Le Marchand d’amour (Eugène SCRIBE - Pierre CARMOUCHE - Jean-Henri DUPIN)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 3 juin 1823.
Personnages
JOBARDO
SBRIGANI, intrigant
ALBERTI, seigneur Vénitien
IGNARELLO, son précepteur
LAURETTE, pupille de Jobardo
BARBINA, sa gouvernante
La scène se passe à Venise.
La pièce commence à onze heures du soir.
Le Théâtre représente une espèce de jardin qui sert de cour et d’entrée à la maison de Jobardo qui est à droite du spectateur ; on y voit deux portes de rez-de-chaussée, le jardin est clos par un petit mur à hauteur d’appui, au milieu duquel est une entrée, au fond la mer ou la campagne.
Scène première
ALBERTI, sous les fenêtres de Jobardo, chante en s’accompagnant sur la guitare, IGNARELLO, sur le devant
ALBERTI.
Air : Au rocher de Sainte-Avelle.
Voudrais-tu, belle inconnue,
Me ravir un tendre espoir ?
Dès l’instant où l’on t’a vue
On voudrait toujours te voir.
Daigne me faire connaître
Le secret de t’attendrir,
Et si tu ne peux paraître,
Réponds-moi par un soupir.
Personne ne paraît.
IGNARELLO.
Mais, seigneur, il est onze heures du soir... on va être inquiet de nous, au palais de votre oncle.
ALBERTI.
Ne sait-il pas que je suis avec toi, avec mon gouverneur,
IGNARELLO.
D’accord, mais nous rentrerons trop tard, et vous savez que passé minuit, il est défendu de se trouver dans Venise.
ALBERTI.
Bah ! les amoureux ne sont pas compris dans la consigne.
IGNARELLO.
On risque à chaque instant de tomber dans l’eau.
ALBERTI.
Écoute ici !...
IGNARELLO.
Écoute ici !... en vérité, je suis votre précepteur, et il y a des moments où je ne sais pas lequel des deux remontre à l’autre. C’est moi qui fais vos commissions, qui porte vos billets doux, et comme mon état m’oblige à vous suivre partout, je vous demande où cela me mène !
Air : Contentons-nous, etc.
Aux bals, aux jeux, et même auprès dames,
Je vais partout, et j’en frémis d’horreur ;
Songez-y donc, le vin, le jeu, les femmes,
Quel train de vie et pour un précepteur !
Je vous apprends science, art oratoire,
Vous m’apprenez l’art des mauvais sujets ;
Et de nous deux, je commence à le croire,
Je suis le seul qui fasse des progrès.
ALBERTI.
Te tairas-tu !
IGNARELLO.
Je sais bien que vous avez aujourd’hui une nouvelle passion en perspective, et que mon devoir m’oblige encore de vous surveiller, je me le dois à moi-même, à mes fonctions, mais vous devez y mettre des égards, et ne pas me faire exercer ma surveillance à onze heures du soir, et surtout me pas choisir des inclinations qui font faire antichambre dans la rue.
ALBERTI.
On vient ! Va faire sentinelle à l’autre côté de la place et avertis-moi au moindre danger.
IGNARELLO.
Mais, mon élève !
ALBERTI.
Eh ! va, te dis-je !
Scène II
ALBERTI, SBRIGANI
ALBERTI.
C’est quelqu’un qui s’approche de la maison du seigneur Jobardo... Il a l’air d’attendre un signal... serait ce aussi un amant déguisé... la rencontre serait plaisante.
SBRIGANI, appelant.
Seigneur Jobardo... Allons, il ne sera pas encore rentré.
Apercevant Alberti.
Il me semble que je ne suis pas seul, j’aperçois là une physionomie au moins douteuse. Parbleu, je voudrais bien que ce monsieur me demandât ma bourse !
Air : Vaudeville du Jaloux malade.
Lorsqu’en pareil cas plus d’un tremble,
Moi je n’éprouve aucun effroi,
Car, hélas ! rarement ensemble
On rencontre l’argent et moi.
Mais je crois, morbleu, qu’il s’approche :
Ce serait un excellent tour,
S’il trouvait, la nuit, dans ma poche
Ce qu’en vain j’y cherche en plein jour.
ALBERTI, s’avançant.
Qui va là ?
SBRIGANI.
Qui va là ? vous même !
ALBERTI.
Que fais-tu à cette heure, sur cette place ?
SBRIGANI.
Je suis chez moi, je n’ai pas d’autre domicile reconnu... et il paraît que monsieur est aussi un locataire ?
ALBERTI.
Je connais cette voix, je ne me trompe pas, c’est ce fripon de Sbrigani, l’ancien domestique de mon oncle.
SBRIGANI.
Le chevalier Alberti... le plus aimable et le plus généreux de tous nos seigneurs Vénitiens... je ne dirai pas le plus mauvais sujet, parce qu’il y a dans ce moment-ci tant de concurrence...
ALBERTI.
Allons, sois de bonne foi, tu viens ici pour servir quelqu’amant.
SBRIGANI.
Non, le diable m’emporte ! je n’ai pas d’autre maître que moi-même, et c’est la plus mauvaise condition du monde, car servir un maître qui n’a pas le sou, il n’y a ni honneur, ni profit. Je frappais chez le seigneur Jobardo, qui m’a donné rendez-vous pour ce soir.
ALBERTI.
Comment, tu connais le seigneur Jobardo, tu as accès dans sa maison...
SBRIGANI.
C’est-à-dire, accès ! jusqu’à un certain point, vu que je n’y suis jamais entré... il me reçoit à la porte, mais je suis très bien avec lui, c’est un de mes clients.
ALBERTI.
Un de tes clients ?
SBRIGANE.
Oui, vous saurez, seigneur, que j’ai toujours eu un excellent naturel, mais de mauvaises habitudes ; et comme l’habitude est une seconde nature, j’ai donc deux natures bien distinctes : la première qui me porte à vivre de mon bien, et la seconde à vivre du... C’est pour obéir à ce penchant irrésistible que je me suis lié avec quelques bohémiens qui exercent la médecine ambulante.
Air : Songez donc que vous êtes vieux.
Nous débitons pour nos amis
Anneaux et philtres sympathiques,
Et nous tenons à juste prix
Grand nombre de secrets magiques.
Pour rendre fraicheur, coloris,
Nous avons des poudres nouvelles
Qui nous font chérir des maris,
Et bénir par les demoiselles.
Bref, nous exploitons à notre profit la crédulité du bon peuple de Venise. Si vous saviez ! seigneur, quelle mine inépuisable ! jamais, je crois, la magie, la sorcellerie, les philtres, n’ont eu plus de crédit, grâce au ciel, nous vivons dans le bon temps.
ALBERTI.
Mais, à ce compte, tu devrais avoir fait ta fortune.
