtes curieux de savoir comment on en est venu à bout, on vous l’expliquera : mais...

LE CHEVALIER.

Je me meurs... Comment se peut-il ?...

LE BARON.

Mais il suffit de vous dire, pour le présent, que c’est le Contrat de votre frère que vous avez signé : oui, c’est le Contrat de votre frère.

LE CHEVALIER.

Quoi ! c’est mon Contrat que j’ai signé ! Ah ! l’on n’expire pas de joie, si je n’en expire pas dans ce moment. Mon père !... mon cher père !... je suis l’Époux de Lucile ; et c’est à vous... Lisette... Quelle obligation !... Quelle vénération !... Mon frère, si la perte cruelle que vous faites ne peut s’effacer de votre âme, vous pouvez en venir avec moi à toutes les extrémités imaginables ; percez-moi le cœur, je mourrai toujours l’Époux de Lucile. Madame, est-il bien vrai ? Puis je vous regarder ?... Mon frère, ne vous avisez pas d’user de violence avec moi, car vous succomberiez. Je sens que je surmonterais un monde d’ennemis ; mais soyez mon ami, je vous en conjure.

LE MARQUIS.

Eh ! que diable ! cet homme se démène comme un furieux. Qui vous dit que ma raison n’est pas d’accord de tout ce qui se passe ici ?

 

 

Scène XXIII

 

LE BARON, LE CHEVALIER, LUCILE, LISETTE

 

LE BARON.

Nous le ferons encore mieux convenir par la suite, que nous avons eu raison d’en agir de la sorte.

LE CHEVALIER.

Ô jour mille fois heureux ! Lucile est mon Épouse !

LISETTE.

Il y a un peu de tricherie dans notre affaire ; mais il est juste qu’en amour, comme en toute autre chose, la vérité l’emporte sur l’erreur.

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