Le Bouquet de bal (Charles DESNOYERS)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 17 avril 1837.

 

Personnages

 

CLARA

CÉLINE, jeune veuve

DURVILLE, banquier

EDMOND DE VILLIERS, prétendu de Clara

FRÉDÉRIC DE BEAULIEU, ami d’Edmond

GERMAIN, domestique

ACCESSOIRES

 

Un petit salon très élégant. Au fond, trois portes : une grande au milieu, et deux petites latérales, qui laissent voir, lorsqu’elles sont ouvertes, d’autres salons plus riches et splendidement éclairés.

 

 

Scène première

 

CLARA, CÉLINE

 

Au lever du rideau, Clara est assise en négligé dans un grand fauteuil ; Céline est debout auprès d’elle en grande toilette de bal, elles semblent toutes deux continuer une conversation.

CÉLINE.

Cela est-il bien vrai, ma pauvre Clara ?

CLARA.

Hélas ! oui, ma cousine.

CÉLINE.

Ton père, au moment de quitter le notariat et de céder son étude à M. Edmond de Villiers, son premier clerc et ton futur, réunit ce soir, dans une fête brillante, tous ses clients et tous ses amis, et toi, sa fille, tu prétextes une indisposition pour ne point paraître à cette soirée ! Enfin, décidément, nous ne t’y verrons pas ?

CLARA.

Non, ma cousine.

CÉLINE.

Pourtant tu aimes la danse ?

CLARA.

Oui, ma cousine.

CÉLINE.

De passion.

CLARA, soupirant.

Oh ! oui, ma cousine.

CÉLINE.

Je me rappelle que dans le pensionnat où tu as été élevée on regardait cette science comme la plus importante de toutes, comme la partie la plus essentielle de l’éducation des jeunes personnes, et pour habituer d’avance ses élèves à paraître dans le monde d’une manière distinguée, votre institutrice vous donnait tous les mois un bal, un bal véritable.

CLARA, soupirant encore.

En effet, et moi aussi, je me le rappelle.

CÉLINE.

Avec chagrin ?

CLARA.

Avec regret.

CÉLINE.

Depuis un an, ma bonne amie, tes idées ont-elles changé au point de te faire détester ce plaisir que tu aimais tant autrefois ?

CLARA.

Oh ! non ; ce n’est pas que je le déteste, au contraire ; mais...

CÉLINE.

Mais... achève.

CLARA.

Ne m’en parle plus, je t’en conjure... tu augmenterais mes regrets, et puisque enfin ils sont inutiles... je ne veux pas en avoir... non, je n’en ai pas. Cousine, ne m’en parle plus.

CÉLINE.

Allons, je te le promets ; mais vraiment, je ne te comprends pas, et sans savoir pourquoi, me voilà toute chagrine comme toi,

CLARA.

J’étais si heureuse il n’y a qu’un instant !... Je me faisais d’avance un plaisir de te voir à cette fête.

CLARA, à part.

Et moi donc !

CÉLINE.

Pour te confier un secret dont tu ne te doutes guère, mon enfant.

CLARA, se levant avec vivacité.

Un secret ! parle, parle vite.

CÉLINE.

Curieuse !... la gaieté te revient... tu ne souffres plus... Apprends donc, Clara, qu’avant peu je vais renoncer au veuvage.

CLARA.

Ah ! tu te remaries ?... Le nom de ton futur ? Mais je devine : M. de Gervaut.

CÉLINE.

Du tout, tu n’y es pas. M. de Gervaut est fort aimable sans doute, fort spirituel, et surtout d’une persévérance à toute épreuve... je devrais lui rendre plus de justice, mais...

CLARA.

Mais...

CÉLINE.

Je ne l’aime pas, mon enfant.

CLARA.

Alors, qui aimes-tu donc ?

CÉLINE.

Tu vas sourire... M. Frédéric.

CLARA.

Vraiment... lui ?

CÉLINE.

Sans doute... l’ami intime de ton père, de ton prétendu, et ce soir, le grand ordonnateur de votre fête.

CLARA.

Est-il possible ! c’est lui qui sera ton époux !

CÉLINE.

Lui-même... lui qui avait autrefois la prétention d’être le tien. Ton père le voulait... il rêvait cette union de son enfant avec son meilleur ami... mais le cœur des jeunes filles n’est pas toujours d’accord avec les volontés et les sympathies paternelles... et toi, tu préférais à l’élégant homme du monde, au brillant vicomte de Beaulieu, le maître clerc de ton père.

CLARA.

Oui, j’avais pour M. Frédéric beaucoup d’estime ; mais...

CÉLINE.

Mais tu avais pour M. Edmond beaucoup plus que de l’estime. Quant à moi, mon enfant, comme il n’est pas d’éternelles amours, et que l’amant rebuté par nous ne tarde pas à nous oublier pour une autre, on est venu m’offrir un hommage que tu n’avais pas accepté. J’étais de ta famille, Clara... c’était une raison peut être pour qu’on reportât sur moi toute cette grande passion qu’on avait eue d’abord pour ma cousine... et moi, pauvre veuve, je n’ai pas eu plus d’orgueil qu’il ne m’était permis d’en avoir... j’ai été meilleure envers M. Frédéric, plus compatissante que toi. De temps en temps, de légers nuages, des accès de jalousie involontaire, des caprices enfin... et laquelle de nous n’a pas de caprices !... viennent changer toutes mes idées, et presque renverser tous mes projets de mariage... mais cela ne dure pas. Pour m’apaiser, lorsque je suis le plus en colère, il me redit qu’il m’aime, que je l’aime aussi, moi... et, je te l’avouerai tout bas, je finis toujours...

CLARA.

Par le croire.

CÉLINE.

Tais-toi... le voici.

 

 

Scène II

 

CLARA, CÉLINE, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC.

Pardon, mille pardons, mesdames ; vous me trouverez bien indiscret de venir troubler votre entretien, mais, vous le savez, je suis ici, jusqu’à la fin de la soirée, grand-maître des cérémonies. Monsieur votre père, mademoiselle, nous a confessé franchement qu’il ne s’entendait pas le moins du monde à présider une fête. Edmond fait profession de haïr le bal avec fureur.

CÉLINE.

Ah ! ton prétendu... Clara, tu ne m’avais pas dit cela... et je commence à soupçonner...

Elle l’observe attentivement, Clara baisse les yeux.

FRÉDÉRIC.

Je n’ai donc personne pour m’aider, pour me secourir, personne que vous, mesdames, et je venais vous réclamer pour auxiliaires. C’est à vous seules qu’il appartient de donner aux moindres détails une grâce, un charme, que tous mes soins ne pourraient atteindre ; mais je vois avec peine que mademoiselle nous manquera pour la réception de nos invités. L’heure approche, et ce négligé...

CÉLINE, observant toujours Clara.

Ma cousine, nous manquera tout-à-fait, monsieur, elle ne paraîtra point dans les salons.

FRÉDÉRIC.

Que dites-vous ? cela se pourrait-il, mademoiselle ? Edmond n’ouvrira point le bal avec vous ?

CLARA.

Non, monsieur.

FRÉDÉRIC.

Mais hier soir, c’était chose convenue.

CÉLINE.

Et devant moi, Clara, tu avais promis à M. Frédéric la seconde contredanse.

CLARA.

Mais je le sais bien, et tu sais aussi, toi, et tu t’obstines à me faire répéter que je ne puis tenir ma parole. Je l’ai dit à mon père, monsieur, je souffre, je souffre beaucoup, et ma cousine voudra bien présenter mes excuses à toutes nos amies.

FRÉDÉRIC.

Ah ! je devine... Mademoiselle se sacrifie aux préventions... non, je veux dire aux principes d’Edmond... c’est lui qui lui aura fait partager sa haine.

CÉLINE.

Sa haine pour la danse ?... Cela est donc bien vrai, cousine ?

Clara baisse de nouveau les yeux, et ne répond pas.

FRÉDÉRIC.

Vous voyez, pas de réponse. Oh ! je sais ce que je dis. Depuis trois mois surtout j’ai remarqué chez mon ami cette aversion singulière que rien ne saurait vaincre. Tenez, c’est depuis qu’il a fait la connaissance de cet original de Durville... vous savez, madame, Durville, le banquier.

CÉLINE.

Ah ! l’homme à la vue basse.

FRÉDÉRIC.

Précisément. Il paraît que le bal lui a porté malheur...

CLARA, avec naïveté.

Comment ?

