Le Grondeur (David Augustin de BRUEYS - Jean DE PALAPRAT)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 3 février 1691.

 

Personnages

 

MONSIEUR GRICHARD, Médecin

TÉRIGNAN, Fils de Monsieur Grichard, Amant de Clarice

HORTENSE, Fille de Monsieur Grichard

ARISTE, Frère de Monsieur Grichard

MONDOR, Amant d’Hortense

CLARICE, Amante de Térignan

BRILLON, Fils de Monsieur Grichard

MONSIEUR LA MURRA, Précepteur de Brillon

CATAU, Servante d’Hortense

LOLIVE, Valet de Monsieur Grichard

UN LAQUAIS de Monsieur Grichard

UN PRÉVÔT de Maître à Danser

 

La Scène est chez Monsieur Grichard.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TÉRIGNAN, HORTENSE

 

TÉRIGNAN.

Mais, ma sœur, pourquoi ce retardement ?

HORTENSE.

Nous le saurons quand mon père reviendra de la ville.

TÉRIGNAN.

Il faudrait le savoir plutôt.

HORTENSE.

Vous avez envoyé Lolive chez mon oncle, et moi Catau chez Clarice, pour s’en informer ; ils seront bientôt ici.

TÉRIGNAN.

Qu’ils tardent à venir, et que je souffre dans l’incertitude où je suis !

HORTENSE.

Voici déjà Catau.

 

 

Scène II

 

CATAU, TÉRIGNAN, HORTENSE

 

TÉRIGNAN.

Hé bien qu’as-tu appris chez Clarice ?

CATAU.

Monsieur de saint Alvar son père était sorti, et Clarice n’était pas encore levée. Mais...

HORTENSE.

Quoi ? mais.

CATAU.

Ne connaissez-vous pas à mon air que je vous apporte de bonnes nouvelles ?

HORTENSE.

Et quelles ?

CATAU.

Vous serez mariés ce soir l’un et l’autre. La maison de Monsieur de saint Alvar est toujours remplie de préparatifs qu’on y fait pour vos noces.

HORTENSE.

Je vous le disais bien, mon frère.

TÉRIGNAN.

Je ne serai point en repos que je ne sache la raison du retardement d’hier au soir de la propre bouche de mon père.

HORTENSE.

Va donc voir s’il est revenu.

CATAU.

Bon, revenu ; et ne l’entendrions-nous pas s’il était au logis ? Cesse-t-il de crier, de gronder, de tempêter, tant qu’il y est ? et les voisins eux-mêmes ne s’aperçoivent-ils pas quand il entre ou quand il sort ?

HORTENSE.

Au moins seconde-nous bien aujourd’hui : quoiqu’il fasse, nous avons résolu de le contenter.

CATAU.

De le contenter ? ma foi il faudrait être bien fin : avouez que c’est un terrible mortel que Monsieur votre père.

HORTENSE.

Nous sommes obligés de le souffrir tel qu’il est.

CATAU.

Les valets et les servantes qui entrent céans n’y demeurent tout au plus que cinq ou six jours. Quand nous avons besoin d’un domestique, il ne faut pas songer à le trouver dans le quartier, ni même dans la ville ; il faut l’envoyer querir en un pays où l’on n’ait point ouï parler de Monsieur Grichard le Médecin. Le petit Brillon vôtre frère, qu’il aime à la rage, a changé de Précepteur trois fois dans ce mois ci, parce qu’ils ne le châtiaient pas à sa fantaisie. Moi-même je serais déjà bien loin, si l’affection que j’ai pour vous... Mais voici Lolive.

 

 

Scène III

 

LOLIVE, TÉRIGNAN, HORTENSE, CATAU

 

TÉRIGNAN.

Hé bien, que t’a dit mon oncle ?

LOLIVE.

Monsieur, d’abord il m’a demandé si Monsieur votre père, à qui il m’a donné, était bien content de moi. Je lui ai répondu que je n’étais pas trop content de lui, et que depuis deux jours que je le sers il ne m’a pas été possible...

TÉRIGNAN.

Eh laisse tout cela, et me dis seulement s’il n’a point su pourquoi mon mariage avec Clarice a été différé.

HORTENSE.

Et s’il n’a rien appris de nouveau sur le mien avec Mendor.

LOLIVE.

C’est à quoi je voulais venir.

CATAU.

Eh viens-y donc.

LOLIVE.

Dans le moment que je m’informais de vos affaires, le père de Clarice est entré, et il n’a pas eu le temps de me parler.

TÉRIGNAN.

Tu n’as donc rien appris ?

LOLIVE.

Pardonnez-moi, Monsieur.

HORTENSE.

C’est donc en écoutant ce qu’ils ont dit ?

LOLIVE.

Oui, Mademoiselle.

CATAU.

Et de quoi se sont-ils entretenus ?

LOLIVE.

Je vais vous le dire. Ils se sont tirés à l’écart, ils m’ont fait signe de m’éloigner, ils ont parlé tout bas, et je n’ai rien entendu.

CATAU.

Te voilà bien instruit.

LOLIVE.

Mieux que tu ne penses.

TÉRIGNAN.

Mais à ce compte-là tu ne peux rien savoir ?

LOLIVE.

Pardonnez-moi, Monsieur.

HORTENSE.

Mon oncle te l’a donc dit, ou quelqu’autre, après que Monsieur de saint Alvar a été sorti ?

LOLIVE.

Pardonnez-moi, Mademoiselle.

CATAU.

Et comment diantre le sais-tu donc ?

LOLIVE.

Oh donne-toi patience. Vous ne connaissez pas encore tous mes talents : on se cache des valets quand on a quelque secret à dire ; et moi depuis que je sers, je me suis fait une étude de deviner les gens.

CATAU.

Peste de l’imbécile.

LOLIVE.

Oui ; et j’y ai si bien réussi, que lorsque deux personnes, dont je sais les affaires, discourent ensemble avec un peu d’action, je ne veux que les voir en face, et je gagerais à leur geste, et à l’air de leur visage de vous rapporter mot pour mot ce qu’ils ont dit.

CATAU.

Il est devenu fou.

TÉRIGNAN.

Mais enfin que soupçonnes-tu ?

LOLIVE.

Que vos affaires ont changé de face.

HORTENSE

À quoi l’as-tu reconnu ?

LOLIVE.

Premièrement, à ce que Monsieur de saint Alvar n’a rien voulu dire devant moi à Monsieur Ariste.

TÉRIGNAN.

Ah ! ma sœur, il n’y a que trop d’apparence.

LOLIVE.

Je ne vous ai pas encore tout dit.

HORTENSE.

Sais-tu quelque chose de plus ?

LOLIVE.

Oh qu’oui. À peine le père de Clarice a ouvert la bouche, que voici comme votre oncle lui a répondu. Remarquez bien ceci.

Il fait des actions d’un homme surpris et en colère.

CATAU.

Que diantre veux-tu dire ?

LOLIVE.

Quoi ! tu ne le vois pas ? Cela est pourtant plus clair que le jour, et Monsieur m’entend bien assurément.

TÉRIGNAN.

Je m’en doute assez.

LOLIVE.

Et Mademoiselle aussi.

HORTENSE.

Je n’y comprends rien.

LOLIVE.

Je vais vous l’expliquer. Quand votre oncle faisait ainsi.

Il refait les mêmes signes.

Vous jugez bien qu’il était surpris, étonné, et en colère de ce que Monsieur de saint Alvar venait de lui dire : ces actions parlent d’elles-mêmes. Tenez, voyez si avec ces gestes-là il pouvait lui dire autre chose que ceci : Quoi vous avez changé de sentiment ? que me dites-vous là ? est-il possible ?

TÉRIGNAN.

Que disait à cela Monsieur de saint Alvar ?

LOLIVE.

Voici ce qu’il lui répliquait.

Action d’un homme qui fait des excuses.

CATAU.

Et que veulent dire ces actions-là ?

LOLIVE.

Pour celles-là, elles sont équivoques...

CATAU.

Point, je les trouve aussi claires que les autres.

LOLIVE.

Expliquez-les donc pour voir.

CATAU.

Eh explique-les toi-même, puisque tu as commencé.

LOLIVE.

Cela peut signifier qu’il lui faisait des excuses d’avoir été obligé de changer de sentiment. Voyez : J’en suis bien fâché, je n’ai pu faire autrement, Monsieur Grichard l’a voulu. Ou bien, cela pourrait encore signifier que l’absence de Mondor a été cause qu’on a différé vos mariages.

CATAU.

Quoi, tu trouves tout cela dans ces gestes !

LOLIVE.

Je gagerais qu’il ne s’en faut pas une syllabe.

CATAU.

C’est un fou, vous dis-je, cela ne peut être ; Clarice est fille unique de Monsieur de saint Alvar qui est un riche Gentilhomme, ami de votre père : Mondor est un homme de qualité, dont le bien et le mérite répondent à la naissance. Vos mariages sont arrêtés depuis hier, la parole est donnée, les contrats sont dressés, il n’ya qu’à signer. Il ne sait ce qu’il dit.

LOLIVE.

Je ne crois pourtant pas m’être trompé.

CATAU.

Cependant tu n’as rien ouï.

LOLIVE.

Non : mais j’ai vu, et les actions des hommes sont moins trompeuses que leurs paroles.

TÉRIGNAN.

Je tremble qu’il ne dise vrai.

CATAU.

Vous vous arrêtez à des visions ; et moi je viens de voir des préparatifs de noces.

LOLIVE.

Et ce sont peut-être ces préparatifs qui ont rebuté Monsieur Grichard. Tu sais qu’il a une parfaite aversion pour tout ce qui s’appelle festin, bal, assemblée, divertissement, et enfin pour tout ce qui peut inspirer la joie.

HORTENSE.

Quoiqu’il en soit, va faire exactement ce que mon père t’a commandé quand il est sorti, afin qu’à son retour il ne trouve ici aucun sujet de se mettre en colère.

CATAU.

Adieu truchement de malheur, va faire des commentaires sur les grimaces de notre singe.

 

 

Scène IV

 

TÉRIGNAN, HORTENSE, CATAU

 

TÉRIGNAN.

Ce que Lolive vient de nous dire redouble mes alarmes.

CATAU.

Auriez-vous fait connaître à votre père que vous êtes amoureux de Clarice ?

TÉRIGNAN.

Moi ? non assurément : il me soupçonne au contraire d’aimer Nérine, la fille d’un Médecin, qui n’est pas trop de ses amis ; et pour le laisser dans son erreur, lorsqu’il me proposa hier la belle Clarice, je feignis de n’y consentir qu’à regret.

CATAU.

Vous fîtes fort bien.

HORTENSE.

Il ignore aussi mes sentiments pour Mondor, et croit même que je ne l’ai jamais vu non plus que lui, à cause qu’il est presque toujours à l’armée,

CATAU.

Tant mieux, gardez-vous bien de lui faire connaître que ces mariages vous plaisent : les esprits à rebours comme le sien ne veulent jamais ce qu’on veut, et veulent toujours ce qu’on ne veut pas.

HORTENSE.

On frappe, et même rudement ; vois qui c’est.

CATAU.

Ce sera sans doute votre père. Non, Dieu merci, c’est Monsieur Ariste.

 

 

Scène V

 

ARISTE, TÉRIGNAN, HORTENSE, CATAU

 

TÉRIGNAN.

Hé bien, mon oncle, comment vont nos affaires ?

ARISTE.

Fort mal.

TÉRIGNAN.

Ah Ciel !

HORTENSE.

Quoi, mon oncle ?

ARISTE.

Votre père me suit, retirez-vous, laissez-moi lui, parler, je veux tâcher de le ramener à la raison.

TÉRIGNAN.

Serait-il possible ?-

ARISTE.

Retirez-vous, vous dis-je, et m’attendez dans votre appartement, j’irai vous rendre compte de tout : et vite, il vient.

CATAU.

Et tôt, retirons-nous ; voici l’orage, la tempête, la grêle, le tonnerre, et quelque chose de pis. Sauve qui peut.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR GRICHARD, LOLIVE, ARISTE

 

MONSIEUR GRICHARD.

Bourreau, me feras-tu toujours frapper deux heures à la porte ?

LOLIVE.

Monsieur, je travaillais au jardin ; au premier coup de marteau j’ai couru si vite, que je suis tombé en chemin.

MONSIEUR GRICHARD.

Je voudrais que tu te fusse rompu le cou, double chien ; que ne laisses-tu la porte ouverte ?

