Le Leicester du faubourg (Eugène SCRIBE - Pierre CARMOUCHE - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Vaudeville grivois en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 1er mai 1824.

 

Personnages

 

FRANÇOIS, premier garçon confiseur

MOIRÉ, marchand ferblantier

QUENTIN, chapelier

MADAME ANGÉLIQUE, tenant un magasin de confiseur

JEANNETTE, petite mercière

 

Au faubourg Saint-Antoine.

 

Une arrière-boutique. La porte du fond, qui reste toujours ouverte, laisse voir l’intérieur d’une boutique de confiseur, garnie de toutes les marchandises relatives à cet état. Sur le premier plan, à droite, la porte du magasin ; ensuite une cheminée. Dans le fond, à gauche, une autre porte.

 

 

Scène première

 

FRANÇOIS, seul

 

Dieu de Dieu !... quel destin est le tien, malheureux François !... à vingt-cinq ans, n’être encore que simple garçon confiseur... Il y en a tant d’autres qui se trouveraient heureux des seules qualités physiques et personnelles dont je suis doué !... Moi, ça ne me fait plus rien... l’habitude ! Il y en a aussi dans le quartier qui disent : « Ce François, comment fait-il ? toutes les femmes du quartier courent après... et on le voit, les fêtes et dimanches, au Colysée, à la Chaumière... beau linge, tenue bourgeoise. » Ça les vexe... et moi, ça m’est égal... pourquoi ? parce que j’ai là une idée permanente qui me dit : Il ne suffit pas d’être quelqu’un, il faut encore être quelque chose ; et j’y parviendrai... Quand ces idées me galopent, ma tête est brûlante comme ce fourneau... J’ suis sûr que j’ suis rouge.

Air du Ballet du Pierrots.

Du chocolat qu’ici j’apprête
La vapeur me porte au cerveau,
Car rien ne vous monte à la tête
Comm’ l’ambition et l’ cacao.
Fortune qui jamais n’ séjourne,
Ta roue est, hélas ! je le vois,
Comm’ ce fourneau qui tourne, tourne,
Et qui ne tourne pas pour moi.

Mais je le forcerai à tourner à mon compte... Oui, que je m’assoirai à ce comptoir... quand je devrais... Hein ! qui vient là ?

 

 

Scène II

 

FRANÇOIS, MOIRÉ

 

MOIRÉ.

Eh ! voilà notre ami François !

FRANÇOIS.

Te v’là, monsieur Moiré ! comment te portes-tu ?

MOIRÉ.

Mais, ça ne va pas plus mal qu’avant-hier... Et toi, mon vieux ?

FRANÇOIS.

Le physique n’est pas trop piqué ; c’est le moral qui est un peu dans les noirs.

MOIRÉ.

Ma foi, je suis content : le commerce de ferblantier va assez bien.

FRANÇOIS.

Je ne te dis pas le contraire... Mais, moi...

MOIRÉ.

La lampe donne beaucoup, le quinquet baisse un peu. Mais le lustre... ah ! il n’y a pas à se plaindre... le lustre va bien.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Ma position est fort belle,
Mes becs éclairent tout Paris ;
Dans les grand’s maisons on m’appelle,
Et tu n’ dois pas en êtr’ surpris.
On avait, du temps de nos pères,
Plus de gloriole et moins d’ goût ;
Mais dans le siècle des lumières,
Un lampiste est reçu partout.

FRANÇOIS.

Tant mieux pour toi, tu es bien heureux d’être heureux ! Moi, je ne peux pas sortir des pots de confitures ; et ça me mine en dedans, surtout quand j’en vois d’autres qui, comme toi, sont riches ; qui brillent dans une boutique ; qui, enfin, sont propriétaires... et que moi, je n’ai rien.

MOIRÉ.

Je te devine... Tu as de l’ambition, François ?

FRANÇOIS.

Eh bien ! oui, je donnerais tout ce que je possède, pour avoir quelque chose.

MOIRÉ.

Eh bien ! alors marie-toi : fais comme je vais faire... Il y a ici madame Angélique, ta bourgeoise ; la belle confiseuse, à qui je fais la cour depuis longtemps.

FRANÇOIS, à part.

Ma bourgeoise ! Contraignons-nous.

MOIRÉ.

Tu sais comme elle est prude et sévère. Eh bien ! hier soir, je lui disais comme ça que, quand on est si jolie, on ne doit pas être isolée dans un comptoir ; qu’elle devrait mettre un homme à la tête de son commerce ; qu’un chapeau fait toujours bien dans une boutique ; enfin, j’y ai tourné ça de façon que mon discours l’a émue ; et je crois qu’elle ne tardera point à me faire la promesse de mariage que je lui ai demandée.

FRANÇOIS.

Que tu lui as demandée !... Ne t’avise pas d’insister... je te le défends.

MOIRÉ.

Tiens ! cette idée... Pourquoi ça ?

FRANÇOIS.

Parce que... tu dois m’entendre.

MOIRÉ.

Comment ! tu aurais aussi des intentions conjugales ?... c’est différent... Madame Angélique est une femme qui a de l’agrément, c’est vrai, mais j’ voudrais pas rivaliser avec un ami ; et comme il faut absolument que je me marie... je vas me rejeter sur la petite mercière d’en face, qui me revient joliment, et à qui je ne déplais pas.

FRANÇOIS, avec plus de fureur.

La petite mercière Jeannette... Moiré !... je te le défends, entends-tu ?

MOIRÉ.

Comment ! celle-là encore... Ah çà ! mais, voyons, t’es donc le Joconde du quartier ?... Mais alors, donne ta liste.

FRANÇOIS.

Ah ! mon Dieu... Si tu savais... mais je veux que tu saches... tu me plaindras... Apprends donc...

Il se retourne pour voir si l’on n’écoute pas.

que je suis marié secrètement.

MOIRÉ.

Tu es...

FRANÇOIS.

Oui !... motus.

MOIRÉ.

Dieu du ciel, est-ce croyable !... Avec qui ?

FRANÇOIS.

Chut ! avec la petite mercière Jeannette.

MOIRÉ, à part.

Et moi qui allais lui conter...

Air : Restez, restez, troupe jolie. (Les Gardes-marine.)

