Le Cocher de Napoléon (Thomas SAUVAGE)
Vaudeville anecdote en un acte.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 27 octobre 1830.
Personnages
GERMAIN, dit LANDAU, ancien cocher de Napoléon
WALDMAN, menuisier
KRETTLE, sa fille
FRANCK, garçon menuisier
UN JEUNE OFFICIER
DEUX MARCHANDS
La scène est à Lintz, dans la Haute Autriche, en 1830.
Le Théâtre représente une place publique. D’un côté la boutique de Waldman. De l’autre un petit café. Une table et un tabouret devant le café. Un banc devant la maison de Waldman. Plus loin un établi de menuisier.
Scène première
WALDMAN, KRETTLE
WALDMAN, sortant de chez lui.
Sortons, Krettle, sortons, ma fille... je ne veux pas parler de cela dans la maison. Le père Landau dort encore... Voyons, combien l’orfèvre a-t-il donné de tu lui ce que as porté ?
KRETTLE.
Des couverts et de la timbale, le même prix que des derniers ; et des boucles de souliers, six florins.
WALDMAN.
La somme n’est pas forte, et c’est tout ce qui nous reste !
KRETTLE.
Ah ! nous avons encore la timbale et le couvert dont se sert le père Landau.
WALMAN.
Silence, Krettle ! J’aimerais mieux mendier que de lui enlever ces objets... il faudrait lui dire pourquoi, l’affliger sans nécessité, puisqu’il ne peut rien pour nous... Voyons cet argent... Dix, vingt, trente, quarante, cinquante-quatre florins. Qu’est-ce que d’est que ça ? Je ne trouve pas mon compte...
KRETTLE.
Comment, mon père, vous ne trouvez pas ?... C’est pourtant l’orfèvre le plus honnête de la ville de Lintz, et peut-être de toute l’Autriche.
WALDMAN.
Tu dis : trente florins pour les couverts, la timbale huit, et les boucles six ; tout cela fait quarante-quatre, et je trouve cinquante-quatre florins.
KRETTLE, tremblante.
Eh bien ! puisqu’il y a ça, c’est que ça doit faire ça...
WALDMAN, la regardant.
Ah ! je vois ce que c’est à présent... Krettle, tu es une bonne filles mais tu pouvais encore garder ta croix d’or...
KRETTLE.
Quand vous vous privez de tout pour donner à ma mère malade ce qui lui est nécessaire ?... Oh ! non...
Scène II
WALDMAN, KRETTLE, LANDAU
LANDAU, entrant en chantant.
Air : Je vins jadis au monde.
M’entend-on jamais dire
Cruel destin !
Ah ! quel chagrin !
Ma foi, j’aime mieux rire,
C’est bien plus amusant,
Vraiment,
C’est bien plus amusant.
Pourquoi toujours médire
De son voisin,
De son prochain ?
Ma foi j’aime mieux rire,
C’est bien plus amusant,
Vraiment
C’est bien plus amusant.
Qu’un amoureux soupire
Près d’un tendron,
Bien frais, bien rond ;
À table il vaut mieux rire,
C’est bien plus amusant,
Vraiment,
C’est bien plus amusant.
Allons, allons, chorus, vous autres ! Bonjour, Waldman.
WALDMAN.
Bonjour !
LANDAU.
Bonjour, ma petite Krettle ! Comme te voilà fraiche et gentille ce matin ?
KRETTLE.
Ah ! ça vous plaît à dire, monsieur Landau.
LANDAU.
Mieux que ça, ça me plaît à voir... Eh bien ! qu’est-ce ? vous ne dites rien... Tu as l’air bien noir aujourd’hui.
WALDMAN.
Non, des idées.
LANDAU.
Voyons...
WALDMAN.
Ça se passera.
LANDAU.
Voyons toujours.
WALDMAN.
Bah ! pourquoi ?
LANDAU.
Comment, pourquoi ?... Voilà une drôle de question ! pourquoi ? parce que je suis ton vieil ami.
Air : Pour le trouver, je cours en Allemagne. (Yelva.)
J’en suis certain, il n’aurait pas de charmes
L’ bonheur dont tu jouirais sans moi ;
Si quelqu’chagrin te fait verser des larmes,
Je prétends pleurer avec toi. (bis.)
Le bien, le mal ont besoin de partage,
On veut ses amis pour témoins :
L’heureux pour l’être davantage
Le malheureux pour l’être moins.
WALDMAN.
Mais tu ne peux rien...
LANDAU.
N’importe ! un mot d’amitié soulage toujours... Tiens, frère, autrefois je n’aimais que mon empereur, mes chevaux et toi... Maintenant, lui... lui, il n’est plus de ce monde, les chevaux sont partis... je n’ai donc plus rien à aimer que toi et tout ce qui t’appartient... ainsi, parlé.
WALDMAN.
Ma pauvre femme est malade...
LANDAU.
Elle va mieux ; le médecin ne vient plus.
KRETTLE, à part.
Parce qu’il n’est pas payé.
WALDMAN.
L’état de menuisier ne va plus comme lorsque j’étais jeune et fort.
LANDAU.
Oh ! oh ! maître Waldman a pourvu à cela... il a plus de raison que le vieux fou de Landau ; il a de l’ordre, de l’économie... Ah ! si j’avais pu faire la connaissance de ces belles vertus, je serais riche, j’aurais du foin dans mes bottes... Mais à la cour ! et quelle cour ! premier cocher de Napoléon !... j’avais sous les yeux des exemples de luxe, de grandeur...
Air : Sans murmurer. (Michel et Christine.)
Qu’il était grand
Le héros intrépide,
Qui mesura de son pas triomphant,
Et le désert où dort la pyramide,
Et du Kremlin le rempart menaçant,
Qu’il était grand !
Qu’il était grand,
Alors qu’à la victoire,
Associant les beaux arts, le talent,
Il inscrivait chaqu’ page d’notre histoire,
Sur quelqu’utile et noble monument,
Qu’il était grand !
Ah ! qu’est-ce qui aurait cru que ça finirait comme ça ?... qu’après quinze ans de service je me trouverais sans ressources... Qu’est-ce que je dis donc, sans ressources ?... J’avais un ami, un véritable ami, c’est tout ce qu’il faut ! Allons, allons, Waldman, fais comme moi, mon garçon, pas d’ambition, pas de soucis, toujours content de ce qu’on a ; avec ce système on n’engendre pas de mélancolie.
WALDMAN.
Oui, oui... tu as raison...
LANDAU.
Je vais lire les journaux, savoir des nouvelles de France, de mon pays ; ensuite faire ma petite promenade da matin, pour gagner de l’appétit. Krettle, apprête-nous quelque chose de bon pour déjeuner. Je me sens déjà en disposition... j’ai bien dormi, j’ai fait les plus jolis rêves !
KRETTLE.
Air du Verre.