FRÉDÉRIC, souriant.

Comment ?... vous me pardonnerez si je m’abstiens de vous le dire. Pauvre Durville ! Enfin, c’est grâce à lui, j’en suis sûr, qu’Edmond se fâche, s’emporte à la seule pensée d’une contre-danse ; c’est grâce à lui que nous serons privés ce soir.

CLARA.

Monsieur !...

FRÉDÉRIC.

Je m’arrête... je respecte même les faiblesses, les préjugés de mes amis...

À Céline.

Vous du moins, madame, venez donc à mon secours, dans l’embarras où je me trouve, je vous attends.

CÉLINE.

Je vous suis, monsieur...Clara, que je te plains !... quel dévouement !... quelle résignation !... Comment, M. Edmond exerce déjà tant d’empire sur toi, lorsqu’il n’est encore que ton prétendu !... Ma chère amie, tu te perds, tu fais le malheur de toute ta vie !... tu détruis à jamais ce qu’il y a de plus indispensable pour la tranquillité d’un ménage !... tu te condamnes à faire toujours les volontés de ton mari... Vous riez, monsieur ?

FRÉDÉRIC.

Non pas... je suis de votre avis ; c’est nous, mesdames, qui devons faire toutes vos volontés.

CÉLINE.

À la bonne heure... Au revoir, Clara, à demain, ma pauvre cousine.

Elle l’embrasse sur le front, et sort.

 

 

Scène III

 

CLARA, seule

 

Tristement.

Oui, à demain ! Ah ! Edmond !... votre ami n’a que trop bien deviné... Clara, me disiez-vous encore il y a une heure : S’il est vrai que vous m’aimez, n’allez point à ce bal, je vous en prie... oh ! je ne me plaindrais pas de vous, non, mais vous me rendriez bien malheureux !... Malheureux ! parce que je danserais !... Qu’est-ce que cela veut dire ?... qu’est-ce que cela signifie ?... quelle idée a-t-il donc de trouver un malheur dans ce qui me ferait tant de plaisir, à moi ?... Cette fête, comme elle sera belle !... oh ! depuis huit jours, je la vois, je la rêve, je crois y être ! oh l c’est si joli, la danse !...

Edmond entre en scène sans être vu de Clara.

 

 

Scène IV

 

CLARA, EDMOND

 

EDMOND, à part.

Que dit-elle ?

CLARA, sans le voir.

Ah ! Edmond, Edmond, si vous saviez quelle peine vous me faites !... Vous l’avez voulu, je n’irai pas à ce bal... j’irai me renfermer tristement dans ma chambré, et je ne me plaindrai pas, mais je pourrai dire comme vous, monsieur : Je serai bien malheureuse !

EDMOND, s’avançant.

Clara, Clara, je vous dégage de votre parole.

CLARA.

Ciel ! vous étiez là, monsieur ?

EDMOND.

Oui, j’ai tout entendu, et je rougis d’avoir été cruel, injuste envers vous... Je ne pensais qu’à moi, à mes préventions, à mes tourments !... Mes tourments, eh ! que sont-ils donc auprès des vôtres ?... Clara, me pardonnerez-vous ?

CLARA.

Vous pardonner ! oh ! je suis toute tremblante... maintenant, c’est moi qui vais vous demander grâce ; car enfin, monsieur... vous devez être mon guide, je dois vous croire, moi qui serai bientôt votre femme ; vous êtes plus raisonnable que moi... et puis, vous m’aimez bien ! vous ne voulez que mon bonheur.

EDMOND.

Ah ! vous n’en avez pas douté un seul instant, n’est-il pas vrai ?

CLARA.

Eh bien ! si vous m’avez fait de peine, c était malgré vous ; si vous m’avez conjuré de renoncer à cette fête dont je me faisais une si brillante image, c est qu’il le fallait... c’est que vous aviez des motifs... oh ! bien importants sans doute, et vous me les direz, je le veux.

EDMOND.

Non, non, Clara... vous ne les connaîtrez pas... non, je n’irai pas troubler la pureté de votre âme, et ce bonheur auquel vous vous livrez d’avance, en vous communiquant des pensées, des craintes que je n’ai plus, que je ne veux plus avoir ! Non, je ne vous dirai rien, rien que ce mot : Soyez heureuse !

CLARA.

C’est singulier... il faut pourtant que la danse vous paraisse une chose bien effrayante... mais pourquoi ?... mon Dieu, pourquoi ?... c’est très inquiétant...

S’écriant comme frappée d’une idée.

Ah ! j’y pense...

EDMOND.

À quoi donc, Clara ?

CLARA.

Attendez... lorsque hier, ce matin, je vous accablais de questions comme à présent, ne vous ai-je pas entendu dire : Ce qui vous plaît surtout dans cette fête, Clara, c’est d’être remarquée, admirée pour l’éclat de votre parure, c’est d’éclipser toutes vos compagnes... enfin, c’est...

Avec un petit ton de reproche.

Comment avez-vous dit, monsieur ?

EDMOND.

C’est de la coquetterie... eh bien ! me suis-je trompé ?

CLARA.

Oh ! oui, tout-à-fait, Edmond ; non certainement, je ne suis pas coquette ; je ne suis pas orgueilleuse, mais... mais j’aime la danse, et voilà tout... Comment, vous pouvez ne pas l’aimer aussi, monsieur ! mais c est inconcevable ! mais vous êtes le seul... Tenez, je ne veux pas de parure, je ne tiens pas à être jolie pour d’autres que pour vous... seulement, à mon côté une fleur donnée par vous, et qui me sera plus chère que les toilettes les plus brillantes... et je n’aurai d’autre cavalier que vous... oui, vous seul...

EDMOND.

Moi !... vous savez que je déteste...

CLARA.

Qu’importe ! m’aimez-vous ?

EDMOND.

Que je regarde ce plaisir comme indigne d’un homme.

CLARA.

Bon ! quand vous oublieriez un peu votre dignité pour me plaire... voyez le grand malheur !

EDMOND.

Mais je suis si gauche ! je dérangerais toute la symétrie de vos quadrilles ! c’est à peine si je sais les figures.

CLARA.

Je vous soufflerai... je vous conduirai...c’est si simple, si facile ! on n’a pas besoin d’apprendre, de savoir... d’ailleurs, on ne danse pas, on marche... Ô Edmond ! Edmond, ne me refusez pas ! je vous retiens pour toute la soirée.

EDMOND.

Allons, vous le voulez ? il faut bien que je vous obéisse...

Il lui baise la main.

CLARA.

Plaignez-vous donc !

 

 

Scène V

 

CLARA, EDMOND, GERMAIN

 

GERMAIN, annonçant.

M. Durville.

CLARA.

Ah ! mon Dieu ! votre ami le banquier, n’est--ce pas ? L’homme à la vue basse ?

EDMOND.

Sans doute.

CLARA.

Je me sauve ; en le voyant, en l’entendant, peut-être vous en reviendriez à votre première résolution.

EDMOND.

Non, non, ma chère Clara... Je vais vous attendre.

CLARA.

Oh ! je serai bientôt prête... Quel plaisir !... Oui, vous verrez, Edmond, que c’est un grand plaisir que la danse !

Elle sort en courant. Durville est entré pendant cette dernière phrase, il l’a entendue, et lorgne la jeune fille.

 

 

Scène VI

 

EDMOND, DURVILLE, GERMAIN

 

DURVILLE.

Certainement... un très grand plaisir !... c’est mon opinion, et surtout celle de ma femme !... Bonjour, Edmond.

EDMOND.

Serviteur, mon cher banquier ; pardon, je suis à vous.

Il parle bas au domestique.

GERMAIN.

Oui, monsieur, boulevard des Italiens, chez Mme Bargeon, la bouquetière à la mode.

EDMOND.

Va vite.

GERMAIN.

Oui, monsieur.

Il sort. Edmond s’approche du banquier, et lui donne la main. Durville tient toujours son lorgnon braqué vers l’endroit où vient de disparaître la jeune fille.

 

 

Scène VII

 

DURVILLE, EDMOND

 

DURVILLE.

À ce que je vois, mon jeune ami, vous dérogez à vos principes, ou vous n’avez pas assez d’empire sur votre future pour les lui faire partager.

EDMOND.

Que voulez-vous ? oui, malgré moi, je fais trêve aujourd’hui à ma haine, à mon mépris pour le bal... Cependant, mon ami, je n’aurais jamais cru pouvoir y renoncer même un instant, un seul ; car ce n’est pas vous le premier qui me l’avez inspirée... non, c’est chez moi de l’instinct, c’est un sentiment irrésistible gravé là depuis mon enfance.