J’ te laiss’ la petite mercière,
J’ reviens à mes premiers projets,
Et j’offre à la chocolatière
Mon or, mes becs et mes quinquets :
Et si dans l’ trouble de mon âme
Je n’os’ lui demander sa foi,
Mes quinquets lui peindront ma flamme,
Et mes becs parleront pour moi.

Car j’ai toujours eu pour elle une inclination, qui fait que... enfin... j’aime ce numéro de femme-là, moi !

FRANÇOIS.

Eh bien ! puisqu’il faut que tu en apprennes aujourd’hui de toutes les couleurs... Tu me rendras le plus malheureux des hommes, si tu l’aimes.

MOIRÉ.

Ah çà !... Quel enragé ! Décidément, c’est à moi que tu en veux.

FRANÇOIS.

Cette femme-là a de l’estime pour moi ; du moins j’ose m’en flatter. J’ai chez elle la place de premier garçon... une place superbe ; et si elle apprenait que je suis marié, que Jeannette est ma femme...

MOIRÉ.

Je comprends... Qui se serait douté que celte femme-là, avec son air froide...

FRANÇOIS.

Voilà ma situation. Tu vois que la doublure n’en est pas couleur de rose.

MADAME ANGÉLIQUE, au dehors.

François !

FRANÇOIS.

C’est la bourgeoise qui m’appelle.

MOIRÉ.

Je retourne à ma boutique.

FRANÇOIS.

Et le plus grand secret sur tout ce que je t’ai conté !

MOIRÉ.

Sois tranquille... dans nos boutiques de ferblantier, il n’y a pas moyen de s’entendre... ce qui est cause qu’on ne dit jamais rien.

Il sort.

 

 

Scène III

 

FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE, en mise simple, et pourtant recherchée

 

FRANÇOIS, à part.

Oh ! Dieu ! j’ vas la voir...

Répondant.

Voilà, madame.

MADAME ANGÉLIQUE.

Ah ! vous voilà... J’étais inquiète de vous, François.

FRANÇOIS.

Ma bourgeoise est trop bonne... Je suis tout à son service.

MADAME ANGÉLIQUE.

Je le sais, mon cher François... Tu es...

Se reprenant.

Vous êtes...

FRANÇOIS.

Il fallait continuer... Y avait pas d’affront.

MADAME ANGÉLIQUE.

Vous êtes un garçon actif, intelligent... vous entendez parfaitement le détail... et il n’y en a pas un à Paris pour confectionner comme vous la gelée de pommes de Rouen...

FRANÇOIS.

Et les chinois !

MADAME ANGÉLIQUE.

Vous vous levez à des cinq heures du matin... vous vous couchez à des minuit... Vous n’avez que trop de zèle, entendez-vous, François ?

FRANÇOIS.

Oh ! madame... je voudrais en faire encore plus que je n’en fais.

MADAME ANGÉLIQUE.

Soyez tranquille, mon bon ami, vous le savez, je cherche dans ce moment un apprenti... Cela vous soulagera...

FRANÇOIS.

La satisfaction de madame, voilà ce qui vaut mieux encore, et madame a tant de bontés pour moi, tant de confiance : souvent on pourrait croire que je suis le maître du magasin... Et toujours des paroles gracieuses ; et le matin, du si bon café au lait... quand madame veut bien le faire.

MADAME ANGÉLIQUE, avec un regard un peu tendre.

Je le ferai aujourd’hui, François ; mais écoutez, il faut toujours bien vous conduire, prendre un peu plus de soin de vous, ne pas tant vous fatiguer.

FRANÇOIS, à part.

Comme on voit... Hein ?

MADAME ANGÉLIQUE.

J’espère que vous n’avez point de mauvaises connaissances ?

FRANÇOIS, sans l’écouter, à part.

Dieu ! Si ce n’était ma femme !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Il faut surtout éviter la fréquentation des endroits de plaisirs... tels que l’île d’Amour, l’Ermitage... Tous ces bals champêtres, et autres, ce sont des endroits mal composés... Tenez, le Colysée ne vaut rien.

FRANÇOIS.

Oh ! bourgeoise, le Colysée !... Il y a pourtant une bien bonne orchestre !

MADAME ANGÉLIQUE.

C’est égal. J’espère que vous n’y allez pas ?

FRANÇOIS.

Oh ! non, madame.

MADAME ANGÉLIQUE.

C’est dans de pareils lieux que la jeunesse se perd... Je n’ai pas le droit de surveiller votre conduite au dehors, François ; mais vous savez que je n’aime pas les allures. Ma maison a toujours été citée dans le faubourg pour la décence et la régularité... La bonne renommée est un bien qu’on n’achète ni pour or, ni pour argent ; et si vous deviez y porter atteinte, si vous faisiez jaser dans le quartier, il faudrait nous séparer, François.

FRANÇOIS.

Que dites-vous, ma bourgeoise ! pouvez-vous penser que jamais ?...

 

 

Scène IV

 

FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE, QUENTIN

 

QUENTIN.

Holà ! quelqu’un ! Il n’y a donc personne à la boutique ?

FRANÇOIS, à part.

Qu’est-ce que c’est donc que ce matin-là ?... Dieu ! Quentin, le frère de ma femme !... et mon beau-frère, sans qu’il s’en doute... Qu’est-ce qu’il veut donc ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’est-ce que monsieur voudrait avoir ?

QUENTIN.

Je voudrais avoir une explication avec le beau François, votre premier garçon.

FRANÇOIS.

J’ suis à vous, monsieur Quentin.

Il va pour sortir.

MADAME ANGÉLIQUE.

Restez, François... je vous prie.

QUENTIN.

Nous pouvons parlementer ici... C’est une affaire d’inclination... Madame n’est pas de trop.

FRANÇOIS, à part.

Je frissonne.

QUENTIN, mettant son chapeau sur l’oreille, et la main dans son gilet.

Les cancans qu’on fait sur ma sœur m’est revenu aux oreilles ; et ça me déplaît... parce que, voyez-vous...

FRANÇOIS.

Eh ben !... est-ce que ça me regarde, moi ?

QUENTIN.

Directement ! j’ vas vous dire, madame Angélique, ma sœur est c’te petite mercière qui demeure là vis-à-vis... Jeannette... et moi, je suis dans les chapeliers... En revenant de rendre un trois cornes, j’ai dit : J’ vas donner un coup de pied jusqu’à chez François ; parce que, vous m’entendez bien... on fait des fagots... On dit qu’il lui fait la cour... vous m’entendez bien ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Il se pourrait !...

