Le Berceau (Jules BARBIER - Michel CARRÉ)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 18 novembre 1856.

 

Personnages

 

GASTON

VALENTINE, sa femme

LOUISE, femme de chambre

 

La scène se passe à Paris, de nos jours.

 

Le théâtre représente la chambre à coucher de Valentine. Au fond, une alcôve dont les rideaux sont relevés et devant laquelle est déployé un paravent. Près de la porte de droite, une console. Sur le premier plan, à gauche, une cheminée. Près de la cheminée, une causeuse, un guéridon et un fauteuil ; sur le guéridon un encrier, des plumes et un buvard. À droite, un autre fauteuil auprès d’une toilette. La scène est éclairée par deux lampes posées sur la cheminée.

 

 

Scène première

 

VALENTINE, LOUISE

 

Valentine entre par la gauche, suivie de Louise. Valentine est en peignoir de dentelle. Louise tient entre ses bras la robe de bal que sa maîtresse vient de quitter.

LOUISE.

Madame s’est beaucoup amusée à ce bal ?

VALENTINE.

Infiniment !

S’asseyant devant la cheminée.

Je suis brisée !

LOUISE.

Ah ! c’est égal !

Madame est heureuse !

VALENTINE.

Oui, n’est-ce pas ?

Se retirant vivement en arrière.

Quelle flamme !

C’est pour m’incendier sans doute ?...

LOUISE.

Non, madame.

Elle pose la robe sur un fauteuil, et pousse le ressort d’un écran placé sur la cheminée.

VALENTINE.

Merci.

LOUISE.

Madame a-t-elle encor besoin de moi ?

VALENTINE.

Mon Dieu ! non. – Vous pouvez vous retirer.

LOUISE, fait quelques pas pour se retirer et s’arrête.

Ah !

VALENTINE.

Quoi ?

LOUISE.

J’oubliais...

VALENTINE.

Qu’est-ce donc ?

LOUISE.

Une bonne nouvelle !

VALENTINE.

Une bonne nouvelle ?

LOUISE.

Oui, madame.

VALENTINE.

Et laquelle ?

LOUISE.

Monsieur le général est ici.

VALENTINE, se levant.

Hein ?... comment ?

LOUISE.

Il nous est arrivé vers huit heures.

VALENTINE.

Vraiment ?

Et vous ne dites rien ?

LOUISE.

Madame me pardonne,

Je...

VALENTINE.

Pour le recevoir il n’a trouvé personne ?

LOUISE.

Pierre était à l’office.

VALENTINE.

Et que vous a-t-il dit ?

LOUISE.

De lui faire d’abord préparer un bon lit,

Parce qu’il se sentait fatigué de la route,

Et qu’il voulait dormir... à cause de sa goutte.

VALENTINE.

Rien de plus ? – C’est étrange !

Très émue.

Est-ce que Julien ?...

LOUISE.

Monsieur le général dit que l’enfant va bien.

VALENTINE.

Il vous a donc parlé de mon fils ?

LOUISE.

Pour me dire

Qu’il devenait charmant, voilà tout.

VALENTINE.

Je respire !

J’ai cru... – C’est bien... allez !

LOUISE, à part, en jetant un coup d’œil du côté de l’alcôve.

J’ai dit ce qu’il fallait !

Elle reprend la robe et sort.

VALENTINE.

Cette fille a ce soir un air qui me déplaît !...

 

 

Scène II

 

VALENTINE, seule

 

Mon Julien ! mon fils !... quelle absence éternelle !

Quand le verrai-je, hélas ! – une angoisse mortelle

À tout à l’heure encor traversé mon esprit ! –

J’étais folle... mon oncle avant tout m’eût écrit ! –

Mais quel soin si pressant tout à coup nous l’amène

Et l’arrache pour nous à son château du Maine,

En plein hiver ? – Ma foi, je chercherais en vain ;

Le mieux pour le savoir est d’attendre à demain.

Elle s’assied.

Je ne réponds de rien, mais déjà je soupçonne

Qu’il sait... ce qui n’est plus un secret pour personne !

Son aimable neveu qu’on voyait autrefois

Plein d’une ardeur si tendre obéir à ma voix,

L’œil morne maintenant, et la tête baissée...

Souriant.

C’est fini !... la saison des amours est passée.

Gaston ne m’aime plus... et je le lui rends bien !

Il vit de son côté, comme je vis du mien ;

Quoi de plus naturel ? – j’aurais tort de me plaindre ;

Après trois ans d’amour, à quoi bon se contraindre ?

Le plus sage, je crois, est d’en rire... et j’en ris !

Elle se lève.

Voilà ce qu’on appelle être heureux à Paris !

La province vaut mieux !

L’heure sonne.

Trois heures et demie !

Couchons-nous.

Elle s’assied devant sa toilette et se coiffe pour la nuit.

