Le Canotier (Jean-François Alfred BAYARD - Thomas SAUVAGE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 28 décembre 1850.
Personnages
MONSIEUR DUPLESSIS, propriétaire
AMILCAR, canotier
MICHEL, son ami
HORTENSE, femme de Duplessis
MATHILDE, sa pupille
VIRGINIE, jeune jardinière
1850. Dans l’île de Puteaux.
L’extrémité de l’île de Puteaux. On voit, au fond, la Seine le devant, des bancs et une table de jardin, Des arbres charmilles à gauche.
Scène première
AMILCAR, MICHEL
On entend rire au dehors.
AMILCAR, avant d’entrer en scène.
Bien, mes amis ! sauvez le bâtiment du naufrage !
MICHEL, de même.
Et un louis pour vous.
AMILCAR, entrant en criant.
Deux louis ! c’est toi qui paie !... Ha ! ha ! ha ! voilà bits que la Providence a mis là, tout exprès, pour de naufragés.
MICHEL.
Oui, ils sont beaux !
AMILCAR.
Je te conseille de te plaindre !... Du linge tout blanc, blouse superbe !... Moi, j’ai la pelure d’un vieillard ! ha ! ha !
Air : L’en guette un petit de mon âge.
Salut à l’île escarpée et sauvage,
Qui nous reçoit tous deux, sortant des eaux !
C’est Télémaque, au jour de son naufrage,
Avec Mentor, abordant à...
MICHEL.
Puteaux !
AMILCAR.
Puisse cette île offrir à ta tendresse
Une Eucharis !... Quant à moi, dans ces lieu
Sur Calypso, je compte... d’autant mieux
Que je ne suis pas la sagesse !...
Gaiement.
Ah ! nous sommes dans l’île de Puteaux.
MICHEL.
Oh ! je l’ai bien reconnue !
AMILCAR.
Parbleu ! je crois bien ! c’est en la reconnaissant que tu as été donner contre ce tronc d’arbre, qui a fait chavirer mon canot... l’Inexplosible... C’est la première fois que ça lui arrive !... Aussi, cette idée de regarder en l’air, le nez au vent, la bouche ouverte, et le bras tendu, quand on remplit les fonctions de pilote !...
MICHEL.
Ah ! mon ami, c’est qu’en retrouvant les lieux habités par mademoiselle Mathilde, j’ai éprouvé une émotion...
AMILCAR.
Qui nous a fait éprouver une secousse, dont le contrecoup a mis le canot sens dessus dessous... Si bien que lorsque, étendu mollement sur les planches, je commençais à m’endormir, je me suis bravement réveillé au fond de l’eau... avec toi, qui me tirais par les cheveux pour me sauver !... Merci !...
Chantant.
Du courage ! les amis sont toujours là.
Mais tu tirais diablement fort...
MICHEL.
Je te repêchais.
AMILCAR.
Merci, derechef !... À présent, il faut attendre que ce jardinier ait ramené notre bâtiment, et que nos habits séchés, nous permettent de rendre, à la Providence, les vêtements qu’elle nous a prêtés.
MICHEL.
Oh ! rien ne presse !...
AMILCAR.
Je veux bien... pourvu qu’il me tombe du ciel quelque bon déjeuner... Nos provisions sont dans la Seine...Mais, ah ça où diable as-tu connu cette demoiselle Mathilde Sorel qui de meure dans l’île de Puteaux ?...
MICHEL.
Je l’ai vue, cet hiver, chez une vieille tante, qu’elle a rue Saint-Martin... une ancienne amie de ma famille... Si tu savais, mon ami, quelle grâce touchante ! quel air de candeur ! quels yeux tendres et langoureux !... Par malheur, l’approche d’un jeune homme la faisait rougir... elle s’effarouchait à la moindre parole... C’était un ange !
AMILCAR.
C’était une bégueule !
MICHEL.
Non ! il paraît qu’elle a peur de nous... qu’elle n’ose pas nous regarder !... Pour moi, j’en étais devenu amoureux à la première vie et j’étais décidé à me déclarer, à l’épouser... Mais elle devina mon espoir, et ne revint plus ! Tu comprends bien que je n’en suis pas resté là... J’ai pris des renseignements, et j’ai appris que monsieur Duplessis, son tuteur, pas sait l’été dans l’île de Puteaux...avec sa femme et sa pupille... et je me suis dit : Elle a beau faire ! je la retrouverai !...
AMILCAR.
Voyez-vous ça, gaillard !... Voilà pourquoi tu es venu me trouver ce matin...
L’imitant.
« Si nous faisions une partie, dans ton canot... en descendant la Seine...jusqu’à Puteaux ?... » Hypocrite !...
MICHEL.
Pardon, mon cher...
AMILCAR.
Il n’y a pas de mal... Bah ! quand on a un ami canotier, il faut s’en servir...
MICHEL.
Oh ! oui ! ton canot... il est si commode, si gentil !...
AMILCAR.
Ah ! je crois bien !
Air : Exil et retour. (de Monpou.)
Ah ! vive ma nacelle,
Qui vole sur l’eau,
Oh !
Comme un jeune oiseau,
Bravant
L’orage et le vent !
Quand sa voile étincelle,
Aux rayons du soir,
Ah ! quelle aime à se voir
Dans la Seine, son miroir.
Soumise et docile,
Vois comme elle file,
À peine le trait,
Je crois, l’atteindrait ;
À Dieppe, à Margatte,
Jamais de régate,
Sans qu’un beau laurier
Brille à son cimier !...
ENSEMBLE.
Ah ! vive, etc.
MICHEL.
Ah ! si notre voix pouvait attirer mademoiselle Mathilde !...
AMILCAR.
Eh ! tiens !... me voilà justement en costume de vieux parent... Trouve-moi le Robinson de cette île... je me courbe, comme ça... je me casse la voix... et, lui tendant une main tremblante, je lui dis : Mademoiselle, voici un jeune innocent qui vous adore...
MICHEL.
Que tu es fou !
Hortense paraît, et descend pendant qu’Amilcar continue.
AMILCAR.
Il est gentil ! il est fort riche, et, si votre cour est libre comme le sien...
Scène II
AMILCAR, MICHEL, HORTENSE, ensuite MONSIEUR DUPLESSIS et VIRGINIE
HORTENSE, frappant sur l’épaule d’Amilcar.
Tu t’es déjà baigné, mon ami ?
AMILCAR, se retournant.
Hein ?
MICHEL.
Ah !
HORTENSE, confuse.
Ciel !...
Elle recule.
AMILCAR.
Madame...
Bas à Michel.
C’est ton Eucharis ?...
MICHEL.
Non.
AMILCAR.
En ce cas, c’est ma Calypso.
HORTENSE.
Mon Dieu ! Monsieur... à cette tournure... à cet habit... je vous ai pris pour monsieur Duplessis, mon mari...
MICHEL, bas.
C’est la femme du tuteur.
AMILCAR.
Trop heureux, Madame... d’une méprise... qui me flatte... c’est-à-dire, sauf l’âge... peu flatteur !...
MICHEL.
Oh ! oh !
Bas.
Son mari !...
HORTENSE.
Monsieur !
AMILCAR.
Pardon !
À part.
Encore un naufrage !...
DUPLESSIS, en dehors.
C’est affreux ! cherchez-le... qu’on l’arrête !
HORTENSE.
Mon mari !...
VIRGINIE, entrant.
Mais, not’ Monsieur !...
DUPLESSIS, en peignoir du cou jusqu’aux pieds et en pantoufles vertes.
Au voleur !... au vol...
AMILCAR, HORTENSE et MICHEL, éclatant de rire.
Ah ! ah ! ah ! ah !
VIRGINIE, montrant les jeunes gens.
Juste, les voilà !...
DUPLESSIS.
Sacristi ! Monsieur, mes habits... vous m’avez volé mes habits ! AMILCAR.
Permettez !
DUPLESSIS.
Et la blouse de mon domestique, que vous avez donnée au vôtre !...
AMILCAR, riant.
À mon domestique !
MICHEL.
Ah ! bon !...
VIRGINIE.
Ils sont drôles !
DUPLESSSIS.
Et ma femme !... pourquoi parlez-vous à ma femme ?... Que disiez-vous à ma femme ?
MICHEL.
Monsieur !
AMILCAR, bas à Virginie.
C’est un jaloux !
VIRGINIE, bas.
Ferme !
HORTENSE.
Je te cherchais, mon ami, quand j’ai rencontré ces messieurs... Mais comment se fait-il ?
DUPLESSIS.
Je me baignais derrière la pointe de l’île... avec Baptiste...
AMILCAR, montrant Michel.
Votre domestique...
DUPLESSIS.
Ces messieurs abordent...
AMILCAR.
C’est-à-dire, nous chavirons.
VIRGINIE.
C’est donc ça ! mon homme tire leur barque de l’eau.
MICHEL.
Nous sortions de la rivière...
AMILCAR.
Trempés !
DUPLESSIS.
Ils ont pris nos hardes...
AMILCAR.
Que le ciel nous offrait !
MICHEL.