FRANÇOIS.

Moi !... je ne lui ai jamais parlé.

QUENTIN, le regardant.

Y en a pourtant d’aucuns qui disent que tu as été valser avec elle dimanche passé au Colysée.

MADAME ANGÉLIQUE, vivement.

Serait-il vrai, François ?... vous seriez allé au Colysée ?... Vous qui tout à l’heure encore m’avez juré...

FRANÇOIS.

Dire que je n’y ai pas mis le pied, ce serait mentir... Mais avec Jeannette !... non, non.

MADAME ANGÉLIQUE.

Mais par quel hasard ?

FRANÇOIS.

S’il faut vous l’avouer...

Bas.

j’avais cru vous voir entrer, un particulier sous le bras... et je n’ sais ce qui m’est venu malgré moi... des idées... le sang m’en monte à la tête ; ce sont des états qu’on ne peut pas rendre ; tant il y a que je n’y voyais plus, et que je me suis trouvé au milieu du Colysée... sans avoir seulement passé au bureau, j’ suis entré sans payer... L’effet du trouble...

MADAME ANGÉLIQUE, bas à François.

Il suffit, et des que c’était là le motif...

Haut.

Vous pouvez vous pacifier, monsieur Quentin : je vous réponds de la moralité de François.

FRANÇOIS.

Sans doute... moi, je me moque bien de sa sœur !

QUENTIN.

Ah ! tu te moques de ma sœur... alors, c’est bon... touche là... c’est tout ce que je demandais, parce que... c’est que, vois-tu, je vas la faire épouser à un individu...

FRANÇOIS, à part.

Ô ciel ! faire épouser ma femme !...

Haut.

Ah ! vous allez la marier ?

QUENTIN.

Oui, à un individu qui tous les jours me paie bouteille dans des vues honnêtes.

FRANÇOIS, un peu ému, à part.

Si c’est Moiré, je suis tranquille ; il est prévenu...

Haut à Quentin.

Dans quelle partie qu’il est ?

QUENTIN.

Il est bonnetier.

FRANÇOIS, à part.

Ah ! mon Dieu !

QUENTIN.

Oh ! elle n’est pas embarrassée de trouver un mari... j’en ai cinq pour elle... et il n’y en a encore que quatre avec qui j’aie bu... Ça fait que j’attends pour me décider ; mais je ne suis pas pressé, parce que je ne veux pas hasarder le bonheur de ma sœur.

Air de Préville et Taconnet.

Dans le faubourg, j’ veux lui chercher moi-même
Un homm’ du mond’, riche, aimable et bien fait,
Qu’ait du bon ton, c’est surtout ce que j’aime,
Et qui n’ cour’ pas les bell’s, ni l’ cabaret :
Pour ça, j’ suis là : car je sais ce que c’est.
Après l’hymen, le gardant en tutelle,
De l’ surveiller je me ferai la loi,
Pour qu’à ma sœur il conserve sa foi ;
S’il veut danser, ce ne s’ra qu’avec elle,
Et s’il veut boir’, ce ne s’ra qu’avec moi.

Il sort.

 

 

Scène V

 

FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE

 

FRANÇOIS, à part.

Dans tous les cas, j’espère bien que ma femme ne se laissera pas marier une seconde fois.

MADAME ANGÉLIQUE.

François, je suis bien aise que cette explication se soit faite devant moi... Je vous laisse à la boutique ; j’ai quelques affaires à terminer... un papier à écrire.

FRANÇOIS.

Je ne peux pas vous y être utile ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Plus tard nous verrons... j’ai eu hier avec monsieur Moiré, notre voisin, une conversation très importante.

FRANÇOIS, à part.

Je le sais.

MADAME ANGÉLIQUE.

Il m’a démontré, avec beaucoup de sagacité, les embarras d’une femme seule dans un commerce... et d’après ses avis je suis décidée à prendre un associé... Qu’avez-vous, François ? vous pâlissez...

FRANÇOIS.

Vous êtes bien bonne, ma bourgeoise, de daigner vous en apercevoir. Je vois alors que je n’ai plus qu’à prendre mon parti... et mon chapeau.

MADAME ANGÉLIQUE.

Que dites-vous, François ?

FRANÇOIS.

Tant que vous étiez seule et unique bourgeoise, à la bonne heure... ça allait bien.

Air : En attendant.

Premier couplet.

Comm’ c’était ça ! plein d’ zèle et d’ vigilance,
Ni plus ni moins qu’ si l’ défunt était là !
J’ veillais à tout... et d’puis deux ans, je pense,
Vous n’ vous êt’s pas aperçue d’ son absence ;
Comm’ c’était ça.’

Deuxième couplet.

Ça n’ s’rait plus ça... triste, grondeur, morose,
Puis-je savoir quel maître j’aurais là ?
À c’ que veut l’un soudain l’autre s’oppose,
Ou bien tous deux veulent la même chose ;
Ça n’ s’rait plus ça !

Vous voyez donc qu’il faut que je cède la place à monsieur Moiré.

MADAME ANGÉLIQUE.

Restez, François,

Baissant les yeux.

je vais écrire le projet de l’acte dont il s’agit... vous le porterez après à un homme de loi... je ne puis vous dire encore quel sera mon associé ; mais soyez sûr, François, que ce ne sera point monsieur Moiré.

FRANÇOIS.

Que dites-vous !... ô ma bonne maîtresse !

MADAME ANGÉLIQUE.

Il suffit... je n’en ajouterai pas davantage... je crains même... Adieu, François.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

FRANÇOIS, seul

 

L’ai-je bien entendu !... je ne puis le croire encore... Moi, son associé !... il a donc enfin retenti à mon oreille, ce mot fatal à mon repos... ce mot que je lis sur les factures... sur le papier à sucre, que je crois voir écrit dans toutes les devises de bonbons... Moi, associé !... qui peut maintenant s’opposer à ma fortune ? qui pourra m’empêcher d’arriver ?... Oh ! mon Dieu ! c’est ma femme.

 

 

Scène VII

 

JEANNETTE, FRANÇOIS

 

JEANNETTE.