Ce n’est qu’un rêve qu’ souvent
Du pauvre fournit la cuisine ;
Le bien, dit-on, vient en dormant,
On dit même encor qui dort dîne.
WALDMAN.
Ces mots parfois sont consolants.
LANDAU.
Ce dicton, sans doute, est superbe ;
Mais mon estomac, je le sens,
N’est pas de l’avis du proverbe.
Il fait quelques pas, et revient.
Ah ! Waldman, j’ai découvert un dépôt de tabac de contrebande délicieux... Il faut renouveler notre provision... Donne-moi de l’argent, mon caissier... eh ! eh !
WALDMAN.
Volontiers...
LANDAU.
Oh ! oh ! tu es en fonds ce matin... Ah ! bien, je prends un ducat... je veux te faire une surprise... Ah ! ah !... Krettle, dépêche-toi, mon enfant... Je ne serai pas longtemps... je ferai ma promenade au pas de solliciteur... Place ! place ! c’est le mot à la mode aujourd’hui.
Air : Vaudeville du Juif.
Place ! place !
Il faut que je passe ;
Sans courir,
Qui peut réussir ?
Voyez la civilisation,
Fille de la révolution,
Pour retremper la race humaine
Crier de la Seine,
Jusqu’au Borysthène,
Des bords africains
Aux champs américains :
Place ! place !
Il faut que je passe ;
Le torrent
Féconde en roulant.
Voyez ce singe de Moreau,
Ce déserteur de Waterloo,
Fuir au bruit de l’artillerie,
Lorsque la patrie,
En mourant lui crie :
Reviens à ma voix.
Répondre : une autre fois...
Place ! place !
Il faut que je passe ;
Le succès
Est dans les jarrets.
Depuis la chute des barbons,
Les Gérontes ne sont plus bons.
Une ardente et vive jeunesse
Les pousse, les presse,
Et leur dit sans cesse :
Qui veut résister,
Va se faire emporter.
Place ! place !
Il faut que je passe ;
Au repos,
À nous ces travaux !
Il sort.
Scène III
KRETTLE, WALDMAN, puis FRANCK
WALDMAN.
Et j’irais troubler sa joie, son bonheur !...
KRETTLE.
Oui, ce serait dommage... Mais, en attendant, il vous croit riche et se conduit en conséquence... Ah ! voilà Franck...
FRANCK, entrant.
J’ai vu tous ceux à qui vous devez d’ l’argent, maître Waldman.
WALDMAN.
Eh bien ?
FRANCK.
Ils consentent à prendre ce que vous leur offrez ; mais quant à vous faire crédit davantage, ils ne le promettent pas.
WALDMAN.
Allons, nous verrons à force d’économie et de travail à nous tirer d’embarras... À toi maintenant, Franck.
FRANCK.
Moi, maître Waldman ? vous ne me devez rien... c’est bien plutôt moi, qui vous sois redevable... vous m’avez élevé, appris gratis votre état de menuisier, et mis à même de gagner ma vie partout où je me trouverai.
WALDMAN.
Oui, tu es un bon ouvrier, c’est vrai.
FRANCK.
Et moi, je ne puis rien faire pour vous, que vous aimer... ah ! dame ! du fond de mon cœur, ainsi que toute votre famille ; mais si j’avais le bonheur que l’occasion de vous être utile se présentât, je ne la laisserais pas échapper, allez...
WALDMAN.
Elle se présente, mon garçon.
FRANCK.
Vrai ! Je suis-t-y heureux !
WALDMAN.
Ce que je vais te demander te coûtera beaucoup.
FRANCK.
Ah ! diable ! ça se trouve mal, moi qui n’ai pas krentzer.
WALDMAN.
Il faut que tu me quittes, Franck.
FRANCK.
Moi, maître !
KRETTLE, s’avançant.
Ô mon dieu !
WALDMAN.
Qui, mon garçon.
FRANCK.
Comment, vous me renvoyez ?... C’est pas possible... Moi, votre apprenti, votre enfant ; car, jusqu’ici, vous m’avez tenu lieu de père... Je vous le répète... c’est pas possible.
WALDMAN.
Non, mon ami, je ne te renvoie pas ; ta conduite sage et rangée ne mérite pas un pareil traitement... Mais il faut nous séparer... ton intérêt l’exige.
FRANCK, avec colère.
Par exemple, c’est un peu fort, celui-là ! Je vous obéirai, c’est certain.
KRETTLE, voulant l’apaiser.
Franck !...
FRANCK, de même.
Non, Mam’selle ! laissez-moi parler, je ne me connais plus... Maître Waldman, je l’aime...
WALDMAN, avec douceur.
Je m’en étais aperçu.
FRANCK, étonné.
Ah !... mais ce n’est pas tout...
KRETTLE, voulant le faire taire.
Mon ami !...
FRANCK.
C’est inutile, je parlerai. C’est pas tout, c’te jeunesse, elle a va que j’étais un bon diable, et elle m’aime, voyez-vous.
WALDMAN.
Je m’en doutais.
FRANCK.
Tiens !... Je me disais : le père m’a donné un état... je lui demanderai sa fille ; nous nous établirons... Je suis jeune, j’ai du courage, nous serons tous heureux... et c’est ce bonheur là que vous voulez détruire, dans mon intérêt ?
Air : Faut l’oublier.
Mon intérêt !... c’est-il possible !
Je ne le comprendrai jamais...
Veut qu’je r’nonce à tout c’que j’aimais,
Que je déchir’ mon cœur sensible !
Loin de celle qui m’adorait,
Malheureux il faut que j’languisse ;
Enfin, accablé de regret,
De désespoir faut qu’je m’périsse...
Et tout ça, dans mon intérêt ?...
WALDMAN.
Je t’ai laissé dire ; veux-tu m’écouter à ton tour ?
FRANCK.
Voyons, parlez ; mais j’ suis bien sûr... c’est égal, parlez...
WALDMAN.
Je suis pauvre, mes enfants, très pauvre. La misère a détruit mon crédit, elle a fait fuir mes pratiques, et je vois mon atelier abandonné. Toi, Franck, tu es obligé de rester oisif, tu perds ton temps et ton état sans m’être utile ; pars, voyage, perfectionne-toi, amasse de l’argent, et reviens t’établir auprès de nous ; alors ma fille est à toi... Ce projet-là ne vaut-il pas mieux que le tien ?
FRANCK.
C’est vrai ; mais il faut vous quitter... quitter mam’selle Krettle... Et puis comment vivrez-vous ?
WALDMAN.
Le travail de Krettle et le peu que je ferai suffiront peut-être...
FRANCK.
Ça vous serait encore plus facile si vous n’aviez pas le père Landau.
WALDMAN.
