Le Baron de Trenck (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 14 octobre 1828.
Personnages
LE COMTE DE LEWEMBERG, gouverneur de Magdebourg
LE BARON DE MULDORF, commandant de la citadelle
FRÉDÉRIC, baron de Trenck
REYNOLD, fils du gouverneur
BALTHASARD, musicien de la garnison
FRANÇOIS, soldat
LA COMTESSE DE LINTHAL, sœur de Frédéric
EMMA, fille du gouverneur
DAMES et JEUNES GENS de la ville
Au premier acte, la scène se passe à Magdebourg, dans l’hôtel du gouverneur ; et au second acte dans la citadelle.
ACTE I
Le théâtre représente un salon élégant. Au lever du rideau le gouverneur, assis sur le devant du théâtre, à droite de l’acteur, est occupé à lire une gazette.
Scène première
LEWEMBERG, REYNOLD
REYNOLD, entrant.
Mon père, voici un militaire qui demande à vous parler.
LEWEMBERG.
À moi ?
REYNOLD.
À monsieur le gouverneur... et comme il n’y en a qu’un dans la ville de Magdebourg, monsieur le comte de Lewemberg, première autorité du pays, représentant sa majesté Frédéric II roi de Prusse...
LEWEMBERG.
Air de la Robe et les Bottes.
De ces titres je te dispense,
Et tu m’as l’air, en les citant,
D’un préambule, ou bien d’une ordonnance.
REYNOLD.
Ma foi, ce n’est pas étonnant.
Ma main transcrit, sans omettre une clause,
Les vôtres ; et vous voyez bien
Qu’il m’en est resté quelque chose ;
Il en est tant dont il ne reste rien !
LEWEMBERG.
Reynold !.... Depuis que ce gaillard-là est sorti des pages, il n’y a pas moyen de le faire taire. Dis à ce militaire d’entrer.
REYNOLD.
Pourquoi n’iriez-vous pas plutôt lui parler ?
LEWEMBERG.
Est-ce que ce serait convenable ?
REYNOLD.
Oui, mon père ; parce que je l’ai bien reconnu. C’est monsieur le major de Muldorf, le commandant de la citadelle. Il est capable de vous tenir une heure dans cet appartement, et cela nous gêne, ma sœur et moi. Nos camarades que j’attends vont arriver ; nous n’avons pas d’autre pièce pour le bal de ce soir, et pour la surprise que nous vous préparons.
LEWEMBERG.
Eh ! laisse-moi donc tranquille.
Air du Verre.
Belle surprise en vérité,
Lorsque votre langue indiscrète
Depuis huit jours m’a tout conté ;
Vous l’auriez mis dans la Gazette.
REYNOLD.
Tenez, franchement entre nous,
Nous aimons mieux tout vous apprendre...
Un vieux général tel que vous
Est trop difficile à surprendre.
LEWEMBERG.
Flatteur !
REYNOLD.
Je vais donc aller dire au commandant de la citadelle.
LEWEMBERG.
D’entrer sur-le-champ... il n’est pas fait pour attendre.
REYNOLD.
Chez lui, cependant, on attend bien autrement... ne fut-ce que ces pauvres prisonniers.
LEWEMBERG.
Reynold !... vous avez entendu.
REYNOLD.
Oui, mon père... mais il me vient une idée de profiter de sa visite. Nous n’avons pour ce soir qu’un orchestre d’amateurs, c’est tout dire... Si le commandant voulait nous prêter la musique de son régiment.
LEWEMBERG.
C’est bon, c’est bon.
REYNOLD.
À cette condition-là, je lui donne audience.
Il va au-devant de monsieur de Muldorf qu’il introduit.
Entrez, entrez, monsieur le major... c’est grâce à moi que vous parlez au gouverneur ; car il ne le voulait pas... Je cours retrouver ma sœur.
Il sort.
Scène II
MULDORF, LEWEMBERG
MULDORF.
Ces jeunes aspirants sont si aimables !
LEWEMBERG.
Une tête si chaude, si ardente !
MULDORF, froidement.
Ah, monseigneur ! pour de l’étourderie, nous autres Allemands... Voilà comme j’étais autrefois, avant d’être commandant de l’importante citadelle de Magdebourg ; la plus belle prison de l’Europe, je m’en vante.
LEWEMBERG.
Et quelles nouvelles ?
MULDORF, à demi-voix.
D’importantes. Le prisonnier d’État a voulu s’échapper hier soir.
LEWEMBERG.
Qui ? le jeune Frédéric ? le baron de Trenck ?
MULDORF.
Lui-même... c’est un diable.
LEWEMBERG.
Je vous en avais prévenu. ni grilles, ni verrous ne peuvent lui résister... c’est une adresse, une imagination, une intrépidité extraordinaire... c’est le génie de l’évasion !... Il est descendu de la forteresse de Spandau... cent cinquante pieds de hauteur... sans cordes, sans échelle, on ne sait pas comment. Plongé dans les cachots de Custrin, enterré vivant, il s’est frayé un chemin par-dessous les fortifications... Nulle part, enfin, on n’a pu le garder.
MULDORF.
C’est ce qui fait que j’y mets de l’amour propre... cela me coûte moins qu’à un autre, parce que j’ai l’amour de mon état... Il y a des gens qui naissent poètes, orateurs, généraux d’armée... moi j’étais né gouverneur de prison, c’est ma vocation.
Air du vaudeville du Charlatanisme.
Dès mon enfance je rêvais
Grilles, verrous et barricades ;
Et dans le collège où j’étais,
J’enfermais tous mes camarades.
Mes prisonniers font mon bonheur,
Nul autre que moi n’en approche...
Et toujours en bon gouverneur
J’ai leur souvenir dans mon cœur,
Et leur liberté dans ma poche.
Aussi, je suis trop heureux de posséder monsieur le baron de Trenck... je le regarde comme un sujet précieux, qui doit me faire honneur dans le monde, et me donner l’occasion d’exercer mes talents... ma seule crainte est qu’on ne le mette trop tôt en liberté.
LEWEMBERG.
N’ayez pas peur : il est prisonnier pour longtemps.
MULDORF.
Vraiment ?
LEWEMBERG.
Pour le reste de ses jours.
MULDORF.
C’est très bien ; mais en même temps c’est fort extraordinaire, parce qu’un joli cavalier, un ancien page du Roi, qui a de la naissance, de la fortune... on devrait me dire, au moins, pourquoi je le retiens ainsi.
LEWEMBERG.
À quoi bon ?
MULDORF.
Pour ma dignité d’homme et de commandant de prison ; parce que pour moi, qui exerce d’inclination et avec enthousiasme, il est humiliant de ressembler à un verrou, qui ferme toutes les portes sans savoir pourquoi.
LEWEMBERG.
Il faut croire, mon cher major, qu’il y a des raisons importantes... des raisons d’État.
MULDORF.
Que vous connaissez, j’en suis sûr ; et vous en savez là-dessus plus que moi.
LEWEMBERG.
C’est possible... mais comme je ne puis le dire...
MULDORF.
Cela revient exactement au même.
LEWEMBERG.
En attendant, les derniers ordres que j’ai reçus de la cour sont d’une extrême sévérité, et je dois vous en faire part... Défense de le laisser communiquer avec qui que ce soit, et injonction expresse d’arrêter sur-le-champ les personnes qui pourraient l’aider à s’évader.
MULDORF.
Voilà qui est embarrassant ; car s’il en est ainsi, je crains, monseigneur, d’avoir quelqu’un à arrêter dans votre propre maison.
LEWEMBERG.
Que me dites-vous ?
MULDORF.
C’est à ce sujet que je venais vous consulter. La citadelle de Magdebourg, qui, grâce au ciel et à son commandant, est imprenable, comme chacun le sait, n’est de ce côté séparée de votre hôtel que par un bras de la rivière, sur lequel j’ai seul le droit de me promener. Hier, dans la soirée, il me prit, par hasard, la fantaisie de faire le tour des fortifications, parce qu’il faut qu’un commandant ait toujours l’air d’inspecter.
LEWEMBERG.
Bravo !
Air du Ménage de Garçon.
J’approuve votre surveillance,
Pour un commandant c’est fort bien.
MULDORF.
Promenade sans conséquence...
Mais quand même on ne verrait rien,
On se montre ; et cela fait bien.
L’aspect seul d’un fonctionnaire
Met fin aux conspirations ;
Car lorsqu’il nous voit, le vulgaire
Croit toujours que nous le voyons.