Ah çà ! mon petit homme, bonjour !

FRANÇOIS.

Ah ! c’est vous, Jeannette ?... Mon Dieu, que voulez-vous ?

JEANNETTE.

Tiens, que voulez-vous !... Tu ne peux peut-être pas me tutoyer...

FRANÇOIS.

Mais, Jeannette, je vous ai déjà répété...

JEANNETTE.

Je veux que tu me tutoyés... ne fût-ce qu’un mot.

FRANÇOIS.

Eh bien ! Jeannette... eh bien ! va-t’en.

JEANNETTE.

Là ! voilà la première parole un peu aimable que j’aie entendue de lui... J’ai assez de toutes ces cachotteries-là... y viens te dire une bonne fois pour toutes que je n’en veux plus, et que j’entends que tu te déclares pour mon mari légitime et enregistré.

FRANÇOIS, en colère, et parlant à mi-voix.

Ah ! je t’en prie... tais-toi. Demain, ce soir peut-être, je suis associé... Alors, plus de mystère...

JEANNETTE.

D’ailleurs, écoute ; mon frère me taquine pour me donner un mari ; tous les jours il en amène un nouveau ; et si tu n’es pas plus aimable...

FRANÇOIS.

Laissez donc !... c’est pour me faire peur ; Jeannette, je crois à votre vertu.

JEANNETTE.

Écoute, François, je te le dis en amie, n’ t’y fie pas... Il y a d’abord ce monsieur Moiré, qu’est tout d’ même ben aimable.

FRANÇOIS.

C’est bon... écoute-le... mais va-t’en.

JEANNETTE.

Ensuite, y a ce gros marchand papetier, qui a tant fait, et qui devenait si entreprenant, que pour me débarrasser de lui, j’ai été obligée de lui écrire ce qui en est.

FRANÇOIS.

Ah ! femme imprudente !... qu’as-tu fait là ?

JEANNETTE.

Mais j’y ai pas dit avec qui... il n’y avait pas d’autre moyen, sans cela...

Air du Premier pas.

Ça n’y fait rien... Il prétend qu’il m’adore,
Alors j’ lui dis que j’ suis femme de bien,
Que j’ai, de plus, un mari que j’honore.

FRANÇOIS.

Et qu’ répond-il ?

JEANNETTE.

Dam’, il répond encore :
Ça n’y fait rien.

FRANÇOIS.

Oui, mais je n’entends pas ça.

JEANNETTE.

Alors, déclare noire mariage.

FRANÇOIS, lui fermant la bouche.

Tais-toi donc !

JEANNETTE.

Qu’est-ce que ça peut faire à la bourgeoise que tu sois marié ?

FRANÇOIS.

Ça lui fait qu’elle ne voudra pas de moi pour associé... elle me croit libre, indépendant ; et elle craindra que mon ménage ne me fasse négliger son commerce... Et songe donc au sort qui nous attend... premier confiseur-chocolatier du faubourg... C’est ça un bel étal !... il n’ se fait pas un dessert un peu soigné sans qu’on y parle de nous... pas un baptême sans notre participation... des rapports immédiats avec les hommes de lettres, pour les rébus et les de vises ; considéré de tous les enfants du quartier... et au jour de l’an, deux gendarmes à not’ porte... Vois-tu, Jeannette, écrit en grosses lettres, au-dessus de la boutique : « Madame Angélique, François et Cie... confiseurs-chocolatiers brevetés, etc., etc. » – Et pour tout cela je ne te demande qu’un peu de patience... un jour de silence.

JEANNETTE.

Dam’ ! je tâcherai... mais tu as beau dire, ça me paraît drôle.

ANGÉLIQUE, au dehors.

François !

FRANÇOIS.

Tu entends... la bourgeoise appelle.

JEANNETTE, le retenant.

Eh bien !... qu’est-ce que ça fait ?... je ne veux pas que tu y ailles.

FRANÇOIS, répondant.

Voilà, bourgeoise...

À Jeannette.

Ma petite femme, sois raisonnable.

JEANNETTE.

Quand elle attendrait... où est le mal ? tu peux rester un instant avec moi.

 

 

Scène VIII

 

JEANNETTE, FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE

 

MADAME ANGÉLIQUE, un papier à la main, et faisant en entrant un mouvement de surprise.

Eh bien !

FRANÇOIS.

Voilà, bourgeoise.

MADAME ANGÉLIQUE.

Eh bien ! François, que faites-vous là ? vous savez que vous avez pas mal d’ouvrage.

FRANÇOIS.

Elle n’a pas été oubliée, l’ouvrage... Mais je devisais là sur les affaires du temps avec la voisine.

MADAME ANGÉLIQUE, s’approchant.

Ah ! c’est mademoiselle Jeannette, notre voisine de vis-à-vis ?

JEANNETTE.

Oui, madame, c’est moi qui suis là... je venais pour acheter...

À part.

Je voudrais qu’elle me dise quelque chose.

FRANÇOIS, à part.

J’ai toujours peur qu’elles aient des mots ensemble.

MADAME ANGÉLIQUE.

Eh bien ! François... voyons donc... servez mademoiselle.

FRANÇOIS.

Voilà, ma bourgeoise... mais qu’est-ce qu’il vous faut donc déjà ?

JEANNETTE, avec intention.

Vous êtes un peu ahuri, François.

MADAME ANGÉLIQUE.

Est-ce que le mot de Monsieur vous blesserait ?

JEANNETTE.

Mon Dieu ! je connais monsieur François ; ce n’est pas un si gros seigneur ; et j’ sais c’ qu’il est, mieux que personne... Mais vous, madame, vous n’êtes pas de bonne humeur, et pour quelqu’un de sujet au public... Voyez-vous, madame, on ne sait pas quelquefois à qui qu’on parle.

FRANÇOIS, à part.

Dieu ! à tous moments j’ai des frissons.

MADAME ANGÉLIQUE.

Ce n’est pas de vous que j’apprendrai la civilité... mais je vous dirai, ma chère amie, qu’il n’est pas convenable d’entrer ainsi dans un magasin.

JEANNETTE.

Mais, mon Dieu, vot’ magasin... ce n’est pas l’Opéra, vot’ magasin... pour quatre sous, tout le monde y a ses entrées.