LOLIVE.

Eh Monsieur, vous me grondâtes hier à cause qu’elle l’était : quand elle est ouverte, vous vous fâchez ; quand elle est fermée, vous vous fâchez aussi : je ne sais plus comment faire.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment faire !

ARISTE.

Mon frère, voulez-vous bien...

MONSIEUR GRICHARD.

Oh donnez-vous patience. Comment faire, coquin !

ARISTE.

Eh mon frère, laissez là ce valet, et souffrez que je vous parle de...

MONSIEUR GRICHARD.

Monsieur mon frère, quand vous grondez vos valets, on vous les laisse gronder en repos.

ARISTE.

Il faut lui laisser passer sa fougue.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment faire, infâme !

LOLIVE.

Oh çà, Monsieur, quand vous serez sorti, voulez-vous que je laisse la porte ouverte ?

MONSIEUR GRICHARD.

Non.

LOLIVE.

Voulez-vous que je la tienne fermée ?

MONSIEUR GRICHARD.

Non.

LOLIVE.

Si faut-il, Monsieur...

MONSIEUR GRICHARD.

Encore ? tu raisonneras, ivrogne ?

ARISTE.

Il me semble après tout, mon frère, qu’il ne raisonne pas mal : et l’on doit être bien aise d’avoir un valet raisonnable.

MONSIEUR GRICHARD.

Et il me semble à moi, Monsieur mon frère, que vous raisonnez fort mal. Oui, l’on doit être bien aise d’avoir un valet raisonnable, mais non pas un valet raisonneur.

LOLIVE.

Morbleu j’enrage d’avoir raison.

MONSIEUR GRICHARD.

Te tairas-tu ?

LOLIVE.

Monsieur, je me ferais hacher ; il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée : choisissez ; comment la voulez-vous ?

MONSIEUR GRICHARD.

Je te l’ai dit mille fois, coquin. Je la veux... je la... Mais voyez ce maraud-là, est-ce à un valet à me venir faire des questions ? Si je te prends, traître, je te montrerai bien comment je la veux. Vous riez je pense, Monsieur le Jurisconsulre ?

ARISTE.

Moi ? point. Je sais que les valets ne font jamais les choses comme on leur dit.

MONSIEUR GRICHARD.

Vous m’avez pourtant donné ce coquin-là.

ARISTE.

Je croyais bien faire.

MONSIEUR GRICHARD.

Oh je croyais. Sachez, Monsieur le rieur, que je croyais n’est pas le langage d’un homme bien sensé.

ARISTE.

Et laissons cela, mon frère, et permettez que je vous parle d’une affaire plus importante, dont je serais bien aise...

MONSIEUR GRICHARD.

Non, je veux auparavant vous faire voir à vous même comment je suis servi par ce pendard-là, afin que vous ne veniez pas après me dire que je me fâche sans sujet. Vous allez voir, vous allez voir. As-tu balayé l’escalier ?

LOLIVE.

Oui, Monsieur, depuis le haut jusqu’en bas.

MONSIEUR GRICHARD.

Et la cour ?

LOLIVE.

Si vous y trouvez une ordure comme cela, je veux perdre mes gages.

MONSIEUR GRICHARD.

Tu n’as pas fait boire la mule ?

LOLIVE.

Ah Monsieur, demandez-le aux voisins qui m’ont vû passer.

MONSIEUR GRICHARD.

Lui as-tu donné l’avoine ?

LOLIVE.

Oui, Monsieur, Guillaume y était présent.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais tu n’as point porté ces bouteilles de quinquina où je t’ai dit ?

LOLIVE.

Pardonnez-moi, Monsieur, et j’ai rapporté les vides.

MONSIEUR GRICHARD.

Et mes lettres les as-tu portées à la poste ? Hem...

LOLIVE.

Peste, Monsieur, je n’ai eu garde d’y manquer.

MONSIEUR GRICHARD.

Je t’ai défendu cent fois de racler ton maudit violon ; cependant j’ai entendu ce matin...

LOLIVE.

Ce matin ? ne vous souvient-il pas que vous me le mîtes hier en mille pièces ?

MONSIEUR GRICHARD.

Je gagerais que ces deux voies de bois sont encore...

LOLIVE.

Elles sont logées, Monsieur. Vraiment depuis cela j’ai aidé à Guillaume à mettre dans le grenier une charretée de foin ; j’ai arrosé tous les arbres du jardin, j’ai nettoyé les allées, j’ai bêché trois planches, et j’achevais l’autre quand vous avez frappé.

MONSIEUR GRICHARD.

Oh il faut que je chasse ce coquin-là : jamais valet ne m’a fait enrager comme celui-ci ; il me ferait mourir de chagrin. Hors d’ici,

LOLIVE.

Que diable a-t-il mangé ?

ARISTE, le plaignant.

Retire-toi.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

ARISTE.

En vérité, mon frère, vous êtes d’une étrange humeur ; à ce que je vois, vous ne prenez pas des domestiques pour en être servi ; vous les prenez seulement pour avoir le plaisir de gronder.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah vous voilà d’humeur à jaser.

ARISTE.

Quoi vous voulez chasser ce valet à cause qu’en faisant tout ce que vous lui commandez, et au-delà, il ne vous donne pas sujet de le gronder ; ou pour mieux dire, vous vous fâchez de n’avoir pas de quoi vous fâcher.

MONSIEUR GRICHARD.

Courage, Monsieur l’Avocat, contrôlez bien mes actions.

ARISTE.

Eh mon frère, je n’étais pas venu ici pour cela : mais je ne puis m’empêcher de vous plaindre, quand je vois qu’avec tous les sujets du monde d’être content, vous êtes toujours en colère.

MONSIEUR GRICHARD.

Il me plaît ainsi.

ARISTE.

Eh je le vois bien. Tout vous rit, vous vous portez bien, vous avez des enfants bien nés, vous êtes veuf, vos affaires ne sauraient mieux aller. Cependant on ne voit jamais sur votre visage cette tranquillité d’un père de famille qui répand la joie dans toute sa maison : vous vous tourmentez sans cesse, et vous tourmentez par conséquent tous ceux qui sont obligés de vivre avec vous.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah ceci n’est pas mauvais. Est-ce que je ne suis pas homme d’honneur ?

ARISTE.

Personne ne le conteste.

MONSIEUR GRICHARD.

A-t-on rien à dire contre mes mœurs ?

ARISTE.

Non sans doute.

MONSIEUR GRICHARD.

Je ne suis, je pense, ni fourbe, ni avare, ni menteur, ni babillard comme vous ; et...

ARISTE.

Il est vrai, vous n’avez aucun de ces vices qu’on a joués jusqu’à présent sur le Théâtre, et qui frappent les yeux de tout le monde : mais vous en avez un qui empoisonne toute la douceur de la vie, et qui peut-être est plus incommode dans la société que tous les autres. Car enfin on peut au moins vivre quelquefois en paix avec un fourbe, un avare, et un menteur : mais on n’a jamais un seul moment de repos avec ceux que leur malheureux tempérament porte à être toujours fâchés, qu’un rien met en colère, et qui se font un triste plaisir de gronder et de criailler sans cesse.

MONSIEUR GRICHARD.

Aurez-vous bientôt achevé de moraliser ? je commence à m’échauffer beaucoup.

ARISTE.

Je le veux bien, mon frère, laissons ces contestations. On dit aujourd’hui que vous vous mariez.

MONSIEUR GRICHARD.

On dit, on dit : de quoi se mêle-t-on ? Je voudrais bien savoir qui sont ces gens-là ?

ARISTE.

Ce sont des gens qui y prennent intérêt.

MONSIEUR GRICHARD.

Je n’en ai que faire moi. Le monde n’est rempli que de ces preneurs d’intérêt, qui dans le fond ne se soucient non plus de nous, que de Jean de Vert.

ARISTE.

Oh il n’y a pas moyen de vous parler.

MONSIEUR GRICHARD.

Il faut donc se taire.

ARISTE.

Mais pour votre bien on aurait des choses à vous dire.

MONSIEUR GRICHARD.

Il faut donc parler.

ARISTE.

Vous étiez hier dans le dessein de marier avantageusement vos enfants.

MONSIEUR GRICHARD.

Cela se pourrait.

ARISTE.

Ils consentaient l’un et l’autre à votre volonté.

MONSIEUR GRICHARD.

J’aurais bien voulu voir le contraire.

ARISTE.

Tout le monde louait votre choix.

MONSIEUR GRICHARD.

C’est de quoi je ne me souciais guères.

ARISTE.

Aujourd’hui, sans que l’on sache pourquoi, vous avez tout d’un coup changé de dessein.

MONSIEUR GRICHARD.

Pourquoi non ?

ARISTE.

Après avoir promis votre fille à Mondor, vous voulez la donner aujourd’hui à Monsieur Fadel, qui n’a pour tout mérite que d’être beau-frère de Monsieur de saint Alvar.

MONSIEUR GRICHARD.

Que vous importe ?

ARISTE.

Et vous voulez épouser cette même Clarice que vous avez promise à votre fils.

MONSIEUR GRICHARD.

Bon, promise, qu’il compte là-dessus.

ARISTE.

En conscience, mon frère, croyez-vous que dans le monde on approuve votre conduite ?

MONSIEUR GRICHARD.

Ma conduite ! Eh croyez-vous en conscience, Monsieur mon frère, que je m’en mette fort en peine ?

ARISTE.

Cependant...

MONSIEUR GRICHARD.

Oh cependant, cependant chacun fait chez lui comme il lui plaît, et je suis le maître de moi et de mes enfants.

ARISTE.

Pour en être le maître, mon frère, il y a bien des choses que la bienséance ne permet pas de faire ; car si...

MONSIEUR GRICHARD.

Oh si, car, mais... je n’ai que faire de vos conseils, je vous l’ai dit plus de cent fois.

ARISTE.

Si vous voulez pourtant y faire un peu de réflexion.

MONSIEUR GRICHARD.

Encore ? Vous ne seriez donc pas d’avis que j’épousasse Clarice ?

ARISTE.

Je crains que vous ne vous en repentiez.

MONSIEUR GRICHARD.

Il est vrai qu’elle convient mieux à Térignan.

ARISTE.

Sans doute.

MONSIEUR GRICHARD.

Et vous ne trouvez pas à propos non plus que je donne Hortense à Monsieur Fadel ?

ARISTE.

C’est un imbécile, j’appréhende que vous ne rendiez votre fille très malheureuse.

MONSIEUR GRICHARD.

Très malheureuse ! En effet, comme vous dites. Ainsi vous croyez que je ferais beaucoup mieux de revenir a mon premier dessein ?

ARISTE.

Très  assurément.

MONSIEUR GRICHARD.

Et vous avez pris la peine de venir ici exprès pour me le dire ?

ARISTE.

J’ai crû y être obligé pour le repos de votre famille.

MONSIEUR GRICHARD.

Fort bien. C’est donc là votre avis ?

ARISTE.

Oui, mon frère.

MONSIEUR GRICHARD.

Tant mieux, j’aurai le plaisir de rompre deux mariages, et d’en faire deux autres contre votre sentiment.

ARISTE.

Mais vous ne songez pas...

MONSIEUR GRICHARD.

Et je vais tout à l’heure chez Monsieur Rigaut mon Notaire, pour cela.

ARISTE.

Quoi vous allez...

MONSIEUR GRICHARD.

Serviteur.

 

 

Scène VIII

 

BRILLON, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE, CATAU

 

CATAU.

Monsieur, voici Brillon qui vous cherche.

MONSIEUR GRICHARD.

Que veut ce fripon ?

BRILLON.

Mon père, mon père, j’ai fait aujourd’hui mon thème sans faute ; tenez, voyez.

MONSIEUR GRICHARD, lui jetant son livre au nez.

Nous verrons cela tantôt.

BRILLON.

Eh ! mon père, voyez-le à cette heure, je vous en prie.

MONSIEUR GRICHARD.

Je n’ai pas le loisir.

BRILLON.

Vous l’aurez lu en un moment.

MONSIEUR GRICHARD.

Je n’ai pas mes lunettes.

BRILLON.

Je vous le lirai.

MONSIEUR GRICHARD.

Eh ! voilà le plus pressant petit drôle qui soit au monde.

ARISTE.

Vous aurez plutôt fait de le contenter.

BRILLON.