DURVILLE.

Vraiment ! il m’est venu plus tard, à moi... j’avais quarante ans, et j’étais marié... Oh ! ma femme... oh ! mon Athénaïs !

EDMOND.

Je sortais à peine du collège, lorsque, pour la première fois, j’accompagnai ma mère dans une réunion pareille à celle où nous allons nous trouver ensemble... Je ne pourrais vous dire au juste quel effet produisit sur moi l’aspect d’une semblable fête, dont jusque là je ne m’étais fait aucune idée... Ce bruit, cette cohue, ce mouvement continuel sans but, sans raison, sans motif ; tous ces gens du grand monde, cet assemblage de ce qu’il y a dans notre société de plus noble et de plus sérieux ; des magistrats, des guerriers, des législateurs, toutes nos gloires, toutes nos illustrations sautant, tournant, galopant, pirouettant ensemble, en mesure et à contre-mesure, au bruit d’une musique assourdissante... ah ! ce fut pour moi, pauvre écolier de philosophie, savant et ignorant tout à la fois, un inconcevable spectacle, un problème difficile à résoudre... Je me demandai si je rêvais, si j’étais fou puis, lorsque je fus bien convaincu que tout cela était réel, trop réel, je me mis à prendre en pitié tous ces hommes à qui il fallait ce désordre, cet excès de délire, pour être heureux ou pour oublier leurs misères.

DURVILLE, lui prenant la main.

Eh bien ! ma parole d’honneur, tout ce que vous me dites là... n’a pas le sens commun... moi, qui me pique d’être toujours de votre avis, j’ai éprouvé dans ma jeunesse des sensations toutes contraires à celles que vous venez de dépeindre... J’adorais les soirées à la mode, et je puis dire sans vanité que j’y étais adoré... On me citait pour un cavalier accompli... dans ce temps-là... on admirait ma grâce, ma légèreté... Tel que vous me voyez, je suis élève de Vestris, et j’aurais de la peine à compter toutes les conquêtes que j’ai dues... toujours dans ce temps-là, uniquement aux leçons de mon savant professeur... car le bal, mon jeune ami, est la terre classique des bonnes fortunes... et des infidélités !... le bal est ce qu’il y a de plus dangereux au monde pour les amants, pour les pères de famille, et surtout pour les maris, classe respectable à laquelle j’ai le triste avantage d’appartenir.

EDMOND.

Oui, ce fut ma seconde réflexion... je voyais des femmes, l’honneur, la sagesse même, entraînées, haletantes de bonheur et de plaisir, emportées dans les tourbillons d’une valse par des hommes que la galerie désignait d’avance comme la terreur de leurs époux ; je voyais de jeunes filles, amenées là par leurs mères pour y affronter toutes les séductions ; la mère la plus vertueuse, qui recommandait sans cesse à son enfant de n’être point coquette, ce jour-là, pour la produire dans le monde, lui avait imposé la coquetterie ; sa main, la main d’une mère, avait enlevé le voile qui faisait la modestie, la chasteté de sa parure, et la jetait à seize ans au milieu des enivrements du bal dans les bras de vingt cavaliers... Elle exposait à la fois, sans frémir et avec joie, l’honneur, la vie même de cette enfant... oui, sa vie et son honneur !... Parmi toutes ces jeunes filles, combien allaient rentrer dans la maison maternelle la tête perdue par le poison de la louange, le cœur brûlé par des passions inconnues jusqu’alors, et qui devaient leur être si dangereuses ? Combien mourraient à dix-huit ans la poitrine brisée, pour avoir trop aimé le bal ?... Voilà, mon ami, voilà toutes les pensées cruelles qui vinrent me frapper d’épouvante à mesure que je retournai dans le monde, et dès lors ma conviction était faite : Dussé-je passer pour ridicule, me disais-je, jamais la femme que j’aimerai, jamais celle qui portera mon nom, jamais surtout, jamais ma fille n’ira au bal.

DURVILLE.

Très bien !... je n’ai pas songe à faire ce serment-là... Au contraire !... je courais en aveugle au-devant de ma destinée... je conduisais, je lançais Athénaïs dans tous les cercles, je voulais qu’elle y fût la plus belle, la mieux parée, qu’il n’y eût enfin d’admiration que pour elle... Imbécile ! je ne prévoyais pas que je trouverais ma perte là où j’avais si longtemps triomphé ; que le grand monde et les Soirées, jadis le théâtre de mes succès, de mes conquêtes, deviendrait un jour celui de ma défaite et de ma déplorable catastrophe... Ô Athénaïs ! Athénaïs !... tu étais née pour être la plus fidèle des épouses... si tu n’avais pas aimé la danse !

EDMOND.

En vérité !... c’est là l’origine de votre système sur...

DURVILLE.

Eh ! mon Dieu ! oui... cette influence qu’une valse peut exercer sur la fragilité humaine, je l’avais apprise d’abord aux dépens des autres ; mais c’était aux miens surtout qu’il m’était réservé de la connaître. Dispensez-moi, mon jeune ami, de vous faire un récit détaillé de ce cruel événement... qu’il vous suffise de savoir que maintenant ma femme, retirée chez une de ses tantes, passe la nuit et le jour dans les remords et les larmes... Elle est inconsolable de ma perte.

EDMOND.

Ah ! vous êtes séparés ?

DURVILLE.

De fait, nous le sommes depuis six mois, et bientôt nous le serons officiellement et de par la loi, car nous plaidons en séparation.

EDMOND.

Et malgré cette cruelle expérience, vous retournez encore...

DURVILLE.

Dans le monde... plus que jamais... Après m’être longtemps désespéré, j’ai fini par prendre mon parti gaiement, bravement et philosophiquement. Le bal, que je, déteste, que je maudis comme vous en théorie, je l’adore en pratique le lorgnon à la main, je me promène dans un salon, et je regarde, j’observe, j’examine tous ceux qui m’entourent... je remarque tous les mouvements, toutes les œillades, tous les serrements de main, les petits mots dits à l’oreille d’une danseuse, et cætera... Je compte les époux dont l’infortune se prépare, les amans qui vont devenir inconstants pendant la soirée...

Tirant un petit agenda de sa poche.

j’inscris sur ce calepin tous leurs noms à la suite du mien et de celui d’Athénaïs, et ma foi, la liste est maintenant si nombreuse, mon malheur se trouve partagé par tant de gens honorables, que je finis par m’en consoler. Je l’avouerai même, ce qui me met tout-à-fait en bonne humeur, c’est de contribuer un peu pour ma part à toutes ces misères, à toutes ces révolutions conjugales et amoureuses.

EDMOND.

Comment !

DURVILLE.

Oh ! je n’ai plus la prétention d’être un Lovelace, et ce n’est pas ainsi que je l’entends ; mais l’aspect d’un couple bien uni est pour moi une raillerie, une insulte à mes anciennes misères... Alors je m’avance... et je trouve toujours une petite pomme de discorde à jeter à la traverse de leur bonheur. Voilà comme je m’amuse depuis mon accident, non par j’méchanceté, mais par un système bien entendu de justice, d’égalité et de compensation... Enfin, s’il m’arrivait aujourd’hui de ne pas réussir à brouiller au moins un ménage, comme jadis on a brouillé le mien, j’en serais inconsolable, et je me dirais comme Titus : J’ai perdu... ma soirée.

EDMOND.

Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez, mon cher Durville... et puisque vous êtes l’ennemi des amours heureux, je me vois forcé de vous demander grâce pour le mien.

DURVILLE.

Comment donc ! entre amis...

À part.

Au fait, je penserai à lui... il n’est pas juste qu’il soit excepté, lorsque tout le monde...

EDMOND.

Que dites-vous ?

DURVILLE.

Rien... comptez sur moi, mon cher Edmond.

 

 

Scène VIII

 

DURVILLE, EDMOND, GERMAIN, rentrant un bouquet à la main

 

GERMAIN.

Monsieur, je viens du boulevard des Italiens, et je vous apporte...

EDMOND.

C’est bien ; donne.

DURVILLE.

Ah ! pour Mlle Clara sans doute.

EDMOND.

Eh ! mon Dieu ! oui. Au moment même où je parle de mes convictions, de mes serments, ne viens-je pas de les oublier pour elle ?... Faibles que nous sommes !

DURVILLE.

