Le Lierre et l’ormeau (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC - Albert MONNIER)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 25 décembre 1840.

 

Personnages

 

CATALAN

BOZONET

EUGÈNE

POUPIN

ZÉPHIRINE

JULIETTE

MADAME SALOMON

 

Un atelier de peintre. Chevalets, brosses, tableaux. Porte principale au fond. À gauche, au fond, petite porte conduisant à une cuisine, et surmontée d’un œil-de-bœuf. Au troisième plan, portes latérales. À droite, au premier plan, une fenêtre ; au second plan, un bureau garni. À gauche, premier plan, une table ; second plan, une cheminée, sur laquelle se trouve un tête-à-tête en porcelaine (deux tasses, une théière, un sucrier) ; puis trois assiettes, trois fourchettes, trois couteaux, trois verres ; à côté, écritoire, plume et papier. Quatre chaises.

 

 

Scène première

 

EUGÈNE, CATALAN, puis BOZONET

 

EUGÈNE, entrant le premier par la porte du fond.

Par ici, mes amis, par ici.

Catalan entre.

Eh bien ! et Bozonet, où est-il donc ?

CATALAN.

Tiens, je croyais qu’il me suivait.

Il va à la porte du fond, et appelle.

Bozonet ! Bozonet !

EUGÈNE.

Plus bas, donc ; Juliette dort peut-être.

CATALAN.

Ah !

Plus bas, dans l’escalier.

Bozonet ! Bozonet !

Revenant.

Personne ! Si nous l’avions perdu ?

EUGÈNE.

Nous n’avons pas assez de chance pour ça.

CATALAN.

Il faut convenir que nous possédons là un ami intime bien assommant.

EUGÈNE.

C’est ta faute aussi... si tu ne m’avais pas entraîné à ce bal Musard, nous n’aurions pas fait sa rencontre.

BOZONET, dans l’escalier.

Ohé ! les autres ! ohé !

EUGÈNE.

C’est lui, malédiction !

BOZONET, entrant avec un faux nez attaché sur le devant de son chapeau.

Cinq étages ! crénom ! Ces diables de peintres, ils se plantent toujours en haut des maisons... comme des paratonnerres.

CATALAN.

D’où viens-tu donc ? nous commencions à te désirer.

BOZONET.

De mon hôtel... à deux pas... j’ai prévenu qu’on me trouverait ici toute la journée, car je vous reste.

EUGÈNE.

C’est bien aimable à toi.

À part.

Voilà que ça commence.

BOZONET.

Tiens ! c’est bien le moins... après une séparation de trois ans, c’est vrai... depuis Dijon, où nous avons fait connaissance, je ne vous avais pas revus ; aussi, je dépérissais à vue d’œil... mais, maintenant que je vous ai retrouvés, crénom ! nous allons faire des farces, hein ? voyons, soyons gais, soyons folâtres...

Chantant.

Ah ! qu’il est beau ! qu’il est beau !
Le postillon...

EUGÈNE.

Mais tais-toi donc, malheureux.

BOZONET, plus bas.

De Longjumeau.

EUGÈNE.

Il y a là, quelqu’un.

BOZONET.

Ah bah ! une femme ?

EUGÈNE, à voix basse.

Oui, mais...

BOZONET.

Comment, tu donnes dans cet inconvénient ?

CATALAN.

Si nous nous occupions du souper ?

BOZONET.

Bravo, ce diable de bal Musard m’a creusé... j’ai l’estomac hors de lui.

EUGÈNE.

Voyons, il s’agit de trouver les vivres.

Il cherche dans la cuisine, pendant que Bozonet et Catalan s’emparant des assiettes, fourchettes, etc., placées sur la cheminée, mettent le couvert sur la table de gauche.

Où diable Juliette a-t-elle serré...

BOZONET.

Juliette !

Montrant la chambre de droite.

Ah bon ! elle se nomme Juliette ; tiens, je n’aime pas ce nom-là...

EUGÈNE.

J’ai beau chercher... ah ! voici un pâté… une daube et du bordeaux... à table, à table...

CHŒUR.

Air : La Riche Nature (l’Éclair).

Heureux d’être ensemble,
Fêtons le beau jour
Qui tous nous rassemble,
Dans ce gai séjour.
Vive la bombance,
Que notre gaieté,
Chante l’abstinence,
Autour d’un pâté.

EUGÈNE, à Bozonet.

Que veux-tu que je te serve ?

BOZONET, tendant son assiette.

Donne-moi du gras, j’aime le gras, moi.

CATALAN.

Buvons... Zéphirine ne me voit pas.

BOZONET.

Zéphirine... tiens, je n’aime pas ce nom-là.

CATALAN.

Une femme que j’adore et dont je voudrais bien être débarrassé.

BOZONET, enthousiasmé.

Bravo ! voilà ce que j’appelle être de son siècle... car, enfin, les femmes... les femmes sont bien tombées, maintenant... on n’en parle plus... Tenez, à Caen, d’où j’arrive... eh bien ! personne ne s’en occupe... il n’y a plus que les épiciers... on fume, on rit, on boit ; aussi, elles sont vexées comme des blaireaux, à Caen.

CATALAN.

Tu ne te marieras donc jamais, toi ?

BOZONET.

Hélas ! comprenez mon guignon... vous savez bien, mon oncle de Dijon... une vieille bête, dont je suis le seul héritier... ne s’est-il pas avisé de faire un testament, par lequel il me déshérite si je ne suis pas marié le jour de sa mort. En voilà une idée... c’est qu’il y tient... moi, de mon côté, je m’entête, parce qu’il a une santé superbe, mais dame ! je suis aux aguets... et à la première alerte...

EUGÈNE.

Eh bien !

BOZONET.

J’enterrerai mes vingt ans... À la santé de mon oncle !

Ils boivent.

CATALAN et EUGÈNE.

À la santé de ton oncle !...

CATALAN.

Eh bien ! moi, c’est tout différent, vous me verrez marié avant deux ans ; j’ai laissé à Toulouse, ma ville natale, une jeune fille, une cousine qui m’attend, et dès que j’aurai terminé mes études d’architecte...

BOZONET.

Vrai ? tu feras la bêtise ?

CATALAN.

Ah ! mon cher, si tu connaissais Agathe.

BOZONET.

Comment dis-tu ?

CATALAN.

Agathe.

BOZONET.

Tiens, je n’aime pas ce nom-là... Enfin, elle peut avoir des vertus.

Tendant son assiette.

Donne-moi du gras... à propos, vous ne savez pas, je voyage dans les bitumes, maintenant, et je pars ce soir pour l’Italie.

CATALAN.

Pour l’Italie ! toi ?

EUGÈNE, rêveur.

Que tu es heureux... tu vas visiter Rome, Florence, Venise, tous ces brillants fantômes de nos rêves d’artiste... les contempler... les admirer...

BOZONET.

Et les bitumer, si c’est possible.

EUGÈNE.

Ah ! je voudrais bien être à ta place.

CATALAN.

 Et moi donc.

À Bozonet.

Quand je songe que c’est ta faute, si je ne suis pas à Rome, depuis deux ans... c’est vrai, j’arrive à Dijon, tout exprès pour le concours du grand prix d’architecture, une voix, celle de ton oncle, qui était du jury, doit assurer mon succès... tu me la promets, j’y compte, et au moment décisif... tu influences ce même oncle en faveur de mon concurrent qui l’emporte.

BOZONET.

Allons, allons, ne parlons plus de ça.

Lui mettant un morceau dans son assiette.

Tiens, mange donc.

CATALAN.

Je veux bien, car...

À part.

C’est égal, dans l’occasion, tu me le paieras.

BOZONET.

Oh ! une idée ! partons tous les trois.

CATALAN, à Eugène.

Tiens ! ce n’est pas si bête ! allons, Eugène, ça va-t-il ?