J’aperçois une espèce de matelot, qui, couché sur le parapet, fumait tranquillement sa pipe, et au moment où je crie à mon canot d’avancer, il y saute le premier, me donne la main pour descendre, et s’empare des rames... Nous passons devant toutes les sentinelles, sous le feu de toutes les batteries ; j’examinais avec attention, tandis que mon gondolier, tout en fredonnant une petite tyrolienne, dirigeait la barque vers l’autre bord et du côté de votre hôtel. Tout à coup il aperçoit à une de vos fenêtres une écharpe rouge qu’agitait une main invisible... il se lève, et me dit : « Monsieur le commandant, je suis obligé de vous quitter ; je vous remercie de votre canot, sans lequel je n’aurais pu traverser ce bras de rivière, et de votre compagnie, sans laquelle je n’aurais pu échapper aux mousquets de vos sentinelles. » Je lui dis avec beaucoup de sang froid :
Air du Fleuve de la vie.
Mais qui donc êtes-vous, de grâce ?
– Moi ? le baron de Trenck. – Ô ciel !
Puis s’élançant avec audace,
Comme autrefois Guillaume Tell,
Il pousse ma barque, et s’écrie :
« Adieu, monsieur le commandant,
« Sans moi descendez maintenant
« Le fleuve de la vie. »
Et je descendais toujours en criant : Arrêtez ! ce qui probablement n’aurait servi à rien, si, par bonheur, un jeune musicien de la garnison, Balthasard, un ivrogne, qui était en faute, et qui, avec une demi-douzaine de ses camarades, revenait de la guinguette après le rappel sonné, n’eût barré le passage au fugitif, et ne l’eût ramené, non sans peine, à la citadelle, où je l’ai réinstallé avec un surcroît de grilles et de verrous.
LEWEMBERG.
Quelle audace !... et vous croyez que cette écharpe était un signal ?... qu’il y avait intelligence entre lui et les gens de ma maison ?
MULDORF.
En fait d’intelligence, si toutefois la mienne n’est pas en défaut, je puis affirmer que le gaillard n’en manque point.
LEWEMBERG.
Et vous rappelez-vous quelle fenêtre ?
MULDORF.
La troisième du premier étage.
LEWEMBERG, à part.
Ô ciel !...
Haut.
Il suffit ; je verrai... j’interrogerai, et vous rendrai compte... Taisons-nous... c’est ma fille.
Scène III
EMMA, MULDORF, LEWEMBERG
EMMA, entrant par la droite, et saluant Muldorf.
Monsieur le major, je viens d’apprendre par mon frère que vous êtes ici, et j’espère bien que vous nous resterez... que vous daignerez assister à notre bal.
MULDORF.
Impossible, mademoiselle ; les devoirs de ma place... aujourd’hui surtout, je ne puis m’absenter,
À demi-voix à Lewemberg.
De peur que d’autres n’en fassent autant. Et d’ailleurs, quand il y a seulement une demi-heure que je suis hors de prison, je me trouve gêné et mal à mon aise, je ne suis plus libre ; il me faut mes grilles et mes verrous...
EMMA.
Pour respirer tranquillement.
MULDORF.
Comme vous dites.
EMMA.
Daignerez-vous au moins accueillir notre pétition ?
MULDORF.
Et laquelle ?
EMMA.
Nous envoyer pour le bal les musiciens de votre régiment. Est-ce que mon père ne vous en a pas parlé ?
LEWEMBERG.
Non vraiment, je l’avais oublié... j’avais d’autres choses en tête.
MULDORF.
Mademoiselle !trop heureux de vous être agréable... Je vous donnerai ce soir Balthasard et quatre de ses camarades.
Air des Comédiens.
Je veux payer sa conduite exemplaire ;
Je l’enverrai... pour lui c’est un honneur.
EMMA.
De notre bal, l’orchestre militaire
Va redoubler l’éclat et la splendeur.
Jadis, mon père, au sein de la victoire
Ce bruit guerrier vous a fait tressaillir ;
S’il fut pour vous le signal de la gloire,
Qu’il soit pour nous le signal du plaisir.
Ensemble.
MULDORF.
Par ce service heureux de vous complaire,
À Balthasard je ferai cet honneur ;
Puisse en effet l’orchestre militaire
De votre bal augmenter la splendeur.
LEWEMBERG et EMMA.
À nos danseurs vous êtes sûr de plaire,
De leur gaîté vous aurez tout l’honneur ;
De notre bal l’orchestre militaire
Va redoubler l’éclat et la splendeur.
Muldorf sort.
Scène IV
EMMA, LEWEMBERG
EMMA.
Comment, mon père, vous ne lui aviez rien dit de notre orchestre ?... Voilà comme vous êtes ; vous oubliez toujours les choses essentielles.
LEWEMBERG.
Tu crois ?
EMMA.
Ah mon Dieu, oui !
LEWEMBERG.
C’est possible ; car il en est une très importante dont je ne t’ai pas encore fait part... J’ai reçu des ordres de la cour qui te concernent.
EMMA.
Moi !vous voulez rire. Et quels sont ces ordres ?
LEWEMBERG.
D’arrêter sur-le-champ, et de conduire à la citadelle les personnes qui entretiendraient la moindre intelligence avec les prisonniers.
EMMA.
Ah mon Dieu !
LEWEMBERG.
Et il y en a un... un jeune homme qui a tenté de s’échapper.
EMMA.
Vraiment !
LEWEMBERG.
Mais il a été repris.
EMMA.
Ô ciel !
LEWEMBERG.
Tu le connais ?
EMMA.
Non, mon père, je ne sais qui il est : j’ignore son nom... je l’ai à peine vu.
Air : Ainsi que vous, je veux, mademoiselle.
Je sais qu’il peut être coupable ;
Mais il paraît si malheureux !
Pourrais-je donc être blâmable
De déplorer son destin rigoureux ?
Non que je prenne sa défense ;
Mais la justice en ses arrêts
Peut avoir des torts... et je pense
Que la pitié n’en a jamais.
LEWEMBERG.
Depuis quand, et comment s’est-il offert à tes yeux ?
EMMA.
Ah mon Dieu ! je vais tout vous raconter... Il y a bien longtemps, il y a deux ans, en plein hiver, je voyageais avec ma tante ; et nous nous rendions à Berlin... à la porte d’une auberge de Stafeld ; et, pendant qu’on relayait, nous voyons des soldats, une escorte qui était arrêtée. On nous apprend qu’un beau jeune homme, un prisonnier d’État que l’on conduisait, venait de tomber de cheval, de se casser la jambe, et qu’il n’y avait point de chirurgien dans cet endroit. Nous avions avec nous Weber, notre jeune domestique. Je le prie de monter dans la chambre de ce pauvre jeune homme, de lui dire que de la première ville, ou du premier village où nous allions passer, nous lui enverrions du monde et des secours ; qu’enfin nous ferions tout pour le sauver... On redescend un instant après ; on ouvre la portière de notre voiture... Hé bien ! m’écriai-je, et le prisonnier ?... « Le prisonnier, » me répondit quelqu’un qui avait le chapeau, la livrée et le manteau fourré de Weber, « le prisonnier va bien, grâce à vous, mademoiselle ; il est libre, et n’oubliera jamais ce qu’il vous doit. » Je voulus jeter un cri. « Silence, je ne puis dire un mot de plus ; mais dussé-je y perdre la vie, je ne quitterai point la Prusse sans vous voir encore, et vous remercier. » En achevant ces mots, il referme la portière ; et s’adressant au postillon qui était déjà à cheval : « Postillon, partez. » La voiture roule ; il s’élance derrière, et traverse l’escorte de grenadiers qui se range des deux côtés de la route, pour nous laisser passer.
LEWEMBERG.
Je le reconnais là. Et il n’a pas tenu la promesse qu’il t’avait faite de te revoir encore, et de te remercier ?
EMMA.
Ah mon Dieu ! si... et voilà ce qui me désole ; car c’est cela, j’en suis sûre, qui a été cause de sa perte. Quelques semaines après, à l’Opéra de Berlin, un jour de grande représentation, nous étions dans notre loge ; la porte s’ouvre, je vois paraître notre jeune inconnu, en uniforme des gardes, avec de riches épaulettes, et chamarré de cordons... « Mademoiselle, me dit-il, je vous avais bien dit que je viendrais vous remercier. C’est pour cela que, depuis huit jours, je suis resté à Berlin ; que partout je vous ai suivie ; aujourd’hui seulement, j’ai pu vous aborder... » Dans ce moment, ses yeux rencontrent ceux du Roi, dont la loge était en face de la nôtre... Il s’écrie en s’enfuyant : « Sa Majesté m’a vu ; adieu... c’est fait de moi. » Et il disparaît... Mais quelques minutes après, le bruit circulait dans la salle qu’un jeune officier venait d’être arrêté, et je pensais, hélas ! que c’était le mien.
LEWEMBERG.
Comment !
EMMA.
Je veux dire : le nôtre.
LEWEMBERG.
Et depuis ?
EMMA.
Deux ans se sont écoulés sans que j’en aie entendu parler. Vous avez été nommé gouverneur de cette ville, où nous sommes venus habiter près de la citadelle.
Air de l’Artiste.
Lorsque de ma fenêtre
Où j’étais, sans témoin,
J’ai cru le voir paraître ;
Mais de si loin... si loin,
Que, pour être sincère,
Si je l’ai reconnu...