Pour faire sécher les nôtres.
HORTENSE.
Je conçois.
DUPLESSIS.
Quoi ? quoi ? vous concevez !... en revenant à la berge, je n’ai trouvé que ce peignoir et ce pantalon à pieds...
AMILCAR.
Comme c’est heureux !
DUPLESSIS.
Ta, ta, ta !... vous allez me rendre mes habits, tout de suite.
AMILCAR.
Plaît-il ?
MICHEL.
Tout de suite !
VIRGINIE.
Ah ! mais...
DUPLESSIS.
Eh ! vite !... eh ! vite ! rendez-moi...
AMILCAR.
Avec plaisir... mais, vous allez me prêter votre peignoir...
DUPLESSIS.
Tout de suite.
Il va pour l’ouvrir.
MICHEL et VIRGINIE.
Ah ! ah ! ah !
HORTENSE, le retenant.
Mon ami !
DUPLESSIS.
C’est juste !... Allez, Messieurs, allez reprendre vos vêtements et votre canot, et que le ciel vous conduise... à tous les diables !
AMILCAR.
Merci, Monsieur, de votre hospitalité... qui est moins écossaise... que vous... pour le moment.
DUPLESSIS.
Hein ! je ne comprends pas... je vais changer... sur ce, Messieurs... (
Il remonte.
AMILCAR, à part.
Il ne m’offre pas à déjeuner.
MICHEL.
Partons...
Ils vont pour sortir.
HORTENSE, à Virginie.
Vois si leurs habits sont bien séchés.
AMILCAR, revenant et élevant la voix.
Ah !...
DUPLESSIS, s’arrêtant.
Qu’est-ce qu’il y a encore !... dépêchez... je grelotte !
AMILCAR.
Pardon !
Il prend Michel par la main, en faisant le vieux, comme à la fin de la scène précédente.
Monsieur... Madame... voici un jeune innocent, qui adore mademoiselle Sorel, votre pupille...
HORTENSE et DUPLESSIS.
Mathilde !...
VIRGINIE.
Un domestique !
MICHEL.
Amilcar, y penses-tu ?
AMILCAR
Monsieur Michel Gervet... il est gentil, il est riche, il vous demande sa main.
DUPLESSIS.
Allez-vous-en au diable !
Air : Polka de M. Couder.
Ensemble.
DUPLESSIS, HORTENSE, VIRGINIE.
C’est une plaisanterie,
Veut-on, dans un tel moment,
Jouer une comédie,
Sous un pareil vêtement.
MICHEL.
Tu vois, la plaisanterie
Ne prend pas, en ce moment...
Il faut quitter la partie,
Tout est perdu maintenant.
AMILCAR.
Allons, la plaisanterie
Ne prend pas en ce moment !
Mais, sans quitter la partie,
Éloignons-nous maintenant.
Amilcar et Michel sortent par la gauche ; Duplessis sort par la droite.
Scène III
HORTENSE, VIRGINIE, puis MATHILDE
HORTENSE, les regardant s’éloigner.
Pauvres jeunes gens, ils auraient pu se noyer !
VIRGINIE.
Dame ! s’ils s’étaient trouvés mal dans l’eau... comme moi... à Billancourt...
HORTENSE.
Virginie !... on t’a défendu de parler de ça.
VIRGINIE.
Et pourquoi donc, not’ dame ? pourquoi que vous ne voulez pas que je parle de mon accident... et de ce brave jeune homme qui m’a tirée de l’eau ?...
HORTENSE.
Parce que... je ne le veux pas.
VIRGINIE.
Aussi, je n’en dis mot... mais j’y pense toujours !
Elle va pour sortir et rencontre Mathilde, qui entre.
Ah ! tiens, Mam’selle...
Elle sort.
MATHILDE.
Mon pauvre tuteur ! il est encore ému de ce qui lui est arrivé.
HORTENSE.
Il t’a conté ?...
MATHILDE.
Tout.
HORTENSE, riant.
Même la demande en mariage ?...
MATHILDE.
Quelle demande en mariage ?
HORTENSE.
Ah ! il ne t’a pas dit ?... un incident burlesque... un de ces jeunes gens a retenu mon mari, qui grelottait dans son peignoir, et lui a demandé, d’un air tout paternel, ta main...
MATHILDE.
Ma main !
HORTENSE.
Pour son ami, monsieur Michel Gervet...
Mouvement de Mathilde.
Tu le connais ?...
MATHILDE.
Un peu, pour l’avoir vu chez ma tante.
HORTENSE.
Il t’a parlé ?
MATHILDE.
Non ! mais il me regardait... avec des yeux... des yeux... qui me faisaient rougir !...
Bas.
J’ai cru que c’était lui...
HORTENSE.
Lui !... ah ! ce jeune homme, qui serait mort de fatigue sur le bord de la Seine... après avoir sauvé cette petite Virginie... si le hasard ou plutôt le ciel ne t’avait amenée là, tout exprès, pour le rendre à la vie.
MATHILDE.
Oh ! tais-toi ! tais-toi !...
HORTENSE.
Mon Dieu ! ne crains rien... c’est un secret entre le ciel et toi...
MATHILDE.
Et toi !...
HORTENSE.
Oh ! Cela va sans dire, moi, ton amie... ta petite mère !... et je suis discrète... je ne l’ai dit à personne, pas même à Virginie, qui est pour quelque chose dans l’aventure.
MATHILDE.
Oh ! une bavarde !
HORTENSE.
Pas même à ton tuteur.
MATHILDE.
À un homme ! jamais ! jamais !
HORTENSE.
Voyons, rassure toi !... pauvre enfant ! rien que d’y penser, te voilà toute tremblante.
MATHILDE.
Je ne veux pas revoir ce monsieur Michel Gervet !...
HORTENSE.
Oh ! sois tranquille, ton tuteur, qui a bien d’autres projets de mariage pour toi, a reçu ces messieurs avec une politesse, qui doit leur ôter l’envie de revenir.
MATHILDE.
Tant mieux !
HORTENSE.
Mais quelle idée ! t’imaginer toujours que le premier jeune homme, qui te regarde, est juste cet inconnu !
MATHILDE.
Que veux-tu, c’est plus fort que moi.
Air de Céline.
Je ne puis comprendre moi-même,
La cause d’un trouble inouï ;
J’ai sauvé d’un péril extrême,
Un malheureux évanoui...
Je ne puis voir d’homme paraître,
Sans trembler, sans mourir d’effroi,
En songeant que c’est lui peut-être,
Qui va me dire : C’était moi !...
HORTENSE.
Le moyen de vivre ainsi... surtout quand on est jolie !... Si tu attends qu’on ne te regarde pas, ce sera long, je t’en préviens !...
MATHILDE.
Alors, je ne veux plus voir personne.
HORTENSE.
Au fait, cela convient à mon mari, qui veut te marier à son neveu... ce grand Isidore... pour régler tes comptes de tutelle.
MATHILDE.
Mais non, je le déteste !... je déteste les jeunes gens !
HORTENSE.
Excepté celui qui te doit la vie.
MATHILDE.
Oh ! celui-là plus que les autres !...
HORTENSE.
Je ne crois pas... mais le moyen de le reconnaître !... Tu n’as pas même retenu ses traits...
MATHILDE.
Oh ! il était si pâle... et les yeux fermés... les cheveux épars sur la figure...
HORTENSE.
Mais il t’a vue, lui...
MATHILDE.
J’en ai peur... quand je me suis sauvée...
HORTENSE.
Eh bien... là... enfin... si c’était monsieur Michel Gervet !... le voici !...
MATHILDE, voulant fuir.
Je m’en vais !...
HORTENSE, la retenant.
Reste !
Michel en négligé d’été. Amilcar, qui le suit, est en costume de canotier élégant.
Scène IV
MATHILDE, HORTENSE, MICHEL, AMILCAR
AMILCAR.
Avance donc ! poltron !...
MICHEL.
Madame, nous n’avons pas voulu nous éloigner, sans...
Apercevant Mathilde.
Ah ! mademoiselle Sorel !...
AMILCAR.
Mademoiselle Agnès !
HORTENSE.
Agnès !...
MICHEL.
Mais non !... Mathilde Sorel...
AMILCAR.
Ah ! pardon ; j’avais cru qu’avec tant de grâces et de beauté, Agnès et Sorel étaient inséparables.
HORTENSE, souriant.
Oh !
MICHEL, bas.
C’est fade.
AMILCAR, bas.
Trouves-en autant, toi.
MATHILDE, bas.
En voilà un qui a l’air moqueur !...
AMILCAR.
Et, maintenant que j’ai vu mademoiselle Agnès...
HORTENSE et MICHEL.
Mathilde !...
AMILCAR.
Oui, Mathilde... je comprends que mon jeune ami Michel ait conservé d’elle un souvenir si tendre...
MATHILDE, bas.
Comme il me regarde !...
AMILCAR.
Et qu’il ne veuille pas quitter cette île... de délices...
HORTENSE.
Oh ! de délices !...
AMILCAR.
