Le Docteur sans pareil (Ernest D’HERVILLY)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national de l’Odéon,  le 15 janvier 1875.

 

Personnages

 

JEAN POQUELIN, maître tapissier

FRITELIN

MONSIEUR ASTRINGENT, médecin

MAÎTRE BÉJART, procureur au Châtelet

UN CHARLATAN

JEAN-BAPTISTE

FRANÇOIS BERNIER

MADELEINE BÉJART

TOINETTE

BADAUDS

 

1637.

 

Le coin de la rue Saint-Honoré et de la rue des Vieilles-Étuves. À droite, la maison de Jean Poquelin, surnommée la Maison des Singes, à cause d’une sculpture grotesque dont elle est ornée.
À gauche, le logis de Monsieur Astringent.
Le théâtre portatif d’un marchand d’orviétan s’élève au fond de la Scène.

 

 

Scène première

 

POQUELIN, puis MONSIEUR ASTRINGENT

 

POQUELIN sort de sa maison et va frapper à coups redoublés à la porte de Monsieur Astringent.

Hé ! – Monsieur Astringent !

Nouveaux coups de marteau. Paraît Monsieur Astringent, en costume classique de médecin.

MONSIEUR ASTRINGENT.

Quoi ! c’est vous, de la sorte,

Unguibus cum rostro, qui frappez à ma porte ?

Il lui touche le poignet.

Maître Jean Poquelin, mon voisin, vous avez

Le métacarpe encor solide, vous savez !...

POQUELIN, avec colère.

Bon ! mais, vous, vous avez, ce qui fait qu’on enrage,

Le tympan déjà bien affaibli pour votre âge,

Mon cher voisin, Monsieur Astringent !...

MONSIEUR ASTRINGENT.

Là, tout doux !

POQUELIN.

Eh ! je suis calme, moi !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Çà, que me voulez-vous ?

Qui vous fait, à grands cris, hors de votre boutique,

Réclamer les secours de la thérapeutique ?

Montrez-moi votre langue...

POQUELIN, furieux.

Au diable !

MONSIEUR ASTRINGENT, d’un air fin.

Ah ! mon gaillard,

Pour venir implorer les lumières de l’art

Avec tant de fracas, il faut... oui, je devine...

Madame Poquelin est près...

POQUELIN.

Ai-je la mine

D’un homme que le ciel va doter d’un marmot ?

MONSIEUR ASTRINGENT.

Eh ! eh !

POQUELIN.

Vous êtes fou !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Je retire mon mot.

POQUELIN.

Vous avez raison ! Rien de pareil ne m’amène.

Ma femme est en province, et rit, et se promène.

Et beaucoup d’eau, beaucoup ! passera sous les ponts

Avant... c’est bien assez d’avoir eu trois poupons !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Mais...

POQUELIN.

Mon fils Jean-Baptiste est malade.

MONSIEUR ASTRINGENT.

Qu’entends-je !

POQUELIN.

Oui, malade, et je viens vous chercher...

MONSIEUR ASTRINGENT.

Chose étrange !

POQUELIN.

Point. – Il se tue avec son collège, voilà !

Et les pauvres parents, c’est bien simple cela,

Payent les violons toujours après la danse !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Votre fils est au lit ; quelle coïncidence !

Mon filleul est malade aussi, de ce matin.

POQUELIN.

Comment ! François Bernier ?

MONSIEUR ASTRINGENT.

Il n’est que trop certain.

Mon filleul a la fièvre ; il tremble ; il a l’œil triste...

POQUELIN.

Tiens ! c’est très étonnant ! C’est comme Jean-Baptiste :

Il tremble, il a la fièvre, et mornes sont ses yeux.

MONSIEUR ASTRINGENT.

C’est le cas de François ! – Quel lien curieux

Entre ces deux enfants ! C’est par la sympathie

Que la peine de l’un par l’autre est ressentie !

Oui, votre Jean-Baptiste et François, mon gamin,

Sont bien, comme l’on dit, les deux doigts de la main.

POQUELIN, grondeur.

Oui, monsieur Astringent ! vous parrain, et moi, père,

Nous pouvons l’avouer : tous les deux font la paire !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Ce sont deux grands amis de collège, en effet !

POQUELIN.

Oui, le mal que fait l’un, l’autre à l’instant le fait !

MONSIEUR ASTRINGENT, d’un ton conciliant.

Peuh ! c’est l’âge ? À quinze ans, rappelez-vous, nous eûmes

Comme eux force défauts, et comme eux... force rhumes !

POQUELIN.

Je ne me souviens pas... non ! – À quinze ans j’aidais

Mon père tapissier à dresser lits et dais ;

J’accommodais fort bien des coussins d’escabelle.

Aujourd’hui la jeunesse au négoce est rebelle !

Et mon fils, confondant tabis, soie et satin,

N’est plus rien qu’un squelette, avec tout son latin !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Trop apprendre en effet fatigue les méninges !

POQUELIN, montrant sa maison.

C’en est fait du renom de la Maison des Singes !

Mon métier fait horreur à Jean-Baptiste, enfin !

Oui, mais je ne veux pas, moi, qu’il crève de faim

Et que mon nom périsse ! Aussi j’ai par avance

Demandé de ma charge, au Roi, la survivance

Pour ce coquin de fils ! – Il sera tapissier,

Malgré lui, je le veux, et non écrivassier !

Mais laissons ce discours qui m’irrite à cette heure,

Et daignez, s’il vous plaît, me suivre en ma demeure.

MONSIEUR ASTRINGENT.

Très volontiers, voisin.

Ils se dirigent vers le logis de Monsieur Poquelin.

POQUELIN.

Il voulait se lever !...

MONSIEUR ASTRINGENT.

L’imprudent !

POQUELIN.

...Il voulait, quoi qu’il pût arriver,

Aller à son collège !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Ah ! l’enragé ! c’est comme

Mon François !

POQUELIN.

Mais je suis, vous le savez, un homme...

MONSIEUR ASTRINGENT.

Ferme !

POQUELIN.

Vous l’avez dit. Or j’ai donc intimé

À ce fou l’ordre net de dormir.

MONSIEUR ASTRINGENT.

Optime !