J’ai là-bas une sœur, une amie,

Du côté de Nevers... je ne sais pas bien où ;

N’importe ! – son mari l’aime encor comme un fou ;

Après plus de cinq ans !... c’est presqu’invraisemblable ;

Indiquant le buvard placé sur le guéridon à gauche.

Mais si l’on n’y croit pas, la lettre est sur la table.

Ils ont un bel enfant, élevé sous leurs yeux,

Qui remplit la maison de ses rires joyeux ! –

Le mien vit loin de nous, en province ! – Son père

A préféré pour lui les soins d’une étrangère ; –

Nous n’en parlons jamais ! –

Essuyant une larme.

Et Dieu nous a punis,

Car nous voici déjà pour toujours désunis !

Elle passe rapidement la main sur son front.

Allons n’y pensons plus ; – mes pleurs le feraient rire ! –

Tirant un petit billet de son corsage.

Monsieur de Champrosé se hasarde à m’écrire...

Froissant le billet.

On m’insulte !... et l’ingrat ne se doute de rien ! –

Oh ! je me vengerais si je le voulais bien !

Se levant.

Les maris ! les maris !... sotte et risible engeance !

Ce sont eux qui nous font penser à la vengeance ! –

Après un silence.

Ce n’est point là pourtant ce que j’avais rêvé ;

Mais j’avais tort ; Gaston me l’a vite prouvé ;

Le mariage apprend à bien juger les hommes ;

Gagnant lentement l’alcôve.

Notre oncle ne sait pas encore où nous en sommes !

On frappe à la porte.

Hein ?... n’a-t-on pas frappé ?

On frappe de nouveau.

C’est vous, Louise ?

GASTON, du dehors.

Non,

C’est moi.

VALENTINE.

Qui donc cela ?

GASTON.

Moi, que diable !... Gaston.

VALENTINE.

Vous rentrez ?

GASTON.

À l’instant.

VALENTINE, poussant les verrous.

Bonne nuit !

GASTON, avec impatience.

Valentine !...

VALENTINE.

Je dors.

GASTON.

Pas tout à fait encore, j’imagine.

VALENTINE.

Pardonnez-moi, monsieur, tout à fait.

GASTON.

Eh ! morbleu !

Ma chère, éveillez-vous ! – ceci n’est pas un jeu ;

Il faut que je vous parle.

VALENTINE, ouvrant la porte.

Entrez donc, je vous prie.

Gaston, le chapeau sur la tête et le paletot boutonné jusqu’au menton, paraît sur le seuil, un bougeoir à la main. Il entre vivement et pose son bougeoir, sans l’éteindre, sur la console.

 

 

Scène III

 

VALENTINE, GASTON

 

GASTON, d’un air piqué.

Que veut dire entre nous cette plaisanterie ?

Est-ce un de vos bons tours de couvent ?

VALENTINE.

Mon Dieu, non.

GASTON, posant son chapeau sur la toilette.

Faut-il rire, ou faut-il se fâcher tout de bon ?

VALENTINE, se rasseyant.

Riez ou fâchez-vous, monsieur, tout à votre aise !

Gaston se promène de long en large. Un silence.

Vous seriez beaucoup mieux assis... sur cette chaise.

GASTON.

Merci. – Je ne veux pas m’asseoir.

VALENTINE.

Restez debout.

GASTON.

J’y reste. – J’ai deux mots à vous dire et c’est tout.

VALENTINE.

Dites.

GASTON.

Notre oncle est là !

VALENTINE.

Je savais la nouvelle.

GASTON.

Et savez-vous aussi le motif qui l’appelle

À Paris, au milieu de l’hiver ?

VALENTINE.

Non.

GASTON.

Eh bien,

Moi, je ne pense pas qu’il soit venu pour rien.

VALENTINE.

Je ne le pense pas non plus.

GASTON.

C’est vous peut-être

Qui l’avez attiré ?

VALENTINE.

Comment ?

GASTON.

Par quelque lettre !

VALENTINE.

Mes lettres n’auraient pas, je crois, un tel pouvoir.

GASTON.

Que sais-je ?

VALENTINE.

Non, votre oncle a voulu vous revoir.

GASTON.

C’est un beau mouvement auquel je suis sensible.

VALENTINE.

Son château l’ennuyait, voilà tout.

GASTON, avec humeur.

C’est possible.

Il reprend son chapeau et fait quelques pas vers la porte.

VALENTINE.

Vous remontez chez vous ?

GASTON.

Oui ; bonsoir.

VALENTINE.

Dormez bien !

Gaston s’arrête sur le seuil.

Aviez-vous autre chose à me dire ?

GASTON.

Non, rien ! –

Après un moment d’hésitation, il pose son chapeau sur la console et se rapproche de Valentine.

