Le Bon soldat (DANCOURT)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 24 Avril 1693.

 

Personnages

 

MONSIEUR GROGNARD, prétendu Mari d’Angélique

ANGÉLIQUE, Amoureuse de Léandre

JACINTE, Servante d’Angélique

LÉANDRE, Amant d’Angélique

JOCRISSE, Valet de Monsieur Grognard

BARBE, Cuisinière de Monsieur Grognard

UN CLERC

UN SOLDAT

UN ROTISSEUR

 

La Scène est chez Monsieur Grognard.

 

 

Scène première

 

ANGÉLIQUE, JACINTE

 

JACINTE.

Il faut au pis-aller s’y résoudre, Madame.

ANGÉLIQUE.

Quoi, d’un jaloux vieillard je me verrais la femme ?

Jacinte, nous aimons l’honnête liberté,

Nous serions toutes deux dans la captivité,

Plus de Bal, d’Opéra, de Jeu, de Comédie,

Qui faisaient nos plaisirs.

JACINTE.

J’en suis toute étourdie,

Nous aurons vous et moi diantrement à souffrir,

Madame.

ANGÉLIQUE.

J’aime autant me résoudre à mourir

Que mon Père...

JACINTE.

Voyez son avarice extrême,

Chez ce futur Époux il vous conduit lui-même,

Il vous y fait loger et veut dès aujourd’hui,

Au plus tard dès demain vous marier chez lui,

Et même sans prier aucun de la famille,

Qui jamais de la sorte a marié sa fille ?

ANGÉLIQUE.

Son père est attaqué de la goutte, il est vieux.

JACINTE.

Que sa goutte remonte on en sera bien mieux.

ANGÉLIQUE.

Et Léandre me laisse au bord du précipice.

JACINTE.

Mais...

ANGÉLIQUE.

Cesse en l’excusant d’augmenter mon supplice.

JACINTE.

Il peut tout ignorer.

ANGÉLIQUE.

Dis qu’il peut m’oublier,

Répond-il à ma Lettre ?

JACINTE.

On lui vient d’envoyer,

Jocrisse l’a portée.

ANGÉLIQUE.

Ha ! si je lui suis chère

Qu’il vienne m’enlever dans les bras de mon Père,

Qu’il me sauve de ceux de ce jaloux vieillard.

JACINTE.

C’est un vilain magot que ce Monsieur Grognard.

ANGÉLIQUE.

Mon Père le croit riche, et veut que je l’adore,

Il faut feindre d’aimer ce que mon cœur abhorre.

JACINTE.

Et vous feignez si bien, Madame, en vérité,

Que vous semblez l’aimer avec sincérité.

ANGÉLIQUE.

Toi-même m’as donné cet avis, je l’observe,

Et pour plaire à mon père, il faut que je m’en serve,

Si, dit-il, je ne l’aime avec emportement,

Il me fera finir mes jours en un Couvent ;

Vois, pour les abuser comme il faut que j’agisse.

JACINTE.

Vous avez un esprit qui se démonte à visse.

ANGÉLIQUE.

Si Léandre hasardait de venir jusqu’ici.

JACINTE.

Jocrisse vous dira... mais déjà le voici.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, JACINTE, JOCRISSE

 

JOCRISSE.

Il enrage,

Votre papier, je pense, était un sorcelage,

Il a dit, le lisant, puis-je croire cela ?

Ah diable d’innocent que m’apportes-tu là ?

Puis prenant ses cheveux et la piau de sa tête,

Il s’est tout écorché d’une force...

JACINTE.

La bête,

Les cheveux et la peau, Jocrisse n’est-ce pas ?

JOCRISSE.

Non la piau, les cheveux, oui, j’ai vu tout à bas,

Une tête de viau qu’on écorche est de même,

La sienne.

ANGÉLIQUE.

Qu’a-t-il dit ? ah ma peine est extrême ?

JOCRISSE.

Rien. Qu’avait-ce papier donc ?

ANGÉLIQUE.

Des enchantements ;

Dieu m’a bien assistée de ne pas voir dedans,

Comme je me serais accommodée.

JACINTE.

Madame,

Voici Monsieur Grognard, je crois qu’il a dans l’âme

Quelque chagrin.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, JOCRISSE

 

MONSIEUR GROGNARD.

Mamour, je suis au désespoir

Pour aller à Poissy, je vais partir ce soir,

Mon frère se meurt.

JACINTE.

Bon, excellente nouvelle,

J’en vais faire avertir Léandre.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JOCRISSE

 

MONSIEUR GROGNARD.

Que dit-elle ?

ANGÉLIQUE.

Qu’avec votre départ vous me désespérerez,

Si près de nous unir serions-nous séparés.

MONSIEUR GROGNARD.

Ce n’est que pour un jour.

ANGÉLIQUE.

Et c’est ce qui m’étonne.

MONSIEUR GROGNARD.

Mais je ne saurais m’en dispenser, mignonne,

Tu pleures.

ANGÉLIQUE.

Si jamais je ne vous avais vu

Que je serais heureuse !

MONSIEUR GROGNARD.