Je vais vous lire le François, et puis je vous lirai le Latin. Les hommes... Au moins ce n’est pas du Latin obscur, comme le thème d’hier ; vous verrez que vous entendrez bien celui-ci.

MONSIEUR GRICHARD.

Le pendard !

BRILLON,

Les hommes qui ne rient jamais, et qui grondent toujours, sont semblables à ces bêtes féroces qui...

MONSIEUR GRICHARD, lui donnant un soufflet.

Tiens, va dire à ton sot de Précepteur qu’il te donne d’autres thèmes.

CATAU.

Le pauvre enfant !

ARISTE, bas.

Belle éducation !

BRILLON, pleurant.

Oui, oui, vous me frappez quand je fais bien, et moi, je ne veux plus étudier.

MONSIEUR GRICHARD.

Si je te prends.

BRILLON.

Peste soit des livres et du Latin.

MONSIEUR GRICHARD.

Attends, petit enragé, attends.

BRILLON.

Oui, oui, attends : qu’on m’y rattrape. Tenez, voilà pour votre soufflet.

Il déchire son livre.

MONSIEUR GRICHARD.

Le fouet, maraud, le fouet.

BRILLON.

Oui dà, le fouet : j’en vais faire autant tout à l’heure de ma Grammaire et de mon Despautère.

MONSIEUR GRICHARD.

Tu la payeras. Ce petit maraud abuse tous les jours de la tendresse que j’ai pour lui.

CATAU.

Voilà déjà un petit Grichard tout craché.

MONSIEUR GRICHARD.

Que marmonnes-tu là ?

CATAU.

Je dis, Monsieur, que le petit Grichard s’en va bien fâché.

MONSIEUR GRICHARD.

Sont-ce là tes affaires, impertinente ?

ARISTE.

Mon frère a raison.

MONSIEUR GRICHARD.

Et moi je veux avoir tort.

ARISTE

Comme il vous plaira. Oh çà, mon frère, revenons, je vous prie, à l’affaire dont je viens de vous parler.

MONSIEUR GRICHARD.

Ne vous ai-je pas dit que je vais de ce pas chez Monsieur Rigaut mon Notaire ? Serviteur. Mais que me veut encore cet animal ?

 

 

Scène IX

 

MAMURRA, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE, CATAU

 

MAMURRA.

Monsieur...

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’est-ce, Monsieur ? Vous prenez très mal votre temps, Monsieur Mamurra ; allez-vous-en donner le fouet à Brillon.

MAMURRA.

Abiit, effugit, evasit, erupit.

MONSIEUR GRICHARD.

Brillon s’est sauvé ?

MAMURRA.

Oui, Monsieur, effugit.

MONSIEUR GRICHARD.

Ces animaux-là ne sauraient s’empêcher de cracher du Latin. Parle François, ou tais-toi, pédant fieffé.

MAMURRA.

Puisque telle est votre volonté, sit pro ratione voluntas.

MONSIEUR GRICHARD.

Encore ? Hé de par tous les diables, parle Français si tu veux, ou si tu peux, excrément de Collège.

MAMURRA.

Soit. Nous lisons dans Arriaga.

MONSIEUR GRICHARD.

Eh bien, bourreau, dis-moi, qu’a de commun Arriaga avec la fuite de Brillon ?

MAMURRA.

Oh çà, Monsieur, puisque vous voulez qu’on vous parle Français, je vous dirai que vous avez donné un soufflet à mon disciple fort mal à propos. Il a lacéré, incendié tous ses livres, et s’est sauvé. La correction est nécessaire, concedo : mais il n’est rien de plus dangereux que de châtier quelqu’un sans sujet ; on révolte l’esprit, au lieu de le redresser, et la sévérité paternelle et magistrale, dit Arriaga.

MONSIEUR GRICHARD.

Toujours Arriaga, tête incurable ! sors d’ici tout à l’heure, et ton maudit Arriaga, et n’y remets le Pied de ta vie si tu ne me ramènes Brillon.

MAMURRA.

Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Hors d’ici, te dis-je, et va le chercher tout à l’heure.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE, CATAU

 

ARISTE.

Vous ne voulez donc rien écouter ?

MONSIEUR GRICHARD.

Serviteur. Hé Lolive, qu’on selle ma mule, je reviens dans un moment pour aller voir un malade qui m’attend.

 

 

Scène XI

 

ARISTE, CATAU

 

ARISTE.

Quel homme !

CATAU.

À qui le dites-vous ?

ARISTE.

Si tu savais quel dessein bizarre il a formé.

CATAU.

J’en sais plus que vous. Rosine, la fille de chambre de Clarice, vient de m’informer de tout. Devineriez-vous pourquoi depuis hier votre frère s’est mis en tête d’épouser Clarice ?

ARISTE.

Peut-être la beauté ?

CATAU.

Tarare la beauté ; c’est bien la beauté vraiment qui prend un homme comme lui.

ARISTE.

Qu’est-ce donc ?

CATAU.

Vous savez, Monsieur, que nous avions tous conseillé à Clarice d’affecter de paroître sévère et rude aux domestiques en présence de Monsieur Grichard, afin de gagner ses bonnes grâces, et de l’obliger à consentir au mariage de Térignan avec elle ?

ARISTE.

Je le sais.

CATAU.

Hé bien, hier au soir votre frère était dans la chambre de Monsieur de saint Alvar ; Clarice était dans la sienne, qui y répond ; Rosine vint à faire quelque bagatelle, Clarice prit de-là occasion de gronder. Monsieur Grichard entendant quereller cette fille, quitta brusquement Monsieur de saint Alvar, et alla se mettre de la partie. La pauvre créature fut relancée comme il faut, sa maîtresse fit semblant de la chasser ; et depuis ce moment notre Grondeur a conçu pour elle une estime qui n’est pas imaginable, et qui va jusques à la vouloir épouser.

ARISTE.

Est-il possible ?

CATAU.

D’abord il le proposa à Monsieur de saint Alvar. Comme il est facile, il y consentit, à condition que Monsieur Grichard donnerait Hortense à Monsieur Fadel son beau-frère, qui est un homme qui lui est à charge.

ARISTE.

Clarice le sait-elle ?

CATAU.

Elle en est au désespoir. Je viens de lui parler ; elle a déjà fait des plaintes à son père, qui commence à se repentir.

ARISTE.

À quelque prix que ce soit, il faut rompre ce dessein.

CATAU.

Nous avons déjà concerté avec Clarice et Rosine ce qu’il y a à faire pour cela, et la fuite de Brillon me fait songer à un stratagème, dont il faut que je me serve.

ARISTE.

Que prétends-tu faire ?

CATAU.

Je vous le dirai plus à loisir.

ARISTE.

Allons donc avertir Térignan et Hortense, et prenons ensemble des mesures pour agir de concert.

CATAU.

Allons, notre Grondeur sera bien fin s’il ne donne dans les panneaux que je lui vais tendre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LOLIVE

 

La maudite bête qu’une mule quinteuse ! le vilain homme qu’une Médecin hargneux ! qu’un pauvre garçon est à plaindre d’avoir à servir ces deux animaux-là ! et que le Ciel les a bien faits l’un pour l’autre ! Ouf, me voilà tout hors d’halaine : mais, Dieu merci, c’est pour la dernière fois.

 

 

Scène II

 

CATAU, LOLIVE

 

CATAU.

Ah te voilà ! je te cherchais. D’où viens-tu ?

LOLIVE.

Je viens de planter notre chagrin de Médecin sur sa chagrine de mule ; ils ont enfin détalé d’ici, après avoir fait l’un et l’autre le diable à quatre : pour récompense ils m’ont donné mon congé.

CATAU.

Ton congé !

LOLIVE.

Oui, le Médecin portait la parole, Ce n’est pas un grand malheur.

CATAU.

J’en suis persuadée : mais avant que le jour se passe, je te donnerai, si tu veux, le moyen de te venger de lui.

LOLIVE.

Quoique la vengeance ne soit pas d’une belle âme, me voila prêt à tout, et tu peux disposer de moi.

CATAU.

Nous avons compté là-dessus. Mais avant toutes choses, va te mettre en sentinelle au coin de la rue ; et quand tu verras venir de loin nôtre Grondeur, viens vite m’avertir. Voici ma maîtresse.

 

 

Scène III

 

HORTENSE, CATAU

 

HORTENSE.

On oncle et mon frère sont allés avertir Clarice de se rendre ici.

CATAU.

Fort bien. Vous, si votre père vous propose de vous marier avec Monsieur Fadel, faites semblant d’être soumise à sa volonté, et ne l’irritez point par un refus.

HORTENSE.

Mais si une fois j’ai dit oui ?

CATAU.

Et bien vous direz non.

HORTENSE.

Ne te fâche point, ma pauvre Catau.

CATAU.

Laissez-vous donc conduire.

HORTENSE.

Mais si ce que tu entreprends ne réussit point ?

CATAU.

Oh faites donc à votre tête.

HORTENSE.

Mon Dieu, que tu es prompte ! Je crains de me voir mariée au plus imbécile et au plus mal fait de tous les hommes.

CATAU.

Vous ne seriez pas la seule. Je connais de belles personnes comme vous, qui ont pour époux de petits magots d’hommes : mais aussi en revanche, je connais de beaux et grands jeunes hommes qui ont pour épouses de petites guenuches de femmes. Cela est assez bien compensé dans le monde, et l’avarice fait tous les jours ces assortiments bizarres,

HORTENSE.

Le malheur des autres est une faible consolation.

CATAU.

Oh çà, puisque vous voulez tant raisonner, que prétendriez-vous faire, si, malgré ce que j’entre prends, votre père s’opiniâtrait à vous donner à Monsieur Fadel ?

HORTENSE.

Je ne sais... mourir.

CATAU.

Mourir !

HORTENSE.

Oui, te dis-je, mourir.

CATAU.

Et si vous ne pouviez pas mourir ?

HORTENSE.

Obéir.

CATAU.

Obéir !

HORTENSE.

Oui, Catau, obéir. Une fille qui a de la vertu n’a point d’autre parti à prendre.

CATAU.

Je ne suis pas moi tout-à-fait de cet avis-là. Il est vrai que la vertu défend à une fille d’épouser contre la volonté de ses parents un homme qui lui plaît : mais la vertu ne lui défend pas de s’opposer à leur volonté, quand ils veulent lui donner pour époux un homme qui ne lui plaît point.

HORTENSE.

Mon père n’est pas fait comme les autres ; et si j’ai une fois consenti, te dis-je...

CATAU.

Bon, consenti. Allez, Mademoiselle, en fait de mariage une fille a son dit et son dédit : mais nous n’en viendrons pas là ; laissez seulement agir Clarice, et faites ce que je vous dis.

 

 

Scène IV

 

LOLIVE, HORTENSE, CATAU

 

LOLIVE.

Gare, gare, Monsieur Grichard, gare, gare.

CATAU.

Est-il entré ?

LOLIVE.

Non, Guillaume a ramené sa monture.

HORTENSE.

Et mon père ?

LOLIVE.

Un petit accident l’a fait descendre à deux pas d’ici.

CATAU.

Et quel accident ?

LOLIVE.

Il passait avec sa mule devant la porte d’un de nos voisins. Un barbet, à qui sa figure a déplu, s’est mis tout d’un coup à japper ; la mule a eu peur, elle a fait un demi tour à droite, et Monsieur Grichard un demi tour à gauche sur le pavé.

HORTENSE.

S’est-il blessé ?

LOLIVE.

Non ; il gronde à cette heure le barbet, vous l’aurez ici dans un moment.

HORTENSE.

Je me retire dans ma chambre, j’appréhende sa mauvaise humeur.

CATAU.

Il a été bientôt de retour ?

LOLIVE.

C’est qu’il a trouvé besogne faite, à ce que m’a dit Guillaume.

CATAU.

On avait peut-être envoyé querir un autre Médecin..

LOLIVE.

Non : mais le malade s’est impatienté ; et voyant que Monsieur Grichard tardait trop à venir, il est parti sans son ordre.

CATAU.

Il l’a trouvé mort ?

LOLIVE.

Tu l’as dit.

CATAU.

Cela lui arrive tous les jours. Mais je l’entends ; retire-toi, qu’il ne te voie point. Va dire à Clarice de venir promptement, elle te dira ce que tu as à faire de ton côté. Ecoute.

Elle lui parle à l’oreille.

LOLIVE.

C’est assez.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR GRICHARD, CATAU

 

MONSIEUR GRICHARD.