À qui le dites-vous ! Ô Athénaïs !

EDMOND, au domestique qui était sorti après avoir remis le bouquet, et qui reparaît une lettre à la main.

Que veux-tu ?

GERMAIN.

Une lettre très pressée.

EDMOND, après avoir parcouru.

Grand Dieu ! est-il possible ?... mais c’est affreux ! c’est une horreur !

DURVILLE.

Qu’est-ce que c’est ? qu’avez-vous ?

EDMOND.

Germain ! Germain ! le cabriolet.

Le domestique sort.

DURVILLE.

Mais enfin...

EDMOND.

Concevez-vous une position, une douleur égale à la mienne... ? je suis forcé de m’absenter pour une partie de la nuit.

DURVILLE.

Ah ! diable ! pourquoi ?... Toutes les affaires peuvent se remettre.

EDMOND.

Oh ! pas celle-là... si vous saviez...

DURVILLE.

Quoi donc ?

EDMOND.

Non, non... c’est un secret que je ne puis confier à personne.

À part.

Clara ! Clara ! c’est pour toi, c’est pour ton père... il le faut.

Haut.

Je n’ai pas une minute à perdre.

Il a déposé le bouquet sur une console.

DURVILLE.

Il devient fou !

Ici la jeune fille rentre : elle porte une toilette très simple et très décente.

 

 

Scène IX

 

DURVILLE, EDMOND, GERMAIN, CLARA

 

CLARA.

Me voilà... Vous voyez, Edmond, que je ne vous ai pas fait attendre. Monsieur...

Elle fait la révérence à Durville, qui la salue On entend au fond du théâtre le prélude d’une contre-danse.

DURVILLE.

Ah ! la première contredanse.

EDMOND, à part.

La quitter dans ce moment !

CLARA.

Eh bien ! vous ne me répondez pas... vous ne me donnez pas la main... mais vous n’entendez donc pas la musique ? Qu’avez-vous ?

EDMOND, à part.

Est-on plus malheureux ?

DURVILLE.

Pauvre Edmond ! je conçois son chagrin... il est si cruel d’être tout à la fois amoureux et homme d’affaires... d’être obligé de s’éloigner lorsque le bal commence.

CLARA.

S’éloigner !

DURVILLE.

Et d’abandonner aux autres la main d’une aussi jolie danseuse.

CLARA.

Comment ! mais cela ne se peut pas... Edmond, cela est-il bien vrai ?

EDMOND.

Oui, Clara, il le faut.

CLARA.

Ciel !

DURVILLE.

Je ne veux point troubler la douleur de vos adieux... je me retire.

Il salue, puis dit à part.

Je reviendrai...

Tirant son calepin de sa poche.

je vais commencer mes observations.

Il entre au fond dans les salons. On cesse peu à œil d’entendre la musique, pendant les premières lignes de la scène suivante.

 

 

Scène X

 

CLARA, EDMOND

 

CLARA.

Vous partez ? ô mon Dieu ! je ne puis le croire encore... Mais quel intérêt assez grave.

EDMOND.

Tellement grave, Clara, que dans cet instant même, auprès de vous, et le désespoir dans l’âme, puisque je dois vous quitter... eh bien ! je me reproche chaque seconde de retard... Ce Germain n’en finira donc pas... je suis d’une inquiétude, d’une impatience... Ah ! pardon... pardon... plaignez-moi... et pendant toute cette longue soirée, ne m’oubliez pas, Clara.

CLARA.

Mais de quoi s’agit-il donc ?... vous avez des secrets pour moi... Ah ! c’est mal ! ne puis-je savoir...

EDMOND.

Rien, rien... À mon retour, je vous dirai tout sans doute.

CLARA.

Votre retour... mais l’attendrai-je longtemps, monsieur ?

EDMOND.

Non... je ne sais... une heure peut-être... ou bien... j’espère et je tremble tout à la fois...

Ici Germain reparaît au fond du théâtre. Edmond l’aperçoit et s’écrie.

Ah ! il faut partir !

CLARA.

Déjà !

EDMOND, prenant le bouquet sur la console, et le présentant à Clara.

Tenez, Clara, pendant mon absence, lorsque la foule de nos jeunes gens à la mode viendra se presser autour de vous, et vous poursuivra de ses hommages, regardez ce bouquet... et qu’il vous fasse souvenir combien celui qui vous l’offre doit souffrir loin de vous, car sans cesse je vais avoir votre image devant les yeux... mais vous, à minuit, songerez-vous à moi, Clara ? Eh bien ! à minuit... regardez-le... me le promettez-vous ?...

CLARA.

Oui, oui, je vous le promets, Edmond ; je croirai vous voir.

EDMOND.

On vous dira que vous êtes la reine de la fête... Oh ! regardez-le, et pensez encore que c’est pour moi surtout, car vous me l’avez dit... pour moi, que vous aimez à être la plus belle !

CLARA.

Oh ! pour vous seul.

EDMOND.

Enfin, plus tard, quand l’heure de la valse sera venue... la valse que je hais... autant que je vous aime... alors, alors surtout, je vous en supplie !...

CLARA.

Alors, monsieur, je la regarderai... et je ne valserai pas.

EDMOND.

Bien vrai ?

CLARA.

Je vous le jure.

EDMOND.

Ah ! merci ! merci ! Adieu, Clara ! Ah ! pourquoi faut-il que je vous dise adieu ?

Il lui baise la main et sort précipitamment. Clara a mis le bouquet à son corset.

 

 

Scène XI

 

CLARA, seule

 

Pauvre Edmond ! comme il a l’air désolé en me quittant !... Et moi, sans lui, et lorsque je le sais affligé, je pourrais être heureuse !... Oh ! non, non... je ferai plus encore que je ne viens de lui promettre... Une heure ! a-t-il dit ; dans une heure il sera de retour... eh bien ! jusque là j’accomplirai de bon cœur le sacrifice que je subissais depuis hier soir avec tant de tristesse... Il est jaloux ! il a peur que je n’écoute avec plaisir, en son absence, les paroles flatteuses qui me seraient adressées par mes cavaliers... eh bien ! je n’aurai pas de cavaliers ; non, je ne veux pas en avoir, tant qu’il ne sera pas là, lui !... Je l’attends, je reste ici... une heure entière, davantage s’il le faut... je reste...

Elle regarde son bouquet avec amour.

Avec lui, avec vous, monsieur... direz-vous encore que je suis coquette ?...

On entend de nouveau la musique du bal. La jeune fille tressaille et marche involontairement vers les salons ; puis elle redescend la scène, comme regrettant le mouvement qu’elle vient de faire.

Après tout, les premières contredanses... je n’y tiens pas... elles ne sont pas amusantes du tout, du tout... C’est plus tard que le bal s’anime et brille de tout son éclat ; plus tard... dans une heure, quand il reviendra, lui !... Maintenant on est trop occupé de cérémonies et de politesses ; tous ceux qui arrivent vous regardent, vous saluent... on est distraite à chaque instant, on ne peut pas danser... et puis, la musique est trop lente !... tandis que plus tard...

Ici la musique devient plus vive el plus animée.

Tiens ! cet air de l’Ambassadrice si joli, si vif, je ne savais pas qu’on l’avait mis en contre-danse... Oh ! c’est charmant... oui, ce motif est délicieux... c’est un des airs les plus dansants que j’aie jamais entendus... Oh ! si Edmond était là ! quel plaisir !

Le mouvement de l’air devient plus vif encore, et Clara, joyeuse, se met à danser toute seule. Dans ce moment, les deux portes de gauche et de droite s’ouvrent au fond du théâtre. À droite, Frédéric et Céline ; à gauche, Durville tenant, toujours à la main son calepin, sur lequel il semble écrire un nom. Ces trois personnages s’arrêtent à l’aspect de la jeune fille qui danse. Durville la lorgne ; Céline et Frédéric regardent en souriant ; puis de part et d’autre on redescend la scène, et dans un instant où Clara fait le geste, de tendre la main à son cavalier, elle se trouve réellement en avoir deux autour d’elle : à gauche, Durville ; à droite, Frédéric. Tous ces jeux de scène s’exécutent très vivement.

 

 

Scène XII

 

CLARA, DURVILLE, CÉLINE, FRÉDÉRIC

 

DURVILLE, prenant la main de Clara.

J’accepte avec reconnaissance.

CLARA.

Ah ! monsieur Durville !...

Elle recule avec frayeur, et se trouve en face de Frédéric et de Céline.