MADAME ANGÉLIQUE.

Oui, mademoiselle ; mais tout le monde n’y vient pas pour déranger mes garçons.

JEANNETTE, à part.

Ses garçons... elle n’en a qu’un, et il est marié !

MADAME ANGÉLIQUE.

Au surplus, cela ne m’étonne pas, on connaît les principes des demoiselles de boutique.

JEANNETTE.

Qu’appelez-vous, madame, principes ?... on connaît les vôtres.

MADAME ANGÉLIQUE.

C’en est trop ! sortez, mademoiselle.

JEANNETTE.

Je ne sortirai pas.

MADAME ANGÉLIQUE, se contenant.

Sortez, vous dis-je !

FRANÇOIS.

Ma bourgeoise !

JEANNETTE, la narguant.

Je viens pour acheter.

MADAME ANGÉLIQUE.

Je ne veux pas qu’on lui vende.

FRANÇOIS, se tournant vers Jeannette, à mi-voix.

Ma femme !

JEANNETTE.

Parce qu’elle est dans son comptoir sur un tabouret elle se croit une duchesse... fait-elle sa sucrée !

FRANÇOIS, se trompant, dit à Jeannette.

Ma bourgeoise !

MADAME ANGÉLIQUE, à qui les mains démangent.

Si l’on ne craignait de se compromettre... Sortez !

FRANÇOIS, se trompant encore, lui dit.

Ma femme... Ah ! voyons, allez-vous-en au diable, à la fin.

 

 

Scène IX

 

JEANNETTE, FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE, MONSIEUR MOIRÉ

 

MOIRÉ.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a donc, mes petits anges ?

JEANNETTE.

Ah ! si vous saviez, monsieur Moiré ! c’est une horreur.

MADAME ANGÉLIQUE.

Enfin, François, répondez... que venait-elle faire ici ?

FRANÇOIS.

Elle venait chercher un chinois... à présent ça me revient... vous avez sur moi des idées qui ne sont pas... enfin, voyez-vous, madame Angélique, si je ne vous convenais plus pourtant... vaudrait mieux me le dire... que de me rendre comme ça l’existence pénible.

MADAME ANGÉLIQUE, émue.

Ah ! François, pouvez-vous penser des choses comme ça !... vous savez combien vous m’êtes nécessaire.

JEANNETTE, à Moiré.

V’là qu’elle pleure à présent ; je n’y peux plus tenir...

Elle va pour sortir, Quentin arrive et l’arrête.

 

 

Scène X

 

JEANNETTE, FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE, MONSIEUR MOIRÉ, QUENTIN

 

QUENTIN.

Un instant, la fille à mon père !

MADAME ANGÉLIQUE.

Ah ! grands dieux ! quelle figure !

FRANÇOIS, à part.

Encore mon beau-frère !... Qu’est-ce, diable ! qui le ramène ?

QUENTIN.

Nous sommes ici devant des amis, et on peut parler... il va z’y avoir une explication z’orageuse.

JEANNETTE, à part.

Allons, qu’est-ce qu’il va encore me dire celui-là ?

QUENTIN, d’un ton sérère.

Je viens d’apprendre, par un particulier avec qui j’étais t’à boire tout à l’heure, que vous aviez troqué votre nom maternel pour un nom anonyme ; que vous aviez essayé de la fleur d’orange sans rien dire à personne, et qu’enfin vous êtes mariée secrètement.

JEANNETTE.

Moi !

FRANÇOIS, à part.

D’où diable a-t-il su ça ?

MADAME ANSÉLIQUE.

Elle serait mariée !

QUENTIN.

Allons, ne cherche pas de subterfuges, s’il vous plait ! je tiens à la main une lettre tracée de la tienne, et adressée au marchand papetier d’ici près... où tout se trouve mentionné avec les points et les cédilles... Voyons, qu’as-tu à répondre, mademoiselle... madame...

JEANNETTE.

Qu’il n’y a pas besoin de tant de micmac... eh bien ! oui, c’est la vérité... je suis mariée...

FRANÇOIS, bas à Moiré.

Je suis perdu.

MADAME ANGÉLIQUE.

Et quel est cet époux ?

JEANNETTE.

Vous êtes bien curieuse... demandez à monsieur François, il vous l’apprendra.

MADAME ANGÉLIQUE.

Que dit-elle !... S’il était vrai !...

Montrant le papier qu’elle tient à la main.

cet acte de société que je viens de faire...

Elle fait le geste de le déchirer.

FRANÇOIS, lui retenant la main.

Arrêtez !

JEANNETTE, à part.

Dieu ! qu’ai-je fait ?

FRANÇOIS.

Je dois, il est vrai... et comme elle le dit, être au fait du mariage, puisque c’est moi que j’en ai été le témoin.

Bas à Moiré.

Sens-tu l’intention ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Vous, le témoin !... Et le mari, quel est-il ?

FRANÇOIS, bas à Moiré.

Tire-moi de là, je t’en prie, rien que pour un instant.

QUENTIN.

Oui... ce mari, ce beau-frère inconnu, quel est-y ?... que fait-y ?... où est-y ?

MOIRÉ, poussé par François et s’avançant.

Le v’là.

JEANNETTE.

Lui !

QUENTIN.

Vous !

MADAME ANGÉLIQUE

Vraiment !...

À part.

Je respire.

Air des Folies amoureuses.

Ensemble.

MADAME ANGÉLIQUE.

Lui, son mari !
Ceci me cache un mystère
Qu’aujourd’hui
J’aurai bientôt éclairci.

MOIRÉ.

Oui, son mari,
Nous n’en faisons plus mystère ;
Oui, c’est moi qu’elle préfère
Aujourd’hui.

QUENTIN.

Vous son mari !
Me voici donc un beau-frère ;
J’ suis ravi
D’ fair’ la noce aujourd’hui.

JEANNETTE.

Lui, mon mari !
J’ dois enrager et me taire ;
Faut qu’ici
J’ dise tout comme lui.

FRANÇOIS.

Oui, son mari,
Nous n’en faisons plus mystère ;
Oui, c’est lui qu’elle préfère
Aujourd’hui.

QUENTIN.

J’étais loin de m’en douter... mais c’est égal.

Air : Aux beaux jours, hélas !