EUGÈNE.

Ah ! c’est un beau voyage... si j’étais libre.

CATALAN.

Nous le sommes.

EUGÈNE.

Et Juliette ?

BOZONET.

Allons, bon ! voilà les femmes en travers.

CATALAN.

Tiens, et Zéphirine, je n’y pensais plus.

BOZONET.

Oh ! les capons ! au lieu de les planter là... à la mode de Caen.

CATALAN.

On voit bien que tu ne connais pas Zéphirine... une femme armée jusqu’aux ongles. Ah bah ! le sort en est jeté... mes amis, je pars !

BOZONET.

À la bonne heure.

À Eugène.

Et toi ?

EUGÈNE.

Oh ! non, c’est impossible... Juliette est si bonne, si dévouée, et pourtant ce voyage...

BOZONET.

Est un fameux voyage.

Avec exaltation.

Oh ! l’Italie ! La poésie... le... macaroni...

EUGÈNE.

Ah ! c’est que Juliette n’est pas une femme comme une autre... c’est une amie, une sœur, que je ne remplacerai jamais.

CATALAN.

Mais, pour l’artiste, la gloire doit tout remplacer.

EUGÈNE.

C’est vrai.

BOZONET.

À la santé de la gloire !

EUGÈNE, entraîné.

À boire !

BOZONET, lui versant.

Songe donc que tu verrais Rome, Roma, la patrie des Romains.

Avec exaltation.

Romani, les Romains ! les Romains ! Donne-moi du gras.

CATALAN, sur le même ton, à Eugène.

Il n’y en a plus... ainsi, c’est convenu, nous partons tous les trois.

EUGÈNE, entraîné.

Eh bien ! oui, tous les trois.

CATALAN.

Ce soir !

BOZONET.

Et vous rompez ?

EUGÈNE.

Nous rompons. À boire !

CATALAN.

Moi, d’abord, je ne reculerai pas.

EUGÈNE.

Ni moi !

CATALAN.

En cas de faiblesse, stipulons un dédit.

EUGÈNE.

Je le veux bien ! ah ! tu crois que j’ai peur...

CATALAN.

Celui de nous deux qui, à la fin du jour, ne sera pas débarrassé de celle qui fait le bonheur de sa vie paiera les frais de voyage de l’autre.

BOZONET.

Et le mien par-dessus le marché.

Ils se lèvent.

EUGÈNE.

Adopté.

CHŒUR.

Air final du premier acte de Renaudin de Caen.

Jurons ! Jurons ! Jurons !
Pour réussir au gré de notre espoir,
En cette circonstance,
Il faut agir avec prudence ;
Partons ce soir,
Sans les revoir.

Bozonet porte le couvert dans la cuisine, et fait table nette.

CATALAN, à Eugène.

Si tu m’en crois, c’est par lettre que nous leur ferons part de la chose.

Il aide Bozonet à desservir.

EUGÈNE.

Oui.

À part.

Pauvre Juliette ! que va-t-elle devenir ? Ah ! n’a-t-elle pas sa marraine, Mme Dauvré ?

CATALAN, revenant.

Tu hésites ?

EUGÈNE.

Écrivons.

BOZONET.

Bravo ! moi, je cours retenir les places.

EUGÈNE.

Avec ton nez ?

BOZONET.

Oh ! c’te bêtise... Est-ce qu’on sort jamais sans ça ?

S’apercevant qu’on lui parle de son faux nez.

Ah ! bon, le postiche, le postiche... je vais le reporter au costumier.

REPRISE DU CHŒUR.

Pour réussir... etc.

 

 

Scène II

 

EUGÈNE, CATALAN, puis POUPIN

 

Au moment où Bozonet sort, il rencontre Poupin qui le bouscule. Quand Bozonet a disparu, Poupin s’avance timidement ; pendant ce temps Eugène et Catalan se sont assis de chaque côté du théâtre l’un devant la table, l’autre devant le bureau, et écrivent.

CATALAN.

Voyons, comment vais-je lui tourner ça, à cette chère Zéphirine ?

POUPIN, regarde alternativement Eugène et Catalan, hésite, puis finit par s’approcher d’Eugène très timidement.

M. Bozonet, s’il vous plaît ?

EUGÈNE, sans faire attention.

Pauvre petite ! comment lui dire...

CATALAN, écrivant de son côté.

« Madame... »

POUPIN, se retournant du côté de Catalan, et en s’approchant.

M. Bozonet, s’il vous plaît ?

CATALAN, distrait.

Il vient de sortir...

Écrivant.

« Madame... »

POUPIN.

C’est que son oncle...

Il fait un mouvement vers Eugène, attend un moment, et voyant qu’on ne s’occupe pas de lui, il enfonce son chapeau sur sa tête, et sort en disant d’un ton vexé.

Merci, messieurs.

CATALAN, écrivant.

« Madame... je sais tout ! »

EUGÈNE.

Qu’est-ce que tu sais ?

CATALAN.

Rien.

Écrivant.

« Je sais tout ! le voile s’est enfin déchiré. Ah ! Zéphirine, c’est mal, c’est bien mal, moi qui vous avais voué un amour... »

EUGÈNE, écrivant.

« En peinture... »

CATALAN.

Comment ?

EUGÈNE, écrivant.

« En peinture, les voyages sont de toute nécessité... »

CATALAN.

Ah ! bon...

Écrivant.

« Un amour... comme on n’en voit guère… »

EUGÈNE, écrivant.

« L’artiste doit aller s’inspirer... »

CATALAN, écrivant.

« Adieu, madame ; je vous pardonne ; quant à moi, je n’ai plus qu’à aller me jeter... »

EUGÈNE, écrivant.

« Aux pieds du mont Vésuve... »

CATALAN.

Hein ?

EUGÈNE, relisant.

« L’artiste doit aller s’inspirer aux pieds du mont Vésuve. »

CATALAN.

Ah !

Relisant.

« Je n’ai plus qu’à aller me jeter...

Écrivant.

dans un cloître... »

Parlé.

Ah ! diable ! il n’y en a plus... Dans quoi pourrais-je bien me jeter ?

Écrivant.

« Dans un puits. »

EUGÈNE, écrivant.

« Tu vois que mon avenir dépend de ce voyage... »

CATALAN, relisant.

« Dans un puits...

Écrivant.

Jugez si mon désespoir est profond. »

EUGÈNE, à part.

Je lui parle raison, elle comprendra.

CATALAN, à part.

Je lui fais des phrases, elle ne comprendra pas.

EUGÈNE, se levant.

Voilà qui est terminé.

CATALAN, de même.

Et moi, j’achève. Ah ! je suis tout en nage.

Regardant Eugène.

Tiens ! on dirait que tu as pleuré.

EUGÈNE, faisant bonne contenance.

Moi ? oh ! par exemple ! Mais toi-même...

CATALAN.

Allons donc !

S’essuyant le front.

Tu prends ça pour de l’émotion... c’est de la transpiration !

EUGÈNE.

Mais comment faire parvenir nos lettres ?

CATALAN.

Ah ! oui, comment ?

EUGÈNE.

Mme Salomon, notre femme de ménage, qui n’est pas encore venue.

CATALAN.

Que le diable l’emporte, celle-là !

Il frappe du pied, Juliette paraît à droite.

EUGÈNE.

Paix donc ! Juliette !...

Il va au-devant d’elle.

 

 

Scène III

 

CATALAN, EUGÈNE, JULIETTE, puis ZÉPHIRINE

 

JULIETTE, à Eugène.

Ah ! bonjour, mon ami ; vous êtes-vous bien amusé, au bal ?

Voyant et saluant Catalan.

Monsieur Catalan...

CATALAN, embarrassé.

Madame...

ZÉPHIRINE, entrant, à Catalan.