Hé bien, aurait-on cru

Ce grand amour pour moi, franchement je l’admire,

Et j’en suis si surpris, que je ne sais qu’en dire.

ANGÉLIQUE.

Il est tard, ne partez que demain, s’il vous plaît.

Mon fils.

MONSIEUR GROGNARD.

Ma montre est là, voyons quelle heure il est.

ANGÉLIQUE.

Va-t-elle bien ?

MONSIEUR GROGNARD.

Fort bien, elle est d’or et sonnante.

ANGÉLIQUE.

Elle vous coûte bien vingt Louis ?

MONSIEUR GROGNARD.

Dites trente.

ANGÉLIQUE.

Vraiment elle est fort belle.

MONSIEUR GROGNARD.

Et bonne.

ANGÉLIQUE.

Je le crois.

MONSIEUR GROGNARD.

Je la mets là, jamais je n’en porte sur moi.

ANGÉLIQUE.

Enfin, quelle heure est-il ?

MONSIEUR GROGNARD.

J’aurai du temps de reste.

ANGÉLIQUE.

Hélas ! Ne partez point.

MONSIEUR GROGNARD.

Ne pas partir, la peste

Il s’agit d’hériter, ce mien frère a du bien,

Et je veux avoir l’œil, qu’on ne détourne rien.

Mais avant que de partir, mangeons dans la cuisine,

Un morceau près du feu, j’ai froid à la poitrine,

Mais je me charge ici...

ANGÉLIQUE.

Qu’est-ce encore que cela ?

MONSIEUR GROGNARD.

Des Mémoires. Que veut ce petit drôle-là ?

 

 

Scène V

 

MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, LE MAÎTRE-CLERC, JOCRISSE

 

LE CLERC.

Je suis le Maître-Clerc de chez votre notaire.

MONSIEUR GROGNARD.

Monsieur, excusez-moi.

LE CLERC.

Voilà votre inventaire

Copié de ma main.

MONSIEUR GROGNARD.

Vous m’obligez, Monsieur,

Vous écrivez très bien, et...

LE CLERC.

Votre serviteur.

MONSIEUR GROGNARD.

Mon homme a votre argent, si vous vouliez l’attendre.

LE CLERC.

Non, j’enverrai demain un petit clerc le prendre.

MONSIEUR GROGNARD.

Ma foi je doute fort demain comme aujourd’hui

Qu’il en puisse envoyer un plus petit que lui.

Jocrisse tiens-toi là, qu’aucun n’entre ou ne sorte.

JOCRISSE.

Non, je n’ouvrirai pas qu’on ne buque à la porte.

MONSIEUR GROGNARD.

Quand on y buquerait, n’ouvre pas, innocent.

JOCRISSE.

Bien, pas un n’entrera, quand ils y viendraient cent.

Par la gueule du sac, la carogne est entrée,

Palsanguenne al en tient la chienne est éventrée,

Al n’est pargué pas morte, il y fallait cela,

Qu’alle ronge à présent.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR GROGNARD, JOCRISSE

 

MONSIEUR GROGNARD, sa serviette à la main.

Quel bruit fais-tu donc là ?

JOCRISSE.

Oh parguenne, al en tient, Monsieur.

MONSIEUR GROGNARD.

Que veux-tu dire ?

JOCRISSE.

C’est qu’al en tient, ouvrez, et vous allez bien rire,

Si vous ne la trouvez en quatre ou cinq quartiers...

MONSIEUR GROGNARD.

Quoi donc ?

JOCRISSE.

Une Souris qui rongeait vos papiers.

MONSIEUR GROGNARD.

Une Souris, où donc ?

JOCRISSE.

J’entendais la carogne,

Cric, crac, cric, crac, cric, crac, al avançait besogne.

MONSIEUR GROGNARD, voulant rentrer.

Elle est morte.

JOCRISSE.

Oh vraiment, hé, Monsieur, s’il vous plaît,

Ouvrez le sac, voyez en quel état qu’al est.

MONSIEUR GROGNARD.

Le sac, ah je crains bien...

JOCRISSE.

Allez sur ma parole,

Ne craignez rien, al est plus plate qu’une Sole,

Six coups de mon bâton...

MONSIEUR GROGNARD, tirant la montre.

Hélas ! je suis perdu.

JOCRISSE.

Ah oui da, pour si peu qu’elle vous a mordu,

Al en a dans les dents.

MONSIEUR GROGNARD.

M’en voilà pour ma Montre,

Ah ! que m’as-tu fais là, diable de malencontre.

 

 

Scène VII

 

ANGÉLIQUE, MONSIEUR GROGNARD, JOCRISSE

 

ANGÉLIQUE.

Que vous m’avez fait peur, à quoi bon tous ces cris.

MONSIEUR GROGNARD.

C’est pour ma Montre.

JOCRISSE.

Il ment, c’est pour une Souris.

MONSIEUR GROGNARD.

Ce malheureux a mis ma Montre de la sorte,

Et croit que tout cela n’est qu’une Souris morte.

JOCRISSE.

Mais notre Serrurier la raccommodera,

Donnez-la-moi, Monsieur, on la rapportera.

