Le Dissipateur (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 11 mars 1753.

 

Personnages

 

JULIE, jeune veuve

CIDALSE, jeune coquette, rivale de Julie

ARSINOÉ, amie de Cléon

ARAMINTE, amie de Cléon

BÉLISE, amie de Cléon

FINETTE, femme de chambre de Julie

CLÉON, amant de Julie, dissipateur

LE BARON, père de Julie

GÉRONTE, oncle de Cléon

LE MARQUIS, fils du Baron

LE COMTE, ami et confident de Cléon

FLORIMON, autre ami de Cléon

CARTON, aussi ami de Cléon

PASQUIN, valet de Cléon

PLUSIEURS CONVIVES de Cléon

 

La Scène est dans la maison de Cléon.

 

 

PRÉFACE

 

L’Avare et le Dissipateur sont deux contrastes parfaits. Molière s’est emparé du premier : non-seulement c’était le plus facile et le plus brillant, mais Plaute lui en avait fourni le sujet, et les traits les plus vifs et les plus comiques. Il est vrai que Molière a trouvé l’art d’enrichir sa matière ; je puis ajouter même qu’il a surpassé son modèle dans son Avare et dans son Amphitryon : mais enfin c’étaient toujours des imitations ; et tout le monde conviendra sans peine qu’il est bien plus aisé de perfectionner que d’inventer, surtout quand un grand homme polit l’ouvrage d’un grand homme.

Pour ce qui me concerne ici, le cas est tout différent : je n’ai travaillé sur aucun modèle : j’ai fait choix de mon sujet, j’en ai formé le plan, et c’est la nature qui me la fourni ; mais j’ai trouvé dans l’exécution des difficultés presque insurmontables ; c’est ce que mes lecteurs observeront facilement, s’ils font réflexion que le caractère du Dissipateur n’est pas un de ces caractères momentanés, qui peuvent produire tout leur effet dans l’espace de vingt-quatre heures, et même pendant le seul temps de la représentation, qui suffit pour établir les principaux traits de l’avarice, et pour en tirer tous les événements qui peuvent rendre une action complète.

Il n’en est pas de même d’un dissipateur ; car, outre que son caractère est moins ridicule, et par conséquent moins risible, il lui faut bien plus de temps pour se développer : ses actions veulent des intervalles. Quelque prodigue que puisse être un homme, il ne parvient pas tout d’un coup à sa ruine totale, qui est le seul événement par où l’on puisse finir son histoire, et achever son portrait. Or, comment accorder les règles du théâtre avec un pareil caractère ? Ruiner un homme puissamment riche, dans l’espace de vingt-quatre heures, c’est représenter une action qui ne peut guère être vraie, et qui certainement n’est pas vraisemblable. Il ne me restait donc aucun expédient pour me tirer de l’embarras où je me trouvais, que de faire paraître d’abord mon héros prêt à tomber dans le précipice qu’il ne voit point, parce que ses passions et ses faux amis le lui cachent depuis longtemps : mais il ne me suffisait pas de le représenter dans une situation si périlleuse ; il fallait faire connaître au spectateur les raisons et les incidents qui l’avaient causée : je ne pouvais les mettre en action, puisque le temps ne me le permettait pas ; et ce n’est que par des récits que j’ai rempli mon sujet. Mais on voit aisément par ces détails combien il est inférieur à celui de l’Avare ; que, pour l’égayer et le rendre plus intéressant, je n’ai pu me dispenser de mettre en œuvre tous les caractères épisodiques qu’il amenait nécessairement à sa suite, et qu’il ne m’a pas été possible de me renfermer dans un petit nombre de personnages et d’événements, ni d’affecter cette aimable simplicité d’action, si justement admirée dans les anciens, principalement dans les comédies de Plaute, qui, par cet endroit, est bien supérieur à Térence, selon le jugement des meilleurs critiques.

Ce qui me paraît le plus heureusement imaginé dans ma comédie du Dissipateur, c’est le caractère de la veuve. J’avoue qu’il cause quelque répugnance au premier aspect, et qu’il paraît d’abord blesser la délicatesse des spectateurs ; mais j’ose dire qu’un peu de réflexion a bientôt guéri leurs scrupules : car enfin n’est-il pas facile d’observer que j’ai l’attention pendant tous les actes, et par différents moyens, de faire entrevoir, et même espérer, qu’enfin on sera content de Julie ? Il n’est point de spectateur ou de lecteur assez peu délié, pour ne pas sentir que le caractère apparent de cette veuve, n’est qu’un caractère déguisé par la prudence et par la tendresse, et que cette fausse apparence, qui fait le nœud de la pièce, en produisant des événements singuliers et intéressants, met le dissipateur à portée d’étaler son caractère, et le pousse plus rapidement à sa catastrophe. En effet, les prudentes manœuvres de Julie amènent un dénouement d’autant plus heureux, qu’il satisfait les désirs des spectateurs en ouvrant les yeux d’un jeune homme aimable, que d’indignes flatteurs avaient aveuglé, et en le retirant du précipice affreux où de faux amis l’avaient fait tomber.

Au reste, il m’eût été très facile de donner à cette veuve un caractère tout différent, et d’en faire une héroïne merveilleuse, en la rendant aussi généreuse qu’elle semble intéressée : mais, outre que ces caractères romanesques, que quelques auteurs comiques nous étalent aujourd’hui, ne sont point du ressort ni du ton de la comédie, qui ne veut rien que de simple et de naturel, je sens, et l’on doit sentir comme moi que plus je me serais écarté du vrai pour les imiter, plus je me serais éloigné du but que je me propose, qui est de représenter le monde tel qu’il est, et non pas tel qu’il devrait être. Si j’avais voulu quitter le brodequin pour chausser le cothurne, j’aurais dû faire aussi du Dissipateur un homme non moins généreux que magnifique ; mais l’aurais-je copié d’après nature ? Non, très assurément. Les prodigues rie le sont pas par vertu ; ils n’ont que les dehors de la générosité ; ils ne veulent que satisfaire leurs passions ou leur vanité. Tout ce qui ne tend pas à l’un de ces deux objets, ne fait aucune impression sur eux. Donner pour le seul plaisir de donner, est un charme qui ne les touche point ; ils ne sont prodigues que pour les flatteurs, ou que pour les ministres de leurs plaisirs : au lieu qu’un homme vraiment généreux, soumet son humeur bienfaisante et libérale à la justice, à la prudence et à la raison ; il n’a point d’autre intérêt que celui de bien faire, et il n’est jamais plus content de lui-même, que lorsqu’il peut déterrer le mérite indigent, et non-seulement soulager, mais prévenir ses besoins. Telle est la différence essentielle entre la prodigalité et la générosité ; et c’est ce que je me suis efforcé de faire sentir dans le caractère du Dissipateur : il fallait le copier, et non pas l’imaginer. J’ai toujours l’homme devant mes yeux, et j’aime mieux le peindre que de le farder. Peindre est l’objet de la comédie : si les figures qu’elle représente aux spectateurs ne sont pas parfaitement ressemblantes, le plus riche coloris ne saurait empêcher que les connaisseurs ne les trouvent mauvaises.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PASQUIN, FINETTE

 

FINETTE.

Bonjour, monsieur Pasquin.

PASQUIN.

Très humble serviteur.

FINETTE.

Cléon est-il levé ?

PASQUIN.

Depuis longtemps, mon cœur.

FINETTE.

Pourrais-je lui parler ?

PASQUIN.

Cela n’est pas possible.

D’un bon quart-d’heure au moins il ne sera visible.

FINETTE.

Et pourquoi donc ?

PASQUIN.

Avec le Comte du Guéret,

Au moment que je parle, il tient conseil secret.

Il a cent mille écus, et cherche la manière

De dépenser en peu la somme toute entière.

Cet argent-là lui pèse ; il veut s’en dessaisir.

FINETTE.

Hé bien ! qu’il me le donne ; il ne peut mieux choisir.

Je suis fille ; il me faut un mari. Cette somme

Pourrait entre mes mains tenter un galant homme.

L’argent et le mari me viendraient à propos ;

Je ne m’en cache point.

PASQUIN.

C’est-à-dire, en deux mots,

Que vous êtes pressée.

FINETTE.

Oui.

PASQUIN.

Vos yeux le font croire.

FINETTE.

Ma foi, Cléon ferait un acte méritoire.

PASQUIN.

C’est par cette raison qu’il ne le fera pas.

La générosité pour lui n’a point d’appas.

C’est ou pour son plaisir, ou par vanité pure,

Qu’il prodigue son bien sans raison ni mesure.

Très souvent le caprice excite ses bienfaits ;

Et jamais, à coup sûr, ils n’ont de bons effets.

Aussi ses faux amis, dont grande est l’abondance,

Loin de lui savoir gré de sa folle dépense,

Ici, pour le flatter, font de communs efforts,

Et se moquent de lui, sitôt qu’ils sont dehors.

FINETTE.

Et Pasquin peut souffrir un semblable manège ?

Tu ne profites pas de l’ample privilège

Que Cléon t’a donné depuis un si long temps,

De lui pouvoir sur tout dire tes sentiments,

Pour chasser de chez vous tous ces flatteurs avides

Que l’on ne voit jamais en sortir les mains vides ?

Morbleu ! si ma maîtresse avait ce faible-là,

Je périrais plutôt que de souffrir cela :

Jamais ces faux amis ne deviendraient nos maîtres,

Et je les ferais tous sauter par les fenêtres.

PASQUIN.

Dans les commencements je me suis tout permis

Pour bannir de céans ces dangereux amis.

Sortis par une porte, ils rentraient par une autre.

Mon maître quelque temps a fait le bon apôtre ;

Il suivait mes conseils, s’en faisait une loi ;

À la fin les flatteurs l’ont emporté sur moi.

J’allais être chassé pour toute récompense,

Et vingt coups de bâton m’ont imposé silence.

Moi qui me plais céans, et qui m’y trouve bien,

Je me suis radouci. J’ai fait comme ce chien

Qui portait à son cou le dîner de son maître,

Et trouvant d’autres chiens qui voulaient s’en repaître,

Quand il crut ne pouvoir se sauver du hasard,

Leur livra le dîner pour en manger sa part.

FINETTE.

D’un fidèle valet est-ce donc là l’office ?

PASQUIN.

Eh morbleu ! que chacun se rende ici justice.

Ta maîtresse Julie en use-t-elle mieux ?

Cléon de jour en jour en est plus amoureux.

Il prétend l’épouser ; et cette aimable veuve

De son pouvoir sur lui fait chaque jour l’épreuve.

Ne devrait-elle pas empêcher que Cléon

N’achève de ses biens la dissipation ;

Mais, bien loin de sauver son amant du pillage,

C’est elle qui s’y porte avec plus de courage.

FINETTE.

Il est vrai qu’elle est vive, et qu’elle fait sa main.

Malgré tous mes avis, elle va son chemin.

PASQUIN.

Hé ! tu suis son allure avec assez d’adresse,

Et te voilà vêtue ainsi qu’une princesse.

De même que Julie, ardente à nous piller...

FINETTE.

Oh ! pour moi, je n’ai fait encor que grappiller.

Si tu voulais m’aider, je ferais mieux mon compte.

PASQUIN.

Tout dépend à présent de ce monsieur le Comte,

Qui gouverne Cléon, et s’en est emparé.

C’est lui qu’il faut gagner. C’est ce flatteur outré

Qui, par une servile et basse complaisance,

A subjugué mon maître et règle sa dépense.

Son pouvoir est sans borne ; on n’obtient rien sans lui.

FINETTE.

L’avis n’est pas mauvais. Je veux dès aujourd’hui

En faire usage. Adieu ; car voici ma maîtresse.

PASQUIN.

Je voulais te glisser quelque mot de tendresse :

On m’en ôte le temps ; mais tu n’y perdras rien.

FINETTE.

J’y compte, et nous pourrons renouer l’entretien.

 

 

Scène II

 

JULIE, FINETTE

 

JULIE.

Hé bien, qu’a dit Cléon du dessein de mon père ?

FINETTE.

Je n’ai pu lui parler ; une importante affaire

L’empêche de donner audience aujourd’hui.

JULIE.

Mon père me désole, et veut rompre avec lui,

Voyant qu’à nos avis il ne veut point se rendre.

FINETTE.

Votre père a raison ; mais il devrait attendre.

Cléon n’a pas encor dissipé tout son bien.

Nous romprons avec lui, quand il n’aura plus rien.

Encor deux ou trois mois, sa ruine est complète.

Voudriez-vous laisser la chose à demi-faite ?

JULIE.

Hélas !

FINETTE.

Vous soupirez !

JULIE.

Eh ! n’ai-je pas raison ?

Tu sais que Cléon m’aime, et que j’aime Cléon :

Mais à le Corriger en vain je me fatigue ;

Je ne puis mettre un frein à son humeur prodigue.

FINETTE.

Puis-je sans vous fâcher vous parler franchement ?

Cléon vous aime peu ; vous l’aimez faiblement.

Si pour lui vous aviez une ardeur bien sincère,

S’il était animé du désir de vous plaire,

Pourriez-vous accepter ses prodigalités,

Et lui vous ferait-il cent infidélités ?

Loin de le corriger, vous briguez ses largesses.

Cléon fait chaque jour de nouvelles maîtresses.

Vous ruinez sa bourse ; il promène ses vœux ;

Et vous ne travaillez qu’à vous tromper tous deux.

JULIE.

Quelque jour tu verras si ma tendresse est feinte.

Je permets, il est vrai, sans faire aucune plainte,

Que de nouveaux objets il paroisse charmé ;

Mais je sens que mon cœur n’en est point alarmé.

C’est par vanité pure, et non par inconstance,

Que Cléon me trahit souvent en apparence ;

Et, pourvu qu’une intrigue ait beaucoup éclaté,

Il n’y recherche point d’autre félicité.

FINETTE.

Mais de sa vanité sa bourse est la victime ;

Et c’est par-là surtout que votre amant s’abîme.

JULIE.

J’arrêterai le cours de ce dérèglement.

FINETTE.

Vous ?

JULIE.

Oui ; mais ce n’est pas l’ouvrage d’un moment.

Je ne puis le guérir de son erreur extrême,

Qu’en le livrant encor quelque temps à lui-même.

FINETTE.

Du moins commencez donc par n’en rien recevoir.

JULIE.

Au contraire, je veux employer mon pouvoir

Pour m’attirer encor des dons plus magnifiques.

FINETTE.

Voilà d’un tendre amour des preuves héroïques ;

C’est l’amour à la mode. Avouez-moi tout net,

Que ruiner Cléon est votre unique objet.

D’un si noble dessein faites-moi confidente ;

Car pour vous seconder j’ai la main excellente.

JULIE.

J’accepte ton secours. Oui, mon intention

Est d’avoir, si je puis, ce qui reste à Cléon.

FINETTE.

La chose étant ainsi, me voilà toute prête ;

Et je vais commencer par un coup de ma tête...

Si nous pouvions gagner le Comte du Guéret !

Heureusement je crois qu’il vous aime en secret.

JULIE.

Oui, Finette, j’en suis à présent trop certaine,

Par de fortes raisons je lui cache ma haine :

Mais, autant que je puis, je fuis son entretien ;

Et je veux avertir Cléon...

FINETTE.

N’en faites rien.

Il trahit son ami ; c’est un fripon ; n’importe.

On peut tirer parti d’un homme de sa sorte.

Feignez de tous laisser un peu persuader,

Et dans tous nos projets il va nous seconder.

C’est sans vous engager et sans lui rien promettre,

Que je veux...

JULIE.

Je vois bien qu’il faut te le permettre.

Mais songe que Cléon a mon cœur et ma foi ;

Que je mourrais plutôt...

FINETTE.

Reposez-vous sur moi.

Dans votre appartement vous n’aurez qu’à m’attendre.

J’ai deux projets en tête, et veux les entreprendre.

Le Comte vient. Je vais entamer le premier.

Sortez vite.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, FINETTE

 

FINETTE, à part.

Avec nous il faut l’associer.

Oui, oui, fourber un fourbe est une œuvre louable.

J’en fais gloire. Il me voit.

LE COMTE, à part.

L’instant est favorable.

Haut.

Tâchons de la gagner. Finette, vous rêvez !

FINETTE.

Ah, ah ! C’est vous, Monsieur. Je songeais...

LE COMTE.

Vous avez

Quelque affaire de cœur qui vous occupe.

FINETTE.

À l’âge

Où je suis parvenue, on ne serait pas sage,

Si l’on ne su i voit pas les mouvements du cœur.

Le vôtre est-il tranquille ? On vous trouve rêveur

Depuis un certain temps ; et je gage ma tête

Que quelque aimable objet a fait votre conquête.

LE COMTE.

Ma foi, tu gagnerais ; car je suis amoureux.

FINETTE.

Tout de bon ?

LE COMTE.

Tout de bon.

FINETTE.

Par conséquent heureux.

Qui vous résisterait ?

LE COMTE.

Ton ingrate maîtresse.

FINETTE.

Il est vrai que Cléon a toute sa tendresse,

Et vous vous exposez à soupirer longtemps.

LE COMTE.

On peut faire changer les cœurs les plus constants ;

Et celui d’une femme est toujours variable.

FINETTE.

J’en juge par le mien. Vous êtes fort aimable,

Encor jeune, et d’un rang qui se fait respecter.

À de moindres appas on se laisse tenter.

D’ailleurs, quand l’intérêt parle pour le mérite,

C’est rarement en vain qu’il presse et sollicite.

LE COMTE, l’embrassant.

Tu me charmes, Finette ; et, si j’ai ton secours,

J’espère te devoir le bonheur de mes jours.

FINETTE.

Est-ce de bonne foi que vous aimez Julie ?

Là, parlez franchement.

LE COMTE.

Je l’aime à la folie,

Et j’entreprendrais tout pour mériter son cœur.

FINETTE.

Hé bien ! il faudra voir jusqu’où va cette ardeur.

LE COMTE.

Commençons par savoir si l’aimable Finette

Voudra parler pour moi.

FINETTE.

Tout ce qui m’inquiète,

C’est que, si je vous sers, je vous donne moyen

De trahir votre ami.

LE COMTE.

Bon ! cela ne fait rien.

Cléon est un ami si fou, si ridicule,

Que l’on peut le berner sans le moindre scrupule.

FINETTE.

Je croyais, moi (jugez de ma simplicité !)

Que l’on devait rougir de la duplicité :

Que trahir son ami, c’était faire un grand crime ;

Et que rien n’assurait plus de gloire et d’estime,

Que de s’immoler même aux droits de l’amitié.