Qu’allez-vous lui conter demain pour le distraire ? –

VALENTINE, souriant.

Instruisez-moi d’abord de ce qu’il faut lui taire.

GASTON.

Je n’ai rien à cacher.

VALENTINE.

Ni moi.

GASTON.

D’où je conclus

Que ses avis chez nous sont au moins superflus.

VALENTINE.

Eh ! quels avis, monsieur, voulez-vous qu’on nous donne ?

Notre façon de vivre, à coup sûr, est la bonne ;

Je n’ai pas plus que vous dessein d’y rien changer,

Et votre oncle a grand tort s’il vient nous déranger.

GASTON.

Raillez-vous ?

VALENTINE.

Non ! – On trouve encore un petit nombre

De ces honnêtes gens qui s’adorent dans l’ombre ;

De ces pauvres amants, réunis pour toujours,

Qui ne rougissent pas de leurs longues amours,

Et vivent doucement, au fond de leur retraite,

Parmi de beaux enfants qui les tiennent en fête.

Mais ce bonheur bourgeois, qu’on aime à nous vanter,

Ne me semble point fait du tout pour nous tenter ;

Nous sommes à Paris, notre oncle aura beau dire,

Et ces antiques mœurs aujourd’hui nous font rire.

Aussi bien, que voit-on chez nous le plus souvent ?

Une fille s’échappe à peine du couvent :

C’est un oiseau captif qui vient d’ouvrir ses ailes,

Son jeune cœur est plein d’espérances nouvelles,

Elle croit au bonheur, elle croit à l’amour !

Le monde en souriant l’accueille ; puis, un jour,

L’époux qu’elle attendait est là, debout, près d’elle,

Jeune, noble, et galant, et soumis, et fidèle ;

Tel qu’on l’avait rêvé !... Comment lui retirer

Cette main que sa lèvre ose à peine effleurer ?

On croit à sa parole, on lui donne son âme ;

On accepte gaîment le doux titre de femme !

C’en est fait ! – le temps passe, et tout change à la fois !

Quel amour survivrait, au delà de six mois,

À l’ennui de se voir tous les jours ? – On se lasse

De se trouver sans cesse et partout face à face ;

Chacun se sauve alors de son côté ; chacun

Se règle désormais sur l’exemple commun.

L’époux rêvé n’est plus qu’un triste personnage,

Indifférent, et froid, et vieux bien avant l’âge.

Il rejoint ses anciens compagnons de plaisir ;

De nouvelles amours réveillent son désir ;

L’épouse délaissée en riant se console ;

Elle suit d’un œil sec son rêve qui s’envole,

Et son cœur se referme et se glace à son tour.

Si quelque pauvre enfant est né d’un tel amour,

On l’éloigne, on l’oublie aux mains d’une étrangère !

Une femme, à Paris, ne peut pas être mère ! –

Votre oncle là-dessus a beau se gendarmer,

C’est la règle. – Le mieux est de s’y conformer.

Aussi, ne croyez pas que je songe à me plaindre ;

Je me tairai monsieur ; – vous n’avez rien à craindre.

GASTON.

Eh ! mon Dieu ! contez-lui bien vite vos douleurs !

Courez, à son réveil, l’inonder de vos pleurs ;

Traînez-vous à ses pieds, et demandez justice !...

Mais, que diable ! il est temps que tout cela finisse !

Rappelez près de vous votre enfant ; donnez-lui

Tous vos soins ; qu’on l’amène ici dès aujourd’hui,

J’y consens ! – Seulement, ne soyez pas surprise

Si je viens moins souvent vous voir. – J’ai la franchise

D’avouer hautement que le bruit me déplaît,

Et qu’un enfant qui geint m’a toujours paru laid.

Le beau plaisir, ma foi, de se faire à toute heure

L’esclave d’un marmot qui vagit et qui pleure !

Quelle joie ineffable et quel doux embarras

De bercer chaque nuit son fils entre ses bras,

D’apaiser son chagrin et d’essuyer ses larmes !...

Merci ! – Le passe-temps pour moi manque de charmes.

VALENTINE.

Je comprends ; – et j’en crois là-dessus votre aveu :

Il vaut mieux employer toutes vos nuits au jeu !

Et le jour, attendri par les douceurs intimes

De la rente espagnole et des reports de primes,

Au seuil d’un temple grec, assez mal fréquenté,

Promenant vos trente ans et votre oisiveté,

Quel plaisir c’est pour vous, quelle volupté rare

D’oublier votre femme, en fumant un cigare !...

Elle va s’asseoir sur la causeuse.

GASTON, à demi-voix en riant.

Si le cigare est bon !

S’asseyant.

Voulez-vous m’écouter,

Ma chère ?... – À ce propos, pourquoi nous disputer ?

N’êtes-vous pas heureuse autant que l’on peut l’être ?

