Le Domino rose (Jacques-François ANCELOT - Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie-vaudeville-anecdote en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 20 février 1834.

 

Personnages

 

SARTINES

MADAME DE SARTINES

LE MARQUIS DE GIVRY

LEGRIEL, agent de police

MOUETTE, agent de police

ROSE, femme de chambre de Madame de Sartines

DAMES

MASQUES

DOMINOS

DOMESTIQUES

 

La scène se passe à Paris, chez Sartines.

 

 

ACTE I

 

Un salon de réception, richement orné. Portes à droite et à gauche ; à droite, au premier plan, une fenêtre.

 

 

Scène première

 

MADAME DE SARTINES, puis ROSE

 

Au lever du rideau, Madame de Sartines est assise dans un fauteuil un livre à la main.

MADAME DE SARTINES, à Rose qui entre.

Mademoiselle Rose !

ROSE.

Madame ?

MADAME DE SARTINES.

Avez-vous dit en bas que je ne voulais voir personne ?...

ROSE.

Madame a l’air indisposé.

MADAME DE SARTINES.

Je m’ennuie.

ROSE.

Éloigner tout le monde, ce n’est pas le moyen de se distraire...

MADAME DE SARTINES.

Où est mon mari ?

ROSE.

Il est à son audience.

MADAME DE SARTINES.

C’est bien ; laissez-moi.

ROSE, faisant un mouvement pour sortir, et revenant.

Ah ! pardon, Madame... j’oubliais de vous demander si la porte doit être fermée à M. de Givry.

MADAME DE SARTINES.

Pourquoi supposez-vous qu’il doive être excepté ?

ROSE.

C’est que je pensais que l’ami particulier de la maison, un jeune seigneur aimable et spirituel...

MADAME DE SARTINES.

Comment le connaissez-vous si bien ?

ROSE.

Il venait souvent à l’hôtel de Tingry où je servais avant d’entrer chez Madame.

MADAME DE SARTINES.

Ah !

ROSE.

Depuis huit jours, il a paru bien rarement ici, mais s’il revenait ?...

MADAME DE SARTINES.

Exécutez mes ordres et faites-moi grâce de vos observations.

ROSE.

Il suffit, Madame.

À part en sortant.

Elle a beau vouloir se cacher, j’y vois clair.

 

 

Scène II

 

MADAME DE SARTINES, seule

 

Elle se lève.

Lui fermer ma porte... Que je suis folle !... Cela m’avancera beaucoup si je ne cesse pas de penser à lui !... Je ne l’ai pourtant vu qu’une seule fois depuis huit jours ; et comme il était froid !... Aussi, pourquoi l’ai-je désespéré ? Son amour pour moi est si tendre et si dévoué !... Ah ! il le porte ailleurs, cet amour que je repousse !... Oui, cette dame de Ponchartrain, si coquette, si vaine de sa beauté, il ne la quitte plus !... Je ne le souffrirai pas, je ne veux pas le souffrir ; car c’est moi, c’est moi seule qu’il aime !... Mais moi, je ne dois pas l’aimer !

Air : de Céline.

En songeant à son inconstance
Je sens que je dois le haïr ;
Quand j’ai dit : Fuyez ma présence !
Comme il s’est pressé d’obéir !...
M’affliger est une folie,
Y penser n’est pas sans péril ;
Quand le devoir veut qu’on oublie
Pourquoi le cœur se souvient-il ?

N’importe, son infidélité serait mon supplice ; je veux le voir, oui, s’il vient, je le recevrai !... Allons donner contrordre !... Ciel ! c’est lui !... Ah ! toute ma colère renaît à son aspect !...

 

 

Scène III

 

MADAME DE SARTINES, GIVRY

 

GIVRY.

Veuillez vous rassurer. Madame... On m’a dit en bas que vous n’étiez pas visible, j’ai demandé Monsieur... et c’est Monsieur que je viens voir.

MADAME DE SARTINES.

Ah ! c’est Monsieur ?... Eh bien, vous n’avez qu’à passer dans la salle d’audience.

GIVRY, faisant quelques pas.

J’y cours à l’instant, Madame...

Revenant à elle vivement.

Mais puisque le hasard m’amène près de vous, permettez que j’en profite pour vous demander compte de la cruauté avec la quelle vous traitez un homme...

MADAME DE SARTINES.

Prenez donc garde, M. de Givry, vous avez trop d’esprit pour vous servir d’une pareille phrase ; la cruauté d’une femme... c’est bien usé.

GIVRY.

Votre conduite avec moi, Madame, prouve que c’est toujours nouveau.

MADAME DE SARTINES.

Encore !... Ah ! laissons cela, je vous prie... Ne trouvez-vous pas que madame de Ponchartrain était mise hier à merveille ?

GIVRY.

Moi ! je ne m’en suis pas aperçu.

MADAME DE SARTINES, à part.

Le traître ! il est resté près d’elle toute la soirée !

Haut.

Vous étiez donc aveugle ?

GIVRY.

Ah ! plut à Dieu !

Air d’Aristippe.

Quand vous passiez, si parée et si belle,
Devant mes yeux, qui suivaient tous vos pas,
En vain mon cœur voulait être rebelle,
Dès qu’on vous voit, on ne résiste pas.
À vos attraits j’ai dû rendre les armes
Et maintenant je tremble à votre nom !
Mais un aveugle, auprès de tant de charmes,
Aurait du moins conservé sa raison.

SARTINES.

Vous savez, Monsieur, ce que je dois penser de ces galante ries, et je vous engage à me les épargner.

GIVRY.

Depuis huit jours, Madame, mon absence vous a prouvé ma discrétion, et j’espère que vous m’en savez gré.

MADAME DE SARTINES.

Sans doute ; mais quoique vous fussiez éloigné, je n’ai point oublié le service que vous aviez réclamé de moi. J’ai parlé à mon mari de votre ami le chevalier de Saint-Félix qu’on menace de la Bastille, m’avez-vous dit, pour quelques couplets un peu gais sur madame de Pompadour.

GIVRY.

Quoi ! madame, vous avez songé ! Ah ! que je vous dois de remerciements !

MADAME DE SARTINES.

Ne vous pressez pas tant de me remercier. J’ai été refusée, et si votre cousin met le pied dans Paris...

GIVRY.

Il y est !

MADAME DE SARTINES.

L’imprudent !

GIVRY.

Une affaire dont dépend toute sa fortune, l’oblige d’y rester jusqu’à demain ; et je demandais que M. le lieutenant-général fermât les yeux seulement pendant vingt-quatre heures.

MADAME DE SARTINES.

C’était beaucoup exiger d’un homme payé pour les avoir toujours ouverts !...

GIVRY.

Il faudra donc que je lui parle moi-même.

MADAME DE SARTINES.

Il va venir ; je vous laisse... Ah ! n’oubliez pas que nous avons bal masqué ce soir !... Vous viendrez ?... avec madame de Ponchartrain ?

GIVRY.

Toujours la marquise !... Ah ! Madame, que vous êtes injuste !

MADAME DE SARTINES.

Non, Monsieur, je regarde et j’observe, voilà tout.

GIVRY.

Si je vous disais ?...

MADAME DE SARTINES.

Et que pourriez-vous me dire ?

GIVRY.

Ne m’avez-vous pas interdit les expressions d’un amour...

MADAME DE SARTINES.

Qu’une autre accueille avec plaisir.

GIVRY.

Tout le monde n’est pas impitoyable.

MADAME DE SARTINES.

Oh ! la charité est une des vertus de madame de Ponchartrain.

GIVRY.

Du moins, elle ne met pas sa joie à faire des malheureux.

MADAME DE SARTINES.

Elle met sa gloire à les consoler.

GIVRY.

Il est si cruel d’aimer sans espérance.

MADAME DE SARTINES.

C’est un chagrin que vous n’aurez pas avec elle.

GIVRY, piqué.

Peut-être, Madame.

MADAME DE SARTINES.

Vous la trouvez si belle !... Ne vous ai-je pas entendu l’autre jour vanter sa grande taille, sa tournure noble et imposante ?

GIVRY.

Je n’étais que l’écho du public, qui l’a proclamée une des plus belles femmes de Paris.

MADAME DE SARTINES, avec colère.

Elle a l’air d’un soldat aux gardes.

GIVRY.

Sans doute elle est loin de posséder vos grâces.

MADAME DE SARTINES.

Oh ! ne comparez pas... je perdrais trop à la comparaison !... Je vous laisse chercher des consolations que madame de Ponchartrain ne vous refusera pas... Adieu, Monsieur.

GIVRY.

Je vous en conjure, Madame.

MADAME DE SARTINES, à part.

Sortons, car je ne pourrais contenir ma colère.

Elle sort par la porte de gauche.

 

 

Scène IV

 

GIVRY, seul

 

Elle me fuit, elle est irritée !... que faire ? En vérité, cette situation est cruelle : d’un côté, une femme que j’aime et qui me repousse ; de l’autre, une femme que je n’aime pas, et qui m’attire !... Oh ! il faut que cela finisse !... Son cœur est à moi, son dépit, sa colère, tout le prouve !... Eh bien, je veux aujourd’hui même sortir de cette position pénible !... Pendant ce bal, je pourrai peut-être... Qui, c’est cela !... Que je la voie seule, que je puisse m’expliquer, lui ouvrir mon cour, la convaincre de toute ma tendresse... et mon triomphe est assuré !... Ah ! qui vient ici ? C’est Rose, main tenant !... encore une qui pourrait m’adresser des reproches. Si je tentais de la rejoindre ?...

Il fait quelques pas vers la porte par où est sortie madame de Sartines.

 

 

Scène V

 

GIVRY, ROSE

 

ROSE, à Givry qui s’est arrêté à sa vue.

Pardon, M. le Marquis, est-ce à Madame que vous désirez parler ?...

GIVRY.

Non, mon enfant... j’entrais chez Monsieur.

ROSE, avec malice.

Alors vous vous trompiez de côté.

GIVRY.

Ah !

ROSE, désignant l’autre porte.

C’est par ici.

GIVRY, avec humeur.

Bien obligé !

