Le Fils d’un agent de change (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 30 novembre 1836.
Personnages
DALOGNY, agent de change
THÉOPHILE, ébéniste
DUMONT, valet de chambre de Dalogny
HORTENSE, sa femme
JOSÉPHINE, femme de chambre d’Hortense
La scène est à Paris, dans la maison de M. Dalogny.
Une chambre avec portes au fond et latérales au premier plan. À gauche, une table recouverte d’un tapis ; à droite, une barcelonnette ; au fond, un buffet.
Scène première
JOSÉPHINE, assise près d’une barcelonnette
Air de l’Oiseau bleu.
Se levant.
Il se tait heureusement.
C’est que ce vilain enfant,
Aujourd’hui, me pousse à bout ;
Il est méchant comme tout !
Dans ton lit, (bis.)
Dors, cher petit.
Les enfants sont si gentils
Quand ils sont bien endormis !
Elle va regarder dans la barcelonnette.
Par une rare faveur,
Il repose... quel bonheur !
Pour me reposer aussi,
Songeons à mon bon ami.
Dans ton lit, etc.
Toute la journée il faut être à ses ordres, et, comme si ce n’était pas déjà assez dans la maison, d’obéir à monsieur et à madame, voilà un troisième petit bourgeois, qui va encore plus crier que les deux autres ; d’autant plus qu’il y a division dans le ménage... Monsieur veut que son fils ait une nourrice, madame ne le veut pas ; et voilà un héritier qui, avec trente mille livres de rente, est menacé de mourir de faim.
Courant à la barcelonnette.
Ah ! mon Dieu... j’ai cru qu’il se réveillait... non, non, grâce au ciel... on n’a pas un moment à soi.
Air de l’Ave Maria.
Dodo, l’enfant dodo,
Nuit et jour, c’est ma d’vise,
Il faut que je dise :
L’enfant dormira tantôt.
Quels soins sont les nôtres !
Chaque jour bercer
Les enfants des autres,
Ça donne à penser.
Dodo... l’enfant dodo, etc.
Scène II
THÉOPHILE, entrant rapidement, JOSÉPHINE
JOSÉPHINE.
Qui vient là ?... est-il possible... monsieur Théophile dans cette maison !...
THÉOPHILE, d’un ton résolu.
Oui, mamzelle, j’ai quitté le faubourg Saint-Antoine, j’ai quitté ma boutique, mon état de tourneur-ébéniste.
JOSÉPHINE.
Et pourquoi ?...
THÉOPHILE.
Pour vous voir... je ne peux pas y tenir.
Air : À l’âge heureux de quatorze ans.
Aussi j’arrive ; me voici...
JOSÉPHINE.
Ah çà ! vous perdez donc la tête ?
Quoi ! vous présenter un mardi !...
Mais ce n’est pas un jour de fête.
THÉOPHILE.
C’est plus fort que moi ; chaque jour
Il faut que ma flamme s’épanche ;
Est-ce ma faut si mon amour
Ne peut pas attendre au dimanche ?
C’est trop loin... et encore le dimanche... on ne vous voit pas... Est-ce que vous êtes venue hier ?... est-ce que je ne vous ai pas attendue toute la soirée au Colysée ?
JOSÉPHINE.
Est-ce que je le pouvais ?... le petit n’a fait que crier... je n’ai pas pu le quitter...
THÉOPHILE.
Le petit !... le petit... qu’est-ce que ça me fait, le petit ?... est-ce que vous croyez que je me laisserais mener par lui ?... non, morbleu !...
JOSÉPHINE.
Taisez-vous donc !...
THÉOPHILE, élevant la voix.
S’il ne s’agit que de crier... je crierai... plus haut que lui... je ne le crains pas...
JOSÉPHINE.
Y pensez-vous ?...
THÉOPHILE.
Que voulez-vous, Joséphine ?... c’est plus fort que moi !... vous, qui êtes froide et indifférente, vous ne savez pas ce que c’est que la passion dans la tête d’une jeunesse et dans le cœur d’un ouvrier ébéniste... La passion, voyez-vous, c’est un sentiment qui fait qu’on est là, dans sa boutique, comme un ahuri... sans savoir si on tient un bras de fauteuil ou un col de cygne... on croit qu’on travaille, et on ne travaille pas... et on se dit : Cette petite Joséphine, que je connais depuis si longtemps... avec qui j’ai été élevé au pays... qui est femme de chambre chez un agent de change de la Chaussée-d’Antin... et qui a peut-être une dizaine d’amoureux qui tournent autour d’elle, tandis que je tourne ici des pieds de table ou des secrétaires à colonnes... À cette idée-là, le cœur vous bat... le sang vous monte à la tête... la main se dérange, et on brise les meubles...
JOSÉPHINE.
Un joli bénéfice.
THÉOPHILE.
Aussi, le samedi, mon maître ne me donne jamais rien ; mais, en revanche, et toute la semaine, il me donne des coups...
JOSÉPHINE.
Mon pauvre Théophile...
THÉOPHILE.
Est-ce que je les sens ?... je pense à vous... ça m’empêche de les lui rendre... Mais... un jour que je n’y penserai pas... je le tuerai... c’est sûr !... j’en suis capable...
JOSÉPHINE.
Ah ! mon Dieu !...
THÉOPHILE.
C’est pour éviter ce désagrément-là que je veux quitter mon état.
JOSÉPHINE.
Quelle folie !...
THÉOPHILE.
Il ne vaut plus rien... l’ébéniste moderne est enfoncé... ce qu’on demande à présent... c’est des buffets moyen-âge et des lits Pompadour.
JOSÉPHINE.
C’est du nouveau...
THÉOPHILE.
C’est du vieux !... les lits Pompadours surtout, je n’sais pas ce qu’on en a fait, il n’y a pas de meubles usés comme ceux-là... Aussi, j’y suis décidé... je donne ma démission, et je fais comme vous, mamzelle... j’entre en maison.
JOSÉPHINE.
Sacrifier votre liberté...
THÉOPHILE.
Tiens, ma liberté... qui m’oblige à mourir de faim... et à recevoir des coups !... qui est-ce qui en veut ? je la donne... pour des bons gages... des bons dîners, et une place auprès de vous.
JOSÉPHINE.
Auprès de moi ?
THÉOPHILE
Certainement... il faut que vous me fassiez nommer ici garçon de caisse... valet de chambre... chasseur... si vous voulez... vous m’avez dit que madame avait renvoyé le sien... Un chasseur qui a un plumet... et une épée... c’est si beau !... si séduisant... ça vous séduirait, j’en suis sûr.
Air du Vaudeville de Fanchon le Vielleuse.
L’air altier,
L’épaulette,
Le plumet, l’aiguillette...
C’est presque un officier...
Officier débonnaire,
Qui, pour la prudence cité,
Reste toujours en arrière
Une épée au côté.
Prenant la position d’un valet derrière une voiture.
JOSÉPHINE.
Oui, sans doute... ce serait une belle place... mais pas dans cet hôtel.
THÉOPHILE.
Et pourquoi donc ?
JOSÉPHINE.
Monsieur ne voudra jamais de vous, Théophile...
THÉOPHILE.
Il ne me connaît pas... vous m’avez toujours défendu de venir ici.
JOSÉPHINE.
Pour de bonnes raisons...
THÉOPHILE.
Et lesquelles ?... je suis bon à voir... je suis gentil... j’ai bonne tournure...
JOSÉPHINE.
Que trop...
THÉOPHILE.
Est-ce que c’est un tort ?
JOSÉPHINE.
Quelquefois...
THÉOPHILE.
Qu’est-ce que cela signifie ?
JOSÉPHINE.
Je ne peux vous le dire... mais, dans mon intérêt, et peut-être aussi dans le vôtre, ne cherchez pas à entrer dans cette maison... il y a déjà même trop longtemps que vous y êtes... et si vous m’aimez, Théophile...
THÉOPHILE.
Si je vous aime !...
JOSÉPHINE.
Vous vous en irez tout de suite...
THÉOPHILE.
M’en aller... prenez garde, Joséphine... il y a là-dessous quelque manigance que je découvrirai... vous ne me connaissez pas... vous ne savez pas ce que c’est que le faubourg Saint-Antoine... quand il est amoureux... je suis capable de m’installer ici... malgré vous... et malgré vos maîtres... j’en trouverai les moyens.
JOSÉPHINE.
Si vous l’osiez...
THÉOPHILE.
Certainement que j’oserai... oserai tout... parce que pour l’audace et l’imaginative... je suis là, et quand une fois la tête n’y est plus... qu’est-ce qu’on risque ?...