Beau-frère, touchez là !
Un tel hymen me flatte !
J’ vous aime déjà,
Car j’ sais que vous avez là
Beaucoup d’ sentiment,
Une âme délicate,
Et d’s écus, vraiment,
Qui n’ sont pas de fer-blanc.
De ce pas, morbleu !
Je vais prendre un carrosse ;
Car, au Cadran Bleu,
Le repas aura lieu.
C’est l’ ferblantier qui doit payer la noce,
Mettons, mes enfants,
Les p’tits plats dans les grands.

Ensemble.

MADAME ANGÉLIQUE.

Ce mystère-là,
Par mes soins, je m’en flatte,
Ce mystère-là
Bientôt s’éclaircira ;
Mais, si d’un amant
La perfidie éclate,
Qu’il craigne à l’instant
Tout mon ressentiment !

MOIRÉ, à François.

Je t’ai tiré d’ là
Comme un ami, j’ m’en flatte ;
De c’ service-là
Jeannette me paiera.
Tu t’ trouvais vraiment
Dans un’ pass’ délicate,
Et d’ mon dévouement
Tu dois être content.

JEANNETTE.

J’ vois bien qu’il faudra
Qu’un d’ ces matins j’éclate ;
François me paiera
Toutes ces ruses-là.
Il est dur vraiment,
Pour un’ femm’ délicate,
Qu’un mari bien portant
Se donne un remplaçant.

FRANÇOIS.

Je m’ suis tiré d’ là
Comme un vrai diplomate ;
Par c’te ruse-là
Mon secret m’ restera.
De Moiré, vraiment,
L’action est délicate ;
En ménage pourtant,
Les amis, c’est charmant.

QUENTIN.

Beau-frère, touchez là, etc.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

MOIRÉ, MADAME ANGÉLIQUE, FRANÇOIS, JEANNETTE

 

FRANÇOIS, à part.

J’en échappe d’une fameuse !

MADAME ANGÉLIQUE, à elle-même.

Monsieur Moiré marié... lui qui, hier encore, me parlait au sujet de cette promesse de mariage... et le trouble de Jeannette...

Regardant François.

celui de François... tout cela n’est pas clair, et il y a ici quelqu’un de trompé... j’espère que c’est monsieur Moiré... car si c’était moi...

Haut.

Venez, François, laissons ensemble ces deux époux.

FRANÇOIS, hésitant.

Comment ! les laisser... Mais il me semble qu’il vaudrait peut-être mieux...

MADAME ANGÉLIQUE.

Vous hésitez à me suivre ?

FRANÇOIS, vivement.

Non, bourgeoise trop aimable...

À part.

Je risque l’épithète, elle a l’air sourcilleux.

Bas à Moiré.

Dis donc, prends garde, tu sais que ce n’est que pour rire.

À madame Angélique qui s’impatiente.

Voilà, bourgeoise !

Il sort en envoyant un baiser à Jeannette, qui lui montre le poing.

 

 

Scène XII

 

MOIRÉ, JEANNETTE

 

JEANNETTE, allant pour sortir.

Quel Judas que cet homme-là !

MOIRÉ, la retenant.

Eh bien ! ma chère Jeannette, j’espère que vous serez reconnaissante de ce que j’ai fait pour vous ; prendre ainsi au pied levé la place de votre mari...

JEANNETTE.

Oui, oui, vous avez empêché les suites funestes que pouvait avoir une tête montée.

MOIRÉ.

Calmez-vous, Jeannette.

JEANNETTE.

Dieu ! pourquoi l’ai-je épousé !... si c’était à refaire... mais je n’ai jamais pu dompter mes imaginations ; j’avais François dans l’idée, c’était François qu’il me fallait.

Soupirant.

Ah ! au lieu d’épouser ce qu’il y a de mieux du côté du physique et de l’esprit, j’aurais p’t-être mieux fait de prendre un homme tout uni, tout ordinaire, enfin, un homme comme vous.

MOIRÉ, souriant.

Est-elle gentille ! Je dois alors m’applaudir des fonctions provisoires que je suis appelé à exercer.

JEANNETTE.

Vous êtes bien bon.

MOIRÉ.

Toute la peur que j’ai, c’est de ne pas bien remplir mon rôle.

JEANNETTE.

Dame ! nous tâcherons...

MOIRÉ, la retenant.

Ah ! mon Dieu ! je crois que l’on vient.

JEANNETTE.

Que faites-vous, monsieur ?

MOIRÉ.

Air : Ah ! si madame me voyait. (Romagnési.)

Pour mieux détourner le soupçon,
Et pour saisir l’esprit du rôle...

JEANNETTE.

Non pas, monsieur ; je défends qu’on m’enjôle.

MOIRÉ.

Il faut pourtant...

JEANNETTE, apercevant madame Angélique.

Tenez-vous donc !
C’est la maîtresse d’ la maison.

MOIRÉ.

Raison de plus, il faut par notre zèle
Sauver votre époux aujourd’hui.

JEANNETTE.

Quoi ! vous voulez que devant elle...

MOIRÉ, l’embrassant.

Ah ! songez à votre mari.

 

 

Scène XIII

 

MOIRÉ, JEANNETTE, MADAME ANGÉLIQUE, qui est entrée ayant la fin de la scène, FRANÇOIS, avec un bougeoir et un panier de bouteilles sur lesquelles on voit des étiquettes

 

FRANÇOIS.

Qu’est-ce que je vois là !

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’avez-vous donc, François ?

FRANÇOIS, se reprenant.

Rien, notre bourgeoise, mais c’est que monsieur Moiré...

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’est-ce que cela vous fait, que monsieur Moiré embrasse sa femme ?

FRANÇOIS.

Moi... rien du tout... dès que cela lui fait plaisir.

À part.

Mais, morbleu !...

MADAME ANGÉLIQUE, à François.

Allons, François, suivez-moi, et venez placer ces liqueurs.

FRANÇOIS.

Oui, ma bourgeoise.

Madame Angélique entre par la porte à droite, François va pour la suivre, Jeannette court après lui et le retient.

JEANNETTE.

Comment ! imbécile, tu te fâches ?

MOIRÉ.

Ne vois-tu pas que c’est une frime ?

JEANNETTE.

Que c’est pour jouer notre rôle devant elle ?

FRANÇOIS.

Comment ! il se pourrait !...