À la fenêtre située au-dessus de la porte du logis de Monsieur Poquelin apparaît, à ce moment, la tête souriante de Jean-Baptiste, coiffé d’un énorme bonnet de malade.

Pour mon filleul François j’ai fait la même chose.

Apparition de François, coiffé comme Jean-Baptiste, à la fenêtre de sa chambre, au-dessus de la porte de la maison de Monsieur Astringent.

Maintenant, jusqu’au soir, dans son lit il repose.

POQUELIN.

Bien, monsieur Astringent ! – Mais entrez donc chez nous.

MONSIEUR ASTRINGENT.

Après vous.

Ils se font les grandes politesses de la tradition.

POQUELIN.

Non ; passez !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Après vous.

POQUELIN.

Après vous.

Ils entrent ensemble en se heurtant.

 

 

Scène II

 

JEAN-BAPTISTE, FRANÇOIS BERNIER

 

JEAN-BAPTISTE, de sa fenêtre.

Psst ! François !

FRANÇOIS, de sa fenêtre.

Jean-Baptiste.

JEAN-BAPTISTE.

Est-ce fait, Camarade ?

FRANÇOIS, riant.

Oui, c’est fait, et je suis extrêmement malade !

JEAN-BAPTISTE.

Très bien ! – Mais maintenant lève-toi sans retard,

Décampe, et va chercher Madeleine Béjart.

Le grand jour est venu, François !... Mais je babille...

À bientôt ! vite ! cours !

FRANÇOIS.

À l’instant. Je m’habille.

JEAN-BAPTISTE.

Adieu ! j’entends monter mon père et ton parrain,

Je me recouche !

FRANÇOIS.

Bon ! déploie un front d’airain !

JEAN-BAPTISTE.

Sois tranquille ! je sais jouer la comédie.

FRANÇOIS.

Au revoir.

Il disparaît.

JEAN-BAPTISTE, tendant l’oreille.

Les voilà. – Vite, à la maladie !

Il rentre dans sa chambre.

FRANÇOIS, sur le seuil de la maison de Monsieur Astringent.

Le beau jour ! – Me voici libre jusqu’à ce soir.

Pas de collège ! – Tout me semble aimable à voir

Ici-bas ! – Que je plains les Lombards dans leurs banques

Tout le jour enfermés.

Il aperçoit les tréteaux du charlatan.

Vivat ! des saltimbanques !

Avec ravissement.

Ah ! c’est cela qui donne un air joyeux soudain

À ce coin de Paris, et le change en Éden !

Je me disais aussi : Quelle métamorphose !

Notre rue est charmante et le ciel est tout rose !

Et j’en étais surpris, et j’en restais tout coi...

Mais je vois ce théâtre et je comprends pourquoi

Notre rue aujourd’hui semble de gaîté pleine...

Vivat ! allons chercher bien vite Madeleine !

Il sort en courant.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR ASTRINGENT, POQUELIN, JEAN-BAPTISTE, à la fenêtre

 

POQUELIN.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

MONSIEUR ASTRINGENT, hochant la tête.

Heu...

POQUELIN.

Mais encore ?...

MONSIEUR ASTRINGENT.

Heu !...

POQUELIN.

C’est donc fort grave ?

MONSIEUR ASTRINGENT.

Heu... Mais, je pense avant peu,

Rassurez-vous, voisin, vous le tirer d’affaire.

JEAN-BAPTISTE, ironiquement.

Oui, je serai guéri, rapidement, j’espère,

Monsieur le médecin.

Il disparaît.

MONSIEUR ASTRINGENT.

...Mais quel bizarre enfant !

À peine m’a-t-il vu qu’il s’est caché, pouffant

De rire sous ses draps !

POQUELIN.

Bah ! excusez le drôle.

MONSIEUR ASTRINGENT.

L’avenir le destine à je ne sais quel rôle,

Mais on dirait vraiment que sur les médecins

Il a, dès à présent, de forts méchants desseins.

Moi, je crois qu’il est né, voisin, pour la satire :

Il ne montre pas la langue, il me la tire !...

POQUELIN.

Peuh ! c’est l’âge... À quinze ans, rappelez-vous, la peau

Nous démangeait à voir la robe et le chapeau...

Avec un salut.

Que vous portez si bien...

MONSIEUR ASTRINGENT, sèchement.

De tant d’inconvenance,

Non, maître Poquelin, je n’ai pas souvenance...

À quinze ans, moi, j’aidais mon père médecin...

Et s’il saignait, monsieur, je tenais le bassin !

Hélas ! à ce noble art mon filleul est rebelle :

Il voudrait voyager !... C’est me la bailler belle !

Mais quittons ce discours irritant. – Je m’en vais

Par la ville, porter ma science aux chevets

Des gens chez qui tarit le suc de la nature !

POQUELIN.

Moi, je vais visiter... une vieille tenture.

Parbleu ! sommes-nous pas tous deux des médecins ?

Je refais la santé des mobiliers malsains :

Vous traitez, je répare. – À chacun sa recette

Et son instrument, mais l’aiguille et la lancette

Sont, grâce au grand savoir qui guide notre main,

Utiles tous deux au pauvre genre humain :

Moi, je rends à l’étoffe une vie épuisée,

Vous, vous soignez le corps dont la trame est usée.

Oui, confrère, et parfois, mon Dieu ! nous guérisons...

MONSIEUR ASTRINGENT, riant.

Très juste ! – et l’on nous paye à tous deux les façons.

POQUELIN.

Bien répondu ! ma foi, je l’oubliais.

Il fouille dans sa poche.

MONSIEUR ASTRINGENT, se défendant.

De grâce !...

POQUELIN, lui tendant de l’argent.

Prenez donc.

MONSIEUR ASTRINGENT, repoussant l’argent.

Croyez-vous que l’on soit de la race

De ces gens...

POQUELIN.

Non. Prenez ; cher monsieur Astringent.

MONSIEUR ASTRINGENT.

Ah ! je n’en ferai rien ! On n’est pas indigent !

Et travaille pour l’art...

POQUELIN, offensé.

Et moi, de par mon aune !

Et n’entends pas non plus recevoir en aumône

Vos conseils éclairés...

MONSIEUR ASTRINGENT, tendant la main.

Vous le prenez si haut !...