JOSÉPHINE.
Et les dangers ?...
THÉOPHILE.
Ça m’est égal...
JOSÉPHINE.
Et mon honneur ?...
THÉOPHILE.
Ça me regarde... puisque je vous épouse !...
JOSÉPHINE.
Si je veux...
THÉOPHILE.
Vous le voudrez... ou je me jette par la fenêtre !...
JOSÉPHINE.
A-t-on jamais vu ?... ah ! mon Dieu ! l’on vient... sortez, monsieur.
THÉOPHILE.
Je ne sors pas que vous ne m’ayez répondu...
Appuyant.
la porte ou la fenêtre... choisissez !...
JOSÉPHINE.
Mais c’est affreux... poser ainsi aux gens...
THÉOPHILE.
L’imposition des portes et fenêtres... choisissez.
JOSÉPHINE.
Eh bien ! la porte.
THÉOPHILE.
Je respire...
Il va pour sortir par le fond.
JOSÉPHINE, l’arrêtant.
Pas celle-là !... vous seriez vu par les gens de l’office...
Lui montrant la gauche.
mais par ici, un escalier dérobé... qui conduit dans la rue Taitbout.
THÉOPHILE.
Où j’ai ma tante qui est portière... la maison à côté... je m’installe chez elle...
JOSÉPHINE, qui a passé près de la porte à gauche.
Mais partez donc !...
Regardant.
Ce n’est plus possible... voilà monsieur qui monte par là... qu’il ne vous aperçoive pas !
Elle va au fond.
et Germain, qui est dans l’antichambre... où vous cacher ?...
THÉOPHILE.
Où vous voudrez... ça m’est égal... Ce berceau ?...
JOSÉPHINE, avec colère.
Le berceau du petit...
THÉOPHILE, montrant une table à gauche.
Là... sous cette table...
JOSÉPHINE.
Impossible...
THÉOPHILE, s’y mettant.
M’y voilà !... une table d’acajou !... je suis ici chez moi[1].
JOSÉPHINE, baissant le tapis de la table.
Taisez-vous donc...
Elle s’assied près de la table et brode.
Scène III
THÉOPHILE, sous la table, JOSÉPHINE, DALOGNY
DALOGNY.
J’ai eu le temps de faire une course et mes emplettes du matin... personne ne m’a seulement vu sortir... Ah ! te voilà, ma petite Joséphine...
JOSÉPHINE, troublée.
Oui, monsieur.
DALOGNY.
Ma femme est-elle levée ?
JOSÉPHINE, troublée.
Non, monsieur... c’est-à-dire... je ne sais pas... si vous passiez chez elle...
DALOGNY.
Ah ! bien, oui... je n’aurais qu’à la réveiller... ça serait une scène !...
Air : J’en guette un petit de mon âge (Les Scythes et les Amazones).
Réveiller une jeune mère
Qui nourrit et n’a pu dormir...
Ce serait des larmes, ma chère,
Et des pleurs à n’en plus finir ;
Ce qu’il m’en coûte, hélas ! je puis le dire :
Pour essuyer ces pleurs, en pareil cas,
Un mouchoir, cela ne suffit pas,
Il faut au moins un cachemire.
Il n’y a rien de cher comme les jeunes mères... la tendresse maternelle a tant de caprices... Quant à toi, ma petite Joséphine... tu n’as malheureusement pas de caprices.
JOSÉPHINE, avec pruderie.
Que voulez-vous dire ?
DALOGNY.
Je dis que tu es la femme de chambre la plus gentille... la plus piquante... et que, si tu voulais m’aimer, encore un peu plus que tu ne fais...
JOSÉPHINE, très haut, pour être entendue de Théophile.
Mais je ne vous aime pas du tout...
DALOGNY.
Laisse donc... tu le dis aujourd’hui...
JOSÉPHINE.
Je le dis toujours...
DALOGNY.
Jusqu’à présent... mais ça ne durera pas... tu sais, mon enfant, que je t’ai promis une dot... si tu restais sage...
JOSÉPHINE, poussant la table vers la porte à droite.
Et vous savez mieux que personne si je la mérite.
DALOGNY.
C’est selon !...
JOSÉPHINE.
Comment, monsieur... c’est selon !...
DALOGNY.
Eh ! oui, sans doute...
JOSÉPHINE, à part.
S’il pouvait s’esquiver...
DALOGNY.
Mais que diable as-tu donc à repousser toujours cette table vers la porte ?... on ne pourra plus entrer... ni sortir !... viens ici, écoute-moi... tu sais, Joséphine, que j’aime les mœurs... surtout dans mes domestiques... et je n’entends pas que personne ici à l’office te fasse les doux yeux...
JOSÉPHINE.
Et qui donc oserait se permettre ?...
DALOGNY.
Anatole, mon dernier chasseur, que j’ai renvoyé à cause de ça...
JOSÉPHINE.
Fi donc !... je vous jure bien que vous vous êtes trompé !...
DALOGNY.
C’est possible... mais dorénavant... je ne veux plus chez moi de jeunes gens... à tournure... ces gaillards-là font du tort à une maison... souvent on les confondrait avec les maîtres... si ce n’étaient les gants jaunes... il n’y a plus maintenant que les gants jaunes qui établissent quelque hiérarchie dans la civilisation !...
Ôtant ses gants.
Ôtez-les... tout est nivelé... confondu... c’est ce que je disais tout à l’heure au café Tortoni... Pour en revenir à toi... ma petite Joséphine... dont je connais les principes, nous n’aurons ici que des vieux comme Dumont, le valet de chambre... ou des gens de la seconde jeunesse... quarante-cinq à cinquante ans...
JOSÉPHINE, à part.
Ce pauvre Théophile...
DALOGNY.
Et si tu continues à être bien sage... je tiendrai ma parole... je te donnerai une belle dot... cinq à six mille francs...
JOSÉPHINE.
Vraiment !...
DALOGNY.
À une condition...
JOSÉPHINE.
Laquelle ?...
DALOGNY.
C’est que tu ne te marieras pas...
JOSÉPHINE.
Eh bien ! par exemple...
DALOGNY.
Dans ton intérêt... parce qu’une femme de chambre qui est... demoiselle, c’est mieux... c’est meilleur genre... mademoiselle Joséphine... c’est distingué... mais madame Dumont... ou madame Dubois... c’est bourgeois... c’est rue Saint-Denis... moi, je n’en voudrais pas... ni ma femme non plus... mais, en revanche, ma chère enfant, tu trouveras dans l’affection de tes maîtres des dédommagements...
JOSÉPHINE.
Vous croyez...
DALOGNY.
Et pour te le prouver,
Lui montrant un paquet qu’il a posé sur une chaise en entrant.
tiens !... voilà...
Air Vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.
Une robe en soie...
JOSÉPHINE, ouvrant le paquet.
Oui, vraiment !
DALOGNY.
Récompensant ton zèle habile,
Pour toi je viens, ma chère enfant,
D’aller l’acheter chez Delille.
JOSÉPHINE.
Eh mais, c’est du satin lilas...
À part, avec finesse.
Lorsque nous irons par la ville,
Et qu’il me donnera le bras,
Ça f’ra plaisir à Théophile.
DALOGNY.
Mets aussi cette bague-là
À ton doigt, petite sournoise !
JOSÉPHINE.
Non, non, monsieur, qu’est-c’ qu’on dira ?
Regardant.
C’est, je le crois, une turquoise.
DALOGNY.
Avec des brillants...
JOSÉPHINE.
C’est divin !
DALOGNY.
À ma volonté sois docile.
Il lui met l’anneau au doigt.
JOSÉPHINE, à part.
Quand il me baisera la main,
Ça f’ra plaisir à Théophile !
DALOGNY.
Et si tu trouves que c’est trop... tu me devras du retour... et je ne te demande pour cela... que de m’écouter un peu...
JOSÉPHINE, se défendant avec embarras, et regardant toujours du côté de la table.
Y pensez-vous ?... un homme établi...
DALOGNY.
Qu’est-ce que ça fait ?...
JOSÉPHINE.
Un agent de change...
DALOGNY.
Raison de plus...
JOSÉPHINE.
Qui a une si jolie femme...
DALOGNY.
Bah !... une femme qui nourrit... et à qui l’on ne peut jamais adresser la parole sans qu’elle ne vous réponde par des phrases sur l’amour maternel... c’est ennuyeux... et puis, et cætera... aussi j’y suis décidé, je fais venir une nourrice...
JOSÉPHINE.
Est-il possible ?...