Pour vous, Madame, vous pouvez la trouver désagréable... mais, nous disons, de délices !... et je comprends, dis-je, qu’il ne veuille pas s’éloigner sans avoir obtenu la main de celle qu’il aime...
MATHILDE.
Ah ! mon Dieu !
MICHEL, bas.
Mais tu vas trop vite...
AMILCAR, bas.
C’est le moyen d’arriver plus tôt...
HORTENSE.
Monsieur, vous parlez beaucoup pour monsieur Michel, et monsieur Michel ne dit rien.
MICHEL.
Moi !...
AMILCAR.
Comment, Madame... il ne dit rien... il ne dit...
Bas à Michel.
mais c’est vrai... tu ne parles pas...
MICHEL, bas.
Tu parles toujours !...
AMILCAR.
Il ne dit rien, mais il n’en pense pas moins... au contraire... et...
Bas.
va donc... va donc !... elle est charmante !...
MICHEL.
Oui, Madame, j’aime Mademoiselle...
AMILCAR.
Il l’adore...
MICHEL, bas.
Tais-toi donc ! !...
MATHILDE, bas.
Je m’en vais !...
HORTENSE, la retenant.
Non.
MICHEL.
Et mon bonheur serait d’obtenir, d’elle, un mot qui me permit de demander sa main.
AMILCAR.
Mais puisque c’est déjà fait... puisque tout à l’heure je l’ai demandée à ce monsieur... en peignoir...
MICHEL, bas.
Ah ! bah... tu as tout gâté !
AMILCAR.
Tu vas te plaindre, ingrat !...
MICHEL.
Mais...
HORTENSE.
Pardon, Messieurs...
AMILCAR.
Chut !... tais-toi... madame parle !
HORTENSE.
Monsieur Michel Gervet, n’a vu Mathilde que chez sa tante ?
MICHEL.
Que chez sa tante.
AMILCAR.
Mon Dieu !... oui...
MICHEL.
Et ici.
AMILCAR.
Oui... et ici... parbleu !
HORTENSE.
Et... pas ailleurs...
Mathilde, très émue, baisse les yeux.
MICHEL
Ailleurs ?... jamais.
AMILCAR.
Jamais !
HORTENSE.
Jamais !... et c’est pour l’avoir vue... si peu... qu’il l’aimerait, qu’il voudrait l’épouser ?
MICHEL.
Comment, si peu !...
AMILCAR.
Comment, si peu ?... mais moi... moi, qui ne l’ai vue qu’ici... je sens là que je n’oublierai jamais cet air de candeur, ces traits charmants, ces beaux yeux noirs... ou bleus... Je ne distingue pas, ils sont toujours baissés... cette taille ravissante... et, sans les égards que je dois à un ami... c’est moi qui irais trouver son tuteur, et qui lui dirais : J’aime Agnès... donnez moi Agnès...
HORTENSE.
Ha ! ha ! ha ! ha !
AMILCAR.
Air : Vaudeville du premier Prix.
Pardon ! près de mademoiselle,
Ce nom doit toujours revenir ;
On se croit Charles Sept pour elle !...
HORTENSE, bas à Mathilde.
Cela doit te faire plaisir.
MATHILDE.
Quel est ce monsieur ?...
HORTENSE.
Je l’ignore,
Mais il est charmant !...
MATHILDE.
Je te crois...
Il le serait bien plus encore,
S’il ne se moquait pas de moi !...
MICHEL.
Ainsi, Madame...
HORTENSE.
Ce serait aller un peu vite, Monsieur... c’est à Mathilde de vous répondre...
MICHEL.
Oh ! oui, Mademoiselle...
AMILCAR.
C’est cela !... c’est à Mademoiselle.
MICHEL.
Mais laisse-moi donc...
MATHILDE.
Moi, Monsieur...
AMILCAR.
Chut !... tais-toi... Mademoiselle parle.
MATHILDE.
Moi, je n’aime personne... je ne veux pas me marier... je ne me marierai jamais !
MICHEL.
Ah ! Mademoiselle !...
AMILCAR.
Ah ! Madame, parlez pour nous... c’est-à-dire, pour lui...
Lui prenant la main.
vous qui paraissez si bonne !
HORTENSE.
Monsieur !
Scène V
MATHILDE, HORTENSE, MICHEL, AMILCAR, DUPLESSIS
DUPLESSIS.
Comment ! encore ici !...
Il prend la main de sa femme.
MATHILDE.
Mon tuteur... ils partent... ils partent tout de suite.
MICHEL, bas à Amilcar.
Oh ! mon ami... on dirait qu’elle nous chasse.
AMILCAR, bas, l’imitant.
Oh ! mon ami... ça me fait cet effet-là !
DUPLESSIS.
À la bonne heure !...
AMILCAR.
Et, maintenant que je sais avec quelle grâce, avec quelle bonté, on accueille ici le Canotier, je ne passerai jamais près de cette île sans la saluer... de loin.
DUPLESSIS.
Vous êtes trop bons, tous les deux.
MICHEL.
Oh ! moi, je ne serai plus de la partie.
HORTENSE.
Vous n’êtes pas Canotier, comme Monsieur ?
DUPLESSIS.
Qu’est-ce que ça nous fait !
AMILCAR.
Non... ce cher Michel, il aime la terre ferme... Paris... le boulevard des Italiens... les Tuileries... le bois de Boulogne... c’est là son domaine !... Le mien, c’est la rivière... Je m’y promène en maître, en souverain ! C’est là mon royaume !
DUPLESSIS.
Mais, qu’est-ce que ça ?...
AMILCAR, continuant.
Canotier amateur... mon canot et moi, nous sommes deux inséparables. Mon bonheur est de monter et de descendre la Seine... admirant ses rives si belles, si riantes... si hospitalières !
À Duplessis.
Pardon, je ne dis pas ça pour vous !... Et, tandis qu’on se dispute sur la terre, moi, le cigare ou la chanson à la bouche, donnant quelquefois asile à l’amitié qui me rend visite, ou faisant un signe à l’amour qui m’attend au rivage... pas de ce côté...
MICHEL.
Oh ! non !
DUPLESSIS.
C’est heureux !... Sur ce, Messieurs...
AMILCAR.
Monsieur !...
À Michel.
Salue donc !...
MICHEL.
Mesdames...
Scène VI
MATHILDE, HORTENSE, MICHEL, AMILCAR, DUPLESSIS, VIRGINIE
VIRGINIE, accourant.
Messieurs !... Messieurs !...
Elle s’arrête tout émue.
DUPLESSIS.
Eh bien ! quoi ! qu’est-ce qu’il y a ?... avec cet air hébété !
VIRGINIE.
C’est que je venais prévenir ces Messieurs... que leur canot sort de l’eau...
AMILCAR.
Ah ! merci !
DUPLESSIS.
J’en suis enchanté... Sur ce, Messieurs...
VIRGINIE, regardant les dames.
Il a un beau nom, ce canot-là... l’Inexplosible !
MATHILDE, tremblante.
Hein !...
HORTENSE.
Tu dis ?
VIRGINIE.
Oui, Madame, oui, j’ai bien lu... c’est l’Inexplosible.
AMILCAR.
C’est moi qui l’ai baptisé... je suis son parrain.
HORTENSE, bas à Virginie.
Tais toi !...
DUPLESSIS.
Son parrain !... vous vous appelez l’Inexplosible ?
AMILCAR.
Ah ! ah ! ah !... une plaisanterie !...
Bas à Michel.
Il rit, il va nous offrir à déjeuner !...
Haut.
L’Inexplosible, ainsi nommé, parce qu’il n’a pas de machine à vapeur.
HORTENSE.
Je crois avoir déjà vu ce canot-là... passer devant notre île.
AMILCAR.
Vous avez été plus heureuse que moi... qui ne vous ai pas vue.
DUPLESSIS, saluant.
Monsieur...
HORTENSE.
À moins que ce ne soit devant Billancourt...
VIRGINIE.
Oui, oui, devant Bill...
HORTENSE, bas.
Tais-toi !...
AMILCAR.
Ah ! Madame connait Billancourt ?...
DUPLESSIS.
J’y avais un jardin autrefois... Sur ce, Messieurs...
HORTENSE.
Il à dû quelquefois, Monsieur, vous arriver des aven tures... sur votre canot...
AMILCAR.
Beaucoup.
DUPLESSIS, remontant.
Rentrons... Le déjeuner doit être prêt.
AMILCAR, à part.
Ah ! diable.
Haut.
Et, tenez... ce nom de Billancourt vient justement de m’en rappeler une...
VIRGINIE.
Oh !...
Se reprenant.
voyez-vous ça !
HORTENSE.
Une histoire... une aventure... contez donc, Monsieur, nous adorons les aventures, Mathilde et moi...
À Mathilde.
N’est-ce pas, Mathilde ?
MATHILDE.
Hein !... je ne sais...
VIRGINIE.
Ah ! oui, Monsieur, racontez-nous...
AMILCAR.
Mon histoire de Billancourt... Oh ! ce ne sera pas long.
DUPLESSIS.
Retenir ces Messieurs... Le canot attend...
AMILCAR.