SBRIGANI.
Oui, si l’on pouvait exercer publiquement ; mais l’inquisition n’est-elle pas là ? on n’ose nous consulter qu’en cachette, et c’est avec le plus grand mystère que le vieux Jobardo m’a prié de passer chez lui, aujourd’hui à minuit.
ALBERTI.
Ah ! tu ne devines pas pour quel sujet ?
SBRIGANI.
Ma foi, non.
ALBERTI.
Comment, toi qui en fais ton état ?
SBRIGANI.
Je sais seulement, parce qu’il me l’a dit, qu’il se mariait demain de grand matin, qu’il épousait la jeune Laurette, une personne charmante !
ALBERTI.
Ah ! c’est elle ! je n’en saurais douter ! et elle sera perdue pour moi, sans que j’aie pu la voir ni lui parler, sans qu’elle sache seulement combien je l’aimais !... Mon ami, mon sauveur, bon Sbrigani... honnête Sbrigani... tu le vois, je perds la tête, je ne sais plus ce que je dis ; mais tu me comprends, il faut absolument rompre ce mariage, et enlever Laurette !
SBRIGANI.
Un instant, comme vous y allez ! je ne veux point entrer en démêlé avec la justice, ni en discussion avec votre oncle.
ALBERTI.
Mon oncle consent à tout. C’est lui-même, qui depuis quelque temps, me presse de me marier, et si je lui présentais une jeune personne, belle, aimable, vertueuse, d’une honnête naissance, et Laurette a toutes ces qualités, sois sûr qu’il me regarderait pas à la fortune, qu’il approuverait mon hymen, qu’il récompenserait le digne serviteur qui m’aurait secondé, et moi-même, pour commencer, je lui offrirais auprès de moi une place de valet-de chambre, ces deux mille sequins, et ma reconnaissance.
SBRIGANI, prenant la bourse.
La reconnaissance me suffit, parlez, ordonnez, que faut-il faire ?
ALBERTI.
J’ai vu Laurette quelquefois à la promenade, mais sans jamais pouvoir lui parler... que j’obtienne d’elle un quart-d’heure d’entretien.
SBRIGANI.
À cette heure, la nuit, devant se marier demain, c’est difficile, mais...
Scène III
ALBERTI, SBRIGANI, IGNARELLO
IGNARELLO.
Alerte !... un homme vient de ce côté, il est armé d’une lanterne, et tient une femme sous le bras.
SBRIGANI.
C’est peut être Jobardo qui rentre chez lui.
IGNARELLO, à part.
Qu’est-ce que c’est que cette connaissance, qu’il a faite là, en plein air ?
SBRIGANI.
Tenons-nous à l’écart.
IGNARELLO.
Voilà de ces physionomies pénibles à envisager.
SBRIGANI.
Il nous faudra peut-être quelqu’un pour un coup de main.
ALBERTI.
J’ai là mon gouverneur, qui est la complaisance même.
SBRIGANI.
C’est qu’il peut y avoir des dangers à courir.
ALBERTI.
Nous pouvons compter sur lui.
SBRIGANI.
Quelques coups de bâton à recevoir.
ALBERTI.
C’est un philosophe.
IGNARELLO.
Mais, seigneur...
ALBERTI.
Et viens, te dis-je, et ne dis mot ou je t’assomme !
IGNARELLO.
Allons, je ne puis vous résister ; et, puisque vous le voulez, contemplez le spectacle d’un philosophe moderne, cédant à la logique serrée de son élève.
Alberti et Ignarello sortent.
Scène IV
SBRIGANI, JOBARDO, LAURETTE, BARBINA
Ensemble.
JOBARDO.
Air : Buvons sans bruit, pendant qu’elle sommeille.
Viens près de moi, viens, ma petite femme !
Je vais passer les instants les plus doux.
À la gaieté livre ton âme, (bis)
Puisque demain je serai ton époux. (bis)
LAURETTE.
Eh quoi, demain, je vais être sa femmes ?
Je perds, hélas ! l’espoir d’un sort plus doux ;
Combien il afflige mon âme, (bis)
Il prend déjà le nom de mon époux. (bis)
BARBINA.
Répondez donc à l’amour qui l’enflamme,
Ce mariage est un bonheur pour vous :
Il vous nomme déjà sa femme, (bis)
Nommez-le donc votre petit époux. (bis)
JOBARDO, tenant une lanterne.
J’ai cru que nous n’arriverions jamais... qu’est-ce ?...
SBRIGANI.
Je souhaite bien le bon soir au seigneur Jobardo.
JOBARDO.
Ah ! c’est toi, Sbrigani ?
SBRIGANI.
Et d’où venez-vous à l’heure qu’il est ?
JOBARDO.
Tu sais que nous devons nous marier demain ? et nous venons de faire des visites ; cela nous a pris du temps, mais tu sais que cela est indispensable.
BARBINA.
Oui, et Mademoiselle sera enrhumée pour demain.
LAURETTE.
Sans doute. La belle idée, de sortir à cette heure-ci !
À part.
L’inconnu n’aura pas pu nous apercevoir.
Air : Faut l’oublier.
On ne voit rien, pour quelle cause
Nous promener ainsi la nuit ?
Passe encore quand le jour luit,
On peut au moins voir quelque chose.
Des cavaliers au doux maintien,
Qui suivent vos pas en silence,
Et qui vous regardent si bien ;
Mais la nuit, quelle différence !
On ne voit rien.
JOBARDO.
On ne voit rien, on ne voit rien ; parbleu, la nuit, c’est clair... et voilà bien des raisonnements de femmes !... rentrez, et ayez soin de tout fermer.
Laurette et Barbina rentrent.
Scène V
JOBARDO, SBRIGANI
SBRIGANI.
Eh bien, ne les suivons-nous pas ?
JOBARDO.
Non, non, je ne veux pas qu’elles puissent nous entendre... et nous serons aussi bien ici.
SBRIGANI, à part.
Que diable veut-il me dire ?
JOBARDO.
Mon cher ami, je suis désolé !
SBRIGANI.
Comment ! au moment d’épouser une aussi jolie femme ?
JOBARDO.
Voilà justement ce qui fait mon chagrin.
SCRIGANI.
Est-ce qu’elle refuserait de vous donner sa main ?
JOBARDO.
Du tout, du tout, elle ne demande pas mieux... mais ce n’est pas tout d’être épousé... j’ai une idée qui va te paraître singulière, c’est que je voudrais être aimé... c’est ma faiblesse.
SBRIGANI.
Être aimé ? Eh ! de quoi diable allez-vous vous embarrasser !... si l’on regardait à cela, la moitié des mariages seraient encore à faire... On consent à vous épouser ? vous êtes trop heureux !
JOBARDO.
