Le Jeune homme à l’épreuve (DESTOUCHES)
Comédie en cinq actes.
Imprimée en 1751, représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre d’Émulation, le 6 septembre 1796.
Personnages
GÉRONTE
LISIMON, ancien et intime ami de Géronte
LÉANDRE, fils de Géronte
ISABELLE
LISETTE, femme de chambre d’Isabelle
PASQUIN, valet de chambre de Léandre
DORIMON, ami de Léandre
LA FLEUR, laquais de Léandre
UN PORTEUR
La scène est chez Géronte.
ACTE I
Scène première
GÉRONTE, PASQUIN
PASQUIN.
Oui, Monsieur, je vous le répète ; le plus sûr moyen de rendre votre fils plus sage, c’est de le marier au plus tôt.
GÉRONTE.
Plongé dans le libertinage, accablé de dettes, et décrié partout, où trouverait-il une femme ? Est-il une personne assez hardie pour oser se charger de lui ?
PASQUIN.
Le fardeau ne serait pas si désagréable.
GÉRONTE.
Je ferais conscience de donner mon fils à la plus misérable créature du monde, quand même il pourrait espérer de moi la fortune la plus brillante.
PASQUIN.
Vous êtes furieusement en colère contre lui !
GÉRONTE.
Ai-je tort, à ton avis ? Ce qui me fâche le plus, c’est que sa conduite le rend indigne d’épouser une fille charmante que je lui destinais, et qui, par son mérite, sa douceur et sa vertu, l’aurait rendu le plus heureux de tous les hommes.
PASQUIN.
C’est Isabelle, apparemment, que vous lui destiniez ? Je la reconnais à ce portrait.
GÉRONTE.
Elle-même. Je l’aime et l’estime trop pour faire son malheur. Le misérable ! Je ne veux plus le voir qu’il se garde bien de se présenter devant moi.
PASQUIN.
Mais, après tout, Monsieur, pourquoi tant crier ? Monsieur votre fils est-il fait autrement que la plupart des gens de son âge ?
GÉRONTE.
Et c’est parce qu’il leur ressemble, qu’il est le fléau de mes vieux jours.
PASQUIN.
Vous prenez trop à cœur de légères escapades.
GÉRONTE.
De légères escapades ! Un traître qui me ruine !
PASQUIN.
Bon ! qui vous ruine ! Laissez-moi puiser dans votre coffre-fort et dans votre portefeuille, j’y trouverai de bonnes ressources pour mon maître.
GÉRONTE.
Tu serais bien attrapé ! Tu ne trouverais que des sacs vides dans mon coffre, et que de vieilles poésies dans mon portefeuille.
PASQUIN.
Des poésies ! Si c’est là le reste de votre fortune, vous êtes ruiné, j’en tombe d’accord. Mais, Monsieur, mettez la main sur la conscience, est-ce que vous n’avez point d’espèces mieux sonnantes ?
GÉRONTE.
Non. Je me suis abîmé pour mon fils ; je l’ai fait élever comme un prince, ce qui m’a causé d’énormes dépenses ; et, depuis six ans qu’il est dans le grand monde, au lieu d’y faire valoir cette éducation brillante, il n’y a cherché que ce qui la rend inutile. Il sait tout ce qu’il devrait ignorer, et il a oublié tout ce qu’il devrait savoir.
PASQUIN.
Vouliez-vous qu’il fût sage au milieu des fous ? Il a suivi la mode ; est-ce une si grande faute ? S’il ne se souvient plus des leçons de ses maîtres, il pratique celles de ses camarades avec une aisance et une grâce merveilleuses.
GÉRONTE.
Passe qu’il soit ignorant ; mais devrait-il donner dans le vice ?
PASQUIN.
Monsieur, c’est le bon air. Tout jeune homme qui paraît sage est un franc ridicule.
GÉRONTE.
Voilà donc votre morale, monsieur Pasquin ?
PASQUIN.
Non pas, mais c’est la sienne.
GÉRONTE.
Et tu vois où cette morale l’a conduit ; il n’a plus ni bien, ni crédit, ni santé.
PASQUIN.
Oh ! pour la santé, il en a encore plus qu’il n’en faut pour achever de manger ce qui vous reste.
GÉRONTE.
Si ce qui lui reste de santé ne suffit que pour cela, je te le garantis bien près de sa fin.
PASQUIN.
Vous voulez qu’on vous croie ruiné, et vous faites bien ; mais, pour moi, je n’en crois rien, je vous en avertis.
GÉRONTE.
Tu verras, coquin ! tu verras, si je payerai désormais ses dettes. Depuis que je lui ai défendu de me voir, il s’est avisé quelquefois de m’écrire ; mais je ne serai plus la dupe de ses lettres. Elles me touchaient ; je le remettais en fonds : dès qu’il y était, il ne m’écrivait plus ; et souvent j’étais des mois entiers sans avoir ni vent ni nouvelles de lui.
PASQUIN.
C’est qu’il avait des affaires. Un jeune homme qui a de l’argent est furieusement occupé.
GÉRONTE.
Oui, c’est du temps et de l’argent bien employé ! Mais désormais qu’il s’occupe comme il voudra, je l’abandonne à sa perversité.
PASQUIN.
Perversité ! Ah ! Monsieur, ménagez un peu les termes. Peut-on qualifier ainsi des fougues de jeunesse ? Car ce n’est que cela, tout au plus.
GÉRONTE.
Tais-toi. Tu as beau faire l’orateur, je sais ce qu’il m’en coûte, et à quoi m’en tenir.
PASQUIN.
Un peu de sang-froid, je vous en prie. Écoutez encore deux ou trois petits mots.
GÉRONTE.
Que me va dire ce coquin ?
PASQUIN.
Coquin tant qu’il vous plaira, mais je vous parle raison. Ne faut-il pas que jeunesse se passe ? Étiez-vous un Caton à l’âge de votre fils ?
GÉRONTE.
Il ne s’agit point de ce que j’étais, il s’agit de ce qu’il est...
PASQUIN.
Eh bien ! il est libertin : ne l’avez-vous pas été ?
GÉRONTE.
Non, impudent ! tout jeune et tout vif que j’étais autrefois, je ne songeais qu’à gagner du bien.
PASQUIN.
Et il ne songe qu’à le dépenser ; cela est bien plus noble.
GÉRONTE.
En un mot comme en cent, qu’il ne compte plus sur moi.
PASQUIN.
Bon, bon ! Tenez, tout mécontent que vous êtes de lui, je gage que vous l’idolâtrez encore.
GÉRONTE.
Non, je le hais... Oh ! je le hais !... Tu ris, misérable ?
PASQUIN.
Vraiment oui ; je sais ce que c’est que la haine d’un père comme vous, pour un fils aussi aimable que le vôtre.
GÉRONTE.
Au fond, il a du bon ; n’est-il pas vrai ?
PASQUIN.
C’est le meilleur cœur du monde ; sa tendresse pour vous est inconcevable.
GÉRONTE.
Je l’ai toujours dit ; mais Lisimon n’en veut rien croire, et ne me permet plus, depuis quelque temps, d’écouter la tendresse paternelle.
PASQUIN.
Votre ami est un tyran impitoyable.
GÉRONTE.
Oui, mais un tyran bien utile : je me suis toujours bien trouvé de ses avis. Écoute, Pasquin, je voudrais bien te rendre ma confiance : mais tu m’as trompé si souvent !
PASQUIN.
Jamais, quand vous m’avez bien payé.
GÉRONTE.
Fripon !
PASQUIN.
Fripon ! Je vous découvre mon caractère, n’est-ce pas le procédé d’un honnête homme ?
GÉRONTE.
Est-ce être honnête homme, que de prendre des deux côtés ?
PASQUIN.
Si je prends de monsieur votre fils, c’est pour lui rapporter ce que vous me dites de lui ; si je prends de vous, c’est pour vous rapporter ce qu’il fait. Le récit que je lui fais de vos discours doit le corriger ; l’histoire que je vous fais de ses folies, vous fournit les moyens d’y mettre ordre. Ainsi, de son côté comme du vôtre, l’argent que je tire est de l’argent bien gagné. Tubleu ! j’ai la conscience plus délicate que vous ne pensez.
GÉRONTE.
Mais, là, de bonne foi, mon garçon, dis-moi, je te prie, dans quelles dispositions est mon fils présentement ?
PASQUIN.
Si je ne me trompe, il commence à se reconnaître ; il se lasse d’être toujours harcelé par ses créanciers et par ses maîtresses.
GÉRONTE.
Effectivement, depuis trois ou quatre jours je m’aperçois qu’il ne sort point d’ici. D’où vient ce changement ?
PASQUIN.
C’est qu’il aime sa liberté.
GÉRONTE.
Est-ce l’aimer que de ne point sortir ?
PASQUIN.
Vraiment oui, quand on craint de ne pouvoir rentrer.
GÉRONTE.
Eh ! qui l’en empêcherait ?
PASQUIN.
D’honnêtes Messieurs qui l’attendent à la porte, et qui le supplieraient gracieusement d’aller coucher au For-l’Évêque ; ils prendraient même la peine de l’y conduire.
GÉRONTE.
Comment, morbleu ! s’est-il fait quelque mauvaise affaire ?
PASQUIN.
Oui, Monsieur ; il a de cruels ennemis.
GÉRONTE.
Ah ! je tremble. Et qui sont-ils ?
PASQUIN.
D’anciens amis de monsieur votre fils, ils sont devenus ses persécuteurs.
GÉRONTE.
Sais-tu leurs noms ?
PASQUIN.
Si je les sais ! Comme le mien. Le premier s’appelle monsieur Courtaut ; le second, monsieur Doré ; le troisième, monsieur Croquet ; et le quatrième, monsieur Tison.
GÉRONTE.
Quels diables de gens sont-ce là ? Mon fils était leur ami ?
PASQUIN.
Intime ; l’un lui fournissait du drap ; l’autre, des galons d’or ; celui-ci lui faisait de beaux habits ; celui-là lui donnait de grands repas. Voyez l’inconstance des hommes ! Ils se sont lassés de lui faire des politesses qui ne produisaient aucun retour ; et ils veulent le faire enfermer, pour le punir de son ingratitude.
GÉRONTE.
Ah ! J’entends. Il a quatre sentences par corps !
PASQUIN.
C’est la vérité.
GÉRONTE.
Et doit-il beaucoup à ces messieurs-là ?
PASQUIN.
Bon ! presque rien. Pour une bagatelle vous les apaiserez.
GÉRONTE.
Mais, encore, à quoi cela se monte-t-il ?
PASQUIN.
À douze ou quinze mille francs, tout au plus.
GÉRONTE.
Comment, bourreau ! tu appelles cela une bagatelle ?
PASQUIN.
Oui, c’en est une pour un homme comme vous.
GÉRONTE.
Ôte-toi de mes yeux, coquin ! sinon je te traiterai comme tu le mérites.
PASQUIN.
Vous me chassez impoliment ; mais si jamais vous avez besoin de moi, il vous en coûta cher, sur ma parole.
GÉRONTE, levant sa canne.
Reviens, reviens, que je te dise deux mots.
PASQUIN.
Je vous baise les mains.
Scène II
LISIMON, GÉRONTE
GÉRONTE.
Quinze mille francs, une bagatelle ! Le scélérat ! Ah ! c’est vous, mon cher ami ? Eh bien ! où en sommes-nous ?
LISIMON, lui présentant des papiers.
Je vous apporte douze quittances. Comme je me suis démené vivement, vous en êtes quitte pour vingt mille livres cette fois-ci.
GÉRONTE.
Patience.
LISIMON.
Je vous ai sauvé plus de deux mille écus. J’ai parlé ferme, j’ai menacé, tonné, foudroyé ; et la peur de tout perdre a réduit les gens à se contenter de justice et de raison.
GÉRONTE.
Que ne vous dois-je point ! et quels supplices ne dois-je point à mon traître de fils !
LISIMON.
Laissez-lui toujours croire qu’il est surchargé de dettes, et que vous n’êtes ni en état ni en volonté de les payer, et je vous jure qu’il sera puni suffisamment. Je sais qu’il est très mortifié de s’être attiré votre disgrâce, et qu’au milieu de ses débauches et de ses dissipations, causées par les mauvaises compagnies qu’il a fréquentées, il a conservé le cœur d’un honnête homme, et même d’un bon fils.
GÉRONTE, en pleurant.
D’un bon fils !
LISIMON.
Oui, mon ami. Quelques-uns de ses amis, dignes de foi, m’ont assuré qu’il gémit sincèrement de vous causer tant de chagrins, et qu’il meurt de peur que vous ne soyez informé de ses désordres, et de toutes les dettes dont il se croit accablé ; il cherche sous main les moyens d’apaiser les plus pressantes : et l’autre jour il m’amena trois de ses créanciers, me priant à genoux de les satisfaire.
GÉRONTE, attendri.
À genoux ! le pauvre enfant ! il me fait pitié.
LISIMON.
Je les payai de votre argent, feignant que j’avançais le mien, et l’obligeant à m’en faire son billet : le voici que je vous remets. Vous jugez bien que je lui ai promis de ne vous en rien dire ; mais je l’ai vigoureusement chapitré.
GÉRONTE.
Peut-être un peu trop.
LISIMON.
Moins encore que je ne devais. Si je l’en crois, il va faire merveilles.
GÉRONTE.
Plût au ciel qu’il pût se rendre digne enfin d’épouser la fille de notre défunt bienfaiteur !
LISIMON.
C’est ce que je souhaite aussi vivement que vous ; et, à vous dire le vrai, je n’en désespère pas.
GÉRONTE.
Il faut donc nous hâter de le tirer de peine.
LISIMON.
Comment ?
GÉRONTE.
En l’informant que j’ai payé toutes ses dettes.
LISIMON.
Ah ! gardez-vous-en bien ; il n’est pas encore temps de le mettre à son aise. Toutes les fois qu’il vient me voir, je lui dis que vous êtes ruiné de fond en comble, que c’est lui qui en est l’unique cause, et que, sans moi, vous succomberiez.
GÉRONTE.
Que vous répond-il ? dites-moi.
LISIMON.
Il pleure, il se désole, il est prêt à se tuer.
GÉRONTE, attendri.
Peut-on avoir un meilleur enfant ? Allons, je m’en vais le trouver.
LISIMON.
Pourquoi faire ?
GÉRONTE.
Pour lui dire qu’il est quitte, et que je lui pardonne.
LISIMON.
La belle manœuvre que vous voulez faire ! Ce serait un jeune homme bien corrigé !
GÉRONTE.
Vous avez raison, je suis un sot. Il faut me contraindre, je le sens bien ; mais je souffre plus que lui. Vous ne savez pas tout.
LISIMON.
Peut-être.
GÉRONTE.
Savez-vous que ce pauvre enfant est actuellement en prison chez moi ? Cela vous fait rire ?
LISIMON.
Oui, je ris ; c’est un tour de ma façon.
GÉRONTE.
De votre façon ?
LISIMON.
Sans doute, et je m’en applaudis. Ayant su, par son valet de chambre, qu’il devait douze mille francs, tant à son tailleur qu’à deux marchands, et au traiteur de la rue voisine, j’ai fait venir chez moi ces quatre créanciers ; et, après avoir désenflé leurs parties, je leur ai distribué neuf mille cinq cents livres, qu’ils ont acceptées, et en me remettant ces mémoires bien et dûment quittancés : mais je leur ai fait promettre de ne point déclarer qu’ils étaient payés, et de faire dire mystérieusement à Léandre que chacun d’eux venait d’obtenir contre lui une sentence par corps, et qu’ils le faisaient investir par une troupe d’archers, pour le faire conduire en prison. De mon côté, j’en ai averti Pasquin, qui le croit comme son maître ; et j’ai le plaisir de voir que mon stratagème a réussi, et que la peur d’être arrêté retient ici notre jeune homme : cette peur salutaire lui inspirera de sérieuses réflexions, et nous procurera le loisir, pendant que nous le tenons, de le faire un peu rentrer en lui-même. Que dites-vous de mon expédient ?
GÉRONTE.
Il est bien imaginé ; mais il est bien cruel.
LISIMON.
Et moins cruel qu’il n’est nécessaire. Le voici ; voyez comme il est triste !
GÉRONTE.
Cela me fend le cœur : mais je veux vous seconder le mieux qu’il me sera possible.
LISIMON.
Soyez ferme et sévère.
GÉRONTE.
Vous allez voir.
Scène III
LÉANDRE, LISIMON, GÉRONTE
GÉRONTE.
Ah ! vous voilà, Monsieur ! Vous êtes bien hardi de vous présenter devant moi ! Ne vous l’ai-je pas défendu ? Que cela ne vous arrive plus.
LÉANDRE.
Non, Monsieur, je vous le promets. Je cherchais ici Pasquin, et je ne croyais pas vous y trouver.
GÉRONTE.
En un mot, je neveux plus vous voir.
Bas, à Lisimon.
Ah ! mon ami, je n’en puis plus.
LISIMON, bas, à Géronte.
Sortez au plus vite.
LÉANDRE.
Cela suffit, mon père.
GÉRONTE.
Mon père ! ne m’appelez plus ainsi ; car enfin, voyez-vous, mon cher fils... Je suis dans une fureur !... J’espère pourtant... Non, je n’espère plus rien... Vous êtes un indigne... un... Adieu, mon enfant ; tâchez d’être plus sage, je vous en prie, ou, par la morbleu !...
Bas, à Lisimon.
Je sors, car je ne me possède pas.
Scène IV
LÉANDRE, LISIMON
LÉANDRE.
Que veut-il donc dire ? Voilà des discours et des tons qui ne sont guère suivis.
LISIMON.
Ne sentez-vous pas que vous le mettez au désespoir, et que la cervelle lui tourne ?
LÉANDRE.
Il prend donc les choses bien à cœur ?
LISIMON.
A-t-il tort, je vous prie ? Il vient d’apprendre encore de belles choses de vous !
LÉANDRE.
Par hasard, auriez-vous parlé ?
LISIMON.
Est-il besoin que je lui parle, pour qu’il soit instruit de vos folies ?
LÉANDRE, vivement.
De mes folies !
LISIMON.
Ne vous échauffez point. Je pourrais qualifier plus durement vos actions ; mais je veux bien encore ménager les termes...
LÉANDRE.
Et vous faites bien, car je n’aime point les expressions trop fortes.
LISIMON.
Ni moi, les airs trop vifs : ils ne m’imposent pas, vous le savez.
LÉANDRE.
Ils ne vous imposent pas, Monsieur ! Passons là-dessus. Il est un âge où l’on peut tout dire ; mais vous parlez un peu trop en vieillard.
LISIMON.
Et vous, un peu trop en jeune homme.
LÉANDRE.
Vous me traitâtes l’autre jour comme un nègre.
LISIMON.
Comme vous le méritiez.
LÉANDRE.
Fort bien. Comme je le méritais ! Je m’en souviendrai.
LISIMON.
Souvenez-vous plutôt de ce que je fis pour vous : l’avez-vous oublié ? Eh bien ! paiera vos dettes qui pourra, mon cher Monsieur : désormais je renverrai vos créanciers à votre père.
LÉANDRE.
Ah ! n’en faites rien, je vous prie ; vous me mettriez au désespoir.
LISIMON.
Eh ! pourquoi ? Vous êtes si résolu, si malendurant ! Qu’a-t-on à craindre, quand on est de votre humeur ? Au ton que vous prenez avec moi, je prévois que vous manquerez bientôt de respect à votre père.
LÉANDRE.
Moi ! je me passerais plutôt mon épée au travers du corps.
LISIMON.
Eh ! qu’avez-vous à ménager ? Le pauvre homme n’a plus rien : vous mériteriez qu’il vous déshéritât ; mais vous n’y perdriez pas de quoi vous défrayer une semaine.
LÉANDRE.
Une semaine !
LISIMON.
Tout au plus. Sans moi, qui le soutiens, il mourrait de faim.
LÉANDRE.
Cela n’est pas possible !
LISIMON.
Voulez-vous calculer avec moi toutes les dépenses qu’il a faites pour vous, depuis neuf ou dix ans seulement ?
LÉANDRE.
Oh ! je ne sais pas compter.
LISIMON.
Non ; vous ne savez que dépenser.
LÉANDRE.
Il mourrait de faim sans vous ! Ah ! qu’entends-je ? Eh ! que ferai-je donc désormais ?
LISIMON.
Ce que vous pourrez. Vous vivrez d’industrie, comme tant d’autres qui, comme vous, ont mangé leur blé en herbe.
LÉANDRE.