DALOGNY.
Qui m’est recommandée par Gervault, mon fermier de Poissy...
JOSÉPHINE.
Et madame y consentira-telle ?...
DALOGNY.
Il le faudra bien...
HORTENSE, dans la coulisse.
Ah ! c’est affreux... c’est tyrannique...
DALOGNY.
Tais-toi, la voici.
JOSÉPHINE, repoussant encore la table près de la porte à droite.
Aura-t-il eu l’esprit de sortir par l’escalier ?... Je n’ose pas y regarder...
Scène IV
JOSÉPHINE, DALOGNY, HORTENSE
HORTENSE, une lettre à la main.
Par exemple !... c’est ce que nous verrons...
DALOGNY.
Eh ! mon Dieu, madame, qu’y a-t-il donc ?...
HORTENSE.
Ce qu’il y a, monsieur !... sans m’en prévenir... sans me consulter... une mesure pareille... cette lettre de Gervault, votre fermier.
DALOGNY.
Vous avez lu une lettre qui m’est adressée ?...
HORTENSE.
Pourquoi pas ?... vous lisez bien les miennes... témoin celle d’hier... qui était d’un jeune clerc de notaire... un billet sans conséquence...
DALOGNY.
Si on veut...
HORTENSE.
Oui, si on veut mal l’interpréter... tandis que celui-ci... c’est clair... c’est évident... Gervault s’excuse de ne vous avoir pas encore envoyé la nourrice que vous lui avez demandée... une nourrice... ici... et pourquoi, s’il vous plaît ?
DALOGNY.
Dans votre intérêt... chère amie... dans l’intérêt de votre santé...
HORTENSE.
Me séparer de mon fils...
DALOGNY.
Je crains que cela ne vous fatigue...
HORTENSE.
Et la nature, monsieur ?...
DALOGNY.
Et les bals de l’Opéra... dont vous ne pouvez vous priver... croyez-vous qu’ils soient aussi dans la nature ?...
HORTENSE.
Certainement... car on me recommande la distraction, le plaisir... on me recommande d’éviter les contrariétés et l’ennui... et vous êtes toujours là... en opposition avec l’ordonnance du médecin...
Pleurant.
Vouloir confier mes enfants... à une inconnue... à une femme salariée !...
DALOGNY.
Une femme salariée qui se lève tous les jours à sept heures du matin, et se couche à huit heures du soir... est préférable à une jeune mère qui va toutes les nuits dans le monde ou au spectacle...
Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra-Comique)
Moi, du moins, tel est mon avis...
HORTENSE.
Vraiment, j’étouffe de colère !
Vous allez livrer votre fils
Entre les mains d’une étrangère !
Plus tard, on veut que cet enfant
Aime ses parents, les chérisse...
DALOGNY.
Parlé.
Oui...
Quand il saura qu’exactement
Ils payaient les mois de nourrice.
HORTENSE.
Et vous ci oyez que je le souffrirai... que je me laisserai déshériter de mes droits...
DALOGNY.
Voilà des phrases... du Jean-Jacques tout pur... j’en ai trouvé l’autre jour un volume sur votre toilette...
JOSÉPHINE, qui est passée près du berceau à gauche, et qui s’y est assise.
Ce livre que madame lit tous les matins pendant qu’on la coiffe...
HORTENSE.
Oui, monsieur... un homme admirable...
DALOGNY.
Dans sa prose... mais non dans sa conduite.
HORTENSE.
Il entendait l’éducation des enfants... celui-là...
DALOGNY.
C’est pour cela qu’il mettait les siens aux Enfants-Trouvés... moi, qui ne suis pas encore un aussi grand philosophe... je me contente de les mettre en nourrice...
HORTENSE.
Il faut mon consentement...
DALOGNY.
Et vous le donnerez... car nous partons d’ici à quinze jours... nous avons un voyage à faire pour la succession de votre oncle...
HORTENSE.
Vous le ferez seul...
DALOGNY.
Non pas...
HORTENSE.
Je resterai à Paris...
DALOGNY.
À merveille... voilà ce que vous désirez... pour rester au milieu de vos adorateurs... dont rien ne gênerait les hommages... pour recevoir... ce jeune clerc de notaire...
HORTENSE.
Monsieur Melval...
DALOGNY.
Qui vous demandait hier un rendez-vous ?
HORTENSE.
Pour affaire...
DALOGNY.
Affaire de cœur, car il vous aime...
HORTENSE.
Il ne me l’a jamais dit... :
DALOGNY.
Eh bien ! il me l’a dit à moi... au dernier bal de l’Opéra... il était masqué... moi aussi... il m’a pris pour un de ses amis... et m’a fait confidence de son amour pour vous... il n’attendait, disait-il, qu’un moment pour le déclarer...
HORTENSE.
Vraiment... Eh bien ! je l’ignorais... entièrement, c’est vous qui me l’apprenez...
DALOGNY.
Dieu !... quelle maladresse !...
Haut.
Raison de plus pour vous emmener avec moi... et je ne peux pas vous emmener, tant que vous serez nourrice...
HORTENSE.
Et voilà pourquoi vous avez demandé une nourrice... par jalousie...
DALOGNY.
Jalousie ou non... il faudra bien la prendre dès qu’elle viendra...
HORTENSE.
Mais, elle ne viendra pas... car Gervault dit qu’elle a été indisposée sérieusement...
DALOGNY.
Eh bien, on en aura une autre, quand on devrait la prendre rue Sainte-Apolline, au bureau des nourrices.
HORTENSE.
Quelle horreur !...
DALOGNY.
La plus belle des institutions,
Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants. (Sophie.)
À l’abri de l’autorité,
De lois sages et protectrices,
Apprenez que l’humanité
Créa le bureau des nourrices ;
Et son succès toujours constant
Sur son antiquité se fonde...
Car c’est un établissement
Qui remonte au berceau du monde !
Scène V
DALOGNY, DUMONT, HORTENSE, JOSÉPHINE, près du berceau
DUMONT.
Ah ! monsieur... monsieur, la voilà !
DALOGNY.
Qui donc ?
DUMONT.
Elle vous fera plaisir, rien qu’à la voir... un air si bien portant... et puis des embonpoints si distingués.
DALOGNY.
Mais qui ?...
DUMONT.
Celle que vous attendiez... et que vous m’avez dit de recevoir...
HORTENSE.
Et tu ne peux pas dire tout de suite ?...
DUMONT.
La nourrice...
DALOGNY.
La nourrice...
Regardant Hortense avec satisfaction.
Il n’y a plus à s’en dédire.
Scène VI
DALOGNY, DUMONT, HORTENSE, JOSÉPHINE, THÉOPHILE, en nourrice, entrant
Dumont montre à Théophile Dalogny ; Théophile s’avance et fait la révérence ; il porte un petit paquet sous le bras gauche.
JOSÉPHINE, à part.
Dieu ! Théophile !...
THÉOPHILE.
Air : Jeunes beautés, charmantes demoiselles.
C’est le bourgeois, sort touchant et propice !
Mon cher monsieur, je débarque à l’instant ;
Je viens ici pour être la nourrice,
À ce qu’on dit, d’un jeune et bel enfant.
Que de succès, et comme
Plus tard l’enfant plaira,
S’il est aussi bel homme
Que monsieur son papa.
Ensemble.
DALOGNY, à part.
Ma foi, cette nourrice
À l’air très bien portant ;
Ma femme est au supplice,
Et je suis triomphant.
JOSÉPHINE.
Théophile en nourrice !
Quel projet imprudent !...
Quand je suis au supplice,
Il a l’air triomphant.
HORTENSE.
Voici cette nourrice,
Comment faire à présent ?
Ah ! je suis au supplice,
Et monsieur triomphant.
THÉOPHILE.
Sort touchant et propice !
Je débarque à l’instant,
Pour être la nourrice
De cet aimable enfant.
DUMONT.
Sort touchant et propice !
La voici, c’est charmant !
Cette belle nourrice
À l’air très bien portant.
Sur la ritournelle, Théophile fait des révérences à tout le monde. Hortense lui tourne le dos avec colère, ainsi que Joséphine. Théophile donne son paquet à Dumont, qui le dépose sur le buffet et sort.
DALOGNY.
Et Gervault qui nous écrivait que vous étiez indisposée... cela va donc mieux ?...
THÉOPHILE.
Beaucoup mieux, et je me suis mise en route sur-le-champ[2].
DALOGNY, à Hortense.
J’espère, madame, que mon fermier Gervault ne nous a pas trompés, et qu’il nous a envoyé là une belle et bonne nourrice.