Eh bien ! pas du tout ; je tiens à être aimé, et je n’en peux pas venir à bout... ce n’est pas naturel.
Air : Que d’établissements nouveaux.
Il faut que l’on m’ait ici bas
Jeté quelque sort ; la cruelle
Ne s’aperçoit seulement pas
De tout l’amour que j’ai pour elle
En vain je brûle nuit et jour...
SBRIGANI.
C’est qu’hélas ! dans cette aventure,
Elle ne voit pas votre amour,
Et ne voit que votre figure. (bis)
JOBARDO.
Voilà peut-être le mal. Vous autres, qui possédez tant de secrets... je le paierais au poids de l’or.
SBRIGANI, à part.
Ma foi ! ce serait conscience de ne pas exploiter celui-là... et mon naturel bohémien reprend le dessus.
JOBARDO.
Eh bien ! vous ne me répondez pas ?
SBRIGANI.
Si vraiment. Un de mes amis, un savant alchimiste, a composé un filtre admirable, qui a la vertu de faire aimer l’être du monde le plus laid.
JOBARDO.
Eh bien ! qu’est-ce que tu veux donc de mieux ? voilà tout ce que je te demandais... mais ce n’est rien d’être aimé... vois-tu, j’aime mieux donner quelque chose de plus et être adoré.
SBRIGANI.
On doublera la dose. Ce philtre amoureux, qu’il nomme la mandragore...
JOBARDO.
La mandrag...
SBRIGANI.
Silence !... si l’on vous entendait, nous serions perdus ; il est bien défendu de communiquer un pareil secret. Il n’y a que quelques grands personnages qui en ont connaissance et qui veulent le garder pour eux... Dernièrement nous en avons expédié deux ballots pour l’empereur de la Chine et pour le Grand Turc.
JOBARDO.
Diable !
SBRIGANI.
Air du vaudeville de la Robe et les bottes.
De ces messieurs j’ai la pratique,
Ils viennent chez moi se pourvoir ;
Grâce au merveilleux spécifique
Dont je vous vante le pouvoir.
Tous deux sont chéris de leurs dames,
Et vous sentez bien qu’en effet,
Pour être aimé de sept ou huit-cents femmes
Il faut avoir un terrible secret.
JOBARDO.
Ah ! mon ami ! quelle précieuse découverte, que cette mandrago...
Geste de Sbrigani.
non, non, je ne prononcerai plus ce mot-là... mais peut-on avoir ce spécifique admirable ?
SBRIGANI.
Je m’en charge... je dois cependant vous prévenir de ses effets vraiment inconcevables ! À peine la belle Laurette en aura-t-elle fait l’épreuve, que son indifférence se changera en l’amour le plus vif et le plus tendre.
JOBARDO.
C’est merveilleux !
SBRIGANI.
Mais prenez garde à vous ! car la première faveur, même la plus légère qu’elle daignerait accorder, ferait perdre la tête à celui qui la recevra, et il tombera dans un état de démence complète.
JOBARDO.
Qu’est-ce que tu me dis donc là !... je ne veux plus de ton secret ni de ta mandragore.
SBRIGANI.
Silence, vous dis je !
JOBARDO.
Silence, silence !... allons donc, je ne veux pas de cela.
SBRIGANI.
Mais un instant ; vous sentez bien que les grands personnages dont je vous ai parlé tout à l’heure, n’avaient pas plus envie que vous de devenir fous, aussi s’arrangent-ils en conséquence.
JOBARDO.
Alors, dis-moi cela... si on peut prendre des arrangements ?...
SBRIGANI.
Les plus faciles du monde... puisqu’il n’y a de danger que pour la première personne, il s’agit tout simplement de vous arranger pour être la seconde.
JOBARDO.
Comment !
SBRIGANI.
Par exemple : qu’un homme porté de bonne volonté cause un quart d’heure avec votre femme en votre présence, et que sans y penser, où dans la chaleur de la conversation, il lui baise par hasard la main... l’effet est produit, le danger cesse, et vous êtes adoré en toute sûreté.
JOBARDO.
Oui, je suis adoré... mais il me semble en même temps que je suis... vexé.
SBRIGANI.
Vous montrerez-vous plus scrupuleux que l’empereur de la Chine et le Grand-Turc ?
JOBARDO.
Comment, le Grand-Turc, qu’on dit si jaloux ?
SBRIGANI.
Comparons les choses : d’un côté, je vois un inconnu que vous forcez, à ses risques et périls, de causer un instant avec votre femme et que vous mettez ensuite à la porte ; où est le mal ? De l’autre, je vois, quand il est parti, une petite femme charmante ! qui vous adore sans inconvénient, qui vous saute au cou, qui prévient vos moindres désirs, voilà les avantages qui ont frappé du premier abord le Grand-Turc, et qui ont déterminé cet adroit politique à ne pas hésiter un seul instant.
JOBARDO.
Alors, décidément, j’agirai comme le Grand-Turc ; mais où trouver quelqu’un qui soit assez mon ami ?... Toi, par exemple ?
SBRIGANI.
Moi ? je vous remercie... diable ! je n’ai pas plus que vous le désir de perdre la raison... D’ailleurs, il faut bien vous garder d’employer aucuns de vos amis. Si une pareille aventure se répandait, si le Sénat savait qu’à cause de vous on a bouleversé la cervelle de quelque honnête bourgeois... Il n’y a déjà pas trop de bonnes têtes dans la ville...
JOBARDO.
Mais alors que veux-tu que je fasse ?
SBRIGANI.
Rentrez chez vous... faites prendre à votre femme ; attendez, j’ai justement là, sur moi, ce divin spécifique !... ordinairement on le donne en bouteille, mais j’en ai en boîte, c’est de la mandragore en pastille... ça a le goût et la couleur du chocolat, mais c’est bien autre chose !... goûtez-y...
JOBARDO.
Non, non, j’ai assez d’amour comme ça.
SBRIGANI.
Vous lui faites prendre cela, et vous lui recommandez de se tenir bien chaudement !... vous venez me rejoindre ici, nous nous mettons en embuscade, et le premier inconnu que nous rencontrons, nous le forçons d’entrer chez vous.
JOBARDO.
Et si demain il allait porter plainte ?
SBRIGANI.
Il ne le pourra pas, puisque demain il aura perdu la tête.
JOBARDO.
C’est ma foi vrai, je n’y pensais plus...
Air : Que ta prudence.
Parbleu ! l’invention est bonne,
J’approuve beaucoup ce moyen.
Mon cœur à tes soins s’abandonne,
Désormais nous ne risquons rien ;
Dans une telle circonstance
Tu ne seras pas oublié,
Compte sur ma reconnaissance,
SBRIGANI.
Seigneur, je suis déjà payé.
Ensemble.
Parbleu ! l’invention est bonne,
J’approuve beaucoup ce moyen, etc.