Moi, vivre d’industrie ! Moi, faire des bassesses ! Morbleu ! quand je ne pourrai plus subsister honnêtement, je saurai mettre fin à ma misère, je vous en réponds.
LISIMON.
Et de quelle façon, je vous prie ?
LÉANDRE.
De la façon des honnêtes gens qui sont réduits à la dernière extrémité.
LISIMON.
Expliquez-vous.
LÉANDRE.
Point d’explication ; les effets parleront. Vous verrez, morbleu ! vous verrez si je suis homme à vivre d’industrie.
LISIMON.
Ce terme vous choque furieusement.
LÉANDRE.
Un cœur fait comme le mien frémit à la seule idée de cette ressource. Mais je ne suis pas encore si dénué que vous l’imaginez : je dois beaucoup, j’en demeure d’accord ; mais il m’est dû considérablement : et, si j’osais sortir...
LISIMON.
Qui vous en empêche ?
LÉANDRE.
Plus de questions, s’il vous plaît. J’ai mes raisons pour garder la maison.
LISIMON.
Est-ce que vous faites une retraite chez vous ?
LÉANDRE.
Oui, morbleu !
LISIMON.
Un peu forcée, peut-être ?
LÉANDRE.
Forcée ou non forcée, ce n’est pas votre affaire.
LISIMON.
Ah ! je vois que vous êtes dégoûté du monde ; cela est édifiant.
LÉANDRE, vivement.
Savez-vous que vous ne m’édifiez pas, moi ?
LISIMON.
Oh ! vous vous fâchez ! Adieu, il faut que je passe chez mon tailleur. Ce diable de Croquet me manque toujours de parole.
LÉANDRE.
Monsieur Croquet est votre tailleur ?
LISIMON.
Vraiment oui : je crois qu’il est aussi le vôtre. N’avez-vous rien à lui mander ?
LÉANDRE.
Dites-lui de ma part que c’est un fripon.
LISIMON.
Oh ! il y a longtemps qu’il sait cela. Je m’en vais aussi lever un habit pour votre père, chez un honnête marchand qui s’appelle monsieur Courtaut : le connaissez-vous ?
LÉANDRE.
Eh ! oui, morbleu ! je le connais. Autre fripon.
LISIMON.
Ne pourriez-vous point m’enseigner où demeure un certain monsieur Doré, marchand de galons d’or ? J’en veux prendre chez lui pour mon neveu.
LÉANDRE.
Prenez garde qu’il ne vous trompe au poids.
LISIMON.
Oh ! il ne se joue pas à gens de mon âge ; il ne trompe que des jeunes gens de famille qui achètent fort cher ses galons à crédit, pour les revendre à bon marché. Vous n’ignorez pas cette manœuvre ; c’est une ressource dans les besoins urgents, n’est-il pas vrai ?
LÉANDRE.
Vous êtes un malin diable, monsieur Lisimon.
LISIMON, regardant sa montre.
Oh, oh ! voilà l’heure précisément où je suis attendu chez monsieur Tison ; on m’y donne un repas magnifique, avec cinq ou six de mes bons amis. Celui qui nous régale ne paiera pas comptant, à la vérité ; mais monsieur Tison est très galant homme ; il vous considère beaucoup, à ce qu’il m’a dit : lui ferai-je vos compliments ?
LÉANDRE.
Assurez-le, de ma part, que je l’étranglerai la première fois que j’aurai l’honneur de le voir.
LISIMON.
Vous êtes donc brouillés ? J’en suis fâché. Serviteur.
Scène V
LÉANDRE, seul
Je respecte un ancien et fidèle ami ; sans cela je n’aurais pas supporté si longtemps ses reproches et ses railleries. Le barbare ! il est au fait de mes affaires, je le vois bien, et ne manquera pas d’en informer mon père, qui perdra l’esprit tout-à-fait. Eh ! quels reproches n’aurai-je point à me faire moi-même ! Je n’y puis penser sans frémir. Est-il homme sous le ciel plus à plaindre que moi ? J’aime mon père, et je le fais périr ! Et pourquoi ? Pour avoir couru la carrière de mille fous que je méprise, et cherché des plaisirs que je croyais ravissants, qui n’ont jamais approché de l’idée que je m’en étais faite, et qui me coûtent mon repos, ma fortune et ma liberté. Ce qui me désespère, c’est que je ne pourrai jamais sortir du labyrinthe où je me suis jeté par mon imprudence. J’ai trompé vingt femmes qui me persécutent ; je suis indigne de la seule personne que j’aime : et j’ai tant de créanciers qui aboient après moi, que je ne puis faire un pas sans en rencontrer. Que va devenir mon père ? que deviendrai-je après lui ? La vie ne peut être pour moi qu’un fardeau insupportable. Je n’ai plus de ressource que dans mon désespoir, et il faut que je périsse de ma propre main.
Scène VI
DORIMON, LÉANDRE
DORIMON, entrant brusquement en chantant.
Bonjour, mon ami.
LÉANDRE.
Bonjour.
DORIMON.
Je crois que je vais te faire un grand plaisir.
LÉANDRE.
Cela n’est pas facile. De quoi s’agit-il ?
DORIMON.
De la plus jolie partie qui se puisse faire. Clarice m’a proposé, par un billet, de lui donner à dîner à ta petite maison. Tu sais ce que cela veut dire ?
LÉANDRE.
Rien n’est plus clair : mais ma petite maison est saisie, aussi-bien que mon carrosse et mes chevaux.
DORIMON.
Je t’en offre autant ; mais tout cela ne m’embarrasse point. Nous irons au bois de Boulogne dans un carrosse de remise que j’ai pris. Comme je n’aime point le tête-à-tête, j’ai prié Clarice d’amener avec elle sa jolie cousine, avec qui tu ferais la partie carrée.
LÉANDRE, d’un air chagrin.
Très obligé.
DORIMON.
Ma proposition lui a paru divine. Les deux beautés nous attendent à ta porte. Presto, presto, mon ami ; il n’y a pas un moment à perdre. Sortons au plus vite. Quand il est question de se réjouir, les moments sont précieux.
LÉANDRE.
Tu ne pouvais prendre plus mal ton temps pour une partie si joyeuse : je ne saurais sortir aujourd’hui.
DORIMON, le tirant par la main.
Oh ! parbleu ! tu sortiras. Quelle misère est-ce là ? Allons, marche à moi.
LÉANDRE, retirant sa main brusquement.
Cela est inutile ; je ne bougerai pas.
DORIMON, le tiraillant.
Palsambleu ! tu viendras.
LÉANDRE, vivement.
Palsambleu ! je n’en ferai rien.
DORIMON.
Eh ! que veux-tu que je fasse de ces deux créatures ?
LÉANDRE.
Tout ce que tu pourras. Mais je ne suis pas d’humeur à les promener, et encore moins à les régaler.
DORIMON.
Comment, ventrebleu ! tu veux que je les renvoie ? Eh ! qui paiera le carrosse ?
LÉANDRE.
Eh, parbleu ! ce sera toi, je pense.
DORIMON.
Moi ? Je perdis hier cent louis ; je n’ai pas le premier sou.
LÉANDRE.
Ni moi non plus.
DORIMON.
Nous voilà bien.
LÉANDRE.
Pourquoi t’engages-tu dans une partie, si tu n’ASTÉRIE. point d’argent ?
DORIMON.
C’est que j’ai compté sur le tien.
LÉANDRE.
Tu me fais plus d’honneur que je n’en mérite. Jamais je n’ai été si misérable.
DORIMON.
Qu’importe ? Nous ferons des billets. Tu as encore du crédit ?
LÉANDRE.
Pas le moindre. Mes créanciers me persécutent.
DORIMON.
Tes créanciers ! Plaisants marauds ! Il faut assommer le premier qui te vexera.
LÉANDRE.
Belle façon de payer ses dettes !
DORIMON.
Voilà comme je paie les miennes.
LÉANDRE.
Aussi, t’es-tu fait une belle réputation !
DORIMON.
Réputation ! chimère. Je m’en moque, et je vais mon train.
LÉANDRE.
J’ai fait longtemps comme toi, mon ami : mais mes ressources sont épuisées : il t’arrivera bientôt ce qui m’arrive. Mes créanciers se sont lassés de mes manières : ils ont pris secrètement leurs sûretés : actuellement j’ai sur ma tête quatre sentences par corps ; et il y a vingt archers autour d’ici, qui me guettent jour et nuit pour m’enlever.
DORIMON.
Ce n’est que cela qui t’embarrasse ?
LÉANDRE.
N’en est-ce pas assez ?
DORIMON.
Bagatelle. Suis-moi, mon ami ; nous couperons le nez à ces fripons-là, pour nous mettre en goût. Peut-on entamer une partie plus joliment ?
LÉANDRE.
Beau tapage que nous ferions sous les fenêtres de mon père ! Je me garderai bien de lui donner ce nouveau déboire ; il n’a que trop lieu de me détester : le désespoir où je l’ai mis lui tourne la tête.
DORIMON.
Tant mieux pour toi, mon ami. S’il tombe en démence, tu le feras interdire, et tu seras libre.
LÉANDRE.
Va te promener. Ces discours ne sont plus de saison pour moi. Plaisante-moi tant que tu voudras ; mais, point de mauvais propos sur mon père.
DORIMON.
Oh ! tu en es là déjà ? Te voilà blasé, mon pauvre ami ; tu n’es plus bon à rien. Va, je renonce à ta société, de peur de me laisser corrompre.
LÉANDRE.
Et moi, je renonce à la tienne qui m’a corrompu.
DORIMON, d’un air méprisant.
La peste soit du fat !
LÉANDRE, enfonçant son chapeau.
Du fat ! Écoute, mon ami, je suis de mauvaise humeur ; je t’en avertis. Trêve d’expressions familières. Je te déclare, puisque tu le prends sur ce ton-là, que je ne veux plus voir, ni toi, ni tes pareils.
DORIMON, enfonçant aussi son chapeau.
Nous nous verrons, pourtant.
LÉANDRE.
Oui-dà, une fois encore ; et, parbleu ! ce sera tout à l’heure, en dépit des archers. Sors, je marche sur tes pas. Les belles jugeront des coups.
ACTE II
Scène première
LÉANDRE, PASQUIN
LÉANDRE.
Te voilà bien surpris !
PASQUIN.
Eh ! qui ne le serait pas ? Affronter les archers pour vous aller battre contre un de vos meilleurs amis ! Ce qu’il y a de plus fâcheux dans cette aventure, c’est qu’il est allé se faire panser chez un chirurgien du voisinage.
LÉANDRE.
Je suis fâché d’avoir eu cette affaire ; mais on m’a poussé à bout.
PASQUIN.
Si votre père vient à le savoir !
LÉANDRE.
Sur les yeux de ta tête, garde-toi de lui en rien dire.
PASQUIN.
Je réponds de ma langue, mais non pas de celle des autres.
LÉANDRE.
Il en sera ce qu’il pourra. Si on t’en parle, nie hardiment.
PASQUIN.
Je n’y manquerai pas. Mais craignez-vous, dites-moi, qu’on vienne vous assaillir ici ?
LÉANDRE.
Pourquoi me fais-tu cette question ?
PASQUIN.
Parce que je vous ai surpris chargeant vos pistolets. Quel diable de dessein roule dans votre tête ?
LÉANDRE.
De brûler la cervelle d’un certain mortel qui ne mérite plus de vivre.
PASQUIN.
Eh qui, s’il vous plaît ?
LÉANDRE.
Tu le sauras en temps et lieu. Quand j’aurai fait certains arrangements, j’exécuterai mon dessein.
PASQUIN.
Voilà un petit dessein fort récréatif pour ceux qui ont l’honneur de vous approcher. Si par hasard (car enfin, que sait-on ?) vous alliez me juger indigne de vivre, je vous prierais très humblement de me corriger, mais non pas d’un coup de pistolet : pour quelques coups d’étrivières, patience ; j’en ai reçu quelquefois, et je n’en suis pas mort.
LÉANDRE.
Rassure-toi, Pasquin ; ceci ne te regarde point, je t’en donne ma parole d’honneur.
PASQUIN.
Vous avez donc quelque rendez-vous nocturne ?
LÉANDRE.
J’en ai plus d’un, mais je n’y pense plus ; et quand je serais libre, je ne sortirais pas.
PASQUIN.
Oh, oh ! vous avez pris vacances ! Ma foi, c’est bien fait. On ne peut pas toujours juger. Mais que de pauvres plaideuses vont se plaindre de ce que vous ne donnez plus audience !
LÉANDRE.
Oh ! trêve de raillerie ; je ne suis plus en train de rire.
PASQUIN.
Vraiment ! c’est ce qu’elles diront. Vous êtes comme ces oiseaux libertins qui ne chantent plus dès qu’ils sont en cage.
LÉANDRE.
Je te ferai chanter, toi, si tu n’y prends garde. Je te défends de dire un seul mot. Laisse-moi rêver.
PASQUIN.
Oh ! tant qu’il vous plaira. Jetez-vous dans ce fauteuil, et moi dans celui-ci ; nous rêverons à qui rêvera le mieux.
LÉANDRE, rêvant à part.
Ah ! charmante Isabelle !...
PASQUIN, rêvant à part.
Ah ! divine Lisette !...
LÉANDRE, à part.
Que ne suis-je digne de vous ! je ne périrais pas ; vous m’attacheriez à la vie, malgré mon désespoir.
PASQUIN, à part.
Que ton minois est ravissant ! que tu es digne de me plaire ! que je suis digne de te charmer !
LÉANDRE, à part.
Mon cœur est tout à vous, et vous l’ignorez. Je ne regretterai que vous, et ma mort ne vous touchera point ; c’est le plus grand de tous mes malheurs.
PASQUIN, à part.
Quand tu seras ma femme, que je t’aimerai ! que je te caresserai ! que je te...
Haut.
Qu’avez-vous, Monsieur ? Vous vous agitez furieusement !
LÉANDRE.
Je me désespère.
PASQUIN.
Et moi, je m’amuse.
LÉANDRE, se levant brusquement, dit à part.
Non, je neveux point mourir sans prendre congé d’elle.
PASQUIN.
Où allez-vous donc ?
LÉANDRE.
Je ne sais... je voudrais... je crains... Pasquin, cours à l’appartement d’Isabelle ; dis-lui que je brûle d’envie de lui parler.
PASQUIN.
Vous m’étonnez ! Que lui voulez-vous ? Songez que c’est une honnête fille : vous ne saurez que lui dire.
LÉANDRE.
Il est vrai. N’importe ; elle a sur moi tant d’empire... Je n’ai jamais aimé qu’Isabelle ; et ce qui va mettre le comble à ta surprise, sa vertu me charme encore plus que sa beauté.
PASQUIN.
Sa vertu ! je suis émerveillé. La vertu vous charme ! C’est donc pour la séduire que vous l’aimez ?
LÉANDRE.
Plutôt périr mille fois, que d’attenter sur elle ! Ah ! pourquoi me suis-je aperçu trop tard que la vertu seule est digne de nous captiver ?
PASQUIN.
Pourquoi trop tard ?
LÉANDRE.
C’est que je ne puis me flatter de me réconcilier avec elle, et que, quand je vivrais encore un siècle, je serais indigne de lui offrir mes vœux. Quel affreux sujet de désespoir ! Non, je ne me pardonnerai jamais de m’être rendu si odieux et si méprisable ; mais je m’en punirai ; et, sans quelques raisons qui me retiennent encore, je me serais déjà fait justice.
PASQUIN.
Vous avez des vapeurs bien noires ! Après tout, pourquoi vous désespérer ? Êtes-vous le seul homme qui ait fait des sottises ? Tout s’efface à force de temps. Vous vous croyez indigne d’Isabelle ? Peut-être pense-t-elle autrement. Vous ne seriez pas le premier libertin qui serait aimé d’une honnête fille.
LÉANDRE.
Isabelle doit me haïr et me mépriser, j’en suis sûr.
PASQUIN.
Pour moi, j’aime Lisette ; je ne sais si c’est pour sa vertu, car je ne l’ai pas éprouvée : mais je suis sûr qu’elle m’aimera. Ah ! je la vois avec sa maîtresse.
Scène II
ISABELLE, LISETTE, LÉANDRE, PASQUIN
LISETTE.
Quoi ! c’est sérieusement que vous avez pris cette étrange résolution ?
ISABELLE.
En puis-je prendre une autre ? Dois-je manquer, Lisette, une occasion si favorable ?
LISETTE.
Je crois qu’on nous écoute.
ISABELLE.
Eh ! vraiment oui. Quoi ! Monsieur, vous êtes à la maison ? Eh ! qu’y faites-vous ?
LÉANDRE.
Ce que j’y fais, Mademoiselle ? C’est que...
À Pasquin.
La question m’embarrasse.
PASQUIN, à part.
Elle est un peu maligne.
Haut.
Bonjour, belle Lisette.
LISETTE.
Ah ! votre très humble servante. Vous voilà tous deux bien désœuvrés !
PASQUIN.
Pour moi, je ne le suis point, ma chère ; je m’occupe à vous regarder.
LISETTE.
Vraiment ! j’en suis bien aise.
PASQUIN.
Et à vous aimer, qui plus est.
LISETTE.
Diantre ! ce sont bien des affaires.
LÉANDRE, à Isabelle.
Peut-on sans indiscrétion, Mademoiselle, vous demander de quelle résolution vous parliez ?
ISABELLE.
D’aller toucher deux mille écus que feu ma tante me lègue par son testament.
LÉANDRE.
Je ne vois rien d’étrange dans cette résolution.
LISETTE.
Non ; mais c’est l’emploi des deux mille écus qui vous étonnera.
PASQUIN, bas, à Léandre.
Voudrait-elle vous en faire un présent ? Cela vous viendrait fort à propos.
LÉANDRE, bas, à Pasquin.
Tais-toi. Elle est trop sage pour une avance si ridicule.
PASQUIN, bas, à Léandre.
Continuez toujours de questionner ; cela ne gâtera rien.
LÉANDRE, à Isabelle, qui veut sortir.
Quoi ! vous sortez ?
ISABELLE.
Oui. Je n’ai pas de temps à perdre ; l’affaire est pressante : le notaire m’attend.
LÉANDRE.
Mais, encore deux mots.
ISABELLE.
Que voulez-vous me dire ?
PASQUIN.
Qu’il vous trouve charmante.
ISABELLE, en souriant.
Charmante !
LISETTE, à Pasquin.
Est-ce lui qui te l’a dit ?
PASQUIN.
Tout à l’heure encore.
LISETTE.
Il pouvait bien prendre la peine de le dire lui-même.
ISABELLE.
Il me le jurerait cent fois, que je ne le croirais pas.
LÉANDRE.
Point de préjugés ; les apparences sont souvent trompeuses : et quelquefois ce qu’on croit le moins, se trouve le plus véritable.
ISABELLE.
Cela peut être ; mais rien n’est plus rare.
LÉANDRE.
Oserais-je vous demander une grâce ?
ISABELLE.
De quoi s’agit-il, Monsieur ?
LÉANDRE.
De me faire celle de me confier quel est donc l’usage étonnant que vous voulez faire de la succession de votre tante.
ISABELLE.
Vous savez que c’est l’unique bien que j’aie au monde, puisque mon père, le plus ancien ami du vôtre, est mort absolument ruiné par la perte d’un procès, et par d’autres désastres auxquels il n’a pu survivre ; en sorte qu’il m’a laissée jeune, orpheline, et sans nulle ressource. Hélas ! sans votre père, que serais-je devenue ? Sa maison est, depuis trois ans, le seul asile qui me reste : j’y suis comme sa propre fille ; mais je ne veux point abuser plus longtemps de sa générosité. Ma tante me laisse deux mille écus ; c’est ma dot : je vais en faire un emploi qui me convient, et qui remplira tous mes besoins.
LÉANDRE.
Ils sont donc bien bornés ?
ISABELLE.
Autant qu’ils doivent l’être. Mes conventions sont déjà faites.
PASQUIN.
Conventions matrimoniales ?
LISETTE.
Non, conventuelles.
ISABELLE.
On me reçoit pour ma succession ; et je vais profiter de cet avantage avec plus de joie qu’on ne quitte le couvent pour entrer dans le plus beau monde.
PASQUIN.
Et toi, Lisette ?
LISETTE.
Je m’enferme avec ma maîtresse : on me prend par dessus le marché.
PASQUIN.
Je m’en vais donc me faire ermite. Je ne pourrai plus souffrir le monde, dès que je ne t’y trouverai plus.
LISETTE.