HORTENSE.
C’est ce qu’on verra...
JOSÉPHINE.
Je suis de l’avis de madame... on ne peut passants imprudence... admettre ainsi...
HORTENSE.
Joséphine a raison...
DALOGNY.
De quoi se mêle-t-elle ?...
THÉOPHILE.
Je pense, en effet, qu’en fait de ça, mademoiselle ne peut pas s’y connaître... et à moins qu’elle n’ait des raisons particulières de vouloir m’éloigner...
JOSÉPHINE.
Moi ?...
THÉOPHILE.
Je sais bien que dans les maisons les femmes de chambre en veulent aux nourrices... ce sont des vrais souffre-douleur...
Pleurant.
Et il est bien fastidieux, quand on vient donner l’existence à ses maîtres... de penser qu’on en aura une si pénible...
DALOGNY.
Allons, allons... calmez-vous.
THÉOPHILE.
J’en ai tant éprouvé des vexations domestiques... car, Dieu merci... je sais ce que c’est que la nourriture...
DALOGNY.
Ce n’est donc pas votre premier enfant ?...
THÉOPHILE.
J’en ai eu cinq... un clinquailler... un substitut... un colonel... un pair de France... et un épicier...
DALOGNY.
Vous voyez qu’elle est au fait.
THÉOPHILE.
Et qu’il est doux, quelques années plus tard, de se dire, en voyant passer un magistrat ou un capitaine de gendarmerie... j’ai tenu dans mes bras, j’ai élevé, nourri, fouetté... ces gaillards-là !... ce sont les jouissances de l’âme... celles de la nourrice... et il faut bien qu’elle ait quelque dédommagement... car, quoi qu’elle possède un cœur et quelquefois un mari... son état lui impose une tenue bien sévère ; je ne dis pas ça pour moi... je vivrais sans penser à rien... tout le monde vous le dira.
DALOGNY.
Je n’en doute pas... et votre nom ?...
THÉOPHILE.
Marie-Madelaine...
DALOGNY.
Gervault m’avait dit Mitonneau...
THÉOPHILE.
Marie-Madelaine, femme Mitonneau, M. Mitonneau, à Poissy, préposé aux bestiaux... employé à l’administration des bêtes à cornes... et, quoi qu’en disent les malins de l’endroit... il n’y a pas lieu de le confondre avec ses administrés... parce que je suis connue, et lui aussi, et ce matin, quand il m’a emb1assée en me mettant en coucou...
DALOGNY.
En coucou ?...
THÉOPHILE.
Oui, monsieur... une voiture bien dure... pour la pudeur... surtout quand elle est sur la première banquette, et qu’on est dans une société de marchands de bœufs... il n’y a rien de leste comme le marchand de bœufs... je dis leste dans ses propos... parce que vous sentez bien...
DALOGNY.
Cela va sans dire... eh bien ! madame Mitonneau, dès aujourd’hui vous voilà de la maison...
JOSÉPHINE, à part.
Ah ! mon Dieu...
HORTENSE.
Pas encore... il n’est pas dit que cette nourrice-là me convienne... je veux avoir l’avis de mon médecin... et c’est d’après son rapport...
THÉOPHILE, à part, avec sa voix d’homme.
Eh bien ! par exemple !...
DALOGNY.
Un jeune médecin, qui vous est tout dévoué, et qui dira tout ce que vous voudrez... mais je ferai venir aussi le mien... un vieux.
JOSÉPHINE.
Deux médecins !...
DALOGNY.
Et je m’en rapporterai à son examen... qui ne peut être que favorable à Mme Mitonneau... si j’en crois les apparences... et d’ici là j’exige qu’elle entre en fonctions sur-le-champ... Allons, nourrice, vous m’avez entendu... prenez l’enfant...
HORTENSE.
Je m’y oppose...
JOSÉPHINE.
Madame fait bien...
HORTENSE.
Je veux avant tout parler à cette nourrice...
À part.
Si après cela elle Persiste, nous verrons.
Haut.
Votre tyrannie n’ira pas, j’espère, jusqu’à me refuser cette satisfaction.
DALOGNY.
Air de Lestocq.
Madame le désire,
Son désir est le mien ;
Cela doit me suffire.
J’accorde l’entretien.
THÉOPHILE, à Joséphine.
Elle exige qu’il sorte ;
J’imagine que c’est...
JOSÉPHINE, à Théophile.
Pour vous mettre à la porte,
Et ce sera bien fait.
Ensemble.
THÉOPHILE.
Le mari se retire,
Son désir est le sien ;
Que va-t-elle me dire ?
Je crains cet entretien.
HORTENSE.
Mon époux se retire,
Et consent, c’est fort bien ;
Cela doit me suffire :
J’aurai mon entretien.
Dalogny sort par le fond, et Joséphine par la porte de droite, qui conduit dans la chambre d’Hortense. Théophile va au berceau.
Scène VII
HORTENSE, THÉOPHILE
HORTENSE.
Approchez, madame Mitonneau... et, dans votre intérêt, écoutez bien ce que je m’en vais vous dire...
THÉOPHILE.
Oui, madame...
HORTENSE.
Je vous déclare d’abord que je ne veux pas de vous...
THÉOPHILE.
Madame est bien bonne.
HORTENSE.
Et tant que vous resterez dans cette maison... je m’arrangerai pour que vous y soyez si mal, que, d’ici à quelques jours, c’est vous-même qui demanderez votre congé...
THÉOPHILE.
Je ne le demanderai pas...
HORTENSE.
Et pourquoi ?
THÉOPHILE.
Parce que je serai ici à merveille...
HORTENSE.
C’est ce que nous verrons ; et, pour commencer, s’il vous arrive seulement de toucher mon enfant... je vous fais jeter par la fenêtre...
THÉOPHILE.
Vous voulez donc l’allaiter vous-même ?
HORTENSE.
Oui, certes... par amour maternel !... et par obstination.
THÉOPHILE.
Et vous ne voulez pas que je le nourrisse ?...
HORTENSE.
Jamais...
THÉOPHILE.
Eh bien ! calmez-vous... c’est aussi mon intention...
HORTENSE.
Que dites-vous ?
THÉOPHILE.
Je ne lui donnerai pas une goutte de lait...
HORTENSE.
Est-il possible ?...
THÉOPHILE.
Je le jure, et vous pouvez vous en rapporter à moi... Marie-Madelaine, femme Mitonneau... qui ai toujours été du parti des femmes contre les maris... dans les ménages, il ne s’agit que de s’entendre pour que les hommes n’y voient rien.
HORTENSE, riant.
Vraiment !... c’est ainsi à Poissy ?...
THÉOPHILE.
Et aussi à Paris... vous sentez bien que vous auriez beau faire... le bourgeois d’ici voudrait toujours avoir une nourrice... il est buté... il est têtu... et, si vous me renvoyez, il en prendra une autre qui ne s’arrangera pas avec vous... qui voudra y mettre du sien... qui voudra, en un mot, exercer ses fonctions de nourrice... tandis que, moi, je n’y tiens pas du tout... je ne tiens qu’à vous plaire...
HORTENSE, le cajolant.
Cette chère madame Mitonneau...
THÉOPHILE.
Je ne tiens qu’à vous obéir ; car, moi, je n’ai pas de volontés.
HORTENSE.
En vérité !...
THÉOPHILE.
Je vous disais bien que je n’étais pas une femme comme une autre.
HORTENSE.
Je le vois maintenant... mais comment ferons-nous ?...
THÉOPHILE.
Rien de plus simple... quand l’enfant criera, je vous le porterai en secret... en cachette... par ce moyen vous aurez chez vous une nourrice...
HORTENSE.
Qui ne nourrira pas...
THÉOPHILE.
Et moi j’aurai une place...
HORTENSE.
Que je remplirai...
THÉOPHILE.
Et dont je toucherai les appointements.
HORTENSE, souriant.
Ça se voit quelquefois... et puis le bonheur d’attraper mon mari... de déjouer sa tyrannie... et, quand je me serai bien moquée de lui... de le lui apprendre dans quelque temps...
THÉOPHILE.
Dans bien longtemps...
HORTENSE.
Tu as raison... ce sera charmant... et tu ne me quitteras pas... tu resteras ici... auprès de moi... et si tu es discrète...
THÉOPHILE.
Si je le serai !... comptez sur moi...
HORTENSE.
Air d’une Nuit au château.
J’y compte, et te rends justice :
Je puis me fier à toi.
Faisons donc la paix, nourrice,
Et, d’abord, embrasse-moi.