Il fait un mouvement,

ROSE, l’arrêtant.

Mais savez-vous, Monsieur, que vous êtes d’une exactitude admirable, à présent !

GIVRY.

Que veux-tu, ma chère, quand on sollicite...

ROSE, avec intention.

Je croyais que Monsieur n’en était plus aux sollicitations auprès de Madame...

GIVRY.

Mademoiselle Rose, pas de suppositions, je vous prie ; je viens pour M. le lieutenant-général, entendez-vous ? et pour un affaire que j’ai fort à cœur.

ROSE.

Ah ! votre cœur est pour quelque chose là-dedans ?

GIVRY, à part.

Elle a des soupçons ; il faut la ménager...

Haut.

Tu sais, ma petite Rose, que je t’ai toujours trouvée jolie.

ROSE.

Autrefois... oui, vous avez pu vous apercevoir qu’on n’était pas à faire peur... mais les temps sont changés !

GIVRY.

Tu ne l’es pas du tout, toi, ma belle.

ROSE.

Oh ! pardonnez-moi, Monsieur ; et même tellement que je vais épouser Legriel.

GIVRY.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROSE.

Un des agents particuliers de Monseigneur.

GIVRY.

Ah ! tu te maries ? Tu aimés donc ce garçon ?

ROSE.

Mon Dieu, je l’aime raisonnablement.

Air : Faisons la paix.

À son mari
Doit-on une tendresse extrême ?
Il s’endort s’il est trop chéri :
Il faut prendre garde !... Et je l’aime
Comme un mari !
Oui, je l’aime comme un mari.

GIVRY.

Je vois que tu as des principes.

ROSE.

Et puis il a quelque argent, quelque espoir d’avancement, et l’ambition m’arrive maintenant que l’amour s’en va,

Minaudant.

il faut bien faire une fin. Les amoureux sont si volages !

GIVRY, distrait.

Dis-moi, Rose, l’audience de M. le lieutenant-général doit-être déjà commencée...

ROSE, piquée.

Elle est finie, Monsieur, et Monseigneur ne peut manquer de venir ici... Je vous laisse terminer avec lui cette grande affaire, qui ne regarde pas Madame, et je me rends auprès d’elle.

Elle sort.

GIVRY.

Décidément cette petite Rose y voit trop clair... Il faut me la rendre favorable : elle veut se marier, dit-elle ?... Eh bien, qu’à cela ne tienne !... Un présent de noces, et elle se taira !... J’aperçois le lieutenant-général ; n’oublions pas mon parent ; mes amours ne le sauveront pas de la Bastille.

 

 

Scène VI

 

GIVRY, SARTINES

 

SARTINES.

Ah ! ravi de vous voir, mon cher amis je devine ce qui vous amène, ma femme m’en a déjà parlé...

GIVRY.

Madame de Sartines a été bien bonne ; puis-je espérer ?...

SARTINES.

Impossible, mon cher ! impossible... Pourquoi diable votre cousin s’avise-t-il de faire de l’esprit sur une belle dame, ayant qu’elle soit disgraciée ?

GIVRY.

Mais l’on ne vous demande que quelques heures...

SARTINES.

La chanson est trop bonne.

GIVRY, avec humeur.

Vous refusez ?

SARTINES.

Je n’accorde pas...

GIVRY.

Eh bien ! on se passera de votre permission.

SARTINES.

Ah ! l’on se passera de ma permission.

GIVRY.

Oui, Monsieur, nui ; croyez-vous donc qu’il soit si difficile, dans une ville comme Paris, de se dérober aux recherches de votre police ? Eh ! mon Dieu, il ne s’agit que de le vouloir.

SARTINES, tirant un papier de sa poche.

Faites-moi le plaisir de lire ceci.

GIVRY, lisant.

« À Monsieur le Directeur de la police de Berlin ». Mais je ne comprends pas...

SARTINES.

Lisez toujours.

GIVRY, lisant.

« La personne que vous croyez France demeure à Berlin, place du Grand-Frédéric n. 20. Vous reconnaîtrez ses fenêtres à deux superbes rosiers et un jasmin qui la décorent. »

SARTINES, reprenant la lettre.

Eh bien ! que dites-vous de cela ?

GIVRY.

Je dis que vous savez à merveilles ce qui se passe à Berlin, mais est-il bien sûr que près de vous ?... Paris est plus grand que la capitale de la Prusse, et Saint-Félix pourrait trouver un moyen...

SARTINES.

Je l’en défie !

GIVRY.

Vous êtes donc bien sûr de vos agents ?

SARTINES.

Assez pour qu’un individu signalé, si j’y ai le moindre intérêt, ne puisse faire un pas, un geste, un mouvement, sans que j’en sois instruit.

GIVRY.

Laissez donc...

SARTINES.

Voulez-vous en faire l’essai ?... Cinq cents louis, que je vous dis demain matin, et depuis A jusqu’à Z tout ce que vous aurez fait.

GIVRY.

Ah ! ceci est un peu fort ! un gentilhomme comme moi ? bien averti... allons donc, tous vos limiers n’y feraient rien.

SARTINES.

À merveille !... alors, vous acceptez mon pari ?

GIVRY, lui tendant la main.

Touchez-là, et préparez vos 500 louis pour demain.

SARTINES.

C’est-à-dire que vous me les compterez, voilà qui est bien convenu ; maintenant, mon cher Givry, si vous avez quelques engagements mystérieux, je vous conseille en ami de manquer de parole.

GIVRY.

Oh, j’espère bien vous échapper !...

SARTINES.

Nous verrons ! Savez-vous que c’est un service que je rends à votre cousin Saint-Félix... si vous gagnez, il pourra, à son tour tenter la fortune.

GIVRY, à part.

Au fait pendant que ses espions s’occuperont de moi, Saint Félix aura plus de chances de leur échapper.

Haut.

Allons c’est une affaire entendue.

SARTINES, allant vers la porte par laquelle il est entré.

À compter de ce moment, toutes vos actions m’appartiennent.

GIVRY.

Nous verrons bien.

SARTINES, appelant.

Legriel !

GIVRY.

Que faites-vous ?

SARTINES.

Pardon !... Une petite formalité indispensable.

 

 

Scène VII

 

GIVRY, SARTINES, LEGRIEL

 

SARTINES, à Legriel.

Tu vois monsieur, tu le connais ?

LEGRIEL

J’ai cet honneur.

SARTINES.

Eh bien ! c’est un criminel d’état.

GIVRY.

Doucement, diable ! comme vous y allez.

LEGRIEL.

Monseigneur plaisante.

SARTINES.

Du tout, du tout, tu le surveilleras comme tel.

LEGRIEL.

Alors si nous conduisions tout de suite monsieur à la Conciergerie ?...

GIVRY.

Un moment, s’il vous plaît !

LEGRIEL.

Pour surveiller tous les mouvements d’un homme, c’est vraiment admirable ! je ne connais rien de mieux !... Des verrous d’une largeur... des portes d’une épaisseur !... ça fait plaisir à voir.

GIVRY.

Merci !... un criminel d’état, ça se prend mort ou vif, et je vous ferai humblement observer qu’il n’entre pas dans mon pari de risquer tout-à-fait ma tête.

SARTINES.

Non, non ; soyez tranquille, il ne s’agit de la tête de personne.

GIVRY, à part.

Qui sait ?

SARTINES, à Legriel.

Vous surveillerez Monsieur, sans gêner en rien sa liberté.

GIVRY, à part.

J’en profiterai.

SARTINES.

J’entends qu’il fasse absolument tout ce qu’il voudra...

GIVRY, à part.

Il est impossible pour un mari, d’être de meilleure composition.

SARTINES.

Mais je veux le savoir.

GIVRY, à part.

Ceci est de trop.

SARTINES, baissant la voix à Givry.

Vous commencez je gage, à trembler un peu pour vos cinq cents louis ?

GIVRY, de même.

Moi !

Montrant Legriel.

Une figure comme celle-là me donnerait plutôt l’envie de doubler la somme. Adieu Monsieur le lieutenant-général.

À Legriel.

M. Legriel, vous n’avez qu’à préparer vos jambes ; je les exercerai.

LEGRIEL.

À vos ordres, M. le Marquis.

Givry sort en riant.

SARTINES, regardant sortir Givry.

Ah ! M. Givry, vous vous moquez de ma police !

À Legriel.

Vite, le plus habile de tes gens.

 

 

Scène VIII

 

SARTINES, LEGRIEL, puis MOUETTE

 

LEGRIEL, allant vers la porte et faisant un signe.

Pst !

Mouette paraît.

La personne qui vient de sortir.

MOUETTE.

J’ai vu.

LEGRIEL.

En tous lieux, minute par minute.

MOUETTE.

Suffit...

Il fait quelques pas en courant, et revient.

Mais pendant que je suivrai celui-là ; si je rencontre l’autre ?

LEGRIEL.

Monsieur de Saint Félix... que faudra-t-il faire, Monseigneur ?

SARTINES.

En charger un autre de tes gens, et tout quitter pour le marquis.

LEGRIEL, à Mouette.

Va.

SARTINES, à Legriel.

Ce sera jusqu’à demain votre seule et unique affaire... Et songez-y bien, s’il s’agissait de ma place, je ne demanderais pas plus de zèle, plus d’activité... ton avancement est à ce prix.

LEGRIEL.

J’avancerai, Monseigneur.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

SARTINES, puis MADAME DE SARTINES

 

SARTINES, allant vers la croisée.

Avec de pareils gaillards, je suis bien tranquille...ah ! voilà notre suspect qui monte dans un fiacre, et qui fait partir sa voiture devant comme font nos duchesses, en bonne fortune. Pauvre Givry !

MADAME DE SARTINES, entrant.

Il a prononcé le nom de Givry !

SARTINES, toujours à lui-même.

Il compte probablement, pour cette nuit, sur quelque tendre et mystérieux asile.

MADAME DE SARTINES.

Que dit-il ?

Allant vivement à M. Sartines.

Que regardiez-vous donc, Monsieur, à cette fenêtre ? vous paraissez bien préoccupé.

SARTINES.