Oh parbleu, canaille, je vous apprendrai à tenir à l’attache votre chien de chien.

CATAU.

Mais aussi, voyez ce maraud de voisin ; on lui a dit mille fois, ce coquin ! cet insolent ! Mort de ma vie, Monsieur, laissez-moi faire, je lui laverai la tête.

MONSIEUR GRICHARD.

Cette fille a quelque chose de bon. Brillon n’est il point revenu ?

CATAU.

Non, Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Ce petit fripon-là me fera mourir de chagrin ; et son animal de Précepteur ?

CATAU.

Il l’est allé chercher, et ne reviendra pas sans vous le ramener.

MONSIEUR GRICHARD.

Il fera bien.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR GRICHARD, CATAU, MONSIEUR FADEL, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur Fadel demande à vous voir.

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’il entre. Il faut que je fasse un peu causer ce jeune homme, pour voir s’il est aussi nigaud qu’on dit.

Monsieur Fadel paraît.

Approchez, mon gendre prétendu... Hé approchez, vous dis-je.

CATAU.

Hé mettez-vous encore plus près ; vous devez savoir que Monsieur n’aime pas à crier.

MONSIEUR FADEL.

Soit.

MONSIEUR GRICHARD, le regardant à chaque demande qu’il lui fait, pour voir s’il parlera.

Oh çà, on me veut faire croire que je marie ma fille à un sot.

MONSIEUR FADEL.

Ouais.

MONSIEUR GRICHARD.

Je n’en crois rien, puisque je vous la donne.

MONSIEUR FADEL.

Ah !

MONSIEUR GRICHARD.

Et avec une grosse dot.

MONSIEUR FADEL.

Oh, oh !

MONSIEUR GRICHARD.

Je l’avais promise à un certain Mondor qui est absent.

MONSIEUR FADEL.

Voyez.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais je vous préfère à lui.

MONSIEUR FADEL.

Oui !

MONSIEUR GRICHARD.

Il sera attrapé, quand il viendra.

MONSIEUR FADEL.

Ah, ah !

MONSIEUR GRICHARD.

Pour moi j’épouse votre parente Clarice.

MONSIEUR FADEL.

Oui da !

MONSIEUR GRICHARD.

Ouais, oh, oh, ah, oui, voyez, oui da ! N’avez-vous que cela à me dire ?

CATAU.

Il vous répond fort juste.

MONSIEUR FADEL.

Oh, oh !

MONSIEUR GRICHARD.

Oui, mais son style est bien laconique.

MONSIEUR FADEL.

La, la.

CATAU.

Il ne vous rompra pas la tête.

MONSIEUR GRICHARD.

Un grand parleur est encore plus incommode.

CATAU.

J’en sais, Monsieur, plus de quatre qui sans oh, oh, oui, et ah, ah, n’auraient souvent rien à dire.

MONSIEUR GRICHARD.

Il faut que je le mène à Hortense, peut-être parlera-t-il devant elle.

MONSIEUR FADEL.

Oh, oh !

MONSIEUR GRICHARD.

Venez donc.

CATAU.

Allez voir votre Maîtresse, Monsieur Oh, oh ! À quel imbécile veut-on donner une fille comme elle ? je l’empêcherai bien.

 

 

Scène VII

 

TÉRIGNAN, ARISTE, LOLIVE, CATAU

 

ARISTE.

Où est mon frère ?

CATAU.

Il vient d’entrer dans la chambre d’Hortense avec Monsieur Fadel : ils n’auront pas longue conversation ensemble.

LOLIVE.

Puis-je entrer ?

CATAU.

Oui, mais dépêche toi.

LOLIVE.

Clarice sera ici dans un moment.

CATAU.

Tant mieux.

Dans cette Scène Lolive regarde toujours si Monsieur Grichard ne vient point.

LOLIVE, à Catau.

J’ai trouvé Brillon.

CATAU.

Hé bien ?

LOLIVE.

Je l’ai mené chez Monsieur...

CATAU.

Tu as bien fait.

LOLIVE.

Il n’en sortira pas sans ton ordre.

CATAU.

C’est assez. Clarice t’a instruit de ce que tu as à faire ?

LOLIVE.

Oui.

CATAU.

Va te préparer à jouer ton rôle.

LOLIVE.

J’y vais.

CATAU.

Je ne crois pas que Monsieur Grichard connaisse trop ton visage ?

LOLIVE.

Lui ! depuis deux jours que je le sers, il ne m’a jamais regardé en face ; il ne connaît personne.

CATAU.

Va vite qu’il ne te rencontre ici.

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, TÉRIGNAN, ARISTE, CATAU

 

HORTENSE.

Ah je respire ! Monsieur Fadel est sorti, et mon père est entré dans son cabinet, fort triste de la fuite de Brillon.

CATAU.

Il ne le reverra qu’à bonnes enseignes.

TÉRIGNAN.

Comment ?

 

 

Scène IX

 

HORTENSE, TÉRIGNAN, ARISTE, CATAU, MONSIEUR GRICHARD dans le fond du Théâtre

 

CATAU.

Vous le saurez quand il sera temps.

HORTENSE, apercevant Monsieur Grichard.

Ah voilà mon père, il aura peut-être entendu ce que nous venons de dire.

CATAU.

Lui ! et ne savez-vous pas que lorsque sa gronderie se change en ce noir chagrin où le voilà plongé, il ne voit ni n’entend personne ? Je gagerais qu’il ne s’est pas seulement aperçu que nous soyons ici.

ARISTE.

Il faudrait le préparer à la visite de Clarice. Abordez-le, mon neveu.

Chacun, à mesure qu’il parle, s’éloigne de Monsieur Grichard, qui est au fond du Théâtre.

TÉRIGNAN.

Je n’oserais.

ARISTE.

Vous, Hortense.

HORTENSE.

Je tremble.

ARISTE.

Toi donc, Catau.

CATAU.

La peste.

ARISTE.

Mais d’où lui peut venir cette sombre mélancolie ?

CATAU.

Il y a une heure qu’il n’a grondé personne.

MONSIEUR GRICHARD, se promenant en colère.

C’est une chose étrange ! je ne trouve personne avec qui je puisse m’entretenir un seul moment, sans être obligé de me mettre en colère. Je suis bon père, mes enfants me désespèrent ; bon maître, mes domestiques ne songent qu’à me chagriner ; bon voisin, leurs chiens se déchaînent contre moi : jusqu’à mes malades, témoin celui d’aujourd’hui, vous diriez qu’ils meurent exprès pour me faire enrager.

ARISTE.

Il faut que je l’aborde. Mon frère, je suis votre serviteur.

MONSIEUR GRICHARD.

Serviteur.

ARISTE.

D’où vient que vous êtes triste ?

MONSIEUR GRICHARD.

Je ne sais.

HORTENSE.

Mais qu’avez-vous, mon père ?

MONSIEUR GRICHARD.

Rien.

CATAU.

Vous trouvez-vous mal, Monsieur ?

MONSIEUR GRICHARD.

Non.

TÉRIGNAN.

Ne peut-on savoir...

MONSIEUR GRICHARD.

Tais-toi.

CATAU.

Voulez-vous, Monsieur...

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’on me laisse.

CATAU.

Voici qui vous réjouira, Monsieur, je viens de voir entrer Clarice.

MONSIEUR GRICHARD.

Clarice ! qu’on se retire, et vite. A Hortense. Allons, vous aussi, vous m’échauffez la bile avec vos airs posés.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

MONSIEUR GRICHARD.

Pour vous, si vous prétendez me venir donner les sots conseils de tantôt, vous ferez mieux d’aller voir chez vous si l’on vous demande.

ARISTE.

Non, mon frère, puisque vous voulez absolument vous marier, et que Clarice vous plaît, à la bonne heure.

MONSIEUR GRICHARD.

Vous allez voir quelle différence il y a d’elle à vos goguenardes de femmes qui ne songent qu’à la bagatelle.

ARISTE.

Je le veux croire.

MONSIEUR GRICHARD.

J’ai besoin d’une personne comme elle.

ARISTE.

Il faut vous satisfaire.

MONSIEUR GRICHARD.

Je ne puis pas suffire moi seul à tenir en crainte une famille, et à pourvoir aux affaires du dehors.

ARISTE.

Sans doute.

MONSIEUR GRICHARD.

Tandis que je tiendrai moi ceux du logis dans le devoir, elle ira à la ville gronder le Marchand, le Boucher, le Cordonnier, l’Épicier ; et malheur à qui nous fera quelque frasque. Mais la voici, vous allez voir.

 

 

Scène XI

 

CLARICE, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

CLARICE.

Vous me voyez, Monsieur, dans un si grand excès de joie, que je ne puis vous l’exprimer.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment donc, d’où vous vient cette joie si déréglée ?

CLARICE.

Mon père vient de m’accorder tout ce que je lui ai demandé.

MONSIEUR GRICHARD.

Et que lui avez-vous demandé ?

CLARICE.

Tout ce qui pouvait me faire plaisir.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais encore ?

CLARICE.

Il m’a rendu maîtresse de tous nos apprêts de noces.

MONSIEUR GRICHARD.

Quels apprêts faut-il donc tant pour...

CLARICE.

Comment, Monsieur, quels apprêts ? les habits, le festin, les violons, les haut bois, les mascarades, les concerts, et le bal sur tout, que je veux avoir tous les soirs pendant quinze jours.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment diable !

CLARICE.

Vous voyez cet habit, c’est le moindre de douze que je me suis fait faire. J’en ai commandé autant pour vous.

MONSIEUR GRICHARD.

Pour moi !

CLARICE.

Oui : mais il n’y en a encore que deux de faits, qu’on vous apportera ce soir.

MONSIEUR GRICHARD.

À moi !

CLARICE.

Oui, Monsieur. Croyez-vous que je puisse vous souffrir comme vous êtes ? Il semble que vous portiez le deuil des malades qui meurent entre vos mains.

MONSIEUR GRICHARD.

Elle est folle.

CLARICE.

Il faut quitter cet équipage lugubre, et prendre un habit plus gai.

MONSIEUR GRICHARD.

Un habit plus gai à un Médecin !

CLARICE.

Sans doute. Puisque nous nous marions ensemble, il faut se mettre du bel air. Serez-vous le premier Médecin qui porterez un habit cavalier ?

MONSIEUR GRICHARD.

Elle extravague.

CLARICE.

Pour le festin, nous avons deux tables de trente couverts : je viens d’ordonner moi-même en quel endroit de la sale je veux qu’on place les violons et les hautbois.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais songez-vous...

CLARICE.

J’ai préparé une mascarade charmante.

MONSIEUR GRICHARD.

À la fin...

CLARICE.

Quand nous aurons dansé une bonne heure, nous sortirons tous deux du bal sans rien dire, et nous nous déguiserons, moi en Venus, et vous en Adonis.

MONSIEUR GRICHARD.

Je perds patience.

CLARICE.

Que nous allons danser ! c’est ma folie que la danse. Au moins j’ai déjà retenu quatre laquais, qui jouent parfaitement bien du violon.

MONSIEUR GRICHARD.

Quatre laquais !

CLARICE.

Oui, Monsieur, deux pour vous, et deux pour moi. Quand nous serons mariés, je veux que vous ayez le bal chez-nous tous les jours de la vie, et que notre maison soit le rendez-vous de toutes les personnes qui aimeront un peu le plaisir.

 

 

Scène XII

 

ROSINE, CLARICE, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

ROSINE.

Madame, tous vos habits de masque sont au logis, venez les voir au plus vite, ils sont les plus jolis du monde.

MONSIEUR GRICHARD.

N’est-ce pas là cette gueuse que vous chassâtes hier.

CLARICE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Et vous l’avez reprise ?

CLARICE.

Je ne puis m’en passer, elle est de la meilleure humeur du monde, elle chante ou danse toujours.

ARISTE.

Hé, Madame, qu’on est mal servi des personnes de ce caractère.

CLARICE.

Je le crois : mais j’aime mieux être plus mal servie, et avoir des domestiques toujours gais. Je tiens que les gens qui sont auprès de nous nous communiquent, malgré que nous en ayons, leur joie ou leur tristesse, et je n’aime point le chagrin.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah ! quelqu’un l’a ensorcelée depuis hier.

ROSINE.

Venez donc, Madame, on vous attend avec impatience.

CLARICE.

Adieu, Monsieur : je meurs d’envie de voir vos habits et les miens, et j’ai laissé au logis Monsieur Canary, qui m’attend.