FRÉDÉRIC, lui offrant aussi la main.

Mademoiselle, oserai-je espérer ?...

CLARA.

Monsieur Frédéric !... Ma cousine...

CÉLINE.

Clara en toilette ! et répétant les figures d’une contre-danse !... Allons, cette indisposition n’a pas eu de suites fâcheuses, autant que je puis voir, et tu as changé d’avis. Enfin te voilà des nôtres, ma chère amie.

CLARA.

Mais non, je t’assure, je ne voulais pas... je ne puis... Je croyais être seule, et je...

DURVILLE.

Et vous attendiez un cavalier... Me voilà... élève de Vestris !

FRÉDÉRIC.

Je suis à vos ordres, mademoiselle.

CÉLINE.

Allons, il faut accepter la main de l’un de ces messieurs.

DURVILLE.

La mienne, je l’espère.

FRÉDÉRIC.

Pardon, la mienne.

CLARA, à part.

Ô mon Dieu ! que faire ? Et l’engagement solennel que je viens de prendre avec moi-même !...

CÉLINE.

Décide-toi.

CLARA, à part.

Il faut choisir !...

Elle regarde d’abord Frédéric et fait un demi-mouvement pour aller à lui, puis s’arrête tout-à-coup et regarde. Durville.

Non, l’autre plutôt !... le plus âgé, le plus... Je suis bien sûre qu’Edmond n’en serait pas jaloux...

Elle tend la main à Durville.

Monsieur...

DURVILLE, à part.

Enfin, voilà une jeune fille qui m’apprécie.

FRÉDÉRIC, s’inclinant devant Clara, qui va sortir avec Durville.

J’ose rappeler à mademoiselle que j’ai sa parole depuis Lier.

DURVILLE.

Depuis hier ! ah bah !

CÉLINE.

En effet... devant moi...

FRÉDÉRIC.

Et devant Edmond vous avez daigné me promettre... Je réclame mon droit de priorité. Lui seul, s’il était là, aurait bonne grâce à me le contester.

DURVILLE, à part.

Il est jaloux de moi.

CLARA, bas à Céline.

Mais viens donc à mon secours... Que dois-je répondre ?

CÉLINE, souriant.

Mon enfant, il faut tenir sa promesse... Toi qui n’as dansé jusqu’à présent que dans ta pension, tu ignores tout-à-fait les usages du monde : c’est un outrage que tu fais à monsieur Frédéric, une préférence marquée que tu accordes à monsieur Durville.

DURVILLE, avec fatuité.

Oh !... pas du tout.

CÉLINE.

Comment donc ! mais en voilà assez pour provoquer une affaire d’honneur entre ces deux messieurs.

CLARA.

Vraiment ?

DURVILLE.

Une affaire d’honneur !

FRÉDÉRIC.

Cela s’est vu.

DURVILLE.

Hum ! hum !... c’est devenu bien mauvais ton.

CLARA, à Frédéric.

Monsieur... voici ma main.

À part, en soupirant et regardant son bouquet.

Edmond, pardonne-moi, ce n’est pas ma faute.

Elle sort par le fond avec Frédéric.

 

 

Scène XIII

 

DURVILLE, CÉLINE

 

DURVILLE, à part.

Je vais parler de lui à sa prétendue... cela m’amusera beaucoup plus qu’une contre-danse.

Haut, en s’approchant de Céline.

C’est adroit, c’est très adroit de la part de mon ami Frédéric...

CÉLINE.

Comment !

DURVILLE.

Il est homme d’esprit, et il sait profiter de tous ses avantages.

CÉLINE.

Mais que dites-vous ?

DURVILLE.

Enfin, voyez, madame, avec quelle grâce il s’est empressé tout à l’heure de réparer les torts d’Edmond envers mademoiselle Clara... de remplacer auprès d’elle son futur qui venait, à l’heure même où commençait la fête, de l’abandonner pour je ne sais quelle affaire... L’imprudent !...

CÉLINE, se levant et réprimant un léger mouvement, d’inquiétude.

Mais, monsieur, je ne vois dans cet empressement rien que de la politesse ; moi-même, à qui M. Frédéric donnait la main lorsqu’il est entré dans ce salon, moi qui aurais pu m’offenser d’être délaissée pour toute autre que ma cousine... j’ai trouvé convenable que lui, chargé de présider cette soirée, introduisît dans le bal la fille de la maison ; c’est moi, qui l’ai engagé à le faire, moi qui l’ai voulu, monsieur.

DURVILLE.

Ah ! je comprends alors, je comprends parfaitement... Il vous obéissait, et voilà tout.

À part.

Elle est bien peu jalouse, pour une veuve !

Haut.

Je m’explique maintenant le plaisir qu’il avait à lui rappeler sa promesse... Il y mettait une persistance, une ténacité...

CÉLINE, à part.

Ah ! cet homme m’impatiente avec ses réflexions.

DURVILLE.

Pourtant, lui dont les prétentions à la main de la jeune personne ont été longtemps publiques, officielles, il aurait dû peut-être, en l’absence de son ami, et... pour le monde surtout... le monde est si méchant !

CÉLINE, le regardant avec colère.

Oh ! oui, monsieur, bien méchant.

DURVILLE.

N’est-ce pas, madame ?

Céline marche avec agitation, en se servant fréquemment de son éventail.

Qu’avez-vous ?... ah ! c’est vrai, il fait une chaleur !

Il s’évente avec son mouchoir ; la porte du fond s’ouvre et laisse voir une partie des salons, dans un instant où les danses sont suspendues. Des laquais traversent avec des plateaux ; l’un d’eux entre dans le petit salon où se passe l’action, Dur ville se retourne et l’aperçoit.

Madame, oserais-je vous offrir...

Il remonte la scène, et s’approche du plateau charge de glaces, il en prend une et fait deux pas vers Céline.

CÉLINE.

Non, monsieur... je vous remercie.

Elle va se rasseoir avec colère.

DURVILLE, prenant la glace et s’interrompant de temps en temps pour dire la phrase suivante.

Au fait, je ne sais pourquoi... on fait usage de glaces... au milieu de cette atmosphère étouffante d’une soirée... ce contraste du froid et du chaud... est très dangereux pour la poitrine...

Le laquais s’éloigne après que Durville a pris sa glace ; celui-ci est toujours placé près de la porte du fond, et lorgne.

Ah ! le voilà... je l’aperçois, ce cher Frédéric... toujours avec Mlle Clara.

CÉLINE, se levant et remontant la scène pour regarder aussi.

Ah ! toujours...

DURVILLE.

C’est-à-dire, non... il est avec une autre maintenant... j’ai le malheur d’avoir la vue si basse !

CÉLINE.

Une autre !... quelle est donc cette dame ?...

DURVILLE.

Cette dame à laquelle Frédéric donne le bras et semble parler avec tant de chaleur ?

CÉLINE.

Eh bien ?

DURVILLE.

Attendez... moi, d’abord, je connais tout le monde... Jolie tournure... toilette délicieuse... des diamants... une robe couleur... je ne distingue pas bien la couleur...

CÉLINE.

Fleur de pêcher, monsieur.

DURVILLE.

C’est cela, fleur de pêcher.

CÉLINE.

Mais parlez, quelle est-elle ?... je ne l’ai pas vue pendant les premières contredanses...

DURVILLE.

Non, elle n’y était pas... elle ne veut pas regarder par ici... c’est désagréable... ils sont tellement occupés l’un et l’autre de leur conversation... Ah !’elle tourne la tête... j’y suis... je la vois... cette daine... c’est...

CÉLINE.

Qui donc ?

DURVILLE.

Non... je me trompais... ce n’est pas elle... pourtant, je suis bien sûr que cette figure-là...

CÉLINE.

Mais voyons, monsieur... regardez... regardez bien... vous qui connaissez tout le monde.

DURVILLE.

C’est vrai, je connais tout le monde... mais j’ai la vue basse... Au surplus, dans quelques instants il me sera facile de vous répondre... Permettez, belle dame ;

À part.

Ça va bien !... ça va très bien !...

Il va pour sortir. Frédéric rentre et l’arrête par la main.

 

 

Scène XIV

 

DURVILLE, CÉLINE, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, riant.

Ah ! je venais vous chercher, mon cher Durville.

CÉLINE.

C’est lui !... enfin !

DURVILLE.

Vraiment ? vous pensiez à moi ?... je ne l’aurais pas cru.

CÉLINE.

Ni moi.

DURVILLE.

Ni madame.