Moi !... ah ! rien ; je réfléchissais seulement à la simplicité des goûts de M. Givry qui se contente d’une modeste voiture de place, tandis qu’il abandonne son vis-à-vis à son valet de chambre.

MADAME DE SARTINES, avec inquiétude.

Ah !...et quel motif ?...

SARTINES.

Il a sans doute, en ce moment des raisons pour préférer l’incognito.

MADAME DE SARTINES, à part.

Oui, je devine !... quelque rendez-vous !...

Haut.

Et vous ne soupçonnez pas ?...

SARTINES.

Demain, je pourrai, j’espère vous en dire davantage.

MADAME DE SARTINES.

Davantage !... vous savez donc déjà quelque chose ?

SARTINES.

Mais je m’en doute au moins ; il me semble qu’il est facile de deviner qu’un beau cavalier comme le marquis n’est pas sans avoir une amourette.

MADAME DE SARTINES.

Vous croyez ?

SARTINES.

Je dis une... peut-être deux, peut-être trois, quatre...

MADAME DE SARTINES.

Quelle horreur ?

SARTINES.

Ça vous étonne ! eh mon Dieu, madame, ce n’est pas la première fois que vous entendez pareille chose, je pense.

MADAME DE SARTINES, à part.

Me sacrifier ainsi !...

Haut.

Monsieur, vous êtes lieutenant de police, vous devez tout savoir...

SARTINES.

Je l’espère bien.

MADAME DE SARTINES.

Il faut absolument que vous preniez des renseignements sur la conduite de M. Givry...

SARTINES.

C’est bien mon intention.

MADAME DE SARTINES.

À l’instant... et que vous me disiez aujourd’hui même...

SARTINES.

Aujourd’hui, aujourd’hui... vous attendrez bien à demain ?

MADAME DE SARTINES.

Non, monsieur, non ; car si la conduite de M. Givry est aussi scandaleuse que vous le supposez, dès ce soir, je veux le prier de ne plus remettre les pieds ici.

SARTINES.

Doucement, doucement... comme vous y allez, madame, chasser un de mes meilleurs amis, un homme charmant, plein d’esprit...

MADAME DE SARTINES.

Mais toutes ces brillantes qualités, monsieur, peuvent-elles excuser un manque d’honneur, de délicatesse ?

SARTINES, à part.

Est-elle sévère... avec une femme comme celle-là un mari doit être bien tranquille.

Haut.

Mais depuis quand êtes-vous chargée de la police des mœurs de nos amis ?... Et quel intérêt si grand ?...

MADAME DE SARTINES.

Quel intérêt ?...

À part.

J’ai manqué de me trahir.

Haut.

N’a t-il pas été question du mariage d’une de vos nièces avec monsieur de Givry ?

SARTINES.

D’une de mes nièces ?... En vérité, c’est la première fois que j’en entends parler... mais quand cela serait vrai ?... Allons, allons, ma chère, calmez-vous... Que diable, ordinairement vous avez plus d’indulgence, et je vous conseillerai, en ami, de ne laisser voir à personne de pareilles susceptibilités. Ce sont de ces ridicules qu’on supporte tout au plus dans une petite bourgeoise ; mais vous, ma chère, vrai, cela vous ferait du tort à la cour ! Croyez-moi, il faut être de son siècle.

Air : Ne raillez pas la garde citoyenne.

N’affichez pas des vertus trop rigides,
Je suis charmé, je vous l’ai dit souvent,
De voir chez vous des principes solides,
Mais à la cour on n’est pas au couvent.
Quoi ! pour si peu se fâcher de la sorte !
Tous nos amis ne sont pas des Catons ;
Quelques maris sont trompés ? Eh ! qu’importe ?
C’est un bonheur, puisque nous en rirons.
N’affichez pas etc.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MADAME DE SARTINES, puis ROSE

 

MADAME DE SARTINES.

Un fiacre ?... Oui, c’est cela : il veut cacher ses démarches ; mais je les devine !... Et tout à l’heure encore il osait de nouveau me parler de son amour... le perfide !... Quelque mystérieux rendez-vous avec madame de Ponchartrain ?, je n’en saurais douter !... Eh bien ! que m’importe ?... Je ne veux pas l’écouter, je ne le veux pas !... Ses protestations de tendresse, je dois les repousser... Mais il faut que je sache si mes soupçons de me trompent point !... Il faut que je puisse le confondre, le convaincre de duplicité, de mensonge, et que je l’accable ensuite de tout mon mépris !...

À Rose qui entre.

Rose mes chevaux sont-ils mis ?

ROSE.

Est-ce que Madame va sortir ?

MADAME DE SARTINES.

Oui, pour quelques instants : une visite à faire à madame de Ponchartrain.

À part.

Je saurai si elle est chez elle.

ROSE.

Voici bientôt l’heure où l’on va venir pour le bal.

MADAME DE SARTINES.

Je serai rentrée à temps.

ROSE.

Voilà votre manchon, Madame.

MADAME DE SARTINES, à part.

Ah ! j’y songe ! cette fille peut me servir.

Haut.

Rose, écoutez-moi : j’ai un léger service à vous demander.

ROSE.

Que Madame commande.

MADAME DE SARTINES.

Vous connaissez le marquis de Givry ?

ROSE.

Mais oui, Madame.

MADAME DE SARTINES.

Vous savez qu’il vient ici souvent... familièrement ?...

ROSE.

Sans doute.

MADAME DE SARTINES.

Ces dames et moi nous nous sommes mis en tête de le plaisanter sur ses affaires de cœur... il a fait le discret ; cela nous a piquées au jeu et nous avons résolu de savoir un peu ce qu’il fait par le monde.

ROSE, à part.

Ah ! ah ! je ne m’étais pas trompée.

MADAME DE SARTINES.

Vous entendez bien, Rose, que tout ceci est un jeu, un simple amusement que nous voulons prendre mes amies et moi.

ROSE.

Oui, oui, Madame, ce sera très amusant.

MADAME DE SARTINES, avec intention.

Qui pourrions-nous charger de cela ?

ROSE.

Mais Legriel, Madame.

MADAME DE SARTINES.

Vous avez raison. Je sais que ce garçon veut vous épouser quand ses appointements seront augmentés ; eh bien ! je m’en charge pourvu qu’il mette du zèle dans la mission que vous allez lui confier.

ROSE.

Oh ! soyez tranquille, Madame.

MADAME DE SARTINES, sortant.

C’est bien. N’oubliez pas.

 

 

Scène XI

 

ROSE, puis LEGRIEL

 

ROSE.

Je ne l’ai jamais vue si agitée... Allons, il paraît que monsieur le Marquis ne se pique pas plus de constance avec les femmes de qualité qu’avec les femmes de chambre. Ça me con sole un peu.

LEGRIEL, entrant vivement.

Ah ! mademoiselle Rose, est-ce vous ?

ROSE.

Mais oui, je soupçonne que c’est moi.

LEGRIEL.

Oh ! pardon... c’est que je suis dans une joie, dans un enivrement... Je sens une foule de sensations voluptueuses qui me bercent, qui me caressent !...

ROSE.

Vous êtes bien heureux !

LEGRIEL.

Oui, oui, vous l’avez dit, bien heureux ! Enfin l’on rend justice à mon mérite... je vais être riche, considéré... dès de main la place d’inspecteur en chef et cette jolie main seront à moi.

ROSE.

Comment cela ?

LEGRIEL, continuant.

Vingt fois j’ai risqué de me rompre les os, et j’ai consumé toutes les ressources d’une intelligence peu commune, sans pouvoir parvenir à me faire remarquer de monsieur de Sartines ; et aujourd’hui, en donnant seulement à mes jambes la peine de suivre un certain marquis de Givry...

ROSE, surprise.

Le marquis de Givry !

LEGRIEL.

Oui ; conjointement avec Mouette, je ne dois pas le perdre de vue jusqu’à demain.

Air : Vaudeville du Piège.

Depuis longtemps je trottais, je marchais,
Mais la fortune allait encor plus vite,
Et le bonheur, que je cherchais,
Semblait éviter ma poursuite :
Jusqu’à présent l’occasion m’a fui,
Mais le Marquis vient m’en présenter une ;
Et c’est en courant après lui
Que j’attraperai la fortune.

ROSE.

En vérité ?

LEGRIEL.

Je dois rendre compte à Monseigneur de tout ce qu’il aura fait d’ici à demain.

ROSE, riant.

Oh ! la singulière chose !... Qu’on dise maintenant qu’il n’y pas de sympathie entre Monsieur et Madame !... Ma maîtresse, tout à l’heure, presque dans les mêmes termes et aux mêmes conditions, vient de m’ordonner de vous charger...

LEGRIEL

De courir après le même individu ?

ROSE.

Justement.

LEGRIEL.

Bah !... le mari et la femme, c’est drôle !... probablement, ce n’est pas pour le même motif... N’importe, une besogne simple et des profits doubles... j’accepte, ma reine. Quand je pense que, des demain, peut-être ma Rose m’appartiendra !... oh !...

Il lui baise la main.

ROSE.

Finissez donc ! vous m’avez mordue !

LEGRIEL.

C’est possible !... je crois que j’ai serré un peu fort.

ROSE.

Vous m’avez fait mal.

LEGRIEL.

C’est encore possible !... Effet du bonheur et de la contraction de la mâchoire.

ROSE.

C’est l’ambition plus que l’amour qui vous trouble ainsi le cerveau.

LEGRIEL.

L’un et l’autre se confondent dans mon âme ; je l’avoue : être inspecteur, ce fut là le rêve de toute ma vie, et je devais parvenir, car j’étais né avec une vocation décidée.

ROSE.

Vraiment ?

LEGRIEL.

Dès l’âge de six ans, pas plus haut que ça, je savais tout ce qui se passait dans mon honorable famille, si célèbre à la foire Saint-Laurent par son talent à danser sur une échelle sans casser le moindre œuf.

ROSE.

Ah, vous avez commencé sitôt ?

LEGRIEL.