POQUELIN, il remet la bourse dans sa poche.

Adieu ! nous réglerons cette affaire tantôt.

Il salue et sort par la droite.

MONSIEUR ASTRINGENT, faisant la grimace.

Encore un débiteur à mettre sur ma liste.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

JEAN-BAPTISTE, en habit d’écolier, sur le seuil de la maison paternelle

 

Enfin ! – Ils sont partis. – Courage, Jean-Baptiste !

Voici l’instant d’être un homme et d’aller au combat !

Il fait quelques pas en avant.

Mais quoi ! la peur me prend tout à coup ! mon cœur bat...

Au bord du nid, j’hésite en mesurant l’espace !...

Allons donc ! – Imitons ce jeune oiseau qui passe,

Faible et seul, mais bravant filets et grains de plomb !

En avant ! en avant ! tel Christophe Colomb

Sur des flots inconnus, calme et cherchant un monde.

Après un silence.

Mais que font mes amis ?... Si nul ne le seconde,

Ah ! Christophe Colomb va rentrer tout honteux

Au port, sans l’Amérique... Ah ! du bruit !... Ce sont eux !

 

 

Scène V

 

JEAN-BAPTISTE, MADELEINE, FRANÇOIS

 

MADELEINE.

Bonjour, ami !

JEAN-BAPTISTE.

Bonjour, ma belle Madeleine.

FRANÇOIS, montrant Madeleine.

On gardait la maison en filant de la laine,

Comme à Rome, mon cher !... On objectait ceci,

Cela... Mais, vrai César : Veni, vidi, vici,

Et, succès qui couronne, en le flattant, mon zèle,

Me voici de retour avec mademoiselle.

MADELEINE.

Oui, mais papa, ce soir, d’un revers de sa main,

Couronnera sur moi ton beau zèle romain !

FRANÇOIS, avec emphase.

Enfant ! il faut apprendre à souffrir pour la gloire !

MADELEINE.

Enfin, si nous allons tous les trois à la foire

Saint-Germain, aujourd’hui, je ne me plaindrai pas...

FRANÇOIS.

La foire Saint-Germain a bien quelques appas,

Mais c’est un cerf-volant, moi, que je lui préfère...

MADELEINE.

Foin de ton cerf-volant. – Voyons, qu’allons-nous faire ?

FRANÇOIS.

Demande à Jean-Baptiste.

MADELEINE, à Jean-Baptiste qui réfléchit.

Eh ! Jean-Baptiste ! ami !

Il dort, je crois ?

FRANÇOIS.

C’est vrai qu’il a l’air endormi !

JEAN-BAPTISTE.

Non, je pensais...

MADELEINE.

À quoi ? dis-le !

JEAN-BAPTISTE, à part.

...Comment m’y prendre

Pour leur dire, et surtout pour leur faire comprendre

Mon projet ?...

Haut.

Mais voyons, que disiez-vous, petits ?

MADELEINE, vivement.

Petits ? – Eh bien, géant !... quand nous sommes partis

De la maison, François disait : On va bien rire !

Mais c’est : on va pleurer beaucoup ! qu’il voulait dire

Sans doute...

JEAN-BAPTISTE, à part.

Il faut parler...

MADELEINE, dépitée.

Ah ! quel bonnet de nuit !

Ma foi, beau ténébreux, moi, je rentre sans bruit

Chez nous. On y peut rire et s’amuser.

Elle fait mine de s’en aller.

Servante...

JEAN-BAPTISTE, la retenant.

Reste, mon petit cœur !

FRANÇOIS.

Ton air nous épouvante.

Qu’as-tu donc ?

JEAN-BAPTISTE.

Je n’ai rien...

MADELEINE, jouant le désespoir.

J’ai tout quitté pour toi :

Gâteaux, parents, poupée ! – Explique-nous pourquoi

Tu nous as fait venir ?

FRANÇOIS.

Dis ! quelle est ta manière

D’employer ce beau jour d’école buissonnière ?

MADELEINE.

Aurait-il des remords ?

FRANÇOIS, feignant de s’en aller à Madeleine.

Viens, laissons-le céans !

JEAN-BAPTISTE, les retenant.

Mes amis, écoutez...

FRANÇOIS.

Nous sommes tout béants.

JEAN-BAPTISTE.

Eh bien, je vous invite...

MADELEINE, avec empressement.

À la cligne-musette.

JEAN-BAPTISTE.

Non.

FRANÇOIS.

À la balle ?

JEAN-BAPTISTE.

Non !

MADELEINE.

Dis-nous ton amusette.

JEAN-BAPTISTE.

Amis, je vous invite à tenter avec moi...

MADELEINE.

Mais quoi donc ?

JEAN-BAPTISTE.

La fortune !

FRANÇOIS.

Où, comment, et pourquoi ?

JEAN-BAPTISTE.

Allons courir le monde !

MADELEINE.

À pied ?

JEAN-BAPTISTE.

Ah ! Madeleine,

Avec vous ! avec toi, François, par monts et plaine,

Qu’il serait doux d’aller, libres sous les grands cieux,

Tendant les bras, ouvrant nos cœurs, ouvrant nos yeux,

Droit devant nous, cherchant la gloire !

FRANÇOIS.

Bon ! en route !

Voyager, c’est charmant ! et ma joie est là toute.

JEAN-BAPTISTE.

Oui, je le sais, Bernier, ton esprit voyageur

Parfois dans ton cerveau bat de l’aile, songeur !

Il voudrait s’envoler, loin des banales fanges

De notre vieille rue, en ces pays étranges

D’où ceux qui les ont vus rapportent des récits

Qu’on écoute le soir, bouche béante, assis

En cercle autour d’un feu tranquille – et dont on rêve !

FRANÇOIS.

Tu l’as dit ! Je voudrais, dût ma vie être brève,

Prendre l’essor et voir, sans y borner mon vol,

Corinthe, Pézenas, Londres, le grand Mogol !...

JEAN-BAPTISTE.

Tu les verras !

FRANÇOIS.

Vivat ! – Je parcourrai le monde !

Je verrai le Grand Turc, les mines de Golconde ?...

JEAN-BAPTISTE.

Oui, François, nous irons sur la terre si loin

Que nous en connaîtrons le moindre petit coin,

Du pays des Lapons aux indiens rivages !...