Elle l’embrasse.
Scène VIII
JOSÉPHINE, HORTENSE, DALOGNY, THÉOPHILE
JOSÉPHINE.
Que vois-je !... et que signifie ?
THÉOPHILE.
Ça signifie, en deux mots,
Que madame m’apprécie
Et sait tout ce que je vaux.
Ensemble.
DALOGNY.
Maintenant, docile et sage,
Elle fait ma volonté ;
Il faut savoir, en ménage,
Montrer de la fermeté.
HORTENSE.
Maintenant, docile et sage,
Je ferai sa volonté ;
Il faut savoir, en ménage,
Montrer de la fermeté.
JOSÉPHINE et THÉOPHILE.
Maintenant, docile et sage,
Elle fait sa volonté ;
Il faut savoir, en ménage,
Montrer de la fermeté.
JOSÉPHINE.
Je n’en puis revenir, car enfin ce que madame disait tout à l’heure...
HORTENSE.
J’ai changé d’idée... j’avais des préventions que je n’ai plus... car je suis persuadée maintenant que c’est la nourrice qu’il me faut.
JOSÉPHINE.
Madame en est bien sûre ?
HORTENSE.
Certainement... une fille honnête, en qui l’on peut avoir toute confiance...
JOSÉPHINE.
Mais les qualités essentielles...
HORTENSE.
Elle a de très bon lait.
JOSÉPHINE.
Si le petit n’a que ça pour déjeuner...
HORTENSE.
Elle vient de lui en donner devant moi...
JOSÉPHINE, stupéfaite.
Devant vous ?...
HORTENSE.
Et pourquoi pas ?... d’où vient votre étonnement ?...
THÉOPHILE.
C’est vrai !... qu’est-ce qu’elle a donc cette petite femme de chambre ?
JOSÉPHINE, de même.
Devant vous ?
DALOGNY.
Et le petit gaillard ?...
THÉOPHILE.
L’a trouvé excellent.
HORTENSE.
Aussi, nourrice, j’ajouterai aux gages que vous donnait mon mari... et je veux de plus vous faire présent d’une robe... tu sais, Joséphine, ma grande douillette qui était deux fois trop large ?
JOSÉPHINE.
Ça ne lui ira jamais...
HORTENSE.
Vous la lui essaierez tout à l’heure...
JOSÉPHINE.
Moi, madame ?... par exemple... c’est trop fort...
HORTENSE.
Et pourquoi donc ?... j’entends qu’on la serve ici comme moi-même... qu’on soit à ses ordres...
THÉOPHILE.
Vous l’entendez... mais parce qu’on n’est qu’une paysanne... les femmes de chambre vous traitent toujours du haut de leur grandeur... apprenez, mamzelle, que ce n’est pas le tablier de percale qui fait le sentiment !...
Pleurant.
et qu’il est bien dur d’avoir à digérer des humiliations comme celles-là...
DALOGNY.
Allons, nourrice...
THÉOPHILE.
Surtout avec des si bons maîtres... et si les domestiques étaient comme eux... je ne pleurerais pas comme en ce moment toutes les larmes de mon corps...
HORTENSE.
Allons, voilà qu’elle sanglote...
THÉOPHILE.
Mais je vois que mamzelle Joséphine est un mauvais cœur, qui n’aime pas son jeune maître...
JOSÉPHINE.
Moi !...
THÉOPHILE.
Et qui n’m’aime pas non plus... oui, mamzelle, vous n’m’aimez pas... et vous m’en voulez toujours...
DALOGNY.
Je vous assure que non...
HORTENSE.
Joséphine est une bonne fille qui n’a pas de rancune.
THÉOPHILE.
Eh bien ! si c’est vrai, qu’elle me le prouve... en venant m’embrasser.
JOSÉPHINE.
Eh bien ! par exemple...
THÉOPHILE.
Vous l’entendez... elle est plus fière que madame...
HORTENSE.
Elle a raison.
DALOGNY.
Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)
La pauvre femme est sensible et très bonne ;
Embrassez-la... pour arrêter ses pleurs...
JOSÉPHINE.
Monsieur, je crois qu’il faut d’une personne
Apprécier la conduite et les mœurs,
Pour accorder de semblables faveurs.
DALOGNY.
Bon ! une femme...
HORTENSE.
Ah ! c’est fierté peut-être ?...
JOSÉPHINE.
Il faut savoir...
DALOGNY.
De pudeur quel excès !
Mais c’est pousser la pudeur à l’excès !
HORTENSE.
Moi, je l’embrasse enfin sans la connaître.
JOSÉPHINE, à part.
Je n’l’embrasse pas, parc’que j’la connais.
DALOGNY.
Je l’exige...
JOSÉPHINE.
Dès que c’est monsieur qui l’ordonne...
Elle va à Théophile, qu’elle embrasse.
THÉOPHILE.
À la bonne heure...
Joséphine s’éloigne.
L’autre joue...
DALOGNY, la ramenant à Théophile.
Allons donc !
THÉOPHILE.
On a bien de la peine... et encore... quelle mauvaise grâce !... tandis que moi,
L’embrassant vivement.
c’est de bon cœur.
DALOGNY.
Allons ! que tout soit oublié... et surtout plus de disputes... Où placerez-vous la nourrice ?...
HORTENSE.
Il n’y a qu’une chambre... celle de Joséphine...
JOSÉPHINE.
Non, madame... je ne veux pas...
HORTENSE.
Et pourquoi ?...
JOSÉPHINE.
Pourquoi ?... parce qu’enfin... moi, je n’aime pas à être deux...
THÉOPHILE.
Est-elle chipie et désagréable !... fi !... fi !... mamzelle... vous devriez rougir d’être comme ça...
JOSÉPHINE.
Mais... si vous saviez...
HORTENSE.
Je sais que, quand on est bonne camarade...
DALOGNY.
On se gène un peu...
THÉOPHILE.
Voilà... c’est ce que je voulais dire...
JOSÉPHINE.
Faut-il être effronté...
THÉOPHILE.
Moi, effrontée ?... vous l’entendez... elle m’appelle effrontée... et vous êtes témoins que je ne lui disais rien...
JOSÉPHINE.
Mais, encore une fois...
HORTENSE.
Silence !... et que ce ne soit pas toujours à recommencer... elle logera près de moi, dans ma chambre... avec mon fils... je l’aime mieux...
JOSÉPHINE.
Mais, madame... ça ne se peut pas !
HORTENSE.
Et comment cela ?...
DALOGNY.
Qu’est-ce qui lui prend ?...
THÉOPHILE.
Et de quoi se mêle-t-elle...
DALOGNY.
Silence ! encore une fois... car vous venez d’éveiller le petit... et, de peur qu’il ne crie... vite, nourrice...
THÉOPHILE.
Quoi donc ?...
DALOGNY.
Prenez-le... et donnez-lui à téter...
THÉOPHILE.
Il en sort...
DALOGNY.
C’est égal...
JOSÉPHINE, avec ironie.
Quand on a tant de lait, et de si bon lait, ça ne doit rien coûter.
THÉOPHILE.
Certainement... ça ne me coûte rien, mamzelle la mauvaise langue... et ce pauvre petit...
Il va au berceau ; Dalogny et Joséphine l’y suivent. Prêt à défaire son corset et regardant Dalogny.
Ah ! Je vous en prie, monsieur... si vous saviez comme je suis susceptible... au sujet de ça... voilà comme on est à Poissy... je ne peux pas souffrir qu’il y ait là un homme... ni même une femme...
DALOGNY.
En vérité...
THÉOPHILE.
Je suis comme le greffier d’Vaugirard... je n’peux rien faire quand on me regarde... et l’émotion m’ôterait mon lait...
HORTENSE.
Elle a raison...
DALOGNY.
Mais cependant...
HORTENSE.
Mais allez donc, monsieur... mon fils va crier... moi, je rentre dans ma chambre...
DALOGNY.
Et moi, dans mon cabinet...
Il sort par le fond.
HORTENSE.
Vous aurez soin, Joséphine, de donner à déjeuner à la nourrice.
THÉOPHILE.
C’est vrai !... je meurs de faim...
HORTENSE.
Il y a là dans ce buffet ce qu’il lui faudra, et vous lui monterez du vin...
JOSÉPHINE.
Est-ce que les nourrices en prennent ?...
THÉOPHILE.
Certainement... je ne veux pas mettre d’eau dans mon lait... comme ça se pratique à Paris... et puis, à propos de lait... du café bien chaud... j’en prends tous les jours...
HORTENSE.
Dites à Dumont de lui en monter.