Oui, et je me rappelle même qu’un jour je reçus en guise d’honoraires une flagellation conditionnée, parce que je fus témoin d’un baiser donné à ma respectable mère et je crois rendu par elle.

ROSE.

Comment cela ?

LEGRIEL.

Oh, vous ne devineriez jamais ou je m’étais blotti pour observer sans être vu !...

ROSE.

Non, je ne devine pas.

LEGRIEL.

Je le crois bien !... j’ai des ruses qui ne sont qu’à moi !... Figurez-vous que je m’étais caché tout entier dans une culotte de mon grand-père.

ROSE.

Est-ce possible ?

LEGRIEL.

Je regardais à travers une boutonnière.

ROSE.

Ah ! mon Dieu ! vous me faites peur !... Si vous alliez agir ainsi dans notre ménage ?

LEGRIEL.

Maintenant je ne pourrais plus me cacher dans une culotte ; mais je vous avertis, Rose...

Air : Vaudeville des limites.

Songez qu’il n’est point de secret
Pour un agent de la police ;
Aisément il dérouterait
Les ruses de votre malice ;
Un inspecteur partout se glisse !
Paris, de l’un à l’autre bout,
Devient prudent à son approche :
L’agent de police voit tout,
Quoiqu’il ait un œil dans la poche.

Et si jamais vous vous permettiez...

ROSE.

J’y ferai attention.

LEGRIEL.

À la bonne heure !... Qu’est-ce que c’est ?

Après avoir ouvert une lettre que lui donne un agent.

Tiens, c’est de Mouette !

ROSE.

Ah ! est-ce qu’il saurait déjà quelque chose ?

LEGRIEL.

C’est possible ; Mouette est un joli sujet, il va bien, nous ferons de la bonne besogne.

Lisant.

« Monsieur mon chef, depuis que je suis à la piste de monsieur de Givry, il m’a passé sous le nez bien des malfaiteurs signalés, et entre autres le nommé Saint-Félix ; mais je n’ai pas cru devoir m’interrompre dans mes fonctions. » Et il a bien fait.

Continuant de lire.

« Vous ne sauriez vous faire une idée de la peine que j’ai à courir après ce damné marquis, j’aimerais mieux l’arrêter cinquante fois. » Parbleu, il n’est pas dégoûté !

À l’agent.

Dis à Mouette que je lui défends la moindre distraction.

L’agent va pour sortir.

Attends, la nuit est venue, et dans l’obscurité ce n’est qu’à moi que je puis me fier... et puis ce diable de Mouette, avec sa manie d’empoigner, est capable d’arrêter le marquis, seulement pour l’empêcher de courir. Je vais le relever... conduis-moi.

À Rose.

Adieu, ma Rose.

ROSE.

Adieu, mon petit Legriel.

 

 

Scène XII

 

ROSE, SARTINES

 

SARTINES, entrant.

Eh quoi ! l’on n’a pas encore allumé ?

À Rose.

À quoi penses-tu donc, mon enfant, le monde va venir.

ROSE.

Pardon, Monseigneur, ça va être fait dans l’instant.

Sur les ordres de Rose des domestiques allument des bougies et disposent tout pour la soirée.

SARTINES.

Quel bonheur si, demain matin, j’apprends quelque piquante aventure dont Givry sera le héros ! Cela grossira mes nouvelles à la main ; le Roi sera charmé, car Sa Majesté aime encore mieux ces affaires-là que les autres...

Air : Vaudeville de la famille de l’apothicaire.

Chaque jour, pour le rendre heureux,
Je dois à la gaieté du Prince
Livrer les récits scandaleux
De Paris et de la province :
En scandale, en vices pourtant
La cour de Versailles est fertile !...
Pour ne pas en être content,
Il faut qu’il soit bien difficile !

Les Duchesses et les Marquises en ont tant fourni, qu’on ne trouve pas aisément du nouveau : j’inventerais bien quelques drôleries ; cela m’est déjà arrivé, mais c’est toujours au-des sous de la vérité !... je ne sais pourquoi j’ai l’idée que ce Givry va me fournir une de mes meilleures histoires... Dis donc, Rose, ma femme est-elle chez elle ?

ROSE.

La voici, Monseigneur.

SARTINES.

Fort bien, j’aperçois déjà quelques dominos.

 

 

Scène XIII

 

SARTINES, MADAME DE SARTINES, DAMES PARÉES, MASQUES et DOMINOS, puis GIVRY

 

MADAME DE SARTINES, à part en entrant.

Madame de Ponchartrain n’était pas chez elle, j’en étais sûre, mais elle va venir au bal ; j’ai su par sa femme de chambre qu’elle aurait un domino rose... Examinons.

Tout le monde continue d’arriver. Monsieur et madame de Sartines circulent dans le bal en recevant les saluts de chaque personne. Givry arrive à son tour ; il est suivi par un domino rose.

GIVRY, au Domino rose qui le tient par le bras.

Eh bien ! beau masque, tu ne consens pas à me montrer ton visage ?... Mais que veux-tu de moi ? Quoi ! tu ne me réponds pas ! tu crains donc bien que je ne reconnaisse ta voix ?... Ah ! je veux savoir...

Il fait un mouvement pour soulever le masque, le Domino l’arrête.

Diable... il paraît que, pour me retenir, tu comptes plus sur la force de ton bras que sur les charmes de ta figure.

SARTINES, s’approchant.

Comment ?... vous ici, Marquis ! vous me faites la partie trop belle !

GIVRY.

Il faut bien donner quelque relâche à ces deux grands escogriffes qui ne me quittent pas d’une semelle !

SARTINES, bas.

Et vous les remplacez par une belle dame qui ne vous quitte pas davantage.

LE DOMINO, bas à Sartines.

Monseigneur, c’est moi !...

SARTINES, retenant un fou rire.

Legriel !... Je ne m’attendais pas à celui-là.

À Givry.

Je vous laisse, je vous laisse !... ah ! ah ! ah ! je ne veux pas, vous troubler dans votre bonne fortune.

GIVRY.

Prêt à vous la céder, et de grand cœur !... ce-masque ne dit mot, et commence à m’impatienter.

SARTINES, s’éloignant en riant.

Non, non ! restez ! je respecte le bonheur de mes amis.

Il va au fond se mêler aux groupes.

GIVRY.

Ah ça, beau masque, expliquons-nous ; Tu ne prétends pas sans doute me garder toute la nuit près de toi sans me faire entendre une parole ?

LEGRIEL, prenant une voix de femme.

Pourquoi pas ?

GIVRY.

Tu parles donc, enfin !

MADAME DE SARTINES, dans le fond, à part.

Le voici !... et un domino rose !... Cette taille... oh ! oui, c’est elle.

GIVRY, au domino.

Tu caches obstinément ta figure !... elle n’est donc pas jolie ?

LE DOMINO.

Que sait-on ?

GIVRY.

Viendra-t-il au moins un moment ou tu me la laisseras voir ?

LE DOMINO, à part.

Quelle idée !... ça simplifierait joliment mon affaire.

Haut en minaudant.

Écoute, si tu consens à m’accompagner, en sortant d’ici, à minuit je pourrai me décider peut-être.

DE SARTINES, qui s’est approchée en prêtant l’oreille.

Un rendez-vous ! ah !... et c’est chez moi !...

Elle avance vivement.

M. de Givry, j’aurais un mot à vous dire.

GIVRY.

À vos ordres, madame !

Au domino.

Tu le vois, je suis obligé de te quitter.

LE DOMINO.

Pourquoi donc ? oh ! ne te gêne pas... pourvu que je tienne la basque de ton habit, c’est tout ce qu’il me faut ; cause tant que tu voudras.

MADAME DE SARTINES, à part.

Eh bien, elle ne le quittera pas !

Haut à Givry.

Je vois que vous êtes occupé trop agréablement, je n’insiste pas davantage.

Elle fait quelques pas.

GIVRY.

De grâce, madame, daignez m’entendre !... je vous jure...

MADAME DE SARTINES, allant au fond.

Je vous défends de me suivre.

GIVRY.

Mais je n’obéirai point.

Il fait un mouvement violent, se dégage de Legriel, et va rejoindre madame de Sartines dans le fond.

LEGRIEL, sur le devant.

Eh ! bien, eh ! bien ; c’est une véritable anguille que ce marquis-là... Ah ! il invite madame... s’il danse, il n’y a pas d’inconvénient ; et puis le rendez-vous que je lui ai donné... il n’a pas fait semblant d’y prendre garde ; mais c’est égal, c’est comme un fil que je lui aurais attaché à la parte ; ces jeunes seigneurs se montent si facilement la tête. Il reviendra près de moi.

Air de la Catacoua.

Ma tâche devient très facile,
Grâces à mon déguisement :
De mon suspect, doux et docile,
Je vais me faire un tendre amant !
Sa conquête, par lui pressée,
À ses transports résistera ;
Il suppliera,
S’enflammera,
À mes genoux se précipitera !...
Puis, quand la nuit sera passée,
Sa conquête l’empoignera,

Respirons un peu... v’là les roses du métier. C’est charmant... un bal masqué... il aurait fallu rester dans la rue... je suis bien mieux ici...

Les danses commencent. Désignant Givry qui dansé en ce moment avec madame de Sartines.

Je n’ai jamais vu d’homme si actif ; le voilà qui tricote comme un zéphyr ! Qu’est-ce qui se douterait qu’il vient de me, faire parcourir presque tous les quartiers de Paris !... Je vais toujours m’asseoir provisoirement ; car j’en ai grand besoin.

Il s’assied dans un fauteuil.

GIVRY, reconduisant madame de Sartines à qui il donne le bras, et s’arrêtant sur le devant de la scène.

Que je meure, à l’instant, Madame, si la personne que cache ce domino m’est connue !

MADAME DE SARTINES, à part.

Quelle audace !

Haut.

Eh ! Monsieur, que m’importe ! Je trouve seulement du dernier ridicule que vous osiez me parler d’amour lorsque votre belle marquise

Elle désigne Legriel.

vous attend là, immobile, et refuse de danser, afin de ne pas vous perdre un seul moment de vue.

GIVRY, à part.

Quelle émotion !

SARTINES, les examinant.