Suis-je un mari gênant ? – suis-je pour vous un maître ?

Me reprocherez-vous d’abuser de mes droits,

Ou de vous fatiguer de mes soins maladroits ?

Me voit-on pénétrer chez vous à l’improviste ?

Ai-je un Argus discret qui vous suit à la piste ?

N’êtes-vous pas enfin tout à fait libre ? – Eh bien !

Laissez-moi l’être aussi, vous ne me devrez rien.

Permettez-moi de vivre et d’agir à ma guise,

Et ne nous fâchons pas pour si peu, quoi qu’on dise !

Qu’importe après cela si l’on nous juge mal ?

Épargnons-nous du moins un reproche banal.

Moi, je vous fais la part trop belle en mon estime

Pour redouter de vous quelque vengeance infime.

Je vous crois trop d’orgueil, et surtout trop d’esprit,

Pour m’oser mettre au rang des époux dont on rit.

VALENTINE.

Ah ! vraiment ?

GASTON.

Je me fie à vous, je le déclare.

VALENTINE.

Et je vous en sais gré ; – la confiance est rare.

GASTON.

Notre conduite enfin ne regarde que nous.

Eh bien est-il urgent, – je m’en rapporte à vous, –

De mettre ce vieillard dans notre confidence ?

VALENTINE.

Quel vieillard ? – Vous parlez de votre oncle, je pense ?

GASTON.

Sans doute ; et je le crois, comme tous ses pareils,

Très propre à nous donner de très sages conseils.

Mais sa façon de voir n’est plus de notre époque ;

Il se fâche d’un rien ; tout l’offusque ou le choque.

C’est un nouveau Caton digne des temps anciens,

Et qui ne comprendrait vos aveux ni les miens.

S’il surprend une plainte, un soupir, une larme,

Malheur à nous ! – j’entends d’ici son cri d’alarme !

En voilà pour huit jours d’inutiles débats,

Et de grands mots perdus que l’on n’écoute pas !

Le moyen d’échapper à ce flux d’éloquence,

Si nous ne prenons pas nos mesures d’avance ? –

Efforçons-nous du moins de lui paraître heureux,

Et reprenons pour lui nos rôles d’amoureux.

VALENTINE.

Plaît-il ?

GASTON.

Attendez-vous à le voir dès l’aurore.

VALENTINE.

GASTON, se levant.

Eh bien ! s’il faut m’expliquer mieux encore,

Je demande à finir la nuit dans ce fauteuil,

Pour l’aller recevoir tantôt sur votre seuil.

VALENTINE, se levant.

Je suis ici chez vous, et vous êtes le maître.

GASTON.

Donnez-moi seulement le droit de le paraître.

Je vais changer d’habit, et je reviens.

VALENTINE, indiquant des albums placés sur la console.

Voici

De quoi vous amuser jusqu’au matin.

GASTON.

Merci !

Merci !... j’ai le journal de ce soir dans ma poche.

Reprenant son chapeau et son bougeoir.

Vous ne dormirez pas longtemps le jour approche.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

VALENTINE, seule

 

Dormir !... me voilà bien disposée à dormir ! –

Certes, il ne m’entendra ni pleurer ni gémir ;

Je ne me plaindrai pas. – Non. – J’aurai le courage...

Je...

Portant la main à son cœur.

Mon cœur me fait mal !... j’étouffe !... c’est la rage,

Le dépit !

Fondant en larmes.

Ah ! mon Dieu ! que c’est bon de pleurer ! –

Après un silence.

Puisqu’il ne m’aime plus, on peut nous séparer ;

C’est bien simple ! à quoi bon plus longtemps vivre ensemble ?

Il vaut mieux nous quitter pour toujours, il me semble !

Je m’en irai demain avec mon fils, là-bas,

Là-bas, bien loin !... Gaston ne nous reverra pas !

Elle se laisse tomber dans un fauteuil.

C’est donc bien vrai que tout est fini ? – Tout à l’heure

J’ai fait semblant de rire, et maintenant je pleure !

Ah ! c’est que, malgré moi, malgré son abandon,

Mon cœur, mon lâche cœur inclinait au pardon ;

C’est que je n’osais croire, hélas ! à tant de haine ;

C’est que je me berçais d’une espérance vaine,

C’est que je l’aime encor, peut-être !...

Se relevant et faisant quelques pas dans sa chambre.

Moi, l’aimer ! –

Non, non ! à le haïr je veux m’accoutumer ;

Je veux suivre en tout point l’exemple qu’il me donne ;

Je veux...

Tirant le billet de M. de Champrosé de son corsage.

Pour me venger l’occasion est bonne ;

Monsieur de Champrosé m’adore ; il me l’écrit ! –

Elle s’assied et se dispose à écrire.