Je vous jure, mon père,
Que c’est sans l’avoir vu.
Aussi, je n’étais pas bien sûre que ce fût lui, sans ce livre qu’avant-hier vous m’avez apporté vous-même.
LEWEMBERG. le prenant.
Qu’est-ce que c’est ? Histoire de l’Homme au masque de fer... un volume que j’avais prêté au major de Muldorf, qui voulait y étudier la manière de garder les prisonniers d’État.
EMMA.
Hé bien, mon père ; voyez vous-même là... aux dernières pages.
LEWEMBERG.
Quelques lignes écrites à la main.
Lisant.
« Si vous n’avez pas oublié l’auberge de Stafeld et la loge de l’Opéra, lisez ces mots que vous seule pouvez comprendre. »
S’interrompant.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Continuant.
« Ce livre, qui appartient à quelqu’un de votre maison, tombera peut-être entre vos mains. J’ose même espérer que le sujet vous engagera à le lire jusqu’à la fin. Depuis plusieurs mois, je vous aperçois tous les jours. Quoique bien loin, je suis près de vous ; et cette seule raison m’engage à rester dans le lieu où je suis ; car je n’ai pas l’habitude de demeurer aussi longtemps dans le même endroit. »
S’interrompant.
Hé bien, par exemple !
Continuant.
« Que le moindre indice, que le moindre signal de vous m’apprenne que vous vous intéressez à ma liberté. Je l’aurai bientôt recouvrée ; et je me présenterai chez votre père pour vous offrir ma main et ma fortune. »
À Emma.
Et tu n’as pas craint de lui avouer ?...
EMMA.
Que je tremblais pour ses jours... lui qui voulait se présenter devant vous comme un fils.
LEWEMBERG.
Jamais... c’est impossible.
EMMA.
Ô ciel !... est-ce que sa naissance, sa famille ?...
LEWEMBERG.
Elle est aussi illustre que la nôtre.
EMMA.
C’est donc sa fortune ?
LEWEMBERG.
Il est plus riche que nous.
EMMA.
Il a donc commis quelque faute bien grave ?... et le crime dont on le punit...
LEWEMBERG.
N’est que trop excusable, et ne lui ôterait rien de l’estime du monde ; mais il est des personnes qui ne pouvaient, qui ne devaient pas lui pardonner... Je ne puis t’en dire davantage ; et crois-moi, ma fille, pour ton bonheur et pour le mien, ne pense plus à quelqu’un qui doit passer le reste de ses jours dans la captivité.
EMMA.
Mais puisqu’il en sort quand il veut.
LEWEMBERG.
Je te le répète, mon enfant...
Air : Pour le trouver, etc. (d’Yelva.)
Bannis une tristesse vaine ;
Ce jeune étourdi t’oubliera.
EMMA.
Non, il m’aime, j’en suis certaine.
LEWEMBERG.
Et la preuve ?
EMMA.
C’est qu’il est là.
Quand il pourrait disparaître au plus vite,
Il aime mieux, pour me prouver sa foi,
Rester captif près des lieux que j’habite,
Que d’être libre loin de moi.
Scène V
REYNOLD, sortant de l’appartement à gauche, EMMA, LEWEMBERG
REYNOLD.
Ma sœur, ma sœur ! bonne nouvelle. Nous ne manquerons pas de jolies danseuses, car il nous en arrive des pays étrangers. Une voyageuse que j’ai reconnue ; ton ancienne amie de pension, la comtesse de Linthal.
EMMA.
Que je n’ai pas vue depuis si longtemps.
REYNOLD.
Je le crois bien : elle revient de France, où elle a perdu son mari, il y a un an.
EMMA.
Il paraît que cette nouvelle-là t’intéresse ?
REYNOLD.
Pour elle, certainement ; parce qu’une veuve jeune et jolie... et puis une amie de ma sœur... Elle ne passe qu’un jour ou deux à Magdebourg... mais je n’ai pas voulu qu’elle descendît à l’auberge. Je lui ai offert notre hôtel en ton nom, et en celui de mon père.
LEWEMBERG.
Et tu as bien fait... La comtesse de Linthal ; n’était-ce pas la dame d’honneur, la favorite d’une de nos princesses ?
EMMA.
De la sœur du Roi... oui, sans doute ; elle jouissait du plus grand crédit.
LEWEMBERG.
Ne pourrait-on galamment lui donner à entendre que le bal de ce soir est en son honneur ?
REYNOLD.
Je m’en charge.
LEWEMBERG.
Mais, attends donc... La comtesse de Linthal !... la comtesse de Linthal !... Je crois me rappeler... N’était-elle pas, avant son mariage ?...
REYNOLD.
Mademoiselle de Trenck... une illustre famille ! la fille de ce vieux baron de Trenck, mort depuis longtemps, et qui n’a laissé que deux enfants, la comtesse et son frère Frédéric, qui servait avec moi dans les pages.
LEWEMBERG, à part.
Ah mon Dieu !
REYNOLD.
Qu’est-ce donc ?
LEWEMBERG.
Rien... Mais vous auriez dû me consulter avant de faire une pareille invitation. On va savoir que c’est chez moi que la comtesse de Linthal est descendue. Cela se répandra dans la ville. Il ne manquera pas de gens qui l’écriront à Berlin ; et Dieu sait ce qu’on en pensera à la cour !
REYNOLD.
Où est le mal de recevoir une jolie femme, de lui donner un bal ?
LEWEMBERG.
Le mal, le mal !... Vous êtes des enfants, qui ne savez pas comme moi jusqu’à quel point un bal peut compromettre un homme d’État.
REYNOLD.
Air : Venez, mon père, ah ! vous serez ravi (des Inséparables).
Que craignez-vous ? je n’y vois que plaisir.
Chez nous les attraits et la grâce
N’ont jamais fait de tort aux gens en place,
Et bien souvent en ont fait parvenir.
EMMA.
Voilà sa voiture qui entre dans la cour.
LEWEMBERG.
Suite de l’air.
Recevez-la, dites-lui qu’on m’attend.
REYNOLD.
Il craint vraiment une disgrâce.
Rassurez-vous, j’y cours ; un aspirant
N’a pas peur de perdre sa place
Lewemberg sort.
Reynold va au devant de la comtesse, et rentre avec elle en lui donnant la main.
Scène VI
EMMA, LA COMTESSE, REYNOLD
EMMA, courant à la Comtesse, qui entre.
Te voilà, chère Caroline ! que je suis heureuse de te revoir !
LA COMTESSE.
Et moi donc ! il y a si longtemps que, même dans ma patrie, je n’ai rencontré d’amis.
EMMA.
Que veux-tu dire ? toi qui, au contraire, es désirée, fêtée.
REYNOLD.
Vous, madame, qui, à Berlin, faites l’ornement de tous les bals, et le désespoir de tous les danseurs. Il n’y avait jamais moyen d’être votre cavalier, ce dont j’enrageais.
EMMA.
Car mon frère était de tes adorateurs.
REYNOLD.
Et vous ne vous en doutiez pas... Le moyen d’être remarqué, quand il y a foule.
LA COMTESSE.
Vraiment ! alors il y a bien du changement ; car je jouis maintenant de la plus belle solitude... Tout a disparu avec la place que j’occupais.
EMMA.
Est-ce que tu n’es plus auprès de la princesse ?
LA COMTESSE.
Eh mon Dieu, non ! par ordre du Roi.
REYNOLD.
Ah ! je comprends, maintenant.
LA COMTESSE.
Quoi donc ?
REYNOLD.
Rien.
LA COMTESSE.
Air : Ce que j’éprouve, en vous voyant.
De la cour perdant les faveurs,
Qu’on perde amis, parents, fortune,
C’est une aventure commune...
Mais perdre ses adorateurs,
Voilà le plus grand des malheurs.
Mes sujets, que font disparaître
La disgrâce et l’adversité,
Je les rends à sa majesté.
Puisse-t-elle ne pas connaître
Ce que vaut leur fidélité.
Aussi, ce n’est pas là ce qui me chagrine ; mais ce que je ne puis oublier, c’est le sort de mon frère, de ce pauvre Frédéric.
REYNOLD.
Que lui est-il donc arrivé ?
LA COMTESSE.
Depuis trois ans, il a disparu... lui, mon meilleur ami... lui, que tant de brillantes qualités faisaient adorer de tout le monde.
EMMA.
Il serait mort !
LA COMTESSE.
Non ; grâce au ciel, j’ai la certitude qu’il existe encore ; mais il languit dans quelque prison ignorée.
EMMA.
Tout le monde est donc prisonnier ! et pour quel motif ?
LA COMTESSE.
Je ne l’ai jamais su au juste ; mais j’ai voulu m’adresser à la princesse, notre protectrice, lui parler en faveur de Frédéric ; et la froideur de son accueil a confirmé en mon esprit des soupçons déjà répandus à la cour.