Ah ! si cela continue, que deviendra mon rapport pour Versailles ?... Voilà ce Givry qui cause tranquillement, avec ma femme, comme un saint !

GIVRY.

Pensez-vous réellement, madame, que cette pauvre marquise ait quelqu’amitié pour moi ?

MADAME DE SARTINES, à part.

L’hypocrite !

Haut.

Ah ! vous avez besoin que je vous l’as sure ?... Vous n’avez encore obtenu aucune preuve... aucune faveur ?...

GIVRY.

Je suis prêt à vous en faire le serment.

MADAME DE SARTINES.

Ainsi, tout à l’heure, elle ne vous a rien accordé, elle ne vous a pas offert...

GIVRY.

Quoi donc, Madame ?

DE SARTINES.

Un rendez-vous.

Pendant toute cette scène on danse dans le fond, des masques passent et repassent.

GIVRY, à part.

Eh ! moi qui l’avais oublié !...

Haut, feignant d’être embarrassé.

Et vous savez le jour ?... l’heure ?

MADAME DE SARTINES.

J’en sais plus que vous ne voudriez.

GIVRY.

Eh ! bien, Madame, il vous reste un moyen de me confondre... accordez-moi la même grâce à la même heure... au même moment et vous verrez...

MADAME DE SARTINES.

Qu’entends-je ?

GIVRY.

Ah ! puisque vous êtes si sûre de mon amour pour une autre, que risquez-vous ? quand sonnera minuit, permettez que je vous voie, seule ! que je me justifie !

MADAME DE SARTINES.

Vous justifier ? Et comment le pourriez-vous ? Non, mon sieur, non !... je n’y consens point !

Elle s’échappe, Givry la suit vivement. Pendant ce dialogue, la tête de Legriel emportée par le sommeil, tombe et se relève à plusieurs reprises.

LEGRIEL, rouvrant les yeux avec effort.

C’est singulier l’effet que me fait la musique. On dirait que ça me berce... puis tout ce monde... ces jolies femmes... ça éblouit... je n’y vois plus... Eh ! bien, eh ! bien, où est donc mon homme ?... Ah ! le voilà... Toujours avec Madame.

Il s’assoupit de nouveau.

GIVRY, revenant transporté.

Ô divine jalousie ! que ne te dois-je pas... ce rendez-vous que deux mois de soins et d’efforts n’avaient pu arracher... Eh ! moi qui maudissais ce domino rose ! c’est mon ange gardien, mon dieu tutélaire !...

SARTINES, lui frappant sur l’épaule.

Eh ! bien, mon gentilhomme, comme vous paraissez joyeux... je vous félicite.

GIVRY, à part.

Le mari ! il choisit bien son moment pour me féliciter.

SARTINES.

On dirait que vous tenez déjà vos 500 louis.

GIVRY.

Mes 500 louis !

SARTINES.

Ce mot vous donne à réfléchir, n’est-ce pas ? réfléchissez, réfléchissez, mon cher ami ; vous ne m’échapperez pas, je saurai tout...

Il va dans le fond et fait ses adieux aux gens qui commencent à sortir.

GIVRY.

Ah ! malheureux ! qu’ai-je fait ? ce rendez-vous qui me transportait de joie... je ne puis m’y rendre... surveillé, traqué par tous les limiers de la police... je la compromettrais, je la perdrais... et le lendemain le rapport au mari... Non, non, c’est impossible...

MADAME DE SARTINES, revenant en scène.

Quel supplice que ce bal ! Enfin, il va se terminer...

GIVRY, s’approchant d’elle.

Ah ! Madame, un mot, je vous supplie... cette faveur, si inespérée... si grande... que je paierais de ma vie... aujourd’hui... un danger... un obstacle inattendu... insurmontable... oh ! demain, demain, je vous en conjure.

MADAME DE SARTINES.

Ce soir, ou jamais !

Elle se mêle encore à la foule, adresse des salutations à tous les gens qui se retirent, et rentre chez elle.

GIVRY, à lui-même.

Impossible de lui expliquer... de lui faire comprendre... Eh ! c’est au moment où tous mes vœux sont comblés ! Que faire, grand Dieu !...

Ensemble.

Air final du 1er acte du Dandy. (M. Doche.)

CHŒUR.

De la retraite, voici l’heure.
Il faut partir, séparons-nous.

SARTINES.

De la retraite, voici l’heure.
Il faut partir, séparons-nous.

GIVRY, à part.

Qui moi quitter cette demeure
Juste au moment du rendez-vous !

SARTINES.

Allons, voici les salops qui se vident !... Que faites-vous donc là, pensif, mon cher Givry ? Il est temps de se retirer.

MADAME DE SARTINES, reconduisant le marquis.

Adieu, mon cher ami, n’oubliez pas de revenir entendre de main le rapport de mes gens.

GIVRY.

Je n’y manquerai pas.

À part.

Et je renoncerais !!!...

Il se retire conduit par Sartines.

LEGRIEL, se réveillant en sursaut.

Hein !... qu’est-ce qu’il y a ?... Ah ! mon Dieu, le voilà qui part ! Est-ce qu’il va me faire courir encore ?

SARTINES, retournant parler à droite.

Ah ! M. de Givry, n’oubliez pas les 500 louis.

Il entre dans son cabinet.

LEGRIEL, au moment de sortir à droite pour suivre Givry, le voyant rentrer à gauche.

Eh bien ! le voilà qui revient par ici ! où va-t-il donc ?

GIVRY, entrant doucement à gauche, après être sorti par la droite, et se glissant chez madame de Sartines.

À la garde de Dieu ! Tout plutôt que de perdre son amour !

LEGRIEL, voyant Givry entrer.

Chez la femme du lieutenant-général !

Il reste stupéfait.

 

 

ACTE II

 

Même Décor.

 

 

Scène première

 

LEGRIEL, endormi dans un fauteuil, toujours en domino, GIVRY

 

GIVRY, sortant avec précaution de la porte à gauche.

Hâtons-nous de sortir

Allant vers la porte du fond.

Fermée !... que signifie cette précaution ?... serais-je découvert ?

S’avançant et voyant Legriel endormi.

Legriel !... c’était le domino rose !... plus de doute... il m’a vu entrer dans cet appartement... oh ! pourquoi l’ai-je tant priée hier !

Regardant Legriel.

Le damné coquin ! comme il ronfle !... Il me prend envie de l’assommer sur la place... ah ! si je pouvais lui prendre la clé !...

Il cherche à glisser sa main dans la poche de Legriel qui prononce quelques mots inarticulés et s’agite comme s’il allait se réveiller.

impossible ! ces gens-là ont un sommeil de lièvre... que faire ?... je ne puis rester ici ; on va venir... ah ! maudit soit mon pari !

Ici on entend Rose qui fredonne.

la voix de Rose ! dieu quelle idée elle m’inspire !... comment n’avais-je pas songé... oui le motif est tout simple... Rose se marie... je veux lui faire un présent de noce, assurer son bonheur... c’est une dette que j’ai contractée... en la quittant, j’ai soin qu’elle m’accompagne jusqu’ici et alors... ah ! monsieur Legriel nous verrons, tout à l’heure, si nous ne vous forcerons pas à faire quelque changement à votre rapport.

Il rentre vivement par la porte d’où il était sorti.

LEGRIEL, endormi s’agitant.

Aie !... aie !... pardon ! pardon ! grâce... monseigneur !...

S’éveillant.

Tiens, je ne vois plus de bâton... où suis-je donc ?... ah ! dieu merci ! ce n’est qu’un rêve ! j’en ai mal aux reins !

Air de Téniers.

Là, je rêvais que pour prix de mon zèle,
Monseigneur, armé d’un gourdin
Me payait l’horrible nouvelle
Qu’il me faudra lui donner ce matin :
Coups de bâton, je vous reçus en songe ;
Mais le réveil ne m’aura rien ôté !...
Je souffrais déjà du mensonge,
Et j’attends la réalité !

Chienne de commission ! chien de déguisement ! c’était bien la peine...

Il ôte son domino et le jette avec colère sur une chaise.

mais qui aurait pensé ?... je me disais, suivre quelqu’un l’espionner et rendre compte, c’est l’a. b. c. du métier. Je ne fais que ça depuis que j’ai l’âge de raison... ce diable de marquis, il pouvait aller dans tout Paris, quand c’eût été chez madame de Pompadour, je l’aurais dit hardiment. Il n’est qu’un seul lieu au monde, un seul que je n’oserais jamais signaler à Monseigneur et c’est justement celui-là qu’il va choisir !...

Allant à la porte de gauche.

toujours fermée !

Désignant l’appartement de madame de Sartines.

il est encore là ! ça ne le gêne pas, lui, il s’en moque,

Tirant une clé de sa poche.

allons, maintenant que j’ai l’œil ouvert je puis ouvrir.

Il ouvre la porte du fond.

 

 

Scène II

 

MOUETTE, LEGRIEL

 

MOUETTE, entrant.

Monsieur Legriel, v’là mon rapport et joliment conditionné ! ma plume allait comme le vent, comme moi hier. Encore des profits qui vont tomber dans votre poche !

LEGRIEL, d’un air sombre.

Oui, des profits !

MOUETTE.

Je voudrais bien être à votre place.

LEGRIEL.

Et moi aussi, je voudrais t’y voir à ma place !... ton rapport est donc fait ? 

MOUETTE.

Oui ; et le vôtre ?

LEGRIEL.

Ah ! le mien... le mien... c’est là le difficile.

MOUETTE.

Allons donc, monsieur Legriel, vous voulez plaisanter !... vous m’avez relevé si tard hier, il n’a pu arriver des choses...

LEGRIEL.

Ah ! il n’a pu !... eh bien, au contraire, Mouette, au contraire ! il en est arrivé une !... à renverser, à ruiner un honnête homme comme moi, à me faire gagner une volée !... Mouette, je suis un homme perdu !

MOUETTE.

Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait, ce M. de Givry ?

LEGRIEL.

Eh ! mille tonnerres ! c’est pour le trop savoir que je suis perdu !...

MOUETTE.