Jobardo rentre dans la maison.
Scène V
SBRIGANI, ALBERTI
ALBERTI.
Eh bien ?
SBRIGANI.
Tout va à ravir, vous allez être introduit chez le seigneur Jobardo ; mais il faut vous déguiser.
ALBERTI.
Et où trouver un costume ?
SBRIGANI.
Ma foi, changez-en avec le premier mendiant que vous rencontrerez, il ne perdra pas au troc... Hâtez-vous, revenez ici ; quoi qu’il arrive, ne me reconnaissez pas et laissez-vous faire... Ah ! qu’est devenu votre précepteur ?
ALBERTI.
Il est entré dans un casino ici près et il y est resté, pendant que j’attendais.
SBRIGANI.
Tant mieux, il ne nous dérangera pas ; on sort de la maison, partez ; qu’il ne nous voie point ensemble.
Scène VI
SBRIGANI, JOBARDO
SBRIGANI.
C’est Jobardo. Mais quel diable d’accoutrement a-t-il donc pris ?
JOBARDO, en pet-en-l’air, armé d’un grand sabre, des pistolets à sa ceinture.
Mon ami, j’ai fait de point en point ce que tu m’as recommandé, mais croirais-tu que ma femme faisait des difficultés, elle ne voulait pas...
Imitant la voix de Laurette.
Mais qu’est-ce que c’est que ça ?... Mais pourquoi donc ?... J’ai bien montré de la tête et je viens avec toi finir notre expédition.
SBRIGANI.
Mais quel costume avez-vous donc là ?
JOBARDO.
Tu n’y aurais pas pensé... mais je me suis dit : si on allait me reconnaître ?... alors, je me suis déguisé tel que tu me vois et j’ai même pris des armes en cas de résistance.
SBRIGANI.
Dieu me pardonne ! vous avez là une rangée de pistolets ?
JOBARDO.
Ne crains rien : ces deux-ci n’ont pas de chiens et les autres n’ont pas de bassinets : mais, ça fait toujours peur.
Air du vaudeville du Printemps.
Il n’est pas besoin qu’on s’expose
À la guerre comme en crédit,
Pour avoir l’air de quelque chose
Souvent l’apparence suffit.
L’amour et la gloire ont des charmes !
Mais pour m’épargner un combat,
Moi, je porte toujours des armes
Qui ne sont jamais en état.
N’entends-je pas du bruit ?
SBRIGANI.
Oui, oui.
À part.
C’est sans doute Alberti.
Haut.
Tenons-nous à l’écart afin de fondre sur lui à l’improviste et forçons-le à nous suivre chez vous.
Scène VII
SBRIGANI, JOBARDO, IGNARELLO
Ignarello est gris.
IGNARELLO.
Eh bien, où suis-je donc ?... il me semble que je vois des étoiles en plein midi... Ignarello, mon garçon, tu avais un élève ?... tu l’as perdu de vue, tu n’es pas digne d’être précepteur ! Je crois que ce que j’ai à faire, c’est de retourner au palais de notre oncle ; mais, en m’apercevant tout seul, il va me dire : Ignarello, tu avais un élève ?
JOBARDO, à part, qui s’est avancé.
Approchons.
IGNARELLO.
C’est fini, il n’y a pas d’autre parti à prendre que de sortir de ce monde et d’aller souper chez Pluton ; mais, Pluton me dira : Ignarello, tu avais un élève ? – Ah ! seigneur Pluton ! mon petit Dieu !... – Il n’y a pas de Dieu qui tienne, qu’il me dira, qu’on me saisisse cet homme, qu’on lui mette la main sur le collet...
JOBARDO, arrêtant Ignarello.
Oui, nous le tenons !... viens donc m’aider !...
IGNARELLO, arrêté.
Là !... je le disais bien !...
SBRIGANI.
Oui, suivez-nous.
Apercevant Ignarello et à part.
Grand Dieu ! ce n’est pas lui, c’est Ignarello.
IGNARELLO, le regardant.
Eh ! mais, ce n’est pas Pluton, c’est cette physionomie de tout à l’heure, c’est Sbrigani.
JOBARDO, lâchant Ignarello, à Sbrigani.
Comment, tu le connais ?
SBRIGANI, un peu interdit.
Si je le connais !... parbleu !... si je le connais ?...
À part.
Que diable faire de cet ivrogne-là ? et vous aussi, vous le connaissez... sans le connaître ; c’est l’alchimiste dont je vous ai parlé.
JOBARDO.
Quoi, l’auteur de cette sublime découverte ? je ne suis pas fâché qu’il soit des nôtres, et qu’il surveille lui-même l’effet du spécifique.
SBRIGANI.
C’est pour cela que je l’ai fait venir.
IGNARELLO.
Mais, mon élève ? car enfin, Ignarello, tu as un élève ?...
SBRIGANI, à mi-voix à Ignarello.
Tais toi, c’est par son ordre !
IGNARELLO.
Alors, fallait donc le dire tout de suite.
SBRIGANI.
Silence ?... un espèce de mendiant, s’avance vers nous ; ce sera, je crois, notre affaire.
Scène VIII
SBRIGANI, JOBARDO, IGNARELLO, ALBERTI, en habit de mendiant, tenant une mandoline
Alberti joue en prélude.
Morceau d’ensemble.
SBRIGANI.
Air : de Darondeau.
L’instant est propice, je crois,
Il faut tous l’entourer,
À Ignarello.
et toi,
En tous les points imite-moi.
Point de bruit, je vous en conjure.
IGNARELLO, répétant.
Point de bruit, je vous en conjure.
SBRIGANI.
Avançons-nous bien doucement ;
Mais je n’y conçois rien vraiment.
JOBARDO, à Sbrigani.
Dis-lui bien, c’est le principal,
Qu’on ne veut lui faire aucun mal.
SBRIGANI.
Avançons.
IGNARELLO.
Je le tien !
JOBARDO.
Je le tien !
ALBERTI.
Pourquoi cette violence ?
SBRIGANI.
Suivez-nous, vous le verrez bien.
IGNARELLO et JOBARDO.
Suivez-nous, vous le verrez bien.
ALBERTI.
Au secours ! au secours !
SBRIGANI.
Silence !
JOBARDO.
Disons lui, c’est le principal,
Qu’on ne veut lui faire aucun mal.
SBRIGANI.
On ne veut pas vous faire mal.
Sbrigani, Jobardo et Ignarello l’entraînent dans la maison par la deuxième porte. Barbina et Laurette sont à la seconde fenêtre, ensemble.
BARBINA.
Quel est donc ce bruit infernal ?
Sommes-nous dans le carnaval ?
LAURETTE.
À qui donc veut-on faire mal ?
TOUS.
Allons, plus de résistance...
Bien ! nous ne risquons plus rien.