Si je veux qu’on le voie à mes pieds, il suffit

D’un seul mot !...

Jetant sa plume et laissant le billet de M. Champrosé sur la table.

Malheureuse ! – Oh ! Dieu ! qu’allais-je écrire ?

Un mot déshonorant qui l’aurait fait sourire !

Elle se lève.

Ô mon enfant, pourquoi n’es-tu pas là ? – Pourquoi

N’ai-je pas ton sommeil paisible autour de moi ?

Dans l’aveugle douleur où mon âme s’emporte,

Tu me consolerais et me rendrais plus forte !

Je veux rêver de toi !...

Elle gagne rapidement l’alcôve et repousse le paravent. On aperçoit près du lit un berceau enveloppé de mousseline.

Mon fils !...

Se penchant sur le berceau.

Est-ce bien lui ?...

Est-ce bien mon enfant, mon cher enfant ? – oui ! oui ! –

Ah ! cher oncle ! – en mes bras c’est lui qui le ramène !

Baissant la voix.

Je n’ose l’embrasser et je respire à peine,

De peur de l’éveiller ! – Mais c’est qu’il est charmant !

On dirait qu’il sourit à sa mère en dormant !

Bonjour, mon Julien, mon fils !... cher petit être ! –

Ô mon Dieu !... s’il allait ne pas me reconnaître !

Si ses mains tout à l’heure allaient me repousser !

Je veux à son réveil si bien le caresser,

Et je l’aimerai tant qu’il faudra bien qu’il m’aime !...

Elle se penche de nouveau sur le berceau. Gaston reparaît sur le seuil. Il a changé de toilette.

 

 

Scène V

 

GASTON, VALENTINE

 

GASTON.

Comment ! encor debout ?

Il s’approche de la cheminée.

VALENTINE, à part.

Gaston !

Elle ramène vivement le paravent devant le berceau.

C’est vous ?

GASTON.

Moi-même.

Me suis-je trop hâté ? – D’où vient votre embarras ?

Vous semblez interdite et n’osez faire un pas.

VALENTINE.

Je ne vous avais pas entendu.

GASTON, à demi-voix.

C’est étrange !

Il tire son journal de sa poche et le déploie.

VALENTINE, à part.

Dois-je lui dire ?... Non, pas encore. –

Se tournant du côté de l’alcôve.

Pauvre ange !

Son père le verrait peut-être avec humeur,

Et d’un mot dur ou froid troublerait mon bonheur.

Si pourtant... – car enfin il faudra qu’il le voie, –

Je pouvais l’amener à partager ma joie !

Comment ? Par quel moyen ?... n’en trouverai-je aucun ?

GASTON, lisant son journal.

Huit cent vingt ! – Tiens ! je perds !

VALENTINE, à part, en souriant.

Qui sait ? – Il en est un

Peut-être !

GASTON, s’asseyant près du guéridon et se disposant à écrire sur le dos de la lettre de M. de Champrosé.

Voyons donc !

VALENTINE, passant derrière le guéridon et s’emparant du billet.

Voulez-vous me permettre ? –

Vos chiffres siéraient mal au dos de cette lettre.

Elle plie la lettre avec soin.

GASTON, avec étonnement.

Ah !

VALENTINE, ouvrant le buvard et le plaçant devant Gaston.

Voici du papier !

GASTON, souriant.

Le billet a du prix,

À ce que je puis voir !

VALENTINE.

Beaucoup.

GASTON.

Certains maris

Vous en demanderaient peut-être davantage.

VALENTINE.

Demandez.

GASTON.

Moi ? Fi donc ! – je croirais faire outrage

À ma femme en voulant pénétrer son secret.

VALENTINE, d’un ton moqueur.

D’où vient que vous brûlez alors d’être indiscret ?

GASTON, avec humeur.

Encore une fois, non ! Faut-il qu’on vous le jure ?

Prenant du papier et trempant sa plume dans l’encre.

J’ai voulu plaisanter ; mais vous êtes bien sûre

Que je me fie à vous, je vous l’ai dit tantôt,

Et que la jalousie est mon moindre défaut.

VALENTINE.

Peut-être avez-vous tort.

GASTON, relevant la tête et regardant sa femme fixement.

Vous riez, j’imagine ?

VALENTINE, jouant avec la lettre.

Qui sait ?

GASTON, posant sa plume, se levant et s’approchant de Valentine.

Votre billet, ma chère Valentine,

Est signé Rose ou Laure, et parle du couvent ;

Et je le gagerais, sans aller plus avant.

VALENTINE, regardant Gaston en souriant.

Vous le gageriez ?

GASTON.

Oui !

VALENTINE, gaiement.

Soit, je tiens la gageure.

GASTON, étonné.

Vraiment ? – Eh bien ! c’est dit ! Voyons la signature.

VALENTINE, ouvrant la lettre et la lui présentant.