LE COMTE.

Morale surannée.

FINETTE.

Oui ?

LE COMTE.

Cela fait pitié.

On suivait autrefois cette fade méthode.

Aujourd’hui les amis ne sont plus à la mode.

Les hommes sont unis par le seul intérêt.

L’amitié n’est qu’un nom.

FINETTE.

Cette mode me plaît ;

Et de-là je conclus, en dépit des scrupules,

Que les honnêtes gens sont de francs ridicules.

Il vous fut réservé d’éclairer ma raison.

Que ne vous dois-je pas, Monsieur, pour la leçon

Mais venons donc au fait.

LE COMTE.

Le fait est que j’adore

Ta charmante maîtresse ; et je dis plus encore :

C’est que me voilà prêt à la servir en tout,

Si de m’en faire aimer tu peux venir à bout.

FINETTE.

Sans vous promettre rien, je ferai mon possible :

Mais, comme à l’intérêt elle est un peu sensible,

Le moyen de gagner son inclination,

C’est que vous nous aidiez à ruiner Cléon ;

Je veux dire, Monsieur, à placer dans nos coffres.

Son argent, ses bijoux...

LE COMTE.

Vous prévenez mes offres.

S’il ne tient qu’à cela, Julie est à moi.

FINETTE.

Bon.

Je vais donc attaquer la bourse de Cléon.

Secondez mon adresse ; et ma reconnaissance

Ne fera pas longtemps languir votre espérance.

Il vient ; souvenez-vous...

LE COMTE.

Je suis homme réel.

 

 

Scène IV

 

CLÉON, LE COMTE, FINETTE, PASQUIN

 

CLÉON, à Pasquin qui le suit.

Qu’on dise de ma part à mon maître d’hôtel,

Que je ne trouve plus ma dépense assez forte ;

Que cela déshonore un homme de ma sorte ;

Que le ménage ici ne convient nullement.

LE COMTE.

Il est vrai.

CLÉON, à Pasquin.

Parlez-lui très sérieusement.

Je prétends que chez moi tout soit en abondance.

LE COMTE, à Pasquin.

À quoi sert le bon goût sans la magnificence ?

On lui fait mal sa cour en épargnant son bien.

CLÉON.

Oui, pour me faire honneur, je ne plains jamais rien ;

Et mon plus grand plaisir est d’exciter l’envie.

LE COMTE.

Rien n’est si bas, si vil, qu’un air d’économie. 

Si cet homme s’en pique, il se fera chasser.

CLÉON.

C’est à moi de fournir, à lui de dépenser.

PASQUIN.

Il ne mérite point cette mercuriale ;

Car il prodigue tout, et sans cesse il régale.

LE COMTE.

Tant mieux.

PASQUIN.

Comptez de plus, qu’il en prend bien sa part.

Il est gros comme un muid ; vos gens sont gras à lard.

À tous venants beau jeu. Votre seule desserte

Nous met tous en état de tenir table ouverte.

Chacun a sa chacune ; et, dès le point du jour,

Nos amis et les leurs nous aident tour à tour ;

Et je puis vous jurer qu’à vous mettre en dépense

Chacun ici, Monsieur, travaille en conscience.

CLÉON, prenant du tabac.

Cela me fait plaisir ; mais je vois cependant

Qu’on se relâche un peu.

PASQUIN.

C’est monsieur l’Intendant

Qu’il en faut accuser. Il dit que les fonds baissent,

Et que vous maigrissez, quand les autres s’engraissent.

Il crie à tous moments ; ses lamentations

Nous causent jour et nuit des indigestions ;

Car, pour bien digérer, il faut être tranquille,

Et ce vilain censeur nous échauffe la bile.

CLÉON, au Comte.

Défaites-moi, mon cher, de ce malheureux-là. 

LE COMTE.

Fiez-vous-en à moi, je travaille à cela.

Mais il me faut du temps ; car je veux faire en sorte

Qu’il rende gorge ayant que de passer la porte.

C’est un maître fripon qui fait le ménager.

Pour couvrir ses larcins.

CLÉON.

Vous m’y faites songer.

Telle est de ses pareils la manœuvre ordinaire.

Je ne sais point compter ; je hais la moindre affaire :

Pour vaquer, au plaisir, je, lui livre mon bien,

Dont il fait ce qu’il veut, et peut-être le sien ;

Et, fier de ma paresse et de mon ignorance,

Pour mieux faire sa main, il rogne ma dépense.

Oh ! parbleu, nous verrons.

PASQUIN.

Mais il manque d’argent.

CLÉON.

Qu’il vende deux contrats qui lui restent.

PASQUIN.

L’agent

Dont il se sert toujours pour ce petit négoce,

Dit qu’ils perdent moitié.

CLÉON.

Qu’importe ? Mon carrosse

Est-il prêt ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur. Mais plusieurs créanciers

De fort mauvaise humeur, et de tous les métiers,

Vous attendent là-bas pour avoir audience.

CLÉON, en colère.

Moi, de les écouter j’aurais la patience !

Qu’on me chasse d’ici cette canaille-là.

PASQUIN.

Je vais les enivrer ; je ne sais que cela

Pour les endormir.

CLÉON.

Soit, pourvu qu’on m’en délivre.

PASQUIN.

Cet auteur si fameux vous apporte son livre,

Et voudrait vous l’offrir.

CLÉON.

Il peut s’en retourner.

À ces sortes de gens je n’ai rien à donner :

Ils me cherchent partout, partout je les évite.

PASQUIN, à part.

Il prodigue aux fripons, et refuse au mérite.

CLÉON, à Pasquin.

Va-t’en. C’est toi, Finette ?

FINETTE, d’un air triste.

Eh ! vraiment oui, c’est moi.

CLÉON, en riant.

Qu’as-tu donc ?

FINETTE, les yeux baissés.

Rien, Monsieur.

CLÉON.

Tu soupires, je crois ?

FINETTE, poussant un gros soupir.

Il est vrai.

CLÉON.

Quel sujet t’inspire la tristesse ?

FINETTE.

Je m’afflige, Monsieur, pour ma pauvre maîtresse :

Elle est au désespoir.

CLÉON.

Et par quelle raison ?

FINETTE.

Je ne puis vous la dire.

CLÉON.

Oh ! je la saurai.

FINETTE.

Non,

Cela m’est défendu.

CLÉON, d’un air fiché.

Quoi ! pour moi du mystère ?

Cela me pique au moins.

FINETTE.

Je n’y saurais que faire.

Mais on me chasserait...

CLÉON.

Tiens, prends ce diamant.

FINETTE, le mettant à son doigt.

Vous me perciez, Monsieur.

CLÉON.

Parle-moi promptement.

FINETTE.

Le moyen avec vous de garder le silence ?

J’ai le cœur si sensible à la reconnaissance !...

CLÉON.

Ne me fais plus languir, et dis-moi...

FINETTE, en pleurant.

Depuis peu...

Ma maîtresse a perdu... vingt mille écus au jeu.

CLÉON.

Vingt mille écus !

FINETTE, en sanglotant.

Autant.

CLÉON.

La somme est un peu forte.

LE COMTE, à Finette.

Quoi ! faut-il pour un rien s’affliger de la sorte ?

FINETTE, pleurant.

Mais elle doit ce rien, et voudrait l’acquitter.

Tous ses fonds sont placés ; il faut bien emprunter,

On la presse. D’ailleurs, elle craint que son père

Ne vienne à découvrir cette fâcheuse affaire.

J’ai fait ce que j’ai pu pour la résoudre enfin

À recourir à vous dans ce mortel chagrin.

« Peux-tu, m’a-t-elle dit, me parler de la sorte ?

« Ôte-toi de mes yeux ». Vainement je l’exhorte

À vous faire avertir de son besoin urgent.

CLÉON.

Elle a, ma foi, raison ; car je n’ai point d’argent.

FINETTE.

Enfin, voyant un peu sa fougue ralentie :

D’un ton ferme.

« Madame, ai-je ajouté, je viens d’être avertie

« Que Cléon, hier au soir, toucha cent mille écus.

« Je l’ai su de bon lieu. Craignez-vous un refus,

« Quand Cléon est nanti d’une si grosse somme ?

« Non, Madame, il vous aime ; il est si galant homme,

« Que, pouvant vous tirer d’un cruel embarras,

« Je gage mon honneur qu’il n’y manquera pas.

« Vous connaissez son cœur généreux, magnifique ».

CLÉON.

Qu’a-t-elle répliqué ?

FINETTE, d’un air mystérieux.

Rien. Je suis politique,

Et je juge par-là qu’en cette occasion,

Vous pourriez vaincre enfin son obstination.

CLÉON.

Le crois-tu ?

FINETTE.

J’en réponds.

CLÉON.

Je connais ta maîtresse ;

Elle refusera...

FINETTE.

Non, pourvu qu’on la presse.

CLÉON, au Comte.

Qu’en dites-vous ?

LE COMTE, affectant un air indifférent.

Eh ! mais... qu’il faut faire un effort.

Ces vingt mille écus-là vous feront peu de tort.

CLÉON, en souriant.

Cependant, vous savez...

LE COMTE.

Va lui dire, Finette,

Que je lui porterai de quoi payer sa dette.

FINETTE, d’un air gracieux, et faisant une profonde référence à Cléon et au Comte.

Madame aura l’honneur de vous remercier.

LE COMTE, à part.

La friponne est adroite, et sait bien son métier.

 

 

Scène V

 

CLÉON, LE COMTE

 

CLÉON, en riant.

Ami, que dites-vous d’un semblable message ?

Julie avec Finette est de concert, je gage.

LE COMTE, d’un air froid.

Non, je ne le crois pas. Mais je suis assuré

Qu’elle a perdu beaucoup, et doit vous savoir gré

D’un secours aussi prompt pour la tirer d’affaire,

Et lui sauver l’ennui d’importuner son père,

Dont elle recevrait cent reproches fâcheux ;

Car il est dur, hautain, prompt, entêté, quinteux,

Brutal, emporté...

CLÉON, apercevant le Baron.

Chut !

LE COMTE, surpris.

C’est lui-même, je pense.

CLÉON, au Comte.

Il gronde entre ses dents.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, LE COMTE, LE BARON

 

LE BARON, bas, en les contemplant du fond du théâtre.

Ô la belle alliance,

Haut.

D’un flatteur et d’un fou ! Serviteur, serviteur.

CLÉON, en souriant.

Qu’avez-vous ? Vous voilà d’assez mauvaise humeur,

Ce me semble.

LE BARON, brusquement.

Oui, morbleu !

CLÉON.

Pourquoi ce ton sévère ?

LE BARON.

J’étais intime ami de défunt votre père.

CLÉON.

Je sais cela. Passons.

LE BARON.

Je puis même ajouter

Qu’il connaissait mon rang, savait le respecter ;

Que, loin de se piquer d’une haute naissance,

Il mettait entre nous beaucoup de différence ;

Et que, reconnaissant de mes égards pour lui,

Il n’en abusait pas, comme voué, aujourd’hui.

CLÉON.

Ah ! vous voulez prêcher, et me faire comprendre

Que vous m’honorez trop en me prenant pour gendre.

LE BARON.

Si je vous le disais... je ne mentirais point :

Mais il ne s’agit pas à présent de ce point.

Je viens me plaindre à vous de vos folles dépenses.

Quoi ! je serai témoin de tant d’extravagances,

Et je les souffrirai !

CLÉON, d’un ton méprisant.

Mais, monsieur le Baron,

Vous le prenez ici sur un fort plaisant ton.

LE BARON, en furie.

Mon ton n’est point plaisant.

CLÉON, au Comte, en riant.

C’est celui de mon père :

Je crois l’entendre encore.

LE BARON.

Il avait bien affaire

De suer, de veiller, d’entasser pour un fils

Qui prodigue des biens si durement acquis ?

CLÉON, rit encore plus fort, et le Comte aussi.

Voilà comme il parlait. Ma foi, je vous admire ;

Si mon père vivait, il ne pourrait mieux dire ;

Mais le pauvre bon homme était très ennuyeux.

Asseyez-vous, Baron : vous prêcherez bien mieux.

LE BARON, s’asseyant brusquement.

Ah ! parbleu ! volontiers. Ouvrez bien vos oreilles.

CLÉON, et le Comte s’asseyent aussi vis-à-vis du Baron.

Asseyons-nous aussi, nous entendrons merveilles.

D’un ton ironique.

Hé bien ! vous dites donc ?...

Au Comte, en riant.

Ne l’interrompons point.

LE BARON.

Que vous êtes un fou ; voilà mon premier point.

CLÉON.

Continuez, bon homme.

Au Comte.

Il radote, le Sire.

LE BARON.

Et voici mon second. Votre folie attire

Chez vous mille flatteurs qui mangent votre bien,

Et vous planteront là, quand vous n’aurez plus rien

Ils vous vendent bien cher de basses flatteries,

Tandis qu’ils font de vous cent fades railleries.

LE COMTE, au Baron.

Et qui sont ces flatteurs ?

LE BARON.

Qui ? Vous tout le premier.

LE COMTE.

Je pardonne à votre âge ; autrement...

LE BARON.

Sans quartier

Je dis la vérité ; c’est ce qui vous étonne :

Mais je suis homme encore à ne craindre personne.

LE COMTE, en souriant.

Avec des cheveux blancs on peut bien risquer tout.

CLÉON, au Baron.

Votre discours est long. Quand serez-vous au bout ?

LE BARON.

M’y voici.

CLÉON.

Je respire.

LE BARON.

En faveur de Julie,

Changerez-vous, ou non, votre genre de vie ?

Songez qua votre perte il vous mène à grands pas.

CLÉON.

Non, monsieur le Baron, je ne changerai pas.

Je n’ai que trop souffert de l’indigne avarice

D’un père qui faisait son bonheur de ce vice :

Entassant jour et nuit un bien prodigieux,

Il me laissait languir dans un état honteux.

Je n’avais point d’argent, de valets, d’équipage ;

J’étais contraint de fuir tous les gens de mon âge.

Il est mort. Grâce au ciel, tout son bien est à moi ;

En faire un noble usage, est mon unique loi.

Il haïssait l’éclat ; et la magnificence

Est mon plus grand plaisir. Il fuyait la dépense,

Je la cherche, et me fais estimer et chérir

Autant qu’il se faisait mépriser et haïr.

LE BARON.

Ô la belle leçon pour la plupart des pères !

Ils se plaignent souvent les choses nécessaires,

Pour qui ? pour des ingrats, pour des extravagants.

Qui défont en un an l’ouvrage de trente ans.

CLÉON.

Mais vous qui prétendez faire ici le capable,

Le Marquis votre fils est-il plus raisonnable ?

LE BARON.

Il a fait comme vous, il n’est plus qu’un escroc ;

Et vous le deviendrez, quand par un juste choc

La fortune en courroux vous jettera par terre.

Si j’ai fait à mon fils une inutile guerre,

Il en est bien puni. Le voilà ruiné,

Et par son père même il est abandonné.

L’exemple est fait pour vous, tâchez d’en faire usage.

CLÉON, prenant du tabac.

Hé bien ! dans quarante ans je deviendrai plus sage.

LE BARON, se levant brusquement.

Dans quarante ans ! Bonjour. Voici mon dernier point.

Vous recherchez ma fille, et vous ne l’aurez point.

CLÉON, en riant.

Dépend-elle de vous ? Songez-vous qu’elle est veuve,

Maîtresse de son sort ?

LE BARON.

Ah ! vous ferez l’épreuve

Que j’en suis maître encor. Je vous donne huit jours ;

Et si, dans ce temps-là, prenant un autre cours,

Vous ne chassez d’ici tout ce train qui vous pille,

Je quitte la maison, et j’emmène ma fille ;

Elle m’obéira, n’en doutez nullement.

Adieu. J’ai parlé net, songez-y mûrement.

 

 

Scène VII

 

CLÉON, LE COMTE

 

CLÉON.

Il m’embarrasse, au moins ; car j’adore Julie,

Et je sacrifierais...

LE COMTE.

Vous feriez la folie

De bannir vos amis, de renoncer à tout,

Pour une femme ? Eh fi ! Nous viendrons bien à bout

D’adoucir le bon homme, et j’en fais mon affaire.

CLÉON, l’embrassant.

Que vous m’obligerez !

LE COMTE.

Allez, laissez-moi faire ;

Nous irons notre train, et nous épouserons.

Il veut faire le fier, mais nous le réduirons.

Je réponds de Julie, et je sais la manière

De l’obtenir.

CLÉON.

Comment ?

LE COMTE.

Ah ! j’aperçois son frère.

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE MARQUIS accourt et embrasse Cléon.

Bonjour, mon cher Cléon.

CLÉON.

Bonjour, mon cher Marquis.

Te voilà bien brillant.

LE MARQUIS.

 Tu vois. À ton avis,

Penses-tu qu’à mon âge, avec cette figure,

Cette taille, ces traits, cet air, cette encolure,

On n’ait pas des secours toujours prêts au besoin ?

Me montrer, m’étaler, est mon unique soin ;

L’Amour fait tout le reste : il me nourrit, m’habille,

Me fournit de l’argent : c’est par lui que je brille

À la cour, à la ville, aux spectacles, aux cours.

Riche sans aucun fonds, je passe d’heureux jours.

Va, mon cher, on a tout, quand on a du mérite.

CLÉON, en riant.

Le tien rend à merveille, et je t’en félicite.

LE MARQUIS.

Je suis sec, abîmé, ruiné ; mais, parbleu !

J’ai deux bons appuis.

CLÉON.

Quels ?

LE MARQUIS.

Les femmes et le jeu.

Depuis que je suis gueux, je vis dans l’abondance.

Si, comme toi, j’étais au sein de l’opulence,

Je me délivrerais d’un si sot embarras.

Ruine-toi donc vite, et tu m’imiteras.

Que me donneras-tu pour la bonne nouvelle

Que je t’apporte ici ?

CLÉON.

Nous verrons. Quelle est-elle ?

LE MARQUIS.

Tu vas être charmé.

CLÉON.

De quoi donc ? Dis-le-moi.

LE MARQUIS.

Premièrement., je viens m’enivrer avec toi

De plus, j’amène ici nombreuse compagnie,

Mais moins nombreuse encor que finement choisie :

Au Comte.

Votre cousine en est.

LE COMTE.

Cidalise ?

LE MARQUIS.

Oui, parbleu !

C’est un friand morceau. Quel enjouement ! Quel feu !

J’en suis fou.

LE COMTE.