Qu’est-ce donc qui vous embarrasse ? Vous conterez ce que vous avez vu, et Monseigneur sera bien content.

LEGRIEL.

Content ! content ! il faudrait qu’il est un drôle de caractère ! un caractère fait exprès pour moi, pour la circonstance, enfin un caractère comme il n’y en a pas... Sais-tu où il est allé, cet enragé de marquis ?...

MOUETTE.

Non, mais cela ne vous regarde pas ; qu’est-ce que ça vous fait ?

LEGRIEL.

Ce que ça me fait ?... chez madame !

MOUETTE.

Madame ?

LEGRIEL.

Chez la femme du lieutenant-général !

MOUETTE.

Hein ?... Comment ?... Vous dites ? Ah ! juste ciel ! la femme de notre grand chef ! C’est-il Dieu possible !... Peste !... Je conçois maintenant... Le rapport !... Ah ! ah ! ah ! il serait bon, celui-là !

LEGRIEL.

Comprends-tu maintenant la difficulté ?

MOUETTE, riant toujours.

Oh ! oui, très bien... très bien... Ah ! ah !...

LEGRIEL.

A-t-on jamais vu ! cet imbécile qui me rit au nez ! Il y a de quoi rire, peut-être ?... Hein ! voudrais-tu être à ma place, à présent ?

MOUETTE.

Non pas, non pas ; pas plus qu’à celle de Monseigneur... Ah ! ah ! ah ! faire si bien la police d’un royaume et n’y voir goutte dans sa chambre à coucher ! vous avez joliment bien fait de me relever hier soir.

Air de Mazaniello.

Je suis aise, il faut que je l’ dise,
Qu’à c’ t’heur’-là ç’ait été vot’ tour ;
La nuit, on peut fair’ quelqu’ sottise,
J’aime mieux travailler en plein jour !

LEGRIEL.

Me vois-tu, dans l’ moment funeste,
Disant : Monseigneur, je venais...

MOUETTE.

Après ?

LEGRIEL.

Hélas ! tu sais de reste
Ce qu’il faudra lui dire après !
Mon pauvre ami, tu sais de reste
Ce qu’il faudra lui dire après.

MOUETTE.

C’est juste ! c’est juste ; voulez-vous que je vous donne un bon conseil ?

LEGRIEL.

Eh ! sans doute ! que faut-il faire ?

MOUETTE, gravement.

Il ne faut pas dire ça.

LEGRIEL.

Me voilà bien avancé !

MOUETTE.

C’est la faute de ce marquis, aussi ! Que diable ! quand on fait de ces choses-là, on devrait penser au pauvre homme qui sera obligé de faire son rapport. Mais bah ! tous ces beaux messieurs ne pensent qu’à eux !

LEGRIEL.

Des égoïstes !... Quoi !... Et puis des mœurs !... pas de mœurs !...

MOUETTE.

Ça c’est vrai, pas plus de mœurs que dessus ma main ! Mais enfin, il faut cependant que vous disiez quelque chose.

LEGRIEL, résolut.

Non... je ne dirai rien.

MOUETTE.

Comment ferez-vous ?

LEGRIEL.

J’écrirai. Du moins je ne serai pas là quand la bombe éclatera.

Sortant.

À la grâce de Dieu !

 

 

Scène III

 

MOUETTE, puis ROSE et GIVRY

 

MOUETTE.

En v’là-t-il, en v’là-t-il, un évènement ! C’est assez commun, si l’on veut ; mais personne communément n’est forcé d’en faire son rapport au mari. Legriel aura beau chercher, le dire ou l’écrire, ça ne rendra pas la chose plus agréable pour Monseigneur Ah ! mon Dieu ! j’entends du bruit du côté de l’appartement de Madame. Est-ce qu’il me faudrait, par hasard, faire un supplément au rapport de Legriel ? Ce serait pour nous achever !

Il se cache derrière un fauteuil.

Je ferme les yeux d’abord.

ROSE, entr’ouvrant la porte à Givry qui la suit.

Personne ! vous pouvez sortir.

GIVRY contrarié, à part.

Personne ! diable ! ça ne fait pas mon affaire ! Ce coquin de Legriel qui s’avise de s’en aller...

MOUETTE, à part.

Tiens, ce n’est pas la voix de madame la lieutenante !

GIVRY, à Rose.

Mais sommes-nous donc si pressés ?... Reste encore.

ROSE.

Ah ! pas une minute... Songez Monsieur, si l’on vous voyait, on pourrait croire... Dépêchez-vous, je vous en prie, et surtout prenez bien garde d’être aperçu.

GIVRY, élevant la voix.

Sois tranquille, ma petite Rose.

MOUETTE, apercevant Rose.

Dieu de Dieu ! qu’est-ce que j’entends-là, et qu’est-ce que je vois ?

ROSE.

Que je sois tranquille ! mais songez donc qu’on peut venir.

GITRY, à part.

C’est bien ce que j’espère.

Haut, retenant toujours Rose.

Allons, allons, ne sois pas si craintive.

Apercevant Mouette.

Bon ! un de mes gardes-du-corps ! elle est sauvée !

ROSE.

Vous ne savez pas comme Legriel est jaloux.

Apercevant Mouette à son tour.

Miséricorde !

GIVRY.

Qu’as-tu donc ?

ROSE.

Nous sommes découverts. Adieu, mon mariage !

GIVRY.

Au contraire... et si tu veux me suivre, mari, dot, cadeau... rien ne te manquera, je me charge de tout. Viens, viens.

Il l’entraine.

MOUETTE.

Ah ! ça, je ne rêve pas, je ne suis pas sourd, c’est bien Rose et M.de Givry... Ce n’est donc pas chez Madame, mais bien chez... que le marquis... deuxième supplément ! Ah ! mon pauvre Legriel ! te voilà joli garçon, à présent. S’il va écrire à Monseigneur... Il faut absolument que je lui dise... Diable ! un moment ! s’il est si inquiet sur la manière dont Monseigneur prendra la chose, il me semble que je ne dois pas être plus rassuré sur la façon dont il la prendra lui-même.

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Me voilà bien embarrassé,
Je tremble, et ce n’est pas sans cause ;
Dans quelque rang qu’on soit place,
On n’aim’ pas à savoir la chose.
Mon chef va se mettre en fureur,
Le coup lui semblera bien rude ;
Je crois même qu’un grand seigneur
Montrerait moins de mauvaise humeur
Par un effet de l’habitude.

M. de Sartines passe dans le fond avec un domestique à qui il remet des papiers. Le domestique sort et Sartines entre dans l’appartement de sa femme.

Cependant je ne puis pas, en conscience, laisser ce pauvre cher homme donner sa lettre !... Ah ! quelle idée ! Oui, c’est bien cela... je tiens le moyen... Je lui dirai... sans lui dire... Il ne donnera pas sa lettre.

 

 

Scène IV

 

MOUETTE, LEGRIEL

 

LEGRIEL, entrant d’un air sombre.

J’ai beau faire... toutes mes précautions ne serviront à rien. Il faut toujours en revenir là. Si je dis la chose, chassé, et si je ne la dis pas, encore chassé.

Tapant du pied et s’arrachant les cheveux.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui viendra donc à mon secours ?

MOUETTE, s’avançant.

Moi, mon chef !

À part.

C’est le moment de lui glisser mon inspiration.

LEGRIEL, surpris.

Toi, Mouette.

MOUETTE.

Oui, moi, Mouette. Une idée ! une idée qui ne vous serait jamais venue, à vous, qui laissera tout le monde tranquille, même Monseigneur.

LEGRIEL.

Ah ! mon pauvre Mouette ! tu serais bien habile.

MOUETTE.

Mon Dieu, pas tant que vous croyez, c’est très simple, allez, quelquefois, il ne s’agit que de bien voir les choses.

LEGRIEL.

Je les ai très bien vues aussi...

MOUETTE.

Peut-être !...

LEGRIEL

Comment, peut-être ? Achève donc !...

MOUETTE.

Voilà ce que j’ai imaginé ! La porte par laquelle M. de Givry s’est glissé hier soir, conduit également, comme vous le savez, chez Madame et dans la chambre de Mademoiselle Rose.

LEGRIEL, à part.

Ah ! mon Dieu ! quelle idée lui vient là !

Haut brusquement.

Eh ! bien qu’est-ce que cela prouve ?

MOUETTE.

Que M. le Marquis peut aussi bien avoir pris à gauche qu’à droite.

LEGRIEL, vivement.

Tu mens !

MOUETTE.

Je le sais bien que je mens !

À part.

Il faut lui dorer la pilule pour que ça passe.

Haut.

Ce n’est pas vrai, bien certainement... mais rien ne vous empêche de le mettre sur votre rapport. Aux termes où vous êtes avec Mademoiselle Rose, elle ne vous refusera pas ce petit service, j’en suis sur, elle dira que c’est chez elle que M. de Givry est venu, il n’osera pas la démentir, et par cet heureux expédient...

LEGRIEL, furieux.

Va-t’en au diable avec ton heureux expédient !

MOUETTE, étonné.

C’est singulier, ça n’a pas l’air de vous sourire.

LEGRIEL.

A-t-on jamais vu venir conter de pareilles bêtises à un pauvre homme qui a besoin de sa tête.

Se promenant.

Je suis comme sur des charbons ardents, ça m’étouffe... j’ai des vertiges...

MOUETTE.

Mais si vous m’écoutiez... si vous me laissiez dire.

LEGRIEL, se promenant toujours.

La perfide ! qui me cajolait ! Damné Marquis !... aussi j’avais un guignon contre cet homme-là... j’étais sûr qu’il me jouerait quelque tour...

MOUETTE.

Vous allez, vous allez, il n’y a pas moyen de vous arrêter ; mais ceci n’est qu’une supposition plus ou moins ingénieuse.

LEGRIEL, s’arrêtant brusquement.

Doute d’enfer ! est-ce ? ou d’est-ce pas ?

Air du Carnaval de Béranger.