Ah ! l’on vous trouve, enfin, horreur d’homme, monstre ! d’où venez-vous ? d’où sortez-vous ?... Mais parlez donc ! mais parlez donc ! mais parlez donc !

CATALAN.

Zéphirine ! Voyons, ma petite Zéphirine, voyons donc !

ZÉPHIRINE.

Il n’y a pas de petite Zéphirine qui tienne ! je suis furieuse, j’ai les nerfs sens dessus dessous... je vous battrais !

CATALAN, avec amabilité.

Méchante !

JULIETTE, à Eugène.

Je commençais à être inquiète.

EUGÈNE.

C’est Catalan qui m’a retenu.

CATALAN, à Zéphirine, montrant sa lettre.

Si tu savais ce qu’il y a là-dedans !

ZÉPHIRINE.

Eh bien ! quoi ? un billet d’Ambigu ? Vous voulez m’enjôler.

CATALAN, de même.

Incapable ; lis seulement ça, et tu m’en diras des nouvelles... Ah çà ! je sors un instant avec Eugène.

Il échange avec Eugène des signes d’intelligence.

ZÉPHIRINE, prête à s’emporter.

Qu’est-ce que c’est ?

JULIETTE, à Eugène, avec douceur.

Encore me quitter ?

EUGÈNE.

Une affaire pressante... Ceci vous expliquera...

Il lui remet sa lettre.

CATALAN, à Zéphirine, d’un ton caressant.

Allons, voyons, ne faites pas la moue.

ZÉPHIRINE.

Comme cet être-là abuse de son empire !

JULIETTE, à Eugène.

Mais, pourquoi ce mystère ?

EUGÈNE, embarrassé.

Un caprice... une fantaisie...

ZÉPHIRINE, changeant de ton, à Catalan.

Surtout, reviens tout de suite, ou sinon...

CATALAN.

Sois donc tranquille.

Lui remettant sa lettre.

C’est du nanan, ça, vois-tu ! c’est du nanan ! pour ma petite Zéphirine... Au revoir, mon ange, au revoir.

Il l’embrasse.

EUGÈNE.

Adieu, Juliette, adieu !

Il l’embrasse.

CATALAN, à la porte.

C’est du nanan !

Il sort avec Eugène.

 

 

Scène IV

 

ZÉPHIRINE, JULIETTE

 

ZÉPHIRINE.

Est-il gentil, mon Catalan ! Je le gronde comme ça, parce qu’il ne faut pas les gâter... Pauvre trésor, va ! Pas vrai qu’il est gentil ?

Décachetant sa lettre.

Tiens, écoute ça, tu vas voir comme c’est tendre ; c’est que je l’ai dressé au style caressant, moi, d’abord.

JULIETTE, lisant.

Ah ! mon Dieu !

ZÉPHIRINE, lisant.

« Madame ! » Ce n’est pas pour moi, ça.

Lisant.

« Madame ! »

JULIETTE.

Une pareille lettre ! est-ce bien lui !

ZÉPHIRINE, lisant.

« Je sais tout ! » Tout quoi ? Comment, comment... eh bien ! il me renvoie à mes parents.

JULIETTE, pleurant.

Il m’abandonne !

Elle se laisse tomber sur la chaise à droite.

ZÉPHIRINE.

Toi aussi !... ils se sont donc donné le mot ? Ah ! mes petits amis, nous allons voir... Ah ! vous croyez que ça va se passer comme ça, en pattes de mouche ?... Eh bien ! tu pleures ?... Comment, tu ne bondis pas, tu ne rugis pas, tu n’éprouves pas le besoin de déchirer, de morceler, de lacérer ?

Marchant à grands pas.

Où est Catalan ?... ah ! je voudrais causer avec Catalan.

JULIETTE, dans la plus grande douleur.

Mon Dieu ! que je suis malheureuse !... Il ne m’aime plus !

ZÉPHIRINE.

Mais il n’en a pas le droit !... Eh bien ! il ne manquerait plus que ça ! Comment, les hommes viendraient nous payer de la bière, des limonades, des échaudés, pour nous ensorceler ; et puis après... quand il ne reste plus rien à consommer, ils nous écriraient des lettres comme... Sapristi !

Arpentant la chambre.

Oh ! mais, où est donc Catalan ? Tu ne t’imagines pas comme je voudrais causer avec Catalan !

JULIETTE.

Mais d’où peut venir cette résolution subite ? Il y a là-dessous quelque mystère...

Se levant.

Oh ! mais je le verrai ! une fois... une seule fois ; et s’il me confirme par un mot... Oh ! alors, mon parti est pris, j’aurai du courage... je ne le reverrai plus.

ZÉPHIRINE.

Hein ? c’est comme si moi, je ne voulais plus revoir Catalan... Allons, allons, pas de bêtises, ma petite... il faut marcher droit à eux... de gré ou de force, ils nous entendront, je crierai, tu crieras, nous crierons... nous crierons plus fort qu’eux, nous leur ferons peur... Tiens, nous les menacerons de la police correctionnelle, pour détournements de mineures... tu l’es, je... l’ai été... nos droits sont dans la Charte... ils auront peur de l’échafaud, ils nous épouseront, et personne n’en mourra... au contraire.

JULIETTE.

Tu es folle !

ZÉPHIRINE.

Écoute, je te prends sous ma protection... et puisque tu n’oses pas arracher les yeux à ton Eugène... eh bien ! je m’en charge... quand il y a pour un, il y a pour deux.

JULIETTE.

Oh ! non, non, pas une seule menace, un seul reproche, j’ai ma fierté aussi, et je ne veux pas m’exposer à son dédain.

ZÉPHIRINE.

Derlindindin ! En raisonnant comme ça, tu feras ton chemin... Si, au moins, nos monstres agissaient comme ce prince du livre que tu m’as prêté... Mais non, ils sont trop paltoquets pour ça !

JULIETTE.

De quel livre parles-tu ?

ZÉPHIRINE.

Tu sais bien, les Mémoires d’un Œil de-bœuf, il est là, dans mon cabas... Tu vas voir...

Elle tire un livre de son cabas.

Page 38. En voilà un prince délicat ! Aussi, je lui ai fait une corne... à la page 38... Écoute un peu ça.

JULIETTE.

Mais quel rapport peut-il y avoir...

ZÉPHIRINE, lisant.

« Les assiduités de M. le Prince trois étoiles, auprès d’une jolie bouquetière de la place Royale, firent autrefois du bruit à la cour. La jeune fille était... compromise. On vient d’apprendre qu’au bout de trois mois, M. le Prince trois étoiles a cru à propos de réparer ses torts, en la mariant à un gentilhomme bas-breton, avec dix mille écus de dot. » Dix mille écus de dot ! qu’en dis-tu ?... Voilà de ces livres qu’on devrait faire lire aux jeunes gens, dans les collèges, pour les former.

JULIETTE.

Comment une femme peut-elle accepter un pareil rôle !

ZÉPHIRINE.

Ah ! si nous tombons dans les grrrands sentiments... Ma chère, tu es incurable, et je t’abandonne... Mais le temps presse, il faut que je rejoigne mon bédouin d’architecte, et pour cela,

Air du Lever.

S’il faut courir le monde,
Sur la terre et sur l’onde,
Vrai Dieu, je le ferai !
Je veux, moi, simple femme,
Lui chanter une gamme,
Qu’il n’entendit jamais.
Je veux qu’il me dorlote,
Je veux qu’il me mijote
Comme il fit autrefois,
Ou gare au téméraire !
Car j’ai de la colère
Jusques au bout des doigts.

Reprise ensemble.

ZÉPHIRINE.

S’il faut courir le monde, etc.

JULIETTE.

Me voilà seule au monde,
De ma douleur profonde,
Comment subir l’excès ?
La mort est dans mon âme,
Je me vois, pauvre femme,
Malheureuse à jamais !