MOIRÉ.

Eh ! oui, enfants que vous êtes ; embrassez-vous, et que ça finisse. Moi je ne veux que la paix du ménage.

François et Jeannette s’embrassent ; Moiré s’assied sur une chaise et les regarde avec complaisance.

 

 

Scène XIV

 

MOIRÉ, JEANNETTE, FRANÇOIS, MADAME ANGÉLIQUE

 

MADAME ANGÉLIQUE, revenant sur ses pas.

Eh bien ! François... Que vois-je ! et quel scandale !

MOIRÉ.

Qu’y a-t-il donc ?

MADAME ANGÉLIQUE.

François qui embrasse votre femme, pendant que vous êtes là les bras croisés à les regarder !...

MOIRÉ.

Je n’y pensais plus... C’est une distraction.

FRANÇOIS.

Oui, je lui avais fait compliment sur son mariage, et il m’avait prié d’embrasser la mariée.

MADAME ANGÉLIQUE, à François avec amertume.

Vraiment...

À Moiré.

Il paraît que vous n’êtes pas jaloux.

FRANÇOIS.

Oh ! non, entre z’amis.

MADAME ANGÉLIQUE.

Taisez-vous, et allez voir au magasin s’il ne vient personne.

À Jeannette.

Vous, madame Moiré, je ne vous empêche pas de retourner à votre boutique, ou à celle de votre mari.

MOIRÉ.

Au fait, si nous retournions à la boutique ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Restez, monsieur Moiré ; il faut que je vous parle.

À Jeannette et à François.

Je vous ai priés de nous laisser.

FRANÇOIS.

Je vous obéis, ma bourgeoise.

Bas à Moiré.

Prends garde à notre secret, car elle est maligne.

MOIRÉ.

Sois tranquille : je sais à qui elle a affaire...

François sort par la gauche, et Jeannette par le fond.

 

 

Scène XV

 

MOIRÉ, MADAME ANGÉLIQUE

 

MADAME ANGÉLIQUE, à part.

Allons, à quelque prix que ce soit, je saurai la vérité, quand je devrais me sacrifier.

MOIRÉ.

Je ne sais pas, ma voisine, d’où vient l’air que vous avez avec moi ?... un air fâché, et en dedans.

MADAME ANGÉLIQUE.

Vous me le demandez, monsieur Moiré ! il me semble cependant qu’il y a de quoi, et que la manière dont vous vous êtes conduit à mon égard... Venir ainsi, à froid, et de dessein prémédité, me parler d’un amour qui n’est pas... avec des expressions équivalentes... imiter ces jeunes gens qui vont de l’une à l’autre, pour avoir la gloriole de dire dans le faubourg, ou dans les sociétés : « Encore une que j’ai faite ! » Ça peut-être d’une jeunesse, d’un apprenti... C’est des manières de la Chaussée d’Antin et du boulevard de Gand... Mais vous, monsieur Moiré, un homme raisonnable, vous que j’ai toujours affectionné... ah ! fi !... ce n’est pas bien à vous.

MOIRÉ.

Quoi ! vous pouvez supposer ?...

MADAME ANGÉLIQUE.

Oh ! non, ce n’est pas bien ; et ça m’a fait de la peine, parce que vous vous êtes dit, vous : Histoire de rire et de s’amuser un moment... Mais si par hasard, moi qui avais confiance, j’avais pris ça au sérieux ?... Sur-le-champ, voyez-vous, on s’imagine des choses, on se fait des idées... Ce n’est pas par reproche,

Commençant à l’attendrir.

mais que ça vous serve de leçon, monsieur Moiré. Il ne faut pas se jouer comme ça d’un cœur, qui par hasard peut être sensible ; et l’on ne plaisante pas avec ces choses-là.

MOIRÉ, à part.

Dieu !... qu’ai-je fait !... moi qui n’ai jamais cessé de l’aimer...

Haut.

Quoi ! vraiment, vous n’êtes pas loin d’avoir des idées... je me disais bien aussi : « Il y a quelque chose. » Mais vous preniez toujours avec moi un air si indifférent !

MADAME ANGÉLIQUE.

Ne fallait-il pas vous faire des avances ?

MOIRÉ.

Non... mais je croyais que vous en teniez pour François... et c’était lui...

MADAME ANGÉLIQUE.

François !... mon premier garçon... on pourrait supposer... Eh bien ! c’est ce qui vous trompe ; et, puisque nous voilà séparés, puisque nous ne nous reverrons plus, je puis maintenant vous le dire sans inconvénient... c’est vous que je préférais ; et cette promesse de mariage que vous m’aviez hier demandée, je l’avais déjà faite... elle est là.

MOIRÉ.

Dieu !... que je suis heureux ! comment ! il se pourrait ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Que vous importe ?... puisque vous êtes engagé dans les nœuds de l’hyménée.

MOIRÉ, embarrassé.

Oui, certainement ; mais c’est égal,

Voulant prendre la promesse.

donnez-la-moi toujours.

MADAME ANGÉLIQUE, la retirant.

À quoi bon, puisque vous êtes marié ?

MOIRÉ.

Oh ! si ce n’est que cela...

MADAME ANGÉLIQUE.

Que voulez-vous dire ?... Jeannette n’est-elle pas votre femme ?

MOIRÉ.

Oui... momentanément... mais si, par la suite...

MADAME ANGÉLIQUE.

Expliquez-vous.

MOIRÉ, à part.

Air : Sans être belle, on est aimable. (Ambroise.)

Amour, amitié, que dois-je faire ?
Pourtant si c’est moi qu’elle préfère...

Haut.

Bell’ voisin’ j’ vais être indiscret,
Et je puis vous apprendre un secret.

MADAME ANGÉLIQUE, à part.

J’ tremble, et j’ brûl’, de savoir c’ que c’est.

MOIRÉ.

Si j’ n’ai c’ papier qui m’intéresse,
Rien ne vous sera confié.

MADAME ANGÉLIQUE.

Je n’ puis vous donner c’te promesse
Que si vous n’êt’s pas marié.

MOIRÉ.

Je suis au comble de l’ivresse.

Il saisit le papier et tombe à genoux.

Elle est à moi !

MADAME ANGÉLIQUE.

Oh ! dieux !... Eh ! quoi ?