MONSIEUR GROGNARD.

Un Serrurier ? je veux que dès demain tu sortes.

JOCRISSE.

Il a raccommodé des choses bien plus fortes.

ANGÉLIQUE.

Aussi, pourquoi toujours mettre votre sac là.

MONSIEUR GROGNARD.

Qui diantre se serait défié de cela ?

ANGÉLIQUE.

Rentrez, vous aurez froid dans cette grande salle,

Monsieur.

MONSIEUR GROGNARD.

Chien de butor, va brider ma Cavale.

Allons donc.

ANGÉLIQUE.

Je vous suis, allez tout apprêter,

Vous n’avez pas besoin de moi pour vous botter.      

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLIQUE, JACINTE

 

JACINTE.

Hé bien, partira-t-il ce grogneux ?

ANGÉLIQUE.

Oui, Jacinte,

Il se botte.

JACINTE.

Avez-vous commencé votre plainte ?

ANGÉLIQUE.

À merveille.

JACINTE.

Il faudra paraître au désespoir

Dans les derniers adieux, Madame.

ANGÉLIQUE.

Oh tu vas voir,

Ces feints déplaisirs font, étant crus véritables,

Dans un jaloux absent des effets admirables ;

As-tu trouvé Léandre ?

JACINTE.

Oui, j’ai su l’avertir,

Que votre vieil Amant s’apprête pour partir,

Et même en ce moment, au coin de cette rue

Il a mis devant moi son Valet à l’affût,

Pour savoir quand Monsieur Grognard décampera,

Et pour souper ici Léandre se rendra.

MONSIEUR GROGNARD, derrière le théâtre.

Angélique.

ANGÉLIQUE.

J’y vais.

 

 

Scène IX

 

JACINTE, JOCRISSE

 

JOCRISSE.

Morgué, cela m’affole,

Comment diable est-ce donc que ceci se bricole,

Que sert ce fer, pourquoi ces brimborions-là,

Palsanguenne un licou vaut mieux que tout cela ?

JACINTE.

Il va donc partir ?

JOCRISSE.

Oui, mais afin qu’il détale,

Morgué ne savez-vous point brider une Cavale ?

JACINTE.

Ouvre-lui bien la bouche et mets le mors dedans.

JOCRISSE.

C’est qu’al lève le nez, et qu’a serre les dents,

Je suis pour la brider, monté dans la mangeoire,

Al m’a levé la tête, et cassé la mâchoire,

Je l’ai pourtant bridée, et il n’y manquait rien,

Hors que le fer était sous la gorge.

JACINTE.

Fort bien,

Va vite la brider de crainte de la touche,

Voici Monsieur.

JOCRISSE.

Comment lui faire ouvrir la bouche ?

JACINTE, à part.

Ah ! Le vilain botté.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE

 

ANGÉLIQUE.

Quoi, vous allez partir ?

MONSIEUR GROGNARD.

Il le faut bien mamour, tu viens d’y consentir.

ANGÉLIQUE.

Non, absente de vous, je ne pourrai pas vivre,

Ou souffrez que je meure, ou laissez-moi vous suivre.

MONSIEUR GROGNARD.

Mais, mon cœur, que veux-tu ?

ANGÉLIQUE.

Je veux toujours vous voir.

MONSIEUR GROGNARD.

Mais tu sais...

ANGÉLIQUE.

Vous voulez me mettre au désespoir.

MONSIEUR GROGNARD.

Ce n’est que pour deux jours.

ANGÉLIQUE.

Deux jours ! Ce mot me tue,

Je pourrais me priver deux jours de votre vue,

Deux jours !

MONSIEUR GROGNARD.

Je ne sais pas d’où vient cet amour-là,

Car je n’ai rien en moi qui l’oblige à cela.

ANGÉLIQUE.

Tout est charmant en vous, et tout a su me plaire,

Vous le savez fort bien.

MONSIEUR GROGNARD.

Non fait, ma foi, ma chère,

Laisse donc pour deux jours partir tous mes appas.

ANGÉLIQUE.

Non, non, si je ne pars, ils ne partiront pas,

Je ne vous quitte point.

MONSIEUR GROGNARD.

Mais, mamour, comment faire,

Tu sais bien qu’il s’agit d’une importante affaire.

JACINTE.

Vous nous désespérez.

MONSIEUR GROGNARD.

Cela me fait damner.

ANGÉLIQUE.

Quoi, si près d’un hymen, vouloir m’abandonner ?

MONSIEUR GROGNARD.

Quand je t’en ai parlé tu semblais t’y résoudre.

ANGÉLIQUE.

Hé ce moment venu m’est pis qu’un coup de foudre ;

Oui, j’ai cru me résoudre à vous laisser partir,

Mais je vois bien qu’enfin je n’y puis consentir.

MONSIEUR GROGNARD.

Pour moi je ne sais pas où j’ai pris tant de charmes,

Je ne puis m’empêcher de répandre des larmes.

ANGÉLIQUE.

Quoi ! vous pleurez, mon cher, ah cessez...

MONSIEUR GROGNARD.

Je ne puis,

Jamais amant ne fut plus aimé que je suis,

Vois-tu sa passion ?