EMMA et REYNOLD.
Quels sont-ils ?
LA COMTESSE.
On disait, mais sans rien garantir, que mon frère, qui alors était page du Roi, et trop jeune encore pour sentir les conséquences de sa témérité, avait osé élever ses vœux et ses regards trop haut, à ce qu’il paraît.
EMMA.
Voyez-vous cela ?
LA COMTESSE.
Et le Roi, qui ne plaisante pas, a fait mettre mon frère en prison pour le reste de ses jours, afin de lui apprendre.
REYNOLD.
C’est une injustice, parce qu’on ne peut pas empêcher les gens de regarder... ce pauvre Frédéric, mon camarade !...
LA COMTESSE.
Ne pouvant rien obtenir de nos grands seigneurs ni de nos ministres, j’ai cherché des protections étrangères... j’en ai trouvé à la cour de France... On a écrit à l’ambassadeur, qui doit parler pour nous ; l’aura-t-il fait ? c’est ce que j’espère ; et voilà pourquoi je me rendais à Berlin.
EMMA.
Et sait-on dans quelle prison il est retenu ?
LA COMTESSE.
C’est un mystère... On assure cependant qu’il est à Custrin ou à Magdebourg.
EMMA.
Ô ciel !... Ce ne serait pas un tout jeune homme ?... des yeux bleus... une physionomie distinguée ?
LA COMTESSE.
Si vraiment.
EMMA, lui montrant sur son petit livre les pages écrites à la main.
Ah mon Dieu !... Et dis-moi, connais-tu cette écriture ?
LA COMTESSE.
C’est la sienne... D’où vient ce message ? Comment est-il entre tes mains ?
EMMA.
Silence... vous saurez tout.
REYNOLD.
Une conspiration à nous trois, c’est charmant... Et où as-tu vu Frédéric ?
EMMA.
C’est sans le connaître que je m’intéressais à lui... c’est-à-dire non... depuis que je connais le motif de sa captivité, je ne m’y intéresse plus ; et je trouve au contraire qu’il l’a mérité.
LA COMTESSE.
Allons, te voilà comme le Roi.
REYNOLD.
On vient... Passons chez ma sœur... Comptez sur mon zèle, et, ce qui est plus difficile encore, sur ma discrétion.
Ils entrent tous les trois dans l’appartement à gauche.
Scène VII
LEWEMBERG, BALTHASARD et QUATRE MUSICIENS
Les quatre musiciens restent au fond ; Balthasard et Lewemberg sur le devant de la scène.
LEWEMBERG, à Balthasard.
Allons, voyons, est-ce que cela me regarde ?... adressez-vous à mes enfants... c’est encore une suite de la surprise !... Vous verrez qu’il faudra que je paie les trois violons.
BALTHASARD.
Monseigneur, nous venons de la part de monsieur le major de Muldorf, le commandant de la citadelle.
LEWEMBERG.
C’est bien, c’est bien... je sais ce que c’est... vous êtes Balthasard.
BALTHASARD.
Oui, monseigneur... musicien civil et militaire, à volonté... également fort sur la trompette, la clarinette et le violon ; sonnant la charge ou une contredanse, selon les idées des personnes.
Air de Marianne.
Au combat si je suis terrible,
En guidant chasseurs et dragons,
Au bal, mon coup d’archet sensible
Séduit fillettes et garçons.
Que d’citadelles,
Et que de belles,
Sans me vanter,
J’ai déjà fait sauter.
Grâce au physique,
À la musique,
Au bal, au feu,
Moi j’ai toujours beau jeu.
Et si j’ai fait mainte conquête
Par la trompette et le tambour,
J’en fais encor plus chaque jour
Sans tambour ni trompette.
LEWEMBERG.
Il paraît, d’après ce que m’a dit le commandant, que tu bois volontiers pour deux.
BALTHASARD.
Comme musicien civil et militaire, c’est assez juste... mais je vous prie de croire que je n’oublie jamais la mesure... Par exemple, je demande pardon à monseigneur si aujourd’hui je ne donne pas le coup d’archet avec ma perfection ordinaire.
LEWEMBERG.
Et pourquoi cela ?
BALTHASARD.
À cause d’une aventure qui me fait beaucoup d’honneur dans l’esprit de monsieur le commandant, mais qui en même temps me fait une fameuse douleur dans le poignet... Un prisonnier que j’ai arrêté hier, et qui, en se défendant, m’a assené un coup de revers.
LEWEMBERG.
Je croyais qu’il était sans armes.
BALTHASARD.
Et la canne du commandant ! cette canne qui lui avait servi pour s’élancer à bord et pour repousser le bateau... c’est la même qui plus tard... vlan !... et ça tombe un jour où j’ai besoin de tous mes moyens... Je ne pourrai pas faire une double croche sans penser à lui... ce gaillard-là, que je crois voir encore, et qui vous tapait sur un premier violon comme sur un tambour.
LEWEMBERG, riant.
Vraiment.
BALTHASARD.
Et le commandant qui le laisse échapper, comme si c’était à un chef d’orchestre à conduire ses prisonniers ! J’ai bien assez de mes musiciens.... une... deux... partez de là...
Les musiciens commencent une symphonie militaire.
Eh ! non... taisez-vous donc... pas encore.
Scène VIII
BALTHASARD, EMMA, LEWEMBERG
EMMA.
Eh mon Dieu ! quel est ce bruit ?... et cette symphonie militaire ?
BALTHASARD.
Ne faites pas attention, mademoiselle, c’est mon orchestre qui va plus vite que le violon. Ces lurons-là sont comme les prisonniers du commandant... une fois lâchés, il n’y a pas moyen de les retenir.
EMMA.
Mon père, voilà toutes les dames qui arrivent au salon.
LEWEMBERG.
Je vais les recevoir, charge-toi de l’orchestre.
Il sort.
EMMA.
C’est bien... tenez, messieurs, en attendant le bal, entrez par ici, c’est le chemin de l’office.
BALTHASARD.
Air allemand, arrangé par monsieur Hus-Desforges.
Pendant que Balthasard et les musiciens chantent cet air, Emma a appelé un domestique, auquel elle donne des ordres. Celui-ci allume le lustre qui est dans le fond, et dispose l’appartement pour le bal.
À l’office l’on nous appelle,
En avant mes nobles soutiens ;
Le vin va réchauffer mon zèle,
Le vin va doubler mes moyens.
Amis, puisqu’il s’agit de boire,
Nous allons nous couvrir de gloire.
En avant, marchons,
Fifres et bassons ;
Si nous combattons,
C’est contre des flacons ;
Courons
À la victoire.
ENSEMBLE.
Amis, puisqu’il s’agit de boire,
Nous allons nous couvrir de gloire.
En avant, etc., etc., etc.
Ils sortent par la gauche.
Scène IX
EMMA, seule, les regardant sortir
Ah bien ! oui... ce n’est pas maintenant que j’ai envie de danser, après ce que je viens d’apprendre. Ce pauvre jeune homme ! une captivité éternelle !... Je n’ai plus le courage de lui en vouloir... et au fait, à quoi cela servirait-il ? puisqu’il n’y a pas moyen de jamais lui chercher querelle, ni de jamais le revoir.
Apercevant Frédéric.
Ah mon Dieu ! quelle imprudence !
Scène X
EMMA, FRÉDÉRIC, en grand costume de bal
EMMA.
Comment, monsieur, c’est vous !
FRÉDÉRIC.
Est-ce à la surprise seule que je dois attribuer le trouble où je vous vois ?
EMMA.
Non, monsieur, non, ce n’est pas la surprise ; car avec vous il faut s’attendre à tout ; mais c’est la frayeur que vous m’avez causée.
FRÉDÉRIC.
En effet, vous tremblez.
EMMA.
Et ce n’est pas pour moi ! Oser vous montrer dans la maison du gouverneur !
FRÉDÉRIC.
Il y a, dit-on, une grande soirée, un bal charmant, et j’y viens.
EMMA.
Quelle audace !
FRÉDÉRIC.
Oui, de venir sans être invité ; mais j’ose croire que vous serez assez bonne pour vouloir bien m’accueillir et me permettre de rester à ce bal.
Gaiement.
D’ailleurs, il est déjà trop tard pour rentrer chez moi ; les portes de la citadelle se ferment toujours à neuf heures...
EMMA.
Y pensez-vous ?
FRÉDÉRIC.
C’est la consigne ; et le commandant, qui est inflexible, ne m’ouvrirait pas, quand je le lui demanderais. Vous ne le connaissez pas comme moi.
EMMA.
Et comment avez-vous fait, monsieur, pour déjouer encore sa surveillance ?
FRÉDÉRIC.