 

 

Scène XIII

 

ROSINE, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

MONSIEUR GRICHARD.

Qui est ce Monsieur Canary ?

ROSINE.

Son Maître à chanter. Ma foi, Monsieur, vous allez avoir la perle des femmes. La plupart aiment à gronder les domestiques, et à chagriner leurs maris : pour celle-là, oh, je vous réponds qu’il fera bon avec elle : que tout aille de travers dans un ménage, elle ne s’émeut de rien ; c’est la meilleure des femmes. Tenez, Monsieur, depuis cinq ans que je la sers, je ne l’ai vue qu’hier en colère.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais, dis-moi, son père serait-il pas cause ?

ROSINE.

Monsieur, je vous demande pardon, il faut que j’essaye aussi mon habit de masque.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

Ils demeurent quelque temps à se regarder.

ARISTE.

On frère, hé bien ?

MONSIEUR GRICHARD, à part.

Je tombe des nues.

ARISTE.

Voilà cette femme que vous me vantiez tant ?

MONSIEUR GRICHARD, à part.

Il y a ici quelque mystère.

ARISTE, bas.

Se douterait-il qu’on le joue ?

MONSIEUR GRICHARD.

Je soupçonne d’où vient ceci.

ARISTE.

Vous croyez peut-être que la joie qu’elle a de se marier...

MONSIEUR GRICHARD.

Savez-vous bien, Monsieur mon frère, que vous avez le don de raisonner toujours de travers ?

ARISTE.

Moi ?

MONSIEUR GRICHARD.

Oui, vous. C’est Monsieur de saint Alvar qui fait faire à Clarice toutes ces folies. Ces Gentilshommeaux de Province aiment les fêtes, et il me souvient d’avoir oui dire à ce vieux roquentin, qu’il voulait danser aux noces de sa fille.

ARISTE.

Quoi ? vous croyez...

MONSIEUR GRICHARD.

Et je vais de ce pas laver la tête comme il faut à ce vieux fou.

 

 

Scène XV

 

CATAU, ARISTE

 

CATAU.

Où va-t-il donc ?

ARISTE.

Trouver le père de Clarice. Il s’est allé mettre dans l’esprit que tout ce qu’on lui a dit ici ne venait point d’elle.

CATAU.

Laissez-le aller, Monsieur de saint Alvar nous tient la main.

ARISTE.

Nous aurons de la peine à le faire renoncer à Clarice.

CATAU.

J’ai plus d’une corde à mon arc ; il ne tiendra pas contre le tour que je vais lui faire jouer : je vous l’ai dit. Notre Grondeur sera bientôt de retour, il ne trouvera personne où il est allé : il n’a que la rue à traverser. Cachez-vous dans le coin de cette chambre, écoutez ce qui se passera ici ; et quand vous jugerez que la chose aura été poussée assez loin, venez à son secours.

ARISTE.

Mais ne disais-tu pas que tu voulais qu’il n’y eût personne au logis ?

CATAU.

J’ai fait retirer Hortense et Térignan, et votre frère a chassé aujourd’hui tous ses domestiques. Mais le voici déjà, allez vite vous cacher.

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR GRICHARD, CATAU, JASMIN

 

CATAU.

Eh bien, Monsieur, vous venez de chez Monsieur de saint Alvar ?

MONSIEUR GRICHARD.

Je ne l’ai pas trouvé chez lui.

CATAU.

On dit qu’il y aura grand bal ce soir.

MONSIEUR GRICHARD.

Je sais qu’on a promis douze pistoles aux violons ; porte-leur-en vingt-quatre, et qu’ils n’aillent point ce soir.

CATAU.

Eh, Monsieur, cela sera inutile ; si Clarice a en vie de les avoir, elle leur en donnera cinquante, et cent s’il les faut. Je connais les femmes du monde, elles n’épargnent rien pour se satisfaire ; et la facilité avec laquelle la plupart jettent l’argent, fait soupçonner, malgré qu’on en ait, qu’il ne leur coûte pas beaucoup.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais je sais, coquine, que ce n’est point Clarice...

JASMIN.

Monsieur, un Monsieur vous demande.

CATAU, bas.

Bon, voici mon homme.

MONSIEUR GRICHARD.

Qui est-ce ?

JASMIN.

Il dit qu’il s’appelle Monsieur Ri... Ri... Attendez, Monsieur, je vais encore lui demander.

MONSIEUR GRICHARD, le prenant par les oreilles.

Viens-çà, fripon.

JASMIN.

Ahi, ahi, ahi.

CATAU.

Eh ! Monsieur, vous lui avez arraché les cheveux, vous êtes cause qu’il a pris la perruque ; vous lui arracherez les oreilles, et on n’en a pas pour de l’argent.

MONSIEUR GRICHARD.

Je te l’apprendrai... C’est sans doute Monsieur Rigaut mon Notaire ; je sais ce que c’est, fais-le entrer. Ne pouvait-il pas prendre une autre heure pour m’apporter de l’argent ? peste soit des importuns.

 

 

Scène XVII

 

LOLIVE, en Maître à danser, MONSIEUR GRICHARD, CATAU, LE PRÉVÔT

 

MONSIEUR GRICHARD.

Ouais, ce n’est point là mon homme. Qui êtes vous avec vos révérences ?

LOLIVE, faisant de grandes révérences.

Monsieur, on m’appelle Rigaudon, à vous rendre mes très humbles services.

MONSIEUR GRICHARD, à Catau.

N’ai-je point vû ce visage quelque part ?

CATAU.

Il y a mille gens qui se ressemblent.

MONSIEUR GRICHARD.

Eh bien, Monsieur Rigaudon, que voulez-vous ?

LOLIVE.

Vous donner cette lettre de la part de Mademoiselle Clarice.

MONSIEUR GRICHARD.

Donnez... Je voudrais bien savoir qui a appris à Clarice à plier ainsi une lettre : voilà une belle figure de lettre, un beau colifichet. Voyons ce qu’elle chante.

CATAU, bas, tandis qu’il déplie la lettre.

Jamais peut-être amant ne s’est plaint de pareille chose.

MONSIEUR GRICHARD lit.

Tout le monde dit que je me marie avec le plus bourru de tous les hommes : je veux désabuser les gens, et pour cet effet il faut que ce soir vous et moi nous commencions le bal. Elle est folle.

LOLIVE.

Continuez, Monsieur, je vous prie.

MONSIEUR GRICHARD lit.

Vous m’avez dit que vous ne savez pas danser ; mais je vous envoie le premier homme du monde...

LOLIVE, à Monsieur Grichard, qui le regarde depuis les pieds jusqu’à la tête.

Ah ! Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD lit.

Qui vous en montrera en moins d’une heure autant qu’il en faut pour vous tirer d’affaire. Que j’apprenne à danser !

LOLIVE.

Achevez, s’il vous plaît.

MONSIEUR GRICHARD lit encore.

Et si vous m’aimez, vous apprendrez de lui la bourrée.

CLARICE.

En colère.

La bourrée ! moi la bourrée ! Monsieur le premier homme du monde, savez-vous bien que vous risquez beaucoup ici ?

LOLIVE.

Allons, Monsieur, dans un quart-d’heure vous la danserez à miracle.

MONSIEUR GRICHARD, redoublant sa colère.

Monsieur Rigaudon, je vous ferai jeter par les fenêtres, si j’appelle mes domestiques.

CATAU, bas à Monsieur Grichard.

Il ne fallait pas les chasser.

LOLIVE, faisant signe à son Prévôt de jouer du violon.

Allons, gai ; ce petit prélude vous mettra en humeur. Faut-il vous tenir par la main, ou si vous avez quelque principe ?

MONSIEUR GRICHARD, portant sa colère à l’extrémité.

Si vous ne faites enfermer ce maudit violon, je vous arracherai les yeux.

LOLIVE.

Parbleu, Monsieur, puisque vous le prenez sur ce ton-là, vous danserez tout à l’heure.

MONSIEUR GRICHARD.

Je danserai, traître ?

LOLIVE.

Oui morbleu vous danserez. J’ai ordre de Clarice de vous faire danser, elle m’a payé pour cela, et ventrebleu vous danserez. Empêche, toi, qu’il ne sorte.

Il tire son épée, qu’il met sous son bras.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah je suis mort ! Quel enragé d’homme m’a envoyé cette folle !

CATAU place Monsieur Grichard à un coin du Théâtre, et va parler à Lolive.

Je vois bien qu’il faut que je m’en mêle. Tenez vous-là, Monsieur, laissez-moi lui parler. Monsieur, faites-nous la grâce d’aller dire à Monsieur de saint Alvar...

LOLIVE.

Ce n’est pas lui qui nous a fait venir ici, je veux qu’il danse.

MONSIEUR GRICHARD,

Ah le bourreau ! le bourreau !

CATAU.

Considérez, s’il vous plaît, que Monsieur est un homme grave.

LOLIVE.

Je veux qu’il danse.

CATAU.

Un fameux Médecin.

LOLIVE.

Je veux qu’il danse.

CATAU.

Vous pourriez devenir malade, et en avoir besoin.

MONSIEUR GRICHARD, tirant Catau.

Oui, dis-lui que quand il voudra, sans qu’il lui en coûte rien, je le ferai saigner et purger tout son sou.

LOLIVE.

Je n’en ai que faire, je veux qu’il danse, ou morbleu...

MONSIEUR GRICHARD, entre ses dents.

Le bourreau !

CATAU, revenant auprès de Monsieur Grichard.

Monsieur, il n’y a rien à faire, cet enragé n’entend point de raison ; il arrivera ici quelque malheur, nous sommes seuls au logis.

MONSIEUR GRICHARD.

Il est vrai.

CATAU.

Regardez un peu ce drôle-là, il a méchante physionomie.

MONSIEUR GRICHARD, le regardant de côté en tremblant.

Oui, il a les yeux hagards.

LOLIVE.

Se dépêchera-t-on ?

MONSIEUR GRICHARD.

Au secours, voisins, au secours.

CATAU.

Bon, au secours ; et ne savez-vous pas que tous vos voisins vous verraient voler et égorger avec plaisir ? Croyez-moi, Monsieur, deux pas de bourrée vous sauveront peut-être la vie.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais si on le sait, je passerai pour fou.

CATAU.

L’amour excuse toutes les folies, et j’ai oui dire à Monsieur Mamurra que lors qu’Hercule était amoureux, il fila pour la Reine Omphale.

MONSIEUR GRICHARD.

Oui Hercule fila, mais Hercule ne dansa pas la bourrée, et de toutes les danses, c’est celle que je hais le plus.

CATAU.

Eh bien il faut le dire, Monsieur vous en montrera une autre.

LOLIVE.

Oui-dà, Monsieur, voulez-vous les menuets ?

MONSIEUR GRICHARD.

Les menuets ?... non.

LOLIVE.

La gavote ?

MONSIEUR GRICHARD.

La gavote ?... non.

LOLIVE.

Le passe-pied ?

MONSIEUR GRICHARD.

Le passe-pied ?... non.

LOLIVE.

Et quoi donc ? tracanas, tricotez, rigaudons ? en voilà à choisir.

MONSIEUR GRICHARD.

Non, non, non, je ne vois rien là qui m’accommode.

LOLIVE.

Vous voulez peut-être une danse grave et sérieuse ?

MONSIEUR GRICHARD.

Oui, sérieuse, s’il en est, mais bien sérieuse.

LOLIVE.

Eh bien la courante, la bocane, la sarabande ?

MONSIEUR GRICHARD.

Non, non, non.

LOLIVE.

Oh que diantre voulez-vous donc ? demandez vous-même : mais hâtez-vous, ou par la mort.

MONSIEUR GRICHARD.

Allons, puisqu’il le faut, j’apprendrai quelques pas de la... la...

LOLIVE.

Quoi, de la... la...

MONSIEUR GRICHARD.

Je ne sais.

LOLIVE.

Vous vous moquez de moi, Monsieur, vous danserez la bourrée, puisque Clarice le veut, ou tout à l’heure ventrebleu...

 

 

Scène XVIII

 

ARISTE, MONSIEUR GRICHARD, LOLIVE, CATAU

 

MONSIEUR GRICHARD.

Ouf.

ARISTE.

Qu’est-ceci ?

MONSIEUR GRICHARD.

C’est que...

ARISTE.

Que vois-je !

MONSIEUR GRICHARD.

Cet insolent voulait...

ARISTE.