Comment donc ! Monsieur Pasquin, je ne vous croyais pas si tendre !
PASQUIN.
Ah ! Monsieur, faut-il que deux si jolies filles renoncent à leur vocation ?
LÉANDRE.
C’est ce que je ne souffrirai point, tant que je respirerai.
PASQUIN.
Morbleu ! ni moi non plus.
ISABELLE.
Cela sera, cependant.
LISETTE.
Je vous en réponds.
LÉANDRE, à Isabelle.
Qui peut vous forcer à prendre ce parti-là si brusquement ?
ISABELLE.
Pouvez-vous l’ignorer, Monsieur, vous qui en êtes la cause ?
LÉANDRE.
J’en suis la cause, moi ?
ISABELLE.
Vous-même, et vous seul.
LÉANDRE.
Qu’osez-vous me dire ?
ISABELLE.
La vérité. N’est-ce pas vous, Monsieur, qui avez ruiné monsieur votre père ?
LÉANDRE.
Qui vous a dit cela ?
ISABELLE.
C’est lui : il s’en plaint tous les jours, à toute heure, à tout moment ; et ce matin même encore, en ma présence, il en gémissait, et versait des larmes qui m’ont pénétrée de la plus vive douleur. Il y a trois ans que je lui suis à charge. De quel poids ne lui serais-je pas désormais ? Ne suis-je pas trop heureuse qu’une tante me laisse, par sa mort, le moyen de m’assurer une retraite qui le délivre de moi ? Et ne serais-je pas indigne du secours que le ciel m’envoie, si je manquais d’en faire l’usage que mon triste sort me prescrit ?
LÉANDRE.
Ah ! vous ne dites que trop vrai. Adieu, charmante Isabelle ; je ne vous regretterai pas longtemps.
ISABELLE, d’un air piqué.
Oh ! je vous crois.
LISETTE.
Le beau compliment ! Voilà un adieu bien tendre !
LÉANDRE.
Plus tendre que tu ne crois, Lisette.
PASQUIN, d’un air attendri, à Lisette.
Est-ce qu’on regrette les gens quand on est mort ?
LISETTE.
Comment ! tu crois que ton maître en mourra ?
PASQUIN.
Et moi aussi, je t’en avertis, si tu suis ta maîtresse.
LISETTE.
Mademoiselle, ceci mérite attention.
ISABELLE.
Eh ! ne vois-tu pas qu’ils se moquent tous deux ? La vie que Monsieur a menée jusqu’ici nous permet-elle de le croire capable de mourir d’amour ? Que tu es simple d’écouter de pareils discours !
LÉANDRE, d’un ton très vif.
Morbleu ! Mademoiselle, ne me poussez pas à bout. Si je ne sais pas bien vous exprimer mon amour, je suis homme à vous en donner des preuves évidentes, en m’immolant à vos genoux : je n’y ai que trop de disposition.
PASQUIN, à Lisette.
Je n’y suis pas si disposé que lui ; mais il ne faudrait pas trop m’en défier, non.
LISETTE, à Isabelle.
Ils me font trembler.
ISABELLE, levant les épaules.
Peut-on être si sotte ?
LÉANDRE, mettant la main sur la garde de son épée.
Eh bien ! cruelle, puisqu’il faut vous convaincre...
ISABELLE, l’arrêtant.
Ah ! Léandre, que faites-vous ?
PASQUIN, imitant son maître.
Dépêche-toi, Lisette.
LISETTE.
Oh ! pour toi, rien ne presse...
PASQUIN.
Ma foi, tu as raison. Il sera temps de me tuer quand tu seras au couvent ; mais alors point de quartier.
LÉANDRE, à Isabelle, d’un ton furieux.
Avouez-moi, tout à l’heure, que vous croyez que je vous aime...
ISABELLE.
Eh bien ! oui, je le crois.
LÉANDRE.
Que je vous adore
ISABELLE, d’un ton ému.
Tout ce que vous voudrez.
LÉANDRE.
Et que je mourrai de regret de vous avoir perdue, si je ne suis pas mort avant votre retraite.
ISABELLE.
Avant ma retraite !
LÉANDRE.
Oui, Mademoiselle. Ayez cette opinion-là de moi, et je mourrai content.
ISABELLE.
Vous m’étonnez, je vous l’avoue ; et je n’avais nullement lieu de m’attendre à de pareilles instances de votre part : mais elles ont un air de vérité qui me frappe, et dont je ne puis me défendre de vous savoir gré.
LÉANDRE.
Vous me ravissez. Joignez à cette grâce celle de me promettre que vous n’entrerez au couvent qu’après que j’aurai disposé de moi.
ISABELLE.
Ô ciel ! que voulez-vous dire ?
LÉANDRE.
Selon les apparences, vous le saurez bientôt. Assurez mon père du désespoir où je suis d’avoir si barbarement abusé de ses bontés. Me promettez-vous ce que je demande ? Je vous en conjure les larmes aux yeux. Encore Une fois, adieu, divine Isabelle.
ISABELLE.
Oui, je vous promets... Sortons, Lisette, cet homme m’épouvante : j’ai le cœur saisi.
Scène III
LÉANDRE, PASQUIN
PASQUIN.
Savez-vous bien, mon très honoré maître, que vous tenez des discours qui ne sont pas trop sages ? Vous prenez un air tragique qui fait peur à tout le monde, et à moi tout le premier. Souffrez que je vous fasse une petite question, et promettez-moi que vous ne vous en fâcherez pas.
LÉANDRE.
Je te le promets.
PASQUIN.
Est-ce que vous devenez fou, sauf correction ?
LÉANDRE, en soupirant.
Malheureux que je suis ! Souviens-toi de ce qu’elle m’a dit de mon père. Je ne mérite plus de vivre.
PASQUIN, le caressant.
Mon cher petit maître !
LÉANDRE.
Console-toi, je me souviens de tes bons services.
PASQUIN, pleurant.
Que diantre voulez-vous dire ? Oubliez-les, et vivez. Allez-vous faire votre testament ?
LÉANDRE, d’un ton sévère.
Oh ! ne m’attendris point. Je te défends de t’affliger ; sinon, tu t’en trouveras mal, je t’en avertis.
PASQUIN, à part.
La peste !
Haut.
Oh ! Monsieur, je ne m’afflige point ; je meurs d’envie de rire.
LÉANDRE, d’un ton furieux.
De rire, scélérat ! Tu ris de mon malheur !
PASQUIN.
Eh non ! Monsieur, je ne ris ni ne pleure.
LÉANDRE.
Voilà comme je te veux. Tiens, prends cette lettre.
PASQUIN, d’un air empressé.
Oui, Monsieur.
LÉANDRE.
Porte la tout à l’heure à ce monsieur Salomon, à ce juif, à cet arabe, qui demeure ici près.
PASQUIN.
Cela vaut fait.
LÉANDRE.
Et ne manque pas de m’apporter réponse. S’il refuse ce que je lui demande, mets-toi en fureur contre lui, tonne, menace, éclate ; et, pour l’effrayer encore plus, fais-lui craindre les plus terribles effets de ma colère et de mon désespoir.
PASQUIN.
Laissez-moi faire, il va voir beau jeu !
LÉANDRE.
J’attends ton retour, pour te donner une autre commission.
PASQUIN.
Peut-on demander ce que c’est ?
LÉANDRE.
Je veux que tu prennes tous mes habits, pour les vendre le plus tôt qu’il sera possible, et m’apporter l’argent que tu en pourras tirer.
PASQUIN, pleurant.
Monsieur...
LÉANDRE, le voulant frapper.
Ah ! tu pleures, maraud !
PASQUIN.
Moi ! Si j’osais je serais gai ; mais je suis neutre. Je vais exécuter vos ordres.
LÉANDRE.
Et moi, t’attendre dans mon appartement ; car mon père pourrait venir dans ce salon, et il m’a défendu si absolument de paraître devant lui...
PASQUIN.
Voici Lisimon.
LÉANDRE, en sortant.
Je le crains encore plus que mon père.
Scène IV
LISIMON, PASQUIN
LISIMON.
Qu’as-tu, Pasquin ? Tu me parais bien agité.
PASQUIN.
Ma foi, Monsieur, on le serait à moins. Je crois que l’esprit de mon pauvre maître est tombé en syncope.
LISIMON.
Que veux-tu dire ?
PASQUIN.
Ce que je veux dire ? Il lui prend des accès qui me font trembler ; et je crains que la bile noire qui bouillonne dans ses veines ne lui fasse faire quelque mauvais coup.
LISIMON.
Sur qui ?
PASQUIN.
Sur lui-même. Savez-vous, Monsieur, que je le soupçonne d’avoir le dessein de se brûler la cervelle ?
LISIMON, d’un air goguenard.
Diable !
PASQUIN.
Je l’ai surpris tantôt qui chargeait ses pistolets, et qui essayait sa posture devant un miroir. Il a le cerveau fêlé, sur ma parole.
LISIMON, en souriant.
Tout de bon ?
PASQUIN.
Oui, tout de bon ; et il pourrait bien achever de le casser.
LISIMON, d’un ton railleur.
Cela est épouvantable !
PASQUIN.
Ah ! vous raillez ! Je ne badine pas, moi, je vous le signifie.
LISIMON, en riant.
Effectivement, tu prends un ton si pathétique, qu’il s’en faut peu que tu ne m’effrayes. Ton maître t’a fait un beau rôle, et tu le joues très naturellement.
PASQUIN.
Comment l’entendez-vous ?
LISIMON.
Précisément comme il faut l’entendre.
PASQUIN.
Vous croyez être bien fin.
LISIMON.
Assez pour ne pas donner dans tes panneaux : je te connais pour un homme qui sait les tendre subtilement. Si j’étais assez sot pour te croire, j’irais communiquer ma peur à Géronte, qui ne manquerait pas de faire quelque folie pour achever de gâter son fils. À d’autres, mon ami, à d’autres ! tu ne me vendras pas tes coquilles.
PASQUIN.
Si j’étais un peu plus en humeur de rire, je rirais bien de votre prétendue subtilité ; mais, morbleu ! le fait est trop sérieux pour perdre le temps à badiner. Pensez-vous que, s’il ne se croyait pas sur le point de mourir, il ferait vendre sa garde-robe ? Vous allez voir, dans un moment, la preuve de ce que je vous dis ; car, moi qui vous parle, moi, je suis chargé de cette commission, que j’exécuterai, dès que j’aurai rendu cette lettre, et que j’en aurai rapporté la réponse.
LISIMON.
Tu veux bien me la confier ?
PASQUIN.
Volontiers ; aussi-bien n’est-elle point cachetée. Je suis curieux de savoir ce qu’elle contient, car je n’ai pas eu le temps de la lire.
LISIMON.
Tu vas le savoir, si tu ne le sais pas.
PASQUIN.
Si tu ne le sais pas ! Je suis donc un menteur ?
LISIMON.
Je ne dirai pas cela crûment : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’assez souvent tu sais substituer à la vérité des faits que tu imagines selon le besoin.
PASQUIN.
Et vous, Monsieur, à force de raisonnements vous craignez si mal à propos d’être dupé, que vous êtes la dupe de vous-même.
LISIMON.
Cela peut être. Lisons la lettre de ton maître au sieur Salomon. Oh, oh ! l’adresse est originale.
Il lit.
« À MONSIEUR, MONSIEUR SALOMON, Doyen des Usuriers.
Voilà un beau titre qu’il donne à ce voisin !
Continuant de lire.
« Vieux coquin...
PASQUIN.
C’est débuter magnifiquement !
LISIMON lit.
« Si tu ne remets pas, à l’ouverture de cette lettre, au porteur qui te la rendra de ma part, les diamants que je t’ai donnés en gage pour cent louis d’or, dont je n’ai jamais touché que cent pistoles, je te jure, foi d’homme d’honneur, que je t’assommerai la première fois que j’aurai le malheur de te voir. Tu sais que je ne manque jamais à ma parole ; fais sur cela de promptes réflexions : et, si tu ne conclus pas comme je le désire, fais ton testament. Au surplus, vieux coquin, exécrable usurier, bourreau des jeunes gens, je te promets de te payer les cent louis que tu m’as escroqués, dès que j’aurai de l’argent comptant ; et tu peux garder la présente pour ta sûreté.
« LÉANDRE. »
PASQUIN.
Belle pièce à garder !
LISIMON.
Effectivement, mon cher Pasquin, voilà un style qui ne peut être sorti que d’un cerveau bien timbré.
PASQUIN.
Vous voyez présentement si je badine.
LISIMON.
Franchement, je commence à te croire.
PASQUIN.
Monsieur, en vérité, vous avez bien de la bonté.
LISIMON.
Pardonne-moi mes défiances passées ; tu sais que tu m’as affiné quelquefois.
PASQUIN.
Comme vous vous piquez d’être fin, je faisais assaut d’esprit avec vous. Mais, une bonne fois, donnez-moi votre confiance, et je veux être le plus grand maraud qui respire, si je ne me comporte pas avec vous de la meilleure foi du monde.
LISIMON.
Me le promets-tu ?
PASQUIN.
Oui, par ma foi ; fiez-vous à moi : j’aimerais mieux mourir que d’en abuser.
LISIMON.
Voilà qui est fait ; agissons de concert. Au fond, il ne s’agit ici que de sauver ton maître de l’affreux précipice où il s’est jeté ; mais de l’en tirer par degrés, et sans consulter son père, dont l’aveugle tendresse achèverait de le corrompre. Veux-tu m’aider dans ce louable dessein ?
PASQUIN.
De tout mon cœur. Vous savez que je ne suis pas maladroit.
LISIMON.
Quand tu veux, tu es impayable.
PASQUIN.
Eh bien ! je vous livre tout ce que je vaux.
LISIMON.
J’y compte. Commençons par l’affaire des diamants : je t’avertis qu’il serait dangereux pour toi de porter la lettre qui les réclame si cavalièrement.
PASQUIN.
Je le sens bien.
LISIMON.
Je me charge, moi, de cette commission.
PASQUIN.
Ma foi, vous m’obligez ; je n’aime pas les affaires qui mènent au Châtelet.
LISIMON.
Je vais payer l’usurier, retirer les diamants, et te les remettre pour les porter à ton maître, à qui tu feras d’autant mieux ta cour, qu’il faut que tu te donnes tout le mérite de les avoir recouvrés : tu lui feras un récit pathétique de ce grand et pénible exploit.
PASQUIN.
Ah ! je vous réponds qu’il sera bien assaisonné.
LISIMON.
Tu ne saurais trop te faire valoir en cette occasion.
PASQUIN.
Laissez faire à Marc-Antoine.
LISIMON.
Car il est nécessaire, et même essentiel, qu’il ignore, au moins pendant quelque temps, les efforts qu’on veut bien faire encore pour le sauver. Je suis sûr que tu aimes trop ton maître pour nous trahir.
PASQUIN.
Vous avez raison, je l’aime plus que moi-même, et ce serait le trahir que de vous tromper.
LISIMON.
Voilà parler en homme d esprit et en honnête homme : tu m’inspires de la confiance.
PASQUIN.
Vous me connaîtrez à l’user.
LISIMON.
Au revoir. Je m’en vais chez monsieur Salomon.
Scène V
PASQUIN, seul
Il faut que je sois le meilleur cœur du monde, puisque je renonce à duper cet homme là : je m’en faisais un point d’honneur, pour me venger de ses défiances, et lui faire sentir la supériorité de mon génie ; mais, en cette occasion-ci, je veux le servir de bonne foi, et sacrifier mes talents et ma gloire à l’intérêt de mon cher maître. À l’égard de son père, c’est une autre affaire, et je me réserve au moins le pouvoir de le vexer pour mes menus plaisirs. Voici le bon homme tout à propos.
Scène VI
GÉRONTE, PASQUIN
GÉRONTE.
Eh bien ! Pasquin, que fait mon fils ?
PASQUIN.
Des folies.
GÉRONTE.
Dans ma maison ?
PASQUIN.
Où est-ce qu’on n’en fait pas ?
GÉRONTE.
Ma foi, je n’en sais rien. Mais, quelles sont donc ici les folies de mon fils ?
PASQUIN.
Le récit en serait long. Je me borne à vous annoncer la plus grande et la plus nouvelle ; elle surpasse toutes les autres ; elle vous épouvantera.
GÉRONTE.
Bon Dieu ! qu’est-ce donc ?
PASQUIN.
Il est amoureux.
GÉRONTE.
Peste soit du faquin ! Je croyais tout perdu. Va, je connais mon fils ; il n’est pas capable d’aimer.
PASQUIN.
Et moi, je vous dis qu’il aime à la rage.
GÉRONTE.
Eh ! qui donc ?
PASQUIN.
Celle avec qui vous souhaitez de le marier.
GÉRONTE.
Isabelle ?
PASQUIN.
Justement.
GÉRONTE.
Je n’en crois rien.
PASQUIN.
Cela est pourtant aussi vrai, qu’il est vrai que j’aime Lisette. Ne le croyez-vous pas ?
GÉRONTE.
Que m’importe ?
PASQUIN.
Tenez, la voici : demandez-lui s’il n’est pas vrai que Léandre est amoureux d’Isabelle.
Scène VII
LISETTE, GÉRONTE, PASQUIN
LISETTE, lui faisant une profonde révérence.
Monsieur, votre très humble servante.
GÉRONTE.
Ah ! c’est donc toi, Lisette ?
LISETTE.
Moi-même, si je ne me trompe.
GÉRONTE.
Où est ta maîtresse ?
LISETTE.
Elle est dans son cabinet, occupée à serrer de l’argent.
GÉRONTE.
De l’argent ?
LISETTE.
Oui, Monsieur ; elle vient de toucher six mille francs de votre notaire, qui a bien voulu les apporter ici : il nous a dit le plus poliment du monde, qu’il nous trouvait toutes deux fort jolies, et qu’il se faisait un plaisir de nous expédier promptement. Il est entré justement chez nous comme nous sortions pour aller chez lui. En vérité, c’est un notaire bien galant !
GÉRONTE.
Je le remercierai de sa politesse. Mais, dis-moi, mon enfant, pour changer de propos, est-il vrai que mon fils est amoureux d’Isabelle ?
LISETTE.
Voilà monsieur Pasquin, qui sait mieux que moi ce qui en peut être.
PASQUIN.
Vous avez entendu comme moi, Mademoiselle, ce que mon maître a dit à votre maîtresse.
LISETTE.
Monsieur, j’ai pris cela pour une fantaisie, ou pour une galanterie tout au plus.
PASQUIN.
Mademoiselle, je vous prie de croire que mon maître n’est ni galant ni fantasque : sa déclaration était pure et simple, et la mienne aussi, je vous assure.
LISETTE, faisant la révérence à Pasquin.
Gela plaît à dire à Monsieur.
PASQUIN, lui faisant une révérence.
Et il faut que Mademoiselle se plaise à l’entendre.
LISETTE, vivement.
Mais, Monsieur...
PASQUIN, du même ton.
Mais, Mademoiselle...
GÉRONTE, impatienté.
Monsieur, Mademoiselle, Mademoiselle et Monsieur... Voyez les beaux compliments ! Croyez-vous que je n’aie d’autre affaire que d’entendre vos impertinences ?
PASQUIN.
Ah, ah ! Monsieur, mademoiselle Lisette n’en dit jamais.
LISETTE.
Ni monsieur Pasquin non plus, je vous en réponds.
GÉRONTE.
Encore ? Morbleu ! plus de verbiage ; venons au fait. Répondez, péronnelle.
PASQUIN, d’un air indigné.
Péronnelle !
GÉRONTE.
Te tairas-tu, faquin ?
LISETTE, du même air.
Faquin !
GÉRONTE.
Corbleu ! je donnerai vingt soufflets au premier de vous deux qui parlera sans que je l’interroge.
À Lisette.
Mon fils a-t-il fait une déclaration d’amour à ta maîtresse ?
LISETTE.
En forme.
PASQUIN.
Oui, Monsieur, formaliter, comme dit le latin.
GÉRONTE.
Si tu parles, ni latin, ni français, je te romprai les bras.
PASQUIN.
Parlez, Mademoiselle ; mon tour viendra, s’il plaît à Dieu.
GÉRONTE, à Lisette.
Réponds précisément, et surtout en peu de mois. Que dit ta maîtresse de cette déclaration ?
LISETTE.
Rien.
GÉRONTE.
Est-ce qu’elle ne t’a pas confié ses sentiments ?
LISETTE.
Non.
GÉRONTE.
Est-ce la première déclaration qu’il lui a faite ?
LISETTE.
Oui.