Zéphirine sort.

 

 

Scène V

 

JULIETTE, seule

 

Est-ce possible ! Eugène veut me quitter, Eugène m’abandonne... Oh ! non, je ne puis le croire encore... et pourtant... Le voici.

 

 

Scène VI

 

JULIETTE, EUGÈNE

 

EUGÈNE, à part, sans voir Juliette.

Je viens encore de prendre un bol de punch avec Catalan... ça remonte le moral... Je me sens une énergie à licencier un régiment de femmes.

Voyant Juliette.

Juliette !

JULIETTE.

J’ai lu votre lettre, Eugène.

EUGÈNE.

Eh bien !... c’est dit, n’est-ce pas… arrêté, adopté, convenu, n’en parlons plus.

JULIETTE.

Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ?

EUGÈNE.

Oh ! d’abord, pas de reproches, pas de mots... est-ce que vous voulez me faire une scène... si c’est ça, votre serviteur, je n’en suis plus, je n’en joue plus... je vais m’en aller... ah !

JULIETTE.

Ah ! Monsieur, j’avais cru si longtemps à votre honneur, à votre loyauté.

EUGÈNE.

Des injures !... oh ! mais soyez tranquille, je ne vous en veux pas... votre langage est le langage ordinaire des femmes...

JULIETTE.

Que l’on oublie vite, n’est-ce pas ? quelle humiliation ! oh ! maintenant, vous pouvez partir, je ne vous regretterai plus.

EUGÈNE.

Certainement, je partirai !... mais, avant, j’entends que vous emportiez tout ce qui est ici, les meubles, l’argenterie.

JULIETTE.

Je n’en veux pas.

EUGÈNE.

Puisque je pars, moi... d’ailleurs, il y a des objets à vous.

JULIETTE.

Je prendrai ce qui est à moi.

EUGÈNE.

Vous voulez un partage... partageons, mais c’est bien petit, ce que vous faites là, allez, Juliette, c’est mesquin, fi !

JULIETTE.

Je n’ai que faire de vos cadeaux, moi.

EUGÈNE.

Ah ! c’est comme ça... eh bien ! moi aussi, je serai dur, je serai impitoyable, et d’abord, je ne veux pas qu’il y ait dans mon lot une assiette de plus que dans la vôtre... une salière, un moutardier, je ne l’accepterai pas... allons, soyons égoïste, soyons égoïste !... à qui le bureau ?

JULIETTE.

À vous.

EUGÈNE.

Contre la table... j’accepte.

JULIETTE.

Mais...

EUGÈNE.

C’est adjugé ! quatre chaises, chacun deux...

Il porte à droite une des trois chaises qui se trouvent à gauche.

Six couverts, chacun trois... je ne me laisserai pas mener, voyez-vous.

JULIETTE.

Ni moi non plus... ah ! ce cabaret de porcelaine.

EUGÈNE.

Oui, ce cabaret.

Ils prennent, chacun par un côté du plateau, le cabaret placé sur la cheminée et le déposent sur la table à gauche.

Deux tasses, une pour chacun.

JULIETTE.

À vous le sucrier.

EUGÈNE.

À vous la théière.

En emportant le sucrier sur le bureau à droite, il l’ouvre.

Ah ! les morceaux de sucre, oui, jusqu’aux morceaux de sucre.

Il renverse le sucrier sur le bureau.

Il y en a trois... en voici un, je prends l’autre, quant à celui-ci... cassons !

JULIETTE, avec dépit.

Cassons ! cassons.

Ils cassent le morceau de sucre.

EUGÈNE, à part.

Voilà du caractère.

JULIETTE.

Et maintenant, tout est rompu entre nous.

Air : Rassurez-vous, ma mie.

Pour vous, monsieur, plus de chaîne,
Recherchez d’autres amours,
Que le plaisir vous entraîne,
Oubliez-moi pour toujours ;
Mais qu’à la fin je vous voie
Sous le malheur défaillir,
J’en aurai tant de joie

Sanglotant.

Que j’en pourrai mourir.

EUGÈNE.

Et moi donc.

Même Air.

Plus de caissière grondeuse !
Contrôlant tout, sans égard,
De compagne soupçonneuse,
Surveillant jusqu’au regard !
En liberté, je déploie
Mon existence à loisir,
J’en aurai tant de joie
Que j’en pourrai mourir.
Adieu, madame, adieu.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

JULIETTE, puis MADAME SALOMON

 

JULIETTE.

Il est parti... et pas un regard, pas un mot venant du cœur pour chercher à me consoler... c’est indigne !... oh ! partons, partons... mais où irai-je... ah ! écrivons à ma marraine, à Mme Dauvré...

Elle se place au bureau à droite et écrit.

J’ai de grands torts envers elle, mais il est impossible qu’elle me refuse un asile dans mon malheur. Mais par qui faire porter cette lettre ?

Apercevant Mme Salomon qui vient d’entrer.

Ah ! c’est vous... tenez, ma bonne... vite, portez vite cette lettre à son adresse... allez.

MADAME SALOMON.

Mon Dieu, comme vous paraissez agitée.

JULIETTE.

Oui, oui... j’ai du chagrin, mais courez, je vous en supplie, courez... que j’aie la réponse tout de suite.

Elle rentre dans sa chambre à droite.

MADAME SALOMON.

Pauvre petite... qu’est-ce qu’il peut donc y avoir de nouveau, ici ?

 

 

Scène VIII

 

MADAME SALOMON, CATALAN, puis ZÉPHIRLNE

 

CATALAN, entrant brusquement.

Elle m’a vu entrer, bien sûr...

Courant à la fenêtre à droite.

Le cabriolet s’arrête... ah ! mon Dieu ! elle monte... mère Salomon ! cachez-moi dans quelque chose... n’importe où... ah ! c’est elle.

ZÉPHIRINE, entrant.

Enfin, je te trouve, ce n’est pas dommage, depuis ce matin que je te poursuis... en cabriolet... à l’heure... Ah ! scélérat ! ah ! perfide ! ah !...

Changeant de ton.

As-tu de la monnaie ?

CATALAN.

Pour quoi faire ?

ZÉPHIRINE.

Un franc soixante-quinze la première heure, un franc cinquante la seconde, c’est le prix... sans cœur !

CATALAN, donnant de l’argent à Mme Salomon.

Tenez, renvoyez le cabriolet.

Mme Salomon sort.

ZÉPHIRINE.

Ah ! à nous deux, maintenant, je me suis contenue devant cette subalterne.

CATALAN.

Ma petite Zéphirine, voyons... ramène-moi par la douceur.

ZÉPHIRINE.

Ta, ta, ta... tu crois que ça va se passer comme ça.

Elle fait mine de lui arracher les yeux.

CATALAN.

Pas de ces gestes, je vous en supplie ; tenez, je vais tout vous dire.

À part.

Au fait, j’aime mieux ça.

Haut.

Zéphirine, je pars ce soir pour l’Italie.

ZÉPHIRINE.

Pour l’Italie... vous mentez.

CATALAN.

Quand je vous jure...

ZÉPHIRINE.

Ne jurez pas, mon cher... c’est à Toulouse que vous allez pour retrouver Mlle Agathe.

CATALAN, à part.

Agathe ! comment sait-elle ?

ZÉPHIRINE.

Ce matin, quand j’ai reçu votre poulet, je me suis dit : Il me trompe, il faut tirer ça au clair... je suis allée chez toi, j’ai tout fouillé, tout remué, tout retourné, et j’ai appris par les lettres de ton père...

CATALAN.

Zéphirine !

ZÉPHIRINE.

Taisez-vous ; je vous déclare que ce conjugo me déplaît, et que je ferai du bruit, du scandale... j’irai trouver la famille de cette petite Agathe... à Toulouse... et je lui dirai :

Air.