Je le crois.

À Cléon.

Je vous réponds d’avance,

Que vous serez ravi de cette connaissance.

CLÉON.

Je la connais. Ce sont les plus piquants attraits.

LE MARQUIS.

Son esprit est encor plus brillant que ses traits.

Du reste, cher ami, chacun de nous se flatte

De faire ici grand’chère, et chère délicate.

Prends donc soin d’ordonner un somptueux repas :

Que le vin de Champagne, au moins, n’y manque pas ;

Du mousseux. J’aime à voir, dans un verre qui brille,

Un vin qui porte au nez un bouquet qui pétille.

Mais, qu’as-tu, mon enfant ? Tu parois inquiet.

CLÉON.

Oui, je le suis ; ton père en est le seul sujet.

LE MARQUIS.

Bon ! c’est un vieux rêveur. Est-ce que tu l’écoutes ?

CLÉON.

Il me fait des sermons...

LE MARQUIS.

Fadaises. Tu redoutes

Un censeur envieux des plaisirs que tu prends ?

CLÉON.

Mais il m’ôte ta sœur.

LE MARQUIS.

Et moi, je te la rends.

J’ai du crédit sur elle, et, malgré le bon homme,

Elle m’aime toujours. Je veux que l’on m’assomme

Si tu n’es son époux dans huit jours au plus tard.

Tiens-toi gai, buvons frais, et nargue du vieillard.

Compte sur ma parole, elle est très positive.

Mais, à propos, avant que notre monde arrive,

Écoute un mot.

Il le tire à l’écart.

CLÉON.

Hé bien ?

LE MARQUIS.

Prête-moi cent louis.

CLÉON, lui donnant sa bourse.

J’ai mille écus sur moi.

LE MARQUIS, la saisissant.

Bon : je m’en réjouis ;

C’est autant d’avancé sur le présent de noce.

CLÉON.

Quelqu’un entre céans.

LE COMTE.

Oui, j’entends un carrosse.

LE MARQUIS.

Que je vais m’en donner !

CLÉON, en souriant.

Oh ! je n’en doute pas.

LE MARQUIS, prenant Cléon sous le bras.

Allons, vive la joie ! et faisons grand fracas.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

JULIE, FINETTE

 

FINETTE.

Vous faussez compagnie ?

JULIE.

Ô ciel ! quelle cohue !

Je n’y puis plus tenir.

FINETTE.

Vous voilà bien émue !

JULIE.

Qui ne le serait pas ? C’est un tas de joueurs,

De joueuses, de fous, de libertins. Mes pleurs

Auraient fait remarquer la douleur qui m’accable ;

Je me suis éclipsée.

FINETTE.

On n’est donc pas à table ?

JULIE.

Non, Finette ; on attend six convives nouveaux.

FINETTE.

Et qui sont, s’il vous plaît, tous ces originaux ?

JULIE.

Le premier, c’est mon frère.

FINETTE.

Ô le bon personnage !

Je crois qu’il fait beau bruit.

JULIE.

Il assomme.

FINETTE.

Je gage

Que la vieille Araminte est céans.

JULIE.

Oui, vraiment ;

Elle lorgne Carton, son insipide amant,

Qui se croit adorable, et qui lorgne sa bourse :

Il joue, et perd toujours : la vieille est sa ressource,

Et scandaleusement se ruine pour lui.

FINETTE.

À soixante ans passés !

JULIE.

Pour augmenter l’ennui,

Mon frère a fait venir l’orgueilleuse Bélise,

La prude Arsinoé, la jeune Cidalise,

Coquette impertinente, et folle au par-dessus,

Qui soutient que la mode est de ne rougir plus.

Elle agace Cléon. Lui, selon sa coutume,

Prend feu d’abord pour elle. On ferait un volume

Des portraits singuliers de tous ceux qu’aujourd’hui

Cléon se fait honneur de régaler chez lui ;

Surtout de Florimon, dont je hais la présence,

Et qui ne sait briller que par son impudence.

FINETTE.

Ah ! Florimon, ce gros magistrat débauché,

Qui porte en un beau corps un esprit ébauché ;

Du Cuisinier français fait son unique livre,

Et de vin de Langon dès le matin s’enivre :

Parasite effronté, menteur comme un laquais,

Vivant toujours d’emprunt, et ne payant jamais ?

Grand homme ! et pour Cléon utile connaissance !

JULIE.

Il vient de lui prêter deux mille écus.

FINETTE.

Je pense

Que Cléon devient fou.

JULIE.

Depuis quelques instants

II a distribué quinze ou vingt mille francs.

Sa vanité triomphe, et tient sa bourse ouverte

À tous venants.

FINETTE.

Cet homme est tout près de sa perte.

JULIE.

Il y court tant qu’il peut.

FINETTE.

Ne le ménageons plus.

À propos, avez-vous touché vingt mille écus ?

JULIE.

Oui. Le Comte tantôt m’a remis cette somme...

FINETTE.

Ah ! tant mieux. Vous voyez que c’est un galant homme.

JULIE.

Ou plutôt un indigné.

FINETTE.

Il le faut ignorer.

Donnez-lui tout au moins quelque lieu d’espérer.

JULIE.

Je l’ai moins maltraité ; c’est ce que j’ai pu faire.

FINETTE.

Il croit vous acquérir.

JULIE.

Il verra le contraire.

Mais je ne puis penser, sans un chagrin cuisant,

Que Cléon, me croyant dans un besoin pressant,

Loin de venir m’offrir une ressource prompte,

Pour s’y déterminer, ait consulté le Comte.

FINETTE.

Belle délicatesse ! Encor si vous l’aimiez,

Ce serait à bon droit que vous vous plaindriez ;

Mais aimant son argent bien plus que sa personne,

Qu’importe que son cœur ou sa main vous le donne ?

JULIE.

Que tu me connais mal !

FINETTE.

Je jurerais que non.

JULIE.

Malgré tes faux soupçons, j’aime toujours Cléon.

C’est l’amour le plus vif !...

FINETTE.

Oui, l’amour des pistoles,

On ne m’éblouit point par de belles paroles.

JULIE, vivement.

Oh ! tu me fâcheras, si tu ne me crois point.

FINETTE.

Hé bien ! cela posé, traitons un autre point.

Je ne m’étonne plus si céans l’argent roule,

Et si des emprunteurs il attire la foule.

JULIE.

Comment ?

FINETTE.

Pour mériter encor mieux votre amour,

Cléon vient, par ma foi, de jouer un beau tour !

Il a vendu sous main une terre à Dorante :

Terre qui vaut au moins dix mille écus de rente.

Ce marché s’est conclu, sans qu’on en ait su rien ;

Mais Pasquin m’a tout dit. Vous souriez ! Hé bien,

Qu’en dites-vous ?

JULIE.

Je dis que l’affaire est très bonne.

FINETTE.

Oui, pour les emprunteurs... Votre sang-froid m’étonne.

JULIE.

Je sais le fait.

FINETTE.

Comment, et quand l’avez-vous su ?

JULIE.

J’ai conduit le marché ; c’est moi qui l’ai conclu.

FINETTE.

Qui, vous ? Autoriser la plus haute sottise ?...

JULIE.

Le reste va, bien plus augmenter ta surprise.

FINETTE.

Quoi ?

JULIE.

Dorante n’a fait que me prêter son nom,

En achetant sous main la terre de Cléon.

Cette terre est à moi, car je l’ai bien payée ;

Mais Cléon n’en sait rien.

FINETTE.

Je suis extasiée !

Qui vous avait fourni tant de deniers comptants ?

JULIE, en riant.

C’est le vendeur.

FINETTE.

Cléon !

JULIE.

Oui, par ses dons fréquents.

FINETTE.

Le trait est tout nouveau.

JULIE.

Ne m’en fais point la guerre.

FINETTE.

Des deniers du vendeur vous achetez sa terre !

JULIE.

Pouvais-je mieux, Finette, employer ses effets ?

Je te dirai bien plus : mais garde mes secrets ;

J’ai déjà retiré mon argent en partie :

J’en veux tirer encore ; et je ne suis sortie

Que pour donner l’alarme à mon prodigue amant.

Il viendra me chercher ; je vais feindre un moment

Que je romps avec lui, tu verras sa faiblesse :

Il va m’offrir... Il vient. Seconde mon adresse ;

Et de l’argent compté pour l’acquisition,

Nous sauverons encore une autre portion.

 

 

Scène II

 

CLÉON, JULIE, FINETTE

 

CLÉON.

Madame, vous avez bien peu de complaisance !

Quoi ! me laisser ainsi ! Vous devriez, je pense,

M’aider à recevoir...

JULIE.

Moi, Cléon ? Vous aider

À vous perdre ? Chez vous on vient vous obséder,

On vous pille à mes yeux, et je serai tranquille ?

Non, non : j’ai fait sur vous un effort inutile ;

Il faut rompre.

CLÉON.

Il faut rompre ?

FINETTE.

Oui, Monsieur, à l’instant.

Madame parlé juste, et j’en ferais autant.

CLÉON, à Julie.

Est-ce donc là le prix d’une amour si parfaite ?

FINETTE.

Chansons que tout cela.

À Julie.

Vite, faisons retraite.

CLÉON.

Finette est contre moi ?

FINETTE.

Si je suis contre vous ?

Comme un tigre.

CLÉON.

Et pourquoi ?

FINETTE.

Prendra-t-elle un époux

Qui prodigue ses biens, qui les met au pillage ?

Ce serait de quoi faire un fort joli ménage !

CLÉON, à Julie.

Souffrez...

FINETTE, emmenant Julie.

Point de quartier.

CLÉON, arrêtant Julie.

Je vous promets qu’un jour...

FINETTE, poussant Julie.

Promettez, promettez ; mais adieu, sans retour.

CLÉON, à Julie.

Voulez-vous que je meure ?

FINETTE, entraînant Julie.

À vous permis.

CLÉON, la retenant.

Madame...

FINETTE, à Julie qui s’arrête.

Fuyez. Il vous séduit.

CLÉON.

Un moment.

FINETTE, voyant qu’elle regarde Cléon.

Quelle femme !

JULIE, à Cléon.

Voulez-vous mériter et mon cœur et ma foi ?

CLÉON.

Si je le veux !

JULIE.

Hé bien ! vivez seul avec moi ;

Allons à votre terre. Un séjour si tranquille

Vous dédommagera des plaisirs de la ville,

Si le don de ma main, si mon fidèle amour...

FINETTE.

Votre terre est, dit-on, un si charmant séjour !

C’est un château superbe, un parc d’une étendue

Surprenante, des eaux, et la plus belle vue !

Bref, c’est une merveille, outre les revenus

Qui vont, bon an, mal an, à dix bons mille écus.

Oui, oui, si vous voulez que nous allions y vivre,

Nous vous épouserons, et nous allons vous suivre.

JULIE.

Mais partons dès demain.

FINETTE.

Soit.

JULIE.

Vous ne dites mot !

CLÉON, à part.

Dorante m’a trahi, je suis pris comme un sot.

JULIE, d’un air piqué.

Vous avez bonne grâce à garder le silence,

Au lieu de me marquer votre reconnaissance.

FINETTE, à Julie.

Il me vient un soupçon ; le dirai-je tout haut ?

JULIE.

Parle.

FINETTE.

Sur mon honneur, la terre a fait le saut ;

Et cette maison-ci sera bientôt vendue ;

Ainsi, mariez-vous, pour coucher dans la rue.

JULIE, à Cléon.

Insensé !

CLÉON.

Je vois bien que Dorante me perd,

Et le traître qu’il est vous a tout découvert.

JULIE.

Oui, cruel ! je sais tout, et je vais à mon père

Découvrir au plutôt cet odieux mystère.

CLÉON, l’arrêtant.

Ah ! s’il en est instruit, il vous emmènera,

Et mon oncle, à coup sûr, me déshéritera.

FINETTE, à Cléon.

Mais comment voulez-vous qu’une femme se taise ?

Quand je garde un secret, j’ai les pieds sur la braise.

JULIE, à Cléon.

Puis-je me dispenser de lui faire savoir ?...

CLÉON.

Si vous me décelez, craignez mon désespoir.

FINETTE, à Cléon.

Que ferez-vous ?

CLÉON, mettant la main sur la garde de son épée.

Je veux me percer à sa vue.

FINETTE.

Vous ? Vous n’en ferez rien.

CLÉON.

Que la foudre me tue,

Si mon bras à l’instant ne termine mon sort.

Je remplirai vos vœux, si vous voulez ma mort.

FINETTE, se mettant entre deux.

Doucement. Nous pouvons ajuster cette affaire.

Je ne vois qu’un moyen qui nous force à nous taire.

Combien pour cette terre avez-vous eu d’argent ?

CLÉON.

Deux cent mille écus.

FINETTE, à Cléon.

Bon. Est-ce en argent comptant ?

JULIE.

Au moins pour les trois quarts ; Finette, j’en suis sûre.

FINETTE, à Cléon.

Elle est instruite ; oh ! çà, dans cette conjoncture,

Transigeons, il le faut : combien lui donnez-vous,

Pour enchaîner sa langue, et calmer son courroux ?

CLÉON.

Tout ce qu’elle voudra.

FINETTE.

Cent mille francs. La faute

Mériterait, sans doute, une amende plus haute :

C’est marché donné ; mais nous avons le cœur bon.

CLÉON.

Je reviens à l’instant.

FINETTE, l’arrêtant.

Une fille, dit-on,

Se tait mal aisément. J’ai le malheur de l’être,

Et je crains...

CLÉON, en riant.

Je t’entends.

 

 

Scène III

 

JULIE, FINETTE

 

Elles rient, dès que Cléon est sorti.

FINETTE.

De pareils coups de maître

N’appartiennent qu’à vous.

JULIE.

Tu vois bien que Cléon

Ne me soupçonne point de l’acquisition.

FINETTE.

Et vous voyez aussi qu’avec assez d’adresse,

Je sais, quand il le faut, seconder ma maîtresse.

JULIE.

Il est vrai ; mais Cléon va te récompenser...

FINETTE.

De l’avoir attrapé ? Qu’il sait bien dépenser

Son argent !

JULIE.

Tu le vois.

FINETTE.

Il faut peu de science

Pour en tirer de lui. Ma foi, c’est conscience.

Ne vous sentez-vous point quelque secret remord ?

JULIE.

Pas le moindre.

FINETTE.

Tant mieux. Nous voilà donc d’accord

Pour le bien pressurer.

JULIE.

C’est à quoi je m’occupe.

FINETTE.

Ma foi, vive un amant, quand il est aussi dupe !

JULIE.

S’il ne l’est que de moi, je plains peu son malheur.

 

 

Scène IV

 

CLÉON, JULIE, FINETTE

 

CLÉON, présentant des papiers à Julie.

Voici cent mille francs en billets au porteur.

FINETTE, à Cléon.

Ils sont bons ?

JULIE.

Oui, très bons ; et j’en suis satisfaite.

CLÉON, donnant une bourse à Finette.

Et voici de quoi rendre une fille muette.

FINETTE.

La dose est-elle forte ?

CLÉON.

Oui. Cent louis.

FINETTE.

Enfin,

J’ai trouvé pour mon mal un savant médecin.

En serrant la bourse.

Prenons donc son remède. Ah ! je me sens guérie.

Et vous, Madame ?

JULIE.

Eh ! mais...

CLÉON, à Julie.

Oh çà ! sans raillerie.

Sommes-nous bons amis ?

JULIE.

Il le faut bien, Cléon.

CLÉON.

Vous ne direz donc rien à monsieur le Baron ?

JULIE.

Soyez tranquille.

CLÉON, à Finette.

Et toi ?

FINETTE.

Moi ? Je n’ai plus de langue.

Permettez-moi pourtant une courte harangue.

À vous guérir vous-même employez tout votre art.

CLÉON.

J’y ferai mes efforts.

JULIE.

Mais ce sera trop tard,

Si vous ne vous hâtez.

CLÉON.

Oh ! j’ai double ressource.

FINETTE.

Tout le monde s’empresse à vous couper la bourse.

CLÉON.

Eh ! peut-on l’épuiser ? Je suis seul héritier

De mon oncle.

JULIE.

Il est vrai.

CLÉON.

C’est un vieux usurier

Qui ménage pour moi des richesses immenses,

Et sa mort va bientôt relever mes finances.

Au surplus, feu mon père a mis sur un vaisseau

Plus de cent mille écus...

FINETTE.

C’est de l’argent sur l’eau.

La mer est bien perfide.

CLÉON.

Oui ; mais, à pleine voile,

Mon trésor vient, guidé par mon heureuse étoile.

JULIE.

Elle peut se lasser.

CLÉON.

Plus de moralité ;

J’achète noblement un peu de liberté.

Pour m’en laisser jouir, que votre complaisance

Du moins soit de mes dons la douce récompense.

JULIE.

Si vous voulez vous perdre, il faut bien le souffrir.

CLÉON, lui prenant la main.

M’aimez-vous ?

JULIE, tendrement.

C’est un mal dont je ne puis guérir.

CLÉON.

Un mal ! Vous me charmez et me faites outrage.

JULIE, attendrie.

Adieu. Je ne veux pas vous fâcher davantage.

CLÉON.

Quoi ! vous ne rentrez pas ?

JULIE.

Dans un petit instant.

FINETTE, à Cléon.

Doublez toujours la dose et vous serez content.

 

 

Scène V

 

CLÉON, seul

 

Au fond, je ne sais plus que penser de Julie.

En combien de façons son esprit se replie !

Tantôt douce, attrayante, elle charme mon cœur ;

Et tantôt ses froideurs m’accablent de douleur.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, LE COMTE

 

LE COMTE.

Qu’avez-vous ?

CLÉON.

Je revois.

LE COMTE.

À quoi donc ?

CLÉON.

À Julie.

LE COMTE, en riant.

Et cela vous excite à la mélancolie ?

CLÉON.

Je l’avoue.

LE COMTE.

Et pourquoi ?

CLÉON.

Je soupçonne, entre nous,

Qu’elle veut me tromper.

LE COMTE.

Sur quoi le croyez-vous ?

CLÉON.

Je l’accable de bien, et rien ne la contente.

LE COMTE, après avoir un peu rêvé.

Écoutez donc, la chose est assez apparente.

On veut vous ruiner, et puis vous planter là.

L’insulte du Baron me fait croire cela.

Que voulez-vous ? Souvent je vous plains, je murmure ;

Mais je n’ose parler.

CLÉON.

Parlez, je vous conjure.

Je vous croirai peut-être, et je romprai tout net.