Voyez !

GASTON.

Comment ?

VALENTINE.

Voyez et soyez confondu !

Montrant du doigt la signature et appuyant sur chaque syllabe.

Fernand de Champrosé !

GASTON, étendant la main pour prendre la lettre.

Quoi !

VALENTINE, retirant vivement la lettre et riant.

Vous avez perdu !

Elle replie la lettre et la remet dans son corsage.

Rose ou Laure, l’amie a la moustache noire,

Et se tait du couvent, comme vous pouvez croire.

GASTON, stupéfait.

Champrosé !

VALENTINE, très tranquillement.

Champrosé.

GASTON, s’efforçant de sourire.

J’ai perdu... j’en conviens. –

Mais... que vous écrit-il ?

VALENTINE.

Bon !... vous le savez bien.

GASTON.

Moi ?

VALENTINE.

De pareils billets ne sont pas un problème ;

Il m’écrit...

GASTON.

Achevez !

VALENTINE, passant devant Gaston et allant s’asseoir sur la causeuse.

Que je lui plais... qu’il m’aime...

Qu’il languit... qu’il meurt... bref ! tout le pathos charmant

D’un amoureux qui veut devenir un amant.

GASTON.

Ainsi, vous conservez sa lettre ?

VALENTINE.

Avec les autres.

GASTON.

Plaît-il ?

VALENTINE.

Il en fera, j’espère, autant des nôtres.

GASTON, d’un ton bref.

C’est un jeu, n’est-ce pas ?

VALENTINE.

Comment, un jeu ? quel jeu ? –

On ne peut donc m’aimer à votre avis ?

GASTON.

Morbleu !

Vous me comprenez bien ! pourquoi prendre le change ?

Je crois qu’on vous adore et n’y vois rien d’étrange.

Je veux parler du jeu que vous jouez.

VALENTINE.

Moi ?

GASTON.

Vous.

Est-ce clair ?

VALENTINE, avec ironie.

À quoi bon ? vous n’êtes pas jaloux !

GASTON, vivement.

Quand je n’ai pas sujet de l’être.

VALENTINE, riant.

Beau courage !

Tant que le ciel est bleu vous affrontez l’orage ! –

C’est charmant !

GASTON, brusquement.

Ah ! tenez ! finissons, s’il vous plaît ! –

Une femme ne peut garder un tel billet,

Sans en être complice ; il suffit d’une lettre

Pour faire douter d’elle et pour la compromettre ;

Le monde est trop heureux de la prendre en défaut.

VALENTINE.

Ne m’avez-vous pas dit que les gens comme il faut

Ne s’embarrassaient pas des sots ni de leur blâme ;

Qu’un bon mari laissait carte blanche à sa femme ;

Qu’ils vivaient librement, chacun de son côté ? –

Eh bien ! je compte user de cette liberté.

GASTON.

Vous en parliez d’un ton moins léger tout à l’heure !

D’où vient ce changement ?

VALENTINE, se tournant vers Gaston.

Voulez-vous que je pleure ?

Faut-il une victime à l’orgueil des maris ?

Ma plainte à vos plaisirs donne-t-elle du prix ? –

Moi, me plaindre ?... fi donc ! non, monsieur, à personne.

Elle s’étend négligemment sur la causeuse.

Je sais mieux profiter des leçons qu’on me donne ;

Je sais ce qu’on entend par bonheur conjugal,

Et... qu’on doit s’épargner un reproche banal. –

Vous voyez que je suis de bonne compagnie. –

Et je vous dis cela, monsieur, sans ironie ;

Tel mari, telle femme ! œil pour œil ! dent pour dent !

La loi du talion.

GASTON.

Permettez, cependant ! –

C’est aller un peu loin... diable !

Il passe derrière la causeuse et s’y appuie.

D’abord, ma chère,

Je n’ai pas envers vous de reproche à me faire,

Et je puis vous jurer...

VALENTINE, se levant.

Mon Dieu, ne jurez point !

Je sais que les maris sont d’accord sur ce point ;

Ils s’y donnent carrière avec pleine licence ;

Un bon serment, bien faux, leur tient lieu d’innocence.

Ce qui partout ailleurs est une lâcheté

Devient, en pareil cas, un droit incontesté ;

Et nous n’obtenons pas, indignes que nous sommes,

La loyauté qu’on croit devoir à tous les hommes !

GASTON, se rapprochant de Valentine.

Eh bien ! cela fût-il, – ce que je nie au moins, –

La femme doit toujours...

VALENTINE, d’un ton railleur.

Oui, je sais : – les conjoints

N’ont pas les mêmes droits. – La maxime est commode.

On connaît là-dessus l’opinion du Code. –

De grâce, épargnez-moi de pareils lieux communs !