Scène IX
BARBINA, LAURETTE, sortant de la maison
BARBINA.
Que signifie donc tout ce tintamarre ? et pourquoi donc le seigneur Jobardo nous oblige-t-il à veiller aussi avant dans la nuit ?
LAURETTE.
Ah ! Barbina ! quelle frayeur j’ai eue... j’ai cru que c’était des gens qui venaient déjà pour mon mariage ; dis-moi donc, ma bonne amie, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de le retarder ?
BARBINA.
Comment, n’êtes-vous pas trop heureuse d’épouser le seigneur Jobardo ?
Air : On dit que je suis sans malice.
Vous qui n’avez point de fortune,
Songez donc qu’il vous en offre une,
Qu’il est aimable et complaisant,
Qu’il a de l’esprit, du talent.
LAURETTE.
Mon dieu, je reconnais, ma chère,
Ses talents, ses moyens de plaire ;
Mais par malheur pour lui voilà
Près de cinquante ans qu’il les a.
Et je serais bien plus heureuse s’il voulait différer mon bonheur.
BARBINA.
Vous n’aviez qu’à lui demander ; mais pour cela, il aurait fallu être plus gracieuse et plus aimable que vous n’êtes...
LAURETTE.
Je le serai.
BARBINA.
Lui faire meilleure mine, et ne pas vous fâcher comme vous l’avez fait hier, quand il a voulu seulement vous baiser la main.
LAURETTE.
Eh bien ! je ne me fâcherai plus, et je ferai tout ce qu’il voudra, pourvu qu’il ne m’épouse pas... le voici...
Scène X
BARBINA, LAURETTE, JOBARDO
JOBARDO, à lui même.
Nous avons vigoureusement mené cela... ce maudit mendiant voulait faire résistance, mais nous l’avons porté et enfermé dans une salle basse...
Voyant Laurette.
Ah ! c’est toi, mignonne ?
LAURETTE.
Oui, seigneur.
BARBINA.
Ah ! çà, est-ce qu’il n’est pas temps de nous retirer, il me semble cependant que la veille d’un mariage.
JOBARDO.
Si tu veux te retirer, je ne t’en empêche pas...
BARBINA.
Mais ces deux étrangers qui sont entrés ici ? suis-je donc une femme qui puisse dormir tranquillement avec deux hommes dans la maison !...
JOBARDO.
Mon bon ami Sbrigani, et le savant alchimiste ?...
Air : Tarare.
Ils ne sortiront pas, j’espère,
J’ai besoin de leur ministère ;
À ces deux amis délicats,
Ici, que ne devrai-je pas ! (bis)
Pour lui plaire et toucher son âme,
Enfin pour épouser ma femme,
Sur eux, je t’en donne ma foi,
Je compte bien plus que sur moi. (4 fois)
BARBINA.
Tenez, monsieur, je m’y connais... il y a là-dessous quelque fourberie que je ne puis deviner. Mais l’on vous trompe, rapportez-vous en à moi.
JOBARDO.
Va, va, sois tranquille, eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc là ?
BARBINA, tenant une petite boîte.
Ce sont des pastilles que vous avez données à mademoiselle.
JOBARDO, à part.
De mes pastilles qui donnent de l’amour ! et tu en ASTÉRIE. mangé, tu en mangé ?
BARBINA.
Mais, oui, beaucoup, elles sont fort bonnes.
JOBARDO, reprenant la boîte.
Ah ! mon dieu, ça ne sortira plus de ma poche.
BARBINA.
Qu’est-ce que ça veut donc dire, est-ce qu’il y a du danger ?
JOBARDO.
Non, non, pas pour toi... je pense à un autre.
À part.
Quel est le malheureux sur qui ça va tomber ?... voilà pour tant comme les accidents arrivent !
BARBINA.
Je ne sais ce qu’il a, l’amour lui fait perdre la tramontane...
JOBARDO, à part.
A-t-on jamais rien vu de pareil ?... je n’en voulais enflammer qu’une, et voilà que demain j’aurai peut-être deux passions sur les bras, et deux fortes passions, car il n’y a presque rien dans la boîte... Laurette, j’ai à te parler...
À part.
Encore faut-il la prévenir.
LAURETTE, d’un air gracieux.
Et moi aussi, seigneur.
À part.
Faisons ce que Barbina m’a dit.
JOBARDO.
Diable ! voilà déjà un bon commencement... elle qui souvent ne me répond pas.
LAURETTE.
J’ai réfléchi, Seigneur, à ma conduite envers vous.
Air : Suzette à l’âge de quinze ans.
Avec vous changeant de discours,
Je viens, repentante et confuse,
De mon humeur, de mes détours
Ici, vous demander excuse.
Si j’eus quelques torts, ce matin,
Que votre bonté les pardonne ;
Je vous ai refusé ma main,
Et maintenant je vous la donne.
BARBINA.
Très bien ! voilà comme nous les enjôlons.
JOBARDO, à part.
Je ne l’ai jamais vue ainsi !
Reculant.
Mais, prenons garde à nous ! il ne faut pas que je sois le premier... attention, Jobardo.
Il recule. Haut.
Non, non, mignonne, je ne doute pas de ta sincérité.
LAURETTE.
Vous me refusez ?
JOBARDO, les mains sur le dos.
Non, non... tantôt je ne dis pas...
À part.
c’est qu’elle n’en sent pas la conséquence.
Haut.
Je vois alors que tu ne demandes pas mieux que de m’aimer ?
LAURETTE.
Ah ! mon Dieu oui, et je vous aimerais de tout mon cœur si vous pouviez me plaire.
JOBARDO.
Voilà déjà une bonne chose... réponds franchement, ça ne me fait pas de peine... vois-tu ce que je fais là, c’est comme une consultation... pourquoi ne m’aimes-tu pas encore ?
LAURETTE.
Je ne sais ; j’ai fait tout mon possible.
JOBARDO.
C’est bon : et depuis quand cette répugnance t’est-elle venue ?
LAURETTE.
Elle ne m’est jamais venue.
JOBARDO.
Ah ! ah !
LAURETTE.
Elle a toujours été.
JOBARDO.
J’entends, c’est comme qui dirait de naissance ; c’est très bon... et si je te guérissais ? car, vois-tu, ce n’est pas naturel, et je ne considère cela que comme une maladie.
LAURETTE.
Alors elle est bien forte !
JOBARDO.
Ça ne durera pas... que dirais-tu si je venais à t’inspirer de l’amour ?
LAURETTE.
Je ne vous en empêche pas.
JOBARDO.
Voilà tout ce qu’il me faut, je n’en veux pas davantage... apprends donc...
Scène XI
BARBINA, LAURETTE, JOBARDO, IGNARELLO, sortant de la maison
IGNARELLO, à part.
Quelle humiliation pour ma vertu !