Le ciel nous le conserve longtemps ! Ce brave homme, que vous voyez aujourd’hui plus pauvre que moi, fut pendant quinze ans premier cocher de Napoléon... il pouvait aisément faire des économies, s’assurer une existence indépendante... Son bon cœur a compromis sa vieillesse. Il n’a jamais pu voir un malheureux sans lui ouvrir sa bourse, et dieu sait combien, avec cette disposition, il en a rencontrés ! Moi-même, je n’aurais pu m’établir, épouser ta mère que j’adorais, ma chère Krettle, sans les secours de cet homme généreux... Il passait à Lintz avec son maître, je périssais de chagrin et d’amour, il me vit, prit pitié de moi, et quoiqu’étranger, sans autre recommandation que ma douleur, il m’acheta ce fonds de menuisier, m’avança de l’argent, et je pus me marier.
KRETTLE.
Ah ! qu’il reste avec vous tant que nous pourrons... Le voici... Je vais servir son déjeuner.
Scène IV
KRETTLE, LANDAU, WALDMAN, FRANCK
LANDAU.
Vive la joie ! mes amis ! bonne nouvelle !
WALDMAN.
Quoi donc ?
LANDAU.
Tout va bien en France ! tout s’affermit ! partout l’ordre et la confiance !
Air : Camp de Grand-Pré.
Grâce au peuple intrépide,
L’pays a contracté
L’union la plus solide
Avec la liberté ;
De c’t’hymen qui l’enchante,
Il ne s’ra jamais veuf :
C’est en mil huit cent trente,
Mieux qu’en quatre-vingt neuf.
Ils promettaient, les autres,
D’donner la poule au pot ;
Mais nous malins apôtres,
Nous comprenions l’argot.
L’peuple est sobre, il s’contente
D’avoir la soupe et le bœuf,
Pourvu qu’mil huit cent trente
Vaill’ mieux qu’quatre-vingt neuf.
Pauvre Monsieur Tartuffe,
Comm’ vous allez maigrir !
Vous n’aurez plus la truffe
Pour vous épanouir ;
J’vous vois, la bouche béante,
Vous régaler d’un œuf...
La d’ssus mil huit cent trente
Vaudra quatre-vingt neuf.
Ah ! ça, le déjeuner maintenant, Krettle ?...
KRETTLE, qui vient de déposer le déjeuner sur une petite table devant la porte.
Le voilà, père Landau.
LANDAU, s’asseyant.
Qu’est-ce que c’est ? un seul couvert !
WALDMAN.
Nous avons déjeune.
LANDAU.
Sans moi ! ce n’est pas bien. Et toi, Franck, allons, des choux de Bruxelles, de la bière de Liège, da fromage de Hollande... est-ce que ça ne te tente pas ce déjeuner des Pays-Bas ?
FRANK.
Air du Vaudeville du Procès.
Je n’trouv’ pas la même qualité
À tout c’que c’pays là recette.
Pour trinquer à la liberté,
J’aime le farrau de Bruxelles.
Bière de Liège, tu me plais,
Tu nous inspires le courage...
Mais je laisse le hollandais
Tout seul manger son fromage.
LANDAU.
Tiens, Waldman, je t’apportais une bouteille de vin da Rhin.
WALDMAN.
Tu la boiras.
LANDAU.
Seul ? non, ma foi... j’ai toujours tout partagé avec mes amis.
FRANCK.
Eux n’ont pas fait de même.
LANDAU.
Tant pis. Un seul comme toi, Waldman, dédommage de la perte des autres.
WALDMAN.
J’acquitte une dette.
LANDAU.
Ta bonne amitié me ferait presque bénir cette funeste bataille de Leipsick ! C’est de la que datent mes chagrins et les malheurs du grand homme !... Jusque là tout n’avait été que bonheur pour lui et pour moi... Avec quelle joie nous nous mettions en campagne, lui dans sa calèche, moi sur mon siège.
Air de Mariamne.
Quel plaisir ! toute notre route
N’était qu’un’ moisson de laurier ;
On enlevait une redoute
Avant le coup de l’étrier.
L’enn’mi s’arrête
Pour nous fair’ tête...
Un temps d’galop,
Et le voilà capot.
De poste en poste,
On lui riposte ;
À chaqu’ relais
Un triomphe, un succès...
Partout où je l’menais, la gloire,
Fidèle à ses pas, le suivait,
Et, j’puis l’dire, ma calèche,
Le char de la victoire.
WALDMAN.
À Leipsick le char s’est rompu.
LANDAU.
Ou plutôt il a été pris.
KRETTLE.
Et le cocher avec.
LANDAU.
Tout seul heureusement... Depuis je ne l’ai pas revu... il partit pour l’île d’Elbe ; je fus jeté dans un hôpital, presque paralysé par suite du froid... impossible de faire passer de mes nouvelles... Enfin il revint en France ! je l’apprends, je lui fais savoir que je suis encore de ce monde ; il m’écrit que mon siège est vacant, et que mes chevaux m’attendent... Je vais le revoir... Mais, bah ! l’ temps ď la correspondance... tout était fini, le Bellérophon l’emmenait... et je n’étais pas là !... je ne l’aurais pas quitté, non !... Le désespoir, la misère m’allaient faire périr, lorsque tu me rencontras, brave Waldman, tu me recueillis, tu me soignas en frère.
WALDMAN.
C’était un devoir, un bonheur !...
LANDAU.
Et depuis je n’ai plus connu d’autre chagrin que le sou venir. Tiens, un verre de vin du Rhin pour chasser cela.
WALDMAN.
Allons, puisque tu le veux...
LANDAU, bas à Waldman.
À leur prochain mariage, hein ?
FRANCK.
Qu’est-ce que vous dites donc là, tous les deux, en nous reluquant ?
LANDAU.
Ah ! tu es curieux, toi ? Eh bien ! tu ne le sauras pas.
KRETTLE.
Ah ! dites-nous-le, hein ?
LANDAU.
Allez, allez, mes enfants, ce n’est pas toujours un mal d’ignorer...
Scène V
LANDAU, WALDMAN, CARLL, WOLF
LANDAU.
Eh ! voilà M. Wolf et M. Carll !
WALDMAN, à part.
Mes créanciers !...
WOLF.
On rit, on boit, on est joyeux ici ?
LANDAU.
Comme vous voyez.
CARLL.
J’en suis enchanté !
WALDMAN.
Quel contretemps !
WOLF, bas à Carll.
La gène et la misère ne sont pas si gaies d’ordinaire.
WALDMAN.
Messieurs, si vous vouliez entrer chez moi...
LANDAU.
Pourquoi ? ces Messieurs sont bien ici... ils accepteront un verre de vin du Rhin... il est fameux, allez... aussi, un demi-ducat la bouteille !
CARLL.
C’est cher !... Mille remerciements !... Nous venons pour chercher le montant de quelques mémoires...
LANDAU, gaiement.
Ah ! ah ! tu as des dettes ?... Il faut payer, mon garçon... À votre santé, Messieurs.
WALDMAN.
Monsieur Carll, voici un petit à-compte.
CARLL.
Comment, un à-compte ?... Mais j’espère bien recevoir la totalité de ce qui m’est dû.