FRÉDÉRIC, riant.

Allez, mon cher ami... allez bien vite... réclamer votre tour auprès de Mlle Clara... elle est lancée maintenant rien ne l’arrête plus... elle est invitée par huit ou dix personnes, et vous courez grand risque d’être tout-à-fait oublié... aussi, il faut en convenir, elle danse comme un ange, et fait l’admiration de tout le monde.

CÉLINE.

Ah ! l’admiration...

FRÉDÉRIC, montrant les salons à Durville.

Tenez, voyez plutôt.

CÉLINE, à part.

Il ne pense pas à moi !... il ne me regarde même pas !... et il admire ma cousine !...

DURVILLE.

Sans doute... je suis de votre avis au sujet de Mlle Clara... mais vous, que pensez-vous de cette dame à la robe fleur de pêcher ?

FRÉDÉRIC, riant.

Ah ! cette dame...

CÉLINE.

Oui, monsieur, que pensez-vous de cette dame ?

FRÉDÉRIC, riant plus fort en regardant Durville.

Cette dame... vous venez de la voir, n’est-il pas vrai ?

DURVILLE.

Je l’ai lorgnée, mais sans la reconnaître... et vous, qu’avez-vous donc à rire ?

CÉLINE, dont la colère augmente toujours sans que Frédéric s’en aperçoive.

En effet, monsieur, qu’avez-vous donc ?

FRÉDÉRIC.

Rien, madame, rien...

Éclatant de rire.

Allez, mon cher Durville, allez la regarder de plus près... je vous y engage... vous ne vous attendez pas... ah ! elle est charmante !

DURVILLE, riant aussi.

Ah ! ah ! ah !...

J’y cours...

À part.

Je ne sais quoi me dit que je vais avoir un nom de plus à mettre sur ma liste... ça va très bien !... ça va parfaitement.

Il sort. La porte du fond se referme.

 

 

Scène XV

 

FRÉDÉRIC, CÉLINE

 

FRÉDÉRIC, riant encore aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! ce pauvre Durville... Mille pardons, madame, mais si vous saviez...

CÉLINE.

Ah ! vous vous rappelez enfin que je suis là, monsieur ?

FRÉDÉRIC.

J’étais impatient de vous retrouver, ma belle future.

CÉLINE.

De me retrouver... je vous crois.

FRÉDÉRIC.

Vous me rendez justice ; vous savez bien que loin de vous je compte tous les moments...

CÉLINE.

Oui, je le sais... oh ! je vous plains, monsieur, je vous plains sincèrement d’être resté si longtemps sans me voir... Vous avez bien souffert, n’est-ce pas ?... vous avez été bien malheureux, je m’en suis aperçue tout à l’heure à vos éclats de rire.

FRÉDÉRIC.

Vous m’excuserez, madame, et vous comprendrez cet élan de gaieté involontaire, quand je vous aurai dit...

CÉLINE.

Rien, monsieur, je ne vous demande rien.

FRÉDÉRIC.

Apprenez...

CÉLINE.

Je ne suis pas curieuse.

FRÉDÉRIC, la regardant attentivement, et après un moment de silence.

Vous n’êtes pas indulgente non plus, madame... et vraiment, quels que soient mes torts, je ne pense pas avoir mérité l’accueil sévère et incroyable que vous me faites... De grâce, veuillez me dire le motif de votre colère ?

CÉLINE.

Ma colère ?... vous vous trompez monsieur !... et pourquoi donc, je vous prie, et contre qui serais-je en colère ?

FRÉDÉRIC, à part.

En vérité, je ne la reconnais plus... elle n’est pas la même que tout à l’heure...

Haut.

Madame, au nom du ciel, écoutez-moi...

 

 

Scène XVI

 

FRÉDÉRIC, CÉLINE, CLARA

 

CLARA, entrant en courant.

Eh bien ! ma cousine, tu ne viens pas ?... ni vous non plus, monsieur le grand-maître des cérémonies ?... c’est moi, Céline, qui viens te chercher maintenant, et te ramener dans les salons, moi qui tantôt avais fait le serment de ne pas y paraître !... Oh ! comme j’avais tort ! ou plutôt, comme il avait toit, Edmond, de redouter pour moi... pour lui... que sais-je ?... une soirée aussi jolie... Je n’ai pas cessé un instant, un seul, de penser à lui... je l’aime plus que jamais, et pourtant je suis heureuse, bien heureuse de danser !... Je me sauve... on m’attend... viens vite, viens donc, cousine !

CÉLINE.

Me voilà, je te suis...

Clara s’arrête pour attendre Céline.

FRÉDÉRIC, lui offrant la main.

Avec moi, madame...

CÉLINE.

Pardon, monsieur, mais je suis invitée par M. de Gervaut...

FRÉDÉRIC.

Ah ! vous êtes invitée, madame ?...

CÉLINE.

Depuis longtemps.

FRÉDÉRIC, bas.

M. de Gervaut, votre éternel adorateur... celui que je retrouve sans cesse sur vos pas pour me désespérer, peur me faire perdre la tête... enfin...

CÉLINE.

Enfin, je tiens à ma parole, monsieur.

CLARA, redescendant la scène et parlant avec une gravité comique.

Sans doute, une promesse comme celle-là, c’est sacré... les usages du monde... tu me l’as dit... ce serait faire un outrage à M. de Gervaut, et il y aurait là de quoi provoquer une affaire d’honneur entre ces deux messieurs... Viens donc ! viens donc !... Au revoir, monsieur Frédéric...

Elle sort en courant. Céline la suit.

FRÉDÉRIC, voulant la retenir.

Madame...

CÉLINE, le saluant avec grâce, et en affectant beaucoup de gaieté.

Au revoir.

Elle disparaît à la suite de Clara par la porte du milieu, qui se referme sur elles.

 

 

Scène XVII

 

FRÉDÉRIC, puis un instant après DURVILLE

 

FRÉDÉRIC.

Oh ! les femmes ! les femmes !... si changeantes, si capricieuses !... Je sais bien qu’elle ne l’aime pas, cet homme ; et je ne puis, je ne dois pas en être jaloux ; mais enfin... ah ! j’y suis... ne l’ai-je pas tout à l’heure laissée seule avec Durville ?... Le traître... je reconnais son ouvrage... Ah ! Durville, Durville, tu me le paieras...

Ici Durville rentre, Frédéric marche à lui avec colère.

Ah !... vous voilà, monsieur !

DURVILLE, ne répond pas à Frédéric, arpente le théâtre d’un air sombre, et vient enfin se jeter sur un fauteuil en s’écriant.

C’était elle !... c’était Athénaïs !...

FRÉDÉRIC, à part et riant à moitié.

Ah ! j’oubliais... cette dame... à la bonne heure, je suis vengé mais elle, Céline ! Céline !

Il remonte la scène, et regarde avec agitation du côte des salons.

DURVILLE, se relevant et marchant encore avec agitation.

Athénaïs !... Athénaïs !... que je croyais chez sa vieille tante, inconsolable, plongée dans le désespoir, les yeux tout ronges de larmes et le cœur bourrelé de remords... elle était ici, à deux pas de moi, joyeuse, riante, enchantée de sa destinée, et plus jolie, plus séduisante, plus coquette que jamais... elle dansait !... elle a dansé avec moi... la perfide !...

FRÉDÉRIC, se retournant et revenant auprès de Durville.

Avec vous !... vraiment ?...

À part.

Pauvre Durville... ah ! je n’ai plus la force d’être en colère contre lui.

DURVILLE.

Tout curieux en vous quittant de faire connaissance avec la dame à la robe fleur de pêcher, je m’étais approché d’elle, toujours mon lorgnon à la main, et je réclamais la faveur d’une contredanse ; en acceptant, elle me cachait son visage avec son mouchoir, comme si elle eût deviné mes intentions... puis, lorsque, au signal de l’orchestre, nous eûmes pris notre place dans un quadrille, elle sembla mettre la même obstination à me dérober ses traits ; je lui parlais, je l’interrogeais, mais en vain... Muette et invisible... J’étais piqué au vif, et, de colère, je me surpassais, je dansais peut-être avec plus de grâce et de vigueur que je n’avais fait de ma vie... lorsque, arrivé aux dernières figures, je m’arrêtai, essoufflé des efforts que je venais de faire pour briller à ses yeux ; elle, fatiguée aussi, je n’en doute pas, mais uniquement du trop long silence qu’elle s’était imposé, partit enfin d’un grand éclat de rive... c’est alors que je la reconnus... elle avait de temps immémorial l’habitude de me rire au nez.