La grande habitude !... quand on s’exerce à tromper, cela devient si aisé et si amusant ! Vous saurez donc que tantôt, en quittant votre père, le commandant est passé chez moi, uniquement pour savoir si j’y étais. Enchanté de ne pas me trouver sorti, il m’a appris que, pour avoir le plaisir de me surveiller, il venait de refuser une invitation charmante... un bal chez le gouverneur ; et pendant qu’il parlait, je sentais se glisser dans mon cœur l’envie irrésistible de venir à cette soirée. À peine m’a-t-il quitté que je me mets à ma toilette, sans plan, sans projets, sans idée arrêtée ; sinon que je voulais aller à ce bal, et que j’irais... La porte s’ouvre, c’est François, un soldat qui sert de porte-clefs. Il m’apporte mon souper, et tout en prenant une prise de tabac, s’étonne de l’éclat inusité de mon costume. Sans lui répondre, je lui prends sa tabatière, je la lui jette dans les yeux ; pendant qu’il tâche d’y voir clair, je m’élance, je ferme la porte, et je le laisse tête à tête avec mon souper, un poulet et une bouteille de vin... Je suis tranquille sur son compte : le voilà dedans et moi dehors !
EMMA.
Eh bien !.... achevez.
FRÉDÉRIC.
Mais où aller ?... Trois escaliers se présentaient... je prends le premier... tout chemin mène à Rome et à la liberté. En entrant dans un corridor, j’entends derrière moi la marche de plusieurs personnes... Craignant d’être poursuivi, je précipite mes pas, et j’arrive dans une cour où je vois un caisson tout attelé... L’impatience des chevaux me prouve que depuis longtemps ils attendent un conducteur, dont j’entends les bottes retentir sur le pavé : en un clin d’œil je suis dans le fourgon, et lui sur son siège. « Où vas-tu ? lui crie un camarade. – À Brandebourg, dix lieues d’ici, pour chercher des munitions. » Le pont-levis s’abaisse, la voiture part, et nous voilà roulant sur la route de Brandebourg.
EMMA.
Ô ciel !
FRÉDÉRIC.
Vous sentez bien que pour aller au bal, c’était le plus long ; et décidé à changer la direction du char qui m’entraînait malgré moi, je jette hors du fourgon le premier objet que je trouve sous ma main. C’était le bagage et les armes de mon cocher, qui, au bruit de leur chute, s’arrête en jurant, descend de son siège, court les ramasser à dix pas en arrière... Moi, sorti du caisson, j’avais déjà pris sa place, saisi les guides, fouetté les chevaux, et laissé loin de moi mon compagnon de voyage, qui, parti en voiture, sera retourné à pied... Pour moi, assis sur ce trône usurpé, tenant les rênes et dirigeant les événements, je suis descendu à la porte de votre hôtel, ici, au bal, en toilette ; pas la moindre éclaboussure... ce que c’est que d’arriver en voiture !
EMMA.
Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quelle tête ! et quelle imprudence ! vous ne songez donc pas...
FRÉDÉRIC.
À rien, qu’à vous, à vous seule.
EMMA.
Mais mon père...
FRÉDÉRIC.
Il ne m’a jamais vu.
EMMA.
Et tout ce monde qui sera à cette soirée !...
FRÉDÉRIC.
Qu’importe ? ici, à Magdebourg, personne ne me connaît.
EMMA.
C’est ce qui vous trompe, vous avez ici des amis, des parents...
FRÉDÉRIC.
Que dites-vous ?...
Se retournant et apercevant Reynold qui entre avec la Comtesse.
Ma sœur !
Scène XI
EMMA, FRÉDÉRIC, LA COMTESSE, REYNOLD
LA COMTESSE, serrant Frédéric dans ses bras.
Mon frère, c’est toi que je revois !
REYNOLD.
Cher Frédéric !
FRÉDÉRIC.
Reynold, mon ancien ami !
EMMA.
Et le fils du gouverneur... qui va vous dénoncer.
FRÉDÉRIC, riant.
Je l’en défie.
LA COMTESSE.
Et c’est ici le lieu que tu choisis pour refuge.
FRÉDÉRIC.
C’est l’endroit le plus sûr... on ne viendra pas m’y chercher... qui pourrait me soupçonner ici, ce soir, au bal ?
LA COMTESSE.
D’accord... mais il ne faut qu’un hasard... une imprudence.
FRÉDÉRIC.
Eh ! qu’importe...
Montrant Emma.
Le bonheur de la voir... celui d’être avec vous, ne vaut-il pas qu’on risque quelque chose ? Songez donc que demain, quand les portes de la ville seront ouvertes, il faudra fuir, m’éloigner... mais du moins je l’aurai vue... j’aurai passé quelques heures auprès d’elle.
EMMA.
A-t-on jamais raisonné ainsi ?
REYNOLD.
On vient... ce sont nos amis.
LA COMTESSE.
Comment le présenter à votre père ?
REYNOLD.
Comme un des camarades que nous attendions... soyez tranquille... je m’en charge.
Scène XII
EMMA, LA COMTESSE, FRÉDÉRIC, LEWEMBERG, REYNOLD, LES JEUNES GENS DE LA VILLE, LES DAMES occupent le fond
Final.
Musique composée par monsieur Hus-Desforges.
CHŒUR.
À cette aimable fête
Hâtons-nous d’accourir,
Et que chacun s’apprête
À se bien divertir.
REYNOLD, aux jeunes gens de la ville.
Voyez-vous cet ami qui nous est inconnu ;
Il faut qu’ici chacun se persuade
Que c’est Butler notre ancien camarade.
TOUS, bas.
C’est entendu, c’est convenu.
Après une aussi longue absence,
Ce cher Butler, notre meilleur ami.
FRÉDÉRIC.
Mes chers amis, combien je suis ravi
De faire votre connaissance.
REYNOLD, le présentant au gouverneur.
C’est un ami qui nous est cher,
Notre camarade Butler.
CHŒUR.
À cette aimable fête
Hâtons-nous d’accourir,
Et que chacun s’apprête
À se bien divertir,
Scène XIII
LES MÊMES, BALTHASARD, MUSICIENS, se plaçant sur une espèce d’estrade qu’on vient d’établir sur le théâtre à droite de l’acteur
Balthasard seul est debout au bas de l’estrade, Lewemberg est assis à côté de lui. Frédéric donne la main à Emma ; un jeune officier à la Comtesse ; ils valsent sur le devant, tandis que les jeunes gens et les dames de la ville valsent dans le fond.
LEWEMBERG.
L’orchestre en place, et que le bal commence.
BALTHASARD, à son orchestre, et tenant son violon.
Attaquons bien la note ; allons, de l’assurance,
J’ai mon honneur à soutenir.
Faisant un geste de douleur.
Aie la main.
LEWEMBERG.
Qu’as-tu ?
BALTHASARD, jouant toujours une valse.
Rien, c’est un souvenir.
Piano... c’est la clavicule ;
Non, je veux dire la rotule...
De la main gauche.
En ce moment Frédéric, qui passe près de lui en valsant, lui marche sur le pied.
Aie le pied ;
De la jambe à présent je suis estropié.
Le regardant.
Et ce danseur... ô ciel ! rien qu’à cette tournure...
J’ai cru voir... c’est bien étonnant !
FRÉDÉRIC, s’arrêtant.
Mais il ne va pas en mesure ;
Musicien ignorant...
BALTHASARD, le regardant en face.
C’est lui.
FRÉDÉRIC, le reconnaissant.
Grand Dieu !
BALTHASARD.
C’est lui ;
Il s’est encore enfui.
Camarades, à moi ; qu’à l’instant on l’arrête :
C’est notre prisonnier.
TOUS.
Troubler ainsi la fête !
BALTHASARD.
De s’enfuir il se fait un jeu.
EMMA, LA COMTESSE, REYNOLD.
Ô ciel !
LEWEMBERG.
Qui donc est-il ?
BALTHASARD.
Parbleu,
C’est le baron de Trenck.
TOUS.
Grand Dieu !
Ensemble.
EMMA, REYNOLD, LA COMTESSE.
Ô malheur ! ô disgrâce !
Lui-même il s’est trahi !
Quel péril le menace,
Hélas ! c’est fait de lui.
LEWEMBERG.
Qu’entends-je ! quelle audace !
Oser venir ici !
Non, vraiment, point de grâce ;
J’en suis fâché pour lui.
FRÉDÉRIC.
Supportons ma disgrâce
Avec un front hardi ;
Quand le malheur menace,
Soyons plus grand que lui.
LES DAMES DU BAL.
N’est-il donc point de grâce ?
Nous vous prions pour lui.
LEWEMBERG, à Reynold.
Quoi ! monsieur ; quoi ! mon fils ! par une telle ruse :
C’est donc ainsi que l’on m’abuse !
REYNOLD, allant à Frédéric.
Nous ne vous avons pas menti ;
Lui prenant la main.
Il était malheureux... c’est être notre ami !
TOUS.
Oui, c’était notre ami !
REYNOLD.
Est-ce un crime ?
LEWEMBERG.