GÉRONTE.
Dis-tu bien vrai ?
LISETTE.
Oh !
GÉRONTE.
Rien, non, oui, oh ! Ne sais-tu répondre que par monosyllabes ?
LISETTE.
Voilà comme je réponds quand je crains d’ennuyer.
PASQUIN, riant sous son chapeau.
Ma Lisette vaut son pesant d’or.
GÉRONTE, à Pasquin.
Que dis-tu ?
PASQUIN.
Rien.
GÉRONTE.
Je crois que tu plaisantes ?
PASQUIN.
Non.
GÉRONTE.
Te souviens-tu de ce que je t’ai promis ?
PASQUIN.
Oui.
GÉRONTE.
Ne t’avise pas de rire mal à propos.
PASQUIN.
Oh !
GÉRONTE, lui donnant un soufflet qu’il esquive.
Ah ! tu es le singe de Lisette !
PASQUIN, parlant de loin.
Je ne suis pas un singe, Monsieur ; et, grâce au ciel, j’ai le talent d’être original.
GÉRONTE.
Eh bien ! monsieur l’original, parle-moi sérieusement, ou je t’assomme. Que penses-tu de la déclaration que ton maître a faite ? Puis-je compter qu’il soit vraiment amoureux ? Parle sans badiner ; mais plus de monosyllabes, je te le signifie.
PASQUIN, lentement.
Monsieur, puisqu’il faut donc parler... catégoriquement, je vous dirai qu’après avoir mûrement pesé, balancé, considéré la cruelle disposition... de monsieur votre fils... mon très honoré maître...
GÉRONTE.
Eh ! avance donc, bourreau. J’aimerais mieux tes monosyllabes que tes paroles empesées.
PASQUIN.
Comme vous haïssez la brièveté, j’ai cru qu’une dose de circonlocutions...
GÉRONTE.
Que n’ai-je un bâton sous la main !
PASQUIN, parlant de loin.
Ah ! un bâton ! Avant qu’il soit peu vous me ferez réparation, je vous le prédis.
GÉRONTE, courant après lui.
Réparation ! Attends-moi, maraud, attends-moi.
Scène VIII
GÉRONTE, LISETTE
GÉRONTE.
Ce scélérat m’a mis hors d’haleine.
LISETTE.
Reprenez-la doucement : soufflez tout à votre aise, je ne suis point pressée.
GÉRONTE.
Vas-tu recommencer ?
LISETTE.
Ne craignez rien, vous m’avez mise de mauvaise humeur.
GÉRONTE.
Pour avoir voulu rosser ce fripon-là ?
LISETTE.
Sans doute.
GÉRONTE.
Prends garde de m’impatienter aussi, je te donnerons ton congé.
LISETTE.
Qu’est-ce que cela me ferait ? Je m’en vais au couvent, et pour toute ma vie.
GÉRONTE.
Hum ! Pour un parti si sérieux tu as l’œil bien égrillard.
LISETTE.
Mon œil a beau dire, il faut faire une fin.
GÉRONTE.
D’accord ; mais ce n’est pas là la fin qu’il désire, ou ta mine est bien trompeuse.
LISETTE.
Au pis-aller, nous nous consolerons mutuellement, ma maîtresse et moi.
GÉRONTE.
Comment ! Est-ce que ta maîtresse prend le même parti ?
LISETTE.
Oui, par nécessité ; et moi, par compagnie. Nous venons de toucher sa dot, et ses bijoux fourniront la mienne.
GÉRONTE.
Je n’entends point cela, j’ai d’autres desseins en tête ; et je prétends qu’Isabelle, par reconnaissance, m’aide à retirer mon fils de ses désordres.
LISETTE.
C’est une tâche bien difficile.
GÉRONTE.
Très facile, au contraire, s’il est vraiment amoureux d’elle.
LISETTE.
On le dirait ; car il a voulu se tuer pour l’en convaincre.
GÉRONTE.
Se tuer ! Tout de bon ?
LISETTE.
Si ce n’était pas tout de bon, il est grand comédien, car il nous a fait grand’peur.
GÉRONTE.
Oh ! pour faux, il ne l’est point, j’en suis sûr.
LISETTE.
Oh bien ! prenez donc garde à lui ; car il nous a fait entendre assez clairement qu’il n’avait pas encore vingt-quatre heures à vivre.
GÉRONTE.
Je suis mort ! Que la peste étouffe Lisimon ! C’est lui qui m’empêche de me livrer à mes sentiments : il me désespère avec sa chienne de prudence. Vous verrez qu’il sera cause que je perdrai mon fils ; un fils que j’aime à la fureur, et à qui je n’oserais le témoigner, de peur de déplaire à ce vieux fou. Allons, je m’en vais trouver ce pauvre garçon, et faire tout ce qu’il voudra.
LISETTE.
Je ne suis qu’une jeune fille ; mais si j’étais dans le cas où vous êtes, je me conduirais plus sagement. Vous, qui passez pour un grand esprit...
GÉRONTE.
Eh bien ?
LISETTE.
Oh ! je n’ose achever ; mais vous comprenez bien ce que je veux dire.
GÉRONTE.
Tu veux dire que jf n’ai pas le sens commun. Parle net, je te le permets.
LISETTE.
Ma foi, vous avez deviné.
GÉRONTE.
Tu as raison ; la tendresse paternelle m’aveugle.
LISETTE.
Voulez-vous vous fier à moi ? Je vous tirerai d’affaire sans vous commettre.
GÉRONTE.
Et par quel moyen ?
LISETTE.
Par le moyen de ma maîtresse ; c’est moi qui la gouverne.
GÉRONTE.
Tant pis.
LISETTE.
Dites tant mieux. Je veux qu’elle force Léandre à devenir raisonnable : l’amour produira ce miracle.
GÉRONTE.
Il sera nouveau.
LISETTE.
Il n’en sera pas moins réel, je vous en réponds. Laissez-moi conduire la barque, vous la verrez arriver à bon port.
GÉRONTE.
Ta tête est bien jeune pour gouverner celle des autres.
LISETTE.
Une tête comme la mienne, secondée par l’amour, vaut mieux que cent têtes comme la vôtre. Je vais mettre les fers au feu, ne craignez plus rien.
GÉRONTE.
Eh bien ! si tu réussis, je te promets une dot.
LISETTE.
Eh ! où la prendrez-vous ? On dit que vous êtes ruiné.
GÉRONTE.
Ne te mets pas en peine. Entre nous (mais sois discrète) je suis encore assez riche, mon enfant, pour faire ta petite fortune.
LISETTE.
Pas si petite, s’il vous plaît.
GÉRONTE.
Tu seras contente. Mais, dis-moi, crois-tu qu’Isabelle ait du penchant pour mon fils ?
LISETTE.
Je n’en sais rien encore ; mais, que cela soit ou non, comptez que la reconnaissance peut tout sur son cœur, et qu’il n’est pas nécessaire que l’amour s’en mêle.
GÉRONTE.
Tu réveilles mes espérances, ma chère Lisette. Je veux encore me contraindre à l’égard de mon fils, jusqu’à ce que j’apprenne le succès de ton projet.
LISETTE.
Vous en aurez bientôt des nouvelles : si elles sont bonnes, souvenez-vous de ma dot.
GÉRONTE.
Pour le couvent ?
LISETTE.
Supposez un peu de mariage, cela ne gâtera rien.
ACTE III
Scène première
PASQUIN, seul
Morbleu ! qu’est-il devenu ? Je ne le trouve ni dans son appartement, ni dans aucun coin de la maison. Aurait-il pu risquer une seconde sortie ? Ah ! mon cher maître, où vous chercherai-je ? N’êtes-vous point au For-l’Évêque ?
Scène II
LÉANDRE, PASQUIN
LÉANDRE, entrant brusquement.
Pas encore, comme tu vois.
PASQUIN.
En robe de chambre ! Eh ! d’où diable sortez-vous ?
LÉANDRE.
De mon cabinet, où j’étais enfermé. Que ne frappais-tu ?
PASQUIN.
Je vous croyais échappé, car vous ne vous enfermez jamais. Eh ! que faisiez-vous tout seul ?
LÉANDRE.
Mes dernières dispositions.
PASQUIN.
Quelle folie !
LÉANDRE.
Cela fait, j’ai rempli mes malles ; j’y ai tout mis, comme tu vois.
PASQUIN.
Comment ! vous ne vous êtes pas déshabillé pour vous mettre à votre aise ?
LÉANDRE.
Non. Je me suis mis ainsi par nécessité.
PASQUIN.
Ah ! que dites-vous ? L’habit que vous portiez ce matin, vous l’avez aussi fourré dans vos malles ?
LÉANDRE.
Comme je n’en aurai plus besoin...
PASQUIN.
Bon, bon !
LÉANDRE.
Il est entré dans le marché que j’ai fait.
PASQUIN.
Vos habits sont déjà vendus ?
LÉANDRE.
Affaire consommée. Pendant que tu étais dehors, j’ai trouvé l’occasion de m’en défaire, et j’en ai profité sur-le-champ.
PASQUIN.
Avez-vous livré vos malles ?
LÉANDRE.
Pas encore ; mais on doit venir les prendre à l’instant.
PASQUIN.
Fort bien. Eh ! qui est votre acheteur ?
LÉANDRE.
Ma foi, j’ai oublié son nom ; c’est la Fleur qui m’a procuré cette occasion.
PASQUIN.
Qui ? ce faquin que vous avez pris à votre service malgré moi, ce gibier de potence, ce fils de sergent dont le père est mort aux galères ? Vous confiez vos habits à ce maraud-là ?
LÉANDRE.
Ce n’est pas à lui que je les vends, c’est à son cousin, qui est un très honnête homme, à ce qu’il m’assure.
PASQUIN.
Ah ! Monsieur, soyez sûr qu’il n’est pas possible que le cousin de la Fleur soit un honnête homme.
LÉANDRE.
Tais-toi. Tu te déchaînes contre la Fleur, parce que tu es jaloux de son marché.
PASQUIN.
Ma foi, mon cher patron, dupe vous avez été, dupe vous êtes, et dupe vous serez.
LÉANDRE.
Tais-toi, te dis-je ; tu sais que je n’aime pas les sots compliments.
PASQUIN.
Mais, du moins, permettez que je vous demande pourquoi vous vous dépouillez tout-à-fait.
LÉANDRE.
Pour me punir de mes folies, et faire argent de tout. Je veux convaincre mon père, que, quoiqu’on m’ait gâté l’esprit, on n’a pas pu gâter mon cœur.
PASQUIN.
J’approuve ce dessein ; mais vous n’êtes plus obligé de l’exécuter ; il vous rentre un effet considérable.
LÉANDRE.
As-tu porté ma lettre à ce vieux juif ?
PASQUIN.
En doutez-vous ?
LÉANDRE.
Comme je suis en malheur, et que tu ne me parfois point de cette affaire, je la croyais manquée, ou différée de quelques jours.
PASQUIN.
Manquée, dites-vous ? Jamais affaire n’a mieux réussi.
LÉANDRE.
Tout de bon ?
PASQUIN.
Vous allez voir.
LÉANDRE.
Si j’étais capable de sentir de la joie, j’en serais transporté ; mais, de quelque chagrin que je me sente accablé, je brûle de savoir comment la chose s’est passée ; fais m’en le récit bien circonstancié.
PASQUIN, à part.
Allons, mon imagination, faites merveilles.
LÉANDRE.
Peins-moi bien la contenance de mon cher Salomon à la lecture de mon épître.
PASQUIN.
Il se souviendra de nous, sur ma parole.
LÉANDRE.
Oh ! je te crois. Eh bien ?
PASQUIN.
D’abord, je suis entré dans son bureau d’un air furibond, comme vous me voyez présentement.
LÉANDRE.
C’était fort bien débuter. Après ?
PASQUIN.
Mon air l’a fait pâlir ; car, dès que j’ai les yeux en feu, on ne peut soutenir mes regards.
LÉANDRE.
Je ne te croyais pas si terrible.
PASQUIN.
C’est que je me modère devant vous.
LÉANDRE.
Tu ne fais pas mal. Poursuis.
PASQUIN.
Quand je l’ai vu si troublé, si tremblant, je lui ai dit d’un ton fier et rude : Tenez, bon homme, mettez vos lunettes, et lisez attentivement ce petit mot d’avis ; pesez-en bien les expressions, mon ami ; elles sont significatives, et n’ont pas besoin d’interprète.
LÉANDRE.
Bravo !
PASQUIN.
Ayant pris la lettre, il l’a lue deux fois sans rien dire, mais toujours tremblant comme la feuille ; ensuite, il m’a prié très humblement de me retirer, m’assurant que demain, sans faute, il vous ferait réponse.
LÉANDRE.
Comment ! c’est là tout ?
PASQUIN.
Vraiment, vous n’y êtes pas. Réponse tout a l’heure, lui ai-je dit d’un ton impérieux ; je ne sors point que vous ne l’ayez faite. Ah ! monsieur Pasquin, ne vous fâchez pas, m’a-t-il répondu, je m’en vais écrire à votre maître. Il ne s’agit pas d’écrire, lui ai-je répliqué, mais de faire sur-le-champ ce qu’il vous ordonne ; c’est l’unique réponse qu’il exige. Têtebleu ! je n’entends pas plus raillerie que mon maître. Dépêchons, ai-je ajouté en mettant la main sur la garde de mon épée ; nos diamants. Il a voulu crier au meurtre ; je l’ai pris à la gorge, en le menaçant de l’étrangler et de le hacher en pièces, s’il osait crier ou bouger de sa place. Mon courage héroïque l’a tellement épouvanté, qu’il a pris sagement le parti de capituler. Voilà vos diamants, m’a-t-il dit en les tirant de son bureau ; mais est-il juste, monsieur Pasquin, que je perde mes cent louis d’or ? Tu ne les perdras pas, vieux coquin, lui ai-je dit, et je t’en réponds sur mon honneur. Ah ! cela suffit, m’a-t-il répliqué ; votre parole est de l’or en barre, je tiens mon argent pour reçu ; voilà vos diamants.
LÉANDRE.
Quoi ! sérieusement, il te les a remis ?
PASQUIN.
Si bien, que les voici : voyez s’il en manque un seul.
LÉANDRE.
Non, parbleu ! je les vois tous, et je les reconnais. Ah ! mon cher Pasquin, que je t’ai d’obligation !
PASQUIN.
Vous voyez de quel prix est un valet aussi fidèle qu’intrépide.
LÉANDRE.
J’avoue que je ne te croyais pas si courageux.
PASQUIN.
Ah, diable ! c’est que vous ne m’avez pas vu dans l’occasion : employez-moi hardiment, si elle se présente, et vous verrez de quel bois je me chauffe.
LÉANDRE.
Ma foi, tu m’étonnes. Tu m’avais donc caché ta valeur ?
PASQUIN, prenant du tabac.
Les vrais braves sont toujours modestes.
LÉANDRE.
Cela est vrai. Au reste, tu mérites récompense ; et tu peux compter que je ne t’oublierai pas.
Scène III
ISABELLE, LISETTE, LÉANDRE, PASQUIN
LISETTE, bas, à Isabelle.
Ne lui faisons pas connaître que nous le cherchons, et feignons de le rencontrer par hasard.
ISABELLE.
Suis-moi, Lisette, nous reviendrons bientôt. Ai-je un carrosse ?
LISETTE.
Il vous attend. Ah ! Messieurs, la rencontre est heureuse.
ISABELLE, à Léandre.
C’est vous, Monsieur ! Eh ! bon Dieu ! dans quel équipage vous voilà !
LÉANDRE.
Je suis honteux de paraître ainsi devant vous, et vous me permettrez...
ISABELLE.
Non, non : restez un moment, je vous dispense du cérémonial.
LISETTE.
Monsieur va-t-il se mettre au lit ?
PASQUIN.
Oui. Comme il s’ennuie, je m’en vais le coucher.
LISETTE.
À l’heure qu’il est ?
LÉANDRE.
Quand on est malade, on se couche à toute heure.
ISABELLE.
Eh ! quel est votre mal ?
PASQUIN.
Son mal est dans la tête.
LÉANDRE, bas, à Pasquin.
Si tu ne te tais...
LISETTE.
Effectivement, vous paraissez changé.
ISABELLE, à Léandre.
Vous devriez prendre un peu l’air.
PASQUIN.
Non ; le grand air lui serait contraire, celui de sa chambre lui convient mieux.
LISETTE.
Pasquin est donc votre médecin ?
PASQUIN.
Sans doute. Je le purge quelquefois de ses mauvaises humeurs.
LÉANDRE, à Pasquin, d’un air menaçant.
Si ce n’était Mademoiselle...
LISETTE, à Léandre.
Est-ce qu’elle a quelque crédit sur votre esprit ?
LÉANDRE.
Ah ! Lisette, elle peut tout sur mon esprit et sur mon cœur.
ISABELLE.
Il n’y aurait que l’expérience qui pût m’en convaincre.
LÉANDRE.
Qu’exigez-vous de moi ? Parlez.
ISABELLE.
Puisque vous m’y invitez si gracieusement...
LISETTE.
Il faut le prendre au mot ; voyons un peu ce qui en résultera.
ISABELLE.
Effectivement, si j’ai bonne mémoire, vous avez voulu me persuader tantôt que vous aviez quelque inclination pour moi.
LÉANDRE, vivement.
Quelque inclination ! Je n’ai jamais vraiment aimé que vous ; je vous aimerai jusqu’à mon dernier soupir : c’est peu dire que je vous aime, je vous adore !
LISETTE.
Cela est fort.
LÉANDRE, à Isabelle.
Mais, vous-même, ne m’avez-vous pas assuré que vous n’en doutiez pas ?
LISETTE.
Oui ; mais de pareilles protestations de votre part ont grand besoin de confirmation.
LÉANDRE, à Isabelle, d’un air désespéré.
Eh bien ! s’il ne m’en coûte que la vie pour vous confirmer mes sentiments...
ISABELLE.
Plus de ces démonstrations, je vous prie ; tenez-vous pour averti que je les déteste.
PASQUIN.
Et toi, Lisette ?
LISETTE.
Oh ! pour les tiennes, elles m’amusent.
PASQUIN.
Fort bien, mon adorable ! il faut se tuer pour vous divertir !
ISABELLE, à Léandre.
Une chose encore que je ne puis souffrir, c’est cet air de désespoir que vous affectez.
LÉANDRE.
Il n’est point affecté, je vous jure.
ISABELLE.
Affecté ou non, il me déplaît souverainement. Eh ! qu’ai-je affaire d’un amant chagrin ? Vous ne pouvez inspirer que la tristesse. Est-ce là le moyen de plaire ? Si vous persistez dans cette humeur noire, un couvent est moins ennuyeux que vous. Oh bien ! je vous signifie que, pour croire que vous m’aimez, il faut que je vous voie un air tout différent : je veux que la tranquillité, que la joie même règne sur votre visage.
PASQUIN, prenant la main de Léandre, chante.
Allons gai, toujours gai, la relira la la lanrire, etc.
LÉANDRE, le prenant à la gorge.
Ah ! bourreau, je ne sais qui me tient...
ISABELLE.
C’est donc là le crédit que j’ai sur vous ? Adieu, Monsieur, vous ne me verrez plus.
LÉANDRE.
Pardon, charmante Isabelle ; vous allez me voir tout autre. Mon cher Pasquin, demande grâce pour moi.
PASQUIN, d’un ton absolu.
Lisette, si tu m’aimes, je te commande de la faire rester.
LISETTE.
Allons-nous-en, Mademoiselle.
PASQUIN, la retenant.
Ah, tigresse !
LÉANDRE, à Isabelle.
Si vous sortez, je ne vivrai pas un instant.
ISABELLE.
Encore des menaces ?
LÉANDRE.
C’est pour la dernière fois, sur mon honneur.
ISABELLE.
Souvenez-vous de ce serment, et promettez-moi de m’obéir, sans réserve, sur tout ce que j’exigerai de vous.
LÉANDRE.
C’en est fait ; ordonnez, je ne balancerai pas.
LISETTE.
Nous allons voir. Allons, Mademoiselle, usez bien de vos droits.
ISABELLE.
Je me rappelle tous les discours que vous m’avez tenus, Monsieur ; ils me font comprendre, aussi-bien qu’à Lisette, que vous avez formé contre vous-même un dessein barbare et funeste.
LÉANDRE.
Pourquoi vous imaginer ?...
ISABELLE.
Point de discours. Ouvrez-moi votre cœur en ce moment, et sans hésiter, ou je vous déclare que je ne croirai pas un seul mot de vos protestations.