JACINTE.

Elle est trop violente ?

S’il revient dans deux jours, serez-vous pas contente ?

ANGÉLIQUE.

Non, puisque son départ causera mon trépas.

MONSIEUR GROGNARD.

Hé bien, mon petit cœur, je ne partirai pas,

Tu serais triste, et moi je serais à la gêne.

JACINTE.

Vos affaires iront d’une belle dégaine,

Vous ne seriez pas pis s’il était votre Époux !

Votre ménage ira tout sens dessus dessous,

Un mari ne pourra jamais faire un voyage,

Sans qu’une femme soit à ses trousses, j’enrage,

Quelle honte !

ANGÉLIQUE.

Partez.

JACINTE.

Je la consolerai.

ANGÉLIQUE.

Quand viendrez-vous ?

MONSIEUR GROGNARD.

Demain, ou je ne le pourrai.

ANGÉLIQUE.

Puisque je me résous à souffrir votre absence,

Loin de vous supplier à faire diligence,

Pour ne me plus jouer de si sensibles tours,

Au lieu de deux, de trois, prenez huit ou dix jours.

MONSIEUR GROGNARD.

Je ne puis me résoudre à souffrir ton absence,

Je ne partirai point.

JACINTE.

Mais vous rêvez, je pense !

ANGÉLIQUE.

Non, non, partez, Monsieur.

MONSIEUR GROGNARD.

Je le veux, prends en soin.

Je m’en vais donc, mamour !

ANGÉLIQUE.

Fussiez-vous déjà loin,

Je pourrais vous revoir plutôt que je n’espère.

JACINTE.

Laissez-le donc aller, Madame.

MONSIEUR GROGNARD.

Adieu, ma chère.

ANGÉLIQUE.

Il est déjà bien tard.

MONSIEUR GROGNARD.

Je gagnerai Poissy.

ANGÉLIQUE.

Mais la nuit vous prendra dans une heure d’ici.

JACINTE.

Mais la nuit à présent n’est pas noire, elle est blonde,

Puisque le clair de Lune est le plus beau du monde.

ANGÉLIQUE.

Faut-il laisser aller ce que j’aime le mieux ?

JACINTE, les séparant.

Ma foi, vous finirez malgré tous vos adieux,

Partez, s’il fallait donc qu’il fit un grand voyage !

ANGÉLIQUE.

Ah Ciel !

MONSIEUR GROGNARD.

Que nous allons faire un heureux ménage.

ANGÉLIQUE.

Adieu toute ma joie.

MONSIEUR GROGNARD.

Adieu tout mon désir.

 

 

Scène XI

 

ANGÉLIQUE, JACINTE

 

JACINTE.

Il croit que vous allez mourir de déplaisir.

ANGÉLIQUE.

Ha, je respire, et bien sais-je me contrefaire ?

JACINTE.

Mais vous avez pensé gâter toute l’affaire,

Votre feint déplaisir l’a mis si fort à bout,

Qu’il a, ma foi, pensé ne point partir du tout.

ANGÉLIQUE.

La feinte était fort bien.

JACINTE.

Mais un peu trop poussée,

Pour l’obliger d’agir selon notre pensée.

ANGÉLIQUE.

Enfin, il est absent, pour le coup, respirons,

Et jouissons un peu du bien que nous avons.

JACINTE.

Vraiment vous voilà seule, et n’avez plus de crainte,

Vous allez voir Léandre, et le voir sans contrainte.

 

 

Scène XII

 

ANGÉLIQUE, JACINTE, LE SOLDAT, BARBE

 

JACINTE.

Qu’est-ce ?

LE SOLDAT.

Monsieur Grognard.

JACINTE.

Hé bien !

LE SOLDAT.

Est-il ici ?

JACINTE.

Non, il est à la campagne.

LE SOLDAT.

Un ordre que voici,

L’oblige à me loger cette nuit par étape.

JACINTE.

À moins qu’on ne coure après, et qu’on ne le rattrape,

On ne vous peut loger.

LE SOLDAT.

Il le faut pourtant bien.

JACINTE.

Étant seules ici...

LE SOLDAT.

L’on ne doit craindre rien.

JACINTE.

Je le crois, mais, Madame est une jeune femme,

Ou va l’être du moins.

LE SOLDAT.

Que fait cela, Madame.

ANGÉLIQUE.

Comment, que fait cela ? quoi, vous souffrir chez moi,

Seule.

LE SOLDAT.

Que voulez-vous, c’est un Ordre du Roi,

Puis il est tard, la nuit sera bientôt passée.

JACINTE.

L’honnêteté, Monsieur, n’en est pas moins blessée.

ANGÉLIQUE.

Puis-je, mon Accordé, Monsieur, étant aux champs,

Souffrir, avec honneur, le moindre homme céans ?

LE SOLDAT.

Mais, comment voulez-vous, Madame, que je fasse,

Ce que vous me devez, je le demande en grâce,

Et tout autre Soldat viendrait brutalement,

Ce Billet à la main, prendre son logement,

Mais, j’en use partout avec respect, Madame.

JACINTE.