BARBINA.
Quelle est cette figure hétéroclite ?... Il faut que je l’interroge.
JOBARDO.
Ah ! ah ! l’alchimiste... viens, ma chère Laurette, je ne puis t’expliquer cela qu’en particulier.
BARBINA, à Jobardo.
Soyez donc galant, donnez-lui donc la main.
JOBARDO.
Tais-toi, ça ne te regarde pas.
À Laurette.
Air du vaudeville du Tournois.
Tu sauras ce que je veux ;
Mais pour notre hymen prospère,
Viens dans ta chambre, ma chère,
Au ciel adresser des vœux. (bis)
LAURETTE, à part.
Oui, je m’en vais de ce pas
Le prier d’un cœur sincère
Pour qu’il ne se fasse pas.
JOBARDO.
Il entendra ta prière.
Ensemble.
LAURETTE.
Ah ! pour moi quel jour affreux !
Cet hymen me désespère,
Ciel, exauce ma prière,
Rends mon sort moins malheureux !
JOBARDO.
Tu sauras, etc.
Ils sortent.
Scène XII
IGNARELLO, BARBINA
IGNARELLO, regardant Barbina.
Et il faut, a dit Sbrigani, que tu fasses la cour à la duègne, pour nous en débarrasser.
BARBINA.
Pour nous en débarrasser... que marmotte-t-il là ?
IGNARELLO la regarde et détourne la tête.
Ah ! mon Dieu !
BARBINA le regarde du coin de l’œil.
Air du vaudeville de Turenne.
À ses discours prêtons l’oreille,
Il m’a trouvé, je crois, quelques attraits.
IGNARELLO, à part.
Autant qu’Hérode elle me parait vieille,
Par Jupiter ! je ne pourrai jamais...
Ah ! pour moi quelle catastrophe !
Paraître galant en ce jour...
Hélas ! pour lui parler d’amour,
Il faut être bien philosophe.
BARBINA, à part.
Peut-être il est timide, il faut l’encourager.
IGNARELLO.
Allons, puisque Monseigneur l’ordonne...
Il s’avance.
BARBINA.
Seigneur, peut-on savoir ce qui vous attire en ce séjour ?
IGNARELLO, d’un air bourru.
L’amour.
BARBINA.
Ah ! l’amour... et pour qui ?
IGNARELLO.
Pour vous.
BARBINA, de bonne foi.
Ah !... il est fort galant !
IGNARELLO.
Ouf ! voilà le plus dur !
BARBINA, minaudant.
Comment, Seigneur, vous m’aimeriez ?
IGNARELLO.
Cela vous paraît inconcevable ?
BARBINA.
Oh ! non... sous le capuchon d’une duègne l’on porte un cœur qui n’a pas vingt ans.
IGNARELLO, bas.
Allons, malheureux Ignarello ! il faut te résigner.
Haut.
Je le crois aisément, votre robe est plus jeune... non, vous êtes plus jeune que votre robe.
BARBINA, un peu piquée.
Mais vous plaisantez, sans doute... Je me retire.
IGNARELLO, à part.
Non, non... diable ! puisqu’il faut que je la retienne...
Haut.
Non, restez, adorable duègne, je vous le jure par Cypris, par Cupidon, je brûle pour vous d’un feu semblable à celui dont brûlait, dont brûla... et tel qu’autrefois Socrate, aux genoux d’Aspasie... vous voyez Ignarello aux genoux de Barbina !...
BARBINA.
Ô ciel ! que faites-vous ?
IGNARELLO, à part.
Ô divin Platon ! pardonne-moi !
BARBINA, tendrement.
Allons, relevez-vous, vous êtes un enfant.
Elle lui tend la main.
IGNARELLO.
Hé !... elle a encore la main assez bien.
Il la lui baise.
BARBINA.
Que faites-vous, imprudent !... si l’on nous surprenait...
IGNARELLO.
Qu’importe !... les genoux de la beauté, voilà l’autel de tous les cœurs sensibles.
BARBINA, un peu troublée.
De grâce...Voulez-vous donc me séduire ?...
IGNARELLO, à part.
Ses yeux s’animent encore de l’éclat le plus vif... ô amour !...
Il veut l’embrasser.
BARBINA.
Ah ! Seigneur, finissez... soyez sage !... Non, non !...
IGNARELLO.
Air : Guernadier que tu m’affliges. (Cuisinières)
Barbina, que tu m’affliges
En refusant un baiser.
BARBINA.
Est-il vrai que je l’afflige
En refusant un baiser
IGNARELLO.
Mais dans l’ardeur qui m’enflamme
Je veux vaincre ta pudeur,
Barbina, je t’en prie,
Aimable,
Charmante,
Divine,
Superbe,
Fais le bonheur d’un amant.
Ensemble.
BARBINA.
Mais à l’ardeur qui l’enflamme
Je sens s’embraser mon cœur,
Je suis toute saisie,
Je tremble,
Je brûle,
Soupire,
Désire,
Et je le trouve charmant.
IGNARELLO.
Oui, dans l’ardeur qui m’enflamme, etc.
Il l’embrasse après le duo,
Grâce au ciel ! mon devoir est fini...
BARBINA.
Comment, votre devoir...
IGNARELLO.
Oui, Madame, un jeune homme, dont je suis le gouverneur, mais qui est mon maître, et qui est là-bas sous un déguisement... m’a ordonné de vous faire la cour ; sans cela, croyez bien que jamais...
BARBINA, furieuse.
Ah ! quelle horreur !... c’est une infamie !
Appelant.
Seigneur Jobardo ! Seigneur Jobardo !
Scène XIII
JOBARDO, BARBINA, IGNARELLO
JOBARDO, accourant.
Eh bien ! voyons, Barbina, à qui en avez-vous ?
BARBINA.
Je vous disais bien qu’on voulait vous tromper !
JOBARDO.
Comment, me tromper, qu’est-ce que cela veut dire ?
BARBINA.
Apprenez qu’il y a un jeune homme qui s’est introduit ici.
JOBARDO.
Bah ! je le sais bien, c’est moi qui l’ai amené.
BARBINA.
Ils s’entendent tous... et la preuve c’est qu’ils sont tous déguisés.
JOBARDO.
Mais il n’y a pas de doute... et moi aussi, je l’étais tout à l’heure...
BARBINA.
Il a dit à ce vieil ivrogne : Fais la cour à la Duègne pour nous en débarrasser...
JOBARDO.
Ah ! il lui a dit cela ?
BARBINA.
Il s’est mis alors à me dire des douceurs... Je l’ai laissé faire pour voir où il en voulait venir. Il m’a adressé une déclaration ; vous sentez bien que je l’ai laissé faire... il m’a embrassée, je le laissais toujours faire...
JOBARDO.
Comment, il t’a embrassée ?