LE COMTE.

Pouvez-vous différer un si sage projet !

CLÉON.

Oui, je me crains moi-même, et connais ma faiblesse.

Je romps toujours mes fers, et j’y rentre sans cesse.

LE COMTE.

Si vous voulez me croire, il est un moyen sûr

Pour les rompre à jamais.

CLÉON.

Ah ! qu’il me sera dur

De perdre tout le fruit de tant de dons immenses !

Mais je veux me punir de mes extravagances,

De ma crédulité, de mon aveuglement,

En quittant un objet aimé trop tendrement.

Appuyez mon dépit, et prêtez-moi votre aide.

LE COMTE.

Cidalise pour vous est le plus sûr remède.

Aimez-la.

CLÉON.

Je m’y sens vivement disposé.

J’ai voulu lui parler, et ne l’ai pas osé.

LE COMTE.

Parlez-lui. Cidalise est d’une humeur charmante,

Très désintéressée, et ma proche parente.

Elle ne dépend plus que de son vieux tuteur,

Dont je puis disposer.

CLÉON.

Que n’ai-je sur mon cœur

Un empire absolu !

LE COMTE.

Plus il vous tyrannise,

Moins il faut lui céder. Ah ! voici Cidalise.

Voyez si son abord est sombre et sérieux.

CLÉON.

Tout me paraît en elle aimable et gracieux.

 

 

Scène VII

 

CIDALISE, CLÉON, LE COMTE

 

CIDALISE.

Messieurs, la compagnie est complète et nombreuse ;

Mais franchement sans vous je la trouve ennuyeuse ;

Et je viens vous chercher. Quel est donc le sujet

Qui vous tient à l’écart ?

LE COMTE.

Nous formons un projet.

CIDALISE.

Quel projet ?

LE COMTE.

Nous voulons vous marier.

CIDALISE.

Chimère !

LE COMTE.

Pourquoi donc ?

CIDALISE.

Oh ! pourquoi ?

Regardant tendrement Cléon.

C’est que je désespère

D’être unie à celui que je voudrais avoir.

LE COMTE, bas, à Cléon.

L’entendez-vous ?

CLÉON.

Fort bien.

À Cidalise.

Vos yeux ont tout pouvoir.

CIDALISE.

Point du tout. Jugez-en ; le seul homme que j’aime,

Aime une autre que moi. Mon malheur est extrême,

Comme vous le voyez ; et je puis vous jurer

Que je le pleurerais, si je savais pleurer.

Mais ne le pouvant pas, je ris de ma sottise.

Que je suis ridicule !

Elle rit.

CLÉON.

Ah ! cessez, Cidalise,

De faire tant d’outrage à vos divins appas.

Vous, vous aimez quelqu’un qui ne vous aime pas !

CIDALISE, riant encore plut fort.

Oui.

CLÉON.

Quel est donc l’objet de ce joyeux martyre ?

CIDALISE, prenant un air sérieux.

Vous êtes l’homme à qui je voudrais moins le dire.

CLÉON.

Vous le pourriez. Je suis un confident discret.

CIDALISE, d’un air tendre.

À quoi vous servirait de savoir mon secret ?

CLÉON, vivement.

À vous désabuser ; à vous faire connaître

Que l’on vous aime plus que vous n’aimez, peut-être.

CIDALISE, en minaudant.

On pourrait me le dire, et je n’en croirais rien.

CLÉON.

Pourquoi ?

CIDALISE.

Celui que j’aime est pris dans un lien

Dont il ne peut sortir, je n’en suis que trop sûre.

C’est dommage pourtant ; car au fond, la nature

En nous formant tous deux, forma la même humeur.

Il aime le fracas ; je l’aime à la fureur.

Il est gai, complaisant, libéral, magnifique ;

Je vous en offre autant. Égal, doux, pacifique ;

Ce sont mes qualités. Bien loin que l’avenir

Occupe son esprit, il fait tout son plaisir

De jouir du présent sans en craindre la suite :

Morale qui me charme, et règle ma conduite.

Beau joueur, bon convive, aimant à dépenser,

Et prêtant son argent, sans jamais balancer :

Faiblesse d’un bon cœur, d’une âme généreuse

Qui cadre avec la mienne, et me rendrait heureuse.

Enfin, cet homme-là me ressemble si bien,

Qu’en faisant son portrait, je crois faire le mien.

LE COMTE.

Oui, voilà de quoi faire un parfait assemblage.

CIDALISE, en riant.

L’entreprendriez-vous ?

LE COMTE.

C’est à quoi je m’engage.

CIDALISE.

Chimère, encore un coup ?

LE COMTE, montrant Cléon.

Voici ma caution.

CIDALISE.

Monsieur vous répondra que l’homme en question

Est si bien engagé qu’il n’ose s’en dédire.

CLÉON.

Vous vous trompez. Sur lui vous prenez tant d’empire,

Que, pour peu que vos yeux daignent l’encourager,

Sous vos aimables lois il viendra se ranger.

CIDALISE, tendrement.

Il se trompe, et jamais il n’aura ce courage.

CLÉON, lui baisant la main.

Il l’aura, j’en réponds.

CIDALISE.

Hé bien ! qu’il se dégage,

Et me rapporte un cœur qu’il avait mal placé,

Et nous pourrons finir le projet commencé.

CLÉON.

Vous lui promettez donc ?...

CIDALISE.

Oh ! j’ai dit, ce me semble,

Tout ce qu’il fallait dire. Ajustez-vous ensemble.

Vous pourrez bien, sans moi, poursuivre l’entretien.

Vous avez de l’esprit, et vous m’entendez bien.

Sans adieu.

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, LE COMTE

 

LE COMTE.

Quel rapport, et quelle sympathie !

CLÉON.

Cidalise doit être une femme accomplie.

LE COMTE.

N’est-il pas vrai ?

CLÉON.

Sans doute. Il faut que vous m’aidiez...

LE COMTE.

Qu’exigez-vous de moi ?

CLÉON.

Que vous me dégagiez.

Allez trouver Julie, et lui faites comprendre

Que d’un nouvel amour je n’ai pu me défendre ;

Que comme nos humeurs...

LE COMTE.

Ne me prescrivez rien ;

Je sais ce qu’il faut dire, et je le dirai bien.

En cette occasion usons de politique ;

Envoyez à Julie un présent magnifique,

Pour lui faire agréer que vous rompiez tous deux,

Et qu’il vous soit permis de former d’autres nœuds.

Vous savez à quel point elle est intéressée.

CLÉON.

C’est bien dit.

LE COMTE.

Le hasard seconde ma pensée.

Il tire un écrin.

Voici les diamants que vous lui destiniez.

Le fameux usurier de qui vous empruntiez,

Les avait pris en gage, et vient de me les rendre.

Je les porte à Julie, et les lui ferai prendre

Comme un prix éclatant de votre liberté.

CLÉON.

Ce projet me paraît assez bien concerté.

Je m’abandonne à vous.

LE COMTE.

Je vais trouver Julie.

Rentrez ; je rejoindrai bientôt la compagnie,

Et je vous rendrai compte à l’oreille, en deux mots,

De ce que j’aurai fait.

CLÉON, l’embrassant.

Je vous dois mon repos.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, JULIE, FINETTE

 

JULIE, à Finette.

Oui, je reviens chez lui, quoiqu’avec répugnance ;

Mais il faut lui montrer un peu de complaisance.

FINETTE.

Il vous la paiera bien.

JULIE, en riant.

C’est mon intention.

Elle aperçoit le Comte, et double le pas.

LE COMTE, l’arrêtant.

Madame, où courez-vous ?

JULIE.

On m’a dit que Cléon

M’attendait.

LE COMTE.

Non, Madame ; et même il vous conjure

De ne le plus revoir.

JULIE.

Moi ?

LE COMTE.

Vous, je vous assure.

JULIE, voulant avancer.

Vous vous moquez, je crois !

LE COMTE, la suivant.

C’est lui qui m’a chargé

Du compliment.

FINETTE, au Comte.

Comment ! On nous donne congé !

LE COMTE.

Congé très absolu, s’il faut que je le dise.

JULIE.

D’où lui vient ce caprice ?

LE COMTE.

Il aime Cidalise.

JULIE, en riant, et voulant avancer.

Oh ! n’est-ce que cela ?

LE COMTE.

Le fait est sérieux,

Et c’est un parti pris. Faut-il le prouver mieux ?

Je vous apporte ici ce présent magnifique,

Il lui montre l’écrin.

Pour vous en consoler.

FINETTE, voulant le prendre.

Donnez.

LE COMTE.

Mais je m’explique :

C’est à condition que vous lui permettrez

De suivre son penchant.

JULIE, d’un air noble et fier.

Monsieur, vous lui direz

Que mon intention n’est point de le contraindre

Sur nos engagements qu’il souhaite d’enfreindre,

Que je l’en rends le maître, et que je fais des vœux

Pour qu’une autre que moi puisse le rendre heureux,

Quoique j’ose en douter ; et qu’au surplus j’accepte

Le présent qu’il me fait.

FINETTE, prenant l’écrin.

Bon cela. Le précepte

Qu’on m’a le plus prêché, que j’ai le mieux suivi,

C’est qu’il faut toujours prendre.

LE COMTE.

Il sera très ravi

D’un procédé si doux. Oserais-je vous dire

Que l’unique bonheur pour lequel je soupire,

C’est que son inconstance et son aveuglement

Vous fassent écouter un plus fidèle amant ?

Je sais bien que, toujours circonspecte et sévère,

Votre vertu vous tient soumise à votre père.

Consentez-y, Madame, et je vais lui parler.

JULIE, d’un air froid.

Vous le pouvez, Monsieur.

LE COMTE.

Mais, sans dissimuler,

Si je puis obtenir que le Baron prononce

En ma faveur...

JULIE.

Pour lors je vous ferai réponse.

LE COMTE.

Cela suffit, Madame, et je n’oublierai rien,

Comptant sur votre aveu, pour obtenir le sien.

 

 

Scène X

 

JULIE, FINETTE

 

JULIE, en souriant.

Ah ! s’il peut l’obtenir, je consens qu’il m’épouse.

Le perfide !

FINETTE.

Après tout, n’êtes-vous point jalouse

De Cidalise ?

JULIE, en riant.

Moi ? Non, Finette, à coup sûr.

FINETTE.

Un congé cependant est un morceau bien dur.

Au fond, j’en suis piquée, et j’en rougis de honte.

JULIE.

Moi, j’en ris de ban cœur. C’est un des tours du Comte.

FINETTE.

Mais enfin, si Cléon...

JULIE.

Dès que je le voudrai,

En esclave à mes pieds je le rappellerai.

Tel est de la vertu l’ascendant légitime.

L’amour est tout-puissant, s’il règne avec l’estime.

FINETTE, ouvrant l’écrin.

En tout cas, nous avons de quoi nous soutenir.

JULIE.

Allons chercher mon père. Il faut le prévenir

Sur les offres du Comte, et dicter sa réponse,

Qui doit être pesée avant qu’il la prononce.

FINETTE.

Oui, oui, trompons celui qui trahit son ami :

Il faut, avec un fourbe, être fourbe et demi.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PASQUIN, seul

 

Quel éclat ! Quel fracas ! Quelle diable de vie !

Quoi ! quarante couverts, et la table remplie !

Vins de tous les pays, tant de mets délicats,

Qu’une ville, je crois, ne les mangerait pas.

Trente musiciens, symphonistes avides,

Qui sont entrés céans la bourse et le corps vides,

Qui, convoitant les plats, font jurer leur archet,

Et s’en vont tour à tour s’enivrer au buffet.

Des galants pleins de vin, qui déclarent leurs flammes ;

Par-dessus tout cela, le caquet de vingt femmes ;

Et Cléon transporté, qui ne s’occupe à rien,

Qu’à provoquer les gens à dévorer son bien.

 

 

Scène II

 

FINETTE, PASQUIN

 

FINETTE.

Ah ! te voilà, Pasquin ? Que fais-tu ?

PASQUIN.

Je médite

Sur les faits de mon maître. Ô cervelle maudite !

FINETTE.

Comment, cela t’afflige ?

PASQUIN.

Eh ! puis-je, sans douleur,

Voir périr tous les biens de ce Dissipateur ?

Les trésors de Crésus ne pourraient lui suffire.

FINETTE.

Crois-moi, profitons-en, et n’en faisons que rire.

L’exemple de ce chien que tu citais tantôt,

M’a frappée ; et je vois que c’est un grand défaut

Que de s’embarrasser des sottises des autres.

Vos affaires vont mal, et nous faisons les nôtres ;

C’est ce qui me console.

PASQUIN.

Ô le bon petit cœur !

FINETTE.

Les scrupules avaient suspendu mon ardeur,

Mais je m’en suis guérie.

PASQUIN.

Aussi fait ta maîtresse.

Qu’elle a bon appétit !

FINETTE.

Elle dévore. Adresse,

Complaisance, rigueurs, ruptures et retours,

Elle met tout en œuvre, et profite toujours.

Mais le meilleur de tout, c’est que monsieur le Comte

S’intéresse pour nous très vivement.

PASQUIN.

Je compte

Que vous n’y perdrez pas.

FINETTE.

Tu sais bien que Gripon,

Votre honnête intendant, est un maître fripon.

PASQUIN.

Le fait est clair. Hé bien ?

FINETTE.

Le Comte le menace

De le faire danser au milieu d’une place,

Si de son brigandage il ne fait pas raison.

Gripon, qui sent son cas digne de pendaison,

Vient de nous apporter, par les ordres du Comte,

Soixante mille écus dont on lui tiendra compte

Sur ce qu’il doit lâcher par restitution.

Sa taxe étant payée, on portera Cléon,

Par l’appât toujours sûr d’une modique somme,

À signer que Gripon est un très honnête homme.

Tel est le marché fait entre le Comte et lui.

PASQUIN.

Quel est le plus fripon de vous tous ?

FINETTE.

Aujourd’hui

Pareille question est un peu trop subtile.

On passe sur l’honnête, et l’on songe à l’utile.

PASQUIN.

Ta maîtresse, à coup sûr, s’occupe du dernier,

Et laisse aux sots le soin de songer au premier.

FINETTE.

Ma maîtresse prétend que rien n’est plus honnête

Que sa façon d’agir, et se fait une fête

De ruiner Cléon, afin de lui garder

Ce qu’elle sauvera.

PASQUIN.

Pour me persuader,

Il me faut des effets. Ils vont bientôt paraître.

Le dénouement approche.

FINETTE.

Il approche ?

PASQUIN.

Oui, mon maître,

Sans s’en apercevoir, est ruiné tout net.

Il brille ; mais, ma foi, c’est en faisant binet.

On va, pour l’observer, jouer un jeu terrible :

Mon maître taillera. Crois-tu qu’il soit possible

Qu’il évite sa perte ? Il joue étourdiment,

Tient tout et ne voit rien. Tu juges aisément

Que sa banque se fond en jouant de la sorte,

Et que ce qu’il y met tout le monde l’emporte.

FINETTE.

Il faut que ma maîtresse en tire aussi sa part ;

Car elle sait à fond tous les jeux de hasard,

Et son bonheur, au moins, égale son adresse.

PASQUIN.

Mais Cléon, m’a-t-on dit, rompt avec ta maîtresse.

FINETTE.

Cette rupture-là nous inquiète peu.

D’ailleurs pour son argent chacun se met au jeu ;

C’est la règle.

PASQUIN.

Courage, achevez le pauvre homme :

Les autres l’ont blessé, ta maîtresse l’assomme.

Encor si son cher oncle avait la charité

De se laisser mourir, Cléon ressuscité

Reprendrait son éclat. Mais, morbleu ! le vieux reître

A déjà si souvent attrapé mon cher maître...

FINETTE.

Les lois devraient défendre à ces vieux opulents,

Qui ne sont bons à rien, de passer soixante ans :

Mais ces oncles malins sont cloués à la vie.

PASQUIN.

Le nôtre est tous les ans deux fois à l’agonie :

Un courrier diligent vient nous en avertir.

Pour aller l’enterrer nous songeons à partir,

Quand un autre courrier, qui jusqu’au cœur nous frappe,

Arrive, et nous apprend que le traître en réchappe,

Malgré deux médecins qui ne le quittent pas.

FINETTE.

Deux médecins n’ont pu lui donner le trépas ?

Il ne mourra jamais.

PASQUIN.

Je ne suis point tranquille ;

On vient de m’avertir qu’il est dans cette ville.

Ah ! si ce vieux avare allait venir céans

Pendant tout le fracas que l’on fait là-dedans,

Lui qui mène une vie et misérable et dure,

Il déshériterait son neveu.

FINETTE.

Chose sûre.

Tu devrais prévenir...

PASQUIN.

Morbleu ! tout est perdu.

Voici l’homme lui-même, il n’est point attendu.

Ô le malin vieillard ! il s’est mis dans la tête

De venir nous surprendre, et de troubler la fête.

Que lui dire ? Aide-moi.

FINETTE.

J’y ferai de mon mieux.

Il se parle ; écoutons.

Ils se rangent dans un coin du théâtre.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, FINETTE, PASQUIN

 

GÉRONTE, sans les voir.

Oui, je suis curieux

De voir si mon neveu, comme le dit sa lettre,

S’est si bien réformé ; car tenir et promettre

Ce sont deux.

PASQUIN, à part.

Vraiment oui.

GÉRONTE.

Si je l’en crois pourtant,

II vit comme un Caton. Que je serais content,

S’il n’avait mandé vrai !

PASQUIN, à Finette.

Bon, voilà notre texte.

Il faut broder dessus, et, sous quelque prétexte,

Éloigner ce fâcheux.

FINETTE.

Commence, j’appuierai.

GÉRONTE.

S’il me trompe, jamais je ne le reverrai,

Et de tous mes grands biens je ferai le partage

Entre gens qui sauront en faire un bon usage.

PASQUIN, à Finette.

Ne te l’ai-je pas dit ?

FINETTE.

Le péril est pressant.

PASQUIN.

Abordons-le, et prenons l’air tendre et caressant,

Pasquin lui embrassant les genoux.

Ah ! Monsieur, est-ce vous ?

FINETTE, lui prenant les mains.

Quel bonheur ! Quelle joie

De vous revoir !

PASQUIN.

Monsieur, il suffit qu’on vous voie

Pour sentir des transports...

GÉRONTE.

Bonjour. Et mon neveu,

Continent se porte-t-il ?

PASQUIN.

Assez bien depuis peu.

GÉRONTE.

Depuis peu ! Comment donc, a-t-il été malade ?