Oui, très grand ; une ordonnance expresse
Condamne tous ceux dont l’adresse
Protégerait son évasion.
Et je dois être inexorable,
Lorsque mon fils est le coupable.
À Balthasard.
Vous conduirez ces messieurs en prison ;
Oui... vingt-quatre heures de prison.
FRÉDÉRIC.
C’est un plaisir, en bonne compagnie.
TOUTES LES DAMIES.
Ces pauvres jeunes gens.
FRÉDÉRIC, à Emma et à la Comtesse.
Calmez-vous, je vous prie ;
Oui, mesdames, nous reviendrons :
De la prison nous sortirons ;
Et si la chose est impossible,
Je vous jure, sur mon honneur,
De vous faire venir en ce lieu si terrible,
Vous, et monsieur le gouverneur,
Ensemble.
EMMA, REYNOLD, LA COMTESSE.
Ô malheur ! ô disgrâce ! etc.
LEWEMBERG.
Qu’entends-je ! quelle audace ! etc.
FRÉDÉRIC.
Supportons ma disgrâce, etc.
LES DAMES DU BAL.
Nous demandons sa grâce ;
Nous vous prions pour lui.
Balthasard et ses compagnons entourent Frédéric, qui dit adieu aux dames.
ACTE II
Le théâtre représente une chambre de la citadelle de Magdebourg. Deux portes latérales ; une au fond, avec un grand guichet garni de barreaux de fer ; la porte à droite de l’acteur est la porte d’entrée, garnie de verrous en dehors. Du côté opposé, la chambre du commandant. Au fond une table sur laquelle sont deux bougies. À côté de la chambre du commandant, une table pour écrire debout. Des fauteuils à droite et à gauche.
Scène première
MULDORF, seul, debout, travaillant à la table
Quelle superbe prison que celle de Magdebourg ! et combien j’en suis fier !... Il y a pourtant des gens qui osent lui préférer la Tour de Londres, ou la Bastille de Paris... Je voudrais bien les voir ici ! les belles voûtes, les belles murailles ! comme elles sont épaisses ! comme elles sont noires !
Air : J’en guette un petit de mon âge.
De bons barreaux bien scellés dans la pierre,
De bons guichets d’une solidité...
Tout est prévu ! pas d’air... ni de lumière ;
C’est un chef-d’œuvre, en vérité !
Aussi je pense, plus j’inspecte
Ces lieux qu’il a pris soin d’orner,
Qu’on aurait dû pour toujours y donner
Un logement à l’architecte.
Il y a cependant un défaut, mais qui ne vient pas de lui. Ce n’est pas assez meublé, assez peuplé. Dans un bel édifice comme celui-ci, il pourrait tenir bien à l’aise, bien gentiment, une trentaine de prisonniers d’État... et je n’en ai pas assez pour exercer ma surveillance...
On entend tirer les verrous en dehors.
Qui vient là ? Balthasard !... il n’est cependant guère plus de minuit.
Scène II
BALTHASARD, LE MAJOR DE MULDORF
MULDORF.
Est-ce que le bal serait déjà fini ?
BALTHASARD.
Il y a bien d’autres nouvelles, et de bonnes. Je ramène le prisonnier, le baron de Trenck.
MULDORF, vivement.
Est-ce qu’il était parti ?
BALTHASARD.
Oui, vraiment.
MULDORF.
Je ne le savais pas. Et où était-il caché ?
BALTHASARD.
Dans le salon du gouverneur, où il dansait une valse.
MULDORF.
En es-tu bien sûr ?... une valse ?
BALTHASARD.
C’est moi qui la jouais ; et voilà deux fois, depuis hier, que je vous le ramène.
MULDORF.
Tu en seras récompensé... tu auras une gratification.
BALTHASARD.
Tenez, mon commandant, j’aimerais mieux autre chose ; une place ici... par exemple.
MULDORF.
Toi, un musicien !
BALTHASARD.
La musique militaire est agréable... mais elle est trop vagabonde ! ça ne mène à rien qu’à valser tous les mois de garnison en garnison, à la suite du régiment... et les nouvelles connaissances, c’est si dangereux !... on boit avec l’un, on boit avec l’autre ; et ce qui vient du tambour s’en va par la flûte... tandis qu’une place dans une prison, c’est solide !... quand on y est, on y reste.
MULDORF.
Je vois que tu es comme moi... que tu as une vocation... eh bien ! nous verrons ; car je ne peux pas penser à tout, avec les soins dont je suis chargé... Il faut d’abord que je change monsieur le baron de Trenck de prison, parce que je n’ai plus confiance dans celle où il était... j’ai envie de le mettre au numéro 13.
BALTHASARD.
Mauvais numéro, qui vous portera malheur.
MULDORF.
C’est un cachot particulier... un cachot de distinction.
BALTHASARD.
Et les autres prisonniers ?...
MULDORF.
Est-ce qu’il y en a d’autres qui s’étaient échappés ?
BALTHASARD.
Eh non !... des nouveaux... des complices...
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.
Ils sont une demi-douzaine.
MULDORF, se frottant les mains.
Quoi ! six prisonniers ?... c’est très bon.
BALTHASARD.
C’est encor moi qui les ramène ;
Quel bénéfice pour la prison !
Gn’y a pas, à ma connaissance,
De bailli, ni de gens du Roi,
Qui, même avec leur éloquence,
Vous en rapport’nt autant que moi.
MULDORF.
Tu as raison...je t’accorde ta demande... désormais, tu seras attaché à la prison... tu n’en sortiras plus.
BALTHASARD,
Ah, commandant ! quelle faveur !
MULDORF.
À condition que tu déploieras le même zèle... et pour ton entrée en fonctions, tu vas faire placer les autres prisonniers dans des chambres séparées.
BALTHASARD.
Oui, commandant.
MULDORF.
Séparées... tu entends bien.
BALTHASARD.
Parbleu... si un musicien ne savait pas ce que c’est que des parties séparées... Vous voulez éviter les morceaux d’ensemble.
MULDORF.
Justement. – J’entends notre fugitif qu’on ramène... il faut que j’aie avec lui une conversation adroite et insidieuse... Laisse-nous.
Deux soldats amènent Frédéric, et sur un signe du gouverneur ils sortent avec Balthasard.
Scène III
FRÉDÉRIC, MULDORF
MULDORF.
Approchez, monsieur, approchez... Qu’est-ce que c’est que cette rage de vouloir toujours s’en aller ; de ne pouvoir rester nulle part ?... cette fois, du moins, comment vous y êtes-vous pris ?
Air : À soixante ans.
Est-ce par ruse, ou bien par escalade ?
De tels projets pour lui l’on doit frémir ;
Car de prison chaque fois qu’il s’évade,
Gaiement il s’expose à périr.
FRÉDÉRIC.
C’est le danger qui double le plaisir.
La liberté, que toujours j’ai chérie,
Est ma maîtresse et mon bien le plus doux ;
Elle m’attend, et je trouve, entre nous,
Tout naturel que l’on risque sa vie
Pour arriver plus tôt au rendez-vous.
La seule chose que je me reproche, commandant, c’est d’être parti sans vous faire mes adieux ; mais vous pouvez être sûr que la première fois.
MULDORF.
Quelle audace !vous espérez encore ?...
FRÉDÉRIC.
Espérer !.... un prisonnier ne fait que cela... Apprenez que j’ai douze moyens infaillibles, dont un seul suffirait pour me faire sortir de toutes les prisons du royaume.
MULDORF.
Il serait possible... Eh bien ! mon cher Frédéric, si cela est vrai, je vous en prie, je vous en conjure, dites-m’en un seul... rien qu’un seul, et je vous accorde sur-le-champ tout ce que vous me demanderez... pourvu que ce ne soit point incompatible avec les devoirs de ma place.
FRÉDÉRIC.
À la bonne heure ! nous commençons à nous entendre, et je n’abuserai point de mes avantages... je vous demanderai seulement de faire venir ici un de mes amis, dont mon imprudence a causé la captivité... le fils du gouverneur.
MULDORF.
Le fils du gouverneur est mon prisonnier !
FRÉDÉRIC.
Vous voyez bien que vous n’en savez rien, et que c’est moi qui vous l’apprends ; mais c’est par-dessus le marché... cela ne comptera pas... Je vous demande de me laisser causer avec lui pendant un quart d’heure... ici même ou dans sa prison, à votre choix..
MULDORF.
Un quart d’heure de conversation... Soit, ce sera ici, dans cet appartement, qui est le mien ; et à la condition que vous allez m’apprendre un de vos douze moyens.
FRÉDÉRIC.
Volontiers ; mais ce sera le plus faible de tous, parce que vous sentez bien que ce qu’il y a de mieux je le garde pour moi et pour mon usage particulier.
MULDORF.
C’est trop juste. Or donc, si je vous faisais enfermer dans la prison n° 13, par quel moyen en sortiriez-vous ?