Mon frère apprendre à danser !

MONSIEUR GRICHARD.

Je vous dis que ce maraud...

ARISTE.

À votre âge !

MONSIEUR GRICHARD.

Mais quand on vous dit...

ARISTE.

On se moquerait de vous.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah voici l’autre.

ARISTE.

Je ne le souffrirai point.

MONSIEUR GRICHARD.

Oh de par tous les diables écoutez-moi donc, jaseur éternel, piailleur infatigable, on vous dit que c’est ce coquin qui me veut faire danser par force.

ARISTE.

Par force !

MONSIEUR GRICHARD, avec chagrin.

Et oui par force.

CATAU.

Oui, Monsieur, la bourrée.

ARISTE.

Et qui vous a fait si hardi, Monsieur, que de venir céans ?

LOLIVE.

Monsieur, Monsieur, j’y viens de bonne part, et je m’en vais dire à Mademoiselle Clarice comment on y reçoit les gens qu’elle envoie.

MONSIEUR GRICHARD.

Oh je n’y puis plus tenir ; il faut que j’aille chercher ce vieux fou de Monsieur de saint Alvar, chanter pouille à Clarice, à son père, et à tous ceux que je trouverai chez lui.

 

 

Scène XIX

 

ARISTE, CATAU

 

CATAU.

Le voilà parti. Que dites-vous de Lolive ?

ARISTE.

C’est un fort joli garçon. Oh pour le coup je crois mon frère désabusé de Clarice.

CATAU.

Ce n’est pas tout, il faut le ramener à son premier dessein, et c’est à quoi nous devons aller travailler sans perdre un instant.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LOLIVE, CATAU

 

CATAU.

Que viens-tu chercher ici ? pourquoi n’as-tu pas pris ton autre équipage ? Si Monsieur Grichard revenait...

LOLIVE.

Il lui reste encore Clarice et Fadel à quereller.

CATAU.

Il peut te surprendre, et te reconnaître.

LOLIVE.

Bon reconnaître ; tu ne saurais croire la vertu qu’ont les beaux habits pour changer les gens comme nous. Se mêler de pirouetter, et porter un habit doré, j’en connais plus de quatre à qui il n’en faut pas davantage pour ne se connaître pas eux mêmes.

CATAU.

Qu’as-tu donc à me dire ?

LOLIVE.

Bien des choses sur ce que tu veux que je fasse.

CATAU.

Dis-les donc vite.

LOLIVE.

Puisque Mondor est arrivé, qu’il se serve de ses gens...

CATAU.

Il n’a amené avec lui que ce valet de chambre dont nous avons déjà fait l’Aumônier, que nous avons envoyé à Monsieur Grichard. Il n’y a que toi qui puisse achever ce que tu as commencé.

LOLIVE.

Je ne saurais.

CATAU.

Poltron !

LOLIVE.

Considère tout ce que tu me fais entreprendre dans une journée. Brillon sert à tes desseins, tu me le fais enlever ; tu crains que Mamurra ne parle, tu me le fais tenir enfermé ; tu me fais faire une peur terrible à un fort honnête Médecin, qui est pour en avoir la fièvre.

CATAU.

Qu’il se la guérisse.

LOLIVE.

Et tu veux que je lui donne encore une plus chaude alarme ?

CATAU.

Te voilà bien malade ! n’as-tu pas été bien payé de ta leçon de danse ?

LOLIVE.

Il est vrai.

CATAU.

Ne le seras-tu pas au double de cette seconde expédition ?

LOLIVE.

Je le crois.

CATAU.

Et n’as-tu pas le plaisir de te venger d’un homme qui t’a mis dehors sans sujet ?

LOLIVE.

Non, m’a réputation m’est chère.

CATAU.

Oh garde-la, on ne prétend pas te l’ôter : mais compte que si tu ne fais pas ce que tu as promis à Mondor, tu dois être assuré de mille coups de bâton.

LOLIVE.

Mais si je le fais, et que Monsieur Grichard me découvre, crois-tu qu’il m’épargne ?

CATAU.

En ce cas tu risquerais peut-être quelque bagatelle : mais de ce côté-là les coups sont incertains, et très sûrs du côté de Mondor, aussi bien que les cinquante pistoles qu’il t’a promises si tu le sers.

LOLIVE.

Ceci mérite un peu de réflexion. Oui je vois que de toutes parts je risque le bâton ; me voilà dans un grand embarras, quel parti prendre ? Battu peut-être du côté de Monsieur Grichard, rossé à coup sûr du côté de Mondor ; criminel à ne faire pas ce que je lui ai promis, criminel à le faire, des bâtons aujourd’hui je n’ai plus que le choix[1].

CATAU.

Tu es dans le fait.

LOLIVE.

Hé bien il n’y a plus à hésiter ; coups de bâton pour coups de bâton, il faut se déterminer en faveur de ceux qui seront accompagnés d’un lénitif de cinquante pistoles : mais qui m’en sera caution ?

CATAU.

Qui ? Mondor, qui donnerait toutes choses pour ne pas perdre ce qu’il aime, Térignan, Hortense, Clarice, Ariste : es-tu content ?

LOLIVE.

Non.

CATAU.

Encore ?

LOLIVE.

Non, te dis-je, donne-moi une caution que je puisse prendre au corps.

CATAU.

Et bien moi.

LOLIVE.

Toi ?

CATAU.

Moi.

LOLIVE.

Je le veux.

CATAU.

Va donc te préparer.

Seule.

Enfin voilà notre affaire en bon train, et si nos amants sont heureux, ils m’en auront toute l’obligation.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR FADEL, CATAU

 

CATAU.

Mais que vois-je ? ce sot de Fadel viendrait-il mettre quelque obstacle à nos desseins ? Il ne m’incommodera pas longtemps, si ses questions ne sont pas plus longues que mes réponses.

MONSIEUR FADEL.

Je cherche votre Monsieur Grichard.

CATAU.

Vous ?

MONSIEUR FADEL.

Il a passé chez moi.

CATAU.

Lui ?

MONSIEUR FADEL.

Mais il ne m’y a pas trouvé,

CATAU.

Non ?

MONSIEUR FADEL.

Il me fait un beau tour aujourd’hui.

CATAU.

Oui ?

MONSIEUR FADEL.

Il ne veut plus me donner Hortense.

CATAU.

Ouais.

MONSIEUR FADEL.

Et moi je viens lui dire que je ne m’en soucie guères.

CATAU.

Voyez.

MONSIEUR FADEL.

Je ferai une meilleure alliance.

CATAU.

Oui-dà ?

MONSIEUR FADEL.

J’attends bien après sa fille.

CATAU.

Bon.

MONSIEUR FADEL.

Croit-il avoir affaire à un sot ?

CATAU.

Ho, ho.

MONSIEUR FADEL.

Je lui ferai bien voir que je ne le suis pas.

CATAU.

Ah, ah.

MONSIEUR FADEL.

Ne manquez pas de lui dire au moins.

CATAU.

Non.

MONSIEUR FADEL.

Je me moque de lui.

CATAU.

Oui.

MONSIEUR FADEL.

Et il s’en repentira.

CATAU.

Ha, ha. Me voilà délivrée de cet importun, Dieu merci. Allons avertir ma maîtresse de l’arrivée de Mondor. Mais le voici lui-même. Ô Ciel ! qu’elle imprudence ! ne pouviez-vous pas attendre Hortense chez Clarice ? que venez-vous faire ici ?

 

 

Scène III

 

MONDOR, CATAU

 

MONDOR.

Il y a une heure que je n’entends plus parler de toi. Où est cette grande ardeur que tu m’as fait voir à mon arrivée ? Je ne vois, ni ta maîtresse, ni toi, ni l’homme que tu devais m’envoyer.

CATAU.

Il est chez Clarice de l’heure que je vous parle, et Hortense y sera bientôt. Je vais l’avertir, retournez-vous-en vite l’y attendre.

MONDOR.

Mais te dépêcheras-tu ?

CATAU.

Et allez, vous dis-je.

MONDOR.

Hâte-toi donc.

CATAU.

Eh hâtez-vous vous-même.

MONDOR.

Si tu savais que les moments me durent !

CATAU.

Si vous saviez que vous me pesez !

MONDOR.

Viens au moins bientôt.

CATAU.

Et commencez par vous en aller. Mort de ma vie que les gens sont sots quand ils sont amoureux ! Cela serait capable de refroidir l’inclination que j’ai de leur rendre service. Hors d’ici, vous dis-je. Mais peste soit de vous, voici Monsieur Grichard. Il nous a vus ensemble, nous ne pouvons l’éviter, que ferons-nous ? Attendez : par bonheur il ne vous connaît point, consultez-le sur la première chose qui vous viendra en tête, il vous expédiera bientôt, et vous viendrez me retrouver ; en tout cas je vous envoierai Ariste pour vous dégager.

MONDOR.

Laisse-moi faire, je vais lui tenir des discours qui me feront bientôt chasser.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR GRICHARD, CATAU, MONDOR

 

MONSIEUR GRICHARD.

Qui est cet homme-là ? encore un Maître à danser ?

CATAU.

Que dites-vous là ? Prenez garde qu’il ne vous entende. Diable, c’est un homme de la première condition, qui sur quelque maladie extraordinaire veut avoir de vos ordonnances.

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’il se dépêche.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR GRICHARD, MONDOR

 

MONSIEUR GRICHARD.

Que demandez-vous ? de quel mal vous plaignez-vous ? vous avez un visage de santé.

MONDOR.

Aussi, Monsieur, ne suis je pas malade.

MONSIEUR GRICHARD.

Que voulez-vous donc ? le devenir ?

MONDOR.

Non, Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Dites-moi donc au plutôt ce que vous voulez.

MONDOR.

Je sais, Monsieur, que vous êtes un très habile homme.

MONSIEUR GRICHARD.

Point de panégyrique.

MONDOR.

Je crois que vous n’ignorez aucun des secrets... 

MONSIEUR GRICHARD.

J’ignore celui de me délivrer des importuns. Hé bien aux secrets ?

MONDOR.

Vous n’avez pas de temps à perdre.

MONSIEUR GRICHARD.

En voilà de perdu.

MONDOR.

Je n’ai à vous dire qu’un mot.

MONSIEUR GRICHARD,

Eh en voilà plus de cent.

MONDOR.

J’ai ouï dire qu’il y a des secrets pour se faire aimer, qu’on donne certains breuvages, certains philtres...

MONSIEUR GRICHARD.

Comment diable, pour qui me prenez-vous ?

MONDOR.

Pour un très savant et très honnête homme.

MONSIEUR GRICHARD.

Et vous me demandez des secrets pour vous faire aimer ?

MONDOR.

Eh non, Monsieur, grâces à Dieu, la nature n’y a pourvu que de reste.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah voici un fat.

MONDOR.

Il y a trois ou quatre femmes qui m’incommodent à force d’être entêtées de moi ; j’aime ailleurs à la rage. Il y a des secrets pour se faire aimer, apprenez-m’en quelqu’un, je vous prie, pour me rendre indifférent.

MONSIEUR GRICHARD.

À ces femmes qui vous aiment à la folie.

MONDOR.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Prenez...

MONDOR.

Fort bien.

MONSIEUR GRICHARD.

Deux ou trois fois seulement...

MONDOR.

J’entends.

MONSIEUR GRICHARD.

Aussi mal votre temps avec elles que vous le prenez avec moi, elles vous haïront plus que tous les diables. Adieu.

MONDOR.

Bon.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

MONSIEUR GRICHARD.

Il m’avait bien trouvé en état d’écouter ses balivernes. Je suis au désespoir de la fuite de Brillon. Hé bien m’apportez-vous des nouvelles de ce petit pendard ?

ARISTE.

Catau l’est allé chercher. Mais vous ne partirez pas demain ?

MONSIEUR GRICHARD.

À la pointe du jour.

ARISTE.

Ce sera donc après avoir donné ordre à l’affaire de Monsieur de saint Alvar ?

MONSIEUR GRICHARD.

L’ordre est tout donné.

ARISTE.

Comment donc ?

MONSIEUR GRICHARD,

Je n’en veux plus entendre parler.

ARISTE.

Je vous admire, mon frère. Hier vous vouliez donner Térignan à Clarice, et Hortense à Mondor ; ce matin vous vouliez épouser Clarice, et donner votre fille à Monsieur Fadel ; et ce soir vous ne voulez faire ni l’un ni l’autre.

MONSIEUR GRICHARD.