MOIRÉ.

Elle est à moi cette promesse,
Et j’ vous donn’ mon cœur et ma foi.
Elle est à moi !

Ensemble.

MADAME ANGÉLIQUE.

Ah ! quel effroi !
Je le vois,
Grâce à mon adresse,
Ici l’on s’est joué de moi.

MOIRÉ.

Enfin je tiens votre promesse,
Recevez mon cœur et ma foi.

MADAME ANGÉLIQUE, à part.

Il n’est point l’époux de Jeannette... je m’en avais douté...

Haut.

Mais cet époux, quel est-il ?... je veux le connaître.

 

 

Scène XVI

 

MOIRÉ, MADAME ANGÉLIQUE, QUENTIN

 

QUENTIN, entrant par le fond.

Qu’est-ce que je vois là !... l’époux de ma sœur qui est aux pieds d’une autre femme !

MADAME ANGÉLIQUE, à Moiré.

Mais levez-vous donc !

 

 

Scène XVII

 

MOIRÉ, MADAME ANGÉLIQUE, QUENTIN, FRANÇOIS, entrant par la porte du fond

 

FRANÇOIS, apercevant Moiré aux pieds de madame Angélique.

Eh bien ! par exemple, tu ne te gênes pas... cette fois-ci, j’espère, tu n’y étais pas forcé ; et ça n’est pas par amitié.

MOIRÉ.

Non, c’est par amour véritable. Oui, je l’aime.

QUENTIN.

Toi !... l’époux de ma sœur ?

 

 

Scène XVIII

 

MOIRÉ, MADAME ANGÉLIQUE, QUENTIN, FRANÇOIS, JEANNETTE

 

JEANNETTE.

Eh ! mon Dieu ! quel tapage !

QUENTIN.

Queu bonheur ! c’est ma sœur !... nous allons joliment rire... Apprends que ton mari fait des siennes, et que, tout à l’heure, je l’ai surpris aux pieds de la chocolatière.

JEANNETTE, passant devant Moiré sans le regarder, et allant droit à François, qui est à l’autre bout du théâtre.

Mon mari aux pieds de madame Angélique !...

À François.

Vois-tu, monstre que tu es !... toi qui me soutenais qu’il n’y avait rien... et je ne t’arracherais pas les yeux !

QUENTIN.

Eh bien !... elle se trompe d’yeux...

À Jeannette.

Ce ne sont pas ceux-là.

JEANNETTE.

Laissez-moi tranquille... François est mon mari par-devant notaire.

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’entends-je !

QUENTIN.

Comment ! celui-là aussi est ton mari ?... Dites donc un peu, messieurs mes beaux-frères...

FRANÇOIS.

Arrêtez... il faut que ma vie entière se déroule devant vous.

MOIRÉ.

Parle... madame Angélique est à moi... tu peux tout dire.

FRANÇOIS.

Je dois supporter ce coup avec philanthropie... la résignation est la vertu de l’homme vexé... L’ambition a commencé les malheurs de ma jeunesse... je voulais t’être confiseur... j’osai lever les yeux sur la bourgeoise : l’espérance de m’asseoir bientôt dans le premier comptoir du faubourg faisait seule palpiter mon cœur... lorsque l’amour...

À Jeannette.

Ceci vous regarde, Jeannette ; c’est vol’ article, ne les embrouillons pas... Voyez ma position... l’amour et la chocolatière : Jeannette et la bourgeoise !... il fallait se décider... un mariage secret... Ah ! pardonnez... j’étais jeune, sensible, il fallut épouser... Jeannette est mon épouse !

MOIRÉ et JEANNETTE.

Voilà le grand mot lâché !

MADAME ANGÉLIQUE, se mordant les lèvres.

Depuis longtemps j’en étais instruite.

QUENTIN.

Ah çà !... si j’ai un autre beau-frère, j’ vas aller commander une autre noce ?

MOIRÉ.

Nous ferons les deux ensemble ; n’est-il pas vrai, ma douce amie ?... Et de plus, nous ferons quelque chose pour le jeune ménage... François sera notre associé... n’est-il pas vrai ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Je ne puis vous répondre... je suis encore si émue du discours de François...

MOIRÉ.

Mon ami, elle est émue... elle te pardonne... nous lui pardonnons tous... Mon ami, embrassons-nous, et que tout finisse.

QUENTIN.

Ah çà ! mes beaux-frères, si vous vous mêlez toujours, je ne vous reconnaîtrai jamais.

Vaudeville.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

FRANÇOIS.

L’ monde est un’ maison de commerce
Où tout seul on n’arrive à rien,
Dans l’ métier que chacun exerce
Un peu d’aid’ fait toujours grand bien :
La vie est un pèlerinage,
Où, seul, on serait ennuyé ;
Mais on fait gaîment le voyage,

Regardant Jeannette.

En prenant un associé.

QUENTIN.

L’eau d’un buveur est le supplice,
Pour elle on connaît mes dédains,
Cependant je lui rends justice,
Je l’aime encor, selon les vins.
Vins de Suresnes, vins de Brie,
Prenez souvent des alliés ;
Vins de Bordeaux, de Malvoisie,
N’ayez jamais d’associés.

MADAME ANGÉLIQUE.

Tout va, dit-on, par compagnie,
Pourquoi ne voit-on pas toujours
Le talent et la modestie,
Et la constance et les amours ?
Oui, par un mutuel secours,
Bal champêtre, tendre innocence,
Orthographe, riche banquier,
Vous, surtout, beaux-arts et finance,
Tâchez de vous associer.

JEANNETTE.

Les énigmes et les charades
Autrefois faisaient réussir
Jusques aux bonbons les plus fades ;
C’ bon temps, dit-on, va revenir !
Joignant les produits d’ leur fabriques,
Pour faire accepter leur papier,
Les confiseurs, les romantiques,
Ont pris l’ parti d’ s’associer.

FRANÇOIS, au public.

J’ai changé d’ maison de commerce.
J’ suis sorti de chez le voisin ;
Mais, dans l’état qu’ici j’exerce,
J’ai b’soin qu’on me donne un coup d’ main.
Quand vous avez tant d’ bienveillance
Pour ceux chez qui j’ suis employé,
Qu’ j’aie aussi ma part d’indulgence,
Car je suis leur associé.

PDF