JOSÉPHINE.
Mais, madame...
HORTENSE.
Allez donc... la nourrice attend.
JOSÉPHINE, s’arrêtant.
C’est que j’aurais été bien aise de voir...
THÉOPHILE, la contrefaisant.
Bien aise de voir...elle est toujours à répliquer, celle-là... et elle ne sait jamais obéir à ses maîtres... Dieu : comme vous êtes mal servis !
Joséphine sort par le fond.
Grâce au ciel, ils sont partis. Tenez, madame, prenez-le...
Il retire l’enfant du berceau, et le donne à Hortense, qui rentre dans la chambre.
Scène IX
THÉOPHILE, seul, allant au buffet
Et maintenant que je n’ai plus rien sur les bras... songeons à moi... on se sert toujours mieux soi-même... d’abord, la table... et la nappe... Me voilà donc nourrice !
Regardant le berceau.
Air de la Fête du village voisin.
À ces petites créatures
Qui ne s’intéresserait pas ?
Ces enfants sont si délicats !
Ils ont tous des âmes si pures...
Mais il ne faut pas,
À ces petits gars,
Donner toujours des confitures ;
Et si le marmot
Criait un peu haut. (Bis.)
Faisant le geste de fouetter.
Clic, clac, pan, pan, pan,
Je l’apaise à l’instant.
Mes bourgeois, bien que j’sois novice,
De moi bientôt fera grand cas ;
D’abord j’déteste les soldats,
Et je n’ai jamais de caprice.
Blessant la pudeur,
Si quelque farceur,
Dupe d’un embonpoint factice,
Osait approcher,
Et voulait toucher. (Bis.)
Faisant le geste de donner des coups de poing.
Pif paf, pan, pan, pan,
Je l’assomme à l’instant.
Au moment de se mettre à table, il voit la porte à gauche qui s’entr’ouvre ; il court reprendre l’enfant que lui donne Hortense, et le remet dans son berceau.
Voilà qui va bien... et, puisque l’enfant a déjeuné... je puis bien à mon tour en faire autant... Eh bien !... ce vin qui n’arrive pas...
Il sonne.
Je vous demande ce que fait cette petite Joséphine ?...
Il sonne encore
Eh ! la femme de chambre... femme de chambre !...
Scène X
THÉOPHILE, à table, JOSÉPHINE
JOSÉPHINE, une bouteille à la main.
Eh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? ne dirait-on pas que le feu est à la maison.
THÉOPHILE, la bouche pleine.
Une pauvre nourrice qu’on laisse mourir de faim et de soif... et cet imbécile de Dumont qui ne m’apporte pas mon café !
JOSÉPHINE.
Je n’en reviens pas encore...
THÉOPHILE.
De ce que je suis installé dans la maison... Je vous l’avais dit, Joséphine.
JOSÉPHINE.
Mais une pareille effronterie...
THÉOPHILE.
Qu’est-ce que je risque ?... d’être mis dehors... J’y étais déjà... et puis vous ne savez pas ce que c’est que l’ouvrier ébéniste... c’est presque un artiste... pour l’audace et les farces... les farces audacieuses... c’est mon genre... et quand on est amoureux comme je le suis...
JOSÉPHINE.
Mais ce que vous avez dit à madame pour la gagner...
THÉOPHILE.
C’est mon secret...
JOSÉPHINE.
Et ce petit enfant...
Le regardant.
Ah ! mon Dieu, il vient de téter.
THÉOPHILE, froidement.
Je vous ai dit, Joséphine, que l’amour rendait capable de tout.
JOSÉPHINE.
Pas de ça...
THÉOPHILE.
Je te dis que si... et je tenais à être de la maison pour ne pas vous perdre de vue... pour surveiller les desseins du bourgeois... maintenant je suis là, à table... mais tantôt j’étais dessous... j’ai tout entendu...
JOSÉPHINE.
Air : Ma belle est la belle des belles. (Arlequin musard.)
Tout le monde pouvait entendre.
Monsieur, quoique riche, opulent,
Est près des belles doux et tendre,
Et se montre toujours galant.
Vous voyez que rien ne lui coûte
Pour faire aux dames un présent ;
Malgré cela, si je l’écoute,
C’est qu’j’ne peux pas faire autrement.
THÉOPHILE.
Est-ce bien vrai ?...
JOSÉPHINE.
Vous, monsieur, jaloux et maussade,
Vous n’m’apportez jamais d’bouquets.
Si l’on m’regarde à la promenade,
Soudain vous êt’s comme un croquet ;
Théophile se lève.
Si j’danse deux fois avec le même,
Vous d’vn’ez tout pâle à l’instant ;
Aussi, monsieur, si je vous aime,
C’est qu’ j’ ne peux pas faire autrement.
THÉOPHILE, s’oubliant.
Ah ! alors je suis le plus heureux des hommes...
Scène XI
THÉOPHILE, JOSÉPHINE, DUMONT, apportant une casserole de café, il est entré sur les derniers mots
DUMONT.
Le plus heureux des hommes !... qu’entends-je ?
THÉOPHILE.
Hein !... qui vient là ?... cet imbécile de Dumont ? qu’est-ce que c’est ?...
Théophile se remet à table, et Joséphine au berceau.
DUMONT.
Le café que je vous apporte...
THÉOPHILE.
Vous êtes bien long... mon cher... et il faudra montrer plus de vivacité dans le service, ou je vous ferai mettre à la porte.
DUMONT, à part.
C’est ce qu’on verra...
THÉOPHILE.
Eh bien ! c’est bon... laissez-nous !
DUMONT.
Il n’y a pas besoin d’autre chose pour le service de la nourrice ?...
THÉOPHILE, buvant.
Non !... voilà du bon café...
DUMONT.
Il ne faudra pas disposer votre chambre ?...
THÉOPHILE.
C’est inutile... je loge dans celle de madame...
DUMONT.
Celle de madame ?...
JOSÉPHINE.
C’est-à-dire...
THÉOPHILE.
C’est convenu...
DUMONT, à part.
C’est donc ça qu’il se trouve le plus heureux des hommes... je m’en vas le dire à monsieur... Adieu... la nourrice... adieu, ma brave femme...
Scène XII
THÉOPHILE, JOSÉPHINE
THÉOPHILE, se levant.
Qu’est-ce qu’il a donc ce grand-là... avec son air sournois ?...
JOSÉPHINE.
Je crains qu’il n’ait entendu quelque chose...
THÉOPHILE.
Rien du tout... Ces gens-là sont bêtes de naissance et de nature... ça n’est pas comme les artistes et les ébénistes, qui ont tous de l’esprit.
JOSÉPHINE.
Je crains que vous n’en ayez trop... et je ne vous laisserai pas ainsi dans la chambre de madame...
THÉOPHILE.
Est-il possible !... de la jalousie... ah ! quel plaisir vous me faites, Joséphine !... j’adore les femmes jalouses ; et vous me donneriez un coup de poignard, que vous ne me causeriez pas plus de satisfaction qu’en ce moment... mais rassurez-vous... Je demanderai que vous soyez là...
JOSÉPHINE.
Eh bien, par exemple...
THÉOPHILE.
On n’a rien à me refuser... une nourrice est la maitresse de la maison... on est obligé de contenter tous ses caprices et toutes ses fantaisies... c’est le beau de la position... ça vaut bien mieux que d’être chasseur, comme je le voulais ce matin...
JOSÉPHINE.
Mais enfin... ça ne peut pas durer.
THÉOPHILE.
Je sais bien, Joséphine, que vous ne pouvez pas épouser une nourrice... Je ne le voudrais pas non plus... mais M. Dalogny vous a promis une dot de six mille francs.
JOSÉPHINE.
À condition que je ne me marierais pas.
THÉOPHILE.
Et si, d’ici à quelques jours, en profitant des avantages de ma position, je m’arrangeais pour que vous eussiez la dot et le mari ?...
JOSÉPHINE.
Vraiment...
THÉOPHILE.
À condition que le mari serait moi... que cette jolie main m’appartiendrait... à moi tout seul...
JOSÉPHINE, baissant les yeux.
Cela va sans dire, monsieur Théophile.
THÉOPHILE.
Et que cette bague en turquoise... qui vient de monsieur...
JOSÉPHINE.
Est ce que j’y tiens ?...
THÉOPHILE.
Je m’en empare...
JOSÉPHINE.
Silence !... C’est lui... comme il a l’air rêveur...
Théophile se remet à table, et Joséphine au berceau.
Scène XIII
THÉOPHILE, JOSÉPHINE, DALOGNY
DALOGNY.