Il est fait pour ça ! D’ailleurs il y a dans cette aventure quelque chose de si doux pour moi... que j’aime toujours à me la rappeler... un souvenir de femme !
HORTENSE, regardant Mathilde.
De femme !...
VIRGINIE, regardant Hortense.
De femme !
DUPLESSIS.
Oh ! il y a toujours une femme dans ces histoires-là !...
AMILCAR.
Voilà ce qui vous trompe... il y en a deux, dans celle-ci.
VIRGINIE.
Deux !... tiens !...
Hortense l’arrête..
AMILCAR.
Voici ce que c’est : Je descendais donc la Seine, sur l’Inexplosible, par un beau soir d’été... Après une journée étouffante, l’eau semblait m’inviter à me rafraîchir... l’air était si pur !... Ma foi ! je n’y résistai pas... et, après avoir attaché mon canot, mon inséparable, à un peuplier de l’île Panckoucke... je me débarrassai de mes vêtements...
Mouvement de Michel.
pas tous... pas tous... et je me jetai bravement dans la Seine... Je nageais depuis un quart d’heure le long de l’île, comme vous ce matin, le long de la vôtre... lorsque, tout à coup, j’entends un cri... Je m’aperçois qu’au bout de la terre, derrière la pointe de l’île, j’avais une voisine qui se noyait !... une jeune femme que le courant emportait... Je me précipite après elle... elle disparaît... je plonge... je la repêche... elle m’échappe... je lutte encore... et je la ramène évanouie... Moi-même, j’étais épuisé... et je ne sais comment je pus faire pour gagner avec elle la plage de Billancourt, où je voyais deux paysans, deux imbéciles, qui se désolaient, sans penser à se jeter à l’eau.
VIRGINIE.
Les imbéciles, c’étaient...
HORTENSE, l’arrêtant.
Des poltrons !...
AMILCAR.
Aussi, en abordant, je ne voyais plus, je n’entendais plus... et ces deux hommes m’enlevèrent mon fardeau, qu’ils emportèrent sans me remercier, sans même s’apercevoir qu’à peine débarrassé par eux... je tombais sur la rive... évanoui... à mon tour...
VIRGINIE.
C’est-il Dieu possible !... vous !...
HORTENSE, la faisant taire.
Bon jeune homme !
MICHEL.
Pauvre Amilcar !
MATHILDE, bas, à part.
C’était lui !...
Elle veut s’éloigner ; Hortense la retient.
DUPLESSIS.
C’est bien... mais vous n’en êtes pas mort !
AMILCAR.
Je ne crois pas, merci !
MICHEL.
On vint à ton secours ?
AMILCAR.
Oui, un ange !
Mathilde s’échappe et sort.
Scène VII
HORTENSE, MICHEL, AMILCAR, DUPLESSIS, VIRGINIE
VIRGINIE et DUPLESSIS, riant.
Un ange ! ha ! ha ! ha !
MICHEL, riant.
Ha ! ha ! ha !
AMILCAR.
Oui, riez, riez ! J’étais là... étendu, immobile... depuis longtemps, sans doute... lorsque tout à coup... je sentis se dissiper à cet engourdissement... Il me sembla que je respirais quelque chose qui me faisait revenir à moi... j’entr’ouvris les yeux et j’aperçus comme un ange tout blanc, dont la tête était penchée sur la mienne... Je levai lentement la main pour écarter ma chevelure... mais, au mouvement que je fis... l’ange poussa un léger cri et s’envola.
HORTENSE, ne retrouvant plus Mathilde près d’elle.
Ah ! l’ange est parti.
MICHEL.
C’était la fin d’un rêve...
VIRGINIE.
Bien sûr !...
AMILCAR.
Air de Lauzun.
Déjà je m’élevais aux cieux,
Dans ma douce erreur, croyant suivre
L’ange charmant, silencieux,
Dont les soins m’avaient fait revivre ;
Mais ce flacon, que je trouvai,
Me dévoila tout le mystère :
Une femme m’avait sauvé,
Et j’étais encor sur la terre !...
Mon bon ange habite la terre.
HORTENSE, prenant le flacon.
Un flacon !
AMILCAR.
Il ne m’a pas quitté depuis.
HORTENSE, à part.
C’est bien ça...
VIRGINIE, à part.
C’est drôle... je n’y suis plus du tout...
AMILCAR.
Je me soulevai, je regardai autour de moi... la rive était déserte, les maisons étaient loin... l’air du soir me ranima tout à fait... Heureusement, j’aperçus un jeune garçon dans l’île en face, et je lui criai de m’amener mon canot... De retour chez moi, à Asnières, je pris le lit avec la fièvre, et je fus huit jours sans remonter sur l’Inexplosible.
VIRGINIE, émue.
Dites donc, Monsieur, vous n’avez pas besoin d’un bouillon... ça vous ferait peut-être du bien ?
DUPLESSIS, riant.
Ah ! bon, elle croit qu’il sort de l’eau !...
AMILCAR, riant.
Eh ! ce ne serait pas de refus, peut-être... quand on n’a pas déjeuné !
DUPLESSIS.
Voyez-vous, nous retenons ces Messieurs qui ont besoin de retourner chez eux !... Sur ce, Messieurs...
AMILCAR, à part.
Il ne veut pas comprendre.
HORTENSE, bas à Amilcar.
Retenez votre ami !...
AMILCAR.
Plaît-il ?
DUPLESSIS, se retournant.
Quoi ?
HORTENSE.
Virginie !...
VIRGINIE.
Je m’en vas, Madame... je porte le dîner à mon homme.
HORTENSE, bas à Michel.
Ne laissez pas partir votre ami !
MICHEL.
Plaît-il ?
DUPLESSIS.
Bon voyage, Messieurs !
Air : Adieu ! bon voyage !
Le repas, je gage,
Va se refroidir.
Vite, il faut partir.
AMILCAR et MICHEL.
Il dit : Bon voyage !
Et l’affreux sauvage
Nous laisse partir,
Sans nous rien offrir.
MATHILDE et HORTENSE.
Adieu ! bon voyage !
C’est vraiment dommage,
Sans leur rien offrir,
Les laisser partir !
VIRGINIE.
Adieu ! bon voyage !
C’est un vrai sauvage,
Les laisser partir,
Sans leur rien offrir !
Scène VIII
AMILCAR, MICHEL
AMILCAR.
Dis donc !...
MICHEL.
Dis donc !...
AMILCAR.
Tu ne sais pas ?
MICHEL.
Tu ne sais pas ?
AMILCAR.
Elle m’a chargé de te retenir !
MICHEL.
Elle m’a dit de ne pas te laisser partir !...
AMILCAR.
Vrai ?... ah ça, mais c’est à n’y rien comprendre !
MICHEL.
Ah ça, c’est une île enchantée !
AMILCAR.
Ma foi ! rien n’y manque !... une nymphe qui se cache, une fée qui vous retient... et un monstre !... c’est le mari...
MICHEL.
On y arrive par un naufrage...
AMILCAR.
Et l’on ne peut plus en sortir !... Seulement, on n’y déjeune pas.
MICHEL.
Oh ! mon ami... j’y pense... si c’était elle... Mathilde qui m’eût fait retenir !
AMILCAR.
Ça te surprendrait, innocent ?...
MICHEL.
Elle m’aimerait donc ?
AMILCAR.
Eh bien ! ha ! ha ! ha ! que tu as l’air bête !
MICHEL.
Tu plaisantes toujours.
AMILCAR.
Mais non, le diable m’emporte !... Tu crois qu’elle te retient, et tu restes là... Mais, à ta place, je serais déjà sur ses traces ; je la retrouverais... dans quelque grotte écartée... il doit y avoir une grotte dans cette île... je me jetterais à ses pieds et je lui dirais...
MICHEL.
Qu’est-ce que tu lui dirais ?
AMILCAR.
Tout ce qu’on peut dire à une jolie fille qu’on aime !... car elle est jolie... et tu as bien fait de me dire que tu l’aimais, sans cela j’en tombais amoureux à la première vue !...
MICHEL.
Comme tu y vas !
AMILCAR.
Voilà comme nous sommes, nous autres canotiers ! nous suivons le courant... Va donc et bonne chance !
MICHEL.
Je te retrouverai.
AMILCAR.
Oui, oui, dans mon canot.
Michel sort par le deuxième plan. Virginie rentre par le premier, un panier au bras.
Scène IX
AMILCAR, VIRGINIE
AMILCAR.
Pauvre Michel !... Le fait est qu’à sa place !...
VIRGINIE, à part.
Le voici, mon sauveur !... Dire que je lui sauterais si bien au cou... et que je n’ose pas lui parler...
AMILCAR, sans la voir.
La femme du tuteur n’est pas mal non plus, et j’aurais du plaisir à faire enrager ce mari jaloux !... Mais une cour à faire... et puis il y a des dénouements qui se font attendre...
Riant.
et je ne voudrais pas avoir l’air bête comme Michel !...
VIRGINIE, chantant.
Air : Ma mèr’ m’a mariée. (Vieille ronde.)
Jeann’, l’es grande et gentille !