MADELEINE.

Oui, vous serez mangés par messieurs les sauvages !

FRANÇOIS.

Non ! nous éviterons cet ennuyeux trépas

En débarquant chez eux... mais entre leurs repas !

MADELEINE.

Tout cela c’est très bien, oui. Mais moi, que verrais-je ?

JEAN-BAPTISTE.

Tu verrais, – non plus deux échappés de collège,

Mais des peuples entiers et leurs rois avec nous

Se prosterner, mourant d’amour, à tes genoux !...

MADELEINE.

Ciel ! Jean-Baptiste ! mais j’en serais fort en peine !

JEAN-BAPTISTE.

Nenni ! – Je te connais, ma belle Madeleine !

Ce que ton cœur redoute, et c’est là son tourment,

C’est de voir s’écouler tes beaux jours tristement,

Sans bonheur, sans renom, au coin cendreux de l’âtre !

Ce qu’il faut à ton cœur, c’est la foule idolâtre

Muette de plaisir sous ton œil triomphant,

Et soudain éclatant en longs bravos ! Enfant,

Tu désires tous bas les gloires de la scène...

Ne dis pas non ! – Tu veux en des habits de reine,

Vaincre par ton talent cent mille spectateurs !

Oui, tu veux un théâtre et des adorateurs

Qui viendront s’entasser au parterre, fidèles,

Devant même qu’on ait allumé les chandelles !

Avec passion.

Le théâtre ! c’est là que tendent tous tes vœux

Et les miens, Madeleine ! et comme moi, tu veux,

N’est-ce pas ? au théâtre, objet de notre envie,

Donner éperdument, tout entière, ta vie !

MADELEINE, avec un enthousiasme enfantin.

Le théâtre !... Eh bien, oui, j’ai souhaité souvent

De paraître, héroïne ou soubrette, devant

Cette foule qui bat des mains et qui s’enflamme !

Héroïne, on la fait pleurer en rendant l’âme,

Au dernier acte, avec des mots tristes et doux ;

Soubrette, on la fait rire en dupant des jaloux,

En glissant des poulets aux mains des ingénues !

Être comédienne ! être portée aux nues

Par un public ravi, quel sort délicieux !

JEAN-BAPTISTE.

Ce sort sera le tien, mon bijou précieux !

Viens ! le succès t’attend ; il mettra dès l’entrée

Sa couronne de fleurs sur ta tête inspirée !

FRANÇOIS.

Le théâtre ! – as-tu donc un théâtre, mon cher,

À nous offrir ?

JEAN-BAPTISTE.

Je l’ai ! – C’est-à-dire qu’hier

Il montre les tréteaux du charlatan.

Au maître de ceci j’ai fait la confidence

De mon projet, d’abord qu’il traita d’imprudence.

Mais je l’ai tant prié qu’il m’a tendu la main,

En me disant : « Eh bien, reviens ici demain. »

C’est pourquoi je t’ai dit d’être aujourd’hui malade,

Afin de t’avoir là, compagnon d’escapade,

Au moment où je vais affronter le regard

Du savant qui va lire et juger sans retard

Ceci.

Il montre un manuscrit avec modestie.

C’est une pièce en vers et que j’ai faite ?

FRANÇOIS.

Es-tu donc bel esprit ?

MADELEINE.

Jean-Baptiste est poète !

JEAN-BAPTISTE.

L’aviez-vous oublié ? – Ne vous souvient-il plus

Du Docteur sans pareil, qu’un matin je vous lus,

Et que, pour le jouer, tous les trois nous apprîmes ?

Eh bien, c’était de moi, cette farce et ces rimes !

FRANÇOIS et MADELEINE.

Auteur, salut !

JEAN-BAPTISTE.

Enfin, dites-moi, mes amis,

Si mon juge, charmé, tient ce qu’il m’a promis,

Aurez-vous, répondez, une âme assez hardie

Pour jouer fièrement, ici, ma comédie ?

MADELEINE.

Certes ! comédienne ! ô mon rêve adoré !

Oui, je serai princesse et je me coifferai

D’un diadème !

FRANÇOIS.

Moi, Jean-Baptiste, je t’aime !

Comédien ! – et plus de collège et de thème !

Jouer ! et voyager !... car nous voyagerons ?...

JEAN-BAPTISTE.

Dans tout cet univers... et dans ses environs !

MADELEINE.

Quel bonheur ! je suis comme un oiseau hors de cage !

FRANÇOIS.

Alors, c’est dit : ce soir, ton homme nous engage ?

JEAN-BAPTISTE.

Si ma pièce lui plaît, et si nous lui plaisons,

Ce soir, nous débutons, là !...

FRANÇOIS.

Devant nos maisons ?

Mais, Jean-Baptiste, alors on va nous reconnaître !

MADELEINE.

Oui. Si ton papa met le nez à la fenêtre...

JEAN-BAPTISTE.

Nous reconnaître ?... enfants ! – Ignorez-vous donc l’art

De transformer avec la grimace, – et le fard,

Ces traits sculptés et peints, là-haut, de main divine ?

Mais sous une perruque, est-ce que l’on devine

L’âge d’un front ridé d’abord par le charbon ?

Un peu de barbe grise et me voilà barbon !

Mais l’habit, le regard, la voix, le pas, le geste

Défont tout le travail de l’ouvrier céleste

Et l’acteur en compose un type ressemblant

Au modèle choisi. – Du rouge avec du blanc

Me donnent un front d’âge ou le nez d’un ivrogne.

Ce secret, je l’appris à l’hôtel de Bourgogne,

Puis à l’hôtel d’Argent où grand-père, le soir,

Me menait tout petit.

MADELEINE.

Je renais à l’espoir !

JEAN-BAPTISTE.

Tenez, instruisez-vous : me voici jeune, ingambe,

Le poing aux reins, frisant ma moustache, la jambe

Tendue, et je suis prêt, dans mon feu sans égal,

À Madeleine.

À soupirer pour vous, ma reine, un madrigal.

FRANÇOIS.

Bravo !

JEAN-BAPTISTE, poursuivant sa démonstration.