WOLF.
Et moi de même.
WALDMAN.
Il m’est impossible de vous donner aujourd’hui davantage.
WOLF.
Ce n’est pas le quart de ma somme !... Je le prends ; mais c’est une horreur ! une infamie de boire du vin du Rhin à un demi-ducat la bouteille, quand on ne peut payer ses dettes !
LANDAU, en colère.
Comment ?... Messieurs, ménagez vos expressions, ou morbleu !...
WOLF.
Qu’on me paie, et je serai poli... Je vois que ce que l’on disait est vrai.
LANDAU.
Et quoi donc ? que disait-on ?
WOLF.
Que Waldman était ruiné.
LANDAU.
Ruiné !
WOLF.
Sans ressource.
LANDAU.
Sans ressource !
WOLF.
Il a vendu toute son argenterie.
LANDAU.
Ah ! mon dieu !
CARLL.
Il ne travaille pas, faute de bois.
LANDAU.
Est-il possible !
CARLL.
Ce n’est pas étonnant ! quand on n’a pas de conduite !
WOLF.
Quand on boit du vin à un demi-ducat !
WALDMAN.
Messieurs !...
WOLF et CARLL.
Air de la Tarentelle. (de la Muette.)
Oh ! c’est affreux, (bis.)
Odieux,
À nos yeux,
Une telle dépense !
Plus d’indulgence !
Il le faut, aux huissiers,
Malheureux créanciers !
Remettons nos dossiers.
WOLFF, à Carll.
En ce désastre funeste,
Saisissons demain
Matin,
De peur, mon cher, que le reste
Ne s’écoule en vin
Du Rhin.
WOLFF et CARLL.
Ah ! est affreux, etc.
Ils sortent.
Scène VI
LANDAU, WALDMAN
LANDAU.
Ils ont dit vrai ?
WALDMAN.
Vrai.
LANDAU.
Ainsi plus rien ?...
WALDMAN.
Plus rien.
LANDAU.
Et tu ne m’as pas dit ?...
WALDMAN.
À quoi bon se plaindre ? pour exciter une fausse pitié, ou faire de la peine à ses amis ?
LANDAU, avec amertume.
Moi qui me mets tous les jours à ta table, qui mange ton pain, et tu ne me dis rien de tout cela !
WALDMAN.
Pardonne...
LANDAU.
Que le ciel te pardonne... mais c’est mal.
WALDMAN.
Plusieurs fois j’étais sur le point de t’en parler... mais tu étais si gai, si content, je n’ai pas trouvé la force d’en dire un seul mot.
LANDAU.
Waldman, cela fend le cœur d’un homme, vois-tu ?
WALDMAN.
Ne te tourmentes pas, j’ai encore mon atelier, je pais en tirer quelque chose. D’ailleurs, Dieu n’abandonne jamais les honnêtes gens.
Il rentre.
Scène VII
LANDAU, seul
Il faut bien le croire.
Moment de silence.
Mon pauvre Landau, tu avais compté sans ton hôte !... tu croyais fumer tranquillement ta pipe au soleil... pas du tout ! Ainsi va le monde... on n’est jamais sûr d’être content une heure entière !... Me v’là là, moi !... Qu’est-ce que tu vas devenir, pauvre diable ?... Ôter plus longtemps le pain à mon brave camarade... plutôt mourir de faim sur le pavé !... Travailler ? Je suis trop vieux. Irai-je demander l’aumône ?... Je ne saurai jamais faire ce métier là...
Scène VIII
LANDAU, UN JEUNE OFFICIER
L’OFFICIER, entrant par le fond.
Allons, je me suis égaré.
LANDAU, arrangeant sa pipe.
Germain Landau, ta pipe du matin aura on vilain goût.
L’OFFICIER.
J’aurais dû me faire accompagner. Ah ! voilà un brave homme qui m’indiquera sans doute mon chemin.
À Landau.
Monsieur, suis-je loin du château ?
LANDAU.
À deux pas... vous le voyez d’ici... par cette rue.
L’OFFICIER.
Ah ! merci...
Il remonte et regarde.
LANDAU, secouant sa pipe.
Fallait-il que je devinsse si vieux pour être à charge à mes amis !
L’OFFICIER, revenant à Landau.
Je me croyais plus éloigné.
LANDAU, soupirant, sans faire attention à l’officier.
Ah ! il serait temps que le vieux faucheur me prit dans sa grande calèche, et puis : fouette, cocher, à la Grâce de Dieu !
L’OFFICIER, qui l’a regardé.
Ce bon vieillard a l’air bien affligé... Je n’aime pas à voir la vieillesse souffrante...
Comme prenant une résolution.
Mon vieux papa, ne me ferez-vous pas le plaisir de boire un verre de bière avec moi ?
Il lui indique la table du café et va lui-même s’asseoir.
LANDAU, de sa place.
Grand merci, mon officier.
L’OFFICIER.
Vous paraissez triste ; un moment de conversation vous distraira.
LANDAU, se levant.
Ça me rendra-t-il le cœur tranquille ?
L’OFFICIER.
Ah ! pour cela, il ne faut qu’une bonne conscience.
LANDAU, s’approchant de l’officier.
Vous êtes fatigué ! vous faites un rude métier.
L’OFFICIER.
Quelquefois !
LANDAU.
Mais vous êtes bien payé, et le pain bien gagné n’a que meilleur goût... Où est le temps où je ne me plaignais pas du travail en touchant mes honoraires chez le trésorier de l’empereur Napoléon ?
L’OFFICIER, se levant et allant à Landau.
De l’empereur Napoléon ! Vous êtes Français ?
LANDAU.
Je m’en fais honneur !
L’OFFICIER.
Vous avez servi Napoléon ?
LANDAU.
Avec zèle, fidélité, dévouement.
L’OFFICIER.
Vous !...
LANDAU.
Et je puis le dire, je lui ai donné des preuves d’attachement... Au trois nivôse, à l’affaire de la machine infernale, c’est à mon courage, à ma présence d’esprit qu’il dût la vie.
L’OFFICIER, avec émotion.
À vous ?... Votre main, mon brave !
LANDAU.
Vous êtes Autrichien... quel intérêt prenez-vous ?...
L’OFFICIER.
Oh ! le plus grand !... Croyez bien que ce n’est pas sans émotion, sans respect que j’entends le nom de Napoléon... Quel homme ! quelle destinée !
Air de Bélisaire.
Il vit ramper devant ses pieds,
Ces rois, si grands dans son absence ;
Et sur les trônes foudroyés
Il fit planer l’aigle de France.
Tant qu’il put, d’un nouvel essor
Menacer l’Europe incertaine,
Il les faisait trembler encor
Sous le saule de Sainte-Hélène.
Vous, dont il fit couler les pleurs,
Mères qui maudissiez sa gloire,
N’a-t-il pas, par tant de malheurs,
Absous d’avance sa mémoire ?