Vois, grâce à toi combien je suis à plaindre !
J’étais tranquille au moins de ce côté ;
Pour mon honneur je n’avais rien à craindre
Tu ne m’as dit qu’un mot, et j’ai douté !
Quel est mon sort ! comme une franche bête,
De monseigneur je déplorais l’affront !...
Ce que, de loin, je voyais sur sa tête
Semble à présent se dresser sur mon front !

Oui, regarde, Mouette : je suis sûr qu’il y a quelque chose.

MOUETTE.

Rien du tout !...c’est une idée.

LEGRIEL.

Mais cette idée fatale, je ne l’avais pas, je ne voyais pas ce beau Marquis entre le petit escalier à gauche et la porte à droite... je ne voyais rien du tout ; je nageais dans la confiance, dans le bonheur...

MOUETTE.

Oui, vous nagiez drôlement ! vous vouliez vous arracher les cheveux !

LEGRIEL.

C’est égal, vois-tu Mouette, tu es un brave garçon, un sujet précieux pour l’activité et la ruse, tu m’es attaché ?

MOUETTE.

Comme la vigne à l’ormeau.

LEGRIEL.

Eh bien, mon cher ami, il me semble que je voudrais te voir au diable, ça me ferait plaisir de te donner une volée de coups de bâton...de t’étrangler !...

MOUETTE.

Ah ! par exemple ! moi qui ne vous dis tout cela que pour vous rendre service.

LEGRIEL.

Bien obligé ! il est joli le service !

MOUETTE.

Si vous refusez, allez faire votre compliment à Monseigneur.

LEGRIEL.

Ah ! si l’on était sûr que ça n’est pas, ce serait assez bien inventé ! mais des preuves ! des preuves ! donne-m’en donc !

MOUETTE.

Mille si vous voulez. D’abord le marquis aurait-il imaginé de s’attaquer à une femme qui a une passion dans le cœur pour un individu possédant vos avantages.

LEGRIEL, avec suffisance.

Flatteur !

MOUETTE.

Encore si vous aviez été marié, je ne dis pas ; mais en conscience, il ne pouvait manquer de donner la préférence à Monseigneur.

LEGRIEL.

Tais-toi... le voilà... ah ! mon Dieu ! sa femme aussi !... je crois que je vais me trouver mal.

Ils reculent tous deux au fond.

 

 

Scène V

 

MADAME DE SARTINES, SARTINES, LEGRIEL, MOUETTE

 

MADAME DE SARTINES, amenée un peu malgré elle.

Mais, Monsieur, je ne sais d’où vient une pareille fantaisie.

SARTINES.

Mais, Madame, ce n’est que pour obéir à vos ordres. Vous m’avez dit hier d’une manière si positive et si impérieuse que vous vouliez avoir des nouvelles de la conduite de monsieur de Givry que je tiens à vous satisfaire : mon pari avec lui m’en fournit le moyen ; un rapport va m’être fait dans un moment, vous l’entendrez et vous jugerez.

MADAME DE SARTINES.

Hier, je pensais que vous parliez sérieusement, et j’ai pu par intérêt pour votre pièce... mais aujourd’hui qu’il ne s’agit que d’une folie... je ne vois pas pourquoi...

SARTINES.

Une folie ! mais je trouve très raisonnable de gagner 500 louis et de convaincre un jeune étourdi de l’excellence de ma police.

MADAME DE SARTINES.

Lui, et d’autres pourraient être convaincus de choses bien peu importantes à savoir.

LEGRIEL, à part.

Je n’oserai jamais...

SARTINES.

Malgré vos façons et vos scrupules, je suis sûr que vous mourez d’envie de savoir ce que ce mauvais sujet de Givry...

Apercevant Legriel qui se dirige vers la porte.

et tenez, voici justement un de ses historiographes.

MADAME DE SARTINES, à part.

Ah ! mon Dieu !

LEGRIEL, à part.

Je ne puis pas l’échapper !

SARTINES, apercevant Mouette.

Et l’autre aussi ! Eh bien, mes braves, sommes-nous prêts ?

MOUETTE, s’avançant hardiment.

Oui, Monseigneur.

LEGRIEL, à part.

Mouette a beau dire, je ne puis pas accuser Rose.

SARTINES, à sa femme.

Asseyez-vous là, Madame, et écoutez bien.

À Legriel qui est resté consterné.

Voyons, Legriel, approche et commence.

Ils s’asseyent.

MADAME DE SARTINES, à part.

Mon Dieu ! que va-t-il dire !

LEGRIEL, à part.

Commence !... Ça me fait l’effet du jugement dernier ; je n’ai plus de sang dans les veines, bien sûr... et devant sa femme, encore !

SARTINES.

Que diable fais-tu là, cloué, à cette place ? Est-ce qu’il manque quelque chose à ton rapport ? 

LEGRIEL.

Oh ! non, rien n’y manque !

À part.

Malheureusement.

Haut.

Monseigneur n’est pas seul. Je pensais...

SARTINES.

Oh ! tu peux parler devant Madame ; elle le désire.

LEGRIEL, à part, stupéfait.

Ah ! en voilà une qui a un drôle de goût !

MADAME DE SARTINES, se levant.

En vérité, Monsieur, c’est trop exiger de ma complaisance, et je vous prie...

SARTINES, la faisant asseoir.

Je vous prie, moi, de m’accorder un instant. Eh bien, Legriel, qu’attends-tu donc ?

LEGRIEL.

Oh ! rien, Monseigneur, seulement, comme c’est Mouette qui a eu l’honneur de suivre M. de Givry pendant la journée, si vous le permettez, je ne parlerai qu’après lui.

SARTINES.

C’est juste. Mouette, tu as la parole.

MOUETTE, un papier à la main.

Voilà, Monseigneur. M. le Marquis est parti d’ici et s’est rendu au café Procope où il a déjeuné, et mangé prodigieusement. J’étais un des garçons qui servaient M. le Marquis. Au moment où je lui apportais un salmis de bécasses qui avait, ma foi, une odeur excellente, il m’a lancé un coup d’œil, et le salmis est arrivé en ligne directe sur mon habit et sur ma veste ; le tout m’avait coûté quatre-vingt-dix livres ; j’ai porté cela en compte.

SARTINES.

C’est bon, c’est bon ; poursuis.

MOUETTE.

De là, M. le Marquis est allé au jeu de paume de Maillard, il a fait plusieurs parties, et n’a été ni heureux, ni adroit, car les balles de M. le Marquis me venaient toujours dans les jambes au lieu d’aller sur la raquette de son partner. De là... (les heures sont écrites en marge, Monseigneur pourra y jeter les yeux.) De là M. le Marquis est allé chez Thuret, le baigneur. À peine, avais-je commencé de déshabiller M. le Marquis, qu’il m’a reconnu, apparemment ; car il m’a pris, par le chef et me l’a plongé, à plusieurs reprises, dans l’eau chaude de sa baignoire...

SARTINES.

Il a voulu te laver la tête, mon pauvre Mouette.

MOUETTE, continuant.

J’ai dû suivre M. le Marquis avec l’humidité que cela m’avait occasionnée, et j’en aurai certainement un gros rhume, pour lequel je consommerai infiniment de réglisse ; je la mettrai sur mon mémoire de frais, n’est-il pas vrai, Monseigneur ?

SARTINES.

Oui, oui ; après.

MOUETTE.

Après, M. le Marquis s’est rendu dans la rue Charolais, chez Durieux, pour se faire accommoder, Comme je présentais la boîte au barbier, M. le Marquis, d’un mouvement de la main, m’a jeté toute la poudre à la figure, et s’en est allé.

SARTINES, riant.

Ah ! ah ! ah !

MOUETTE, continuant.

Je n’y voyais plus ; mais, à force de me frotter, j’ai rejoint M. le Marquis au coin de la rue, et je l’ai suivi aux Tuileries, ou l’on voulait m’empêcher d’entrer, me prenant pour un maçon à cause de cette poudre ; mais j’ai montré mon œil. De là, M. le Marquis est allé à l’hôtel de Ponchartrain, ou il a dîné et mangé, toujours prodigieusement. Après le dîner, M. le Marquis allait se rendre à l’Opéra, ou je me disposais à le suivre, quand M. Legriel m’a relevé.

SARTINES.

Allons, c’est très bien, mon garçon ; je suis content de ton zèle. À toi, Legriel.

MOUETTE, bas à Legriel.

Il n’y a plus à reculer ; n’oubliez pas mon moyen.

LEGRIEL, de même.

Que le diable t’emporte !

Haut.

Dès le commencement de mes fonctions, un embarras se présente...

À part.

Et ce n’est pas le seul.

Haut.

La loge de madame de Ponchartrain est à l’avant-scène, et de l’orchestre, gêné d’ailleurs par une contre basse, je n’aurais pas pu voir. Donc, je suis allé au théâtre ; mon frère qui est figurant, allait faire un fleuve dans le ballet des Quatre-Éléments je prends son costume, et, à la ritournelle, j’entre en scène avec une rivière. Nous commencions une courante quand le Marquis me voit, se lève, laisse la marquise, et s’en va ; moi, je laisse ma rivière, je passe sous le char de Neptune, je me sauve ; pour courir plus vite, je jette mes habits de fleuve dans le ruisseau. Je continue ainsi en chemise à poursuivre M. le Marquis.

SARTINES.

Ah ! ah ! ah ! en chemise ! Le voyez-vous, Madame, courir ainsi dans la rue ? Mais vous ne ririez pas, même quand le guet lui aurait donné les étrivières ! Bravo ! mon ami, bravo ! voilà un trait qui te fait honneur.

LEGRIEL, à part.

Quand il saura à quelle découverte ce beau trait m’a fait arriver...

SARTINES.

Continue, continue ; c’est tout-à-fait divertissant.

LEGRIEL.

M. le Marquis, à sa sortie de l’Opéra, entra au moins dans vingt maisons ; dans l’une, M. le Marquis voulant peut-être se débarrasser de moi, et par forme de plaisanterie, m’enfer ma dans une chambre et sortit ; moi, je sautai par la fenêtre, ce qui me fit perdre de vue un instant M. le Marquis.

MADAME DE SARTINES, à part.

Je suis au supplice.

SARTINES.