Puis l’âge mûr m’ouvre ses rudes sphères ;

Le souci d’une femme et le poids des affaires

Contractent mon visage ; et, retenant des pleurs,

J’ai l’œil sur les galants et l’oreille aux voleurs.

MADELEINE.

Très bien !

JEAN-BAPTISTE.

Vient la vieillesse : et j’approche du terme ;

Ma tête croule, hélas ! le genou n’est plus ferme ;

Et le vieux Jean-Baptiste arrive à pas pesants :

D’une voix cassée.

Ah ! l’on n’a pas toujours ses jambes de quinze ans !

FRANÇOIS.

Parfait ! je n’ai plus peur que l’on nous reconnaisse.

JEAN-BAPTISTE.

En avant !

MADELEINE.

Mais papa...

FRANÇOIS, du ton d’un vieillard.

Mon Dieu ! que la jeunesse

Est peureuse !

JEAN-BAPTISTE.

Ton père ? – Eh bien... il sera fier

Si dans les trois enfants que nous étions hier,

Il voit, pleins d’une gloire à nulle autre seconde,

Des héros applaudis par les maîtres du monde !

Paraissent au fond de la scène le charlatan et Fritelin qui s’approchent de leur théâtre.

FRANÇOIS.

Jean-Baptiste, est-ce là ton homme ?

JEAN-BAPTISTE.

Oui, c’est bien lui.

À ses amis.

Qu’on me suive ! Il faut vaincre ou mourir aujourd’hui !

Ils abordent le charlatan.

 

 

Scène VI

 

JEAN-BAPTISTE, MADELEINE, FRANÇOIS, LE CHARLATAN, FRITELIN

 

LE CHARLATAN.

Ah ! c’est toi, mon enfant ?

JEAN-BAPTISTE.

Oui, maître, c’est moi-même,

Fidèle au rendez-vous. – J’apporte mon poème.

Et voici mes amis, Madeleine et François,

Enhardis par l’accueil que de vous je reçois.

FRITELIN, saluant jusqu’à terre.

Salut, belle princesse, et vous, mes gentilshommes !

LE CHARLATAN, à son pitre.

Tais-toi donc, Fritelin !

FRITELIN.

Oui, maître.

LE CHARLATAN, à Jean-Baptiste.

Et tu te nommes ?

JEAN-BAPTISTE, avec hésitation et faisant signe à ses amis de se taire.

Je m’appelle... Molière !

FRITELIN.

Ah ! quel singulier nom !

LE CHARLATAN.

En effet.

À Fritelin.

Connais-tu d’autre Molière ?

Il déroule le manuscrit.

FRITELIN.

Non !

Je connais Rosimond, Floridor, la Rancune...

Mais de Molière point. – Et je n’éprouve aucune

Ivresse en apprenant qu’il existe soudain !

FRANÇOIS, courroucé.

Monsieur, épargnez-lui, s’il vous plaît, le dédain.

JEAN-BAPTISTE, fièrement.

Molière est inconnu ? je le rendrai célèbre...

FRITELIN, saluant.

Barbe d’aïeul ! quel air ! – Vient-il des bords de l’Èbre,

Ce jeune capitan qui ne plaisante point,

Fronce son noir sourcil et nous montre le poing ?

MADELEINE, vivement.

C’est un Parisien !

FRITELIN, se voilant les yeux.

Barbe d’aïeul ! madame,

Éteignez vos regards, ou sinon je rends l’âme...

LE CHARLATAN.

Tais-toi donc, Fritelin !... laisse-moi parcourir

Ce manuscrit.

Il se met à lire.

FRITELIN.

Oui maître.

Il amène les enfants sur le devant du théâtre, et s’adresse à Jean-Baptiste.

Ah çà, veux-tu mourir

À la fleur de ton âge ? ah ! le nigaud superbe !

Va ! retourne attraper les papillons dans l’herbe !

Il en est temps encor. – Quoi ? pour un mot, pour rien,

Pour la gloire ! tu veux être comédien ?

Ô déplorable goût ! ô passion barbare !

Tu n’as donc pas pour toi d’amitié tendre et rare,

Qu’à maltraiter ton corps tu puisses consentir ?

JEAN-BAPTISTE.

S’il faut souffrir, eh bien, je souffrirai !

FRITELIN.

Martyr !

Mais regarde-moi donc :

Il se frappe l’abdomen.

– Ceci (qui fut un ventre !)

D’une éternelle faim, hélas ! n’est plus que l’antre !

Ceci – (qui fut ma joue !) et c’était rondelet,

Maintenant, c’est un gouffre où se perd un soufflet !

Ceci –

Il se prend le nez, avec attendrissement.

Qui fut un phare allumé sur ma trogne

Et dont le feu, le soir, guidait le pauvre ivrogne,

Qu’est-ce à présent, seigneur ? un misérable nez

Que ne reflètent plus les flacons étonnés ;

Car l’abstinence a fait, loin de toute cantine,

De ce coquelicot une pâle églantine...

Il s’essuie les yeux.

Voyez et frémissez ! – Ah ! courez, jeunes gens,

Retrouver vos papas, vos mamans, vos régents...

JEAN-BAPTISTE.

Nous sommes sans parents. Nous avons bon courage !

FRITELIN.

Songez-y, malheureux ! Lorsque l’hiver fait rage,

Plus de galette chaude et plus de bons dodos,

Mais le froid et la faim, et parfois, pour cadeaux,

D’énormes coups de pied... à la base des hanches !

JEAN-BAPTISTE.

C’est égal ! je veux vivre et mourir sur les planches.

FRITELIN, abasourdi.

Quelle vocation !

LE CHARLATAN, roulant le manuscrit.

Molière, – en vérité,

Ton Docteur sans pareil, non, n’est pas sans gaieté.

C’est bien le canevas des farces d’Italie ;

Mais un je ne sais quoi s’y mêle à la folie ;

C’est un peu jeune, mais c’est vif autant que fin !

FRITELIN, railleur.

Monsieur est un génie ?

LE CHARLATAN.

Eh ! tais-toi, Fritelin !

Enfants, c’est entendu : vous êtes de ma troupe,

Dès ce soir. Mais d’abord allons manger la soupe,

Et choisir les habits de vos rôles. – Venez !

FRITELIN, avec désespoir.