Ah ! qu’il puisse enfin reposer,
Pour les morts il n’est plus de haine...
Pourriez-vous encor l’accuser
Sous le saule de Sainte-Hélène ?
LANDAU, ému.
Bien, jeune homme !... Vous en parlez avec l’âme et la sensibilité d’un vieux grenadier de Marengo ou d’Austerlitz... et c’est assez singulier dans ce pays-ci... Ce n’est pas l’embarras, tout est singulier dans ce monde ! Moi, par exemple, qui vous parle, n’est-il pas étonnant de me voir relégué, pauvre, misérable, dans un coin de l’Autriche, après avoir tenu pendant quinze ans le haut du pavé à Paris ?
L’OFFICIER, étonné.
Ah !...
À part.
Encore une victime des réactions !
LANDAU.
Eh ! mon dieu ! oui... l’on tremblait, l’on se rangeait devant moi.
L’OFFICIER, à part.
Quelqu’homme d’État !
LANDAU.
Et cependant je n’ai pas fait un malheur ; personne n’a en à se plaindre de moi.
L’OFFICIER.
Ce ne peut pas être un ministre... Vous occupiez donc un poste élevé ?
LANDAU.
J’ crois bien.
Air de Taconnet.
J’puis l’dir’ tout haut sans qu’on m’taxe d’insolence,
De mes talents à la cour on f’sait cas,
Et l’on comptait si bien sur ma prudence,
Qu’on ne pouvait sans moi faire un seul pas. (bis)
D’un coup d’œil sûr, d’une main protectrice,
On me voyait, intrépide nocher,
Au gouvernail, ferme comme un rocher,
Les mener tous, l’emp’reur, l’impératrice...
En qualité de leur premier cocher !
L’OFFICIER, souriant.
Ah ! je comprends maintenant... Comment vous êtes ce serviteur fidèle dont j’ai tant entendu parler, pour qui l’empereur avait une affection toute particulière...
LANDAU.
Et oui, Germain dit Landau, qui la suivi partout... excepté...
L’OFFICIER, avec un regard de mépris.
Excepté dans l’exil.
LANDAU, avec chaleur.
C’est que je n’ai pas pu faire autrement.
Air : À soixante ans.
Alors, hélas ! un’ fatale blessure,
Tout c’qui passait me le fit ignorer.
Que n’étais-je là... je le jure,
Rien n’aurait pu de lui me séparer.
Quoique bien sûr d’n’avoir pas de mécompte,
Pour obtenir, ou largesse ou faveur,
Je n’ai jamais prié mon empereur !...
J’aurais prié ses ennemis, sans honte,
Pour obtenir d’partager son malheur !
L’OFFICIER, à part.
Brave serviteur ! son attachement me touche jusqu’aux larmes...
Haut.
Et vous êtes maintenant dans le besoin ?
LANDAU.
Je n’ai rien au monde.
L’OFFICIER.
Vous aviez droit à une pension ?
LANDAU.
Mon maître n’y était plus, je n’ai rien demandé.
L’OFFICIER.
Vous avez eu tort...
LANDAU.
Sans doute, ce n’est pas pour moi que je me plains... mais c’est...
L’OFFICIER.
Comment, vous n’êtes pas seul, et vous avez hésité à faire des démarches ?...
LANDAU, fièrement.
Hein ? qui vous a donné le droit de m’interroger ?... Êtes-vous mon ami, pour vouloir connaître mes chagrins ?
L’OFFICIER.
Vous avez raison, une curiosité stérile est un tort... mais, si je ne puis rien pour adoucir vos maux, permettez moi de vous donner un conseil.
LANDAU.
Je ne puis pas vous en empêcher.
L’OFFICIER.
Allez trouver le duc de Reichstadt.
LANDAU.
Le fils de Napoléon ! de mon maître ?...
L’OFFICIER.
Oui.
LANDAU.
Je ne l’ai jamais vu, et je serais heureux... Il est bon, l’ conseil... c’est dommage qu’il soit inexécutable. Comment voulez-vous qu’un vieux goutteux, sans argent, se rende à Vienne ?
L’OFFICIER.
Le duc est ici.
LANDAU.
Dans cette ville ?
L’OFFICIER.
Oui.
LANDAU.
Comment le savez-vous ?
L’OFFICIER.
Je suis attaché à sa personne ; il ya dans peu passer en revue son régiment, qui est en garnison dans cette ville... Allez au château.
LANDAU, avec enthousiasme.
Voir le fils de mon empereur !
L’OFFICIER.
Je vous garantis qu’il accueillera bien un vieux serviteur de son père.
LANDAU.
Je le crois aussi... mais je n’pourrai pas l’approcher.
L’OFFICIER.
Je serai là, et je me charge de vous faire trouver face à face avec lui.
LANDAU.
Vous !
L’OFFICIER.
Moi !
LANDAU.
Eh bien ! oui, j’irai, et tout de suite, encore ! Allons, en mouvement, mes vieilles jambes ; après ça, peut-être, vous laisserai-je en repos longtemps. Mais diable ! qu’est-ce que je vais lai dire ?... bah ! ça viendra tout seul ; s’il a l’air aussi bon que son père, ça me déliera la langue... Merci, mon officier, c’est mon bon ange qui vous a envoyé ici.
L’OFFICIER.
Adieu ! vous me retrouverez au château.
LANDAU.
Air : Tôt, tôt, tôt, au galop.
Va, cocher,
Sans broncher,
Trébucher,
Accrocher,
Ici laisse
Et goutte et vieillesse.
Va, cocher,
Sans broncher,
Trébucher,
Accrocher.
De l’adresse,
Et fouette cocher !
L’OFFICIER.
Il entendra vos plaintes,
Et vos maux vont finir.
LANDAU.
Au fait, j’dois êtr’ sans craintes,
Bon sang ne peut mentir !
Va, cocher, etc.
Il sort.
Scène IX
L’OFFICIER, puis KRETTLE
L’OFFICIER.
Bon vieillard ! j’ai ramené la joie dans son âme... laissons à son émotion le temps de se calmer. Pourquoi ne peut-on pas connaître tous les infortunés ; il y a tant de bonheur à les soulager !
KRETTLE, sortant de la maison en pleurant.
Non, je ne peux pas voir ça... les passants en diront ce qu’ils voudront, mais je ne peux pas m’empêcher de pleurer.
L’OFFICIER.
Une jeune fille !
KRETTLE.
Ce pauvre garçon ! comme il tremblait en faisant son paquet.
L’OFFICIER.
Elle pleure ! toute cette maison est donc dans l’affliction ?
KRETTLE.
Il était si troublé, qu’il oubliait tantôt une chose, tantôt une autre, et quand il en vint à ce mouchoir de soie que je lai ai donné à Noël dernier, on voyait de grosses larmes qui lui roulaient dans les yeux.
L’OFFICIER.
Inclination contrariée, ceci est moins sérieux.