FRÉDÉRIC.

Je comprends quelle dut être alors toute votre indignation... un éclat, une scène.

DURVILLE.

Du tout, je sais vivre... le mari qui se fâche tout haut et en public est toujours ridicule...

FRÉDÉRIC.

Mais tout bas...

DURVILLE.

Tout bas, nous avions commencé une explication ; mais au moment où elle devenait un peu vive, impossible de continuer ; Athénaïs allait danser avec un autre, et moi, je ne pourrai pas la rejoindre avant onze contredanses.

FRÉDÉRIC.

En vérité ?

DURVILLE.

Et encore, si elle a consenti à me prendre pour cavalier deux fois dans la même soirée, c’est que nous sommes séparés depuis longtemps... nous ne nous sommes plus rien... autrement, vous concevez...

FRÉDÉRIC.

Sans doute, il est de très mauvais ton pour une femme de danser avec son mari.

DURVILLE.

Mais je ne veux pas la perdre de vue... je vais m’asseoir à une table de jeu en face d’elle pour attendre mon tour...

Il va pour sortir, Frédéric, qui se contenait depuis quelques instants, éclate de rire ; Durville se retourne alors pour lui dire.

Et je vous conseille d’eu faire autant, mon cher Frédéric...

FRÉDÉRIC.

Comment ? que voulez-vous dire ?

DURVILLE.

Certainement... pendant que j’observerai ma femme, vous regarderez votre belle veuve qui danse... qui valse avec M. de Gervaut. Sans adieu, mon cher ami.

Il sort, laissant ouverte après lui la porte du fond.

 

 

Scène XVIII

 

FRÉDÉRIC, seul

 

M. de Gervaut !... toujours... toujours ce nom, lorsque je voulais ne plus y songer... lorsque je m’efforçais de ne pas être jaloux C’est qu’en effet c’est encore à lui qu’elle donne la main... elle lui sourit avec une grâce... comme elle me souriait à moi il y a une heure... Oh ! je vais me présenter à elle, et peut-être... quand elle m’apercevra... non, non, je ne suivrai pas l’exemple de Durville !... elle ne me verra pas ; ce serait lui donner trop de vanité, trop d’orgueil !... Elle ne saura pas même que dans ce moment je pense à elle, que je la regarde... de loin... Oh ! je suis furieux !

Il redescend la scène avec colère, et vient s’e jeter dans un fauteuil à la gauche du public. Clara rentre par la porte du fond, qui se referme après elle.

 

 

Scène XIX

 

FRÉDÉRIC, CLARA

 

À son entrée, Clara marche d’abord vers une pendule placée sur la console, et qui marque dans ce moment minuit moins quelques minutes.

CLARA.

Bientôt minuit ! et je tiens ma parole.

Elle descend la scène du côté opposé à celui où se trouve Frédéric.

L’heure de la valse est venue... la valse, qu’Edmond déteste... autant qu’il m’aime... il me l’a dit... et moi !...

Regardant son bouquet.

je la regarde comme je l’ai promis.

Elle s’assied dans un fauteuil, à droite ; elle ne voit pas Frédéric, qui, absorbé comme elle dans ses réflexions, ne la voit pas davantage. Elle continue en s’adressant à son bouquet.

Ce n’est pas moi qui vous oublie, monsieur, c’est vous qui ne venez pas !

FRÉDÉRIC.

Moi qui m’étais promis, qui me faisais un bonheur de ne pas la quitter de toute la soirée !

CLARA.

J’avais bien espéré que je vous ferais revenir aujourd’hui de vos préventions contre le bal.

FRÉDÉRIC.

Mais elle me préfère M. de Gervaut !

CLARA.

Et vous n’êtes pas là !

FRÉDÉRIC.

Je n’y tiens plus, et décidément, je veux... oui, je veux me présenter à elle.

CLARA.

Mais venez donc, monsieur, venez donc !

Toutes les phrases précédentes ont été dites de part et d’autre avec une très grande rapidité. Les deux jeunes gens, toujours sans se voir, parlaient presque en même temps. Ils se lèvent en même temps aussi, Frédéric se dirigeant vers les salons du bal, Clara vers la coulisse de gauche par laquelle est sorti et doit revenir Edmond. Clara et Frédéric s’arrêtent en se voyant l’un l’autre.

TOUS DEUX.

Ah !

FRÉDÉRIC.

Mademoiselle Clara !...

CLARA, souriant.

Vous m’avez fait une peur, monsieur Frédéric...

FRÉDÉRIC.

Mademoiselle, vous voyez un homme au désespoir.

Ils redescendent la scène.

CLARA.

Vous ? et pourquoi ?

FRÉDÉRIC.

Pourquoi ? vous me le demandez, mademoiselle, lorsque votre ingrate cousine...

CLARA.

Ingrate ! elle qui vous aime tant !

FRÉDÉRIC.

Non, non... elle ne m’aime pas... elle ne m’a jamais aimé... et moi, désormais, je la hais à la mort.

CLARA.

Vous ! de la haine ! pour celle qui doit être votre femme ?

FRÉDÉRIC.

Jamais ! jamais ! Il y avait une condition à ce mariage... et comme elle n’a pas été remplie...

CLARA.

Laquelle ?

FRÉDÉRIC.

Celle de me délivrer pour toujours d’un rival que je déteste, de lui faire comprendre que ses vœux, ses assiduités étaient inutiles, enfin, de ne plus l’écouter, de ne plus lui parler.

CLARA.

Ah ! M. de Gervaut !

FRÉDÉRIC.

Ce soir, n’a-t-il pas été sans cesse auprès d’elle ? et tout à l’heure encore, de là-bas, il me regardait avec un air de triomphe, et Céline semblait me déclarer qu’elle se riait de ma colère. Oh ! jamais je ne le lui pardonnerai.

CLARA.

Si fait, monsieur.

FRÉDÉRIC.

Oh ! non.

CLARA.

Mais je suis sûre du contraire ; moi qui connais bien le cœur de Céline, je lui parlerai, je lui reprocherai ses torts, si elle en a, et je ferai votre raccommodement ; tenez, sur-le-champ, oui, je le veux.

Elle fait deux pas vers le fond, puis elle s’arrête en entendant la musique ; l’orchestre des salons où l’on danse exécute l’air de la romance intitulée le Bouquet de Bal.

Du moins, quand la valse sera finie.

FRÉDÉRIC.

La valse ! et c’est là précisément ce que je ne pardonnerai pas, ce qui rend entre elle et moi toute réconciliation impossible.

CLARA.

Impossible !

À part.

Allons ! et lui aussi, le voilà qui parle comme Edmond !

Haut.

Impossible pour une valse !...

FRÉDÉRIC regarde la jeune fille en souriant, et se rapproche d’elle.

Oh ! ce n’est pas cette danse en elle-même que je trouve condamnable, mademoiselle... au contraire, je l’aime beaucoup.

CLARA, étourdiment.

Et moi aussi.

FRÉDÉRIC.

Ah ! vous l’aimez... alors...

Il lui offre la main.

CLARA.

C’est-à-dire, non, monsieur, non, je ne l’aime pas, je ne puis la souffrir.

Elle fixe les yeux sur son bouquet.

FRÉDÉRIC.

Ah ! je vous comprends, c’est que vous êtes bonne, vous, sincère et fidèle à toutes vos promesses... C’est bien, mademoiselle... d’autres ne vous ressemblent pas.

CLARA, à part.

En effet, c’est bien mal de la part de ma cousine... Pauvre jeune homme !

FRÉDÉRIC, se rapprochant davantage.

Ah ! je me rappelle un temps où je n’avais à craindre ni l’inconstance, ni la coquetterie d’une femme... celle que j’aimais alors était aussi bonne, sincère...

CLARA, s’éloignant.

Monsieur...

FRÉDÉRIC.

Elle n’avait pour moi que l’amitié d’une sœur ; mais j’osais espérer davantage.

Il s’approche encore, et cherche h lui prendre la main ; ce mouvement continue pendant toutes les phrases suivantes.

CLARA.

Monsieur Frédéric, je vous en prie...

FRÉDÉRIC.

Oui, c’est vrai, j’ai tort. Il ne m’est pas même permis de rappeler un tel souvenir : cette amitié qui me serait aujourd’hui si précieuse, dans cet instant, surtout, cette amitié de sœur, je l’ai perdue, perdue pour jamais !