À part.
Il va en devenir fou !...
BARBINA.
Oui, Monsieur, il m’a embrassée, moi, qui vous parle ; ainsi, jugez d’après cela...
JOBARDO.
Ah ! le malheureux !
BARBINA.
Comment, le malheureux ! n’êtes-vous pas indigné ?
JOBARDO.
Indigné ? non ; je le trouve plus à plaindre qu’à blâmer ; je t’avouerai même que je ne voudrais pas être à sa place.
IGNARELLO.
Cet homme parle de sens...
BARBINA.
Eh bien ! par exemple !
JOBARDO.
Enfin, raisonne un peu ; n’est-il pas affreux, quand il vient pour me rendre service, que ce soit lui qui devienne la première victime ? c’est vrai ça ; il faut que tu sois aussi insensible que tu l’es...
BARBINA.
Vous ne savez pas ce que vous dites ; vous déraisonnez : c’est fini, il a perdu la tête.
Elle sort.
Scène XIV
JOBARDO, IGNARELLO
JOBARDO.
Ah ! mon pauvre brave homme ! mon ami, combien je suis sensible à ce qui vous arrive...
IGNARELLO.
Qu’est-ce que c’est ?
JOBARDO.
Il ne sent pas encore son mal... mais, rassurez-vous, ça n’aura peut-être pas de suite ; d’ailleurs, je paierai les frais de votre maladie : c’est trop juste.
IGNARELLO.
Ah ! je n’y tiens plus ; il faut que je sache...
Scène XV
JOBARDO, IGNARELLO, SBRIGANI
SBRIGANI.
Silence !... notre prisonnier s’impatiente... je vais le chercher, et vous l’amener mystérieusement comme nous en sommes convenus avec mon ami l’alchimiste.
IGNARELLO.
Ah ! nous en sommes convenus ?
SBRIGANI.
Oui, tantôt.
IGNARELLO.
À la bonne heure.
SBRIGANI.
Avez-vous averti la belle Laurette ?
JOBARDO.
Je vais la chercher.
SBRIGANI.
Et toi, quoi qu’il arrive ou que tu aperçoives, ne dis rien.
IGNARELLO.
Comment, que je ne dise rien ?
JOBARDO.
Oui, ne dites rien.
Ils sortent.
Scène XVI
IGNARELLO, seul
Ne dites rien ! ne dites rien !... parbleu ! il n’y a pas de risque, à moins de parler sans savoir ce que je dis, ce qui n’est pas mon habitude.
Scène XVII
IGNARELLO, ALBERTI, amené par SBRIGANI, et LAURETTE amenée par JOBARDO
JOBARDO.
Air : Bonsoir, noble dame.
Allons, sois sans crainte,
Et dans cette enceinte,
Sans rien demander
Laisse-toi guider.
IGNARELLO.
Ciel ! c’est mon élève !
LAURETTE, reconnaissant Alberti.
C’est lui ! dans ces lieux !
Dieu d’amour achève (bis)
De combler mes vœux. (ter)
Chœur.
Ensemble.
JOBARDO.
Grâce à notre adresse, (bis)
Quel sort heureux !
J’aurai sa tendresse
Tout comble mes vœux. (ter)
SBRIGANI.
Grâce à mon adresse,
Quel sort heureux !
Près de sa maîtresse
Il est en ces lieux.
ALBERTI.
Ô moment d’ivresse !
Quel sort heureux !
Près de ma maîtresse
Je suis en ces lieux.
LAURETTE.
Ô moment d’ivresse,
Quel sort heureux !
Mais par quelle adresse
Est-il en ces lieux ?
IGNARELLO.
Sages de la Grèce,
Mes demi-dieux,
Guidez ma sagesse,
Ouvrez-moi les yeux.
À la fin du chœur précédent Alberti et Laurette restent seuls, les autres sortent.
Scène XVIII
LAURETTE, ALBERTI
LAURETTE.
En vérité, je ne sais ce que tout cela veut dire !
ALBERTI.
Quel moment délicieux ! non, jamais rien de plus charmant ne s’offrit à mes regards... Laurette ?
LAURETTE.
Il sait mon nom... oui, c’est ainsi qu’il me regardait... mais c’est la première fois que j’entends sa voix...
ALBERTI.
Laurette...il m’est donc permis de vous voir, de vous parler !... depuis si longtemps que je suis vos pas sans que vous ayez seulement daigné me remarquer, sans que j’aie rencontré un seul de vos regards.
LAURETTE.
Il est vrai, et pourtant je vous ai tout de suite reconnu.
ALBERTI.
Ah ! Laurette, daignez me répondre.
Air : C’est presque ça.
Mon cœur à l’espoir s’abandonne,
Plus de jaloux ;
C’est votre tuteur qui m’ordonne
D’être avec vous.
LAURETTE.
De cet ordre qui m’inquiète
Mon cœur s’émeut ;
Mais il faut que je m’y soumette
Puisqu’il le veut.
ALBERTI.
Mais ne devrai-je qu’à ses ordres le bonheur que j’éprouve... n’accorderez-vous rien à moi-même, moi qui vous aime depuis si longtemps.
Scène XIX
LAURETTE, ALBERTI, BARBINA
BARBINA, paraissant dans le fond.
Qu’est-ce que je vois là ?... santa Maria ! courons prévenir le seigneur Jobardo.
ALBERTI.
Laurette, les moments sont précieux, votre tuteur veut vous forcer de l’épouser...
LAURETTE.
Oui, ce matin j’y avais consenti, mais à présent ce n’est plus en mon pouvoir.
ALBERTI.
On dit cependant que sa fortune est considérable...
LAURETTE.
Je n’y avais jamais pensé.
ALBERTI.
Et jamais vous n’avez eu d’amour pour lui ?
LAURETTE.
Air : Gentille fiancée.
Ma seule indifférence,
A payé son ardeur,
Mais de votre présence
Je lui dois le bonheur.
Il m’a fait vous connaître,
Voilà, j’en crois mon cœur,
Le premier jour peut-être
Que j’aime mon tuteur.
Pendant ce couplet, Jobardo est ramené par Barbina ; ils restent dans le fond.
Ensemble.
JOBARDO, continuant l’air.
C’est très bien, l’aventure
Prend fort bonne tournure ;
Tais-toi, je t’en conjure,
N’avançons pas trop tôt,
Attendons, il le faut.
BARBINA.
Une telle aventure
Me confond, je le jure,
Contre vous, je l’assure,
Monsieur, c’est un complot ;
Montrez-vous, il le faut.
ALBERTI.
Quelle heureuse aventure,
Ah ! je vous en conjure
Qu’un seul mot me rassure,
Je ne veux qu’un seul mot ;
Répondez, il le faut.
LAURETTE.
Écoutons, il le faut.
Deuxième couplet.