Rien n’est si chatouilleux que l’honneur d’une femme,

Vous le savez, Monsieur, nous avons ce malheur,

Le moindre homme suffit pour ternir notre honneur,

Et son ombre à présent nous ferait du scandale.

ANGÉLIQUE.

Je n’ai qu’une Cuisine, une Chambre et ma Salle,

On ne peut vous coucher que dans un galetas.

LE SOLDAT.

Partout où vous voudrez, il ne m’importe pas,

Mais mon souper, Madame ?

JACINTE.

Il n’y faut point de Nappe,

Nous n’avons pain ni vin.

LE SOLDAT.

La peste, quelle Étape !

La Ville est bonne.

JACINTE.

Mais il est tard.

LE SOLDAT.

J’ai grand faim.

JACINTE.

Barbe vous trouvera quelque morceau de pain,

Sans le mari, toujours la femme se chagrine,

Et pour lors il n’est rien plus froid que la Cuisine.

LE SOLDAT.

N’avez-vous point ici d’eau-de-vie, ou du vin ?

JACINTE.

Oh, non, passez-vous-en jusqu’à demain matin.

LE SOLDAT.

Jamais jeûne ne fût plus loin de ma pensée,

Que celui-là l’était.

JACINTE.

La nuit est avancée,

Barbe, de la lumière, et conduisez Monsieur

Au galetas.

BARBE.

Montez.

LE SOLDAT.

Testigué, serviteur.

ANGÉLIQUE.

Je crains...

JACINTE.

Ne craignez rien, la justice est si bonne,

Que l’on ose aujourd’hui faire insulte à personne.

 

 

Scène XIII

 

ANGÉLIQUE, JACINTE, LE ROTISSEUR

 

ANGÉLIQUE.

Vois qui heurte ?

LE ROTISSEUR.

Bonsoir.

JACINTE.

Qu’est-ce encore que ceci ?

LE ROTISSEUR.

C’est du Vin et du Rôt que j’apportons ici.

JACINTE.

Vous apportez du vin et du rôt, pourquoi faire ?

LE ROTISSEUR.

Pargué, Madame, c’est pour faire bonne chère.

JACINTE.

Et qui vous a chargé de l’apporter chez nous ?

LE ROTISSEUR.

Le valet d’un Monsieur, qui doit souper chez vous.

JACINTE.

Ne vous l’ai-je pas dis, portez dans la cuisine,

Découvre un peu, voyons.

LE ROTISSEUR.

V’là qu’a-t-il bonne mine !

JACINTE.

Bonne ou mauvaise, va l’on te payera bien.

LE ROTISSEUR.

Hé, j’en sommes payés, je n’en demandons rien.

 

 

Scène XIV

 

ANGÉLIQUE, JACINTE, LE ROTISSEUR, BARBE

 

JACINTE.

Donne donc ton Bassin à notre Cuisinière.

LE ROTISSEUR.

Le voilà, vous avez deux oiseaux de Rivière,

Un Levraut, deux Faisans, trois Perdrix.

JACINTE.

C’est assez.

LE ROTISSEUR.

Tout cela coûte bien plus que vous ne pensez.

JACINTE.

Tant mieux.

LE ROTISSEUR.

Le plat de Rôt est aussi raisonnable...

ANGÉLIQUE.

Hé va, nous le verrons quand nous serons à table.

JACINTE.

Barbe, tenez tout prêt pour le servir ici,

Quand ce Monsieur viendra.

ANGÉLIQUE.

Jacinte, le voici.

 

 

Scène XV

 

ANGÉLIQUE, LÉANDRE, JACINTE, BARBE

 

LÉANDRE.

Madame, vous voyez ce que j’ose entreprendre,

Mais si vous ne m’aimez, que deviendra Léandre !

ANGÉLIQUE.

Je vous aime, mon cœur ne dément point ma voix,

Je crois depuis deux ans vous l’avoir dit cent fois,

Je vous aime.

LÉANDRE.

Hé, Madame, est-ce assez de le dire

Et d’en demeurer là, pour croître mon martyre ;

Vos souhaits et les miens seront-ils superflus,

Montrez que vous m’aimez, et ne le dites plus.

ANGÉLIQUE.

C’est dessus notre hymen que mon amour se fonde.

JACINTE.

Voici l’occasion la plus belle du monde ;

Votre jaloux Amant est parti pour deux jours,

L’agréable saison pour les tendres amours :

Madame, mettra-t-on le Couvert dans la salle.

ANGÉLIQUE.

Où donc ; vous prétendez me faire un grand régale.

LÉANDRE.

Non, Madame, ce n’est qu’un fort petit cadeau,

Et l’on ne peut ici vous le donner plus beau.

ANGÉLIQUE.

Jacinte, que je sens de trouble dans mon âme.

LÉANDRE.

Ah, Madame, serait-ce en faveur de ma flamme ?

ANGÉLIQUE.

Et ma bouche et mes yeux, ne vous l’ont que trop dit.

JACINTE.