Il faut couper en cinq nos deux pauvres dîners !

LE CHARLATAN.

J’ai, je crois, votre affaire au fond de mes cassettes.

FRITELIN.

Barbe d’aïeul ! pour cinq il nous faut des recettes !

Ils sortent tous.

 

 

Scène VII

 

POQUELIN, MAÎTRE BÉJART, puis TOINETTE

 

POQUELIN.

Que m’apprenez-vous là, bon Dieu ! maître Béjart ?

MAÎTRE BÉJART.

Ma fille a disparu, vous dis-je ; et son départ

Doit être pour beaucoup le fait de Jean-Baptiste...

POQUELIN.

Mon fils ! vous vous trompez...

MAÎTRE BÉJART.

Non ! c’est la bonne piste :

Votre fils toujours rôde autour de mon logis...

POQUELIN.

Non ! c’est bien Madeleine, et pour vous j’en rougis,

Qui l’entraîne toujours hors de la bonne route...

MAÎTRE BÉJART.

Sur ce que je vous dis, monsieur, je n’ai nul doute ;

Aussi j’allais chez vous tout droit...

POQUELIN, impatienté.

Stupide erreur !

MAÎTRE BÉJART, courroucé.

Monsieur le tapissier !

POQUELIN.

Monsieur le procureur !

MAÎTRE BÉJART.

C’est un rapt ! je défère aux tribunaux la cause !

POQUELIN.

Mais je vous dis, – je suis bien certain de la chose,

Que mon fils est au lit !

MAÎTRE BÉJART.

Quel mensonge grossier !

POQUELIN.

Monsieur le procureur !

MAÎTRE BÉJART.

Monsieur le tapissier !

Entrée de Toinette, qui se lamente.

TOINETTE.

Quel malheur ! Que vont dire et monsieur et madame !

POQUELIN, prêtant l’oreille.

Hein ?

MAÎTRE BÉJART.

Que dit celle-ci ? c’est Toinon, sur mon âme !

TOINETTE.

Quelle affaire ! Où trouver monsieur ?

POQUELIN.

Qu’entends-je là ?

Suivi de Maître Béjart, Poquelin poursuit Toinette, qui ne voit pas son maître, et gémit de plus belle.

TOINETTE.

Sort cruel !

POQUELIN.

Parle donc !

TOINETTE.

Où courir ?

POQUELIN.

Me voilà !

TOINETTE, l’apercevant enfin.

Ah ! monsieur !

POQUELIN.

Parle !

TOINETTE, pleurant.

Hi !

POQUELIN.

Mais parle donc, pendarde !

TOINETTE.

Hi !

POQUELIN.

J’enrage !

TOINETTE.

Monsieur !... j’ai fait mauvaise garde :

Jean-Baptiste est parti !

MAÎTRE BÉJART, triomphant.

Là ! ne l’ai-je pas dit ?

POQUELIN, furieux.

C’est votre fille encor !

MAÎTRE BÉJART.

C’est votre fils maudit !

POQUELIN, menaçant Maître Béjart.

Maître Béjart !

MAÎTRE BÉJART, même geste.

Monsieur Poquelin !

TOINETTE, pleurant.

Hi !

 

 

Scène VIII

 

POQUELIN, MAÎTRE BÉJART, TOINETTE, MONSIEUR ASTRINGENT

 

MONSIEUR ASTRINGENT arrive au moment où les gourmades pleuvent, il les reçoit.

Corbaque !

Que vois-je ! un magistrat décernant une claque

Au nez d’un tapissier prêt à fondre sur lui !

Sur quelle herbe avez-vous mis le pied, ce jourd’hui ?

POQUELIN.

Mon fils !

MAÎTRE BÉJART, lui coupant la parole.

Ma fille !

TOINETTE, criant.

Hélas !

MONSIEUR ASTRINGENT, se bouchant les oreilles.

Quel concert effroyable !

POQUELIN.

Jean-Baptiste est parti !

MAÎTRE BÉJART.

Madeleine est au diable !...

MONSIEUR ASTRINGENT, à Poquelin.

Une escapade ! oh ! oh ! – Mais alors mon filleul

Doit en être. Un malheur n’arrive jamais seul !

Vite assurons-nous-en.

Il entre dans sa maison.

TOUS.

Que l’enfance est ingrate !

MONSIEUR ASTRINGENT, reparaissant.

Parti ! – Les malheureux se sont ri d’Hippocrate !

Il faut les rattraper !

POQUELIN.

Que chacun fouille un coin

De Paris !

MAÎTRE BÉJART.

Ces fuyards ne peuvent être loin !

Courons !

TOINETTE.

Faisons crier la fuite de nos mioches !

POQUELIN.

À son de caisse !

MAÎTRE BÉJART.

À son de trompe !

MONSIEUR ASTRINGENT.

À son de cloches !

Des badauds qui surviennent se heurtent contre les parents qui s’élancent à la recherche de leurs enfants.

 

 

Scène IX

 

FRITELIN, LE CHARLATAN, puis LES ENFANTS, puis LEURS PARENTS

 

Fritelin et son maître apparaissent sur le petit théâtre. Fritelin descend dans la foule et la fait ranger en cercle. Un joueur de viole et un joueur de rebec sonnent de leurs instruments.

FRITELIN.

Place au grand Alastor dans Paris descendu !

Allons, quatre pelés suivis d’un seul tondu,

En arrière ! En arrière, aimable populace !

Délégués des badauds de Paris, place ! place !

Il remonte sur le théâtre et crie en se faisant un porte-voix de ses mains.

Ha ! ha ! ha ! – c’est l’instant ! – Ha ! ha ! ha ! c’est ce soir

Gentilshommes, bourgeois et manants, venez voir !

Ha ! ha ! ha ! – Prenez place ! ouvrez l’œil et l’oreille !

Mon maître, ici présent (c’est la grande merveille !)

A composé pour vous un puissant élixir,

Que le roi de Pologne avale par plaisir ;

C’est une eau cordiale et qui vous rafistole

Un homme à la minute ! Et coûte – une pistole ?

Non, messieurs ! – une livre ? encore moins ! – non ! pour vous,

Mais pour vous seulement, c’est seulement deux sous !

Ha ! ha ! ha ! c’est deux sous ! et l’effet est immense !