Le mariage est-il un devoir pour les uns,

Quand il n’est pour ceux-là qu’un brevet de scandale ?

La balance entre nous est par trop inégale ;

Je soupçonne qu’elle est un peu fausse, et je crois

Que des mêmes devoirs naissent les mêmes droits ! –

La loi !... de ce mot-là vous nous rompez la tête !

Mais cette loi si juste enfin, qui donc l’a faite ?

Vous ! et sans nous admettre à la discussion.

« Cette part est à moi !... je me nomme Lion ! »

Là, voyons, soyez franc ! de ce qu’il est robuste,

S’ensuit-il, selon vous, que le Lion soit juste ?

La justice, à ce compte, est le lot du plus fort.

Si le faible hasarde une plainte, il a tort ;

Pour son droit méconnu c’est en vain qu’il réclame.

Sganarelle peut battre impunément sa femme ; –

Mais si Martine était la plus forte un beau jour,

Peut-être prendrait-elle un bâton à son tour !...

Nous les verrions tous deux alors changer de rôle :

Sganarelle battu se frotterait l’épaule,

Et, du procès enfin jugeant différemment,

Avouerait qu’un bâton n’est pas un argument !

GASTON.

Toute votre éloquence éclate en pure perte,

Madame, et vous frappez sur une porte ouverte.

Je ne me prévaux pas des lois dont vous parlez,

Et les accuserai même, si vous voulez,

J’en allais invoquer d’autres, qu’il vous faut suivre,

Sans que la lettre en soit inscrite en aucun livre :

Le respect du devoir, la sévère pudeur,

Qui sont votre parure ensemble et votre honneur.

Le seul code en cela, c’est votre conscience ;

Et, s’il est entre nous un peu de différence,

Elle est dans ces instincts, vainement combattus,

Par qui nous inclinons vers certaines vertus.

Notre honneur, en un mot, n’est pas semblable au vôtre,

Et ce qui souille l’un effleure à peine l’autre.

Enfin vous vous devez, sinon à vos époux,

Du moins aux jugements du monde, ensuite à vous ;

Ensuite à vos enfants, ces témoins redoutables

Dont le respect doit seul vous rendre invulnérables !

VALENTINE, en jetant un regard furtif vers l’alcôve.

Quand ils sont près de nous, oui, vous avez raison ;

Mais quand vous les tenez absents de la maison ? –

Qui pourra nous défendre alors ? – quelle sagesse

Peut se croire à l’abri d’un moment de faiblesse,

D’un désespoir jaloux, de ce besoin d’aimer

Qu’au plus profond du cœur il nous faut renfermer ? –

Un enfant, dites-vous ? – ah ! sa seule présence

En remplissant notre âme y répand l’indulgence ;

S’ils n’en sont point taris, nos pleurs en sont plus doux ;

Et son sourire même intercède pour vous !

C’est la paix du foyer, le charme à qui tout cède,

Et possédé par nous, c’est lui qui nous possède.

Est-il rien, dites-moi, qu’on puisse refuser

Aux reproches muets cachés dans son baiser ? –

J’ai des torts ! soit ! – je suis étourdie et mondaine ;

Je sais mal résister au courant qui m’entraîne !

Mais qui donc a pris soin d’éclairer ma raison ;

De fixer mes regards flottants sur l’horizon,

Sans volonté, sans but ? – Près de l’enfant qu’elle aime,

Cette femme frivole eût-elle été la même ?...

À défaut d’un époux qui lui tendît la main,

Cet ange, devant elle, eût frayé le chemin ;

Le devoir avec lui se paraît d’un sourire ;

Dans les yeux maternels ses yeux auraient pu lire,

Ainsi qu’en un miroir enveloppé d’azur

Se réfléchit un ciel inaltérable et pur !

Elle eût compris alors que le bonheur se fonde

Ailleurs qu’aux vains succès et qu’aux plaisirs du monde,

Et que, si le bonheur a fui, son souvenir

Au chevet d’un berceau peut encor revenir ! –

Voilà ce que la mère aurait dit à la femme ;

Ce que m’eût enseigné tout bas cette jeune âme !

Voilà, – si je l’avais bercé sur mes genoux, –

Monsieur, ce qu’un enfant sans doute eût fait pour vous !

GASTON, se levant.

Je n’avais point prévu cette étrange défense

Qui soumet votre honneur aux conseils de l’enfance ! –

Dois-je en conclure enfin, qu’un fat, un Champrosé...

VALENTINE, vivement.

Comment ? que dites-vous ? qu’avez-vous supposé ?

GASTON.

Ce que chacun pourrait supposer à ma place,

Ce que vous-même ici, vous m’avez dit en face,

Ce que dit ce billet qu’on prétend me cacher !...

VALENTINE, tirant le billet de son corsage et le déchirant en morceaux.