LÉANDRE.
Eh bien ! il faut vous l’avouer ; l’état affreux où je me suis plongé par ma conduite extravagante, les vives persécutions de mes créanciers, l’impossibilité où je suis de les payer ; et, ce qui me désespère bien plus que tout le reste, les plaintes, les cris, la juste colère de mon père, qui me défend de me présenter à sa vue, et que mes dissipations ont jeté dans la misère ; mille autres chagrins, des reproches sanglants que j’essuie de toutes parts ; tant de sujets d’inquiétudes et de douleurs m’ont mis en fureur contre moi-même, et fait prendre la résolution d’attenter sur ma vie, dès que j’aurais pu recouvrer quelques effets que je veux laisser après moi.
ISABELLE.
Cet aveu sincère est une première preuve de votre amour, mais j’en exige encore deux autres : la première, c’est que vous me fassiez serment que vous triompherez de votre désespoir.
LÉANDRE.
Eh ! pourquoi voulez-vous que je vive ?
ISABELLE.
Pour m’aimer.
LÉANDRE.
Vous le voulez absolument ?
ISABELLE.
Absolument.
LÉANDRE.
Je vous obéirai, et je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré.
ISABELLE.
Ce n’est pas tout, je veux que vous me livriez toutes vos armes, pour tout le temps qu’il me plaira de les garder, et que vous me donniez votre parole d’honneur que pendant ce temps-là vous ne sortirez point.
LÉANDRE.
Ma parole d’honneur ! eh bien ! je vous la donne : êtes-vous contente ?
ISABELLE.
Je le serai quand j’aurai vos armes.
LÉANDRE.
Tiens, Pasquin, voilà la clef de mon cabinet ; apporte tout aux pieds d’Isabelle.
PASQUIN.
Je m’en vais vider l’arsenal. N’y a-t-il rien de caché ?
LÉANDRE.
Non, sur mon honneur.
LISETTE.
Mais n’avez vous point en réserve quelque légère dose de mort-aux-rats ?
LÉANDRE.
Je jure que je n’y ai jamais pensé.
PASQUIN.
Je reviens tout à l’heure.
Scène IV
LÉANDRE, ISABELLE, LISETTE
LÉANDRE.
N’êtes-vous pas bien assurée maintenant que vous régnez despotiquement sur mon cœur ?
ISABELLE.
À vous dire le vrai, je commence à le croire.
LÉANDRE.
Ah ! si je puis me flatter d’être aimé de vous, rien n’égalera mon bonheur. Me permettez-vous de l’espérer ?
ISABELLE.
Le soin que je prends de conserver vos jours vous parle mieux que les plus vives expressions.
LÉANDRE.
Eh ! Pasquin, dépêche-toi. Qu’il est lent à exécuter vos ordres ! Je m’en vais le hâter.
LISETTE.
Cette impatience me plaît. Mais demeurez, le voici qui rentre.
Scène V
PASQUIN, apportant un fusil, une paire de pistolets, un poignard, une épée et un fourniment complet, LÉANDRE, ISABELLE, LISETTE
PASQUIN, d’un ton tragique.
Madame, à vos genoux j’apporte cette épée, toutes nos armes à feu et nos munitions de guerre.
ISABELLE, à Léandre.
Est-ce tout ?
LÉANDRE.
S’il y manque rien, accablez-moi de haine et de mépris.
ISABELLE.
Je suis contente.
PASQUIN chante à Isabelle.
Triomphez, charmante reine, triomphez, etc.
LÉANDRE, secouant Pasquin.
Parbleu ! tu es bien impertinent !
PASQUIN.
Parbleu ! vous n’aimez guère la musique !
LISETTE.
Ce n’est pas tout, il faut que j’aie mon tour. Allons, monsieur Pasquin, votre épée.
LÉANDRE.
Oh ! elle n’est pas à craindre.
LISETTE.
Non pour lui, mais pour vous ; c’est une occasion prochaine.
PASQUIN.
Tenez, ma reine, je mets entre vos mains une arme bien redoutable.
LISETTE.
Donnez.
PASQUIN.
À condition que vous m’aimerez ; c’est une condition sine qua, non.
LISETTE.
Sine qua, non ! Quelle langue est-ce là ?
PASQUIN.
C’est la langue de l’amour.
Voyant qu’Isabelle veut prendre les pistolets.
Attendez, Mademoiselle ; pour éviter tout accident, je m’en vais les vider. N’ayez pas peur.
Il décharge les deux pistolets.
Scène VI
GÉRONTE, ISABELLE, LISETTE, PASQUIN
GÉRONTE accourt, et Léandre disparaît.
Ah, bon Dieu ! quel bruit viens-je d’entendre ? Qu’est devenu mon fils ? Deux filles armées ! L’avez-vous tué ?
LISETTE.
Ne craignez rien, nos armes ne sont pas meurtrières.
GÉRONTE.
Mais, qui est-ce qui a tiré ?
PASQUIN.
C’est moi, sans vanité.
GÉRONTE.
Eh ! pourquoi diable as-tu fait ce fracas ?
PASQUIN.
C’est une réjouissance pour la paix.
GÉRONTE.
Pour la paix ?
PASQUIN.
Oui, Monsieur, la paix est faite entre votre fils et lui : voici les deux médiatrices, et l’amour est garant du traité. M’entendez-vous ?
GÉRONTE.
Que trop. Ah, cruel ami ! Ma chère Isabelle, que je vous ai d’obligation !
LISETTE.
Et à moi donc ?
GÉRONTE.
Va, Lisette, je n’oublierai pas la dot.
PASQUIN.
Et où la prendrez-vous ?
GÉRONTE.
De quoi te mêles-tu ?
PASQUIN.
J’y prends quelque intérêt.
LISETTE.
Avec votre permission, monsieur Pasquin, ne vous mêlez point de mes affaires.
PASQUIN.
Avec votre permission, mademoiselle Lisette, vos affaires seront bientôt les miennes.
ISABELLE.
Ne craignez plus rien pour Léandre, j’ai sa parole d’honneur.
GÉRONTE.
Vous me calmez ; mais j’ai eu belle peur.
Scène VII
LISIMON, GÉRONTE, ISABELLE, PASQUIN, LISETTE
LISIMON.
Qu’avez-vous, mon ami ? Vous me paraissez bien ému.
GÉRONTE.
J’ai pensé perdre mon fils ; sans Mademoiselle il se désespérait.
LISIMON.
Pauvre homme que vous êtes ! Vous vous effrayez des discours d’un jeune homme !
PASQUIN.
Ne blâmez point Monsieur ; l’affaire était sérieuse.
LISIMON.
Se peut-il que son extravagance ?...
ISABELLE.
Elle était très à craindre, je vous en réponds, et il serait dangereux de l’y faire retomber. Nous vous laissons tenir conseil sur le parti que vous avez à prendre.
Elles sortent en emportant les armes.
Scène VIII
GÉRONTE, LISIMON, PASQUIN
GÉRONTE, à Lisimon.
Que me conseillez-vous ?
LISIMON.
De tenir ferme. Si vous faites mal à propos la moindre démarche, votre fils n’en reviendra jamais.
GÉRONTE.
Ne vous ouvrez pas davantage, et regardez qui nous écoute.
PASQUIN.
Vous vous défiez de moi ? Bonjour et bonsoir.
GÉRONTE.
Oui, va-t’en.
LISIMON.
Non, reste. Vous lui faites tort. Je me fie à lui comme à moi-même.
PASQUIN.
Et vous faites bien ; sans cela, je vous ferais voir du pays. Mais, qu’est-ce que ceci ?
Scène IX
LA FLEUR, portant une malle, et suivi de deux hommes qui en portent chacun une autre, GÉRONTE, LISIMON, PASQUIN
PASQUIN, à la Fleur.
Où portez-vous ces malles, monsieur la Fleur ?
LA FLEUR.
Notre maître m’ayant dit qu’il voulait vendre sa garde-robe, j’en ai promis quatre mille francs pour mon cousin Broquant, qui est le plus honnête fripier des halles ; et mondit maître étant convenu du prix, j’emporte les malles pour mondit cousin.
PASQUIN.
Pour tondit cousin ? Commencez, messieurs les faquins, par déposer ici lesdites malles : ce fripon croit encore signifier un exploit.
GÉRONTE.
Dépêchons, ou je vous ferai pendre tous trois comme voleurs domestiques.
Les hommes qui portaient les malles les jettent et s’enfuient ; la Fleur reste.
LISIMON.
Avec votre permission, monsieur de la Fleur, votre dit maître a-t-il touché les quatre mille francs ?
LA FLEUR.
Pas encore. Je lui ai promis de lui apporter son argent dès que j’aurais livré la marchandise.
LISIMON.
Votre fils n’est pas défiant, comme vous voyez. Vous êtes un maître fripon, monsieur de la Fleur.
PASQUIN.
D’autant plus fripon, qu’il sait le prix de ce qu’il emporte. Ces habits valent plus de huit mille francs.
GÉRONTE.
Qu’on m’arrête ce misérable.
LISIMON.
Eh, non ! contentez-vous de le chasser.
GÉRONTE, poussant rudement la Fleur.
Va te faire pendre ailleurs.
Scène X
GÉRONTE, LISIMON, PASQUIN
LISIMON.
Oh çà ! mon cher Pasquin, il faut que tu fasses encore quelques petits mensonges à ton maître.
GÉRONTE.
Oh ! cela lui est aisé : les plus gros ne lui coûtent rien.
PASQUIN.
Monsieur tire toujours sur moi.
LISIMON.
C’est une vieille rancune, il n’en faut que rire.
GÉRONTE.
Mais pourquoi mon fils vendait-il ses habits ?
PASQUIN.
Par désespoir. Il dit que c’est pour faire un fonds qui, joint à ses diamants et à beaucoup d’argent qui lui est dû par des amis, pourra former une somme assez considérable, dont il disposera par son testament.
GÉRONTE, d’un air pleureur.
Par son testament !
LISIMON.
Eh ! ne vous alarmez point de la fougue d’un jeune étourdi. Tu lui diras, Pasquin, que tu as retenu ses malles, parce que tu as trouvé un autre acheteur qui t’en veut donner six mille francs : son père fournira la somme, et retiendra les habits. Nous comptons sur toi.
PASQUIN.
Et vous faites bien. Ah, ah ! voici une des malles ouvertes ! et je mets la main justement sur l’habit aux grandes aventures. Ô quelle étourderie !
LISIMON.
Quoi donc ?
PASQUIN.
Il a laissé son portefeuille dans cette poche.
LISIMON, lui arrachant le portefeuille.
Voyons.
PASQUIN.
Ah ! Monsieur, ne l’ouvrez pas ; c’est un magasin de sottises.
LISIMON.
Donne-le-moi, cela m’amusera : je parcourrai tantôt toutes ces pièces d’éloquence. Ce sont des lettres de femmes ?
PASQUIN.
Filles, femmes et veuves, tout lui est bon.
GÉRONTE.
Quelle corruption de mœurs ! Mon ami, nous aurons beau faire, nous ne le corrigerons jamais.
PASQUIN.
C’est selon. Si j’étais son père, je le mettrais si bien à l’épreuve, que je saurais une fois pour toujours à quoi m’en tenir sur son sujet.
GÉRONTE.
Eh ! que ferais-tu ?
PASQUIN.
J’achèverais de payer ses dettes, et je le remettrais en fonds.
GÉRONTE.
Le traître est d’accord avec lui pour nous duper.
PASQUIN.
Non, ma foi ; je vous indique tout naturellement l’unique expédient qui vous reste pour lire jusqu’au fond de son cœur.
GÉRONTE.
Bon, bon ! si je prenais ce parti-là, tu ne pourrais jamais t’empêcher de nous trahir.
PASQUIN.
Je ne vous trahirai point ; j’en fais serment sur mon honneur.
GÉRONTE.
Belle caution !
LISIMON.
Je l’accepte, et je m’y fie absolument.
GÉRONTE.
Songe qu’il y va du salut de ton maître.
PASQUIN.
Je donnerais ma vie pour lui.
LISIMON.
J’en suis persuadé. Apprends donc, mon cher Pasquin, que tous ses créanciers sont payés : cela s’est fait sous main, il l’ignore absolument ; et, bien loin de le tirer de peine, comme nous le pourrions, nous lui faisons croire qu’on le guette pour l’arrêter. J’ai fait passer déjà cinq ou six fois une troupe d’archers devant ses fenêtres : c’est ce qui l’empêche de sortir depuis quatre jours.
PASQUIN.
Oh ! pour ce coup, je mets pavillon bas devant vous : vous êtes plus fin que moi, je le confesse ; car j’ai donné, comme lui, dans le panneau ; mais tout ce que j’apprends ici me ravit.
GÉRONTE.
Ne va pas gâter notre besogne.
PASQUIN.
Si je la gâte, assommez-moi. Vous voyez que votre conduite s’accorde avec mes idées. Que je vais vous seconder de bon cœur, et me réjouir aux dépens de votre cher fils !
LISIMON.
Viens, suis-nous chez Géronte, où nous allons nous concerter.
ACTE IV
Scène première
GÉRONTE, LISIMON
LISIMON.
Ne précipitons rien, vous dis-je ; je lui ferai toucher vos six mille francs en temps et lieu ; mais, s’il vous plaît, avant que d’en venir là, je veux qu’il subisse toutes les épreuves que nous venons de concerter avec Pasquin : j’espère que l’effet sera décisif, et saura nous déterminer. Il faut se défier longtemps d’un jeune homme qui a longtemps vécu comme votre fils, et on ne peut chercher trop de moyens, croyez-moi, de connaître à fond ses dispositions présentes.
GÉRONTE.
Que nous sommes barbares !
LISIMON.
Que vous êtes pusillanime ! Eh, morbleu ! soyez homme une fois : vous n’avez que trop joué le rôle de père, prenez enfin celui de maître, et commencez par vous imposer la loi de suspendre et de cacher votre faiblesse.
GÉRONTE.
Mais, toute réflexion faite, mon cher ami, n’avons-nous pas fait assez souffrir ce pauvre enfant, en le réduisant au dernier désespoir ?
LISIMON.
Impatiences et vivacités de jeune homme, dont les fureurs ne prouvent point qu’il soit corrigé : il n’a pas encore, à beaucoup près, souffert les punitions qu’il mérite ; ses créanciers et son portefeuille ne l’ont que trop prouvé.
GÉRONTE.
Après tout, ce sont des folies de son âge : si on punissait aussi sévèrement tous les jeunes gens qui lui ressemblent, on boule verserait tout Paris.
LISIMON.
Dites plutôt que tout Paris rentrerait dans l’ordre, et que les vices n’y triompheraient pas comme ils font. Qui est-ce qui renverse l’ordre ? c’est la jeunesse.
GÉRONTE.
Eh ! n’est-elle pas faite pour le renverser ? chaque âge a ses fonctions.
LISIMON.
Pour un homme dont les mœurs sont si pures, vous prêchez une morale bien relâchée.
GÉRONTE.
C’est que je suis juste, et sais compatir à la faiblesse humaine : j’en ai tant de pitié, que s’il ne tenait qu’à moi je délivrerais tout à l’heure mon fils de ses tourments, quand il devrait encore m’en coûter le double de ce que j’ai déjà payé pour lui.
LISIMON.
C’est ce que je ne souffrirai point, ou bien nous romprons ensemble : je serai votre ami malgré vous, et je suis plus ami de votre fils, que vous ne l’êtes vous-même. Songez qu’il vous croit ruiné par sa faute : soyez plus constant dans vos résolutions, et gardez-vous bien de le désabuser avant qu’il l’ait mérité. De la circonstance où nous sommes, dépend tout le bonheur de sa vie, et du reste de vos jours : rien de plus sérieux.
GÉRONTE.
Oh bien ! faites donc comme vous l’entendrez ; je ne m’en mêle plus, et je vous livre mon fils.
LISIMON.
Me le promettez-vous ?
GÉRONTE.
Je vous en donne ma parole.
LISIMON.
Je suis content.
Scène II
PASQUIN, GÉRONTE, LISIMON
LISIMON.
Eh bien ! mon garçon, quelles nouvelles ?
PASQUIN.
De très sérieuses. Mon pauvre maître est si furieusement amoureux, qu’il n’y a que moi qui puisse lui faire paroli.
LISIMON.
Tant mieux.
PASQUIN.
Je gage qu’avec tout votre esprit et votre sang-froid, il vous serait impossible de décider lequel est le plus fou de nous deux. N’avez-vous pas entendu nos soupirs ?
LISIMON.
Comment, Pasquin ! tu soupires aussi ?
PASQUIN, poussant un long soupir.
Ah ! Monsieur, j’en perds la respiration.
LISIMON.
Finis donc, tu me ferais mourir de rire : je te croyais plus sage.
PASQUIN.
Les plus grands hommes ont leurs faiblesses. La friponne de Lisette m’a tourné la tête.
LISIMON.
Quelle pitié ! Qu’est-ce que tu tiens là ?
PASQUIN.
Des billets pour douze mille cinq cents livres.
GÉRONTE.
Comment, morbleu ! mon fils doit encore cela ?
PASQUIN.
Au contraire, c’est ce qui est dû à Monsieur votre fils.
LISIMON.
Ce qui lui est dû !
PASQUIN.
Vraiment oui. Quand il est en fonds, sa bourse est ouverte : il s’épuise par facilité pour soutenir les autres, et il emprunte pour se soutenir.
GÉRONTE.
Le bon cœur !
PASQUIN.
Dites plutôt, la bonne dupe !
LISIMON.
Procédé de jeune homme. Donne-moi ces billets, que je les lise.
PASQUIN.
Mais ne le blâmons pas en tout. Vous en trouverez ici deux de mille écus chacun, qu’il a gagnés au jeu sur parole d’honneur, qu’on a garantie par écrit.
LISIMON.
Les voici. Comment donc ! je connais particulièrement ces Messieurs ; ce sont des gens d’honneur, et de grande qualité : je réponds qu’ils paieront bientôt Léandre, et je me charge, moi, d’avancer cette somme pour eux. Jamais dette ne fut plus sûre que celle-là.
GÉRONTE.
J’en suis ravi.
LISIMON.
Voyons les autres billets. Celui-ci, de quatre mille francs, est signé d’Orville : n’est-ce pas le fils d’un fameux banquier qui se nomme Plantin ?
PASQUIN.
Justement ; il se donne des airs de condition, se fait appeler monsieur le Comte, perd son argent comptant, joue sur sa parole, brille dans un équipage superbe, dissipe une ample fortune, emprunte à grosse usure, et, pour être le singe des grands, soutient les fiais d’une nymphe à ses gages, et d’une petite maison où il la régale splendidement, avec de jeunes seigneurs qui se moquent de lui.
GÉRONTE.
C’est donc un des amis de mon fils ?
PASQUIN.
Intime ; ils se sont souvent associés pour se cautionner tour à tour.
LISIMON.
Oh bien ! monsieur le Comte, votre père va payer pour vous le billet, avant qu’il ait l’honneur de faire banqueroute. Monsieur Plantin a quatre mille francs à tirer sur moi ; ma dette acquittera celle du seigneur d’Orville. Quel est cet autre billet ? Je crois, Dieu me le pardonne, qu’il est de mon neveu !
PASQUIN.
De lui-même ; il commence à se former.
LISIMON.
Ah, ah ! petit drôle, vous faites aussi des billets !
PASQUIN.
Pourquoi non, puisqu’il sait écrire ?
LISIMON.
Autant de retranché sur vos menus plaisirs : il m’en coûtera deux mille cinq cents livres pour vous acquitter avec Léandre ; mais mon argent vous coûtera cher, sur ma parole. Est-ce là tout ?
PASQUIN.
Oui, Monsieur.
LISIMON.
Cela forme un total assez considérable, que je veux faire toucher à ton maître avant qu’il soit nuit.
À Géronte.
En y joignant six mille francs que vous m’avez livrés pour ses habits, il va recevoir dix-huit mille cinq cents livres, sans compter ses diamants, qui en valent plus de quinze mille. Nous verrons quel usage il fera de tous ces effets ; c’est la preuve capitale où je l’attends.
GÉRONTE.
Et qui me fait trembler pour lui, si ce fripon ne nous trompe point.
PASQUIN.
Encore fripon ! Vous vous défiez encore de moi ! Eh bien ! faites vos affaires vous-même, je ne m’en mêle plus.
LISIMON.
Ne te fâche pas, mon ami, pardonne-lui de vieilles habitudes.
PASQUIN.