Il s’approche d’elle.
Qu’avez-vous donc, mon enfant ?
KRETTLE.
Moi ? rien... Monsieur.
L’OFFICIER.
Les jeunes filles ne disent jamais ce qui fait couler leurs larmes.
KRETTLE.
Je ne pleure plus.
L’OFFICIER.
Peut-être pourrais-je vous consoler ?
KRETTLE.
Oh ! non.
L’OFFICIER.
Vous ne voulez pas parler ? Eh bien !je devinerai ce que vous voulez me cacher.
KRETTLE.
Vous, Monsieur ?
L’OFFICIER.
Je suis un peu sorcier.
KRETTLE.
Vous m’effrayez.
L’OFFICIER.
De la confiance, je ne prédis que du bonheur... Votre main.
Air nouveau de M. Voidel.
Écoute-moi, tu peux m’en croire,
Dans ta main je vais lire à l’instant,
De tes chagrins toute l’histoire,
Le passé, l’avenir, le présent...
Mais pourquoi faire ici le savant ?
De larmes ta paupière brille,
Tu rougis et pâlis tour à tour,
Ton cœur bat... Ah ! pauvre jeune fille !
Tu dis ton secret, c’est l’amour !
Oui, ton seul secret, c’est l’amour !
KRETTLE.
Hélas ! si ce n’était qu’ ça... mais il est pauvre, lui.
L’OFFICIER.
Et vous ?
KRETTLE.
Moi je n’ai rien, et il va nous quitter.
L’OFFICIER.
Il n’ira pas loin.
KRETTLE.
Comment, est-ce qu’il lai arrivera quelque malheur ?
L’OFFICIER.
Non, mais il reviendra.
KRETTLE.
Est-ce qu’il a oublié quelque chose ?
L’OFFICIER.
Il a oublié d’emmener sa femme.
KRETTLE.
Sa femme !
L’OFFICIER.
Oui, mon enfant, vous serez unie à votre amoureux.
KRETTLE, sautant de joie.
Vrai !
L’OFFICIER.
L’union de ces deux lignes me l’indique, et cela dans peu de temps, car dans votre petite main elles sont très rapprochées... Adieu.
Air de Picaros.
Ma chère enfant, croyez à ma parole,
Je vous prédis un plus heureux destin ;
Qu’un doux espoir en ce jour vous console,
De vos tourments, oui, le terme est prochain !
À part.
Mais, au château je dois me rendre,
Du vieux cocher apaisons la douleur...
Je vais lui porter le bonheur,
Il ne faut pas me faire attendre.
Ensemble.
L’OFFICIER, à Krettle.
Ma chère enfant, croyez à ma parole,
Je vous prédis un plus heureux destin ;
Qu’un doux espoir, en ce jour vous console
De vos tourments, oui, le terme est prochain.
KRETTLE.
Je voudrais bien croire à votre parole,
Et voir enfin un plus heureux destin ;
Un doux espoir en ce jour me console
De mes tourments ; oui, le terme est prochain.
L’officier sort.
Scène X
KRETTLE, puis FRANCK
KRETTLE.
Je n’ose le croire... et pourtant il a un air de grandeur et de bonté qui impose... Un homme comme ça ne peut pas tromper.
FRANCK.
Êtes-vous là, mam’selle Krettle ?
KRETTLE, effrayée.
Ah ! vous ne venez pas encore me faire vos adieux, monsieur Franck ?
FRANCK.
Pas encore !... Je m’en vais seulement chercher mon compagnon de route, qui est là-bas à ronger un os... non pauvre César... et puis...
KRETTLE.
Vous dînerez encore aujourd’hui avec nous ?
FRANCK.
Dîner ! c’est-y possible ?
Air : Restez, restez, troupe jolie.
Quand j’avais si belle apparence,
Quand j’étais si dodu, si gras,
C’est qu’chaque jour, en conscience,
Je faisais mes quatre repas ;
Bientôt l’on n’me r’connaîtra pas.
Loin de vous, un amant fidèle,
À l’appétit n’doit plus songer ;
Si j’accept’ vot’ dîner, mam’zelle,
Permettez-moi de n’pas manger.
KRETTLE.
Consolez-vous, monsieur Franck ; vous reviendrez bientôt.
FRANCK.
Dieu vous entende, mam’selle Krettle !
KRETTLE.
On me l’a prédit en regardant ma main.
FRANCK.
Bah ! c’est des bêtises, que tout ça.
KRETTLE.
Air de Colalto.
Eh ! pourquoi donc ne pas croire au bonheur ?
C’est déjà calmer sa souffrance...
À mon avis, en fait d’erreur,
La plus aimable encor, c’est la douce espérance.
Il ne peut être dangereux
De préférer, cédant à son prestige,
À la vérité qui m’afflige,
Le mensonge qui rend heureux.
Écoute : Je me mettrai du matin au soir auprès de la fenêtre avec mon ouvrage, et je n’en bougerai pas. Un jour je verrai de loin on voyageur avec des souliers tout couverts de poussière... il se dirigera gaiement vers la maison... Malgré son chapeau enfoncé et son teint bruni, je le reconnaîtrai tout de suite... C’est Franck, c’est mon brave Franck, que je m’écrirai... c’est lui !
FRANCK.
Oh ! il passera encore plus d’un beau Monsieur sous vos fenêtres, avant que le pauvre Franck revienne se montrer dans la rue.
KRETTLE.
Qu’est-ce que ça vous fait, laissez-les passer, je ne les verrai pas.
FRANCK.
Et puis, je reviens après m’être donné bien du mal, pour gagner ce qu’il faut à deux honnêtes gens ; j’arrive par un beau soir, et je vois de la lumière à toutes les croisées, j’entends les violons qui jouent des valses à n’en plus finir ; ça m’étourdit d’abord... puis je me remets. « Qu’est-ce qui se passe donc dans la maison du père Waldman ? que je dis au voisin d’en face. – Tiens, vous ne savez donc pas ? qu’il me répond. – Non, que je lui fais. – Eh ben ! c’est, qu’il me dit, la noce de mam’selle Krettle, qui épouse un riche menuisier. »
KRETTLE.
Fi donc, Franck ! quelles vilaines pensées.
FRANCK, pleurant.
Alors, je m’en retournerai sans rien dire, tout droit, jusqu’à ce que la rivière se trouve sur mon passage.
KRETTLE.
Ah ! ça fait mal, des idées comme ça.
FRANCK.
Tiens, Krettle, je ne pense que du bien de toi ; je sais que tu m’aimeras toujours.
KRETTLE.
Alors ?...
FRANCK.
Mais ton père est vieux, il ne peut presque plus travailler ; ta mère est toujours malade, et quand ils viendront à manquer de tout...
KRETTLE.
Comme tu me tourmentes ! ne suis-je pas déjà assez triste ?
FRANCK.
Il se présentera quelque brave homme bien cossu, qui dira : Mets ta main là, je me charge de tes parents dans leurs vieux jours ; puis ton père priera, ta mère pleurera.