Non, non, non, de par tous les diables, non.

ARISTE.

Voilà cependant trois fois de bon compte que vous changez de sentiment dans un jour.

MONSIEUR GRICHARD.

J’en veux changer trente s’il me plaît ; et afin qu’on ne m’en vienne plus rompre la tête, je suis bien aise de m’être engagé en votre présence de partir demain matin, pour aller voir à la campagne ce Seigneur malade qui m’a fait l’honneur de m’en voyer son Aumônier.

ARISTE.

Mais au moins, avant que de partir, vous devriez prendre quelque ajustement avec Monsieur de saint Alvar.

MONSIEUR GRICHARD.

Je n’en ferai rien.

ARISTE.

Il a de puissants amis.

MONSIEUR GRICHARD.

Je m’en moque.

ARISTE.

Vous lui avez donné votre parole.

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’il la garde.

ARISTE.

Il vient de vous dire à vous-même qu’il savait le moyen de vous la faire tenir.

MONSIEUR GRICHARD.

Je l’en défie.

ARISTE.

Il s’est mis en frais pour ces mariages.

Catau épie.

MONSIEUR GRICHARD.

Pourquoi s’y mettait-il ?

ARISTE.

Vous serez condamné à de grands dommages et intérêts.

MONSIEUR GRICHARD.

Oh vous ne les payerez pas pour moi.

ARISTE.

Non : mais...

MONSIEUR GRICHARD.

Après ce que j’ai vu de Clarice, quand il m’en devrait coûter tout mon bien, et que toute la terre s’en mêlerait, j’aimerais mieux être pendu, roué, grillé, que d’épouser cette créature.

 

 

Scène VII

 

CATAU, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

CATAU.

Ah ! Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’est-ce !

CATAU.

Brillon s’est enrôlé.

MONSIEUR GRICHARD.

Enrôlé ?

CATAU.

Oui, Monsieur, enrôlé pour aller à la guerre.

MONSIEUR GRICHARD.

À la guerre ?

ARISTE.

On s’est moqué de toi.

CATAU.

Monsieur, j’ai parlé moi-même au Sergent et au Capitaine.

MONSIEUR GRICHARD.

Le fripon !

ARISTE.

Quel malheur !

CATAU.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais ce Capitaine est un enragé, et il se fera casser, d’enrôler des garçons de quinze ans ; on veut aujourd’hui de grands soldats.

CATAU.

C’est ce que je lui ai dit. Il m’a répondu que cela était bon pour ceux qui vont en Flandre, en Piémont, ou en Allemagne : mais que pour lui, il lui était permis d’enrôler de jeunes garçons.

MONSIEUR GRICHARD.

De jeunes garçons ? le traître !

CATAU.

Oui, Monsieur, il a ordre, à ce qu’il dit, de les mener si loin, si loin, qu’avant qu’ils y soient arrivés, ils auront tous de la barbe.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment diantre ? et où les mène-t-il ?

CATAU.

Tenez, Monsieur, de peur de l’oublier, je me le suis fait écrire sur cette carte, voyez.

MONSIEUR GRICHARD.

À... à Madagascar... Brillon à Madagascar ?

CATAU.

Ils disent, Monsieur, que ce n’est pas loin de l’autre monde.

ARISTE.

C’est sans doute, mon frère, pour cette colonie dont vous avez ouï parler. Voilà un garçon perdu.

CATAU, en pleurant

Hélas, Monsieur, je viens de voir ce pauvre enfant ; on l’a déjà habillé de vert, avec un bonnet à la dragonne ;

En riant.

et... on lui fait apprendre à jouer du tambour. Tenez, Monsieur, cela fait rire et pleurer.

MONSIEUR GRICHARD.

Et où loge ce maudit Capitaine, que je lui aille laver la tête ?

CATAU.

Il ne loge point, il campe toujours.

MONSIEUR GRICHARD.

Viens, mène-moi où tu l’as vû. Il faut que j’aille trouver ce Turc, et que...

CATAU.

Gardez-vous-en bien.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment, coquine ?

CATAU.

Eh bien, Monsieur, vous pouvez y aller : mais je vous avertis au moins de faire votre testament, et de prendre congé de vos malades.

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’est-ce à dire ?

CATAU.

C’est-à-dire, Monsieur, que ce Capitaine cherche partout des Médecins pour les mener en ce pays-là.

ARISTE.

Des Médecins ? gardez-vous bien d’y aller.

MONSIEUR GRICHARD.

Voici pour moi un jour bien malencontreux... C’est le seul de mes enfants qui promet quelque chose.

CATAU.

Il est vrai qu’il vous ressemble déjà comme deux gouttes d’eau.

MONSIEUR GRICHARD.

Il faut que tu y retournes avec de l’argent, et que...

CATAU.

Monsieur, ils m’enrôleront ; le Sergent me voulait prendre moi, si je ne me fusse promptement sauvée, Il dit qu’ils ont ordre d’y mener des filles.

MONSIEUR GRICHARD.

Tubleu, voilà de terribles enrôleurs.

CATAU.

Vous moquez-vous ? Monsieur Mamurra a voulu y aller pour chercher Brillon : à son langage on l’a pris pour un Médecin (vous savez qu’il parle comme un fou) d’abord il a été coffré. Je ne l’ai pas vu : mais je l’ai entendu hurler dans une chambre, où il jure en Latin comme un possédé : cependant ils partent demain matin.

ARISTE.

Il faut y envoyer quelqu’un en diligence.

MONSIEUR GRICHARD.

Mais qui diantre pourrons-nous trouver qui soit à l’abri de l’enrôlement ?

CATAU, bas à Monsieur Grichard.

Eh priez Monsieur que voilà.

MONSIEUR GRICHARD.

Qui lui ?

CATAU, bas.

Eh vraiment oui lui ; il ne risque rien, on n’a que faire d’Avocats en ce pays là.

MONSIEUR GRICHARD.

On s’en passerait bien en celui-ci... Allez-y donc, et à quelque prix que ce soit.

ARISTE.

Je n’épargnerai rien assurément, et je vous ramènerai Brillon, ou j’y perdrai mon Latin.

MONSIEUR GRICHARD.

Vous ne perdriez pas grand chose.

CATAU.

Monsieur, vous pourriez encore trouver ce Capitaine chez son oncle.

ARISTE.

Son oncle ?

CATAU.

Monsieur de saint Alvar.

MONSIEUR GRICHARD.

Quoi ce Capitaine est donc ce neveu dont il nous a si souvent parlé ?

CATAU.

Oui, Monsieur, et il devait aller prendre congé de lui, je crois qu’il y est à présent.

ARISTE.

J’y cours, pour ne le pas manquer ; il n’y a qu’un pas d’ici, dans un moment je vous rends réponse.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR GRICHARD, CATAU

 

CATAU.

Je crains bien, Monsieur, qu’on ne veuille pas lui rendre votre fils.

MONSIEUR GRICHARD.

Pourquoi non, gueuse ?

CATAU.

Ce Capitaine fait litière d’argent : c’est un Marquis de vingt mille livres de rente, il a un équipage de Prince, et ses gens m’ont dit que le Roi lui a donné le Gouvernement de Madagascar.

MONSIEUR GRICHARD.

Il faut que tous les diables soient déchaînés aujourd’hui contre moi.

CATAU, bas.

Pas tous encore. Que je plains ce pauvre enfant !

MONSIEUR GRICHARD.

Morbleu, si ce Seigneur malade que je dois aller voir demain était à Paris, je ferais bien voir à ce Capitaine... Mais que cherche ici ce soldat ?

 

 

Scène IX

 

LOLIVE, en soldat, avec une hallebarde, MONSIEUR GRICHARD, CATAU

 

CATAU.

Ah Monsieur, c’est le Sergent de ce Capitaine.

MONSIEUR GRICHARD.

Peut-être il me vient rendre Brillon.

LOLIVE.

Brillon ? non.

MONSIEUR GRICHARD, bas en tremblant.

Oh, oh ! c’est ce coquin de Maître à danser.

CATAU, après s’être approchée pour le regarder.

Monsieur, c’est lui-même ; je ne l’avais pas d’abord reconnu.

LOLIVE.

Oui, Monsu : depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir, on m’a offert une hallebarde. Je ne suis plus Rigaudon, je suis à présent Monsieur de la Motte, à vous servir.

MONSIEUR GRICHARD.

La peste te crève.

LOLIVE.

Je viens vous prier, Monsu, de n’avoir aucune rancune de l’affaire de tantôt.

MONSIEUR GRICHARD.

Le diable t’emporte.

LOLIVE.

Si vous avez quelque chose sur le cœur, pourtant...

MONSIEUR GRICHARD.

Monsieur Rigaudon, ou Monsieur de la Motte, comme il vous plaira, sortez vite d’ici, et laissez moi en repos.

LOLIVE.

J’y viens aussi, Monsu, pour vous avertir de la part de mon Capitaine, de ne vous pas faire attendre demain matin.

MONSIEUR GRICHARD.

Qu’est-ce à dire ?

LOLIVE.

C’est-à-dire, Monsu, que vous soyez prêt pour partir à quatre heures.

MONSIEUR GRICHARD.

Qui moi ?

LOLIVE.

Vous-même, Monsu.

CATAU, le copiant.

Vous le prenez pour un autre, Monsu.

LOLIVE.

Non, ma belle enfant, non ; n’est-il pas Monsu Grichard ? Vous irez, Monsu d’ici à Brest dans le carrosse de mon Capitaine, et là vous vous embarquerez en bonne compagnie.

MONSIEUR GRICHARD.

Quel galimatias me faites-vous là ?

LOLIVE.

Galimatias, Monsu ? n’avez-vous pas promis de partir demain matin, à l’homme que mon Capitaine a envoyé ici tout à l’heure.

CATAU.

Vous équivoquez, Monsu ; Monsieur n’a promis de partir demain matin qu’à un Aumônier.

LOLIVE.

Justement, voilà l’affaire, c’est l’Aumônier de notre Régiment.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah je suis perdu.

CATAU.

Mais c’est pour aller voir un Seigneur malade à la campagne, que Monsieur a promis de partir.

LOLIVE.

Eh bien voilà ce que c’est aussi. Cette campagne, c’est Madagascar, bon pays ; et ce Seigneur malade, c’est le Viceroy de l’Île, brave homme.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah qu’ai-je fait ? qu’ai-je fait ?

LOLIVE.

Vous serez morbleu son premier Médecin, je vous en donne ma parole.

CATAU.

Quoi, Monsieur, vous irez aussi à Madagascar ?

MONSIEUR GRICHARD.

J’enrage.

LOLIVE.

Assurément Monsu ira, il en a donné sa parole par écrit, et mon Capitaine le fera bien marcher.

MONSIEUR GRICHARD, avec fureur.

Oh je n’en puis plus. Va-t’en dire, scélérat, à ton Aumônier, à ton Capitaine, à ton Viceroy, et à tous les Madagascariens, qu’ils ne se jouent pas à la colère d’un Médecin.

LOLIVE.

Monsu, Monsu, vous êtes homme d’honneur ; et puisque vous vous y êtes engagé, vous irez...

MONSIEUR GRICHARD.

Oui, traître, j’irai tout à l’heure faire assembler la Faculté.

LOLIVE.

Et moi le Régiment, nous verrons qui l’emportera.

MONSIEUR GRICHARD.

Ceci intéresse tous mes confrères.

LOLIVE.

Eh Monsu, si vous pouviez en emmener quelqu’un avec vous, le beau coup ! il n’en resterait encore que trop pour Paris.

 

 

Scène X

 

ARISTE, MONSIEUR GRICHARD, LOLIVE, CATAU

 

ARISTE.

On ne veut point absolument vous rendre votre fils.

CATAU.

Il y a bien d’autres affaires.

ARISTE.

Comment ?

CATAU.

Voilà Monsieur qui va aussi à Madagascar.

ARISTE.

Mon frère ?

CATAU.

Il s’y est engagé, on l’a surpris, vous y étiez présent ; cet Aumônier...

ARISTE.

Ah je vois ce que c’est ; quelle trahison !

LOLIVE.

Vous moquez-vous, Monsu ? il fera fortune en ce pays-là, on n’y est pas encore désabusé des Médecins.

MONSIEUR GRICHARD.

Le bourreau !

LOLIVE.

C’est le plus beau séjour du monde pour les gens de sa profession.

MONSIEUR GRICHARD.

Le traître !