PASQUIN.

Oui. L’étude, à mon sens, est un plaisir bien fade ;

Cependant c’est le seul auquel il s’est réduit :

La lecture à présent l’occupe jour et nuit.

GÉRONTE.

Tout de bon ? La nouvelle est pour moi bien charmante ;

Mais, à dire le vrai, je la trouve étonnante.

PASQUIN.

Trop d’application l’a fort incommodé ;

Mais sa santé revient.

GÉRONTE.

Il ne m’a point mandé

Qu’il eût été malade ?

PASQUIN.

Hélas ! il n’avait garde.

GÉRONTE.

Pourquoi ?

PASQUIN.

Vous affliger ? Voulez-vous qu’il hasarde

Une santé, l’objet de son attention ?

Car il se sent pour vous une inclination,

Un amour, un respect !... Demandez à Finette.

FINETTE.

Tenez, Monsieur, depuis qu’il vit dans la retraite,

Son amitié pour vous s’est augmentée encor.

Ma foi, c’est un neveu qui vaut son pesant d’or ;

Demandez à Pasquin.

GÉRONTE.

Vous me comblez de joie !

Enfin, le voilà sage, et dans la bonne voie.

FINETTE.

On n’y peut être mieux. C’est une gravité,

C’est une modestie, une docilité,

Une discrétion !...

GÉRONTE.

Fort bien, ma douce amie :

Mais vous ne parlez point de son économie ;

C’est le point capital.

FINETTE.

Bon ! il est trop mesquin,

Trop dur.

GÉRONTE.

Me dis-tu vrai ?

FINETTE.

Demandez à Pasquin.

PASQUIN.

Son ménage à présent va jusqu’à l’avarice.

GÉRONTE.

Ô le brave garçon ! On dit que c’est un vice.

FINETTE.

Fi donc !

GÉRONTE.

Mais, à mon sens, le plaisir d’amasser

Surpasse infiniment celui de dépenser.

PASQUIN.

Voilà ce qu’il nous dit.

GÉRONTE.

Mais c’est donc un autre homme ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur. Savez-vous qu’à présent on le nomme

Le petit Harpagon ?

GÉRONTE.

Vous me flattez.

FINETTE.

Qui ? Nous ?

Je vous jure qu’il est aussi ladre que vous ;

C’est tout dire.

PASQUIN.

Oui, ma foi.

GÉRONTE, tirant son mouchoir.

Sur mon honneur, je pleure

De surprise et de joie. Il faut que tout à l’heure

Je l’embrasse.

PASQUIN, l’arrêtant.

Ah ! Monsieur, n’entrez pas.

GÉRONTE.

Et pourquoi ?

PASQUIN, embarrassé.

Demandez à Finette, elle sait mieux que moi...

FINETTE.

Monsieur... c’est qu’il s’est fait... une étrange habitude...

Pendant toutes les nuits... il s’applique à l’étude,

Et ne s’endort jamais... qu’après qu’il a dîné.

GÉRONTE.

Parbleu ! plus vous parlez, plus je suis étonné.

Un pareil changement ne saurait se comprendre.

Mon neveu, qui jamais n’a voulu rien apprendre,

Qui haïssait l’étude à la mort, maintenant

Passe les nuits à lire !

PASQUIN.

Il est plus surprenant

De l’avoir vu prodigue, et de le voir avare.

FINETTE.

L’homme est un animal si changeant, si bizarre !

GÉRONTE.

Mais, l’éveiller pour moi, n’est pas un grand malheur.

Je veux le voir. Entrons.

FINETTE, le retenant.

Auriez-vous bien le cœur

D’interrompre son somme ?

GÉRONTE.

Oui.

PASQUIN, le retenant à son tour.

Souffrez qu’on vous dise

Qu’un réveil en sursaut...

GÉRONTE, se débarrassant.

Tarare !

FINETTE, le rattrapant.

La surprise

Peut le rendre malade. Attendez à ce soir.

GÉRONTE.

Non ; ma joie est trop grande, et je prétends le voir.

PASQUIN.

Puisque vous résistez à ce qu’on vous conseille,

Pour le surprendre moins, souffrez que je l’éveille.

GÉRONTE.

Eh ! bien, va l’avertir que je l’attends ici.

 

 

Scène IV

 

GÉRONTE, FINETTE

 

GÉRONTE.

Mais j’entends un grand bruit ! Que veut dire ceci ?

FINETTE.

Comme votre neveu donne dans les sciences,

Il fait venir ici, pour des expériences,

Grand nombre de savants, esprits vifs, pointilleux,

Gens qui sur un fétu jasent une beure ou deux,

En dissertations fièrement se répandent,

Et font un si grand bruit que les voisins l’entendent.

GÉRONTE.

Des savants !

FINETTE.

Ici près le cercle est assemblé.

GÉRONTE.

Le sommeil de Cléon doit en être troublé.

FINETTE.

Oh ! point ; car, pour se mettre à l’abri du tapage,

Il monte prudemment jusqu’au troisième étage ;

Il s’endort, il s’éveille, il descend ; on lui dit

Ce que l’on a conclu, dont il fait son profit :

Il faut voir quelquefois comme il les contrarie.

GÉRONTE.

Mais, à propos, quand est-ce donc qu’il se marie ?

Julie est un parti qui lui convient très fort ;

S’il ne l’épousait pas, il aurait très grand tort.

Je veux tout au plutôt faire ce mariage ;

Et c’est là proprement l’objet de mon voyage.

Voilà le frein qu’il faut donner à mon neveu.

FINETTE.

C’est bien dit, et cela se peut faire dans peu.

Nous touchons à la fin des deux ans de veuvage.

GÉRONTE.

D’ailleurs, puisque Cléon est devenu si sage,

Je ne vois plus d’obstacle à cet engagement.

 

 

Scène V

 

GÉRONTE, CLÉON, PASQUIN, FINETTE

 

CLÉON, accourant les bras ouverts.

Je revois mon cher oncle ! Ah ! quel ravissement !

GÉRONTE.

Venez, embrassez-moi ; ce que j’apprends me charme.

Grâce au ciel, me voilà hors de crainte et d’alarme.

Vous n’êtes plus le même, à ce que l’on me dit.

Quel heureux changement !

CLÉON, d’un air sérieux.

J’ai bien fait mon profit

De vos sages discours, de vos lettres prudentes.

PASQUIN.

Oh ! oui.

CLÉON.

Des jeunes gens les passions ardentes

Les entraînent souvent dans des égarements ;

Mais pour les bons esprits, il est de bons moments.

Après beaucoup d’efforts j’ai réformé ma vie.

Vous imiter, vous plaire est toute mon envie.

J’ai pris le bon chemin, et j’y veux demeurer.

FINETTE, à Géronte.

Vous voyez.

PASQUIN, à Géronte.

Comme vous, cela me fait pleurer.

N’êtes-vous pas touché d’une telle réforme ?

GÉRONTE, à Cléon.

Oui ; mais pendant la nuit la santé veut qu’on dorme :

On s’échauffe à veiller.

CLÉON.

Oh ! je ne veille plus.

GÉRONTE.

On m’assure pourtant...

CLÉON.

C’est un mensonge.

PASQUIN.

Abus,

De prétendre cacher la mauvaise habitude

Que vous avez.

CLÉON.

De quoi ?

PASQUIN, lui faisant des signes.

De donner à l’étude

Toutes les nuits, au lieu de les passer au lit.

Monsieur sait votre train, et nous avons tout dit.

CLÉON, à Géronte.

Il faut vous l’avouer, jour et nuit j’étudie.

GÉRONTE.

Je ne m’étonne plus de votre maladie.

CLÉON, surpris.

Je ne suis point malade, et ne l’ai point été.

FINETTE.

Quoi ! les veilles n’ont pas troublé votre santé ?

Vous n’avez pas senti de certaines atteintes ?...

PASQUIN.

Et que diable, Monsieur, mettons bas toutes feintes.

Oserez-vous nier que l’application ?...

CLÉON, embarrassé.

Il est vrai, j’ai senti... quelque altération...

Par l’excès du travail ; et n’osais vous le dire,

De peur de vous fâcher, mais...

PASQUIN.

Moi, pour un empire

À Géronte.

Je ne mentirais pas. Avec tous ces efforts,

Mon maître se ruine et l’esprit et le corps.

GÉRONTE, en colère.

Je ne veux point cela.

CLÉON.

Mon oncle, la science

A des attraits si vifs !

GÉRONTE.

J’ai fait l’expérience,

Mon neveu, qu’un docteur est souvent un grand sot.

L’étude appesantit, et n’est point votre lot.

On peut par-ci, par-là, vaquer à la lecture ;

Mais c’est folie à vous de forcer la nature.

À gouverner vos biens, soyez très diligent ;

Mangez peu, dormez bien, et comptez votre argent,

Quand vous vous ennuyez.

CLÉON.

J’en fais tous mes délices.

GÉRONTE.

Plus on aime l’argent, et moins on a de vices.

Le soin d’en amasser occupe tout le cœur ;

Et quiconque s’y livre, y trouve son bonheur.

Un ami qu’on implore, ou refuse ou chancelle.

L’argent est un ami toujours prompt et fidèle.

Le plaisir d’entasser vaut seul tous les plaisirs.

Dès qu’on sait que l’on peut remplir tous ses désirs,

Qu’on en a les moyens, notre âme est satisfaite.

De tout ce que je vois je puis faire l’emplette,

Et cela me suffit. J’admire un beau château ;

Il ne tiendrait qu’à moi d’en avoir un plus beau,

Me dis-je. J’aperçois une femme charmante ;

Je l’aurai, si je veux, et cela me contente.

Enfin, ce que le monde a de plus spécieux,

Mon coffre le renferme, et je l’ai sous mes yeux,

Sous ma main ; et par là, l’avarice qu’on blâme,

Est le plaisir des sens, et le charme de l’âme.

CLÉON.

Que c’est bien dit, mon oncle ! Aussi mon plus grand soin

Est de thésauriser.

PASQUIN.

J’en suis un bon témoin.

C’est un charme de voir comme mon maître amasse.

CLÉON.

J’ai beaucoup dépensé ; mais à la fin tout lasse.

Je n’ai plus de plaisir qu’à compter de l’argent.

FINETTE.

Et qu’à le dépenser... comme un homme prudent.

GÉRONTE.

Fort bien.

CLÉON.

Je ne veux plus manger mon bled en herbe.

GÉRONTE.

Vous portez là pourtant un habit bien superbe !

CLÉON.

J’achève de l’user, au lieu de le donner.

GÉRONTE.

Bon. Quand il sera vieux, faites-le retourner ;

Puis il vous durera cinq ou six ans encore.

CLÉON, lui faisant la révérence.

Je n’y manquerai pas.

GÉRONTE.

Le faste...

CLÉON.

Je l’abhorre.

GÉRONTE.

Est toujours ruineux.

CLÉON.

Sans doute.

GÉRONTE.

Voyez-moi.

Je porte cet habit depuis dix ans, je crois,

Et je veux le porter encor plus de dix autres.

PASQUIN, à part.

Dieu nous en garde !

GÉRONTE.

Quoi ?

PASQUIN.

Je lui dis que les nôtres

Sont riches à l’excès, et qu’il faut nous garder

Désormais de ce luxe. Ah ! qu’on va brocarder

Sur notre économie !

FINETTE.

Et qu’importe qu’on raille ?

Accumulez toujours.

GÉRONTE.

C’est bien dit. La canaille,

Quand je passe, m’insulte et me siffle souvent ;

J’entre, j’ouvre mon coffre, et puis mon cher argent

Me console. J’en ai de quoi remplir deux pipes.

Outre cet argent-là, mes meubles et mes nippes,

J’ai de revenu clair trois cents bons mille francs,

Et n’en dépense pas trois mille tous les ans.

Aussi mon tas s’accroît, il se renfle !

PASQUIN.

Le nôtre

Ne se renfle pas tant ; mais nous visons au vôtre,

Et nous y parviendrons.

FINETTE.

Dans peu je vous réponds

Que votre cher neveu sera si bien en fonds,

Qu’il ne comptera plus.

CLÉON, à Géronte.

Oui, toute mon envie

Est d’atteindre à vos biens.

GÉRONTE.

Que j’ai l’âme ravie

De voir qu’il tienne enfin de son père et de moi !

Continuez, mon cher, vous irez loin.

PASQUIN.

Ma foi,

C’est très bien dit.

GÉRONTE.

D’honneur à la fin je me pique,

Et je m’en vais vous faire un présent magnifique,

Pour vous récompenser de tout ce que j’apprends.

Il tire une petite bourse de cuir.

Tenez, mon cher neveu, voilà quatre cents francs

Que je vous donne.

CLÉON.

À moi ?

GÉRONTE.

Faites-en bon usage ;

Je serai libéral, tant que vous serez sage.

CLÉON, en souriant.

Vos libéralités sont touchantes.

PASQUIN, bas, à Cléon.

Prenez.

CLÉON, bas, à Pasquin, en lui donnant la bourse.

Tiens, Pasquin.

PASQUIN, bas, à Cléon.

Grand merci.

GÉRONTE, à Cléon.

Comment, vous lui donnez

Mon argent ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur ; mais c’est pour sa dépense.

Comme c’est en moi seul qu’il met sa confiance,

Il me charge du soin d’acheter, de payer.

GÉRONTE.

Mais, n’es-tu point fripon ? Songe à bien employer

Cette somme : après tout, elle est considérable.

PASQUIN.

Aussi servira-t-elle à défrayer sa table

Pendant plus d’un grand mois.

GÉRONTE, embrassant Cléon.

Ah ! je suis enchanté.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, LE BARON, GÉRONTE, PASQUIN, FINETTE

 

GÉRONTE, allant au-devant du Baron.

Mon ami, prenez part à ma félicité ;

Souffrez qu’entre vos bras mon transport se déploie.

LE BARON, l’embrassant,

Bonjour, mon cher Géronte.

PASQUIN, à Finette.

Ah ! voici rabat-joie !

Avec ses vérités, il s’en va tout gâter.

Comment le prévenir ?

FINETTE.

Je m’en vais le tenter.

Au Baron, bas.

Monsieur, un petit mot.

LE BARON, à Finette.

Paix.

À Géronte.

Sachons, je vous prie,

D’où naissent vos transports ?

GÉRONTE.

Mon âme est attendrie

De voir que mon neveu...

LE BARON.

La mienne l’est aussi ;

Et je compatis fort aux chagrins...

GÉRONTE.

Dieu merci,

Je n’ai plus de sujet d’en avoir.

LE BARON.

Moi, je pense

Que, si jamais...

FINETTE, bas, au Baron.

Monsieur, un moment d’audience.

Nous avons...

LE BARON, la repoussant.

Ôte-toi.

À Géronte.

Je...

PASQUIN, tirant le Baron.

Deux mots à l’écart.

LE BARON, fort haut.

Eh ? Plaît-il ?

PASQUIN, bas.

Écoutez.

LE BARON, à part.

Que me veut ce pendard ?

PASQUIN, bas, au Baron.

Monsieur, c’est que...

LE BARON, le poussant rudement.

Tais-toi.

PASQUIN, à part.

Que la peste te crève :

Aidez-nous.

Bas, à Cléon.

Il s’agit d’empêcher qu’il n’achève,

Ou vous êtes perdu.

LE BARON, à Géronte.

Je suis très étonné

De vous voir si joyeux.

CLÉON, au Baron.

Il m’a tout pardonné,

Monsieur ; laissons cela.

LE BARON, à Géronte.

Vous êtes bien facile !

Ah ! si vous m’en croyiez...

CLÉON, au Baron.

Vous venez de la ville :

Que dit-on de nouveau ?

LE BARON.

Ce qu’on dit ? Ah ! vraiment,

On parle assez de vous.

GÉRONTE, au Baron.

C’est sur son changement.

CLÉON, à Géronte.

Sans doute.

GÉRONTE, au Baron.

Tout le monde est bien surpris, je pense ?

LE BARON.

En doutez-vous ? Chacun fronde sur sa dépense.

PASQUIN, à Géronte.

Qu’il vient de retrancher. Rien n’est plus étonnant.

LE BARON, à Cléon.

Vous l’avez retranchée ?

CLÉON, au Baron.

Ah ! Monsieur, maintenant

Je suis bien revenu de mes erreurs passées ;

Et mes dépenses sont tellement compassées !

Je suis si réformé !...

LE BARON.

Me prend-t-on pour un fou,

Quand on me parle ainsi ? Vous, réformé ? Par où ?

Depuis quand ?

CLÉON, faisant des signes au Baron.

Il suffit que mon oncle le croie ;

Et vous avez grand tort d’interrompre sa joie.

Enfin, il est content, très content.

LE BARON.

En effet,

Le bon homme a tout lieu d’être très satisfait.

GÉRONTE.

Aussi suis-je, et ma joie égale ma surprise.

LE BARON.

Allez, vous radotez, s’il faut que je le dise.

Entendez-vous le bruit que l’on fait là-dedans ?

GÉRONTE.

Oui. Mon neveu chez lui rassemble des savants

Qui disputant entr’eux.

LE BARON.

Des savants ! La cervelle

Vous tourne, assurément. Vous me la donnez belle,

Avec vos savants !

GÉRONTE.

Mais...

LE BARON, à Géronte.

Suivez-moi, vous verrez

Des docteurs avec qui vous vous divertirez,

Et qui font rude guerre à la mélancolie.

CLÉON, bas, à Géronte.

Mon oncle, vous voyez jusqu’où va sa folie.

GÉRONTE, bas, à Cléon.

Il me fait grand’pitié !

LE BARON, en riant.

Parbleu ! vous en tenez

Avec vos savants ! Ah !

GÉRONTE, d’un ton piqué.

Pourquoi me rire au nez ?

PASQUIN, bas, à Géronte.

Eh ! ne l’irritez point, il est dans son délire ;

Souvent dans ses accès il se pâme de rire.

LE BARON, riant à gorge déployée.

Des savants ! Le bon tour que l’on vous joue ici !

Des savants !

Il rit encore plus fort.

GÉRONTE, à Cléon.

Sur mon âme, il me fait rire aussi.

Oui, Baron, des savants.

Il rit de tout son cœur.

LE BARON, riant de plus en plus.

La scène est excellente.

GÉRONTE, riant comme lui.

Par ma foi, mon ami, vous la rendez plaisante.

Les deux vieillards rient démesurément, en se moquant l’un de l’autre.

PASQUIN, bas, à Cléon.

Ils vont crever tous deux.