Oui ; mais qu’il s’en défasse, ou je reprendrai les miennes.
LISIMON.
Garde-t-en bien ; tu romprais toutes nos mesures.
PASQUIN.
Revenons au fait.
LISIMON.
Le fait est qu’il faut que tu caches soigneusement à Léandre, que c’est moi qui acquitte ses billets d’avance : il est essentiel, au contraire, qu’il se persuade que cette grosse remise lui vient à notre insu : s’il nous croyait informés, son père et moi, qu’il lui rentre tant d’argent à la fois, il n’oserait en disposer à sa fantaisie.
GÉRONTE.
Oh ! pour le coup, j’approuve votre idée. Mon cher Pasquin, mon ami, il faut nous aider fidèlement en cette conjoncture délicate.
PASQUIN.
Ah ! je suis donc mon cher Pasquin présentement !
LISIMON.
Point de rancune, mon enfant ; songe qu’en nous servant bien, tu sers encore mieux ton maître.
PASQUIN.
J’ai le cœur si bon, que j’en ai honte ; mais c’est le faible des honnêtes gens.
GÉRONTE, à part.
Le coquin !
PASQUIN, à Lisimon.
Un mot encore, pour nous mieux entendre. Si vous voulez qu’il ignore ce que vous faites pour lui, il faut donc que je m’en attribue le mérite ?
LISIMON.
Sans doute : fais-toi valoir sur cela comme sur les diamants ; le récit que tu lui as fait est merveilleux. Je m’en vais rassembler nos sommes, que je tiendrai toutes prêtes, et nous conviendrons du moment de les produire. Songe que tu gagneras plus à tromper ton maître, qu’à nous trahir ; d’ailleurs, ce sera plus le servir que le tromper.
GÉRONTE.
Sois-nous fidèle, et je te promets une récompense magnifique.
PASQUIN.
Il va m’en coûter encore quelques mensonges ; mais que ne fait-on point pour ses amis !
GÉRONTE, ôtant son chapeau.
Ah ! trop d’honneur.
LISIMON.
Quels autres papiers tiens-tu là ?
PASQUIN.
Ce sont mes lettres de créance, en vertu desquelles je pourrais recevoir et donner quittance pour mon maître.
LISIMON.
Tu peux les brûler. Voici Lisette ; nous te laissons avec elle pour te faire notre cour.
Scène III
PASQUIN, LISETTE
PASQUIN.
Qu’elle a l’œil fin et les traits piquants ! Ma foi, j’en deviens fou.
LISETTE.
Votre servante, monsieur Pasquin : il me paraît que vous méditez tout seul.
PASQUIN.
Oui ; je médite sur vos charmes, et je brûle d’en être possesseur. Convenons de nos faits, mon petit cœur : quand nous marierons-nous ?
LISETTE.
Le beau début pour un homme poli !
PASQUIN.
Comment donc ! peut-on faire une plus grande politesse à une jeune fille, que de lui témoigner un vif empressement de l’épouser ?
LISETTE.
Apprenez de moi, Monsieur l’empressé, qu’un homme qui sait vivre n’offre jamais d’épouser, qu’après s’être assuré que sa proposition convient.
PASQUIN.
Ne convient-elle pas quand on s’aime ?
LISETTE.
Eh ! qui vous a dit que je vous aime, monsieur Pasquin ?
PASQUIN.
Vos yeux, mademoiselle Lisette.
LISETTE.
Oh ! mes yeux, mes yeux ! ne vous y fiez pas : naturellement ils sont grands parleurs, mais souvent ce qu’ils disent ne signifie rien.
PASQUIN.
Ah, les fripons ! ils m’ont donc trompé ?
LISETTE.
Gardez-vous de croire à leur témoignage, si ma bouche ne le confirme pas.
PASQUIN.
Eh, morbleu ! fais-la donc parler.
LISETTE.
Elle est trop modeste pour faire un aveu.
PASQUIN.
Comment donc s’y prendre pour vous pénétrer ? Je croyais que nous étions d’accord.
LISETTE.
Eh ! ne sais-tu pas, butor, que je vais au couvent ? Je ne quitterai pas ma maîtresse ; son sort sera le mien.
PASQUIN.
Quoi ! vous persistez toutes deux ?
LISETTE.
Mais... je crois qu’oui.
PASQUIN.
Rendez-nous donc nos armes, barbares que vous êtes !
LISETTE.
Vos armes ! pour quoi faire ?
PASQUIN.
Pour nous tuer une bonne fois.
LISETTE.
Si tu le veux absolument, je m’en vais te rendre ton épée.
PASQUIN.
Non, non, garde-la ; je pourrais me manquer, car je n’ai pas la main sûre : je veux m’expédier promptement d’un bon coup de pistolet.
LISETTE.
Eh bien ! je te prêterai ceux de ton maître ; qu’à cela ne tienne.
PASQUIN.
L’offre est tendre ; tu ris en la faisant. Tu as beau dire et beau faire, tiens, je vais gager que tu m’aimes ; je m’en fais l’aveu pour toi, afin de ménager ta pudeur. Allons, la main sur la conscience. Ai-je menti ?
LISETTE.
Laisse-moi faire mon message.
PASQUIN.
Où vas-tu, je te prie ?
LISETTE.
Chez ton maître, de la part de ma maîtresse.
PASQUIN.
De la part de ta maîtresse ! cela me paraît vif. Eh ! que lui veut-elle ?
LISETTE.
J’ai ordre de le dire à lui-même.
PASQUIN.
Mais... oseras-tu le voir tête à tête ? Il est encore en déshabillé ; cela pourrait blesser ta modestie.
LISETTE, en riant.
Ma modestie ? Ah ! monsieur Pasquin, vous êtes jaloux !
PASQUIN.
Jaloux des bienséances ; car, pour le reste, je le crois en sûreté.
LISETTE.
Et tu as raison. Ton maître est si triste, qu’il n’y a point d’homme moins dangereux.
PASQUIN.
Ne vous y fiez pas trop : vous avez un minois tout propre à causer des révolutions subites.
LISETTE.
Le voici lui-même fort à propos.
PASQUIN, se grattant la tête.
M’en irai-je ?
LISETTE.
Il me semble que ses yeux se raniment, qu’en dites-vous ?
PASQUIN.
Mais je dis que, pour vous faire plaisir, je ne vous quitterai point.
Scène IV
LÉANDRE, LISETTE, PASQUIN
LÉANDRE, du fond du théâtre.
Pasquin !
PASQUIN.
Monsieur !
LÉANDRE.
Mon père n’est-il point ici ?
PASQUIN.
Non, non ; il vient de monter à son appartement avec monsieur Lisimon. Approchez, on a quelque chose à vous dire.
LÉANDRE, un peu vivement.
Ah ! je suis charmé de te voir, Lisette : est-ce toi qui veux me parler ?
LISETTE.
Oui, Monsieur, de la part de ma maîtresse.
LÉANDRE, d’un ton de surprise et de joie.
De sa part ?
LISETTE.
Ce n’est pas de la mienne, assurément.
LÉANDRE.
Eh ! de quoi s’agit-il ?
LISETTE.
Premièrement, il s’agit de savoir comment se porte votre mélancolie.
LÉANDRE, en souriant.
Ma mélancolie ? Pas si bien que tantôt : je sens diminuer ses forces, et revenir les miennes.
LISETTE.
Bonne nouvelle.
PASQUIN, bas, à Lisette.
Tu vois que j’ai bien fait de rester.
LÉANDRE, à Pasquin.
Que lui dis-tu ?
PASQUIN.
Un mot, en passant, sur nos petites affaires.
LÉANDRE.
Parbleu ! tu prends bien ton temps !
À Lisette.
As-tu quelque chose à me dire en particulier ?
PASQUIN, vivement.
Non, non ; je ne suis pas de trop. Avez-vous des secrets pour moi ?
LÉANDRE, en riant.
Ah ! je vous entends, monsieur Pasquin.
PASQUIN.
C’est que je suis curieux.
LÉANDRE.
Oui, oui, curieux ! je comprends cela. Eh bien ! Lisette ?
LISETTE.
Eh bien ! Monsieur, puisque vous commencez à vous dérider, je m’en vais vous dire l’objet de mon message. Or écoutez : ma maîtresse vous fait à savoir qu’il vient de lui arriver d’Angers une parente, la plus curieuse et la plus sotte provinciale qui ait jamais mis le pied dans Paris.
LÉANDRE.
Jusqu’ici, cela ne me regarde point.
LISETTE.
Plus que vous ne pensez. Or, cette provinciale, qui n’a jamais rien vu, meurt d’impatience de voir l’Opéra, qu’elle s’imagine être la huitième merveille du monde.
LÉANDRE.
Elle sera bien trompée. Mais passons, ceci ne me regarde point encore.
LISETTE.
Pardonnez-moi.
LÉANDRE, vivement.
Et en quoi donc ?
LISETTE.
Vous allez voir : ma maîtresse, qui ne va jamais aux spectacles, est fort embarrassée de la curiosité de sa parente, qui veut absolument qu’elle la mène.
LÉANDRE.
Ta maîtresse n’a qu’à refuser.
LISETTE.
C’est ce qu’elle a fait d’abord ; mais Monsieur veut qu’elle ait cette complaisance, et cela décide.
LÉANDRE.
Il est vrai.
LISETTE.
Ce qui redouble son embarras, c’est qu’elle ne sait pas mieux que sa cousine les êtres de l’Opéra, où d’ailleurs elle ne saurait quelle figure faire, si quelqu’un n’y assurait sa contenance : elle en a prié Monsieur votre père, qui a rejeté la proposition ; elle s’est adressée à monsieur Lisimon, qui l’a reçue plus mal encore, mais qui lui a conseillé de recourir à vous.
PASQUIN, à part.
Ah ! le malin vieillard !
LÉANDRE.
À moi ? moi ; la mener à l’Opéra ?
LISETTE.
Avec sa parente et moi, dans deux heures au plus tard, elle vous en prie instamment ; ainsi préparez-vous, s’il vous plaît, il est bientôt temps de vous habiller. Vous rêvez ?
PASQUIN.
C’est qu’il songe à l’habit qu’il mettra ; il en a tant à choisir.
LÉANDRE, bas, à Pasquin.
Eh, bourreau ! tu sais bien le contraire.
LISETTE.
Mais, Monsieur, répondez-moi donc, s’il vous plaît.
LÉANDRE.
C’est que je songe...
À part.
Ah ! maudit Lisimon !
LISETTE.
Adieu, Monsieur ; je m’en vais rapporter à ma maîtresse que vous n’avez pas daigné me répondre.
LÉANDRE.
Ah ! garde-t-en bien, Lisette ; c’est qu’effectivement je suis... dans un grand embarras... Je ne sais quel habit... je pourrai prendre... car je t’avouerai bonnement...
À part.
J’enrage de bon cœur.
PASQUIN.
Allez, mademoiselle Lisette, je me charge de le déterminer. Dites à votre maîtresse, sans balancer, que Monsieur sera prêt à l’heure indiquée.
LISETTE.
C’est assez. Que je serai ravie de voir l’Opéra ! j’en mourais d’envie depuis longtemps.
Elle sort.
Scène V
LÉANDRE, PASQUIN
Ils se regardent sans rien dire.
LÉANDRE.
Misérable ! à quoi viens-tu de m’engager !
PASQUIN.
Il fallait bien répondre quelque chose, puisque vous ne répondiez rien.
LÉANDRE.
Eh ! traître que tu es ! suis-je en état de sortir ?
PASQUIN.
Ce n’est pas ma faute. Pourquoi vous pressiez-vous si fort de vendre vos habits ?
LÉANDRE.
Pourquoi m’en blâmer, dis-moi ? j’étais pressé de soulager mon père, que j’ai réduit à la dernière extrémité.
PASQUIN.
Le motif est si louable, que je n’ai pas le mot à répliquer.
LÉANDRE.
Quel parti prendre ? je vais rentrer dans le désespoir.
PASQUIN.
Mais, après tout, mon cher maître, est-ce que vous aimez si passionnément Isabelle ?
LÉANDRE, d’un ton furieux.
Si je l’aime, coquin ! si je l’aime ! cent fois plus que ma vie ; et ne crois pas que ce soit d’aujourd’hui : mais je me regardais comme indigne de lui plaire, et même de lui parler. Que la sagesse inspire de respect à ses plus grands ennemis ! Il faudra donc que je refuse une simple politesse à la personne du monde que j’honore le plus ! Non, je ne soutiendrai pas cette disgrâce.
PASQUIN.
Ne vous désespérez pas : comme la Fleur est un insigne fripon, je l’ai empêché d’emporter vos malles.
LÉANDRE.
Ah ! me voilà sauvé.
PASQUIN.
Et je les ai vendues à un honnête homme qui vous en donne six mille francs, que vous toucherez cette après-dînée.
LÉANDRE.
Et les as-tu livrées à cet homme-là ?
PASQUIN.
Il l’a bien fallu, mon cher maître.
LÉANDRE.
Me voilà perdu.
PASQUIN.
Point du tout ; je vous réponds de la somme.
LÉANDRE.
Mais cette somme ne me donnera pas un habit avant l’heure de l’Opéra.
PASQUIN.
Je n’y faisais pas réflexion.
LÉANDRE.
Serai-je toujours malheureux, et toujours par ma faute ! Oh ! pour le coup il faut mourir.
PASQUIN.
Ne vous pressez pas, j’imagine une ressource : je m’en vais chercher cent pistoles sur votre somme ; vous aurez de quoi payer l’Opéra.
LÉANDRE.
En robe de chambre ?
PASQUIN.
Doucement ; en laissant cinq mille francs à l’acheteur pour sa sûreté, je ne doute point qu’il ne me prête votre plus bel habit, que je vais vous rapporter le plus tôt que je pourrai, ou qu’il vous en verra lui-même, s’il se défie de moi.
LÉANDRE, l’embrassant.
Tu es mon ange tutélaire, tu me rappelles à la vie. Dépêche-toi, mon cher ami, dépêche-toi ; va, cours, vole, et m’habille.
PASQUIN.
Je vais devancer le vent.
LÉANDRE.
Attends, Pasquin, attends.
PASQUIN.
Eh, morbleu ! j’avais déjà pris ma course ; pourquoi me retenez-vous !
LÉANDRE.
Nous sommes deux étourdis.
PASQUIN.
Cela pourrait bien être. Qu’avez-vous ? Tout à coup vous voilà pétrifié.
LÉANDRE.
Non ; le ciel l’a réglé, je ne puis cesser d’être malheureux ; le moindre espoir qui me revient est anéanti dans l’instant par des obstacles désespérants.
PASQUIN.
Que voulez-vous dire ? Serez-vous toujours ingénieux à vous tourmenter ?
LÉANDRE.
Eh, morbleu ! il ne faut point de génie pour cela, il ne faut que de la mémoire.
PASQUIN.
Expliquez-vous donc.
LÉANDRE.
Quand je serais cousu d’or, quand j’aurais mon plus riche habit, aurais-je la témérité de sortir ? Je suis guetté par vingt archers : ce n’est pas que je ne me fisse un plaisir de les affronter ; je me ferais fort d’en terrasser au moins une demi-douzaine, mais cela ne me sauverait pas ; accablé par le nombre, il faudra que je cède enfin, n’étant soutenu par qui que ce soit. Pasquin, va me chercher deux de mes amis, amène-les avec toi.
PASQUIN.
Vous n’en avez que faire.
LÉANDRE.
Pourquoi donc ?
PASQUIN.
Je ne vous quitterai point ; me comptez-vous pour rien ?
LÉANDRE.
Vraiment oui.
PASQUIN.
Comment, ventrebleu ! avez-vous oublié la manière intrépide avec laquelle j’ai retiré vos diamants ?
LÉANDRE.
C’est quelque chose, à la vérité ; mais cela ne suffit pas pour m’inspirer la confiance que tu veux que je prenne en toi.
PASQUIN, enfonçant son chapeau.
Vous verrez, morbleu ! vous verrez ; je vous escorterai fièrement jusqu’à l’Opéra, et je vous réponds aussi, pour ma part, de ma demi-douzaine d’archers. Six et six sont douze, ce me semble : joignez à cela les blessés ; croyez-vous que le reste ose nous attendre ?
LÉANDRE.
Allons, je ne balance plus : mais tu m’étonnes furieusement.
PASQUIN.
Votre surprise offense ma valeur. Tout brave que je suis, cependant, je considère qu’un homme sage n’en vient à la force, qu’après avoir épuisé les ressources de la prudence. Il me prend envie de rendre visite aux quatre créanciers qui vous poursuivent, et de moyenner un accommodement avec eux : je me flatte que nous obtiendrons de ces fripons qu’ils vous laissent libre jusqu’à demain.
LÉANDRE.
Cela serait ravissant ; mais cela me paraît difficile.
PASQUIN.
Je m’en vais les disposer en voire faveur, et je vous rejoins dans une demi-heure.
LÉANDRE.
Si tu réussis, il n’y a rien que je ne fasse pour toi.
PASQUIN.
Calmez-vous ; je suis aussi bon négociateur que je suis brave.
LÉANDRE.
Cours donc, mon cher ami, cours.
PASQUIN, sort en chantant.
Je vole, je vole, je vole.
Scène VI
LÉANDRE, seul
Je ne connaissais pas tout le mérite de ce garçon-là : j’avais eu cent preuves de son zèle, il est vrai ; mais qu’il eût assez de valeur pour partager le péril avec moi, c’est ce que je n’aurais jamais soupçonné.
Scène VII
ISABELLE, LISETTE, LÉANDRE
ISABELLE.
Sortons vite, Lisette ; ma cousine m’attend : il faut que nous allions la chercher, pour l’amener ici.
LISETTE.
Ah, ah ! voici votre amant qui s’enfuit.
ISABELLE.
Léandre, un mot, s’il vous plaît.
LÉANDRE, parlant de loin.
De grâce, permettez-moi de me retirer ; je suis honteux de paraître ainsi devant vous.
ISABELLE.
Vous avez raison : est-ce ainsi que vous vous préparez à m’accompagner ?
LÉANDRE.
Oh ! je m’habille fort promptement : il ne me faut qu’une demi-heure, au plus, et nous avons encore deux heures devant nous.
ISABELLE.
Mais pourquoi si longtemps enrobe de chambre ?
LÉANDRE.
Pourquoi ? C’est que... Oh ! j’ai mes raisons pour cela.
ISABELLE.
Quelles raisons ? Êtes-vous malade ?
LÉANDRE.
Non, je me porte infiniment mieux ; mais...
ISABELLE.
Achevez donc.
LÉANDRE.
C’est que j’ai beaucoup écrit ce matin. Quand je ne suis point gêné par un habit, ma plume marche plus rapidement ; d’ailleurs, j’attends le retour de Pasquin que je viens d’envoyer en commission.
ISABELLE.
Ne sauriez-vous vous habiller sans lui ?
LÉANDRE.
Non ; cela n’est pas possible.
LISETTE.
Allez donc du moins vous mettre à votre toilette ; il faut commencer par arranger votre tête.
LÉANDRE.
J’y vais travailler.
À Isabelle.
Permettez, Mademoiselle, que j’aille y donner mes soins.
ISABELLE.
Vous ne pouvez mieux faire. Dépêchez-vous, je vous prie.
LÉANDRE.
C’est un ordre que je ne puis trop tôt exécuter.
Il s’en va.
Scène VIII
ISABELLE, LISETTE
LISETTE.
Eh bien ! que dites-vous de ce petit homme-là ? Il me semble que la robe de chambre ne le déguise pas trop.
ISABELLE.
Cela est vrai ; mais il conserve un air mélancolique qui m’inquiète encore.
LISETTE.
Qui vous inquiète, dites-vous ?
ISABELLE.
Oui, j’avoue qu’il me fait pitié.
LISETTE.
L’inquiétude et la pitié ! l’amour n’est pas loin.
ISABELLE.
Tais-toi, folle ; voici le bon homme.
Scène IX
GÉRONTE, ISABELLE, LISETTE
GÉRONTE.
Eh bien ! ma chère enfant, avez-vous trouvé quelque galant homme qui vous mène à l’Opéra ?
LISETTE.
Oui, oui, nous en avons un à nos ordres, qui nous tiendra bonne compagnie.
GÉRONTE.
Mais il est bon que je sache qui c’est.
ISABELLE.
C’est un gentilhomme très aimable.
LISETTE.
Et très aimé, qui plus est.
ISABELLE.
Taisez-vous, Lisette.
GÉRONTE.
Et comment nommez-vous cet aimable gentilhomme ?