Mais votre amour s’échauffe, et le souper froidit,

Si longtemps sans manger, est-ce être raisonnable,

Ne voulez-vous donc pas, Monsieur, vous mettre à table ;

Dites-lui qu’il s’y mette, il veut être prié,

Plus de soupirs, demain vous serez marié.

ANGÉLIQUE.

La Porte du devant est-elle bien fermée ?

JACINTE.

Oui, Madame, elle l’est.

ANGÉLIQUE.

Je viens d’être alarmée.

LÉANDRE.

De qui donc ?

ANGÉLIQUE.

D’un Soldat que nous avons là-haut.

LÉANDRE.

Par Étape ?

ANGÉLIQUE.

Oui.

LÉANDRE.

Dort-il ?

ANGÉLIQUE.

Il ronfle comme il faut.

LÉANDRE.

Quand ces gens soupent bien, ils dorment à merveille,

Et l’on leur tirerait le Canon dans l’oreille,

Qu’ils dormiraient encore. Qu’a-t-il soupé ?

ANGÉLIQUE.

Lui ? rien.

LÉANDRE.

Tant pis, l’estomac vide, on ne dort pas bien.

JACINTE.

Qui diantre heurte ainsi ?

ANGÉLIQUE.

Monsieur, quelle est ma crainte !

JACINTE.

Il faut bien que ce soit Monsieur.

LÉANDRE.

Va voir, Jacinte.

ANGÉLIQUE.

Ah, si c’est lui, Léandre, où vous sauverez-vous ?

LÉANDRE.

Je ne sais, car par là, tout est fermé sur nous.

JACINTE.

C’est lui-même.

ANGÉLIQUE.

C’est lui ? que lui ferai-je croire ?

JACINTE.

Mais il monte.

ANGÉLIQUE.

Portez dans cette grande armoire

La Table comme elle est.

BARBE.

Est-elle grande assez ?

ANGÉLIQUE.

Oui, vous dis-je, elle l’est plus que vous ne pensez,

Cachez-vous dans ce coin, Monsieur.

LÉANDRE.

Quoi qu’il arrive...

ANGÉLIQUE.

Dépêchez-vous, je suis bien plus morte que vive.

LÉANDRE.

Madame, vous n’avez à craindre nullement.

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE

 

MONSIEUR GROGNARD.

Je te surprends, mamour, fort agréablement,

Tu ne m’attendais-pas !

ANGÉLIQUE.

Non, j’en suis si surprise,

Que de ce soir, Monsieur, je n’en serai remise.

MONSIEUR GROGNARD.

D’où vient donc ?

JACINTE.

Entendant que l’on heurtait si fort,

Nous croyons toutes deux qu’on vous rapportait mort.

MONSIEUR GROGNARD.

Mort !

ANGÉLIQUE.

À l’heure qu’il est, que voulez-vous qu’on croie ?

MONSIEUR GROGNARD.

Qu’elle m’aime !

JACINTE.

Oh !

MONSIEUR GROGNARD.

Mon cœur !

ANGÉLIQUE.

Ah !

MONSIEUR GROGNARD.

Reprends donc ta joie

Mon cœur !

ANGÉLIQUE.

Votre retour m’est un coup de poignard ;

Pourquoi s’en revenir puisqu’il était si tard

Et pourquoi me donner une frayeur mortelle.

MONSIEUR GROGNARD.

Mais je ne suis pas mort, tu le vois bien, ma belle.

ANGÉLIQUE.

Oui, mais mon trop d’amour entretient ma frayeur,

J’aime, et je crains toujours.

MONSIEUR GROGNARD.

Mon pauvre petit cœur,

On ne peut pas, je crois, voir dans aucun ménage,

La femme et le mari s’entraimer davantage.

JACINTE.

On ferait tout Paris.

ANGÉLIQUE.

J’avais déjà l’effroi

D’un Soldat qui céans s’est logé malgré moi

Souffrir un homme ici, seules, en votre absence,

Que dira-t-on de moi ?

MONSIEUR GROGNARD.

Qu’en dira-t-on ? Je pense

Que nul n’y peut trouver à redire que moi,

C’est par étape et c’est par ordre du Roi.

J’ai sortant de Paris trouvé l’Apothicaire,

Qui m’a dit qu’une crise avait sauvé mon frère,

Et je suis revenu pour souper, qu’avons-nous ?

ANGÉLIQUE.

Ne vous attendant pas, qu’aurions-nous eu sans vous.

JACINTE.

Nous n’avons employé ni broche ni marmite,

Et chacune a, je crois, mangé sa pomme cuite.

MONSIEUR GROGNARD.

Mais...

JACINTE.

À l’heure qu’il est on ne peut rien avoir.

MONSIEUR GROGNARD.

Tant pis.

 

 

Scène XVII

 

MONSIEUR GROGNARD, ANGÉLIQUE, JACINTE, BARBE, LE SOLDAT

 

LE SOLDAT.

Je viens, Monsieur, vous donner le bonsoir,

C’est un petit devoir qu’on doit à son Hôte,

Que j’importune ici.

MONSIEUR GROGNARD.

Ce n’est pas votre faute.

LE SOLDAT.

L’ombre d’un homme met Madame au désespoir.

MONSIEUR GROGNARD.