CLÉON, bas, à Pasquin.

Plût à Dieu ! Mais du moins

Tâche à m’en délivrer.

PASQUIN.

J’y vais mettre mes soins.

LE BARON, reprenant son air sérieux.

Oh çà ! c’est assez ri. Je vois qu’on vous abuse,

Et que votre neveu vous prend pour une buse.

Pour finir la dispute, entrons. Bientôt, ma foi,

Vous verrez qui radote, ou de vous, ou de moi.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, CLÉON, LE BARON, GÉRONTE, FINETTE, PASQUIN

 

LE MARQUIS entre, tenant une serviette ; il est ivre.

Eh ! Cléon !

CLÉON, à part.

Le bourreau !

PASQUIN, à Finette.

Le Marquis ! Comment faire ?

LE BARON.

Ah ! c’est monsieur mon fils !

LE MARQUIS.

Bonjour, Monsieur mon père,

À Cléon.

Comment vous portez-vous ? Que fais-tu donc ici

Avec ces bonnes gens ?

CLÉON.

Eh ! tu me perds.

LE BARON, à Géronte.

Voici

Un des savants...

GÉRONTE.

Ô ciel !

LE BARON.

Que céans on rassemble.

LE MARQUIS.

Nous sommes là-dedans plus de quarante ensemble.

GÉRONTE.

Plus de quarante !

LE MARQUIS, lui frappant sur l’épaule.

Oui. Bonjour, vieux roquentin ;

Vous me voyez bien rond. Quand on a de bon vin,

On boit à ses amours ; cela grimpe à la tête,

Et le cœur s’attendrit. Mon cher Cléon, ta fête

Te coûtera bon ; mais elle te fait honneur.

LE BARON, à Géronte.

Faites la révérence à monsieur le docteur.

GÉRONTE, à Cléon.

Ah ! ah ! C’est donc ainsi qu’on me berne ?

CLÉON, à part.

J’enrage.

LE MARQUIS, à Géronte.

Entrez, vous allez voir un fort joli ménage.

GÉRONTE, à Pasquin.

Hé bien ! maître fripon.

PASQUIN, s’esquivant.

Très humble serviteur :

Je m’en vais prendre aussi le bonnet de docteur.

GÉRONTE.

Le scélérat !

À Finette.

Et toi, madame l’impudente,

Peux-tu...

FINETTE, lui faisant la révérence.

Mon cher Monsieur, je suis votre servante.

Si vous avez du goût pour messieurs les savants,

Comptez que jour et nuit on les trouve céans.

GÉRONTE, la poursuivant.

Tu me railles encor !

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, GÉRONTE, LE BARON, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, arrêtant Géronte.

Respectez le beau sexe,

Et modérez un peu votre pas circonflexe.

Comme vous n’avez plus l’appétit sensitif,

Le sexe à vos fureurs n’est pas un correctif :

Mais moi qui le révère et qui le trouve aimable...

Allons, point de chagrin, venez vous mettre à table ;

Vous verrez un festin aussi bien entendu...

GÉRONTE.

Si j’en goûte un morceau, je veux être pendu.

LE MARQUIS.

Je veux vous enivrer.

GÉRONTE.

Qui ? Moi ?

LE MARQUIS.

Vous. Et j’espère

Choquer aussi le verre avec monsieur mon père.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, GÉRONTE, LE BARON, LE MARQUIS, LE COMTE, FLORIMON, CARTON, CIDALISE, ARAMINTE, BÉLISE, ARSINOÉ et PLUSIEURS AUTRES CONVIVES

 

FLORIMON, à Cléon.

Comment donc, t’éclipser au milieu d’un repas ?

LE COMTE, à Cléon.

Nous venons vous chercher.

GÉRONTE.

Ah ! bon Dieu, quel fracas !

LE BARON, à Géronte.

Le cercle est assez beau.

ARAMINTE, à Cléon.

J’étais impatiente

De voir où vous étiez.

CIDALISE, à Cléon.

Peut-on être contente

Où l’on ne vous voit pas.

ARAMINTE, à Cléon.

On se plaint fort de vous.

Qui peut donc si longtemps vous séparer de nous ?

BÉLISE.

Vous nous donnez, Cléon, un festin magnifique,

Et vous nous plantez là ? Ce procédé me pique.

CARTON, à Cléon.

Tu nous fais trop languir ; il faut nous mettre au jeu.

Le temps est précieux.

GÉRONTE.

Courage, mon neveu ;

La réforme est complète et très édifiante !

FLORIMON, au Marquis.

Quel est cet homme-là ?

LE MARQUIS, prenant la main de Géronte.

Messieurs, je vous présente

La fleur de la contrée. Un oncle gracieux,

Prévenant, libéral, et qui fait de son mieux

Pour soutenir Cléon dans sa magnificence.

CIDALISE et toutes les Dames le saluent.

Il veut bien recevoir notre humble révérence.

LE COMTE, embrassant Géronte.

Monsieur, en vérité, j’avais un grand désir

De faire connaissance avec vous.

FLORIMON, l’embrassant.

Quel plaisir

De l’embrasser !

CARTON, faisant de même.

Monsieur veut bien me le permettre ?

LE MARQUIS.

Parbleu ! j’aurai mon tour ; et j’ose me promettre

Que Monsieur sentira dans cet embrassement

L’excès de l’amitié...

GÉRONTE.

Doucement, doucement.

LE MARQUIS.

Allons, à toi, Cléon ; une tendre accolade.

CLÉON, embrassant Géronte avec transport.

Mon oncle, mon cher oncle !

GÉRONTE, s’essuyant.

Ah ! j’en serai malade.

Retire-toi, bourreau ! Tu me fais outrager ;

Mais, avant qu’il soit peu, je saurai m’en venger.

CLÉON.

Quoi ! lorsque mes amis s’empressent à vous plaire...

GÉRONTE.

Dissipe, mange, bois, ce n’est plus mon affaire ;

Je t’abandonne.

LE COMTE, à Géronte.

Au fond, de quoi vous plaignez-vous ?

GÉRONTE.

De quoi je me plains ?

LE COMTE.

Oui.

GÉRONTE.

J’ai tort d’être en courroux...

LE COMTE.

Vous ménagez pour lui. Votre sage vieillesse

Réparera bientôt des fautes de jeunesse.

GÉRONTE, effrayé.

Bientôt !

LE MARQUIS.

Assurément. À parler de bon sens,

C’est une honte à vous de vivre si longtemps,

Et d’un pauvre héritier lasser la patience.

LE BARON, au Marquis.

Insolent ! Tout au moins respectez ma présence.

LE MARQUIS.

On cherche à quereller ? Je n’aime point le bruit

Je m’en retourné à table, et qui m’aime me suit.

Il sort.

CLÉON.

Je suis mortifié, mon oncle...

GÉRONTE.

Point d’excuse,

Je n’écoute plus rien. On m’insulte, on m’abuse,

On m’outre ; c’en est fait, je ne te connais plus.

CARTON, à Cléon.

Puisque pour l’apaiser tes soins sont superflus,

Compte sur des amis de qui la bourse ouverte

Sera prête au besoin à réparer ta perte.

ARAMINTE.

Sans doute.

BÉLISE.

J’en réponds.

ARSINOÉ.

Je m’en ferais honneur.

CIDALISE.

J’en ferais mon plaisir.

FLORIMON.

Sois sûr d’un serviteur

Pénétré de tendresse et de reconnaissance.

Va, tu m’éprouveras quelque jour.

LE COMTE.

Il m’offense,

S’il ne regarde pas ce que j’ai comme à lui.

CLÉON, à Géronte.

Vous entendez ?

GÉRONTE.

Fort bien.

LE BARON.

On vous flatte aujourd’hui,

Et jusques au besoin oh vous promet merveilles :

Mais s’il tient, parlez-leur, ils n’auront plus d’oreilles.

CIDALISE.

Messieurs, m’en croirez-vous ? Rejoignons le Marquis.

ARAMINTE.

Je me rends volontiers à ce prudent avis.

CLÉON, à Géronte.

Mon oncle, sans rancune et sans cérémonie,

Voulez-vous prendre place avec la compagnie ?

GÉRONTE.

Va trouver ta cohue, et me laisse en repos.

CLÉON, lui faisant la révérence.

Je me retire donc sans un plus long propos.

 

 

Scène X

 

GÉRONTE, LE BARON, JULIE, qui entre et qui écoute

 

GÉRONTE.

Allons, passons chez vous. Qu’on appelle un notaire.

LE BARON.

Un notaire !

GÉRONTE.

À l’instant.

LE BARON.

Et que voulez-vous faire ?

GÉRONTE.

Je vais déshériter mon indigne neveu.

LE BARON.

Un si cruel dessein n’aura point mon aveu.

JULIE, avançant avec précipitation.

Ah ! qu’entends-je ? Monsieur, vous sera-t-il possible

D’avoir tant de rigueur ?

GÉRONTE.

Il est incorrigible ;

Je suis inexorable, et je veux le punir.

JULIE.

Je demande sa grâce, et je dois l’obtenir.

Excusez les transports de la folle jeunesse.

Ayez pitié de moi qui l’aime avec tendresse.

GÉRONTE.

Je sais que vous l’aimez : mais ce dissipateur

Ne doit point de mes biens devenir possesseur.

Pour vous en assurer la jouissance entière,

Je m’en vais vous nommer mon unique héritière.

JULIE.

Qui ? moi, Monsieur ?

GÉRONTE.

Oui, vous. Je veux que dès ce soir

Le sort de mon neveu soit en votre pouvoir.

Dès longtemps je connais votre prudence insigne.

Vous le rendrez heureux, s’il s’en rend moins indigne ;

Sinon, à son malheur vous l’abandonnerez,

Et du fruit de mes soins seule vous jouirez.

Vous êtes après lui ma plus proche parente ;

De plus, vous êtes sage, économe, prudente :

C’est un double motif pour vous laisser mon bien.

JULIE.

Songez...

GÉRONTE.

Vous aurez tout, et l’ingrat n’aura rien.

Allons, mon cher Baron, terminer cette affaire.

Du dessein que j’ai pris rien ne peut me distraire.

J’assure à la vertu sa rétribution,

Et me venge en faisant une bonne action.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

GÉRONTE, JULIE, LE BARON

 

GÉRONTE, à Julie.

En vertu de mon seing, et du seing du notaire,

Vous voilà de mes biens unique légataire.

Que le ciel me punisse et m’abîme à l’instant,

Si dans mes volontés je ne suis pas constant,

Et si du testament je révoque une ligne.

JULIE.

Je sais par quel moyen je dois m’en rendre digne,

Monsieur, et je vous jure aussi de mon côté...

GÉRONTE.

N’achevez pas. Je veux qu’en pleine liberté

Vous possédiez mes biens, sans que rien vous engage

Envers qui que ce soit, au plus petit partage ;

Et que mon neveu même apprenne le premier

Qu’il ne doit plus compter d’être mon héritier.

LE BARON, à Géronte.

Vous avez très grand tort. S’il n’a plus rien à craindre

Dans ses égarements qui pourra le contraindre ?

Vous étiez le seul frein qui le retînt un peu.

Ôtez-lui ce frein-là, vous allez voir beau jeu !

JULIE.

Tant mieux pour lui.

LE BARON.

Tant mieux !

JULIE.

Oui ; car pour moi j’opine

Que, pour se corriger, il faut qu’il se ruine.

Alors ses faux amis, ses lâches séducteurs,

Le laisseront en proie aux remords, aux douleurs :

Il ouvrira les yeux, il connaîtra les hommes ;

Et s étant convaincu que le siècle où nous sommes

N’est que corruption, intérêt, fausseté,

Lui-même il blâmera sa prodigalité.

On redoute l’écueil, quand on a fait naufrage ;

Et le malheur d’un fou sert à le rendre sage.

GÉRONTE.

Cette sagesse-là lui coûtera bien cher !

JULIE.

Ses pertes désormais doivent peu vous toucher.

Il est presque abîmé, j’en suis trop avertie,

Et j’ai de ses débris la meilleure partie.

GÉRONTE.

La meilleure partie ?

JULIE.

Oui, sa terre est à moi ;

Ses bijoux, son argent, j’ai presque tout.

GÉRONTE.

Ma foi,

J’en suis charmé, ravi.

JULIE.

J’ai bien conduit ma barque,

Et je la conduirai dans le port.

GÉRONTE.

Je remarque

Qu’une femme prudente et qui se donne au bien,

Vaut cent fois mieux qu’un homme.

LE BARON.

Oui.

GÉRONTE.

Mais, par quel moyen

Avez-vous pu ?...

JULIE.

Tantôt vous saurez notre histoire ;

Elle vous surprendra. Mais voulez-vous me croire ?

En cachant à Cléon qu’il est déshérité,

Quand vous le reverrez, traitez-le avec bonté,

Et laissez-lui penser qu’un excès de tendresse

Calme votre courroux, excuse sa jeunesse,

Et daigne se prêter à ses égarements.

Vous donnerez matière à des événements

Qui précipiteront ses regrets et sa perte,

Et qui rendront bientôt cette maison déserte.

GÉRONTE.

Volontiers ; à mon tour je m’en vais le berner,

Et c’est un vrai plaisir que je veux me donner.

LE BARON.

Je vous seconderai, quoique peu propre à feindre :

Mais il est des moments où l’on doit se contraindre ;

Et je sens, comme vous, que Julie a raison.

 

 

Scène II

 

CLÉON, JULIE, GÉRONTE, LE BARON

 

CLÉON, entrant avec précipitation.

Je veux voir si mon oncle... Encor dans ma maison

Le Baron et Julie ! Ah ! que je vais entendre

De beaux sermons ! Je suis en train de me défendre,

Et de leur dire à tous leur fait en quatre mots.

GÉRONTE, d’un ton doux.

Approchez, mon neveu.

CLÉON, d’un ton fier.

Point d’ennuyeux propos.

J’ai du sens, de l’esprit, et je sais me conduire.

GÉRONTE.

Sans doute.

CLÉON.

À me gêner rien ne peut me réduire.

J’aime ma liberté plus que mon intérêt ;

Et mon unique loi, c’est tout ce qui me plaît.

LE BARON.

Ah ! c’est parler, cela.

JULIE, à Cléon.

Qui songe à vous contraindre ?

CLÉON.

Qui ? Vous trois ; et j’étais assez sot pour vous craindre.

Sous le poids de mes fers mon cœur a trop gémi ;

Mais contre ma faiblesse on m’a bien affermi.

GÉRONTE.

Ventrebleu ! mon neveu, comme vous êtes brave !

CLÉON.

Oui, je lève le masque, et cesse d’être esclave.

LE BARON.

Il prend le mors aux dents.

CLÉON.

Vous aurez beau pester.

Je veux voir mes amis, jour et nuit les traiter ;

Inventer cent moyens d’augmenter ma dépense,

Et me rendre fameux par ma magnificence.

Rien ne me coûtera pour me mettre en crédit,

Dussent tous les censeurs en crever de dépit.

Vous m’entendez, Messieurs ?

GÉRONTE.

Ah ! fort bien.

LE BARON.

Il s’explique

En des termes éloquents, et...

CLÉON.

Plus de politique.

C’est un art dont jamais je ne me piquerai :

À Géronte.

J’en ai fait avec vous un malheureux essai.

Pour y bien réussir, j’ai le cœur trop sincère.

Regardant Julie.

Il faut être né faux, pour aimer le mystère,

Pour aller à ses fins sous un masque trompeur.

La finesse est toujours l’effet d’un mauvais cœur.

Vous m’entendez, Madame ?

JULIE, en souriant.

Oui, j’entends à merveille.

GÉRONTE.

Je vois bien, mon neveu, que le vin vous éveille.

CLÉON.

Je serais un grand fou de me régler sur vous !

GÉRONTE.

J’en demeure d’accord.

CLÉON.

Car, mon oncle, entre nous,

Est-il quelque défaut plus bas que l’avarice ?

Il suffit de paraître entiché de ce vice,

Pour être regardé comme un homme sans cœur.

À quoi servent les biens que pour s’en faire honneur ?

Le faste nous tient lieu d’une haute noblesse ;

Les plus fiers, les plus grands adorent la richesse :

Quiconque en fait usage, avec eux va de pair ;

Et, pour paraître grand, il faut prendre un grand air.

Ainsi, loin de blâmer mon humeur libérale,

Mon oncle, savourez ma prudente morale ;

Et, sans me fatiguer d’inutiles raisons,

Prenez-moi pour modèle, et suivez mes leçons.

GÉRONTE, en riant.

Il n’est pas fort aisé de les suivre à mon âge.

CLÉON.

On n’est jamais trop vieux pour devenir plus sage.

GÉRONTE.

Il parle comme un livre, et raisonne si bien

Que j’ai honte d’avoir amassé tant de bien !

CLÉON.

C’est un pesant fardeau dont je veux vous défaire.

GÉRONTE.

Non ; je vous en dispense, et j’en fais mon affaire.

Puisqu’à se ruiner on se fait tant d’honneur,

Corbleu ! j’y vais aussi travailler de bon cœur.

CLÉON.

Ah ! vous me plaisantez !

GÉRONTE.

Non, mon cher, je vous jure.

En vous croyant un fou, je vous faisais injure ;

Et c’est moi qui l’étais.

LE BARON.

Il en faut convenir ;

Et de mes préjugés il me fait revenir.

CLÉON.

Parlez-vous tout de bon, ou si c’est raillerie ?

LE BARON.

Tout de bon.

GÉRONTE, à Cléon.

Agissez sans façon, je vous prie.

De tout votre fracas bien loin d’être alarmé,

Plus vous prodiguerez, plus je serai charmé.

Vous ne pouvez jamais épuiser la fortune.

Embrassez-moi, mon cher, et vivons sans rancune.

Ils s’embrassent.

Adieu, mon doux neveu, tenez-vous en gaîté ;

Coupez, taillez, rognez en pleine liberté :

Comptez toujours sur moi, comme vous devez faire,

Et que votre plaisir soit votre unique affaire.

CLÉON.

Quoi ! sérieusement, vous n’êtes plus fâché ?

GÉRONTE.

Plus du tout ; vos discours m’ont vivement touché.

Je vois votre sagesse et mon extravagance ;

Et veux vous surpasser par la magnificence.

J’étais un idiot, un buffle, un animal ;

Dès demain je régale, et je donne le bal.

LE BARON.

Et j’y danserai.

JULIE.

Moi, j’en veux être la reine.

GÉRONTE.