ISABELLE.
Il suffira, je crois, que je vous dise que c’est le fils de l’homme du monde à qui je dois le plus de reconnaissance et de respect.
LISETTE.
Vous ne pourrez jamais deviner qui c’est.
GÉRONTE.
Mon fils vous a promis de sortir avec vous ?
ISABELLE.
Du moins il l’a promis à Lisette, qui l’en a prié de ma part.
GÉRONTE, à part.
Ce fripon de Pasquin nous trahit, je l’avais bien prévu.
Haut.
Eh ! dites-moi, je vous prie, Lisette, mon fils n’a-t-il point balancé sur cette proposition ?
LISETTE.
Pardonnez-moi, vraiment : il m’eût renvoyée sans réponse, si Pasquin n’eût répondu pour lui.
GÉRONTE, à part.
Pasquin est honnête homme.
LISETTE.
Je n’ai jamais vu un homme si embarrassé.
GÉRONTE.
Bon ; j’en suis ravi.
ISABELLE.
Ravi, Monsieur ! pourquoi donc, s’il vous plaît ?
GÉRONTE.
Il est inutile de vous le dire : suffit que j’ai raison.
ISABELLE.
Ah ! qu’entends-je ? Je ne veux point sortir avec lui. Va-t’en lui dire, Lisette, que je n’irai point à l’Opéra.
LISETTE.
Ma foi, je crois que vous l’obligerez ; car il m’a paru bien froid sur votre proposition.
ISABELLE, bas, à Lisette.
Je suis outrée.
À Géronte.
Vous riez, Monsieur !
GÉRONTE.
Vous ne riez pas, vous, et vos yeux s’enflamment de colère.
ISABELLE.
J’avoue que j’attendais plus de politesse de la part de monsieur votre fils.
LISETTE.
Je me doutais bien que son procédé vous piquerait, et c’est pourquoi je vous l’avais caché.
GÉRONTE, à Lisette.
Pour aller à l’Opéra ?
LISETTE.
Oui.
GÉRONTE.
Belle vocation pour le couvent ! Oh çà, ma fille, il faut vous calmer ; je vous jure que mon fils n’est nullement coupable envers vous, et que je pourrais le justifier par de bonnes raisons.
ISABELLE.
Ayez la bonté de me les dire, je n’aurai pas de peine à lui pardonner.
GÉRONTE, en souriant.
Je commence à le croire. Je vous en dirai davantage une autrefois ; quanta présent, contentez-vous d’apprendre de moi que vous auriez tort d’être piquée contre lui.
ISABELLE.
Vous me l’assurez ?
GÉRONTE.
Très sérieusement.
ISABELLE.
Je vous crois, Monsieur, et j’en suis ravie.
LISETTE.
Je gage que je devine. J’ai ouï dire à monsieur Lisimon que Léandre est accablé de dettes, et vivement poursuivi par ses créanciers. Le pauvre jeune homme ! il m’a tout l’air d’être attaqué d’une maladie qu’on appelle goutte consulaire.
GÉRONTE.
Ma foi, Lisette a deviné : il n’oserait sortir, de peur d’être arrêté.
ISABELLE.
Et vous n’avez pas pitié de lui ! Pouvez-vous le laisser, Monsieur, dans une situation si cruelle ?
GÉRONTE.
Il ne l’a que trop méritée.
ISABELLE.
Il n’en est que trop puni. Vous l’aviez mis au désespoir : j’ose dire que, sans moi, vous n’auriez plus de fils. J’ai lu jusqu’au fond de son âme ; il se renonçait à la vie que parce qu’il croyait que vous ne l’aimiez plus : votre haine et votre mépris lui percent le cœur. S’il a mérité votre indignation par sa conduite, son repentir sincère (j’ose vous l’attester) mérite que vous lui pardonniez : vous êtes trop bon père, et il est trop bon fils, pour que vous puissiez plus longtemps lui refuser sa grâce : je vous la demande à genoux, parce qu’il en est vraiment digne, et que tout concourt à vous le persuader.
GÉRONTE, attendri.
Levez-vous, ma chère enfant : je voudrais que Lisimon fût ici.
ISABELLE.
Eh ! ne pouvez-vous pas être indulgent sans sa permission ?
GÉRONTE.
Non. Ce diable d’homme enchaîne tous mes sentiments ; d’ailleurs, nous avons pris des mesures que je ne puis rompre sans imprudence.
ISABELLE.
Eh, Monsieur !...
GÉRONTE.
N’abusez pas de ma faiblesse, et changeons de propos. Vous croyez donc que mon fils vous aime ?
ISABELLE.
J’aurais tort d’en douter, après le sacrifice qu’il m’a fait.
GÉRONTE.
Achevez de m’ouvrir votre cœur.
LISETTE.
Allons, courage, Mademoiselle.
GÉRONTE.
L’aimez-vous ?
ISABELLE.
Monsieur...
LISETTE.
Je réponds oui pour ma maîtresse.
GÉRONTE.
Vous rougissez, et vous ne dites mot. C’est répondre comme je le veux. Mais êtes-vous assez persuadée de son repentir, pour que vous osassiez risquer de l’épouser ?
ISABELLE.
Si j’étais digne de cet honneur, je ne balancerais pas.
LISETTE.
Ni moi non plus.
ISABELLE.
Mais la fortune m’a trop maltraitée...
GÉRONTE.
Ne désespérons de rien ; je me flatte que le ciel fera voir en vous, que sa justice récompense tôt ou tard la sagesse et la vertu.
ACTE V
Scène première
LISIMON, PASQUIN
PASQUIN.
Eh bien ! Monsieur, vous avez vu mon maître tête à tête, vous l’avez entretenu près d’une heure ; n’êtes-vous pas persuadé maintenant de ma discrétion et de ma fidélité ?
LISIMON.
Me voilà parfaitement convaincu que tu es un garçon d’honneur, et que, bien loin de nous avoir décelés à ton maître, il n’a pas le moindre soupçon de ce que son père a fait par mon moyen, pour le tirer de l’état affreux où ses dissipations l’avaient jeté. Je connais Léandre à fond ; il est incapable de dissimuler, de se contraindre si longtemps ; et j’ose dire que je suis trop pénétrant pour qu’il eût pu me tromper, s’il eût osé l’entreprendre. Il est dans une agitation, dans des inquiétudes, dans des alarmes qui m’ont pénétré, et qui perceraient le cœur de mon pauvre ami. Je n’y puis tenir moi-même ; il est temps de délivrer ton maître d’un état si violent, et de le mettre en situation de nous prouver indubitablement que son repentir est sincère, et qu’il est devenu sage.
PASQUIN.
Tout franc, je n’en voudrais pas jurer ; car je vais mettre son cœur à toutes les épreuves, et il succombe facilement, le pauvre garçon. Si malheureusement il retombe, et s’il découvre jamais que, de concert avec vous, c’est moi qui lui aurai tendu le piège, comptez qu’il m’exterminera.
LISIMON.
Va, je te promets sur mon honneur, que nous te mettrons en sûreté ; ne crains rien. Par où vas-tu débuter ?
PASQUIN.
Par lui présenter le sauf-conduit de ses quatre persécuteurs prétendus : je viens de le leur faire signer ; et comme il connait très bien leur écriture, il croira facilement qu’il est libre pendant le reste de cette journée.
LISIMON.
Où est-il ce sauf-conduit ?
PASQUIN.
Le voici : je le crois en bonne forme, car c’est moi qui l’ai dicté.
LISIMON rit en lisant.
Voyons.
Après avoir lu tout bas.
La pièce est plaisante, et conforme à ton génie.
PASQUIN.
L’approuvez-vous ?
LISIMON.
Je la trouve un peu badine ; mais elle est d’un ton si naïf, que ton maître, qui n’est pas défiant, la regardera comme très authentique.
PASQUIN.
Oh ! je vous en réponds ; ainsi, dès qu’il ne craindra plus de sortir, secondez-moi bien à propos.
LISIMON.
Cela me sera facile ; car nous entendrons tous vos discours sans que Léandre s’en aperçoive, pourvu que la scène se passe dans ce salon.
PASQUIN.
Elle s’y passera, je vous le promets ; j’y attirerai mon maître insensiblement.
LISIMON.
Tant mieux. Géronte et moi, peut-être Isabelle aussi (car il est bon, je crois, qu’elle soit de la partie), nous nous tiendrons à l’entrée de cet appartement, cachés derrière la portière qui la couvre : nous ne perdrons pas un mot de tout ce qui se dira, et nous nous montrerons dès qu’il en sera temps.
PASQUIN.
Rien de mieux concerté. Vos sommes sont-elles prêtes ?
LISIMON.
Si prêtes, qu’elles paraîtront dès qu’il le faudra.
PASQUIN.
Vous direz au porteur qu’il entre par la grande porte du salon dès que j’éternuerai ; ce sera le signal.
LISIMON.
Bon ; je m’en vais l’instruire.
PASQUIN.
La Jonquille apportera l’habit, quand vous le jugerez nécessaire.
LISIMON.
Laisse-moi faire, mon garçon.
PASQUIN.
Oh çà, la comédie va commencer dans le moment, et sera très intéressante pour Isabelle : placez-la si bien, qu’elle n’en perde pas un mot.
LISIMON.
Tu pourras la supposer comme présente. Toi, fais si bien de ton côté, que Léandre s’explique à fond sur ce qui la regarde.
PASQUIN.
Reposez-vous sur mon adresse ; je veux que vous lisiez tous jusqu’au fond de son cœur.
LISIMON.
Puissions-nous y voir ce que nous y souhaitons ! Pour lui donner plus de liberté de se développer, ne manque pas de l’assurer que nous sommes dehors, son père et moi, que nous souperons en ville, et que nous rentrerons fort tard.
PASQUIN.
Je n’y manquerai pas.
LISIMON.
Retire-toi promptement, de peur qu’il ne te surprenne avec moi.
PASQUIN.
Je rentre. Mais, à propos, avez-vous remis le portefeuille de mon maître dans la poche de l’habit qu’on doit lui apporter ?
LISIMON.
Oui, mon enfant ; il y trouvera des effets bien différents de ceux qu’il y avait mis. Quelle sera sa surprise !
PASQUIN.
Nous finirons par cet incident ; il sera décisif.
LISIMON.
Aussi l’attendrons-nous avec la dernière impatience. Au surplus, sois bien sûr, Pasquin, que nous te mettrons en état d’épouser Lisette.
PASQUIN.
Ah ! Monsieur, après cette promesse, je me tromperais moi-même pour vous servir.
LISIMON.
Sors, et dépêche-toi.
Scène II
GÉRONTE, LISIMON
LISIMON.
Avez-vous entendu ma scène avec Pasquin ?
GÉRONTE.
D’un bout à l’autre. Nos affaires cheminent bien, mais le cœur me bat ; je meurs de peur que mon fils ne donne dans le piège : il lui est si bien tendu, ce me semble, qu’il sera bien heureux s’il peut s’en sauver. N’est-ce pas trop l’exposer ?
LISIMON.
Pouvez-vous trop vous assurer de son repentir ?
GÉRONTE.
S’il succombe à la tentation, c’est un jeune homme perdu sans ressource.
LISIMON.
Eh bien ! vous l’abandonnerez sans retour.
GÉRONTE.
Quel serait mon désespoir ! je l’aime aveuglément.
LISIMON.
C’est ce qui l’a gâté. Aimer trop un fils, et le lui faire trop sentir, c’est faire cent fois pis pour lui que de le haïr et de le maltraiter.
GÉRONTE.
Je ne le vois que trop présentement.
LISIMON.
N’en parlons plus : peut-être va-t-il nous convaincre que le mal n’est pas sans remède.
GÉRONTE.
Il me paraît que ce fripon de Pasquin nous sert de bonne foi.
LISIMON.
Je vous en réponds.
GÉRONTE.
C’est ce qui redouble mes alarmes.
LISIMON.
Les promesses que je lui ai faites l’enchaînent à nos intérêts ; et d’ailleurs, il est plus subtil que faux, c’est une espèce d’homme d’honneur.
GÉRONTE.
Qui m’a trompé mille fois.
LISIMON.
Oui ; mais c’était pour servir votre fils : l’action est rectifiée par le motif ; d’ailleurs, il va tout réparer. Oh çà, mon cher ami, que ferons-nous, vous et moi, en cas que le dénouement de cette intrigue soit aussi heureux que nous le souhaitons ?
GÉRONTE.
Vous me permettrez de suivre les mouvements de mon cœur.
LISIMON.
Oui, et je vous imiterai ; car j’aime votre fils comme s’il était le mien : il sera d’autant plus sensible à vos bienfaits, qu’il croit vous avoir ruiné.
GÉRONTE.
Grâces au ciel, il est bien trompé.
LISIMON.
Sans doute, et bien malgré vous.
GÉRONTE.
J’ai tort, mais je suis père. Au reste, soyez sûr, mon cher Lisimon, que si, par l’événement, mon fils se rend indigne d’épouser l’aimable Isabelle, je prendrai soin de la pourvoir ailleurs, et que je me souviendrai, jusqu’au dernier soupir, que je suis redevable à son généreux père de mon éducation et de ma fortune.
LISIMON.
Et moi, lui suis-je moins redevable ? Ne m’a-t-il pas élevé et avancé comme vous ? Ainsi donc...
Scène III
PASQUIN, LISIMON, GÉRONTE
PASQUIN, accourant.
Eh ! vite, Messieurs, décampez, et allez prendre vos places.
GÉRONTE.
Viens, que je t’embrasse avant que tu commences.
PASQUIN.
Ma foi, je le mérite ; car je vais bien vous divertir.
GÉRONTE.
Peut-être nous désespérer. Qui peut prévoir la fin de tout ceci ? Que sais-je si mon libertin de fils...
PASQUIN.
Il va paraître à l’instant ; détalez, vous dis-je.
Scène IV
PASQUIN, seul
Allons, monsieur Pasquin, déployez tout votre art pour amuser les auditeurs ; mais, plus le dénouement approche, et plus la frayeur me saisit. Si mon étourdi de maître, se trouvant en liberté, et roulant tout à coup sur l’or et l’argent, allait s’aviser de prendre le mors aux dents ; tout franc, j’aurais lieu de me repentir d’avoir trop bien joué mon rôle ; mais si je l’amène à résipiscence, quelle joie pour son père, et quelle gloire pour moi ! Cette espérance m’encourage, et je vais manœuvrer hardiment. Voici notre jeune homme ; Dieu conduise la barque à bon port !
Scène V
LÉANDRE, PASQUIN
LÉANDRE.
Je te cherche, Pasquin : pourquoi me laisses-tu seul ?
PASQUIN.
Pour faire de l’exercice ; ce salon est spacieux, j’y suis plus à mon aise que dans votre chambre. Promenons-nous en causant.
LÉANDRE.
Es-tu sûr que mon père ne surviendra pas ?
PASQUIN.
Il est dehors avec Lisimon ; ils ne reviendront pas avant minuit : nous avons nos coudées franches.
LÉANDRE.
Aurai-je la liberté de-sortir à l’heure de l’Opéra ?
PASQUIN.
Soyez tranquille à cet égard.
LÉANDRE.
Mais mon habit ne vient point.
PASQUIN.
Il viendra, je vous le promets ; rien ne presse encore...
LÉANDRE.
D’accord ; mais, si j’étais habillé, nous monterions à l’appartement d’Isabelle.
PASQUIN.
Quand vous seriez vêtu comme un prince, je vous garantis qu’elle ne vous recevrait pas : vous êtes trop aimable et trop libertin pour être un homme sans conséquence.
LÉANDRE.
Je voudrais l’être pour Isabelle, je la respecte autant que je l’aime.
PASQUIN.
Nage toujours, dirait-elle en vous fermant la porte au nez. Vous savez de quel bois elle se chauffe, et je vous garantis que Lisette n’est pas plus polie : elles sont bien nées l’une pour l’autre. Ma foi, mon très cher patron, voilà de quoi faire deux honnêtes femmes !
LÉANDRE.
Si jamais Lisette est la tienne, il faudra qu’elle aille bien droit.
PASQUIN.
Franchement, je n’aimerais pas qu’elle prît à gauche.
LÉANDRE.
Ah ! que tu seras défiant !
PASQUIN.
C’est que j’ai de l’expérience : un homme qui connaît le danger, craint quand il s’embarque.
LÉANDRE.
Oui ; mais il faut qu’il prenne patience quand il est embarqué : c’est ce que tu feras, comme tant d’autres.
PASQUIN.
Ah ! vous tirez déjà sur moi !
LÉANDRE.
Dépêche-toi de te marier, je serai curieux de voir la contenance.
PASQUIN.
Eh ! nous verrons quelle sera la vôtre.
LÉANDRE.
La mienne sera toujours bonne, car je ne me marierai jamais.
PASQUIN.
Jamais ! Vous adorez Isabelle, dites-vous à tout moment.
LÉANDRE.
C’est parce que je l’adore, que je ne veux pas l’épouser.
PASQUIN.
Belle preuve d’amour !
LÉANDRE.
La plus belle que je puisse lui donner. Quoi ! j’aurais l’inhumanité de la rendre malheureuse pour satisfaire ma passion ! Je l’aime à la fureur, je te l’avoue ; mais je l’aime en honnête homme. Ne serait-elle pas bien lotie ? Moi ruiné, elle sans bien, sans espérance d’en avoir. Hélas ! que deviendrions-nous ? pourrais-je la dédommager par la plus vive passion, de l’extrême misère où je la plongerais ? Plutôt mourir mille fois, que d’être l’auteur de ses disgrâces. Ah ! j’aime encore mieux la voir dans un couvent, que de la faire périr dans le monde.
PASQUIN.
Mais vous avez quelques ressources : vos débiteurs vous payeront peut-être bientôt.
LÉANDRE.
Quand ils me paieraient tout ce qu’ils me doivent, ce que je n’ose encore espérer, cela suffirait-il pour me marier, dis-moi ? Ne suis-je pas moi-même accablé de dettes ? pourrais-je vivre heureux, pendant que je ferais souffrir mes créanciers qui m’accableraient de reproches et de poursuites ? N’ai-je pas mis mon père hors d’état de me tirer de mon affreuse situation ? Ah ! réflexion cruelle ! du meilleur père qui soit au monde, j’ai fait le père le plus malheureux : non, je ne me le pardonnerai jamais, jamais.
PASQUIN.
Vous pleurez, je crois ?
LÉANDRE.
Oui, je pleure, et je n’en rougis pas.
PASQUIN.
Cela est remarquable.
Feignant de tousser.
Hem, hem, hem.
LÉANDRE.
Je pleure de douleur et de rage : la douleur de mon père m’attendrit, et je suis enragé contre moi. Je te jure que, si j’aimais moins Isabelle, je ne voudrais plus vivre.
PASQUIN, après avoir encore toussé.
Notre affaire débute bien.
LÉANDRE.
Quelle affaire ?
PASQUIN.
L’affaire de votre repentir.
LÉANDRE.
À quoi sert mon repentir, puisqu’il vient trop tard ? J’ai trop fait de fautes pour pouvoir les réparer.
PASQUIN.
Ayez bon courage : Monsieur votre père n’est peut-être pas si obéré qu’il veut nous le faire croire.
LÉANDRE.
Ah ! Pasquin, je le connais mieux que toi. Tout irrité qu’il est de mes désordres, tout indigne que je suis de sa tendresse, je suis sûr encore que, s’il pouvait me soulager, il ferait pour moi les derniers efforts : j’ai cent fois éprouvé ses bontés, et j’en ai toujours abusé. Tiens, Pasquin, écoute ce que je te vais dire : je voudrais pouvoir être assez heureux pour rétablir la fortune de mon père, et mourir de joie dans le moment.
PASQUIN, après avoir toussé plus fort.
Nota bene.
LÉANDRE.
Que veux-tu dire avec ton nota bene ?
PASQUIN.
Je me dis à moi-même que vous tenez des discours qui mériteraient d’être gravés en lettres d’or. Savez-vous bien, Monsieur, que vous me faites pleurer aussi ? Ma foi, dans le fond, vous êtes le meilleur enfant que j’aie jamais vu. Venez, que je vous embrasse : vous méritiez bien que je vous misse en liberté.
LÉANDRE.
Tu espères donc un heureux succès de ta négociation ?
PASQUIN.
Je fais plus qu’espérer, elle a parfaitement réussi.
LÉANDRE.
Ah ! puis-je m’en flatter ?
PASQUIN.
En voici la preuve : lisez, et réjouissez-vous.
LÉANDRE.
Qu’est-ce que ce papier ?