KRETTLE.
Air d’une valse de Weber. (de Preciosa.)
Hélas !
Quel embarras !
Que faudra-t-il faire ?
Hélas !
On ne peut pas
Voir pleurer sa mère.
Si tel est son désir ;
Je dois obéir, (bis)
Dussé-je en mourir !
Ensemble.
KRETTLE.
Hélas !
Quel embarras !
Que faudra-t-il faire ?
Hélas !
On ne peut pas
Voir pleurer sa mère.
FRANCK.
Hélas !
Tu m’oublieras !
Tu le vois, ma chère ;
Hélas !
Tu ne peux pas
Voir pleurer ta mère.
FRANCK, seul.
Et moi que devenir,
Si tu vas mourir ? (bis.)
J’nai plus qu’à m’périr.
Ensemble.
KRETTLE.
Hélas !
Quel embarras, etc.
FRANCK.
Hélas !
Tu m’oublieras, etc.
FRANCK.
Tu vois bien... Allons, allons, il est onze heures au clocher de Saint-Gall, il faut achever mes préparatifs.
Il rentre.
Scène XI
KRETTLE, puis LANDAU
KRETTLE.
Pauvre garçon ! je n’aurai plus maintenant qu’au plaisir, c’est de pleurer en pensant à lui.
LANDAU, entre en courant, hors d’haleine.
Krettle ! Krettle !
KRETTLE.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ?
LANDAU.
Ouf !
Il tombe sur un banc.
KRETTLE.
Est-ce qu’on vous a fait da mal ?
Il fait signe que non.
Est-ce que vous avez eu encore une attaque de votre apoplectique ?
Signe négatif.
Vous avez l’air bien échauffé ! où avez vous donc été ?
Il montre la droite.
De l’autre côté du pont ?
Signe négatif.
Êtes-vous donc devenu muet ?
LANDAU.
Ouf ! ton père !
KRETTLE.
Faut-il le faire venir ?
Il fait signe que oui, et tombe sur ses genoux, les mains jointes.
Oh ! mon dieu ! mon dieu ! je crois qu’il est devenu fou.
Elle entre dans la maison.
Scène XII
LANDAU, seul
Air : Époux imprudent.
Je te bénis, ô Providence !
Ta main a calmé mes douleurs...
Pour peindre, hélas ! tout’ ma reconnaissance,
Je manqu’ de voix et n’trouve que des pleurs ;
Mais qu’est-il besoin d’éloquence
Près du suprême bienfaiteur !
Mon Dieu, tu lis dans le fond de mon cœur,
Et je puis garder le silence.
Se levant vivement.
Scène XIII
LANDAU, KRETTLE, WALDMAN
WALDMAN.
Où as-tu donc été, mon vieux camarade ? nous t’avons attendu pour manger la soupe.
LANDAU.
Va-t’en au diable, avec ta soupe ; c’est da rôti, c’est du vin qu’il nous faut.
WALDMAN.
Y penses-tu, Landau ?
LANDAU.
Chapeau bas ! je viens de parler au fils de Napoléon.
Waldman ôte son bonnet, et recule deux pas.
Air : Pourquoi me réveiller ? (du Gentilhomme.)
Honneur
À ma grandeur !
Respect, silence,
En ma présence !
Honneur
À ma grandeur !
J’ai vu le fils de mon emp’reur !
Vieux, souffrant, malheureux,
Tantôt avec justice,
J’accusais de caprice
Le sort trop rigoureux ;
Il paraît, je l’entends ;
Sa voix qui me pénètre,
Soudain me fait renaître,
Je n’ai plus que vingt ans.
Oui, le diable m’emporte, attelez-moi mes huit arabes Isabelles, et si je ne vous le mène pas à grandes guides, comme le jour du sacre... Clic, clac, gare, gare !...
Honneur
À ma grandeur !
Respect, silence,
En ma présence !
Honneur
À ma grandeur !
J’ai vu le fils de mon emp’reur.
WALDMAN.
Tu as donc parlé au duc de Reichstadt ?
LANDAU.
Oui, à la parade, et devant son état-major ; et c’est lui même qui m’y a fait venir encore, car du diable si j’y songeais.
WALDMAN, impatient.
Et que t’a-t-il dit ?
LANDAU.
D’abord il m’a demandé où je m’étais caché pendant quinze ans. – Chez mon vieil ami Waldman, lui ai-je dit.
WALDMAN.
Quoi, il sait mon nom ?
LANDAU.
Oh ! il sait encore plus. Ensuite il m’a demandé de quoi j’avais vécu. – Mon vieil ami, lui dis-je, m’a nourri pour l’amour de Dieu.
WALDMAN.
Tu n’aurais pas dû dire ça.
LANDAU.
Alors j’aurais été un vieux coquin. – Ton ami est-il riche ? me dit le duc. – Prince, lui ai-je répondu, il a partagé son dernier morceau de pain avec moi.
WALDMAN.
Frère, il ne fallait pas lui parler de ça.
LANDAU.
Je te dis que j’aurais été un vieux coquin. – C’est un brave homme, dit le duc ; je le lui rendrai, moi. – Ah ! prince, Dieu seul peut le lui rendre, oui, oui, Dieu seul.
WALDMAN.
Ne suis-je donc pas déjà récompensé ? Le duc n’a-t-il pas dit : c’est un brave homme ? Fi donc, camarade ! tu me rendrais orgueilleux.
LANDAU.
Laisse-moi achever. Alors il tire de sa poche un portefeuille, prend un écrit, le baise en pleurant, pais fait signe à un Monsieur, qui lui remet un paquet de papiers, il me le met dans la main ; et comme j’étais là stupéfait, ne sachant pas trop si je devais accepter ou refuser, il ajoute :
Air : Duo d’Yelva.
Reçois, c’est au nom de mon père,
Au nom de l’empereur !
J’acquitte une dette bien chère,
Fidèle serviteur !
Sur la rive étrangère,
Ton auguste patron,
À son heure dernière,
Se rappela ton nom...
Brave homme ! garde en ta prière !
Une place à Napoléon !
TOUS.
Ah ! gardons en notre prière
Une place à Napoléon !
LANDAU.
Tiens, regarde !
Il met un paquet de papiers sur la table.
WALDMAN.
Dieu ! des billets de banque.
LANDAU.
Dix mille écus !
KRETTLE.
Dix !... Bon prince, je veux prier Dieu pour lui tous les dimanches.
LANDAU.
Tous les jours, mon enfant.
WALDMAN.
Eh bien ! Landau, je te souhaite le bonheur que tu mérites... Maintenant te voilà tranquille sur tes vieux jours, tu pourras te donner quelques douceurs.
LANDAU.
C’est ce que je vais faire, et tout de suite.
Il divise les billets en deux parts, et en donne une à Waldman.
Tiens, prends ça.
WALDMAN.