LE CHARLATAN distribue une claque et un coup de pied à Fritelin.

Tais-toi donc, Fritelin ! – Que la farce commence.

Le charlatan et Fritelin se rangent contre la tapisserie.

 

LE DOCTEUR SANS PAREIL.

 

Paraissent François en habit de vieillard, Madeleine en costume d’ingénue.

FRANÇOIS.

« Que la vie a d’amers et de subits reflux !

Il s’adresse à Madeleine, qui se tient droite et raide.

Ma petite Isabelle ? –

Avec ennui.

Elle ne m’entend plus !

Ma fille est sourde, hélas ! – Ah ! le grand diable emporte
Ce Léandre qu’hier j’ai dû mettre à la porte !
C’est lui, c’est ce muguet, ce galant animal
Qui nous cause aujourd’hui tout cet étrange mal.
Depuis hier, ma fille aimable et réjouie,
Est mourante, et de plus elle a perdu l’ouïe.

À sa fille.

Mais va, petit bouchon, nous allons te guérir ;
Scapin, notre valet, est allé nous quérir
Un docteur sans pareil... quel médecin !... un homme,
Dit Scapin, qui vous sauve, et ne prend nulle somme !
C’est bien lui qu’il nous faut ! voici ce médecin...

JEAN-BAPTISTE, en habit de médecin. À part.

Vénus ! viens protéger Léandre en son dessein.
Je veux, malgré ce père à notre amour rebelle,
Entretenir encor la charmante Isabelle !

Haut, à François.

Monsieur.

FRANÇOIS, saluant.

Monsieur.

JEAN-BAPTISTE, réitérant son salut.

Monsieur.

FRANÇOIS, de même.

Monsieur.

JEAN-BAPTISTE.

Que vous faut-il ?
Parlez. Mon maître est Scot, dit le Docteur Subtil.
Je puis répondre à tout. – Qui faut-il que je purge ?

FRANÇOIS.

Contre un tel traitement, nul ici ne s’insurge.
Mais est-ce bien le cas ?...

JEAN-BAPTISTE.

Unique dans Paris,

Je ne prends pas d’argent, monsieur, et je guéris...

FRANÇOIS.

L’excellent médecin !

JEAN-BAPTISTE.

Mais je veux qu’on me laisse

À ma façon, monsieur, tenir la mort en laisse...

FRANÇOIS.

Je n’objecte plus rien.

JEAN-BAPTISTE.

Voulez-vous un sonnet ?

J’en ai deux cents sur moi, tous pris sous mon bonnet.
Et puis j’ai de la voix, tenez.

Il chante en regardant Madeleine.

Oui, je vous aime,
Philis, et vous le dire est un plaisir extrême.
Je sais aussi danser ;

Il danse.

J’adore les ballets !
Et je sais faire encor des tours de gobelets.
En rhétorique enfin je vaincrais Aristote,
Demandez. Vous faut-il une belle litote ?

FRANÇOIS.

Nous n’avons pas besoin de linottes chez nous ;
Le chat les mangerait.

JEAN-BAPTISTE.

Ô le pire des fous !
Il prend pour un oiseau la sœur de l’Antiphrase !

FRANÇOIS.

J’avais mal entendu.

JEAN-BAPTISTE.

Que la foudre l’écrase !

FRANÇOIS, impatienté.

Monsieur, ma fille est sourde !

JEAN-BAPTISTE.

Eh ! je le sais fort bien !
Car du père à l’enfant étroit est le lien,
Et Tel père, tel fils, non, n’est pas une bourde :
Vous ne m’entendez pas, donc votre fille est sourde !

FRANÇOIS.

Oui, mais d’où vient cela ?

JEAN-BAPTISTE.

C’est qu’elle a le tympan,
Sub tegmine fagi, rétréci d’un empan !

FRANÇOIS, insistant.

Et d’où cela vient-il !

JEAN-BAPTISTE.

Cela vient, que je sache,
De l’obscurcissement de sa trompe d’Eustache !

FRANÇOIS.

Ah ! très bien. – Mais d’où vient cet obscurcissement
De sa trompe, monsieur ?...

JEAN-BAPTISTE.

Savez-vous le flamand ?

FRANÇOIS.

Non.

JEAN-BAPTISTE.

Le grec ?

FRANÇOIS.

Encor moins.

JEAN-BAPTISTE.

Le latin ?

FRANÇOIS.

Je l’ignore.

JEAN-BAPTISTE.

Le syriaque ?

FRANÇOIS.

Peu.

JEAN-BAPTISTE.

Le chinois ?

FRANÇOIS.

Pas encore.

JEAN-BAPTISTE.

Tant pis ! – Si vous saviez seulement le chinois,
Je vous dirais... mais non ! – Hippocrate et ses lois
Ont horreur du français...

FRANÇOIS.

C’est pourtant si commode.

JEAN-BAPTISTE.

Le français passera ; c’est affaire de mode. »

La pantomime succède aux paroles sur le théâtre forain.

 

MONSIEUR ASTRINGENT arrive tout essoufflé ; les dernières paroles de Jean-Baptiste ont frappé son oreille, et il s’écrie.

Hein ! je crois qu’on se moque ici des médecins ?

Avec accablement.

Quelle course !

TOINETTE arrive à son tour hors d’haleine et dit.

Ouf ! – La poule appelant ses poussins

A moins que moi d’ennuis et se met moins en peine !

POQUELIN, paraît d’un autre côté.

Ouf ! Pas de Jean-Baptiste !

MAÎTRE BÉJART, survenant à son tour.

Ouf ! – Pas de Madeleine !

Sur les tréteaux, Jean-Baptiste parle bas à l’oreille de Madeleine. La foule rit. Maître Béjart, Monsieur Poquelin, Monsieur Astringent et Toinette écoutent distraitement ce qui se dit sur le théâtre du charlatan.

 

FRANÇOIS.

Comment ! c’est parler bas qu’il faut avec les sourds ?

JEAN-BAPTISTE.

Cicéron nous apprend en ses meilleurs discours
Que l’on risque, en criant, de leur blesser l’oreille.

FRANÇOIS.

Je ne m’attendais pas à voir chose pareille.

JEAN-BAPTISTE.