Je suis une pauvre orpheline,
Qu’un séducteur laissa sur le pavé,
Ah ! permettez qu’ici je l’extermine,
Pour que mon affront soit lavé.

CATALAN.

Voyons, voyons.

ZÉPHIRINE.

Ce n’est pas tout.

Dans les journaux, j’f’rai dire aux demoiselles :
Méfiez-vous d’un nommé Catalan,
Il m’en a fait voir de cruelles...
Il pourrait bien vous en fair’ voir autant.

CATALAN, à part.

C’est qu’elle en est capable ; voyons, entendons-nous, causons raisonnablement ; je ne peux pas t’épouser, tu le sais.

ZÉPHIRINE.

Et pourquoi ça, monsieur ? vous n’avez qu’à demander ma main à ma famille.

CATALAN.

Mais puisque vous n’en avez pas, Zéphirine, de famille.

ZÉPHIRINE.

Je la représente, monsieur.

CATALAN, à part.

Elle est charmante.

Haut.

Tiens, écoute, si tu veux être bien gentille... si tu veux m’oublier... eh bien ! moi, je ne t’oublierai pas.

ZÉPHIRINE, d’un ton câlin et pleureur.

Eh ! mon Dieu !... mais qu’est-ce que je demande... une position... une petite position qui me permette de passer tranquillement mes jours à te pleurer... oh ! Catalan.

CATALAN, sur le même ton.

Une position... mais qu’entendez-vous par là ?

ZÉPHIRINE, avec brusquerie.

J’entends ! j’entends que tu agisses avec moi comme le prince de la page 38, au vis-à-vis d’une bouquetière de la place Royale.

CATALAN.

Hein ?

ZÉPHIRINE, prenant le livre qu’elle a déposé sur la table.

Tenez... lisez, lisez... siècle de Louis XV, page 38, et vous connaîtrez vos véritables devoirs.

CATALAN, lisant.

Comment ? qu’est-ce à dire, un mari... où diable veux-tu que je le pêche ?

ZÉPHIRINE.

Cela ne me regarde pas ; mais songez-y bien, si je n’ai pas ce soir mon gentilhomme bas-breton, je pars demain pour Toulouse... et voilà mon ultimatum... vilain homme !

Elle entre chez Juliette.

 

 

Scène IX

 

CATALAN, BOZONET

 

CATALAN.

A-t-on jamais vu de pareilles idées... c’est elle qui me fait peur... aller à Toulouse... d’un autre côté, un mari !... après tout, elle est jeune, gentille... oui, mais pour ça, il me faudrait avoir là, sous la main, une de ces bonnes bêtes...

BOZONET, entrant.

Me voilà !

CATALAN, à part.

Bozonet !... Eh mais !... pourquoi pas...

BOZONET.

Je viens de retenir les places : trois coupés, quarante-sept francs cinquante, jusqu’à Chalon. Eh bien ! as-tu rompu ?

CATALAN.

Pas encore tout à fait.

BOZONET.

Crétin... mais dis-lui que tu es pressé, que tu n’as pas le temps... que les places sont retenues... donne-lui de tes cheveux et que ça soit fini.

CATALAN.

Et les procédés ?... Tu crois qu’on peut se séparer aussi brusquement d’une femme qu’on a aimée... qu’on aime peut-être encore...

BOZONET.

Allons, bon ! voilà que tu saignes du nez ; mais, malheureux... tu ne sais donc pas ?... Tiens, je vais te conter un apologue,

Élevant la voix.

le Lierre et l’Ormeau : il y avait une fois un ormeau... un bel ormeau, ma foi, qui vivait tranquillement de ses rentes au milieu d’une vaste forêt. Un matin, en se réveillant, il aperçoit un petit roquet d’arbuste qui flânait à ses pieds : Moutard, que me veux-tu ? dit l’ormeau. Un peu d’ombre, s’il vous plaît, un peu d’ombre pour mon berceau, répond le lierre. Et, vlan, il fait un demi-tour le long de son protecteur. L’ormeau, d’une nature assez bonasse, ne dit rien. Le lendemain, le lierre fait un second tour, puis un troisième, puis un quatrième. Tiens, tiens, tiens, disait l’ormeau, il est gentil, ce petit, il est espiègle, il est extrêmement caressant... Et, dame ! l’arbrisseau grimpait, grimpait toujours... si bien qu’un jour, l’ormeau voulut aller en Italie... pour des affaires de famille. Il va pour monter en diligence... Ah bien oui ! impossible de mettre un pied devant l’autre ; il était empêtré par son associé. Mais, sacré nom, dit alors l’ormeau, ce petit malin-là abuse de sa position... vas-tu me lâcher, intrigant, vas-tu me lâcher... Le lierre fit la sourde oreille, et l’ormeau, qui avait ses places retenues, manqua la diligence et perdit ses arrhes ;

Tendant la main à Catalan.

c’est quarante-sept francs cinquante.

CATALAN.

Je comprends bien ton allégorie... mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Ah ! si Zéphirine était une de ces femmes qui... mais il n’en est pas ainsi ; c’est une jeune personne que... et musicienne !... Ah ! si tu l’entendais, toi, qui aimes la musique...

BOZONET.

Moi ? je me fiche pas mal de la musique...

CATALAN.

Quant au cœur, vois-tu, voilà un cœur, un peu vif, mais bon, franc, honnête.

BOZONET.

Mais, qu’est-ce que ça me fait, à moi, tout ça ?

CATALAN.

Je ne te parlerai pas de sa vertu.

BOZONET.

Non, hein ? n’en parlons pas.

CATALAN.

Comment l’entends-tu ?

BOZONET, avec une malice niaise.

Eh mais ! ne m’as-tu pas dit ce matin ?...

Chantant.

Tra la déri déra, tra la déri déra.

CATALAN, dramatiquement.

Ce matin... si j’avais pu prononcer un seul mot qui portât atteinte à l’honneur de cette jeune fille, je le désavouerais sur-le-champ.

BOZONET.

Allons, allons, j’avais mal compris... Couronnons la rosière et n’en parlons plus. Elle est rosière, allons... Petite, vous êtes rosière.

CATALAN.

Chut... la voici...

 

 

Scène X

 

BOZONET, CATALAN, ZÉPHIRINE

 

CATALAN.

Entrez donc, mademoiselle, nous parlions de vous... je faisais votre éloge à M. Bozonet... un de mes amis...

Avec intention.

Un jeune célibataire, seul héritier d’un oncle puissamment riche...

ZÉPHIRINE, à part.

Est-ce que ce serait déjà… ? (Haut.) Monsieur, croyez bien que je suis sensible, très sensible...

CATALAN.

Il arrive de province... et voyage pour son agrément.

ZÉPHIRINE, avec amabilité.

Monsieur voyage aussi pour l’agrément des autres.

BOZONET, bêtement.

Oui, mademoiselle, et pour les trottoirs.

ZÉPHIRINE, à part.

Il a décidément le physique de l’emploi.

CATALAN, bas à Bozonet.

Hein ? quel air ingénu... Comprends-tu maintenant mes scrupules ?

BOZONET, à Catalan.

Tu n’es qu’une poule mouillée... Ah ! quelle poule mouillée !

CATALAN.

Ah çà ! je vais entrer chez Eugène...

Bas à Bozonet.

pour nos préparatifs.

Haut.

Et si Mademoiselle veut m’attendre ici...

ZÉPHIRINE.

Comment donc ?... mais la société de Monsieur n’a rien qui m’offusque.

BOZONET, à Catalan, qui a fait un mouvement pour sortir.

Tu vas me laisser en tête à tête ? Cré nom !

CATALAN, à Bozonet.

C’est exprès... Parle-lui raison... prépare-la à mon départ ; je n’oserai jamais...

BOZONET, à Catalan.

Merci de la commission... Enfin...