– Heu ! heu ! heu ! ha ! ha ! ha !
– Faut t’ marier, ma fille...
– Quoi ! ma mère, déjà !...
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Dam ! parlez, on verra !...
AMILCAR.
Tiens ! elle est drôle, cette petite !...
VIRGINIE.
Bon... il me regarde !...
Veux-tu le vieil Hilaire ?
– Heu ! heu ! heu ! ha ! ha ! ha !
Il serait mon grand père !...
– Mais il t’enrichira !...
– Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !
Je ne tiens pas à ça !...
AMILCAR.
Elle a raison... Je vais à mon canot.
VIRGINIE.
Aimes-tu mieux grand Pierre ?...
– Heu ! heu ! heu !...
Lui barrant le passage.
Pardon ! excuse, Monsieur... je m’en vas... je porte le dîner à mon homme.
AMILCAR.
Le dîner ?... il est plus heureux que moi, votre homme... il a déjeuné.
VIRGINIE.
Vous n’avez pas déjeuné ! si tard !... pauvre jeune homme !... Si j’osais vous offrir...
AMILCAR, vivement.
Ah ! parbleu !... Osez ! osez !... Elle est très gentille !... Tiens, pendant que Michel fait la cour...
VIRGINIE.
C’est que je n’ai là que le quart d’un pâté.
Elle le tire de son panier et le met sur la table.
AMILCAR.
J’accepte !...
La regardant.
Un air appétissant tout à fait... Merci !
VIRGINIE, le forçant à s’asseoir.
Mais mettez-vous donc là, à votre aise !
AMILCAR, mordant dans le pâté.
Et vous appelez cela de la pâtisserie ?
VIRGINIE.
Que je fais moi-même.
AMILCAR, mangeant.
Elle est solide !
VIRGINIE.
Mon homme ne vivrait que de ça.
AMILCAR.
C’est un maçon, votre homme ?
VIRGINIE.
C’est un jardinier...
Le regardant manger à part.
Dieu a-t-il bon appétit... Quel gaillard !... au fait, pour m’avoir tirée de l’eau... et portée dans ses bras.
AMILCAR.
Ah ça, comme vos yeux brillent de mon côté !
VIRGINIE.
C’est que je suis toute contente de vous voir ; vous avez raconté tout à l’heure une histoire, qui était si amusante !... Il n’y a que l’ange...
AMILCAR.
Bah ! il m’en est arrivé encore bien d’autres !... et les trois jours que j’ai passés dans mon canot, au milieu de la Seine... avec une dame jolie... jolie comme vous.
VIRGINIE.
Dans votre canot !... Pourquoi ça ?
AMILCAR.
C’était un pari. avec son mari... et mon duel, à la barbe de deux gendarmes, qui ne savaient pas nager.
VIRGINIE.
Sur votre canot !
AMILCAR.
Et le repas de vingt-cinq couverts, où je n’étouffais pas comme à présent.
VIRGINIE.
Ah ! mon Dieu ! et moi qui oubliais le vin que j’ai là dans mon panier.
AMILCAR.
J’accepte !
VIRGINIE.
Tenez, voici, buvez vite !...
AMILCAR, buvant.
Merci !... ah ! sacrebleu !
VIRGINIE.
Il est fort, hein ?
AMILCAR.
Je crois bien, il ferait revenir un mort.
VIRGINIE.
C’est le vin de mon homme.
AMILCAR.
Air de Ninon chez madame de Sévigné.
N’auriez-vous pas peur que votre homme,
Dont j’ai pris le pâté déjà,
Ne se fâchât, s’il voyait comme
Je traite son vin que voilà.
Il boit.
VIRGINIE.
Lui ! se fâcher !... je lui conseille !...
AMILCAR.
Il peut, comme de ses amours,
Être jaloux de sa bouteille. (Bis.)
VIRGINIE.
Allez toujours !
Ça me regarde, allez toujours !...
AMILCAR.
Quel bon déjeuner j’ai fait là !
Même air.
Si, devenu plus téméraire,
Pour dessert, j’allais vous ravir
Un baiser...
VIRGINIE, émue.
Ça peut-il vous plaire ?...
Moi, je n’osais pas vous l’offrir !...
AMILCAR.
Sur ce cou, que votre homme adore,
Je puis, sans crainte et sans détours,
Voler son bien... encore !... encore !... (Bis.)
VIRGINIE.
Allez toujours !
Il s’ra content, allez toujours !...
Scène X
AMILCAR, VIRGINIE, HORTENSE
HORTENSE.
Virginie !
VIRGINIE.
Ah ! not’ dame !
HORTENSE.
Pardon, Monsieur, c’est une petite folle, qui vous ennuyait de son bavardage.
AMILCAR.
Mais au contraire, Madame.
VIRGINIE.
Je donnais de la nourriture à Monsieur... Je le restaurais... Vous n’avez plus faim ?
HORTENSE, bas.
Et tu n’as rien dit ?
VIRGINIE, bas.
Rien, je me suis retenue ; mais il m’a embrassée, tant pis.
AMILCAR, à part.
Eh ! mais elles ont un air de mystère...
VIRGINIE.
Adieu, Monsieur.
AMILCAR.
Adieu, petite.
VIRGINIE.
Adieu. Je vais porter le reste à mon homme.
AMILCAR.
Il ne reste rien.
VIRGINIE, à part, en sortant.
C’est un beau canotier, tout de même.
Scène XI
AMILCAR, HORTENSE
AMILCAR, à part.
Si j’arrangeais les affaires de Michel.
HORTENSE, à part.
Il faut que je lui parle...
Haut.
Votre ami vous a quitté, Monsieur ?
AMILCAR.
Comme vous voyez, Madame... La permission que vous lui avez donnée de rester, lui a semblé de si bon augure, qu’il s’est mis à la poursuite de sa bien-aimée.
HORTENSE.
Oh ! sa bien-aimée !
AMILCAR.
Vous doutez de son amour, Madame ?
HORTENSE.
Non... mais de celui qu’il peut inspirer... et, d’abord, on ne le connaît pas.
AMILCAR.
Qu’à cela ne tienne... je puis donner des renseignements sur lui...
HORTENSE.
Ah !... et qui m’en donnera sur vous, Monsieur ?
AMILCAR.
Oh ! sur moi !... il se nomme Michel Gervet...
HORTENSE.
Et vous ?...
AMILCAR.
Moi... Amilcar Durosier !... Il est avocat... il plaide souvent en cour d’assises, pour se faire la main... Ce n’est pas un aigle... mais on plaide plus mal.
HORTENSE.
Et vous ?
AMILCAR.
Oh ! moi, je suis canotier par goût et par passe-temps.
HORTENSE.
C’est-à-dire, que vous ne faites rien.
AMILCAR.
Ce qui ne m’empêche pas d’être fatigué tous les soirs !... Michel est riche... Son père et sa mère en mourant...
HORTENSE.
Ah ! il est orphelin !
AMILCAR.
Mon Dieu ! oui, ce pauvre garçon !
HORTENSE.
Et vous ?
AMILCAR.
Oh ! moi, j’ai encore ma mère !... heureusement... bonne et digne femme... qui n’a qu’un défaut...
HORTENSE.
Votre mère !...
AMILCAR.
Elle ne peut pas souffrir la rivière... La Seine lui fait peur... et vous ne croiriez pas... qu’elle n’a jamais voulu monter dans mon canot... elle y serait si bien... avec des oreillers, une tente...
HORTENSE.
Et votre ami, monsieur Michel Gervet a de la fortune ?...
AMILCAR.
Une belle fortune !...
HORTENSE.
Comme vous ?
AMILCAR.
Est-ce que je vous ai dit que j’en avais ?...
HORTENSE.
C’est une question que je vous fais.
AMILCAR, à part.
Elle est un peu curieuse !
HORTENSE.
Je suis un peu curieuse, n’est-ce pas ?
AMILCAR, étourdiment.
C’est ce que je disais là...
HORTENSE.
Ah !
AMILCAR.
Ah ! pardon, Madame, je voulais dire...
HORTENSE.
Il n’y a pas de mal.
AMILCAR.
D’ailleurs, je n’ai pas de secret, moi... et, si j’en avais un... je voudrais que ce fût avec vous... Mais un de ces secrets à deux... qui n’ont de confident que...
HORTENSE.
Ainsi, vous avez de la fortune ?
AMILCAR.
Mon cœur et ma personne, voilà tout ce qui m’appartient en propre... que je puis donner... Oh ! je pourrais bien avoir quelques milles livres de rentes, tout comme un autre, et mieux qu’un autre ; mais, bah ! j’ai tout laissé à ma mère... c’est elle qui tient la bourse... ça vaut mieux que si c’était moi !... Nous vivons ensemble, je lui demande de l’argent, quand il m’en faut... et je tâche que cela ne revienne pas trop souvent... crainte de la gêner... Je ne lui ai jamais causé un chagrin...
HORTENSE.
C’est bien !... c’est d’un bon fils !... mais comme vous êtes son fils unique... unique ?
AMILCAR.