Allons, va !

LEGRIEL, tirant un papier de sa poche.

Ah ! voici la liste des maisons où M. le Marquis est entré, la rue, le numéro...

SARTINES.

Bon, bon, reprends ton récit.

LEGRIEL, avec un gros soupir.

Enfin M. le Marquis s’est décidé à venir ici.

SARTINES.

Tu dis cela comme un homme désespéré ?

MADAME DE SARTINES, à part.

Saurait-il quelque chose ?

LEGRIEL.

C’est que voilà le moment où mes peines commencent, Monseigneur !

SARTINES, à part.

En vérité ? Conte-nous cela.

LEGRIEL.

J’endosse un domino rose, j’arrive dans la salle du bal en même temps que le Marquis, et je m’empare de son bras.

MADAME DE SARTINES.

C’était Legriel ! Je suis perdue !

SARTINES, riant.

Oui, je sais cela, et ce pauvre Givry, qui se croyait en bonne fortune !... qui te disait, je gage, des douceurs !...

LEGRIEL.

Pas précisément... Bref, il a invité Madame à danser.

SARTINES.

Je l’ai vu comme toi... Passe à sa sortie d’ici, c’est ce qui m’intéresse.

MOUETTE, à part.

Je le crois bien, qu’il avait intérêt à sa sortie ; mais br...

LEGRIEL, cherchant dans sa poche.

À sa sortie d’ici, Monseigneur ?...

MOUETTE, à part.

Ah ! le malheureux ! quelle bêtise ! Il va donner sa lettre ! Est-il entêté, donc !

Il lui fait des signes que Legriel ne voit pas.

LEGRIEL, troublé.

À sa sortie... pendant que vous lui disiez adieu, Monseigneur... il m’a semblé... j’ai cru voir...

MADAME DE SARTINES, à part.

Ah ! je meurs !

Haut.

M. Legriel ne se permettra pas, sans doute devant moi, de raconter des détails que je ne pourrais pas entendre.

SARTINES, se levant aussi.

Oh ! il gazera !... Et cependant, tenez, je crois que vous avez raison, et qu’il vaut mieux que vous ne soyez pas présente.

MADAME DE SARTINES, à part.

Grand Dieu ! en mon absence, il dira tout.

Haut.

Non, ce récit m’intéresse, et je ne serais pas fâchée de rester ; je prie seulement M. Legriel de faire attention à ce qu’il dira.

SARTINES, à part.

À la bonne heure !... Poursuis, Legriel.

Ils se rasseyent.

LEGRIEL.

Un goujon dans la poêle n’est pas plus à plaindre que moi !

SARTINES.

Achèveras-tu ?... Tu disais que tu avais cru voir ?... Quoi ?

MADAME DE SARTINES, à part.

Quel châtiment !

LEGRIEL, à part.

Je ne peux pas me décider à accuser Rose... Et je ne peux pas me résoudre à dire...

SARTINES.

Sais-tu bien que tu commences à m’impatienter.

LEGRIEL.

J’y suis, Monseigneur !

À part.

Ma foi, j’aime mieux mentir !

Haut et d’un ton décidé.

Enfin, le Marquis descend rapidement l’escalier, s’élance avec audace au milieu des équipages ; je m’élance aussi... un cheval me renverse !

MADAME DE SARTINES, à part.

Je suis sauvée !

LEGRIEL.

C’est ici, Monseigneur, que j’ai besoin de toute votre indulgence... ici que je me suis rendu coupable d’une faute impardonnable, car tandis que j’avais l’infamie, la petitesse d’employer toute mon attention... toutes les ressources de mon esprit à tirer une de mes jambes de dessous la roue d’un carrosse, monsieur de Givry employait les deux siennes à s’échapper et quand je me suis relevé il avait disparu.

SARTINES.

Disparu !

MADAME DE SARTINES, à part, se levant.

Il ne sait rien !

SARTINES, se levant.

Comment, morbleu ! au risque de te rompre le cou, tu sautes d’un second étage, et tu t’arrêtes devant une misérable roue de carrosse ! il y a quelque chose là-dessous.

LEGRIEL.

Monseigneur, je vous jure... qu’il n’y avait là-dessous que ma jambe.

SARTINES.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Une jambe ? Eh ! qu’importe, traître ?
Réponds-moi : n’en as-tu pas deux ?

LEGRIEL.

Monseigneur, j’aurais tort peut-être
Si je vous parlais de mes yeux :
Ne faut-il pas être des plus ingambes
Pour remplir un pareil devoir ?
Avec un œil je sais que l’on peut voir,
Mais pour courir il faut deux jambes.

SARTINES.

Tais-toi !

À part.

Me faire perdre cinq cents louis ! m’exposer...

MADAME DE SARTINES.

Je demande grâce pour lui, Monsieur, le zèle et l’adresse qu’il a montrés...

SARTINES.

Eh ! Madame, c’est bien parce que je connais son adresse que je suis furieux ! Apprenez qu’on ne m’abuse pas ainsi : je lis dans ses yeux qu’il ment, qu’il a vu des choses qu’il ne veut pas raconter, et je ne lui pardonnerai sa coupable réticence qu’à une condition ; c’est qu’à l’instant même il va achever son rapport.

LEGRIEL, vivement.

Mais Monseigneur...

SARTINES, l’interrompant.

Tu en sais plus que tu n’en as dit. Tu vas achever... sans omission, sans restriction... ou je te chasse... et Mouette aussi.

MOUETTE, stupéfait, à part.

Mouette aussi !

MADAME DE SARTINES, à part.

Oh ! mon Dieu ! moi qui croyais que c’était fini !

MOUETTE, bas à Legriel.

Chef, je vas tout dire d’abord, si vous ne vous décidez pas.

LEGRIEL, bas.

Comment, tu veux... Encore si j’avais prévenu Rose.

MOUETTE.

Eh ! vous la préviendrez après.

SARTINES, à Legriel.

Parleras-tu ?

LEGRIEL, à lui-même.

Allons, il faut bien s’y résigner. Rose, vertueuse Rose !... pardonne-moi !...

 

 

Scène IV

 

MADAME DE SARTINES, SARTINES, LEGRIEL, MOUETTE, puis ROSE, GIVRY au fond

 

LEGRIEL.

Vous saurez, Monseigneur, que, pendant que vous faisiez vos adieux à monsieur le Marquis, comme qui dirait à cette porte à droite.

Il la désigne.

Tout-à-coup, j’ai vu paraître à la porte à gauche...

Au moment où il la désigne, Rose entre par cette porte.

Ah ! mon Dieu ! Rose, à présent, je suis joli garçon ! c’est le diable qui s’en mêle aujourd’hui.

SARTINES.

Eh bien ! pourquoi t’arrêtes-tu ? Continue.

ROSE.

Monseigneur, c’est à moi de parler, c’est à moi, à moi seule de subir les conséquences de mon imprudence et de vous expliquer ce que la générosité de Legriel l’a force de vous taire.

LEGRIEL, à Mouette.

Ah ! ça, que dit-elle donc ? Est-ce que tu l’aurais prévenue ?

MOUETTE.

Du tout, du tout ; il faut que ce soit d’instinct.

ROSE, reprenant avec hésitation.

Monseigneur, Legriel savait parfaitement ce matin où M. de Givry avait passé le reste de la nuit.

SARTINES.

Parbleu ! je m’en doutais bien ; mais qui l’empêchait de le dire ?

ROSE.

Une délicatesse qui lui ferme encore la bouche en ce moment.

LEGRIEL, à part.

Voilà mes vertiges qui me reprennent... 

ROSE.

Il a craint de nuire à une femme qui doit lui appartenir et que, malgré toutes les apparences, il estime trop pour la croire coupable. C’est chez moi que Monsieur...

SARTINES, MADAME DE SARTINES, LEGRIEL et MOUETTE, ensemble, avec surprise, en se retournant.

M. de Givry !

ROSE, continuant, montrant Givry.

Est venu, en sortant du bal ; il voulait échapper aux gens qui le poursuivaient, et il a pensé...

LEGRIEL, au désespoir.

J’en étais sûr !... animal de Mouette !

MADAME DE SARTINE, à part.

Je respire !... il a gagné Rose.

SARTINES.

Quoi, Givry ! dans ma propre maison, presque sous ma clé, c’est d’une audace...

GIVRY.

Dont la fortune aurait dû me récompenser.

SARTINES.

Au moins, Givry, vous conviendrez que depuis hier, rien ne m’est échappé de vos faits et gestes, et que j’ai gagné mon pari.

GIVRY.

Oh ! c’est juste !...

À part.

J’ai joué à qui perd gagne !

Il remet une bourse à Sartines.

SARTINES.

Et malgré la généreuse hospitalité de mademoiselle Rose...

ROSE.

Ah ! Monseigneur ! c’était en tout bien tout honneur. J’espère que vous ne doutez pas de la pureté des motifs...

SARTINES, riant.

Oh ! non, ni Legriel non plus ! à quand la noce ?

ROSE, bas à Legriel.

J’ai gagné ma dot.

LEGRIEL, bas.

Dieu sait à quel prix !

ROSE, toujours bas.

Imbécile ! Madame s’est chargée des frais, entends-tu ? et c’est monsieur qui paye.

LEGRIEL.

Vrai ! ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fameuse peur !

SARTINES.

Mon cher Givry, à l’avenir, si vous voulez être sûr du secret, je vous conseille en ami d’adresser vos vœux plus haut.

À part.

Une femme de chambre, c’est bien subalterne, ça n’amusera pas le Roi.

LEGRIEL, à Sartines.

Aurai-je de l’avancement, Monseigneur ?

SARTINES, riant.

Oui, oui, mon garçon, et personne ne dira que tu ne l’as pas bien gagné.

LEGRIEL.

Monseigneur est si bon qu’il y mettrait plutôt du sien.

CHŒUR.

Air : Quel doux moment ! (Saint-Denis.)

Quel doux moment ! (bis.)
Ah ! vraiment
C’est charmant !
Par le plaisir
Tout va finir,
Plus de feinte,
De contrainte,
Ni de crainte
À l’avenir.

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