Catalan sort. À Zéphirine.

Mademoiselle, je suis heureux, et... certainement... votre compagnie...

À Catalan, qui est sorti.

Dépêche-toi, hein ? dépêche-toi... cré nom !

 

 

Scène XI

 

BOZONET, ZÉPHIRINE

 

BOZONET, à part.

Voyons, qu’est-ce que je vais lui dire, moi, pour lui sucrer ce départ-là ? Prenons un biais... Oh ! je tiens mon biais.

Haut, regardant à la fenêtre.

Joli temps ! joli temps pour voyager !... Aimez-vous les voyages, mademoiselle ?

ZÉPHIRINE, minaudant.

Mais ça dépend de la personne.

À part.

Est-ce qu’il voudrait m’enlever ?...

BOZONET.

Joli temps !... les lilas vont bientôt fleurir.

ZÉPHIRINE, à part.

Il va me proposer une partie à Romainville.

BOZONET.

Aimez-vous les lilas ?... Moi, je ne les crains pas.

ZÉPHIRINE.

Vous êtes bien bon, monsieur, certainement... mais je ne sais si je dois accepter.

BOZONET, à part.

Elle ne comprend pas.

Haut.

Je vous demande si vous aimez...

ZÉPHIRINE, se gendarmant.

Non, non, Monsieur, ça ne se peut pas... je ne vous connais pas encore assez... Plus tard, nous verrons...

BOZONET, à part.

Il paraît qu’elle n’aime pas les lilas...

Haut.

Joli temps !...

ZÉPHIRINE.

Est-ce qu’il va répéter ça jusqu’à demain ?... Il a l’air d’un almanach.

BOZONET.

Ah ! voici le moment de se mettre en campagne : le joli mois de mai sera témoin d’une éclipse totale qui surprendra bien du monde, et plongera dans l’affliction une jeune fille qui ne s’y attend pas.

ZÉPHIRINE, à part.

C’est un véritable Mathieu Laensberg.

BOZONET.

Mais elle écoutera les conseils d’un ami, et, plus sage qu’une nommée... Calypso, qui ne put se consoler du départ... d’Ovide, elle surmontera sa douleur.

ZÉPHIRINE.

Mais qu’est-ce qu’il chante ?

BOZONET, à part.

Que je suis fin, mon Dieu, que je suis fin.

Prenant la main de Zéphirine.

Voyons, mon enfant, du courage...

ZÉPHIRINE, jouant la pruderie et retirant ses mains.

Monsieur !

BOZONET.

Oh ! n’ayez pas peur... car, moi, voyez-vous, les femmes, je les apprécie, mais... je fais des trottoirs, ça remplit mon existence.

ZÉPHIRINE.

Vous n’avez donc jamais été amoureux ?

BOZONET.

Si, une fois... elle se nommait Mariette... je n’aime pas ce nom-là... une marchande de tabac, je ne pouvais pas m’approcher d’elle sans éternuer... c’était fatigant, alors, je n’ai pas été amoureux... c’est ma seule aventure.

ZÉPHIRINE, avec agacerie.

Comment, vous pourriez résister au langage de deux jolis yeux ?

BOZONET, ébranlé.

Mais...

À part.

Comme elle me regarde.

Haut.

Le fait est qu’ils sont jolis, vos yeux... sans que ça paraisse.

ZÉPHIRINE, de même.

On me l’a dit... quelques fois.

BOZONET.

Qui ça ?

ZÉPHIRINE.

Mes camarades de pension.

BOZONET, à part.

 Il paraît qu’elle a fait ses humanités.

Haut.

Où avez-vous été élevée ?

ZÉPHIRINE.

À Saint-Cyr.

BOZONET.

Comment, c’est à Saint-Cyr...

ZÉPHIRINE, se reprenant.

Non, non, à Saint-Denis, à Saint-Denis.

BOZONET.

Je disais aussi...

ZÉPHIRINE, avec sentiment.

Étant fille d’un vieux troupier mort au champ d’honneur…

BOZONET.

Comment, vous êtes fille d’un...

ZÉPHIRINE, de même.

Oui, monsieur ; orpheline... depuis mon berceau, je marche dans une vallée de larmes.

BOZONET.

Marcher dans une vallée de larmes, ça doit être bien gênant... surtout quand il fait du verglas.

ZÉPHIRINE, à part.

Ah ! décidément, c’est une vraie buse que ce monsieur ; ma foi, j’y renonce.

Avec une révérence moqueuse.

Bonjour, jeune homme.

BOZONET, avec une mélancolie comique.

Vous partez ?

ZÉPHIRINE, gouaillant.

Je craindrais qu’un plus long tête-à-tête... avec un cavalier aussi séduisant...

BOZONET.

C’est juste... c’est parfaitement juste... mais... nous nous reverrons ?

ZÉPHIRINE.

Qui sait, peut-être bien, un jour.

BOZONET.

Eh quoi ! ne mitonnez-vous pas cet espoir ?

ZÉPHIRINE.

Si je le mitonne ?

À part.

Il a un choix d’expressions.

Haut.

Oui, Faublas, je le mitonne, oui, Lovelace, je...

Brusquement.

Adieu, jeune homme...

Elle sort.

BOZONET, seul.

Elle m’appelle Faublas... je crois pourtant n’avoir rien fait pour... c’est égal, c’est une belle brune, et si on n’y prenait pas garde... qu’est-ce que je dis donc... de l’amour, moi... fi donc... je méprise ce dieu peu costumé.

 

 

Scène XII

 

CATALAN, BOZONET, puis POUPIN

 

CATALAN.

Eh bien ! où est donc Zéphirine ?

BOZONET.

Elle vient de partir... entre nous, elle est un peu chipie, ta Zéphirine.

CATALAN.

Chipie !... ah ! tu ne la connais pas... mais, au moins, l’as-tu consolée... as-tu été éloquent... persuasif ?

BOZONET.

Mais oui, pas mal... j’ai réveillé en elle des souvenirs de l’Empire... elle a pleuré... j’ai été désarmé, et... elle s’est en allée.

CATALAN.

Voilà un triomphe...

À part.

L’imbécile.

POUPIN, à la porte, très timidement.

M. Bozonet, s’il vous plaît ?

BOZONET.

Présent... voilà.

POUPIN, s’avançant vers Catalan.

C’est que voilà... c’est moi qui suis Poupin... je suis déjà venu ce matin, vous savez... même que vous ne m’avez pas répondu.

BOZONET, cherchant à fixer l’attention de Poupin.

Enfin, que voulez-vous ?

POUPIN, se retournant vers Catalan.

M. Bozonet, s’il vous plaît.

BOZONET, avec humeur.

Mais, c’est moi, voyons, c’est moi.

POUPIN, le regarde puis se retourne vers Catalan.

C’est que voilà... je le cherche depuis deux jours, pour lui apprendre d’une manière ou de l’autre...

Bozonet, voyant que Poupin s’obstine à se tourner vers Catalan, change de place avec celui-ci, mais Poupin, trouvant en face de lui Bozonet, se retourne de plus belle vers Catalan.

CATALAN.

Quoi ?

BOZONET, faisant retourner Poupin.

Quoi ?

POUPIN, à Catalan.

Voilà ce que c’est.

D’un air riant.

Il paraît que son oncle se meurt.

BOZONET, même jeu.

Mon oncle de Dijon ?

POUPIN, riant bêtement, à Catalan.

Oui, à ce que dit M. Tremplin, mon patron, qui est son correspondant... Il paraît que c’est la goutte qui lui remonte dans l’estomac... Il est fort rare qu’on en réchappe.

BOZONET.

Grand Dieu !... Et son testament !

Il se promène à grands pas et paraît fort agité.

CATALAN, à part.

Oh ! quelle idée !

POUPIN, gaiement et familièrement à Catalan.