Tout à fait unique... Aussi, elle m’aime !... Ah ! cela m’a fait regretter quelquefois, que nous ne fussions pas deux pour l’aimer...
S’attendrissant.
S’il m’arrivait malheur ! pauvre mère ! elle serait seule... personne pour la consoler !...
HORTENSE.
Vous n’avez jamais pensé à lui donner une fille... en vous mariant ?...
AMILCAR.
Si fait... quelquefois... quand je suis seul... étendu dans mon bateau... et que je me laisse aller au courant de l’eau... en regardant les étoiles... Je rêve mariage !... je serais un si bon mari !
HORTENSE.
Eh ! bien ?
AMILCAR.
Eh ! bien ?
HORTENSE.
Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?
AMILCAR, à part.
Décidément elle est curieuse !
HORTENSE.
Vous dites ?...
AMILCAR.
Que décidément...
HORTENSE.
Je suis curieuse !
AMILCAR.
Oui... non... je dis que... l’on peut être amoureux sans penser à se marier...
HORTENSE.
Mais non.
AMILCAR.
Mais si, en ce moment, par exemple !...
HORTENSE.
Nous parlons de monsieur Michel Gervet...
AMILCAR.
Oh ! lui, il ne peut voir une femme sans l’aimer... il ne peut l’aimer sans vouloir l’épouser... Il a la rage du mariage, lui !
HORTENSE.
Il paraît que ce n’est pas son premier amour...
AMILCAR.
Lui ! Ah ! bien ! oui, c’est le...
Se reprenant.
C’est-à-dire, il n’a jamais aimé comme à présent, mademoiselle Mathilde.
HORTENSE.
Tant pis !...
AMILCAR.
Et pourquoi ?
HORTENSE.
Mathilde ne l’aime pas.
AMILCAR.
Ah ! c’est mal... il la trouve si jolie, si aimable, si...
HORTENSE.
Et vous ?
AMILCAR.
Moi, je la trouve charmante, et un air de bonté, de candeur... et, à sa place... mais, bah ! elle l’aimera !...
HORTENSE.
Non.
AMILCAR.
Si fait.
HORTENSE.
Non, non, non, vous pouvez le lui dire, elle ne l’aimera jamais !
AMILCAR.
Jamais ! c’est bien long ! et, à moins qu’elle n’en aime un autre...
HORTENSE.
Pourquoi pas ?
AMILCAR.
Il a un rival ?
HORTENSE.
Peut-être.
AMILCAR.
Ah ! mon Dieu ! un autre, un inconnu...
HORTENSE.
Je ne crois pas.
AMILCAR.
Nous le connaissons ?...
HORTENSE.
Et si cela était !...
AMILCAR.
Si cela était... nous le tuerions !...
HORTENSE.
Et si c’était vous ?...
AMILCAR.
Moi ?...
HORTENSE.
Qu’en diriez-vous ?
AMILCAR.
Moi !... je dirais... Ah ! vous voulez plaisanter !
HORTENSE.
Je ne plaisante pas !
AMILCAR.
Tant de charmes... cet air de candeur... ces yeux si doux... à moi ?...
HORTENSE.
Vous en seriez fâché ?...
AMILCAR.
Je ne dis pas cela... On n’apprend pas un pareil bonheur sans que le cour vous batte... et furieusement !... Mais c’est à en perdre la tête... une jeune fille qu’avant ce jour je n’avais pas vue...
HORTENSE.
Vous l’aviez vue.
AMILCAR.
Hein ?... elle me connaissait...
HORTENSE.
Sans doute !...
AMILCAR.
Ah ! il y a là un mystère...
HORTENSE.
C’est possible !...
Riant.
Un canotier a tant d’aventures...
AMILCAR.
Grand Dieu ! j’y suis... celle que je vous ai contée ce matin ! à Billancourt...
HORTENSE, effrayée.
Silence, Monsieur, silence !...
AMILCAR.
C’est la jeune personne !...
HORTENSE, vivement.
Que vous avez sauvée !
AMILCAR.
Air nouveau de M. Couder.
Cette baigneuse fugitive,
Que sous l’eau je pris dans mes bras,
Quand je rapportai sur la rive
Tant de trésors que je ne voyais pas !...
Par reconnaissance, je gage,
Elle m’aime !...
HORTENSE.
Et vous ?...
AMILCAR.
Je sens là
Que l’on s’attache au bien que l’on sauva,
Comme l’on tient à son ouvrage !...
HORTENSE.
Mais surtout pas un mot à elle, ni à personne... je confie à votre honneur...
AMILCAR, lui baisant la main.
Ah ! Madame !...
Scène XII
AMILCAR, HORTENSE, MONSIEUR DUPLESSIS
DUPLESSIS.
Ah ! bien ! sapristi ! Monsieur, est-ce encore pour prendre congé ?...
AMILCAR.
Juste !
À part.
Voilà un mari qui tombe toujours bien !
HORTENSE.
Vous arrivez à propos, mon ami !
DUPLESSIS.
Pour voir Monsieur vous baiser la main !...
AMILCAR.
Permettez, Monsieur...
DUPLESSIS.
Monsieur, je n’aime pas qu’on baise la main à une femme... quand c’est la mienne...
HORTENSE.
C’est tout naturel... il me remerciait...
DUPLESSIS.
De quoi ? de quoi !...
HORTENSE.
Puisque je lui promettais de vous demander votre pupille en mariage, pour lui.
DUPLESSIS.
Pour lui ?
AMILCAR.
Pour moi... certainement... puisque...
HORTENSE, bas.
Laissez-moi faire !
DUPLESSIS.
Ah ! très bien !... l’autre qui vient de se jeter à mes pieds... là-bas... pour me demander la main de Mathilde... pour lui !
AMILCAR.
Parbleu ! ce pauvre Michel !...
À Hortense.
J’oubliais...
HORTENSE, le faisant taire.
Eh bien, cela prouve...
DUPLESSIS.
Cela prouve que si l’autre la demande pour lui... celui-ci ne peut pas, à moins qu’ils ne l’épousent tous les deux !...
AMILCAR.
C’est clair !... à moins que...
HORTENSE, bas.
Dites comme moi.
AMILCAR, de même.
Je veux bien.
HORTENSE, haut.
Cela prouve que ces messieurs aiment Mathilde tous les deux, et que celui que vous choisirez pour elle...
AMILCAR.
Oui, celui que...
DUPLESSIS.
Mais, ni l’un ni l’autre... D’abord, Mathilde m’a déclaré qu’elle n’aimerait jamais l’autre !... Au fait, il m’a l’air d’une petite grue...
AMILCAR.
Ah ! un avocat en cour d’assises !
HORTENSE.
Quant à Monsieur...
DUPLESSIS.
Quant à Monsieur... je lui ordonne de déguerpir de céans... Voyons, Monsieur... une fois... deux fois... déguerpirez-vous... oui ou non ?
HORTENSE, poussant Amilcar.
Non.
AMILCAR.
Non.
À part.
Elle le veut !...
Haut.
Non.
DUPLESSIS.
Monsieur !...
HORTENSE, même jeu.
Oh ! il m’a déclaré qu’il ne sortirait pas de l’île que vous ne lui ayez accordé...
AMILCAR.
Non, je ne sortirai pas, que vous ne m’ayez accordé...
HORTENSE.
Mathilde !
AMILCAR.
Mathilde !...
À part.
Ma foi, elle m’entraine !...
DUPLESSIS.
Ah ! ça mais, c’est donc la grêle, la foudre, le diable qui est tombé dans mon île !...
HORTENSE, poussant Amilcar.
C’est un amant, n’est-ce pas ?
AMILCAR.
Parbleu !... c’est un...
DUPLESSIS.
Alors vous m’expliquerez...
HORTENSE.
Tout !...
AMILCAR.
Oui, tout !...
HORTENSE, bas à Amilcar.
Silence !
DUPLESSIS.
D’abord, comment il se fait que Monsieur connaisse ma pupille... et ma pupille, Monsieur...
HORTENSE.
Ah ! c’est la seule chose que je ne puisse pas vous dire !
AMILCAR.
Ah !
HORTENSE.
Mais, du reste...
DUPLESSIS.
Ah !... comment il se fait qu’il puisse avoir l’amour de ma pupille, qui déteste tous les hommes !...
HORTENSE.
C’est la seule chose que je ne puisse pas vous dire !... mais...
AMILCAR.
Ah !
DUPLESSIS.
Mais pourquoi...
HORTENSE, jetant à Amilcar un regard d’intelligence.
Cela tient à des circonstances délicates... que vous ne comprendriez pas...
AMILCAR.
Au fait, s’il y a des circonstances...
DUPLESSIS.
Et la raison.
HORTENSE.
Ah ! c’est la seule chose...
AMILCAR, riant.
Voilà !
DUPLESSIS.
Voilà ! voilà !... Tenez, Madame, ne m’échauffez pas la bile ! j’y vois clair...
HORTENSE.
Et moi aussi, Monsieur, j’y vois clair !
AMILCAR, à part.
Ils sont bien heureux !...
DUPLESSIS.