Quoi !... Non, non, ce n’était pas mon idée.
LANDAU.
Si tu ne prends pas ça, nous nous disputerons pour la première fois de notre vie.
WALDMAN.
Et sans compter !
LANDAU.
As-tu compté tes bienfaits ?
WALDMAN.
Mais c’est plus de la moitié.
LANDAU.
C’est ce que je veux.
WALDMAN.
Je sais bien que tu aimes à donner...
LANDAU.
Oui, pardieu !
WALDMAN.
Mais je ne me pardonnerais jamais, si j’étais assez lâche pour faire payer l’amitié.
LANDAU.
Qu’est-ce que ça veut dire ? qui est-ce qui te parle de cela ? Je ne veux payer que tes dépenses, que la dot que j’ai enlevée à cette pauvre enfant ; rien autre chose, morbleu... Quand j’avais la fièvre, et que tu ne quittais pas mon lit, un risque de la gagner, puis-je te payer ça ? Et quand je me cassai la jambe à trois lieues d’ici, et que tu me rapportas sur ton dos à la maison, cela se paie-t-il avec de l’or ? il faudrait être fou... Écoute, tu n’en veux pas ? eh bien ! soit, tu n’auras rien, pas un florin... Mais Krettle est ma filleule, je lui dois encore mon cadeau de parrain. Tu aurais pu lui en choisir un plus riche, tu as préféré ton vieux camarade, il ne faut pas qu’elle en souffre... Tiens, Krettle, mets ça dans ta poche, et dépêche-toi d’épouser Franck.
KRETTLE, étonnée et joyeuse.
Mon père, est-ce bien vrai ? mon père faut-il ?...
LANDAU.
Prends ça, ou je m’en vais le jeter dans la rivière.
WALDMAN.
Prends, mon enfant, et rends-le lui en affection, en soins, pendant toute sa vie.
LANDAU.
Bien parlé, ça...
Scène XIV
LANDAU, KRETTLE, WALDMAN, FRANCK, un paquet sur l’épaule, au bout d’un bâton, un chien en laisse
KRETTLE.
Franck, Franck !
FRANCK, tristement.
Tenez-vous bien, mam’selle Krettle.
Air du Watchmann. (Newgate.)
J’suis tout prêt à m’mettre en voyage,
L’horloge a donné le signal ;
C’est l’instant d’montrer du courage,
Car, de ce départ, si fatal,
Voici l’quart d’heure !
Recevez mes adieux,
Ô vous que tant je pleure !
J’quitte ces lieux,
Adieux ! adieux !
Pour moi plus de moments heureux !
Ensemble.
FRANCK.
Je pleure (bis.)
En vous disant adieux.
KRETTLE.
Je pleure
En r’cevant ses adieux...
WALDMAN et LANDAU.
Il pleure,
En nous disant adieux.
FRANCK.
Adieu !
KRETTLE.
Oh ! pas encore.
FRANCK.
Je m’en vais avec mon paquet, un bâton, de la confiance en Dieu, et mon chien.
KRETTLE.
Mais regarde-moi donc.
FRANCK.
Oh ! n’ayez pas peur, je n’oublierai jamais votre visage.
LANDAU.
Tu vas faire ton tour de compagnon ?
FRANCK.
Il faut bien.
LANDAU.
T’as là un bien petit paquet.
FRANCK.
Oui, mais le cœur bien gros !
LANDAU.
Voyons, Krettle, tu lui donneras bien un petit boursicot pour l’aider en voyage.
KRETTLE.
Tiens, Franck, prends ça, je te le donne.
Elle lui met les billets dans la main, il les regarde d’un air stupéfait. Il examine tous les visages, on se met à rire.
FRANCK.
Eh ben ! eh ben ! qu’est-ce que tout cela veut dire ?
KRETTLE.
Qu’il faut nous aimer toujours, et nous épouser.
FRANCK, indécis, les regarde tous.
Eh quoi ! c’est vrai ?
TOUS.
Air : Nos amours ont duré.
Oui, c’est vrai,
C’est bien vrai,
Crois notre allégresse ;
Tu vas, sans délai
Voir récompenser ta tendresse.
Que ton cœur,
Au bonheur,
S’ouvre avec ivresse ;
Chez nous désormais
Vont régner le calme et la paix.
FRANCK, ému.
Ah ! je doute encore...
Celle que j’adore
Serait donc à moi !
Je recevrais sa foi !
Ah ! je vous en prie,
Calmez mon émoi ;
Est-ce plaisanterie,
Ou de bon aloi ?...
Ce jeu déloyal
Me ferait trop de mal !
TOUS.
Oui, c’est vrai, etc.
Franck veut parler, il rit, mais tout-à-coup les larmes lui coulent des yeux. Il suffoque.
LANDAU.
Es-tu devenu fou ?
Franck lui prend la main, et veut parler, mais en vain. Il joint les mains, et les regarde avec tendresse.
FRANCK.
C’est que je pleure parce que je ris, et que je ris parce que...
LANDAU.
C’est bien, mon garçon ; va, je te comprends. Ce ne sont pas ceux qui parlent le plus, qui sont les plus reconnaissants.
FRANCK.
Oui, oui.
Il l’embrasse.
Mets-là ta main, Krettle.
WALDMAN, les unissant.
Au nom du ciel, mes enfants...
LANDAU, ôtant son chapeau.
Et de mon empereur ! Allons, mon garçon, te voilà sur la route du bonheur... Fouette, cocher !
Vaudeville.
Air : Clic, clic, clac. (d’Adam.)
LANDAU.
Clic, clic, clac, et toujours va qui roule ;
Il n’est qu’un moyen
De faire ici bas son chemin.
Clic, clic, clac ; on ne sort de la foule,
Que lorsque l’on sait
Faire à propos claquer son fouet.
Écoutez quelle éloquence,
Chez l’avocat Bavaret !
« Moi seul j’ai sauvé la France ! »
Oui, du fond d’son cabinet...
Clic, clic, clac, etc.
WALDMAN.
Pour guider la France entière
Au timon tous vont s’placer ;
L’un pour nous r’mettr’ dans l’ornière,
L’aut’ pour mieux nous enfoncer.
Clic, clic, clac, etc.
FRANCK.
L’noble élan qui se révèle,
Ne peut plus être arrêté ;
Aujourd’hui chaqu’ peuple s’attèle
Au char de la liberté.
Clic, clic, clac, etc.
KRETTLE, au Public.
L’vieux cocher ce soir espère
Qu’il a m’né son char bon train ;
Au terme de sa carrière,
Pour l’pousser n’faut qu’un coup d’main.
Clic, clic, clac, et toujours va qui roule,
Vous savez l’moyen
De le remettre en bon chemin.
Clic, clic, clac, que les bravos de la foule,
Prouv’nt qu’il n’a pas fait
Trop tôt, ce soir, claquer son fouet.
TOUS.
Clic, clic, clac, etc.