PASQUIN.
C’est le sauf-conduit de vos persécuteurs : je les ai si bien harangués, qu’ils ont fait tout ce que j’ai voulu.
LÉANDRE.
Voyons.
Il lit.
« Nous soussignés notables et honorables bourgeois et marchands des ville, cité, université, faubourgs et banlieue de Paris : À tous archers présents et à venir, SALUT. Savoir faisons, que nous avons permis et permettons au sieur Léandre de Brillanville, notre débiteur, dûment et quadruplement sentencié par corps, à notre très humble et très intéressante réquisition et poursuite, de sortir librement, sans trouble, défiance et frayeur, pendant le cours, reste et durée de la présente après-dînée, pour se transporter ou faire transporter jusqu’à l’Opéra, et d’icelui revenir chez lui directement par le plus court chemin, sans s’écarter par voies suspectes, obliques et rues détournées, avec les personnes de tout âge, sexe et condition, qui l’accompagneront ou qu’il accompagnera ; laissant le choix de l’un ou de l’autre à sa prudence et discrétion : et vous prions, et néanmoins enjoignons très expressément de n’apporter empêchement quelconque au passage dudit sieur, soit en allant audit Opéra, soit à son retour, ains au contraire, de lui prêter toute aide et assistance en cas de besoin requis et urgent ; et nous avons tous quatre signé de nos mains propres, pour servir ce que de raison audit sieur sentencié.
« Fait à Paris, avant ou après midi, ne sachant l’heure précise.
« TISON, DORÉ, COURTAUT, CROQUET.
« Le présent écrit à valoir jusqu’à dix heures du soir. »
PASQUIN.
Eh bien ! qu’en dites-vous ?
LÉANDRE.
Puis-je me fier à un pareil écrit ? C’est une plaisanterie ?
PASQUIN.
Point du tout Ne reconnaissez-vous pas les signatures ?
LÉANDRE.
Oui, je les reconnais ; mais le style...
PASQUIN.
C’est celui de monsieur Croquet, qui a cru faire une pièce d’éloquence, et qui n’y entend pas plus de finesse que les trois autres qui l’ont signée. Croyez-vous que je voulusse vous exposer pour me divertir, moi qui exposerais ma vie pour vous sauver ?
LÉANDRE.
Je ne puis répliquer à cela ; mais, malgré l’énergie de cette belle pièce, il fallait prévenir les archers.
PASQUIN.
C’est ce que nous avons fait, en leur donnant le double du sauf-conduit. Je n’ai rien omis pour votre sûreté.
LÉANDRE.
Viens, que je t’embrasse aussi ; tu es la perle des valets.
PASQUIN.
Sans vanité, vous me rendez justice. J’aime qu’on me sauve la peine de me louer moi-même.
LÉANDRE.
Enfin donc, grâce à tes soins, je respire ; mais je crains encore que mes créanciers ne cherchent à me surprendre.
PASQUIN.
Me croyez-vous assez sot pour donner dans un panneau ? Je réponds de leur bonne foi corps pour corps. Au pis aller, ne m’avez-vous pas pour second ? Et quel second ! Je suis presque fâché de l’accommodement, et je meurs d’envie de jouer des couteaux.
LÉANDRE.
Comment donc ! tu deviens brave jusqu’à la témérité ! Que ne t’ai-je connu plus tôt ! nous aurions fait de beaux exploits.
PASQUIN.
Ah ! je vous en réponds.
Il tousse plusieurs fois.
LÉANDRE.
Qu’as-tu donc ?
PASQUIN.
Je me suis enrhumé à courir pour vous.
Il éternue deux ou trois fois.
LÉANDRE.
Diable ! ton rhume est violent.
PASQUIN.
C’est que j’ai furieusement sué pour vous trouver des espèces.
Il éternue encore.
LÉANDRE.
Oh ! finis donc.
PASQUIN, parlant fort haut.
Je ne finirai point que je ne voie de l’argent. Ah ! voici le porteur, mon rhume se passe.
Scène VI
UN PORTEUR, LÉANDRE, PASQUIN
LE PORTEUR.
Que la peste étouffe celui qui m’a chargé comme un mulet, et m’a fait traverser tout Paris avec ce fardeau ! Messieurs, soulagez-moi par charité, je n’en puis plus.
LÉANDRE.
Que m’apportes-tu là, mon ami ?
LE PORTEUR.
De l’argent qui pèse comme du plomb.
LÉANDRE.
Est-ce pour moi ?
LE PORTEUR.
Pour qui donc ? N’êtes-vous pas monsieur Léandre ?
LÉANDRE.
Moi-même.
LE PORTEUR.
Vous êtes le bien trouvé.
LÉANDRE.
Et toi, le bien venu. Eh ! qui est-ce qui t’envoie ici ?
LE PORTEUR.
Un diable d’homme qui demeure au bout du monde, et qui m’envoie à l’autre bout. N’est-ce pas là votre adresse ?
LÉANDRE, à Pasquin.
Justement. Connais-tu le galant homme qui me fait une si belle remise ?
PASQUIN.
C’est un de mes bons amis que j’ai rencontré dans ma course, et à qui j’ai montré vos billets. Vraiment, m’a-t-il dit, après les avoir examinés, voilà de bons effets, monsieur Pasquin ! c’est de l’or en barre. Si vous voulez me les confier, mon cher ami, je me charge de vous envoyer la somme entière dans une heure d’ici, avec les six mille livres pour les habits de votre maître. Comme cet ami dont je vous parle est la probité même, je me suis fait un plaisir d’accepter son offre, et sur-le-champ je lui ai remis votre papier, qu’il a trouvé le secret de changer en argent comptant.
LÉANDRE.
C’est donc le même ami à qui tu as vendu mes malles ?
PASQUIN.
Oui, et qui m’en a donné deux mille francs de plus que ce que vous en vouliez.
LÉANDRE.
Ah ! quelle joie ! Voilà un ami comme on n’en voit point.
PASQUIN.
Dans ce monde pervers, il n’y a plus que moi seul qu’on puisse lui comparer.
LÉANDRE.
Tu dis vrai, mon cher Pasquin. Comment pourrai-je jamais reconnaître les services que tu me rends ?
LE PORTEUR.
Mes bons Messieurs, pendant que vous jasez à votre aise, je crève sous le fardeau.
PASQUIN.
Aidez-moi à soulager ce pauvre diable.
LÉANDRE.
Oh ! volontiers. Tiens, voilà de quoi boire.
LE PORTEUR.
Adieu, Messieurs ; vous m’avez rendu plus léger qu’une plume, et je m’en retourne en sautant.
Scène VII
LÉANDRE, PASQUIN
PASQUIN.
Comptons le nombre des sacs. Un, deux, trois, quatre, cinq et six : voilà pour vos habits. En voici douze autres, et un petit de cinq cents francs, pour vos billets.
LÉANDRE.
Ah, ciel ! que d’argent comptant tout d’un coup ! Que de bonheur tout à la fois ! À la fin, la fortune s’est donc lassée de me persécuter !
PASQUIN.
Voyons un peu quelques-unes de ces espèces. Ouvrez un sac, et moi l’autre. Ah, les belles médailles ! Elles sont toutes neuves : je les aime mille fois mieux que ces vieilles antiquailles dont on fait tant de cas : voilà de quoi je voudrais remplir un grand cabinet.
LÉANDRE.
Et voilà de quoi mener une belle vie, si je voulais.
PASQUIN.
Oui, morbleu ! divertissons-nous. Vivat ! Bonne chère et grand feu, sans compter les menus plaisirs. Il faut dépenser tout cela noblement, pour nous dédommager de nos chagrins. Avec quelques petites sommes à compte, nous apaiserons vos créanciers, et nous mangerons le reste en liberté : n’est-il pas vrai, mon cher Crésus ?
LÉANDRE.
Ce sont donc là les conseils que tu me donnes ?
PASQUIN.
Ne sont-ils pas de votre goût ?
LÉANDRE.
Parbleu ! tu m’as bien trompé ! Je te croyais un honnête garçon, et tu n’es qu’un séducteur.
PASQUIN.
En quoi donc ?
LÉANDRE.
Au lieu de m’aider à me tirer du bourbier, tu veux m’y replonger, misérable !
PASQUIN.
Je croyais vous faire ma cour.
LÉANDRE.
Ta cour, infâme ! Apprends que mes malheurs m’ont instruit, qu’ils ont réhabilité ma raison, et qu’elle a maintenant assez de force sur moi pour me faire détester, et ma vie passée, et tes conseils empoisonneurs.
PASQUIN.
Mais, parlez-vous sérieusement ?
LÉANDRE.
Peu s’en faut que je ne t’en donne la preuve. Si je t’étais moins redevable, je te chasserais tout à l’heure.
PASQUIN, toussant bien fort.
Voilà ma quinte qui me reprend. Puisque vous êtes converti, je veux suivre votre exemple ; nous allons vivre comme deux petits ermites : en attendant, portons ces espèces dans votre appartement, vous en disposerez selon votre morale.
LÉANDRE.
Rappelle le porteur, il n’est pas loin.
PASQUIN.
Le porteur ! Où voulez-vous donc transporter ces sacs ?
LÉANDRE.
Je veux les faire monter à l’appartement de mon père, afin qu’il les y trouve à son retour ; c’est la moindre restitution que je puisse lui faire : nous y joindrons cet écrin, dont il pourra faire encore une bonne somme : ce petit secours au moins le soutiendra quelque temps.
PASQUIN.
Fort bien ; mais, vous et moi, de quoi vivrons-nous ?
LÉANDRE.
Des restes de sa table, s’il refuse de m’y appeler,
PASQUIN.
Eh ! comment apaiserez-vous ces quatre créanciers qui vous ont fait condamner par corps ? Vous n’oserez passer le pas de la porte.
LÉANDRE.
Eh bien ! je garderai la chambre, et me jetterai dans la lecture ; c’est la consolation des malheureux.
PASQUIN.
C’est bien dit ; nous lirons des romans. Ma foi, je suis émerveillé.
Il éternue d’une grande force.
LÉANDRE.
Encore !
PASQUIN.
C’est votre morale qui m’enrhume.
LÉANDRE.
Quelqu’un vient ; vois qui c’est. N’est-ce point mon père ?
PASQUIN.
Eh ! non, non ; revenez, c’est la Jonquille.
Scène VIII
LA JONQUILLE, LÉANDRE, PASQUIN
PASQUIN.
Que veux-tu, mon enfant ?
LA JONQUILLE.
C’est un habit que j’apporte à Monsieur.
LÉANDRE.
Eh ! où l’as-tu pris ?
LA JONQUILLE.
Je ne l’ai pris nulle part ; on vient de me le donner pour vous le remettre.
LÉANDRE.
Eh qui ?
LA JONQUILLE.
C’est un homme qui s’appelle... Ma foi, je ne m’en souviens plus.
PASQUIN.
Ne voyez-vous pas que c’est mon ami qui vous le renvoie, comme nous en étions convenus lui et moi ? Voilà ce qui s’appelle une galanterie.
LÉANDRE.
Je t’en ai toute l’obligation.
PASQUIN.
Vous m’en avez bien d’autres que vous ne savez pas. Allons, mettez vite cet habit.
LÉANDRE.
Il va mettre le comble à mon bonheur.
PASQUIN.
Vous dites plus vrai que vous ne pensez. Va-t’en, la Jonquille.
Scène IX
LÉANDRE, PASQUIN
LÉANDRE, en s’habillant.
Je vais donc vous obéir, ma chère Isabelle ; et c’est en effet pour moi, je vous jure, le comble de la félicité. Mais qu’est-ce que je sens dans ma poche ?
PASQUIN, en souriant.
Voyez, voyez ce que c’est.
LÉANDRE.
Mon portefeuille ! Comment se trouve-t-il ici ?
PASQUIN.
C’est que vous l’y aviez mis.
LÉANDRE.
Oui, je m’en souviens. Parbleu ! je suis un grand étourdi !
PASQUIN.
Cela est vrai, cela est vrai. Si quelqu’un l’a ouvert, il aura vu de belles sentences.
LÉANDRE, ouvrant le portefeuille.
Il faut que je jette toutes ces lettres au feu.
PASQUIN.
Ah ! c’est dommage : avant que de faire cette exécution, relisez-les encore une petite fois.
LÉANDRE.
Ciel ! que vois-je ? Ce ne sont pas là des lettres. Quittance de monsieur Doré, quittance de monsieur Tison, quittance de monsieur Courtaut, quittance de monsieur Croquet : en effet, elles sont écrites et signées de leurs mains. Me trompé-je ? En voici d’autres, en aussi bonne forme, de tous-mes créanciers sans exception. Est-ce un rêve ? est-ce une vérité ? Mon cher Pasquin, dis-moi donc si je dors ou si je veille.
PASQUIN.
Si vous dormez, je dors aussi ; car je vois les mêmes choses que vous.
LÉANDRE.
Grand Dieu ! quel prodige ! À qui suis-je redevable d’une libéralité si excessive ?
PASQUIN.
À celui qui a payé vos habits.
LÉANDRE.
Eh ! nomme-le-moi donc, que j’aille me jeter à ses pieds.
PASQUIN.
Il se nomme...
LÉANDRE.
Eh bien ?
PASQUIN.
Monsieur...
LÉANDRE.
Monsieur qui ?
PASQUIN.
Connaissez-vous un monsieur, de par le monde, qui s’appelle...
LÉANDRE.
Comment ?
PASQUIN.
Monsieur Géronte ?
LÉANDRE.
Mon père ?
PASQUIN, chantant.
C’est lui-même.
LÉANDRE.
Ah ! je le reconnais. Ma surprise... ma joie... ma confusion... Soutiens-moi, Pasquin... je succombe.
PASQUIN.
Morbleu ! je crois qu’il s’évanouit. Eh vite ! Messieurs, sortez de votre cache, et venez à notre aide.
Scène X
GÉRONTE, LISIMON, LÉANDRE, PASQUIN
GÉRONTE, accourant avec Lisimon.
Ô ciel ! en quel état vois-je mon fils !
PASQUIN.
Hélas ! vous l’avez tué en le ressuscitant.
LISIMON.
Léandre, regardez votre père, le voici qui vous aime plus que jamais.
LÉANDRE, ouvrant les yeux.
Ah ! mon père, vous m’accablez.
GÉRONTE.
Non, mon fils ; je ne fais que ce que doit faire un bon père.
LÉANDRE, se jetant aux pieds de son père.
J’en suis indigne.
GÉRONTE.
Vous ne l’êtes plus, tout est réparé : embrassez-moi.
LÉANDRE, se levant, aidé de Pasquin.
L’excès de vos bontés me couvre de honte : vous me pardonnez, mais je ne me pardonne pas.
GÉRONTE.
Que le passé soit oublié pour toujours ; ne songeons qu’à jouir d’un avenir délicieux.
PASQUIN.
Eh bien ! Messieurs, vous ai-je bien servis ?
LISIMON.
À ravir : on ne peut trop payer ton zèle et ta dextérité.
LÉANDRE, à Pasquin.
Aimable fripon, en me trompant, que tu m’as obligé ! Tu agissais de concert avec eux, je n’en puis plus douter.
PASQUIN, montrant Lisimon.
Tenez, c’est Monsieur qui me dirigeait.
LÉANDRE, à Lisimon.
Je n’entreprends point de vous marquer ma reconnaissance ; vos bontés sont au-dessus de mes forces.
LISIMON, l’embrassant.
J’en suis trop payé par la joie que vous me causez : je comptais sur votre bon cœur, et je ne me suis pas trompé.
GÉRONTE, à Léandre.
Vous voyez en Lisimon le modèle des vrais amis : nous lui devrons, vous et moi, tout le bonheur de notre vie. Mais, mon fils, si vous voulez que je sois parfaitement heureux, il faut que vous preniez le parti de vous marier : j’ai fait pour vous un choix qui vous convient ; c’est le choix de votre cœur, je n’en puis plus douter.
LÉANDRE.
Eh ! mon père, je vous ai ruiné ; Isabelle n’a pas plus de fortune que moi, je la rendrais malheureuse.
LISIMON.
Eh bien ! il faut vous donner une épouse qui vous apporte quinze mille livres de rente : votre père et moi, nous l’avons trouvée.
GÉRONTE.
Et je veux que vous l’acceptiez de notre main.
LÉANDRE.
Je vous obéirai, mais je n’y survivrai pas : je ne puis vivre qu’avec Isabelle.
GÉRONTE.
Eh ! c’est Isabelle que vous épouserez.
LÉANDRE.
Isabelle !
LISIMON.
Elle-même : je me charge de fournir sa dot ; les cent mille écus sont tout prêts.
LÉANDRE.
Quelle générosité !
PASQUIN.
Pour celle-là, je ne m’y attendais pas.
GÉRONTE, à Léandre.
Et j’ai la même somme dans mon cabinet, qui, jointe aux cent mille écus de mon ami, vous formera dix mille écus de rente.
PASQUIN, à Léandre.
Avec cela, vous pourrez vivoter.
LÉANDRE, avec transport.
Oh ! pour le coup, il faut mourir de joie, et que ce soit à vos genoux, mon cher père.
GÉRONTE, le relevant.
Soyez homme, mon fils, et soutenez votre bonheur.
PASQUIN, embrassant Léandre.
Bon courage, mon cher maître : nous ne craindrons plus les archers, vous avez un bon sauf-conduit.
Géronte et Lisimon éclatent de rire.
LÉANDRE, à Pasquin.
Ah, traître ! que tu m’as bien1 joué ! Je ne m’étonne plus de ta valeur.
PASQUIN.
Loin du péril elle est brillante.
LÉANDRE.
Cependant tu avais fait merveille avec monsieur Salomon.
LISIMON.
Pas un mot de vrai dans le récit qu’il vous a fait : c’est moi qui ai retiré les diamants.
LÉANDRE.
Il faut avouer que je suis une grande dupe.
PASQUIN.
Et que j’ai l’imagination bien féconde.
LÉANDRE, prenant Pasquin à la gorge.
Si j’étais moins heureux, je t’étranglerais.
Scène XI
ISABELLE, LISETTE, GÉRONTE, LISIMON, LÉANDRE, PASQUIN
GÉRONTE, d’un ton haut.
Entrez, ma fille, approchez.
LÉANDRE.
Comment ! elle écoutait aussi ?
LISETTE.
Oh ! vraiment oui, nous écoutions, et nous n’avons pas lieu de nous en repentir.
LISIMON.
Je les avais bien placées.
LÉANDRE.
Je suis bien heureux de n’avoir pas lâché quelque impertinence.
GÉRONTE, à Isabelle.
Vous voilà convaincue que mon fils vous aime, et vous ne m’avez point caché que vous l’aimez ; il mérite le don de votre foi, et que vous acceptiez la sienne. Allons, mes chers enfants, confiez-moi vos mains, afin que j’en dispose en cet heureux moment. Ma belle, voilà votre époux : j’espère maintenant que vous vivrez ensemble aussi heureusement que je le désire.
LÉANDRE, à Isabelle.
Acceptez-vous ma main sans répugnance ?
ISABELLE, en souriant.
Vous voyez que je ne balance pas.
GÉRONTE.
À l’égard de Lisette...
PASQUIN.
Bon.
GÉRONTE.
Il ne faut pas la détourner de sa vocation.
PASQUIN.
C’est-à-dire, de sa vocation pour moi.
GÉRONTE.
Que dit-elle à cela ?
LISETTE.
Pas le mot.
GÉRONTE.
C’est tout dire. Cela supposé, je donne mille écus à Pasquin.
LISIMON.
Et moi autant. Je vous imite fidèlement, comme vous voyez.
ISABELLE.
Permettez-vous, Messieurs, que je donne à Lisette la succession de ma tante ?
LISIMON.
Rien n’est mieux pensé.
GÉRONTE.
Je ratifie la cession.
LISETTE.
Et je l’accepte.
GÉRONTE.
Pour aller au couvent ?
LISETTE.
Si monsieur Pasquin veut m’y conduire...
PASQUIN.
Donne la main, friponne, je vais te conduire chez le notaire.
GÉRONTE.
N’en prends pas la peine ; le mien va venir tout à l’heure, et nous lui dicterons deux contrats.
PASQUIN.
Lisette, fais-en un beau remerciement pour nous deux.
LISETTE.
Je vous charge de ce soin. Je n’ai pas l’imagination assez brillante pour m’en bien acquitter.
GÉRONTE.
Point de remercîments. Je suis charmé de trouver un fils digne de ma tendresse : ne songez tous qu’à partager ma joie.