Je ne suis pas la dupe de ce marin d’eau douce, qui s’infiltre dans mon île, près de ma femme, comme un contrebandier...
AMILCAR.
Hein ? vous croyez que... Madame... moi... Ah ! bah ! en voilà une idée de jaloux !...
HORTENSE.
Et moi, je sais bien pourquoi vous lui refusez la main de votre pupille... que vous destinez à votre neveu Isidore qu’elle déteste...
DUPLESSIS.
Taisez-vous...
AMILCAR.
Ah ! bah !...
HORTENSE, bas.
À cause de certains comptes de tutelle...
DUPLESSIS.
Vous tairez-vous ?
AMILCAR.
Ah ! bah !...
HORTENSE.
Au lieu que Monsieur...
DUPLESSIS.
Monsieur est un intrigant comme son ami...
AMILCAR.
Permettez !...
DUPLESSIS.
Oui, oui... deux intrigants, deux séducteurs, deux diables... et puisqu’ils ne veulent pas déguerpir... je vais envoyer chercher la garde par Virginie et les faire mettre au violon.
Appelant.
Virginie !...
AMILCAR.
Ah ! mais...
HORTENSE, vivement.
Ne craignez rien... restez...
DUPLESSIS, revenant vivement.
Hein ? plaît-il ? vous dites ?...
AMILCAR.
Je dis que vous êtes féroce !...
Air de l’Apothicaire.
Robinson, citoyen poli
D’une île déserte et sauvage,
Traitait mieux, témoin Vendredi,
Les malheureux sur son rivage.
DUPLESSIS.
Robinson, monsieur... Robinson
N’avait pas de femme !
AMILCAR.
Non, certes !
Car, dans ce cas, et pour raison,
L’île n’eût pas été déserte !
Scène XIII
AMILCAR, HORTENSE, DUPLESSIS, MICHEL
MICHEL, entrant vivement.
Comment faire ?
DUPLESSIS.
Ah ! voici l’autre !... Monsieur !...
MICHEL.
Monsieur !...
HORTENSE, retenant son mari.
Mon ami !...
DUPLESSIS.
Vous aurez beau faire, votre complice et vous... vous déguerpirez, ou je vous ferai coffrer !
HORTENSE, bas à Amilcar.
Restez, déclarez-vous, épousez !
Elle suit son mari, qui l’en traine.
Scène XIV
MICHEL, AMILCAR
MICHEL.
Comment ! il me fera coffrer ?
AMILCAR, se promenant vivement.
Restez... déclarez-vous... épousez !... comme c’est facile !
MICHEL, le suivant.
Oh ! mon ami, si tu savais...
AMILCAR, sans l’écouter.
Cette jeune fille est charmante, je ne dis pas, et si elle n’aime pas ce pauvre Michel...
MICHEL, le suivant toujours.
Écoute-moi donc... je me suis déclaré, j’ai dit...
AMILCAR, de même.
Après ça... je comprends... la pudeur... les convenances...
MICHEL, lui prenant le bras.
À quoi diable penses-tu ?...
AMILCAR.
Ah ! c’est toi... bonjour, comment vas-tu ?...
MICHEL.
Cet homme qui veut nous faire coffrer !...
AMILCAR.
Comme deux intrigants ! il y a de quoi !...
MICHEL.
Mais je lui ai demandé franchement la main de Mathilde.
AMILCAR.
Mathilde... tu l’as revue ?...
MICHEL.
Oui, mon ami, oui... à une fenêtre, d’où elle ne pouvait m’apercevoir !... elle était rêveuse, elle essuyait des larmes, et semblait regarder de ce côté avec une douce émotion, qui la rendait encore plus jolie ! ses beaux yeux...
AMILCAR, ému.
C’est bien ! c’est bien ! je te dispense de me parler de ça ! et tu ne lui as rien dit ?...
MICHEL.
Si fait !... je lui ai dit... Oh !... et avant que j’aie pu continuer, elle avait fermé sa fenêtre...
AMILCAR.
Tu lui as fait peur !
MICHEL.
Mais non... elle m’avait regardé...
AMILCAR.
Raison de plus...
Lui serrant la main.
Cher ami, va !
MICHEL.
Que signifie ?
AMILCAR.
Cela signifie... si elle te fuit... si elle se cache... Voyons, du courage, de la fermeté...
MICHEL.
Oui... Oui !...
AMILCAR.
C’est qu’elle ne t’aime pas.
MICHEL.
Tu crois !
AMILCAR.
J’en suis sûr !
MICHEL.
Elle m’aimera !...
AMILCAR.
Jamais !
MICHEL.
On te l’a dit ?...
AMILCAR.
Pour te le redire.
MICHEL.
Ah ! quel coup tu m’as porté !
AMILCAR.
Tu n’es pas au bout...
MICHEL.
Ah ! bah !
AMILCAR.
La plus forte pilule n’est pas passée.
MICHEL.
Parle... achève-moi, pendant que tu me tiens !
AMILCAR.
Il paraît qu’elle en aime un autre.
MICHEL.
Je m’en doutais.
AMILCAR.
C’est assez l’usage... quand une jeune fille... n’aime pas... l’un... c’est qu’elle aime... l’autre !...
MICHEL.
L’autre ! l’autre !... quelque butor, sot, laid, mal bâti...
AMILCAR.
Va toujours, si ça te soulage
MICHEL.
Oh ! je voudrais connaître le misérable !...
AMILCAR.
Tu le connais... très bien...
MICHEL.
Et c’est...
AMILCAR.
C’est moi.
MICHEL.
Toi !... toi, Amilcar !...
AMILCAR.
Moi, Amilcar !...
MICHEL...
Tu l’aimes !...
AMILCAR.
Est-ce que je sais !... écoute donc... une jeune fille qu’on vous offre... qui... à l’improviste... sans qu’on s’y attende...
MICHEL.
Mais tu es fou !...
AMILCAR.
Le diable m’emporte ! c’est à le devenir... et dire que je l’ai demandée en mariage !...
MICHEL.
Tu l’as demandée... toi, Amilcar !...
AMILCAR.
Moi, Amilcar !... à son tuteur !
MICHEL.
Mais c’est une trahison !...
AMILCAR.
N’est-ce pas ?... une trahison...une infâme trahison... moi, ton ami, moi, ton confident... mais ce n’est pas ma faute, ma parole d’honneur !... Hortense... l’autre... la femme du vieux... m’a poussé, entrainé... je n’y étais plus !...
MICHEL.
Une jeune fille, qui ne te connaît pas...
AMILCAR.
Voilà ce qui te trompe... elle me connaît, je la connais, nous nous connaissons, et, tout cela, sans nous connaître !...
MICHEL.
Ah ! c’en est trop, tu m’expliqueras...
AMILCAR.
Tout, parbleu !... c’est-à-dire, il y a des choses qu’on ne peut pas... parce que... mais enfin, une jeune fille dont la reconnaissance... exige... et puis la pudeur... qui ne permet pas... d’ailleurs, un cour délicat doit comprendre... et du moment qu’elle a décidé... que veux-tu !... on n’est pas insensible... et... voilà... c’est clair... tu conçois...
MICHEL.
Je conçois que tu es aimé... qu’il y a là une intrigue... un mystère !... ah ! c’est indigne !
AMILCAR.
Mon pauvre Michel... oui, tu as raison... pardonne-moi ! c’est mal... elle m’oubliera... je partirai...
MICHEL.
Non !... qu’un de nous deux soit heureux du moins... qu’elle prononce elle-même... et si c’est toi qu’elle préfère... Eh bien !...
AMILCAR.
Elle vient de ce côté... adieu !
MICHEL.
Reste !
Il retient Amilcar. Tous deux restent au fond. Mathilde ne peut les voir.
Scène XV
MICHEL, AMILCAR, MATHILDE
MATHILDE, entrant, à part.
Oh ! mon Dieu ! ils sont partis... heureusement ! Je suis toute tremblante !... et, pourtant, ils sont bien loin déjà sans doute !... et je ne les reverrai plus !... Hortense m’avait dit de la rejoindre ici... Oh ! quand je me rappelle ce qu’elle m’a conté de ce jeune homme... de sa joie lorsqu’il a cru que c’était moi qu’il avait rapportée au rivage... Pourquoi donc, moi qui l’ai sauvé, ai-je envie de pleurer !...
MICHEL, se montrant à la gauche.
Mademoiselle !
MATHILDE.
Vous ici, Monsieur !... Laissez-moi.
Elle se retourne pour sortir et se trouve en face d’Amilcar qui est à sa droite.
AMILCAR.
Mademoiselle !...
MATHILDE, poussant un cri.
Ah !
AMILCAR, la soutenant.
Grand Dieu ! revenez à vous... pour nous écouter.
Elle se dégage avec effroi de son bras.
MICHEL.
Pour prononcer entre nous, Mademoiselle !...
Air de la Folle.
Vous savez si mes vœux sont tendres et sincères ;
Votre arrêt, quel qu’il soit, je l’accepte en mon cœur.
Soumis et résignés, nous sommes les deux frères...
Soyez pour l’un sa femme, et pour l’autre sa sœur !