FRÉDÉRIC.
La prison n° 13, qui est au-dessus du concierge ?
MULDORF.
Oui.
FRÉDÉRIC.
Une croisée d’un demi-pied avec quatre barreaux, et une porte en fer avec trois serrures...
MULDORF.
Vous la connaissez aussi bien que moi.
FRÉDÉRIC.
C’est mon état de prendre des renseignements et d’étudier la topographie...
MULDORF.
Eh bien !... ce moyen.
FRÉDÉRIC.
Dès que je vous l’aurai dit, cela vous paraîtra la chose la plus simple et la plus facile ; vous serez étonné de n’y avoir pas pensé ; vous allez vous écrier : La belle malice ! il n’y a rien au monde de plus commun. D’accord, mais encore fallait-il le deviner.
MULDORF.
Eh bien ! voyons donc, voyons ce moyen si simple de sortir d’une prison bien fermée...
FRÉDÉRIC, lui donnant une clef qu’il sort de sa poche.
En voici la clef.
MULDORF, étonné.
Bah !
FRÉDÉRIC.
Voyez plutôt.
MULDORF.
C’est ma foi vrai ! Le passe-partout qui ouvre toutes les serrures ! Et comment vous l’êtes-vous procuré ?
FRÉDÉRIC.
Je ne suis pas engagé à vous le dire... Oh ! vous pouvez le garder... je n’en ai pas besoin.
MULDORF.
Et si je vous enfermais maintenant ?
FRÉDÉRIC.
Comme vous voudrez... Je ne vous en ai dit qu’un, le numéro un... Ainsi comptez... il m’en reste encore...
MULDORF.
C’est juste ; c’est une imprudence à moi de n’avoir pas fait ajouter de bons verrous en dehors... mais dès demain il y en aura deux ; et alors que ferez-vous ?
FRÉDÉRIC, froidement.
À Custrin, il y en avait quatre ; et me voilà.
Mouvement de surprise du major.
Mais j’ai tenu ma parole, c’est à vous de tenir la vôtre en me laissant avec mon ami.
MULDORF.
C’est juste... Holà ! quelqu’un.
Scène IV
FRÉDÉRIC, MULDORF, FRANÇOIS
MULDORF.
C’est François ! D’où viens-tu donc ? On t’a appelé toute la soirée.
FRANÇOIS.
Ce n’est pas ma faute, mon commandant ; j’étais enfermé dans la prison de monsieur le baron.
MULDORF.
Qui t’y avais mis ?
FRANÇOIS.
Lui-même, que Dieu confonde...
MULDORF.
Encore !
FRÉDÉRIC.
Cela me paraît assez juste... il m’a en fermé si souvent... Chacun son tour.
MULDORF.
Est-ce le moyen numéro deux ?
FRÉDÉRIC.
À peu près... François, va chercher un prisonnier qui vient d’entrer... monsieur Reynold, le fils du gouverneur, et amène-le ici sur-le-champ.
FRANÇOIS.
Faut-il, mon commandant ?
MULDORF.
Sans doute.
FRANÇOIS, montrant Frédéric.
Il paraît que c’est lui qui donne les ordres.
FRÉDÉRIC, lui donnant de l’argent.
Et de plus... voilà pour ta peine.
FRANÇOIS.
C’est différent... Dieu vous bénisse.
FRÉDÉRIC, à part.
Il dit cela à cause de la tabatière.
François sort.
MULDORF.
Vous voyez que j’exécute loyalement mes conditions... j’en exige cependant une nouvelle... c’est que d’ici à demain vous ne ferez aucune tentative d’évasion.
FRÉDÉRIC.
C’est une trêve que vous demandez ?
Air du Vaudeville des Frères de lait.
Je l’accorde, j’ai l’âme bonne.
MULDORF.
Soyez prisonnier parmi nous,
Sur parole.
FRÉDÉRIC.
Je vous la donne.
MULDORF.
C’est un moyen.
FRÉDÉRIC.
Et le plus sûr de tous ;
Oui, ce moyen est le plus sûr de tous.
Sous vos verrous j’étais libre... et sans peine
Je l’aurais su prouver à mon geôlier.
Mais aujourd’hui, c’est l’honneur qui m’enchaîne :
D’aujourd’hui seul me voilà prisonnier.
MULDORF.
Profitons de la trêve pour doubler les postes, renforcer les cadenas ; et comme les ruses de guerre sont permises...
Montrant du doigt la chambre à coucher qui est à gauche.
j’en médite une qui sera digne de lui, et qui doit réussir.
Il entre dans la chambre à gauche.
Scène V
REYNOLD, FRÉDÉRIC
Reynold entre escorté par François et deux soldats, qui sortent sur un signe de Frédéric.
FRÉDÉRIC.
Mais voici ce cher Reynold, mon compagnon d’infortune !
REYNOLD, courant à lui.
Frédéric ! Comment suis-je assez heureux pour te voir ?
FRÉDÉRIC.
Je viens d’arranger cela avec le commandant... Je l’y ai amené par capitulation.
REYNOLD.
Cela se trouve d’autant mieux, que j’avais tant de choses à te dire...
FRÉDÉRIC.
Je m’en doutais.
REYNOLD.
Tu sais bien qu’hier au soir, au moment de la reconnaissance, quand Balthasard t’a emmené... lui et ses compagnons avaient tellement peur de perdre leur prisonnier qu’ils ont tous voulu l’escorter.
FRÉDÉRIC.
Ça fait plaisir, c’est honorable.
REYNOLD.
Ce n’est qu’une demi-heure après qu’on a envoyé de la citadelle une compagnie de soldats pour nous chercher ; pendant ce temps, un courrier était arrivé à l’hôtel de la comtesse de Linthal, et la lettre qu’on lui faisait passer contenait des choses importantes, dont il fallait que tu eusses connaissance... Malheureusement, tu n’étais plus là... tu n’étais plus libre...
FRÉDÉRIC.
De quoi s’agissait-il ?
REYNOLD.
C’était une lettre de l’ambassadeur de France à Berlin... Il avait parlé en ta faveur... il avait demandé ta grâce, qui d’abord avait été refusée... mais il a insisté avec tant de chaleur, que le Roi a dit : « Eh bien ! qu’il devienne sage, qu’il se range... qu’il se marie... et alors nous verrons. »
FRÉDÉRIC.
Ô ciel !
REYNOLD.
« Mais, Sire, a reparti l’ambassadeur, que Votre Majesté commence par le faire mettre en liberté. – Non pas. »
Air des Visitandines.
– Comment se marier ainsi ?
C’est impossible. – Qu’il s’arrange :
Peu m’importe ; tant pis pour lui.
FRÉDÉRIC.
Certes, le caprice est étrange.
Grand Roi, soit dit sans vous blesser,
Je vois quel dessein est le vôtre :
À l’hymen il veut me forcer,
Afin de me faire passer
D’une prison dans une autre.
Mais il se trompe ; je ne demande pas mieux... Que ton père m’accorde la main de ta sœur, et le Roi est satisfait.
REYNOLD.
C’est bien ce que nous lui avons dit sur-le-champ... Mais mon père, qui, pour la première fois de sa vie, est d’un sentiment contraire à celui de Sa Majesté, ne veut te donner ma sœur que quand tu seras tout à fait libre.
FRIEDERIC.
Il serait vrai... Et moi, qui suis prisonnier sur parole. Je viens de la donner au commandant pour aujourd’hui.
REYNOLD.
Et cette nuit, mon père emmène ma sœur.
FRÉDÉRIC.
Mon ami, il faut t’y opposer, ou je suis perdu !
REYNOLD.
Et le moyen... Moi, et mes compagnons ne sommes-nous pas sous clef ?
FRÉDÉRIC.
Je n’ai pas donné de parole pour vous ; et je puis agir.
REYNOLD.
Et comment feras-tu ?... Songe donc que nous sommes enfermés, qu’il y a une garni son, que le château est fort...
FRÉDÉRIC.
Très fort... mais le commandant ne l’est pas, et cela rend la partie égale... Pour la garnison, il y a une revue que l’on doit passer demain à quelques lieues d’ici, et le régiment est sorti ce soir pour se rendre au camp. Il ne reste que quinze hommes commandés par le sergent Franck.
REYNOLD.
Quinze hommes !.... c’est plus qu’il ne faut.
FRÉDÉRIC.
Ce n’est pas assez... car il y a une poterne où l’on a négligé de mettre un factionnaire... C’est par là que vous sortirez.
REYNOLD.
Oui ; mais, avant tout, comment sortir de nos cachots ?
FRÉDÉRIC.
Cela me regarde... Imagine-toi que je connais tous les appartements de cette citadelle, que je les ai tous étudiés... excepté celui ci, l’appartement du gouverneur,
Muldorf paraît à la porte de la chambre, et écoute la conversation des deux prisonniers.
où je viens pour la première fois... et la salle d’armes, où je ne suis jamais entré... Mais, excepté de ces deux endroits-là, je vous promets de vous délivrer de tous ceux où l’on pourrait vous mettre... Silence... C’est le major qui revient.