C’est comme je l’entends. Ma présence le gêne,

Laissons-le à ses amis. Touchez là, mon neveu,

Et, sans cérémonie, allez vous mettre au jeu :

La compagnie attend. Jouissez de la vie,

Et bravez, comme moi, la censure et l’envie.

 

 

Scène III

 

CLÉON, JULIE

 

CLÉON.

Par un ton si nouveau je suis déconcerté.

JULIE.

Eh quoi ! vous fâchez-vous de votre liberté ?

CLÉON.

Cette liberté-là me paraît bien suspecte.

JULIE.

Vous voyez qu’à la fin votre oncle vous respecte.

CLÉON.

Êtes-vous de concert pour vous moquer de moi ?

JULIE.

Non, Cléon ; je vous parle ici de bonne foi.

Votre oncle vous blâmait, il reconnaît sa faute.

Vous aviez un tyran, et c’est moi qui vous l’ôte :

J’ai corrigé son ton. Sans aigreur, sans courroux,

Votre oncle va vous voir vous livrer à vos goûts :

Je l’en ai tant prié, qu’à la fin il m’a crue.

Moi-même, qui sur vous voulais être absolue,

Je suivrai son exemple ; et mon cœur désormais

Veut se montrer, par-là, sensible à vos bienfaits.

Le dernier que de vous j’ai reçu par le Comte,

M’a servi de leçon. Je confesse, à ma honte,

Que, si mes procédés vous avaient offensé,

Mon zèle peu discret est bien récompensé.

Je vous ai rebuté par mon humeur austère :

Quand vous vous en vengez, c’est à moi de me taire.

De votre volonté je me fais une loi,

Et vous ne recevrez nul reproche de moi.

CLÉON, embarrassé.

Cet excès de bonté...

JULIE.

L’inconstance est permise

Lorsqu’elle est bien fondée. Après tout, Cidalise

Vous convient mieux que moi, je le dois avouer,

Et d’un choix si prudent chacun va vous louer :

Car, que suis-je auprès d’elle ? Une importune amie

Qui vous prêche sans cesse, et dont l’économie,

Si d’éternels liens nous unissaient tous deux,

Serait à votre humeur un frein trop ennuyeux.

Voulez-vous vous lier ? Cherchez qui vous ressemble ;

C’est l’unique moyen de vivre deux ensemble,

Et de... Vous rougissez ! Je ne dis pourtant rien

Qui vous doive offenser.

CLÉON.

Non ; mais je sens fort bien

Que vous êtes piquée, et que mon inconstance...

JULIE.

Je la vois, je vous jure, avec indifférence.

CLÉON.

Avec indifférence ?

JULIE.

Oui.

CLÉON.

J’en doute bien fort.

JULIE.

Vous en doutez ?

CLÉON.

Je crois que je n’ai pas grand tort,

Et j’en suis bien fâché.

JULIE.

Détrompez-vous, de grâce.

Quoi ! lorsque vous changez, j’aurais l’âme assez basse ?...

CLÉON.

Mais, au fond vous m’aimiez ?

JULIE.

Eh ! mais, oui, je le crois.

CLÉON.

Et vous aviez de même un ascendant sur moi,

Dont je sens que j’ai peine à me rendre le maître.

JULIE.

Vous en triompherez bientôt.

CLÉON.

Cela peut être ;

Mais je souffre moi-même, en vous voyant souffrir.

JULIE, en soupirant.

C’est un léger tourment dont je veux vous guérir,

En changeant comme vous ; vous aimez Cidalise.

CLÉON.

Ma résolution n’était pas trop bien prise ;

Mais vous la confirmez, et cela me suffit,

Au défaut de l’amour, je suivrai le dépit.

JULIE.

Et l’amour le suivra.

CLÉON.

C’est ce que je souhaite.

JULIE.

Je le souhaite aussi.

CLÉON.

Vous serez satisfaite.

 

 

Scène IV

 

JULIE, CIDALISE, CLÉON

 

CIDALISE.

On vous attend, Cléon ; que faites-vous ici ?

Un raccommodement ?

JULIE.

Non ; puisque vous voici,

Je dois me retirer et vous céder la place.

CIDALISE.

On ne peut mieux agir, ni de meilleure grâce.

JULIE.

Vous voyez, je suis bonne.

CIDALISE.

Eh ! pas trop : car, au fond,

Vous me haïssez !...

JULIE.

Moi ? Non, je vous en répond ;

Je ne saurais haïr que les gens que j’estime.

CIDALISE.

Le trait est un peu vif. Le dépit vous anime ;

Mais j’ai peu mérité ces marques de courroux.

Est-ce ma faute, à moi, si je plais mieux que vous ?

JULIE.

Ah, mon Dieu ! point du tout. Je sais que c’est la mienne.

Je n’ai qu’un cœur fidèle, et rien qui le soutienne.

Pour vous, dont les attraits ont un si grand éclat,

Vous n’avez pas besoin d’un cœur si délicat.

CIDALISE.

Si l’on nous veut ici comparer l’une à l’autre,

Sans nulle vanité, mon cœur vaut bien le vôtre ;

Il ne balance pas, il suit ce qui lui plait ;

Mais il aime du moins sans aucun intérêt.

CLÉON, se mettant entre elles.

Eh ! Mesdames, cessez...

JULIE, à Cidalise.

Je ne suis point blessée

Que vous me soupçonniez d’une âme intéressée.

Mes actions un jour sauront ouvrir les yeux

À qui me connaît mal, et vous connaîtra mieux.

CIDALISE.

Plus on me connaîtra, plus j’aurai l’avantage

De l’emporter sur vous qui vous croyez si sage.

Si les dons de Cléon...

CLÉON, à Cidalise.

Madame, croyez-moi,

Ne poussez pas plus loin ce discours.

CIDALISE.

Mais je crois

Que je puis lui répondre.

CLÉON.

Oui ; mais je vous supplie

De marquer moins d’aigreur, et d’épargner Julie.

CIDALISE.

Comment, vous exigez !...

CLÉON.

Moi ? Je n’exige rien.

Je voudrais seulement rompre cet entretien.

CIDALISE.

Je puis comme elle, ici, dire ce que je pense.

JULIE.

Oui, vous y pouvez tout, grâce à son inconstance.

Votre triomphe est beau ; chacun vous l’enviera ;

Mais vous n’en jouirez qu’autant qu’il me plaira.

 

 

Scène V

 

CLÉON, CIDALISE

 

CIDALISE.

Qu’autant qu’il lui plaira ! Je la trouve plaisante ?

On ne saurait tenir à sa gloire insolente ;

Et je vais la rejoindre.

CLÉON.

Ah ! de grâce, arrêtez.

CIDALISE.

Quoi donc ! Je souffrirai toutes ses duretés ?

CLÉON.

Daignez me témoigner un peu de complaisance,

Et ne lui faites pas la plus légère offense.

CIDALISE.

La prière, sans doute, a de quoi me flatter.

Si bien que, pour vous plaire, il faut la respecter.

CLÉON.

Je ne m’en cache point, quoique je vous adore,

Je sens bien que mon cœur la révère et l’honore.

N’en soyez point fâchée, et l’amour qui nous joint...

 

 

Scène VI

 

CLÉON, CIDALISE, LE MARQUIS, CARTON

 

CARTON.

Toujours des pourparlers ? Nous ne jouerons donc point ?

La table est entourée, et Julie a pris place.

CLÉON.

Julie !

CARTON.

Elle t’attend.

CIDALISE.

A-t-elle encor l’audace

De venir me braver ? Et...

CLÉON.

Nous l’en punirons.

Puisqu’elle veut jouer, nous la ruinerons.

CIDALISE.

Oui ; vengeons-nous ainsi de qui nous importune ;

Et, guidés par l’amour, courons à la fortune.

Elle lui donne la main.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FINETTE, seule

 

Ô Ciel ! vit-on jamais un revers plus funeste !

Pauvre Cléon ! tu viens de jouer de ton reste ;

Te voilà ruiné sans ressource. Le Sort

Paraît avec l’Amour être aujourd’hui d’accord

Pour punir l’inconstance, et pour venger Julie.

 

 

Scène II

 

LE BARON, FINETTE

 

LE BARON.

Hé bien, a-t-on fini cette grande partie ?

Ma fille en était-elle ?

FINETTE.

Oui, Monsieur, sûrement.

LE BARON.

A-t-elle eu du bonheur ?

FINETTE.

Épouvantablement.

LE BARON.

L’expression est neuve.

FINETTE.

Et conforme à l’histoire.

Je l’ai vue arriver, et j’ai peine à la croire.

Quand vous en douteriez, vous m’étonneriez peu.

Ma maîtresse attendait que l’on se mît au jeu.

En entrant, Cidalise et Cléon l’ont brusquée,

Et par cent traits malins l’ont vivement piquée.

Plus elle était tranquille, et plus on la raillait :

Mais sans rien répliquer, comme Cléon taillait,

Elle s’en est vengée en tentant la fortune.

L’inconstant, qui trouvait sa présence importune,

Et voulait s’en défaire en la poussant à bout,

L’excitait à risquer, offrant de tenir tout.

« Hé bien ! a dit Madame, il faut vous satisfaire.

« Ruinez-moi, Monsieur, si cela peut vous plaire.

« Je mets mille louis sur ces trois cartes-là. »

Elle gagne d’abord. Très piqué de cela,

Cléon, pour réparer une perte si dure,

Lui fait autre défi ; toujours même aventure.

Jusqu’au trente et le va, leur fureur les conduit.

Plus Cléon risque et tient, plus le malheur le suit.

D’un sang-froid merveilleux, ma prudente maîtresse,

Pour le mettre au néant, épuise son adresse.

Enfin, elle a gagn4 tout ce qu’elle a risqué,

Et jusqu’à quatre fois elle l’a débanqué.

LE BARON.

La fortune aujourd’hui paraît bien équitable.

FINETTE.

Cléon jure, il fulmine, il renverse la table ;

Et jetant sur Julie un regard furieux :

Barbare, lui dit-il, ôtez-vous de mes yeux.

Elle, sans s’émouvoir, fait emporter sa proie,

Et la suit sans marquer ni tristesse ni joie.

À peine sommes-nous dans votre appartement,

Que l’on vient la prier avec empressement,

De la part de Cléon, d’excuser sa furie,

Et de rentrer chez lui. Ma maîtresse, attendrie,

Ne sait quel parti prendre, et balance longtemps :

Un messager pressant vient d’instants en instants,

Elle rejoint Cléon, le calme, le console.

« Madame, lui dit-il, je vous donne parole

« Que, quand sur moi le sort épuiserait ses coups,

« J’expirerais plutôt que de m’en prendre à vous :

« Mon respect eu répond, l’honneur me le commande ;

« Mais je veux ma revanche, et je vous la demande. »

LE BARON.

Ciel !

FINETTE.

Pour s’expédier, il lui propose un jeu

Dont l’inventeur, je crois, mériterait le feu.

LE BARON,

De quel jeu parles-tu ?

FINETTE.

C’est au trente et quarante

Que Cléon a trouvé la fortune constante

À le faire périr. Argent, billets, contrats,

Meubles, carrosse, hôtel, tout a passé le pas,

Devant trente témoins consternés de sa perte,

Et tous prêts à laisser cette maison déserte,

Où, pour plumer leur dupe, ils n’ont plus nul moyen ;

Car tout est à Madame, et Cléon n’a, plus rien.

 

 

Scène III

 

JULIE, LE BARON, FINETTE

 

LE BARON, à Julie.

Ce que j’apprends ici me paraît incroyable ;

Y dois-je ajouter foi ?

JULIE.

Rien n’est plus véritable,

J’ai ruiné Cléon. Ma rivale en fureur

Est encor plus que lui sensible à son malheur.

Elle pleure, elle crie, elle se désespère.

Moi, pour ne point aigrir leur haine et leur colère,

Je viens de les laisser en proie à leurs transports.

Toute la compagnie a fait de vains efforts

Pour adoucir l’excès de leur douleur profonde ;

Ils n’écoutent plus rien, et brusquent tout le monde.

Enfin, grâces au ciel, mon triomphe est parfait ;

Il faut voir maintenant quel en sera l’effet ;

Si tous ces grands amis qu’attirait la fortune,

Voudront avec Cléon faire bourse commune,

Comme ils l’en ont flatté, quand il était heureux ;

Et si j’ai de tout temps bien ou mal jugé d’eux.

Cidalise, surtout, est ce qui m’intéresse ;

Elle peut à présent lui prouver sa tendresse.

Le bonheur nous expose à des dehors trompeurs ;

Mais c’est dans le malheur qu’on éprouve les cœurs.

LE BARON.

Cléon devrait mourir de douleur et de honte.

Je sors pour informer le bon homme Géronte

De cet événement, et je l’amène ici

Pour voir quelle sera la fin de tout ceci.

 

 

Scène IV

 

JULIE, FINETTE

 

FINETTE.

Comment prétendez-vous user de la victoire ?

JULIE.

Je n’en sais rien encor.

FINETTE.

Ma foi, j’ai peine à croire

Qu’il reste à votre amant d’autres amis que vous.

JULIE.

Et c’est ce qui rendra mon triomphe plus doux.

FINETTE.

Plus doux ? Vous me semblez bien âpre à la vengeance !

Voulez-vous de Cléon augmenter la souffrance ?

Il vous doit, tout au moins, faire compassion,

Et vous ne me marquez aucune émotion.

JULIE.

Le temps amène tout.

FINETTE.

Tout franc, je vous admire.

Se peut-il que sur vous vous ayez tant d’empire ?

Pouvez-vous d’un amant savourer le malheur ?

JULIE.

Je veux voir quel effet il fera sur son cœur.

Son sort va désormais dépendre de lui-même :

S’il est digne de moi, tu verras si je l’aime !

FINETTE.

Il est assez puni, Madame, en vérité.

JULIE, en souriant.

Il ne sait pas encor qu’il est déshérité ;

Et pour l’éprouver mieux, je prétends qu’il l’apprenne.

FINETTE.

De votre bouche ?

JULIE.

Non, Finette, de la tienne.

Saisis l’occasion de l’informer du fait,

Et devant Cidalise : on verra par l’effet,

Que, loin qu’à son égard je sois dure, insensible,

J’use, pour le guérir, d’un secret infaillible.

FINETTE.

Je commence, Madame, à penser comme vous :

Employer pour cela des remèdes trop doux,

Ce serait tout gâter. Il faut, d’une main sûre,

Tailler, couper, percer, pour achever la cure.

Je vais armer mon cœur d’un peu de dureté,

Et tâcher d’opérer avec dextérité.

Pour éloigner d’ici la troupe qui nous lasse,

Je veux à votre amant donner le coup de grâce.

Laissez-moi faire, il vient.

 

 

Scène V

 

CLÉON, JULIE, FINETTE

 

CLÉON, du côté par où il entre, d’un air furieux.

Non, ne me suivez pas :

Je veux lui parler seul.

FINETTE, à Julie.

Fuyez, doublez le pas ;

Il est hors de lui-même.

CLÉON, arrêtant Julie.

Un moment d’audience.

Eh quoi ! d’un malheureux vous fuyez la présence ?

Barbare ! ingrate ! Hé bien ! me voilà ruiné.

De votre propre main je suis assassiné.

Vous triomphez.

JULIE.

Le sort...

CLÉON.

Vous triomphez, ingrate !

Oui ! malgré vous, je sens que ma fureur vous flatte.

Ce qui me désespère, est un charme pour vous.

J’écoute mon respect, il retient mon courroux ;

Mais je veux une fois vous dire ma pensée :

Vous n’avez jamais eu qu’une âme intéressée ;

Vous n’aimiez point Cléon, vous adoriez son bien :

Son malheur vous l’assure, et Cléon n’est plus rien.

Je vais à mes amis demander un asile,

En vous laissant chez moi triomphante et tranquille.

Tandis que mes malheurs combleront vos souhaits,

Je ferai mon bonheur de ne vous voir jamais :

Dans mon désastre affreux, c’est ce qui me console ;

Et j’espère...

Julie lui fait une profonde révérence, et sort.

 

 

Scène VI

 

CLÉON, FINETTE

 

CLÉON.

Elle sort sans dire une parole !

Voilà son dernier coup, l’outrage et le mépris.

FINETTE.

Ne vous emportez point, et calmez vos esprits.

CLÉON.

Moi, je me calmerais, lorsque sa barbarie,

Son sang froid insultant rallume ma furie ?

 

 

Scène VII

 

CIDALISE, CLÉON, FINETTE

 

CLÉON, à Cidalise.

Ah ! Madame, venez soulager ma douleur,

Et rendez-vous enfin maîtresse de mon cœur ;

Il brûle d’être à vous, achevez votre ouvrage ;

Ne lui permettez plus un indigne partage :

Sauvez-le de lui-même, il s’offre à vos attraits,

Et se livre en vos mains pour n’en sortir jamais.

CIDALISE.

Quoi ! vous doutiez encor que j’en fusse maîtresse ?

Sentez-vous pour Julie un retour de tendresse ?

Elle l’a mérité.

CLÉON.

Je vais la détester.

Désormais tout à vous, j’ose vous protester...

Vous ne m’écoutez point.

CIDALISE.

Non, car on nous épie.

FINETTE.

Moi ! tout ce que je vois me fait haïr Julie ;

Et, pour vous mieux prouver à quel point je la hais,

Je vais vous découvrir les beaux tours qu’elle a faits...

Mais je n’ose.

CIDALISE.

Pourquoi ?

FINETTE.

Si je vous le révèle,

Je m’en vais vous causer une douleur mortelle.

Vous aimez trop Cléon, vous devez trop l’aimer

Pour soutenir ce choc.

CIDALISE.

Achève, il faut s’armer

De courage. Quel coup va l’accabler encore ?

FINETTE.

Il peut le supporter, parce qu’il vous adore,

Et qu’il retrouve en vous le généreux appui

D’un bon cœur déjà prêt à s’immoler pour lui.

Que ferait-il sans vous ? Son oncle l’abandonne.

CLÉON, à Cidalise.

Ah ! ne la croyez pas ; je sais qu’il me pardonne.

FINETTE.

Non ; il vous a trompé pour se venger de vous,

Et ses feintes douceurs vous cachaient son courroux.

CLÉON.

Quoi donc ?

FINETTE, d’un air affligé.

Le méchant oncle ! ah ! quelle âme traîtresse !

Quel fourbe ! il assassine au moment qu’il caresse.