AMILCAR.
Mes vœux sont moins anciens, ma tendresse est la même ;
Prononcez ! et, pour moi, si l’arrêt est rendu,
Je saurai réparer, par un amour extrême,
Le temps que, sans aimer, loin de vous j’ai perdu !...
MICHEL et AMILCAR.
Un seul mot,
Il le faut !
Dites à l’un : Espère !
Ou, tous deux,
Devons-nous vous faire
Nos adieux ?
L’orchestre continue.
Ils font un mouvement pour partir. Mathilde détache son bouquet et le tend amicalement à Amilcar.
AMILCAR.
À moi !... à moi, votre amour.
Mathilde très émue, regarde Michel.
MICHEL, lui tendant la main.
Je disais bien qu’il est toujours heureux !
Scène XVI
MICHEL, AMILCAR, MATHILDE, HORTENSE
HORTENSE, entrant vivement.
Eh ! vite !... c’est vous... on me suit !...
MATHILDE, courant se jeter dans ses bras.
Hortense !
Michel remonte.
AMILCAR.
Venez, Madame, venez ! vous ne me trompiez pas ! je suis aimé, je suis heureux !
HORTENSE.
Pas encore ! mon mari est sur mes pas... il vous refuse sa pupille... il est jaloux comme un tigre.
AMILCAR.
Ah ! il refuse !... ah ! il est jaloux... eh ! bien, il n’y a plus, pour le rendre plus traitable que... le meilleur de mes amis...
MICHEL.
Après moi !...
DUPLESSIS, en dehors.
Ma femme !...
HORTENSE.
Mon mari !... Il va vous jeter à la porte !
AMILCAR.
Et quand on pense que la porte ici... c’est la rivière.
MATHILDE.
Grand Dieu !...
AMILCAR.
Mon ami... mademoiselle, retenez-le !... c’est votre part dans le complot.
TOUS.
Un complot !...
HORTENSE.
Mais, l’ami dont vous parliez...
AMILCAR.
Il est ici... à deux pas... venez, Madame, venez !...
Ils sortent au moment où Duplessis paraît.
Scène XVII
DUPLESSIS, MATHILDE, MICHEL
DUPLESSIS.
Ma femme !... où est ma femme !... qu’est devenue ma femme ?
MICHEL.
Permettez, Monsieur...
DUPLESSIS.
Eh ! allez-vous-en au diable, vous !... et ce monsieur, cet amphibie... où est-il ?
MATHILDE.
Monsieur Amilcar...
DUPLESSIS.
Taisez-vous, Mademoiselle, puisque vous consentez enfin à...
MICHEL.
C’est mon ami !...
DUPLESSIS.
Je vous dis d’aller au diable !... Mais, ma femme !
À Mathilde.
pourquoi n’êtes-vous pas avec elle ?
Scène XVIII
DUPLESSIS, VIRGINIE, MATHILDE, MICHEL, puis HORTENSE et AMILCAR dans le canot
VIRGINIE.
Là... le voilà embarqué.
DUPLESSIS.
Embarqué... qui ?... le Canotier... bon voyage ! que le diable l’emporte !
VIRGINIE.
Et votre femme avec.
DUPLESSIS, Mathilde et Michel ensemble.
Ma femme !
MATHILDE.
Hortense !
MICHEL.
Ah ! bah !
DUPLESSIS.
Malheureux ! où est-elle ?
VIRGINIE.
Mais quand je vous dis... elle était là... près du canot... vous savez, l’Inexplosible... où ce jeune homme était rentré en désespéré... Il disait comme ça... en montrant un pistolet : « Son mari !... son mari !... je le tuerai... ou il me tuera ! » Alors madame, qui est si bonne, a eu peur... et pour le jeter à l’eau... le pistolet... elle est entrée dans le canot... mais à peine avait elle le pied sur le bord, il saisit ses rames : « Puisque c’est ainsi, qu’il dit, partons !... et vogue la nacelle !... »
DUPLESSIS.
Comment !...
MICHEL.
Il l’enlève !...
MATHILDE.
Ah ! mon Dieu !
DUPLESSIS.
Et vite !... courons !... Ah ! le gredin !...
VIRGINIE.
Tenez, les voilà !
On aperçoit le canot avec Hortense et Amilcar. L’orchestre joue : Et vogue la nacelle !
MATHILDE.
Que signifie ?
MICHEL, bas.
Ne craignez rien.
DUPLESSIS.
Mais oui... mais c’est elle !... Eh ! Monsieur ! mais c’est un corsaire !...
Criant.
Monsieur !
AMILCAR, du canot.
Bonjour ! Monsieur, bonjour !
DUPLESSIS.
Ma barque !... mon canot !
VIRGINIE.
Il est aux provisions avec mon homme.
MICHEL.
Ils filent !...
DUPLESSIS.
Ne filez pas !... sacristi !... ne filez pas !...
MICHEL.
Il prend son porte-voix...
Criant.
Ohé ! de la barque !
À Duplessis.
Il faut le héler !...
DUPLESSIS, criant.
Je vous ordonne...
AMILCAR, avec le porte-voix.
Ohé ! de la terre !... qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
DUPLESSIS.
Ramenez-moi ma femme, sacristi ! ramenez-moi ma femme.
AMILCAR.
Donnez-moi votre pupille, sacristi !
DUPLESSIS.
Mais non... mais non...
À Mathilde.
Un drôle qui ne t’aime pas...
MATHILDE.
Je crois que si...
VIRGINIE.
Ils filent !... ils filent !...
DUPLESSIS, criant.
Ne filez pas !
Criant.
Revenez ! Madame, je vous ordonne de revenir.
HORTENSE, criant dans le porte-voix.
Eh ! Monsieur... venez me chercher !
AMILCAR, criant.
À la nage !
DUPLESSIS.
Comment à la nage !... Est-ce qu’ils me prennent pour un Terre-Neuve !
VIRGINIE, bas, l’attirant à part.
Dites donc, not’ monsieur... il en a gardé une comme ça pendant trois jours sur la Seine !
MATHILDE, d’une voix tremblante.
Ils filent ! ils filent !
Le canot avance toujours.
DUPLESSIS, criant.
Mais non... mais non... arrêtez !... ne filez pas. Je consens...
Trépignant.
Ma parole d’honneur ! je consens... revenez !... épousez... et rendez-moi ma femme !
MATHILDE.
Ah ! mon bon tuteur !
DUPLESSIS.
Épouse-le ! sois malheureuse !... ça te regarde... je m’en moque... mais qu’il me rende ma...
VIRGINIE, au fond.
V’là qu’ils abordent !
MICHEL.
Et, votre parole... vous la tiendrez ?
DUPLESSIS.
Eh ! Monsieur ! je n’y ai jamais manqué !
Scène XIX
AMILCAR, HORTENSE, DUPLESSIS, MATHILDE, MICHEL, VIRGINIE
HORTENSE, rentrant, en riant.
Ah ! le charmant canot !
AMILCAR.
Mathilde !... Michel !... mes amis !...
DUPLESSIS, courant à sa femme.
Enfin, Madame... vous faire enlever ! ah ! fi ! ah ! fi !
HORTENSE.
Eh ! Monsieur, puisqu’il faut vous faire peur, pour vous rendre raisonnable !
VIRGINIE, riant.
Oui, qu’il a eu peur, not monsieur !
AMILCAR.
Hein ! vive un canot !... quand on sait la manière de s’en servir !
DUPLESSIS.
Monsieur ! Monsieur ! on ne fait pas de plaisanterie pareille ! sacristi !
AMILCAR, gaiement.
Allons, sacristi ! Monsieur Duplessis, soyez gai, soyez content comme nous, et que la reconnaissance qui me donne une femme, ne me donne ici que des amis.
DUPLESSIS.
La reconnaissance !...
VIRGINIE.
Oh ! pour ce qui est de moi, je n’oublierai jamais que vous m’avez sauvée...
AMILCAR.
Hein ?...
HORTENSE.
Virginie !...
VIRGINIE.
Ah ! tant pis !... oui, sauvée à Billancourt... quand je me noyais.
DUPLESSIS.
Ah ! bah ! l’héroïne de l’aventure...
AMILCAR.
Elle !...
Air de M. Couder.
Mais alors ce n’est donc pas elle ?...
On se tait... et si je voulais
Connaître aussi l’ange ou la belle
Qui disparut soudain...
Mathilde baisse les yeux.
Je la connais !
De mon bonheur charmant présage,
Depuis, sa bonté me prouva,
Que l’on s’attache aux jours que l’on sauva,
Comme l’on tient à son ouvrage.
DUPLESSIS.
Qu’est-ce que c’est ?...
À sa femme.
Voulez-vous m’expliquer...
HORTENSE.
Ah !... c’est la seule chose que je ne puisse pas vous dire.
AMILCAR.
Voilà !
CHŒUR FINAL, au Public.
Air : Pleurs, fuyez. (Bal du Prisonnier.)
Nous voici, grâce au sort,
Sans orage
Au bout du voyage ;
Sauvez-nous, tous d’accord,
Du naufrage
Au port.