La pauvre enfant n’a pas accoutumé d’en voir,

Il faut lui pardonner.

LE SOLDAT.

Oui, Madame est fort sage,

Le seul nom de soldat, mon habit, mon visage.

MONSIEUR GROGNARD.

Tout cela lui fait peur.

LE SOLDAT.

Je m’en suis aperçu,

Un cadet fort bien fait... eût été mieux reçu.

ANGÉLIQUE.

Ah, ne le croyez pas, Monsieur qu’allez-vous dire ?

MONSIEUR GROGNARD.

Hé, que crains-tu ?

LE SOLDAT.

Je n’ai nul dessein de vous nuire.

MONSIEUR GROGNARD.

Je le crois fort, Monsieur.

LE SOLDAT.

Pour souper, qu’avons-nous ?

MONSIEUR GROGNARD.

Rien du tout, dont j’enrage.

LE SOLDAT.

Écoutez entre nous,

Je vais vous découvrir une importante affaire,

Et dans ce même instant vous faire fort grande chère,

Ne me perdez pas, à vingt ans j’eus le bien,

De servir quatre mois un grand Magicien,

Je sais tout ce qu’on peut savoir dans les Magies,

Informez-vous dedans nos Compagnies,

Vous saurez de quel bois se chauffe Joli-cœur,

C’est mon nom et celui de votre serviteur,

J’ai pouvoir sur le Diable, et si je lui commande

D’apporter promptement dans ce lieu, pain, vin, viande,

D’un seul mot tout cela se va trouver ici.

Dites quel Rôt vous plaît.

ANGÉLIQUE.

Jacinte, qu’est ceci ?

LE SOLDAT.

Ne vous alarmez point, je vous ferai grand chère.

MONSIEUR GROGNARD.

De tous ces contes-là, je ne me repais guère,

Si ce n’est que cela, je crois, sans vous fâcher,

Que nous n’avons tous trois qu’à nous aller coucher ;

Car nous ne verrons point ce souper-là paraître.

LE SOLDAT.

La frayeur fait passer votre appétit peut-être,

Et de tout ce Rôt-là vous ne mangerez rien.

MONSIEUR GROGNARD.

Pourquoi, s’il était bon, j’en mangerais fort bien.

LE SOLDAT.

Il sera merveilleux.

MONSIEUR GROGNARD.

Goûtons-le pour le croire.

LE SOLDAT.

Démon, qu’en cet instant se trouve en cette armoire,

Deux oiseaux de Rivière, un Levraut, trois Perdrix,

Et que ce Rôt-là soit le meilleur de Paris,

Qu’on ajoute à cela deux Faisans, je te prie.

MONSIEUR GROGNARD.

Hé, Monsieur Joli-cœur, trêve de raillerie.

LE SOLDAT.

Filles, apportez tout.

ANGÉLIQUE.

Il me prend un frisson.

LE SOLDAT.

Madame, ne craignez en aucune façon.

ANGÉLIQUE.

Ah, Monsieur, c’est un Diable.

MONSIEUR GROGNARD.

Il n’en a nulle tache,

Et je suis sûr qu’il est sorcier comme une vache.

LE SOLDAT.

Les verres et le vin, il faut tout apporter.

ANGÉLIQUE.

C’est un Magicien, il n’en faut plus douter.

MONSIEUR GROGNARD.

Oui, c’en est un, j’en vois une marque sensible.

LE SOLDAT.

Voilà de quoi, soupons.

ANGÉLIQUE.

Cela m’est impossible.

MONSIEUR GROGNARD.

Et moi je ne suis pas d’un repas infernal.

LE SOLDAT.

Qui n’en mangera pas s’en trouvera fort mal.

MONSIEUR GROGNARD.

J’en vais manger.

ANGÉLIQUE.

Et moi.

JACINTE.

J’en mangerai de même.

LE SOLDAT.

Çà, je vais vous servir.

BARBE.

Ah ! que Monsieur est blême.

ANGÉLIQUE.

Ah, Monsieur est un Diable, il va nous perdre, hélas !

JACINTE.

Monsieur est un bon Diable, il ne nous perdra pas.

LE SOLDAT.

Non, non, il est souvent des Diables favorables,

Qui dans certains périls se trouvent secourables ;

Vous auriez bien sujet d’avoir le cœur contrit,

Mesdames, bien vous prend que j’aie un peu d’esprit,

Du vin, à la santé de celui qui nous traite,

Et pour rendre la fête à mon gré plus complète,

Je vais l’accompagner d’un couplet de Chanson,

Qui vous plaira, je crois, puisqu’il me semble bon.

Il chante.

Bacchus et L’Amour font débauche,
Buvons à droit, buvons à gauche,
Ils sont d’accord ici tous deux,
Et la fête n’est que pour eux,
Quel plaisir de les voir à table,
Qu’avec un peu d’amour Bacchus est agréable,
Et que l’Amour est divin
Quand il a pris un petit doigt de vin.

MONSIEUR GROGNARD.

Je ne vois pas ici que nous fassions débauche,

Votre Démon voit trouble, ou du moins voit à gauche ;

Ainsi je crois pouvoir dire avec raison,

Que cette chanson-là, n’est guère de saison.