CLARA.

Oh ! non, je n’ai pas dit cela.

FRÉDÉRIC.

Pourquoi donc alors semblez-vous me craindre, mademoiselle ?... pourquoi vous éloigner de moi lorsque je veux vous prendre la main ?... pourquoi enfin... pourquoi cette musique n’est-elle pas pour nous, comme pour eux tous, un signal de fête et de bonheur ?

Elle recule encore avec effroi, et regardant toujours son bouquet.

Mademoiselle... ce n’est qu’un frère qui vous supplie.

CLARA.

Un frère !

À part.

Mais Edmond...

FRÉDÉRIC.

Et un frère bien malheureux !...

CLARA.

Ah ! mon Dieu ! il pleure !...

Elle se laisse prendre la main, tout en redisant à part.

Mais Edmond ! Edmond !

FRÉDÉRIC.

Mademoiselle... oh ! par pitié, ne me refusez pas...

CLARA, s’abandonnant insensiblement aux mouvements de la valse, tout en parlant encore.

Ah ! ma cousine ! oublier ainsi toutes vos promesses ! ah ! c’est affreux !

Ici la musique, qui s’est fait entendre pianissimo pendant tout le cours de la scène, va crescendo pendant que les deux jeunes gens font en valsant le tour du salon. Au moment où l’air va se terminer, le bouquet se détache du corset de Clara, et tombe à terre, puis on voit rentrer Edmond par la gauche ; en même temps, la porte du milieu s’ouvre au fond du théâtre, et Céline paraît.

 

 

Scène XX

 

FRÉDÉRIC, CLARA, EDMOND et CÉLINE

 

La musique cesse, et la pendule placée au fond sur la console sonne minuit. Chacun des quatre personnages garde le plus profond silence ; Frédéric fait deux pas pour ramasser à terre le bouquet ; mais il se trouve face à face avec Edmond ; il va jeter un cri de surprise, Edmond lui impose silence du geste, et lui montre au fond Céline ; Frédéric marche vers la jeune veuve, et s’incline devant ; elle comme pour demander grâce. Immédiatement la porte du fond se referme, et l’on ne voit plus qu’Edmond et Clara...

 

 

Scène XXI

 

EDMOND, CLARA

 

Edmond a ramassé le bouquet et s’est approché lentement de la jeune fille, qui baisse les yeux et demeure immobile.

EDMOND.

Maintenant je puis vous dire les motifs de mon absence : cette nuit même, pendant qu’ici nous donnions une fête, nous étions menacés du plus grand des malheurs. Un de nos clients, qui tenait en ses mains presque tous les capitaux de notre étude, devait s’enfuir pour l’Italie, et ce départe cette faillite infâme, auraient rejailli sur nous, sur votre père, sur son... honneur.

CLARA.

Son honneur ! ô ciel !

EDMOND.

Oui, le crédit de sa maison pouvait être détruit, sa ruine complète, et toute une existence irréprochable flétrie par la calomnie... Devais-je hésiter, moi ? au risque de vous déplaire, comme je l’ai fait peut-être, et d’être oublié par vous, comme je l’ai été, mademoiselle ?...

CLARA.

Ah ! monsieur...

EDMOND.

J’ai couru auprès de cet homme, et, grâce au ciel ! je suis arrivé à temps pour empêcher sa fuite... Prières, menaces, j’ai tout employé... je pensais à vous, moi, toujours à vous, et ce souvenir me donnait du courage, de l’éloquence... Enfin j’ai triomphé, mademoiselle... l’honneur de votre père est sauf... Ce portefeuille qui renferme sa fortune si imprudemment compromise, le voici...

CLARA.

Ah ! mon ami !...

À part.

Et pendant qu’il nous sauvait, lui... ah ! combien je suis coupable !

Haut.

Monsieur, j’ai mérité vos reproches...

EDMOND.

Non, mademoiselle... des reproches ! je n’ai pas le droit d’en adresser ; mais je vais vous parler dans toute la sincérité de mon âme : vous devez être ma femme... eh bien ! à la pensée de ce mariage, il me vient là une tristesse profonde, la crainte qu’avec moi vous ne soyez jamais heureuse... Oh ! écoutez-moi, je me connais, il y a de l’égoïsme dans mon amour... Les réunions brillantes, les cercles dont vous feriez les honneurs, où vous seriez admirée pour votre esprit et vos grâces, eh bien ! je hais tout cela ; enfin, lorsque dans un bal, un homme, un rival, quelqu’un qui vous a aimée du moins, qui vous aime encore peut-être, ose vous presser la main, vous parler bas... que sais-je ? je souffre alors, ma tète est brûlante, je sens mon cœur prêt à briser ma poitrine... je suis malheureux, je suis jaloux ! Voilà, voilà ce que j’ai éprouvé tout à l’heure, ce que j’éprouverais toujours, Clara... car si vous n’avez pu vous souvenir de moi pendant une heure entière, que serait-ce quand il faudrait me donner vos pensées de toutes les heures, de tous les instants ?... Vous voyez donc bien que ce mariage est impossible, et ce n’est pas votre faute, à vous... c’est moi j’qui suis injuste, égoïste, moi qui ai la prétention de refaire le monde, moi qui voudrais le faire vivre comme moi, parce que je ne puis vivre comme lui.

CLARA.

Eh bien ! monsieur, suivez votre projet, puisqu’il doit vous préserver de tous ces tourmens. Soyez heureux, et oubliez-moi... mais le souvenir de ce que je viens d’entendre, des souffrances que vous venez de décrire, restera toujours grave dans ma mémoire, et je le jure, monsieur, je n’irai jamais au bal.

EDMOND.

Jamais ! Il y a une heure, peu de temps avant mon départ, vous aviez la même résolution.

CLARA.

Oh ! non, pas la même... car, en me résignant à vos désirs, sans les comprendre, je l’avouerai, je vous accusais d’injustice, de cruauté, d’erreur, du moins... et maintenant... maintenant, je ne sais ce qui s’est passé dans mon âme ; mais c’est moi, moi seule que j’accuse... Non, non... ce n’est plus une promesse d’enfant que je viens de vous faire... désormais je partage toutes vos pensées, toute votre haine, pour ce qui me séduisait tant tout à l’heure encore, pour ce plaisir qui peut vous rendre parjure à tous vos serments, qui vous fait perdre tout à la fois et la raison et la mémoire, qui vous fait oublier même un ami absent lorsqu’il souffre et qu’il se dévoue pour vous sauver Edmond ! Edmond !... pourrez-vous jamais me pardonner ?

La porte du fond s’ouvre, et Durville rentre en scène, parlant à Frédéric et à Céline.

 

 

Scène XXII

 

EDMOND, CLARA, DURVILLE, CÉLINE, FRÉDÉRIC

 

DURVILLE.

Je vous le répète, belle dame... la clémence est la plus belle des vertus : mon ami Frédéric vous aime plus que jamais... et je me charge de vous réconcilier.

EDMOND.

Qu’entends-je ? c’est vous, Durville, qui parlez de clémence, de réconciliation !

DURVILLE.

Cela vous étonne... C’est que vous ne savez pas... j’ai valsé avec Athénaïs... et l’amour, l’attendrissement, l’indulgence, ont pénétré doucement dans mon âme en rapport avec les mouvements de l’orchestre... Elle m’a prouvé que tous les torts avaient été de mon côté.

CÉLINE.

Et vous renoncez enfin, monsieur, à tous vos projets de misanthropie, de méchanceté ?

DURVILLE.

Oui, belle dame, j’y renonce.

FRÉDÉRIC.

Le bonheur d’autrui ne vous rendra plus malheureux à l’avenir ?

DURVILLE.

Jamais. Au contraire, je veux que tout le monde soit heureux comme je le suis.

FRÉDÉRIC, à part.

Bien obligé !

DURVILLE.

Je veux...je veux réparer tous mes torts envers ma femme, et la conduire comme autrefois dans toutes les soirées à la mode ; car le bal est décidément une institution morale et utile, qui marie les jeunes filles, qui rapproche les ménages, et qui doit être la joie, la bénédiction des maris, des amants et des mères de famille. J’irai toujours, toujours avec Athénaïs !

CLARA, bas à Edmond.

Et moi, Edmond, je vous le répète, je ne danserai plus.

EDMOND.

Jamais ?

CLARA.

Jamais !

Edmond lui baise la main. Durville déchire les feuillets de son calepin. On entend au fond un air de galop. La toile tombe.

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