LOLIVE.

C’est de là que viennent toutes les drogues spécifiques.

MONSIEUR GRICHARD.

L’infâme !

LOLIVE.

Quel plaisir pour un Médecin, de se voir à la source de la casse, du séné et de la rhubarbe !

MONSIEUR GRICHARD, en fureur.

Il faut que j’étrangle ce scélérat.

LOLIVE, lui présentant la hallebarde.

Halte là. Adieu, Monsu. Si vous n’êtes chez mon Capitaine demain matin à quatre heures, vous aurez ici à cinq trente soldats logés à discrétion. Serviteur, jusqu’au revoir.

CATAU.

Je soupçonne, Monsieur, quelque chose, dont il faut que j’aille m’éclaircir. Il y a ici quelque trahison.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

ARISTE.

Voilà, mon frère, ce que vous coûte votre gronderie ; le soufflet que vous avez donné à Brillon est cause de tout. Le petit fripon s’est allé enrôler, et a donné lieu à la pièce qu’on vous a faite ; vous aurez de la peine à vous en tirer. Je vous l’ai dit mille fois, votre mauvaise humeur vous attire toujours...

MONSIEUR GRICHARD.

Ah courage : il est question de chercher des expédients pour qu’on ne nous mène, Brillon et moi, à Madagascar, et la démangeaison de moraliser vous prend.

ARISTE.

Pour moi, je ne vois pas quels expédients employer où l’argent est inutile : aux maux sans remède le plus court est de prendre patience. Cependant la prudence veut...

MONSIEUR GRICHARD.

Ah quel homme ! Savez-vous bien, Monsieur mon frère, que j’aimerais mieux aller mille fois à Madagascar, à Siam, et à Monomotapa, que d’en tendre moraliser si hors de saison ? Voilà-t-il pas ce qu’on vous reprochait l’autre jour à l’audience ? Vous jazzâtes une heure sur les anciens Babyloniens, et il était question au procès d’une chèvre volée. J’enrage quand je vois...

 

 

Scène XII

 

TÉRIGNAN, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE

 

TÉRIGNAN.

Mon père, je sais le tour qu’on vous a joué ; j’ai découvert d’où cela vient, et je viens vous dire qu’il ne tiendra qu’à vous de ne point aller à Madagascar, et de r’avoir mon frère sans qu’il vous en coûte rien.

MONSIEUR GRICHARD.

Comment ?

TÉRIGNAN.

Monsieur de saint Alvar est cause de tout.

ARISTE.

Monsieur de saint Alvar ?

TÉRIGNAN.

Lui-même. Par malheur il est proche parent de ce Capitaine...

MONSIEUR GRICHARD.

Je sais qu’il est son oncle, achève.

TÉRIGNAN.

Eh bien, il s’est allé plaindre à son neveu que vous lui avez manqué de parole, et que c’est le plus sensible affront qu’on puisse faire à un Gentilhomme.

MONSIEUR GRICHARD.

Le maudit vieillard !

ARISTE.

Il avait bien dit qu’il savait le moyen de se venger.

TÉRIGNAN.

Ce Capitaine a juré qu’il vous emmènerait vous et mon frère, si vous n’épousiez Clarice.

MONSIEUR GRICHARD.

Moi, que j’épouse cette baladine ? J’aimerais au tant épouser l’Opéra.

TÉRIGNAN.

Je vais donc lui dire qu’il n’y a rien à faire.

ARISTE.

Attendez, mon neveu. Prenons ici un expédient pour contenter tout le monde : il doit leur être indifférent qui de vous deux épouse Clarice.

TÉRIGNAN.

Ah mon oncle, je vous entends, n’en dites pas davantage. Vous savez bien que je suis engagé à Nérine ?

MONSIEUR GRICHARD.

Nérine, pendard ? La fille d’un Médecin qui n’est jamais de mon avis ?

TÉRIGNAN.

Mon oncle, je vous supplie... mon père, je vous conjure...

MONSIEUR GRICHARD.

Tais-toi, maraud. Dusses-tu enrager, tu épouseras Clarice, s’il ne faut que cela pour nous tirer d’affaires.

TÉRIGNAN.

Oh j’aime mieux aller aussi à Madagascar.

MONSIEUR GRICHARD.

Tu n’iras point à Madagascar, et tu l’épouseras.

 

 

Scène XIII

 

CATAU, MONSIEUR GRICHARD, TÉRIGNAN, ARISTE

 

CATAU.

Monsieur, je vous prie de me donner mon

MONSIEUR GRICHARD.

Pourquoi ton congé ?

CATAU.

Je ne veux plus servir une extravagante.

MONSIEUR GRICHARD.

Que t’a-t-elle fait ?

CATAU.

Est-ce que Monsieur ne vous en a rien dit ?

ARISTE.

Ma nièce m’a prié de n’en point parler.

CATAU.

Refuser un parti si avantageux, et qui nous mettrait tous hors d’embarras !

MONSIEUR GRICHARD.

Quel parti ?

CATAU.

Comment, Monsieur ? ce neveu de Monsieur de de saint Alvar, ce Marquis de vingt mille livres de rente, ce Gouverneur de Madagascar, a chargé Monsieur de vous demander Hortense en mariage.

ARISTE.

Il est vrai, mon frère : mais elle a quelque secrète aversion pour lui.

CATAU.

Aversion pour un homme de vingt mille livres de rente, et qui est fait à peindre. Vous l’avez vu, Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Qui moi ? et quand ?

CATAU.

Tout à l’heure. C’est cet homme de condition qui est venu vous consulter...

MONSIEUR GRICHARD.

Qui ? ce grand flandrin ? il est encore plus sot que Fadel : mais il n’est que trop bon pour Hortense.

ARISTE.

C’est un homme après tout que nous ne connaissons pas bien, et je trouve que ma nièce a raison.

MONSIEUR GRICHARD.

Et moi, je trouve que votre nièce est une sotte.

CATAU.

Assurément, Monsieur. Je sais bien d’où vient son aversion, elle est affolée de son Mondor, qui ne viendra peut-être jamais.

MONSIEUR GRICHARD.

La coquine ! Je vois ce que c’est ; ils sont tous d’intelligence contre moi et Brillon, ils voudraient déjà nous savoir bien loin. Ah parbleu je ne serai pas leur dupe. Allons, allons, Catau.

CATAU.

Que vous plaît-il, Monsieur ?

MONSIEUR GRICHARD.

Fais venir Hortense, et va dire à Monsieur de saint Alvar, à Clarice, et à ce Marquis, de se rendre ici tout à l’heure.

CATAU.

J’y cours, vous les aurez dans un moment.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR GRICHARD, ARISTE, TÉRIGNAN

 

MONSIEUR GRICHARD, à Térignan qui fait semblant de vouloir fuir.

Ho ne songe pas, toi, à nous échapper ; demeure là entre ton oncle et moi, que je te voie, et songe que si tu ne fais les choses de bonne grâce, je te... Oh, oh...

TÉRIGNAN.

Mon père...

MONSIEUR GRICHARD.

Attends-toi que je te donne à ta Nérine.

TÉRIGNAN.

Vous avez beau faire, vous ne me ferez jamais épouser Clarice par force.

MONSIEUR GRICHARD.

De force ou de gré, tu l’épouseras.

 

 

Scène XV

 

CATAU, LE NOTAIRE, MONSIEUR GRICHARD, ARISTE, TÉRIGNAN, HORTENSE

 

CATAU.

Monsieur de saint Alvar consent à tout ; vous aurez ici les autres dans un moment.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah ! tu as fait venir aussi Monsieur Rigaut.

CATAU.

J’ai crû que vous en auriez besoin.

MONSIEUR GRICHARD.

Allons, Monsieur le Notaire, deux contrats ; je marie Térignan avec Clarice.

LE NOTAIRE.

Monsieur ledit contrat est dressé depuis hier ; il n’y aura qu’à signer quand les parties contractantes seront ici.

TÉRIGNAN.

Mais, mon père, épousez Clarice, je vous en conjure.

HORTENSE.

Oui, mon père, épousez-là, je vous en supplie, et ne me donnez point à ce Marquis.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah parbleu voici qui est drôle ! Je veux marier mes enfants, et mes enfants me veulent marier moi.

LE NOTAIRE.

Monsieur en pareil cas nous avons accoutumé de préférer la volonté des pères à celle des enfants ; c’est nôtre style.

MONSIEUR GRICHARD.

Je le crois bien vraiment, ce style est bon. Allons, Monsieur, afin que tout soit prêt quand les autres viendront : Je marie aussi Hortense à Monsieur le Marquis de... de...

CATAU.

Attendez, Monsieur, je sais son nom et ses qualités, je vais les lui dicter.

À Monsieur Grichard.

Ne vous rendez pas au moins.

Dictant au Notaire.

Marquis de Tissac.

LE NOTAIRE.

Car.

CATAU.

Gouverneur pour le Roi de l’Isle de Madagascar.

LE NOTAIRE.

Car.

MONSIEUR GRICHARD.

Entends-tu, impertinente ? vois ce que tu refuses.

HORTENSE.

Quoi, mon père, épouserai-je un homme qui me mènera au bout du monde ?

CATAU.

Allez, Mademoiselle, je connais des femmes qui font bien voir plus de pays à leurs époux... Mais les contrats sont dressés, et voici nos gens qui arrivent tout à propos.

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR RIGAUT, dans le fond du Théâtre, CLARICE, TÉRIGNAN, ARISTE, sur la droite, MONSIEUR GRICHARD, dans le milieu, MONDOR, HORTENSE, CATAU et BRILLON, sur la gauche, MAMURRA

 

MONDOR.

Monsieur, sur la parole qui m’a été donnée de votre part, voilà vôtre fils que je vous ramène avec plaisir.

MONSIEUR GRICHARD.

Vous m’avez pourtant traité... Mais laissons cela, nous en dirons deux mots quelque jour. Et mon écrit ?

MONDOR.

Je vous le rendrai quand vous aurez signé les deux contrats.

MONSIEUR GRICHARD.

Signons donc.

MAMURRA.

Monsieur.

MONSIEUR GRICHARD.

Oh va-t’en à Madagascar, toi.

BRILLON.

Mon père, laissez-moi aller, je vous prie, avec Monsieur le Marquis.

MONSIEUR GRICHARD.

Paix, fripon. Ne perdons point de temps, il est tard. Donnez, que je signe.

Il signe.

TÉRIGNAN.

Mon père, je vous déclare au moins.

MONSIEUR GRICHARD.

Signe seulement.

Il signe.

HORTENSE.

Je ne veux pas aller...

MONSIEUR GRICHARD.

Dépêche-toi. Ah, ah, je vous ferai bien voir que je suis le maître.

Elle signe et Clarice aussi.

RIGAUT.

Il ne reste à signer que Monsieur Mondor.

MONDOR, après avoir signé.

Voilà qui est fait.

MONSIEUR GRICHARD.

Mondor ! qu’est-ce à dire ?

CATAU.

Oui, Monsieur, voilà Mondor. C’est lui qui par mon ordre vous avait enrôlés vous et Brillon. C’est moi qui l’avais fait Marquis et Gouverneur de Madagascar. Il renonce à cette heure au Marquisat et au Gouvernement, il a tout ce qu’il souhaite.

MONSIEUR GRICHARD.

Ah peste maudite, je t’étranglerai : et toi, scélérate, c’est donc ainsi ?

CATAU.

Monsieur, elle n’a fait que suivre vôtre volonté. Vous la voulûtes hier donner à Mondor, vous la lui donnez aujourd’hui, de quoi vous plaignez-vous ?

MONDOR.

Monsieur, l’honneur de votre alliance, l’amour...

MONSIEUR GRICHARD.

Tarare ! l’honneur, l’amour... Ah j’enrage, je crève, me voilà vendu, trompé, trahi, assassiné de tous côtés : mais tu seras pendu, faussaire exécrable.

RIGAUT.

Ma foi, Monsieur, vous ne ferez pendre personne : ces deux contrats sont dans mon registre par vôtre ordre depuis hier, vous les signez aujourd’hui.

ARISTE, riant.

Mon frère, si vous étiez d’une autre humeur, nous aurions pris d’autres mesures.

MONSIEUR GRICHARD, s’en allant.

Morbleu il en coûtera la vie à plus de quatre.

CATAU.

De ses malades peut-être. Mais allons-nous réjouir, et que le Grondeur se pende s’il veut...


[1] Vers de Brutus.

PDF