Permettez.

Il parle tout bas à Madeleine.

FRANÇOIS.

Que dit-il ?

MADELEINE, à Jean-Baptiste.

Oui, Monsieur, j’ai compris.

FRANÇOIS.

Elle entend ! – Voilà, certes, un médecin sans prix !
Ma fille !

MADELEINE.

Avec monsieur je ne sens plus de crainte ;
Sa voix, d’une douceur particulièrement empreinte,
Me guérit. – Je suivrai, dès ce soir, le conseil
Qu’il m’a donné...

FRANÇOIS.

Tout bas ! le docteur sans pareil ! »

Nouvelle pantomime.

 

MONSIEUR ASTRINGENT.

Le sot père vraiment !

POQUELIN, avec colère.

Fi ! la fille effrontée !

MAÎTRE BÉJART.

À rire des parents que la foule est portée !

Triste temps ! tristes mœurs !

La foule rit.

TOINETTE, à Maître Béjart.

Monsieur, dans leur fureur

Ces histrions riraient, je crois, d’un procureur !

Pendant que François tourne la tête, Jean-Baptiste baise la main de Madeleine. Il est découvert.

 

FRANÇOIS.

Vous prenez d’Isabelle un soin un peu trop tendre,
Monsieur le médecin. Arrière !

Il pousse rudement Jean-Baptiste, dont le chapeau et la perruque tombent, et il s’aperçoit qu’il est dupé.

C’est Léandre ! »

 

TOINETTE, à Poquelin.

Eh ! mais, c’est Jean-Baptiste !

MAÎTRE BÉJART.

Ô honte ! j’aperçois

Madeleine, je pense !...

MONSIEUR ASTRINGENT.

Alors, voilà François !

TOUS, écartant le public.

Misérables !

LES ENFANTS, sur le théâtre.

Pincés !

MADELEINE, éperdue.

Voici tous nos papas !

POQUELIN, menaçant Jean-Baptiste.

À bas de ce tréteau, fils effroyable ! à bas !

JEAN-BAPTISTE, imité par ses camarades, saute à terre et dit tout piteux.

C’était l’amour de l’art !

POQUELIN, bourrant son fils.

Vous en saurez l’arcane !...

MONSIEUR ASTRINGENT, à François qu’il tient par l’oreille.

À coups de poing !

MAÎTRE BÉJART, à sa fille.

À coups de fouet !

POQUELIN, à Jean-Baptiste.

À coups de canne !

LE CHARLATAN, se jetant entre eux.

Pardonnez-leur, messieurs !

TOINETTE, de même.

Messieurs ! grâce pour eux !

POQUELIN.

Jean-Baptiste, un bouffon ! le petit malheureux !

FRITELIN, s’interposant aussi.

Ha ! ha ! ha !

Gravement.

Pardonnons, puisque la chose est faite !

Ah ! tenez ! je ne viens pas faire le prophète,

Car l’avenir pourrait me donner sur les doigts ;

Mais j’ai vécu beaucoup, messieurs, et je vous dois

L’avis d’un philosophe expert en la matière :

Ces enfants, – et surtout ce petit-là, Molière...

POQUELIN.

Molière ! il a changé de nom !

Il se voile la face.

Ô mes aïeux !

FRITELIN.

Ces enfants ont, tous trois, un goût bien curieux

Pour le théâtre...

POQUELIN.

Infâme !

FRITELIN.

Et votre fils, j’espère...

POQUELIN, furieux.

Il sera tapissier, comme monsieur son père !

FRITELIN.

Qui sait ? D’ailleurs ici sa figure avertit

Que, s’il mord au métier, – c’est bien sans appétit.

POQUELIN.

L’appétit lui viendra ! c’est moi qui vous l’assure,

Et j’y tiendrai la main.

Il fait le geste de bâtonner quelqu’un.

FRITELIN.

Oh ! méthode peu sûre !

Mais, voyons, ne peut-il, voire en notre métier,

Porter haut votre nom, dont il est l’héritier,

Et même lui donner une gloire nouvelle ?

Songez-y : ce talent, qu’au théâtre il révèle,

Peut lui faire défaut, un outil à la main,

Dans le vieil atelier où vous voulez, demain,

Qu’il oublie à jamais ce que son âme rêve !

Ah ! sans la détourner, vous tarirez la sève

Qui peut-être, au soleil, libre, aurait pour produits

De magnifiques fleurs et de superbes fruits.

Poquelin fait signe qu’il n’en croit pas un mot.

Monsieur ne me croit pas ? Je suis un imbécile ?

D’accord ! n’assemblons pas pour cela de concile.

Mais prenons un bourgeois, un être à gros bon sens,

Un sot, mon maître, ou bien

Montrant Béjart.

Monsieur, et je consens

À ne boire jamais que de l’eau cordiale,

S’il ne déclare point, d’une voix doctorale :

Du ton d’un bourgeois qui croit rendre un oracle.

Qu’il vaut mieux quelquefois être encore, après tout,

Un illustre écrivain... qu’un tapissier sans goût.

POQUELIN, tirant Jean-Baptiste par le bras.

C’est bon. – À la maison, que le diable t’écoute !

MAÎTRE BÉJART, à sa fille.

Marchons, mademoiselle !

MONSIEUR ASTRINGENT.

Allons, François, en route !

JEAN-BAPTISTE, à ses camarades.

Madeleine, François, ne perdons pas espoir !

LE CHARLATAN.

Adieu, mes chers enfants.

FRITELIN.

Adieu ? – Non : au revoir !

JEAN-BAPTISTE saute au cou de Fritelin, Madeleine et François viennent le rejoindre.

Oh ! merci pour ce mot ! Oui, ton expérience

Et ma jeunesse ardente ont la même croyance ;

Oui, nous nous reverrons avant peu, Fritelin !

D’un violent amour, vois-tu, mon cœur est plein,

Dont le seul but est l’art et dont l’art seul est cause !

Ami, crois-moi, je sens que j’ai là quelque chose,

Oui, qu’il ne doit pas être inutile ou mauvais

Que le monde connaisse un jour !... eh bien ! je vais,

Dès demain, et quittant la route régulière,

L’aller trouver, ce monde !

FRITELIN.

À bientôt donc, Molière !

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