Qu’est-ce que Dumont est venu me raconter ?... il prétend que cette nourrice... allons, je saurai la vérité !... c’est elle !... Approchez, madame Mitonneau... approchez... que l’on vous regarde un peu... eh bien ! qu’avez-vous donc à baisser les yeux ?...
Théophile se lève.
THÉOPHILE.
C’est que naturellement quand un homme me regarde en face...
DALOGNY.
Comme elle se trouble !... est-ce que Dumont aurait raison ?...
Haut.
Laissez-nous, Joséphine... laissez-nous...
JOSÉPHINE.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
DALOGNY.
Préviens Lafleur et Petit-Jean de se tenir dans la cour avec deux bons gourdins, et d’attendre mes ordres...
JOSÉPHINE.
Il est reconnu... et impossible de le prévenir... J’y vais, monsieur...
Elle sort en faisant à Théophile le geste de donner des coups de bâton.
Scène XIV
THÉOPHILE, DALOGNY
DALOGNY.
Savez-vous, madame Mitonneau, ce qu’on vient de m’apprendre, et ce que j’ai peine encore à croire ?...
THÉOPHILE.
C’est donc quelque chose de bien terrible ?
DALOGNY.
Vous allez en juger... on m’a parlé de ruse et de déguisement pour s’introduire chez moi...
À part.
Elle se déconcerte...
THÉOPHILE.
Est-il Dieu possible !... c’est sans doute des voleurs... j’ai toujours eu une peur des voleurs, quoique malheureusement il n’y ait chez nous rien à prendre... Il faut faire sa déclaration... il faut prévenir le commissaire...
Il veut sortir.
DALOGNY, le retenant.
Rassurez-vous... ce n’est pas un voleur...
THÉOPHILE.
Et quoi qu’c’est donc ?
DALOGNY.
Un amoureux.
THÉOPHILE.
Un amoureux pour moi ?...
DALOGNY.
Eh ! non, morbleu !... un jeune homme... un beau jeune homme... que je ne connais pas, mais qui plusieurs fois a tenté sans succès de se présenter chez moi... et qui en désespoir de cause... aura pris un dernier moyen qui ne lui réussira pas...
THÉOPHILE.
Voyez-vous ça !...
DALOGNY.
Car mon intention est de le jeter par la fenêtre dans ma cour... où mes gens l’attendent pour le bâtonner.
THÉOPHILE.
Permettez...
DALOGNY.
À moins qu’il n’aime mieux se brûler la cervelle avec moi... vous m’entendez...
THÉOPHILE.
Qu’est-ce que c’est que ces manières-là avec des personnes du sexe ? et à qui parlez-vous donc, s’il vous plaît, monsieur ?...
DALOGNY, à voix basse.
À vous, monsieur Melval... à vous, qui venez ici pour ma femme...
THÉOPHILE, se rassurant.
Bonté de Dieu ! quel amas de calomnies... moi, madame Mitonneau... me prendre pour un jeune homme... pour un beau jeune homme !... vous osez me le soutenir en face !...
DALOGNY.
Silence, voici ma femme !
Scène XV
HORTENSE, DALOGNY, THÉOPHILE
HORTENSE.
Quel est ce bruit ? qu’est-ce que ça signifie ?...
THÉOPHILE.
Que je ne puis rester ici davantage.
HORTENSE.
Pourquoi donc ?
DALOGNY.
Eh ! madame... vous savez mieux que personne ce qui en est... je ne veux ni bruit ni éclat... mais il ne faut pas croire que les agents de change ne voient rien... et puisqu’il faut vous parler clairement à tous les deux... vous voyez là...
Scène XVI
HORTENSE, DALOGNY, THÉOPHILE, JOSÉPHINE, puis DUMONT
JOSÉPHINE, entrant par la porte du fond, et annonçant.
M. de Melval, un jeune clerc de notaire, veut parler à monsieur, pour affaire importante !...
DALOGNY, stupéfait.
Hein !... qu’est-ce que ça veut dire ?... M. de Melval... il est là ?
JOSÉPHINE.
Dans le salon.
HORTENSE.
Mais allez donc, monsieur... allez-y... ou je vais le recevoir.
DALOGNY, s’avançant vers la porte et regardant.
Oui, un jeune homme... c’est très vrai !...
À part.
Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ?... et où diable avais-je la tête ?...
À Théophile.
Nourrice... ma chère nourrice, pas un mot de ce que je vous ai dit.
THÉOPHILE.
Comment, monsieur ? me prendre pour...
DALOGNY.
Silence...
À part.
Il y aurait là pour soixante mille francs de ridicule, et ma femme se moquerait de moi toute sa vie...
THÉOPHILE, pleurant.
Après la manière dont vous m’avez traitée...
HORTENSE.
Qu’est-ce donc ?...
THÉOPHILE, de même.
Je suis sûre que d’aujourd’hui je ne pourrai pas donner à téter... ni peut-être demain... ni après demain.
DALOGNY.
Eh bien ! comme vous voudrez... qu’il ne soit plus question de cela... nous vous gardons ici, avec nous
JOSÉPHINE, étonnée.
Est-il possible !...
DALOGNY.
Et pour vous faire oublier un mouvement d’humeur et de vivacité...
tenez,
Lui donnant une bourse.
voilà une petite gratification...
JOSÉPHINE, stupéfaite.
Je ne peux pas en revenir... on lui demande des excuses et on lui donne de l’argent.
THÉOPHILE.
Oui, ma chère... parce que monsieur est un bon maître, qui reconnait ses torts.
DALOGNY.
Ce n’est pas ma faute, c’est celle...
Apercevant Dumont qui entre.
c’est celle de cet imbécile de Dumont, qui vient me conter...
DUMONT.
Quoi donc, monsieur ?...
DALOGNY.
Que diable ! quand on écoute, il faut écouter mieux que ça... ou ne pas s’en mêler...
THÉOPHILE.
Il y a des domestiques si gauches...
DALOGNY.
Si ça t’arrive encore... je finirai par te mettre à la porte.
THÉOPHILE.
Vous ne feriez peut-être pas mal de commencer par-là.
DUMONT.
Eh bien ! par exemple, la nourrice...
Présentant une lettre à Dalogny.
C’est une lettre qui arrive de Poissy.
JOSÉPHINE et THÉOPHILE, avec effroi.
De Poissy !...
THÉOPHILE, à Dalogny.
Vous allez la lire ?... et ce monsieur qui vous attend...
HORTENSE.
Que ça ne vous dérange pas, je vais le recevoir.
DALOGNY.
Eh ! non, madame... ce n’est pas la peine... Joséphine, faites-lui mes excuses... dites-lui qu’en ce moment... je ne puis...je ne suis pas disposé... mais tantôt... ce soir...
HORTENSE.
Qu’il vienne dîner...
DALOGNY.
Comment ?...
HORTENSE.
Puisqu’il a à vous parler d’affaires... et puis, vous lui devez bien une politesse pour l’avoir fait attendre ainsi...
DALOGNY, qui pendant ce temps a décacheté la lettre.
Eh bien ! soit... allez, Joséphine...
Jetant les yeux sur la lettre avec un geste de surprise.
Ah ! mon Dieu !...
JOSÉPHINE, revenant.
Qu’y a-t-il ?...
DALOGNY.
Ça ne vous regarde pas... cela regarde Mme Mitonneau... allez où l’on vous dit...
JOSÉPHINE.
Oui, monsieur...
Elle sort.
Scène XVII
THÉOPHILE, DALOGNY, HORTENSE, DUMONT, à la table et rangeant
DALOGNY.
C’est une seconde lettre de notre fermier Gervault... que vous connaissez...
THÉOPHILE.
Certainement, un si brave homme !...
DUMONT.
Un gros gaillard...
THÉOPHILE.
Si frais... et si bien portant...
DALOGNY.
Il n’en dit pas autant de vous, madame Mitonneau...
THÉOPHILE.
Comment ça ?...
DALOGNY, lisant.
« Monsieur, j’ai mis hier la main à la plume pour avoir celui de vous apprendre que la nourrice que j’avais retenue pour votre enfant était très malade... »
HORTENSE.
Nous le savions.
DALOGNY, lisant.
« Je vous écris de nouveau, de peur de vous faire attendre, vu que ce matin cette pauvre Mme Mitonneau est morte. »
TOUS.
Elle est morte !...
THÉOPHILE, à part.
Quelle maladresse à elle !
DUMONT, effrayé.
Vous êtes morte de ce matin !
THÉOPHILE.
Dieu ! que ce garçon-là est bête !