Il n’y a pas de mal, ça fait place aux autres.

À Bozonet.

Il n’y a pas de mal ; ça fait place...

BOZONET, brusquement.

Laissez-moi donc tranquille, vous.

POUPIN, s’en allant, à Catalan.

Monsieur, je me réjouis de la circonstance qui me procure l’honneur...

CATALAN, le poussant dehors.

Allez, allez...

POUPIN, à Bozonet,

Monsieur, je me réjouis de la circonstance qui...

BOZONET, brutalement.

Allez donc vous promener !

Poupin sort.

 

 

Scène XIII

 

CATALAN, BOZONET

 

BOZONET, effaré.

Eh bien ! tu vois, je suis ruiné, dépouillé, nu comme un petit saint Jean. Le testament est formel... Une femme, ou je suis déshérité.

CATALAN.

Oui ; mais, qui sait ? tu aurais peut-être encore le temps...

BOZONET.

De me marier ? Allons donc ! Mais où diable veux-tu que je trouve du jour au lendemain...

CATALAN.

Ah ! dame ! il te faudrait là, sous la main, une jeune fille qui t’eût déjà remarqué.

BOZONET.

Précisément...

À Catalan.

Tu ne connaîtrais personne... une duchesse, une bergère, la moindre des choses avec quoi on puisse se marier ?

CATALAN.

Tu épouserais une bergère ?

BOZONET.

Moi, je foule aux pieds l’opinion.

CATALAN.

Ah ! Bozonet, que je suis heureux de te voir partager mes idées !

BOZONET.

Hein ?

CATALAN.

Bozonet, je n’osais pas te le dire... Mais depuis une heure il s’est fait en moi une révolution... Il est de ces sentiments, Bozonet, qu’on veut étouffer... Eh bien !... on ne les étouffe pas... Il est une jeune fille, vois-tu, naïve... candide... aimante...

BOZONET, avec éclat.

Je l’épouse.

CATALAN.

Non, c’est moi qui l’épouse... Chère Zéphirine !

BOZONET.

Catalan, tu viens de me donner une idée... Le gouffre est là qui m’entraîne ; j’ai besoin d’une perche ; veux-tu me l’offrir ?

CATALAN.

Mais encore...

BOZONET.

Bon ami, j’ai besoin d’une perche ; veux-tu me l’offrir ?

CATALAN.

Comment ?

BOZONET.

Catalan, cède-moi ta future.

CATALAN.

Par exemple !

BOZONET.

Cède-moi ta future, ou laisse-moi mourir.

CATALAN.

Tu n’y penses pas !

BOZONET.

Oh ! si, je t’en prie, je t’en supplie, comprends la position : je te vaux, tu me vaux ; tu l’épousais bien, je l’épouse de confiance... Vois comme ça abrège.

CATALAN.

Tu es fou... Tu veux que moi...

BOZONET.

Ah ! tu consens, n’est-ce pas ?... Chère Zéphirine !... J’aime assez ce nom-là... Tu vas me dire sa rue, son numéro, son étage et sa porte... Ces simples renseignements me suffiront pour la trouver.

CATALAN.

Vous ne m’avez pas compris... Comment ! moi, qui suis le prétendu de cette enfant... j’irais vous dire : elle demeure rue du Bac, 43, au quatrième, la porte à gauche... Allez lui faire la cour, et tâchez de vous en faire aimer... Oh ! non ! non ! n’y comptez pas.

BOZONET.

43, rue du Bac...

À part.

Il s’est coupé.

Haut.

Oh ! merci ! merci !... Je cours !

CATALAN.

Hein ! Comment ? Vous abuseriez... Mais c’est une surprise... et je ne souffrirai pas.

BOZONET.

C’est comme si tu chantais... Et puisque tu ne veux pas me céder la place, eh bien ! c’est maintenant une lutte entre nous, un tournoi, une passe d’armes... Je te jette le gant... Ah ! ah !...

Il jette un de ses gants par terre.

Je te jette mes deux gants.

Il jette l’autre.

Tiens... tiens...

Il les ramasse et les remet dans sa poche.

Ramasse-les, si tu l’oses... Adieu.

Il sort en courant.

CATALAN.

Bozonet ! Bozonet !... Attends-moi donc.

Il rit.

Ah ! ah ! ah ! ah !

 

 

Scène XIV

 

CATALAN, seul

 

En voilà un qui va tout seul ! Ah ! Monsieur Bozonet ! loin de m’être utile à Dijon, quand je me confiais à vous, vous avez trahi l’amitié... Je ne vois pas pourquoi je vous ménagerais.

 

 

Scène XV

 

CATALAN, POUPIN

 

POUPIN, à la porte, la figure en deuil.

M. Bozonet s’il vous plaît ?

CATALAN, prêt à sortir.

Il vient de sortir... Ah ! c’est vous ?

POUPIN.

C’est que... voilà... Mon patron me renvoie tout de suite... parce que le courrier vient d’arriver et qu’il y a du nouveau par rapport à son oncle de Dijon.

CATALAN, avec effroi.

Ah ! mon Dieu ! il est mort !

POUPIN, fort triste.

Non, au contraire... il est revenu sur l’eau pendant que je courais après son neveu... à ce que m’a dit M. Tremplin, mon patron.

CATALAN.

Ah bah !

POUPIN.

Dites donc, ce n’était pas la goutte qu’il avait dans l’estomac, c’était une indigestion... il est presque guéri.

CATALAN, à part.

Quel contretemps.

POUPIN, tristement.

Allons ! il n’en mourra pas encore, cette fois-ci.

CATALAN, distrait.

Ce sera pour plus tard.

POUPIN.

Il faut l’espérer ; mais puisque M. Bozonet n’est pas ici, je cours à son hôtel porter un petit mot, afin de le tranquilliser...

CATALAN, à part.

Diable ! mais si Bozonet le rencontre, tout est perdu.

Haut.

Du tout, monsieur Poupin, du tout... Bozonet va rentrer... je tiens à ce que vous lui annonciez vous-même... vous avez mis tant de zèle, d’activité.

Le poussant vers la porte de la cuisine.

Tenez, entrez là, et surtout ne faites pas de bruit... nous avons à côté une femme malade dont le mari est fort brutal.

POUPIN, près de la porte, hésitant.

C’est que...

CATALAN.

Vous trouverez là un pâté, une volaille, tout ce qu’il faut pour prendre patience... allez... allez...

Il le pousse dans la cuisine, ferme la porte sur lui à double tour, et met la clé dans sa poche.

Là, comme ça, je suis tranquille ; c’est qu’il allait tout gâter, M. Poupin, avec sa nouvelle... je n’entends pas que l’oncle guérisse si tôt... plus tard nous verrons... et, maintenant, allons rejoindre Bozonet.

 

 

Scène XVI

 

EUGÈNE, CATALAN

 

EUGÈNE, sortant de sa chambre.

Eh bien ! où cours-tu donc ainsi ?

CATALAN, vivement.

Ah ! mon cher, je suis en train de faire jouer un ressort... c’est de la haute diplomatie... ah çà ! toi, de ton côté, ne va pas faiblir...

EUGÈNE.

Sois tranquille.

CATALAN.

Songe qu’entre nous c’est un engagement d’honneur.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

EUGÈNE, JULIETTE

 

EUGÈNE.

Ce diable de Catalan ne doute de rien... il se figure que c’est facile de rompre... ah bah !... je suis libre, je suis indépendant... vive la liberté !

JULIETTE, entrant.

Pardon, monsieur, vous permettez que je dépose ici ces cartons en attendant qu’on les emporte.

EUGÈNE, à part.

Déjà.

Haut.

Faites, faites, cela ne me gêne en rien...

À part.

J’ai été un peu vif ce matin.

JULIETTE.

Et puis, aussi, je serais bien aise de vous rendre mes comptes, avant de partir.