Ce billet !... ah ! j’ai honte à présent d’y toucher ! –

Vous dites vrai, monsieur ! à cette indigne ruse,

La pureté du but ne peut servir d’excuse !

Je croyais... j’espérais, en vous rendant jaloux,

Que je réveillerais quelque tendresse en vous ;

Mais l’amère douleur de vivre abandonnée

Vaut mieux encor que d’être un moment soupçonnée !

Je n’ai pas engagé légèrement ma foi,

Et de loin mon enfant veille encore sur moi !

GASTON.

Votre enfant !... et pourquoi ne pas dire le nôtre ?

Mon cœur prétend sa part des tendresses du vôtre ;

Je suis père, et ce cœur, que vous méconnaissez,

N’est pas, sous ses dehors, si dur que vous pensez.

VALENTINE.

Eh ! monsieur, est-ce aimer que cette amitié vaine

Qui ne saurait souffrir le poids d’aucune gêne,

Qui des pleurs d’un enfant fait un objet d’ennui,

Et, pour qu’il vous soit cher, vous sépare de lui ?

Quoi ! votre oncle chez vous arrive à l’improviste,

Et rien ne vient troubler votre calme égoïste ?

Votre fils cependant est remis à ses soins,

Et votre cœur pourrait s’inquiéter à moins !

Qui sait, – car cette crainte est assez naturelle, –

S’il n’en apporte pas quelque affreuse nouvelle,

Si...

GASTON, très ému.

Quoi ? – Que dites-vous ? mon Dieu !...

Il fait un pas vers la porte.

VALENTINE, arrêtant Gaston du geste.

Pardon ! j’ai tort ! –

Ne vous alarmez pas, Gaston !... votre oncle dort...

Il ne dormirait pas. – Pourtant, je vous rends grâce ;

Si j’eus quelques chagrins, ce moment les efface !

J’ai cru... pardonnez-moi... je pensais follement... –

Tenez !... vous me rendez bien heureuse vraiment !

Elle se laisse retomber sur le fauteuil.

GASTON.

Valentine !

VALENTINE.

Oui, Gaston, bien heureuse !...

Elle détourne la tête.

GASTON, s’agenouillant près de Valentine.

Ô ma femme !

Est-ce à toi d’excuser les doutes de ton âme ?

Qu’ai-je à te pardonner, quand de mon abandon

Il me faut implorer humblement le pardon ?

VALENTINE.

Gaston !

GASTON.

L’émotion de mon cœur me révèle

Une force d’aimer inconnue et nouvelle,

Tout un côté de moi que je calomniais,

Et je me sens meilleur que je ne le croyais. –

Vois ! je pleure, et n’ai pas honte de ma faiblesse ;

C’est à force de soins, d’amour et de tendresse

Que je veux regagner ce cœur que j’ai perdu ;

Le vœu d’un suppliant sera-t-il entendu ?

Espéré-je trop vite ? Est-ce un rêve impossible ?

Ton cœur à mes regrets sera-t-il insensible ? –

Regarde ! c’est ici qu’en des jours plus heureux

Nous avons suspendu notre nid amoureux,

Là que ton doux regard, avant ta bouche même,

Pour la première fois osa dire : Je t’aime !

Et cette chambre, au nom de tes premiers aveux,

Te demande avec moi le pardon que je veux.

VALENTINE.

Mon ami !

GASTON, se relevant et prenant Valentine dans ses bras.

Notre fils en a fait le miracle !

Qu’il règle notre vie et qu’il soit notre oracle !

C’est de mes bras aussi qu’il faudra l’arracher !

Suis-moi ! viens !... et courons ensemble le chercher !

VALENTINE, arrêtant Gaston et allant écarter le paravent.

Gaston ! – remerciez votre oncle ! – En homme sage,

Il vous en a d’avance épargné le voyage.

GASTON, s’élançant vers le berceau.

Julien !

VALENTINE.

C’est donc vrai que tu m’aimes toujours ?

GASTON.

Moi !... tiens ! ce berceau-là gardera nos amours !

VALENTINE, se tournant vers le berceau.

Sois béni, cher enfant ! que tes douces caresses

Fassent revivre en nous nos premières tendresses !

Que ton rire joyeux nous rende la gaîté ;

Que par mille baisers ton retour soit fêté !

Des serments d’autrefois dis-lui qu’il se souvienne,

Et rapproche nos mains en nous tendant la tienne !

On frappe à la porte de droite.-Le jour a commencé à paraître depuis quelques instants.

GASTON.

Notre oncle !

VALENTINE, en souriant.

Savez-vous ce que vous lui direz

Maintenant !

GASTON, prenant Valentine dans ses bras.

Chère femme !...

On frappe de nouveau.

Entrez, mon oncle ! entrez !

La toile tombe au moment où l’on voit s’ouvrir la porte.

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