Oui, Monsieur, dans l’instant que cet oncle malin

Vous disait cent douceurs d’un air tendre et bénin,

Il venait de signer votre ruine entière,

En vous déshéritant d une indigne manière ;

Car il vous ôte tout, et même a fait serment

De ne jamais changer un mot au testament.

Votre disgrâce est pleine, infaillible, authentique,

Et Julie est, Monsieur, sa légataire unique.

CLÉON.

Julie ! a-t-elle pu pousser l’indignité ?...

FINETTE, prenant un ton furieux.

Rien ne peut échapper à son avidité...

Et votre terre aussi que vous avez vendue...

CIDALISE, d’un ton d’étonnement.

Il a vendu sa terre ?

FINETTE, d’un ton pleureur.

Et même il l’a perdue,

Je veux dire le prix qu’il en avait touché :

Mais si vous saviez tout, que vous seriez fâché,

Monsieur, et que pour vous l’aventure est piquante !

Ma maîtresse...

CLÉON.

Poursuis.

FINETTE.

Sous le nom de Dorante...

CIDALISE.

Hé bien ?

FINETTE.

A fait sous main cette acquisition.

Votre terre est, Monsieur, en sa possession.

CLÉON.

La perfide au moment qu’elle m’en fait reproche,

Et que, pour l’apaiser...

FINETTE, en soupirant.

Ah ! c’est un cœur de roche ;

Elle convoite tout, et sait tout obtenir.

Elle a vos biens présents et vos biens à venir,

C’est son bonheur outré qui vous rend misérable,

Et qui vient d’accomplir votre sort déplorable.

Adieu, j’ai trop de peine à retenir mes pleurs,

Et Madame aura soin d’adoucir vos malheurs.

Elle s’éloigne, les contemple quelque temps, et tort en riant sont son éventail.

 

 

Scène VIII

 

CLÉON, CIDALISE

 

CLÉON.

Hé bien ! vous le voyez, ma disgrâce est complète.

CIDALISE, brusquement.

Oh ! rien n’y manque.

CLÉON.

Allons, il faut faire retraite ;

Quittons une maison où tout m’est odieux,

Où tout exciterait mes transports furieux.

Juste ciel ! ah, sans vous que je serais à plaindre,

Madame ! à mon malheur rien ne saurait atteindre ;

Mais, puisque vous m’aimez, mon sort me paraît doux,

Et mon cœur est flatté de n’espérer qu’en vous,

D’avoir en vos bontés un glorieux asile,

Et de pouvoir compter...

CIDALISE, d’un air froid et embarrassé.

Il serait inutile

De vous tromper, Cléon. Je plains votre malheur ;

Mais je ne suis pas libre, et dépends d’un tuteur,

Qui, dès qu’il apprendrait vos disgrâces diverses,

Nous ferait essuyer les plus rudes traverses.

Nous attendrons la mort de ce tuteur fâcheux,

Et peut-être qu’alors...

CLÉON.

Le trait est généreux !

Il m’ouvre votre cœur, et je sens ma folie

De l’avoir cru plus sûr que celui de Julie.

Je ne vois que des cœurs doubles, intéressés,

Perfides, séducteurs...

CIDALISE, d’un ton de hauteur.

Ah ! Cléon, finissez.

Le malheur vous aigrit, la hauteur m’importune,

Et l’on doit prendre un ton conforme à sa fortune.

 

 

Scène IX

 

CLÉON, CIDALISE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Bonsoir, Cléon, j’accours pour te féliciter.

Ton oncle vient, dit-on, de te déshériter.

L’oncle, le jeu, l’amour, la table, les largesses,

Te sauvent pour jamais l’embarras des richesses.

Comme un sage de Grèce, en méprisant le bien,

Te voilà vraiment libre, et vis-à-vis de rien.

Parbleu ! j’en suis ravi : même sort nous rassemble,

Mon cher, et nous allons philosopher ensemble.

CLÉON, d’un ton de colère.

Viens-tu pour m’insulter ?

LE MARQUIS.

Non, Cléon, sur ma foi.

Un revers t’a rendu tout aussi gueux que moi ;

Mais ne t’afflige point, mon ami, je t’en prie,

Et je vais t’enseigner à vivre d’industrie.

Tu nous prêtais. Ton tour est venu d’emprunter,

Pour y bien réussir, tu n’as qu’à m’imiter.

CLÉON.

Les hommes tels que moi tombent dans la misère,

Mais ne dégradent point leur noble caractère.

J’ai des amis encor que je puis implorer,

Et ce sera toujours sans me déshonorer :

C’est à quoi je me fixe ; ou, si tout m’abandonne,

La mort est ma ressource, et n’a rien qui m’étonne.

LE MARQUIS.

Tu te piques de gloire au comble du malheur ?

CLÉON.

Est-ce être glorieux que d’avoir de l’honneur ?

LE MARQUIS.

De l’honneur ? On n’en a qu’autant qu’on fait figure.

Ah ! je vois ce que c’est. Madame te rassure ;

Tu crois...

CLÉON.

Non : mon malheur a produit son effet,

Et me rend à ses yeux un méprisable objet.

J’attendais de sa part une main secourable ;

Mais son cœur, effrayé du sort d’un misérable,

Oppose à mon espoir l’obstacle d’un tuteur,

Qui ne souffrirait pas qu’elle fît mon bonheur.

LE MARQUIS.

Qui ? lui te traverser ? Pitoyable défaite.

C’est un vieux idiot, un homme qui végète,

Qui ne sait ce que c’est que de rien refuser,

Et dont, comme il lui plaît, elle peut disposer.

CLÉON, à Cidalise.

Voilà donc ce tuteur pour moi si redoutable ?

CIDALISE.

Écoutez-vous un fou ?

LE MARQUIS.

C’est un fou raisonnable,

Du moins par intervalle. Ah ! je vous connais bien.

En montrant Cléon.

Vous le croyez perdu, parce qu’il n’a plus rien ;

Mais j’ai trente moyens pour le tirer d’affaire.

CIDALISE.

Il n’a qu’à se former sur votre caractère,

Il ne saurait manquer.

LE MARQUIS.

Rien ne lui manquera,

Lorsque de vos liens il se délivrera ;

Et les avis d’un fou pourront le rendre sage.

CIDALISE.

Hé bien ! pour son repos je romps son esclavage,

Et je lui rends un cœur qu’il m’offrit à regret.

CLÉON.

Vous ne l’eûtes jamais, et toujours en secret

Il a penché pour celle à qui votre artifice

Avait su m’enlever, sans l’en rendre complice.

Le ciel m’en est témoin ; ce ciel qui me punit

D’avoir cru les flatteurs, et suivi mon dépit.

Vous m’aviez aveuglé, vous me rendez la vue,

Et tout mon malheur vient de vous avoir connue.

CIDALISE.

J’aime ce ton tragique, il vous sied à ravir.

Dans vos besoins urgents il pourra vous servir.

Il ne vous reste plus que l’art de la parole,

Et je vous laisse en paix méditer votre rôle.

Elle sort d’un air dédaigneux.

LE MARQUIS.

Cette scène m’a plu, t’a dévoilé son cœur,

Et je vais sur-le-champ en informer ma sœur.

CLÉON, le retenant.

C’est un soin superflu, je l’ai trop offensée.

LE MARQUIS.

Les femmes ont toujours quelque arrière-pensée ;

Et je veux pénétrer si ma sœur, en effet,

N’a point encor pour toi quelque retour secret.

 

 

Scène X

 

CLÉON, seul

 

Son cœur intéressé ne m’en croira plus digne.

 

 

Scène XI

 

CLÉON, CARTON, FLORIMON, ARSINOÉ, ARAMINTE, BÉLISE, AUTRES CONVIVES

 

ARSINOÉ, à Bélise.

À son mauvais destin il faut qu’il se résigne.

Il ne peut faire mieux.

BÉLISE.

Mais, quoi ! déshérité

Après qu’il s’est perdu ? C’est trop, en vérité.

ARAMINTE.

Ah ! mon pauvre Cléon, que venons-nous d’apprendre ?

J’en ai presque pleuré.

BÉLISE, à Cléon.

Je n’ai pu m’en défendre ;

Et votre sort me fait vraiment compassion.

CLÉON, attendri.

Je n’attendais pas moins de votre affection.

CARTON, à Cléon.

La fortune sur toi semble épuiser sa rage.

Le remède à cela, c’est d’avoir bon courage.

FLORIMON.

En effet, mon enfant, pour soutenir ce choc,

Il faut s’armer de fer, avoir un cœur de roc.

Où donc est Cidalise ?

CLÉON.

Elle est déjà partie.

ARSINOÉ.

Quand on est en malheur, on quitte la partie.

BÉLISE.

C’est jouer bassement.

ARAMINTE.

Il le faut avouer,

Un pareil procédé n’est pas fort à louer.

ARSINOÉ.

Pour moi, je la croyais tendre et compatissante ;

Mais je me trompais bien. Je serai plus constante.

À Cléon.

Je plains votre malheur, sans cesse le plaindrai,

Et de mes vœux ardents je vous seconderai,

N’en doutez point. Je sens que votre sort me tue,

Et je ne saurais plus soutenir votre vue.

Elle sort.

BÉLISE.

J’ai pour vous, à coup sûr, les mêmes sentiments,

Et vos peines pour moi deviennent des tourments.

D’un cœur trop généreux vous êtes la victime ;

Mais vous aurez toujours ma plus parfaite estime ;

Adieu. Consolez-vous.

Elle sort.

CARTON.

Oui, oui, console-toi ;

C’est le meilleur parti.

ARAMINTE.

Comptez toujours sur moi.

Elle donne la main à Carton, et sort précipitamment, suivie de tout les autres convives, excepté Florimon.

CLÉON.

Comment ! Dans mon malheur voilà donc ma ressource ?

On me fait compliment, et pais on prend sa course !

Ah ! mon cher Florimon, n’es-tu pas consterné

De ce que tu vois ?

FLORIMON.

Non. Chacun est prosterné

Devant les gens heureux : sont-ils dans la misère ?

On les plaint tout au plus, et l’on croit beaucoup faire.

CLÉON.

Ce sont-là les amis qu’on espère trouver !

Tu m’as dit qu’au besoin je pourrais t’éprouver...

FLORIMON, brusquement.

Tu m’éprouves aussi. Je m’en vais.

 

 

Scène XII

 

CLÉON, seul

 

Ah ! le traître !

Avec quelle impudence il ose méconnaître

Un ami toujours prêt à l’aider ! Quelle horreur !

Sont-ils donc tous d’accord pour me percer le cœur ?

 

 

Scène XIII

 

CLÉON, LE COMTE

 

CLÉON, allant au-devant du Comte qui veut l’éviter.

Cher ami, savez-vous jusqu’où va ma disgrâce ?

Déjà de mon malheur tout le monde se lasse.

Je n’ai plus d’amis.

LE COMTE, en souriant.

Quoi ! pensiez-vous en avoir ?

CLÉON.

Ah ! que je m’abusais ! J’en suis au désespoir.

LE COMTE.

Modérez, croyez-moi, cette douleur profonde.

Ce qui se passe ici n’est que le train du monde.

Vous vous êtes trompé jusqu’à ce triste jour,

En vous imaginant qu’on vous faisait la cour.

Ce n’était point à vous, c’était à vos richesses.

On voulait partager vos plaisirs, vos largesses.

On trouvait tout chez vous, on n’y trouve plus rien ;

Et l’on perd ses amis, en perdant tout son bien.

Le monde est fait ainsi, j’en ai l’expérience.

Suivez donc le torrent, et prenez patience.

CLÉON.

Étiez-vous donc aussi de ces amis trompeurs ?

LE COMTE.

Moi ? J’étais comme un autre au rang de vos flatteurs.

Mais vous n’en aurez plus. Grâce à votre misère,

Chacun à votre égard va devenir sincère.

CLÉON.

Eh quoi ! m’attendiez-vous à cette extrémité,

Pour m’oser librement dire la vérité ?

LE COMTE.

On ne se fait aimer que par les complaisances.

Mais ne vous plaignez plus des fausses apparences.

Si ce qu’on dit est vrai, je ne suis pas un sot :

On m’a berné pourtant comme un franc idiot.

Les plus fins sont trompés ; et cette indigne veuve

Qui vous a tout ravi, m’en fait faire l’épreuve.

CLÉON.

Comment ?

LE COMTE.

Je l’adorais. Sur un espoir flatteur,

J’ai tâché, par vos dons, de m’acquérir son cœur.

Je les sollicitais de concert avec elle :

Mais ils ne m’ont acquis qu’une haine mortelle ;

Et l’indignation, les rebuts, les mépris,

Des efforts que j’ai faits viennent d’être le prix.

Je vous en fais l’aveu, pour vous faire connaître

Que le cœur le plus faux, le plus dur, le plus traître,

Le plus intéressé que le ciel ait formé,

Est celui de l’objet dont vous étiez charmé.

L’ardeur de s’enrichir est tout ce qui l’occupe,

Et j’ai la rage au cœur de me trouver sa dupe.

Êtes-vous donc surpris si vous l’avez été,

Comme de vos amis ? Tout n’est que fausseté.

Qui croit s’en garantir, grossièrement s’abuse ;

Elle règne partout, et voilà mon excuse.

Adieu.

 

 

Scène XIV

 

CLÉON, seul

 

Je ne dis rien, car je suis confondu.

 

 

Scène XV

 

CLÉON, PASQUIN, qui entre d’un air affligé

 

CLÉON.

Que viens-tu m’annoncer ?

PASQUIN.

Que vous êtes perdu.

Ce fripon d’intendant, pour consommer l’ouvrage,

Avec tous vos effets vient de plier bagage,

Et n’a laissé chez lui que ce billet ouvert.

CLÉON.

Donne. Pour me trahir tout paraît de concert.

Lisons. C’est à Grippon que ce billet s’adresse.

Il est daté de Brest, et ceci m’intéresse.

Peut-être est-ce à mes maux un doux soulagement ?

Ah ! qu’il vient à propos en ce fatal moment !

Il lit.

« Voici pour votre maître une triste nouvelle :

« Le vaisseau qui pour lui rapportait un trésor,

« Par une aventure cruelle,

« Vient de faire naufrage en approchant du port ».

Tous les malheurs sont donc enchaînés sur ma tête !

Et mon dernier espoir périt dans la tempête !

Mer barbare et perfide autant que mes amis !

Que vais-je faire ? Ô ciel !

PASQUIN.

Me serait-il permis

De vous dire deux mots ?

CLÉON.

Va-t’en trouver Julie

De ma part.

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

CLÉON.

Dis-lui que je la prie

De payer tous mes gens, et de les renvoyer.

PASQUIN, sanglotant.

L’affaire est faite, on vient de les congédier.

CLÉON.

Et toi ?

PASQUIN.

Je ne sais point ce que l’on mé destine ;

Mais, qu’on me chasse ou non, mon pauvre cœur s’obstine

À ne vous point quitter ; et, jusques à la mort,

Je suis bien résolu de suivre votre sort.

CLÉON.

Que feras-tu de moi ? Je suis un misérable.

PASQUIN.

Le peu que je possède...

CLÉON.

Ah ! ce trait-là m’accable.

Voilà le seul ami qui me demeure. Ingrats !

Et cet exemple-là ne vous confondra pas !

Va-t’en ; laisse-moi seul au fond du précipice.

Donne-moi ce fauteuil, c’est le dernier service

Que j’exige de toi.

PASQUIN, lui baisant la main.

Mon cher maître !

CLÉON.

Va, sors,

Et tu m’obligeras.

 

 

Scène XVI

 

CLÉON, se croyant seul, JULIE, qui entre doucement et qui écoute

 

CLÉON, se jetant dans un fauteuil.

Inutile remords...

Pourquoi me tourmenter ? Ô raison trop tardive !

Que ne prévenais-tu le malheur qui m’arrive ?

Je suis abandonné, trahi, déshérité,

Et, pour comble de maux, je l’ai bien mérité.

Compter sur des amis, quelle était ma folie !

Je leur pardonne à tous ; mais vous, mais vous, Julie !

Vous que j’ai tant aimée, et que j’adore encor,

Pouvez-vous me livrer aux rigueurs de mon sort ?

C’est-là ce qui me tue. Une fausse inconstance

A-t-elle mérité cette horrible vengeance ?

Les fureurs d’un amant par vous-même abîmé,

Devraient-elles ?... Jamais vous ne m’avez aimé ;

L’effet confirme trop un si juste reproche.

Jouissez de ma mort, je la sens qui s’approche.

Il tire son épée.

Qu’elle vient lentement ! Il faut la prévenir ;

Et, grâce à ma fureur, mes tourments vont finir.

Il veut se frapper.

JULIE, le retenant.

Que faites-vous, Cléon ?

CLÉON.

Ô ciel ! c’est vous, Julie !

C’est vous qui m’empêchez de m’arracher la vie !

Pourquoi ce soin ? Songez qu’il ne me reste rien.

JULIE.

Ingrat ! vous avez tout, puisque j’ai votre bien.

Lorsque vous m’accusiez d’une âme intéressée,

Que ne pouviez-vous lire au fond de ma pensée ?

J’ai tâché de vous perdre, afin de vous sauver,

Et vous ai tout ravi pour vous le conserver :

À votre aveuglement c’était le seul remède.

Vous êtes maître encor de ce que je possède :

Mon cœur, mon tendre cœur vous l’offre avec transport ;

Il ne saurait, sans vous, goûter un heureux sort.

Vous êtes le seul bien qu’il estime, qu’il aime ;

Il vous rend tout le vôtre, et se livre lui-même :

Recevez-le, Cléon, en recevant ma foi ;

Vivez heureux, content, et vivez avec moi.

CLÉON, se jetant aux pieds de Julie.

Adorable Julie, ah ! vous me percez l’âme !

Ici, que de vertu dans le cœur d’une femme !

Elle me fait mourir de honte et de regret.

JULIE.

Levez-vous ; grâce au ciel, j’ai trouvé le secret

De guérir vos erreurs, de vous rendre à vous-même,

Et de vous faire voir à quel point je vous aime.

Allons trouver mon père ; instruit de mon dessein,

Il va vous assurer et mon cœur et ma main :

Votre oncle en est charmé. Mon frère rentre en grâce,

De nos divisions la discorde se lasse ;

Un ciel pur et serein nous présage un doux sort,

Et la tempête enfin nous a mis dans le port.

CLÉON, lui donnant la main.

Mon repos, mon bonheur, sont votre heureux ouvrage.

Pour comble de bienfaits, vous m’avez rendu sage ;

Et je vais éprouver dans les plus doux liens,

Qu’une femme prudente est la source des biens.

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