EUGÈNE.

C’est inutile... tout ce que vous avez fait est bien fait, ainsi...

JULIETTE, ironiquement.

Merci de la confiance... mais ne fût-ce que pour ma propre satisfaction...

EUGÈNE.

Allons, puisque vous le voulez absolument...

JULIETTE.

Vous m’avez remis, au commencement du mois, cinq cents francs.

EUGÈNE.

Passez, passez.

JULIETTE, lisant sur un livre de dépenses.

« Payé à la blanchisseuse, trente francs... » Elle viendra ce soir prendre le linge.

EUGÈNE.

Est-il compté ?

JULIETTE.

Cela vous regarde, maintenant.

EUGÈNE.

Eh bien ! je compterai mon linge, parbleu, c’est amusant.

Élevant la voix.

Trois chemises de toile, cinq idem de coton. C’est très amusant...

JULIETTE.

« Donné au médecin, pour solde de ses visites, lors de votre dernière maladie, soixante francs. »

EUGÈNE.

Voilà de l’argent bien gagné... il m’a fait boire de la chicorée pendant quinze jours.

JULIETTE.

S’il vous a rendu la santé…

EUGÈNE.

Mais, du tout, c’est vous... vous seule, par vos prévenances, vos soins assidus...

JULIETTE, vivement.

Vous vous le rappelez ?

EUGÈNE.

Si je me le rappelle ! mais toujours, Juliette, toujours !

À part.

Qu’est-ce que je fais donc ?

Haut, se reprenant.

C’est un souvenir qui me suivra partout... à Rome, à Florence...

JULIETTE.

Ah ! oui, à Florence !...

Lisant vivement.

« Dépense de table... dépense de maison, etc., etc. » Vous verrez...

Elle jette le livre sur la table.

Reste en caisse...

EUGÈNE.

Il reste quelque chose ?

JULIETTE.

Quatre-vingts francs.

EUGÈNE, à part.

C’est prodigieux, tout ce qu’une femme peut faire avec cinq cents francs, je les aurais mangés en huit jours, moi.

JULIETTE.

Et maintenant, monsieur...

Elle se dirige vers le fond.

Ah ! madame Salomon...

 

 

Scène XVIII

 

EUGÈNE, JULIETTE, MADAME SALOMON

 

JULIETTE, à Mme Salomon.

Eh bien ! ma marraine... quelle réponse ?

MADAME SALOMON.

Voici votre lettre... Mme Dauvré...

JULIETTE, avec émotion.

Comment ?

EUGÈNE.

Ah oui !... vous retournez chez elle ?

MADAME SALOMON.

Non, monsieur, cela n’est plus possible.

À Juliette.

Mme Dauvré refuse de vous recevoir à cause...

EUGÈNE.

Ah ! je comprends... une prude, une dévote...

JULIETTE, tombant en pleurant sur un fauteuil.

Mon Dieu !

EUGÈNE, à part.

Et c’est pour moi qu’elle a tout sacrifié !...

L’assistant.

Juliette, ma bonne Juliette !

JULIETTE, se relevant vivement.

Adieu, monsieur.

EUGÈNE, la retenant.

Comment... mais ne comprenez-vous pas que maintenant vous ne pouvez plus partir, que je ne puis vous abandonner ainsi sans asile, sans protection... restez, Juliette, je le veux, je l’exige... je t’en prie.

 

 

Scène XIX

 

CATALAN, EUGÈNE, JULIETTE

 

CATALAN.

C’est charmant, c’est délicieux... ah ! mon cher, si tu savais, je suis libre, libre comme l’air, plus de femmes, plus de chaînes, plus d’ennuis, plus...

Apercevant Juliette.

Ah ! mille pardons... je croyais...

Bas à Eugène.

Eh bien ! et notre voyage... notre dédit.

EUGÈNE.

Sois tranquille, j’ai tenu ma parole... et toi ?

CATALAN.

Oh ! moi, j’ai tenu la mienne... je n’ai plus de maîtresse.

JULIETTE, à part.

Quelle humiliation.

CATALAN.

Selon nos conventions, je m’en suis débarrassé.

EUGÈNE, vivement.

En l’épousant ?

CATALAN.

Comment... en l’épousant, non, mon cher, non, en la faisant épouser.

EUGÈNE.

Et quel est l’heureux mortel ?

Bozonet entre avec Zéphirine qu’il tient par la main.

CATALAN.

Chut !

 

 

Scène XX

 

CATALAN, BOZONET, ZÉPHIRINE, EUGÈNE, JULIETTE, puis POUPIN

 

BOZONET.

Mes amis, je vous présente ma femme.

ZÉPHIRINE, à Bozonet.

Taisez-vous donc !

Haut.

Messieurs, je vous présente mon mari.

À Bozonet.

Saluez.

Bozonet salue à droite. Bas à Catalan, montrant Bozonet.

Vous appelez ça une position ?

CATALAN, bas.

Ah ! dame !... une petite position.

À Bozonet.

Sais-tu que tu es un heureux coquin ?

BOZONET.

Que veux-tu ? je t’avais jeté le gant, tu devais t’y attendre, je t’avais jeté... une paire de gants.

CATALAN.

Ah çà ! maintenant, rien ne s’oppose plus à notre départ.

EUGÈNE.

Rien... car tout le monde ici est du voyage.

JULIETTE, avec joie.

Est-il possible ?

BOZONET, à Eugène.

Mais, alors, dis donc, tu paies le dédit.

EUGÈNE.

Mais du tout.

À Juliette.

Juliette, dites-leur donc que je n’ai plus de maîtresse.

Prenant la main de Juliette.

Messieurs, c’est ma femme qui m’accompagnera.

JULIETTE, se jetant dans ses bras.

Ah !

ZÉPHIRINE, BOZONET, CATALAN.

Sa femme !

BOZONET.

Ah çà ! mais c’est donc la noce de tout le monde, aujourd’hui ; tout ça, c’est très bien... mais il n’y a que trois places de retenues.

ZÉPHIRINE, avec autorité.

Vous monterez sur l’impériale.

BOZONET.

Ah ! vous croyez que je dois...

À part.

Ce n’est pas là le compartiment que j’avais rêvé.

CATALAN.

Ainsi, nous voyagerons à frais communs.

À part.

Et dans trois mois... à Toulouse.

BOZONET.

Comme ça... on a ri, on a plaisanté, et... qu’est-ce qui est le dindon de la farce ?

POUPIN, paraissant à l’œil-de-bœuf qui est au fond.

M. Bozonet, s’il vous plaît ?

BOZONET, se retournant.

Hein ?

CATALAN, à part.

Ah ! diable ! je l’avais oublié, celui-là.

BOZONET.

C’est moi, qu’y a-t-il ?

POUPIN.

Comment, c’est vous ?... enchanté... eh bien ! vous savez, votre oncle... il est sauvé.

BOZONET.

Sauvé ! comment !

POUPIN.

Il se porte maintenant comme un charme.

BOZONET.

Comme un charme !... cré nom ! si j’avais su, diable m’emporte si...

ZÉPHIRINE, menaçante.

Si... quoi ?

BOZONET.

Si... si rien.

CATALAN, bas à Bozonet.

Songe que ton cher parent est bien vieux, et que d’un moment à l’autre... il aurait pu...

BOZONET.

C’est assez vrai, ça, tandis qu’à présent, je le brave... je le défie.

À Poupin.

Dites donc, monsieur, là-haut... dans votre prochaine lettre à mon oncle, dites-lui que je suis en mesure, et que, quand bon lui semblera, faut pas qu’il se gêne... faut pas qu’il se gêne.

À Zéphirine.

Madame Bozonet, je monterai sur l’impériale.

CHŒUR.

Ah ! quel doux voyage,
Fait en liberté,
Sans autre bagage
Que notre gaieté.

PDF