ALBERTI.
Qu’un baiser soit le gage
De cet aveu charmant.
LAURETTE.
Mais mon tuteur ?
JOBARDO, lui faisant signe.
Courage !
ALBERTI.
D’avance il y consent.
Il vous offre lui-même
Et ma main et mon cœur ;
Il veut que je vous aime...
LAURETTE.
Que j’aime mon tuteur.
Ensemble.
JOBARDO.
C’est très bien, l’aventure
Prend fort bonne tournure ;
Tais-toi, je t’en conjure,
N’avançons pas trop tôt,
Attendons, il le faut.
BARBINA, à Jobardo.
Une telle aventure
Me confond, je le jure,
Contre vous, je l’assure,
Monsieur, c’est un complot.
Montrez-vous, il le faut.
ALBERTI, à Laurette.
Quelle heureuse aventure ;
Ah ! je vous en conjure,
Qu’un seul mot me rassure,
Je ne veux qu’un seul mot,
Répondez, il le faut.
Il l’embrasse.
Scène XX
LAURETTE, ALBERTI, BARBINA, JOBARDO
JOBARDO.
À merveille ! c’est tout ce que je voulais.
LAURETTE, apercevant Jobardo.
Ah mon Dieu !...
JOBARDO, à Alberti.
Mon ami, je vous remercie infiniment, maintenant vous pouvez vous retirer.
ALBERTI.
Non pas ; il faut que je parle à Laurette.
JOBARDO.
Ce n’est pas nécessaire.
ALBERTI.
Si vraiment, il faut qu’elle connaisse mon rang et ma fortune ; car je ne suis pas ce que vous croyez. Le comte Alberti est mon oncle, je viens d’envoyer Sbrigani à son palais.
LAURETTE, à part.
Ce qu’il dit là serait-il vrai ?
JOBARDO.
Ah ! le pauvre homme !... voilà déjà la tête qui travaille. Eh bien ! vois-tu ? il me fait mal et je le plains.
Scène XXI
LAURETTE, ALBERTI, BARBINA, JOBARDO, IGNARELLO
IGNARELLO, entrant tout effrayé.
Ah ! seigneur ! seigneur !...
JOBARDO.
Allons, celui-là aussi ; et de deux.
IGNARELLO.
Nous sommes perdus ; voici votre oncle, j’ai reconnu sa gondole et ses gondoliers.
JOBARDO.
C’est ça, les gondoles, les gondoliers ! à qui mieux mieux ! les voilà tous deux qui battent la campagne... quand je te le disais ce matin... vois-tu, Barbina, ce que tu as fait ?... jouis de ton ouvrage !
BARBINA.
Ma foi, not’ maître, vous êtes encore plus fou que ces messieurs.
JOBARDO.
Comment ?... eh bien ! qu’entends-je là ?
CHŒUR.
Air : de Palma.
Oui, notre noble maître
Nous envoie en ces lieux,
Il veut faire paraître
Sa nièce à tous les yeux.
JOBARDO.
Mais d’où vient ce tapage ?
Ah ! je m’en doute bien,
C’est pour mon mariage...
ALBERTI.
Non pas, c’est pour le mien.
CHŒUR.
Oui, notre noble maître, etc.
Scène XXII
LAURETTE, ALBERTI, BARBINA, JOBARDO, IGNARELLO, SBRIGANI
On aperçoit au fond une gondole richement pavoisée et illuminée ; Sbrigani en sort.
JOBARDO.
Que vois-je ?
SBRIGANI.
Le fidèle Sbrigani, qui vient chercher le neveu et la nièce du Sénateur comte Alberti, pour les conduire au palais de son Excellence, où ils vont assister à la fête que l’on va donner pour le mariage du Doge.
JOBARDO, montrant Ignarello.
Comment ! celui-là savait donc ce qu’il disait ?
IGNARELLO.
En avez-vous douté un moment ?
JOBARDO.
Comment ! il n’avait pas perdu la tête ?... ô rage !...
IGNARELLO.
Perdre la tête !... apprenez qu’une tête comme la mienne ne se perd pas, elle peut s’égarer, mais, dans tous les cas, mon cher, ce n’est pas vous qui l’auriez trouvée.
JOBARDO.
Et toi, traître de Sbrigani, tu m’avais donc trompé avec ta mandragore ?...
SBRIGANI.
Silence donc !...
JOBARDO.
Va-t’en au diable ! avez ton silence !...
SBRIGANI.
Je ne vous ai pas trompé, le spécifique n’a seulement réussi qu’à moitié... vous vous plaigniez que la belle Laurette était insensible... elle est enfin devenue amoureuse mais ce n’est pas de vous.
Vaudeville.
Air : Ce sont toujours des circonstances.
SBRIGANI, à Jobardo.
Vous avez fait preuve de cœur
Dans une telle circonstance,
Et vous avez agi, Seigneur,
Avec une rare prudence.
Mais quelques avis vous sont dus,
De peur de semblable disgrâce ; (bis)
À l’avenir ne faites plus
Entrer l’ennemi dans la place.
JOBARDO.
Lorsque deux beaux yeux m’ont soumis,
Lorsque j’attaque femme aimable,
Soudain l’on me dit que je suis
Un ennemi trop redoutable.
Il faut renoncer aujourd’hui
À leurs cœurs qu’en vain je menace, (bis)
Car je vois trop que l’ennemi
Ne peut plus occuper la place.
BARBINA.
Quand de l’amour à mon insu
La jeune et vaillante cohorte
Venait assiéger ma vertu,
Je lui fermais toujours la porte.
Mais, sans que l’on frappe aujourd’hui,
C’est avant que j’ouvre avec grâce,
Sans me regarder chacun passe ;
Il paraîtrait que l’ennemi
Respecte maintenant la place.
IGNARELLO.
Si j’en crois plus d’un érudit,
Et plus d’un sage qu’on renomme,
Le vin est, à ce que l’on dit,
Le plus grand ennemi de l’homme.
Je le pense ainsi quant à moi,
Et pourtant telle est mon audace, (bis)
Que je vois toujours sans effroi
Entrer l’ennemi dans la place.
Il fait le geste de boire.
ALBERTI.
Rien ne pourra jamais changer
Les nobles fils de la victoire :
Et sans calculer le danger
Ils marchent toujours à la gloire.
Lorsque l’honneur vient les chercher,
Nos jeunes soldats pleins d’audace
Savent mourir, pour empêcher
L’ennemi d’entrer dans la place.
LAURETTE, au public.
Daignant assister à nos jeux,
Parfois d’une ardeur sans égale,
Nous vîmes un public nombreux
De ses flots assiéger la salle.
Chaque soir, notre seul désir
Est qu’un tel danger nous menace, (bis)
Et nous verrons avec plaisir
Entrer l’ennemi dans la place.