DALOGNY.
C’est possible... Mais que dites-vous de cela, madame Mitonneau ?
THÉOPHILE, troublé.
Je dis, monsieur, que nous sommes tous mortels... et que ça aurait pu certainement m’arriver. Je vous le dirais d’abord... mais l’accueil que j’ai reçu de monsieur et de madame m’empêche de feindre plus longtemps... et puisqu’il faut tout vous avouer, la vérité est que je ne suis pas morte.
DALOGNY.
La belle avance !... mais qui êtes-vous ?
HORTENSE.
Comment êtes-vous venue ici ?
THÉOPHILE.
Par adresse, j’en conviens ; parce que, moi, je ne sais pas mentir... et vous l’avez vu tout à l’heure, quand vous m’avez parlé de ruse et de déguisement, ça m’a toute renversée ; mais le désir d’entrer dans une si bonne maison, avec de si bons maîtres dont j’avais entendu parler depuis si longtemps...
HORTENSE.
Et par qui ?
THÉOPHILE.
Par... par Joséphine, votre femme de chambre, et ma parente.
DALOGNY.
C’est votre parente ?
THÉOPHILE.
C’est ma propre sœur, rien que cela... sœur de mère.
DALOGNY.
Est-il possible ?
THÉOPHILE.
Je suis du premier lit ; nous sommes Bourguignottes toutes les deux ; j’ai épousé un vigneron... qui ne fait rien, qu’un enfant tous les ans... aussi ma sœur m’écrivait souvent... « Si tu pouvais entrer nourrice chez madame... toi, qui as un si beau lait... » c’est vrai... je l’ai superbe ! et voilà comment il m’est venu l’idée de me présenter...
DALOGNY.
Et Joséphine était du complot ?
THÉOPHILE.
Elle ne voulait pas d’abord, c’est la vérité... je suis venue malgré elle.
DALOGNY.
Ce qui ne l’a pas empêchée de bien jouer son rôle... Fiez-vous donc après cela à ces petites filles et à leur innocence !
THÉOPHILE.
Pour ce qui est de ça... je sais que monsieur y porte intérêt... et je peux en répondre comme de la mienne... car enfin, qu’on vienne de Poissy ou d’Auxerre, ça ne fait rien à la vertu, à la fidélité... il y en a dans tous les départements... et madame sait bien quel est mon dévouement, et ce que je lui ai dit à ce sujet.
HORTENSE, vivement.
Certainement, certainement... et je ne vois de blâmable là-dedans que le mystère.
THÉOPHILE.
Il n’y en a plus.
DALOGNY.
Sans doute, mais Joséphine n’en est pas moins coupable, et c’est avec elle que je veux avoir une explication.
Il va pour sortir.
THÉOPHILE, le retenant.
Eh bien ! non ; je vous en prie ; laissez-moi la prévenir, parce que, voyez-vous, cette enfant, la surprise, le saisissement... je la connais, elle en ferait une maladie... moi-même qui vous parle, j’en suis tout émue.
DALOGNY.
Soyez tranquille, j’aurai des ménagements ; d’ailleurs, je lui dirai cela sans témoins... en tête-à-tête.
THÉOPHILE, à part.
Ah ! mon Dieu ! comment le retenir ?
Haut.
Monsieur, je vous en prie.
À part.
Une scène... il n’y a pas d’autre moyen.
Haut.
Je vous réponds que je ne me sens pas bien ; toutes les émotions que j’ai eues aujourd’hui... un éblouissement... le lait qui me monte à la tête... soutenez-moi, je vous en prie.
Il tombe dans les bras de Dalogny.
DALOGNY.
Eh bien ! elle se trouve mal... et dans mes bras encore... Dumont, viens donc à mon secours.
Dumont aide Dalogny à déposer Théophile sur un fauteuil. Ce dernier remue les pieds et les mains comme s’il avait une attaque de nerfs.
TOUS.
Air du Serment.
Quel tourment ! quel supplice !
J’en perdrai la raison.
L’enfer et la nourrice
Sont dans notre maison.
Hortense sonne.
Scène XVIII
THÉOPHILE, DALOGNY, HORTENSE, DUMONT, JOSÉPHINE
JOSÉPHINE.
Qu’avez-vous donc, madame ? qu’y a-t-il ?
HORTENSE.
Une scène affreuse... votre sœur qui se trouve mal.
JOSÉPHINE, étonnée.
Ma sœur ?
DALOGNY.
Eh oui ! sans doute, votre sœur.
JOSÉPHINE.
Je n’en ai jamais eu.
DALOGNY.
Voyez-vous cette assurance ?... mais il est inutile de feindre.
HORTENSE.
On nous a tout avoué.
JOSÉPHINE.
Et qui donc ?
DALOGNY.
Madame Mitonneau.
JOSÉPHINE, étonnée.
Elle vous a dit ?...
HORTENSE.
Elle est plus franche que vous... mais quand vous resterez là, immobile... allez donc... est-ce que vous la laisserez mourir ?... je vais la délacer.
JOSÉPHINE, s’élançant.
Non, madame, non, je ne le souffrirai pas.
HORTENSE.
Il n’y a cependant pas d’autres moyens.
DALOGNY, prenant des ciseaux.
Eh ! mon Dieu ! que de façons !
Il coupe d’un seul coup tous les lacets du corset.
Allons, Dumont, aide-moi.
Dumont et Dalogny tirent chacun un des bras du casaquin rembourré de Théophile, qui se sépare en deux, et laisse voir un habit boutonné, tandis que le corps, depuis la taille jusqu’aux pieds, reste couvert de la robe.
TOUS.
Dieu ! qu’ai-je vu ?
DUMONT.
C’est là sa sœur ?
DALOGNY.
Mais, c’est un frère que cette sœur-là !
JOSÉPHINE, se cachant la figure.
C’est fait de nous.
Théophile, qui s’est débarrassé du jupon, veut se sauver.
DALOGNY, courant après lui et le ramenant.
Non, non, vous ne sortirez pas, et je saurai décidément quel est ce gaillard-là.
JOSÉPHINE.
C’est Théophile.
THÉOPHILE.
Un prétendu qui venait pour Joséphine.
DALOGNY.
Un séducteur !
THÉOPHILE, vivement.
Non, monsieur... au contraire... j’appelle un séducteur un homme marié qui glisserait au doigt d’une jeune fille une bague en cornaline ou en turquoise... comme celle-ci, par exemple, que j’ai là... voyez plutôt... mais je la garde, et ne la donnerais à ma fiancée qu’autant que monsieur me le permettrait.
DALOGNY.
Moi !
THÉOPHILE.
Oui, monsieur ; je sais que vous avez promis à Joséphine, si elle était sage, une dot de six mille francs ; j’espère que vous me pardonnerez les torts que l’amour m’a fait commettre ; qui est-ce qui n’en a pas à se reprocher ?... personne ; et si je racontais seulement à madame...
DALOGNY.
C’est bon... c’est bon ; plus d’explications ; en voilà déjà trop : il aura la dot.
THÉOPHILE.
Et la femme ?
JOSÉPHINE.
Et la place de chasseur ?
DALOGNY, à Hortense.
Certainement... et puisqu’il a de l’ambition... il montera derrière votre voiture.
Avec intention.
Sa femme restera ici.
THÉOPHILE.
Que de bontés !
Il salue avec son bonnet de femme, qu’il ôte, et va auprès de Joséphine.
DALOGNY.
Vous voyez que je pardonne.
À part, regardant Joséphine.
Mais il me le paiera.
HORTENSE.
Surtout plus de nourrice... ça donne trop de mal.
DALOGNY.
Non, madame... vous nourrirez votre premier.
THÉOPHILE.
Et ma femme nourrira le second, car bientôt nous dirons dans notre ménage :
Air de l’Ave Maria.
Do, do, l’enfant do,
Et ma seule espérance
Est que l’indulgence
Veill’ près du berceau.
JOSÉPHINE, au public.
Lorsqu’ici vous plaire
Est notr’ seul espoir,
Messieurs, au parterre
Ne dites pas ce soir :
Do, do, l’enfant do ;
Et, si quelqu’un sommeille,
Tâchez qu’on l’éveille
Avec un bravo.
TOUS.
Do, do, l’enfant do, etc.
[1] L’acteur est censé sous la table, mais il sort par une trappe, ce qui lui donne plus de temps pour s’habiller et reparaître en femme à la scène VI.
[2] Cette partie du rôle de Théophile doit être jouée avec la voix de femme, la volubilité et le tatillonnage d’une nourrice.