LE SOLDAT.

J’en vais chanter une autre.

Il chante.

L’amour vous récompense
De votre long chagrin,
Profitez de l’absence
Du vieux faquin,
Du vieux faquin,
Du vieux bouquin,
Du vieux bouquin,
Qu’il perde toute espérance,
Le gros pendard,
Le sot bavard,
Le grand braillard,
Le vieux pénard,
Trompez tous deux d’intelligence,
Le laid hibou
Le loup garou,
Le vieux houhou,
Le franc coucou.

MONSIEUR GROGNARD.

Hé bien, c’est encor pis,

Que voulez-vous donc dire avecque tous vos ris ?

JACINTE.

Mes ris ! je ne ris pas, Monsieur, c’est que je pleure.

MONSIEUR GROGNARD.

Elle pleure à présent, et riait tout à l’heure.

Quelle sera la fin de ce désordre ici !

Mais il est trop certain qu’un Démon est ici.

LE SOLDAT.

Pour troubler les amours...

ANGÉLIQUE, s’écriant.

C’est pour troubler les nôtres.

MONSIEUR GROGNARD.

Hé vraiment oui, le Diable en fit-il jamais d’autres ?

LE SOLDAT.

Ce n’est pas encor tout, il faut que vous voyiez

Le Diable cuisinier qui nous a régalés.

ANGÉLIQUE.

Lui ! Si nous le voyons, Monsieur, je suis perdue.

On sort de table, et on l’emporte.

MONSIEUR GROGNARD.

Ah ! de grâce, Monsieur, privez-nous de sa vue.

JACINTE.

Nous verrons, s’il le faut, l’Enfer de bout en bout,

Mais ne nous montrez point ce Diable-là surtout.

LE SOLDAT.

Mais comme il est céans, il faut bien qu’il en sorte,

Ou par la cheminée enfin, ou par la porte,

Pour la forme, il l’aura telle que je voudrai,

Choisissez-la vous-même, ou je la choisirai,

La voulez-vous d’un bœuf, ou d’un homme, ou d’un diable ?

ANGÉLIQUE.

La figure de l’homme est la plus agréable :

Que comme un tourbillon il sorte de ces lieux,

Je tournerai le dos, ou fermerai les yeux.

MONSIEUR GROGNARD.

Moi, pour ne le point voir je ferai l’un et l’autre.

LE SOLDAT.

Tournez le dos, Jacinte, et vous Barbe, le vôtre.

MONSIEUR GROGNARD.

Moi, je ferme les yeux, et je tourne le dos,

Pour ne point voir l’objet qui trouble mon repos.

LE SOLDAT.

Démon tu vas sortir, qu’on ouvre chaque porte ;

Comment souhaitez-vous qu’il soit vêtu ?

MONSIEUR GROGNARD.

Qu’importe ?

LE SOLDAT.

Prends un habit galant, des plumes, des rubans,

Quand je battrai des mains, sors vite de céans,

Quitte ta laide face, prends-en une plus belle,

Pour ne point faire peur à cette Demoiselle,

Car tu peux être vu d’elle et de son Amant,

Et prends garde surtout d’en user autrement,

Vous le verrez un peu, tournez-vous d’autre sorte.

MONSIEUR GROGNARD.

Qui, moi ? si je le vois que le Diable m’emporte.

LE SOLDAT.

Prépare ta sortie, et ne t’arrête pas.

Il bat des mains.

LÉANDRE, paraît.

Angélique venez vous jeter dans mes bras,

Suivez-moi tous.

MONSIEUR GROGNARD, seul.

Ah, ah, quelle voix infernale,

Nul mortel ici-bas n’a de voix qui l’égale,

Suivez-moi tous. Comment je reste seul ici ?

Angélique, Jacinte, et le Soldat aussi,

Tout est au Diable, et moi bien plus qu’eux misérable,

J’ai tort, je suis mieux qu’eux puisqu’ils sont tous au Diable ;

Angélique, un Démon vous enlève aujourd’hui,

Ah ! n’avez-vous point fait quelque pacte avec lui ?

Un Diable me l’emporte.

 

 

Scène XVIII

 

MONSIEUR GROGNARD, JACINTE

 

JACINTE.

Ils sont bien dix ou douze,

Mais le Diable, Monsieur, qui l’emporte, l’épouse,

C’est Léandre.

MONSIEUR GROGNARD.

Il l’épouse, elle qui m’aimait tant.

JACINTE.

Preniez-vous tout cela pour de l’argent comptant.

MONSIEUR GROGNARD.

Ah ! quelle trahison, cela n’est pas croyable.

JACINTE.

Elle vous haïssait, Monsieur, comme le Diable,

Je ne suis pas d’humeur à vous déguiser rien.

Et je vous parle franc.

MONSIEUR GROGNARD.

Vraiment je le vois bien,

Et pour me consoler encor de cette affaire,

Si la mort me faisait l’héritier de mon frère ;

Mais tout coup vaille, il faut pour m’éloigner d’ici,

Reprendre doucement le chemin de Poissy.

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