Scène VI
REYNOLD, FRÉDÉRIC, MULDORF
MULDORF, à part.
À merveille !.... je n’en ai pas perdu un mot... et maintenant que je connais le plan de l’ennemi...
Tirant sa montre.
J’espère que j’ai tenu ma parole... le quart d’heure est expiré.
FRÉDÉRIC.
Et même quelques minutes de plus... Quand vous vous y mettez... vous faites grandement les choses.
MULDORF.
Holà.
François et les deux soldats entrent. À Reynold.
Monsieur ne m’en voudra pas, si je suis obligé de faire reconduire le fils du gouverneur... J’espère bien que cette détention ne sera pas longue.
REYNOLD, regardant Frédéric.
Je l’espère aussi.
MULDORF.
Je l’adoucirai, du moins, par tous les égards qui seront en mon pouvoir, et je veux, pour commencer, vous réunir à vos compagnons.
Aux deux soldats qui sont entrés.
Vous allez conduire monsieur et ses amis dans la salle d’armes.
FRÉDÉRIC et REYNOLD.
Dans la salle d’armes... Ô ciel !
FRÉDÉRIC, bas au major.
Y pensez-vous ?... les réunir tous ensemble, pour qu’ils s’échappent plus aisément... C’est une imprudence dont je me crois obligé de vous avertir.
MULDORF.
Je vous remercie... mais c’est égal.
FRÉDÉRIC.
Je vous répète, commandant...
MULDORF.
Peu m’importe... c’est moi seul que cela regarde.
FRÉDÉRIC.
Cela nous regarde tous... il y va de la sûreté générale ; car, enfin, il doit y avoir des armes... dans cette salle d’armes... Et s’ils, se révoltent... s’ils brûlent la citadelle ?...
MULDORF.
Je suis là pour maintenir l’ordre ; et, en attendant, je maintiens mon arrêté... Emmenez les prisonniers dans la salle d’armes, et apportez-m’en la clef.
Les deux soldats sortent, et emmènent Reynold.
Scène VII
MULDORF, FRÉDÉRIC
FRÉDÉRIC, à part.
Voilà qui est fort embarrassant... et je ne sais pas comment les tirer de là... Heureusement que je suis libre encore... Mais, est-ce qu’une fois par hasard il s’aviserait d’avoir de l’esprit ?
MULDORF.
Pour vous, monsieur, d’après notre traité, vous ne retournerez pas ce soir dans votre prison... Vous n’en aurez pas d’autre que cet appartement, où vous passerez la nuit auprès de moi.
FRÉDÉRIC.
Hein, que dites-vous...
À part.
Allons, décidément, il en a...
Haut.
Ne suis-je pas prisonnier sur parole... et par conséquent, libre ?
MULDORF.
De rester ici, sous ma surveillance particulière.
FRÉDÉRIC.
Ce n’est pas là ce dont nous sommes convenus ; et si vous manquez à votre promesse, je retire la mienne.
MULDORF.
Comme vous voudrez.
FRÉDÉRIC.
La trêve est rompue.
MULDORF.
Et les hostilités vont recommencer.
FRÉDÉRIC.
C’est ce que je demande.
Avec dignité.
Qu’on me ramène dans ma prison.
MULDORF.
Non, monsieur... la guerre n’empêche pas entre ennemis les égards et les procédés.
FRÉDÉRIC.
Je n’en veux pas.
MULDORF.
Ce sera bien malgré vous.
FRÉDÉRIC.
J’aime mieux la rigueur.
MULDORF.
Vous n’en aurez pas.
FRÉDÉRIC.
Air du Vaudeville de Partie et Revanche.
Monsieur, c’est une tyrannie,
C’est violer la liberté ;
Car enfin, telle est mon envie,
Je veux être persécuté.
MULDORF.
C’est impossible en vérité.
FRÉDÉRIC, à part.
Au malheur c’est bien être en butte.
MULDORF, à part, le regardant.
Je vois donc qu’il est ici-bas
Bien des gens que l’on persécute,
En ne les persécutant pas.
Balthasard entre.
Ah ! c’est Balthasard !
FRÉDÉRIC.
Mon mauvais génie... Il ne manquait plus que cela... Quand il arrive, c’est toujours le signal d’une déroute.
Scène VIII
MULDORF, FRÉDÉRIC, BALTHASARD
BALTHASARD.
Mon commandant, tous vos jeunes gens sont casernés dans la salle d’armes... des fenêtres hautes de vingt pieds... et une porte bien fermée et bien cadenassée, dont voici les clefs étiquetées.
MULDORF, les mettant dans sa poche.
C’est bien... sur les quinze hommes qui nous restent, dis au sergent Franck d’en mettre deux en sentinelle à la porte de cette chambre.
BALTHASARD.
Oui, commandant.
MULDORF.
En outre, et pour première expédition dont je te charge, tu surveilleras toi-même ce prisonnier que je mets sous ta garde... ta place en dépend.
BALTHASARD.
Oui, commandant... nous nous connaissons déjà.
MULDORF.
Et pour être prêt à exécuter sur-le-champ les moindres ordres que je donnerai, ou que j’enverrai, tu ne dormiras pas de la nuit.
BALTHASARD.
Oui, commandant.
MULDORF.
Marche.
Balthasard sort par la porte à droite.
Pour moi, je vais me coucher, parce qu’il faut que la vigilance ferme quelquefois les yeux : ne fût-ce que pour mieux y voir... Si monsieur de Trenck veut un lit de camp à côté du mien... il ne tient qu’à lui de passer dans ma chambre à coucher.
FRÉDÉRIC, qui est allé s’asseoir sur le fauteuil à droite.
Je n’ai pas sommeil.
MULDORF.
Comme vous voudrez... là, ou ici... liberté tout entière, tant que ça peut s’étendre... trente pieds carrés... pour moi, je vais me déshabiller, et dans cinq minutes, je gage bien que je serai endormi... on dort si bien quand on est tranquille, et je le suis maintenant.
À part.
Je le tiens enfin ; et nous verrons qui sera le plus adroit.
Il prend une bougie sur la table du fond, et rentre dans sa chambre, à gauche de l’acteur.
Scène IX
FRÉDÉRIC, seul
La position devient désavantageuse ! dans un pays inconnu, où je n’ai pas l’habitude de manœuvrer, et resserré entre deux corps d’armée ennemis...
Il prend la bougie sur la table, et montrant la porte à droite.
Là, les avant-postes de Balthasard, avec ses deux sentinelles... ici,
Montrant la porte à gauche.
le quartier-général du commandant...
S’approchant, et écoutant.
Si je l’empêchais de dormir ?... Ce serait une vengeance qui me coûterait trop cher ; car il me ferait la conversation...
Il pose la bougie sur la table, auprès de la porte de la chambre de Muldorf.
Allons, allons, rien à tenter de ces deux côtés... il n’y a de salut que par ici...
Montrant le fond.
une porte bien fermée, et un large guichet avec des barreaux de fer...
c’est par là qu’il faut sortir... ne perdons pas de temps...
Il ôte sa cravate.
Si j’étais chez moi... cela irait bien plus vite... mais je n’ai là que mes équipages de campagne... mes limes anglaises qui ne me quittent
jamais,
Il en prend une dans sa cravate.
et j’espère bien que ce treillage-là ne me résistera pas longtemps... C’est encore heureux que le commandant ait voulu dormir, et qu’il m’ait laissé seul... sans cela...
Apercevant la porte à droite qui s’ouvre.
Dieux ! toujours ce damné de Balthasard !
Il s’éloigne de la porte du fond.
Scène X
BALTHASARD, FRÉDÉRIC
FRÉDÉRIC.
Que viens-tu faire ici ?... qui t’amène ?
BALTHASARD.
Mes réflexions.
FRÉDÉRIC.
Qu’est-ce que tu as besoin de réfléchir ?... Vois ton commandant... il est chez lui... fais-en autant.
BALTHASARD.
Non pas...il m’a dit de mettre deux sentinelles à cette porte... j’en ai mis trois.
FRÉDÉRIC.
Imbécile !
BALTHASARD.
Et de plus... je suis venu m’établir ici.
FRÉDÉRIC.
Et de quel droit ?
BALTHASARD.
Je ne vous dérangerai pas... je serai là, tranquillement, dans ce fauteuil... et si vous avez quelque chose à faire, je vous regarderai.
FRÉDÉRIC, à part.
J’aimerais mieux avoir affaire à trois commandants qu’à un animal aussi obstiné... Abandonnons la place, et battons en retraite, près du major, dont la présence m’inspirera peut-être.
Regardant dans la chambre de Muldorf.
Eh ! mais je vois vraiment qu’il m’a tenu parole... il ronfle déjà... tant mieux...
Air de l’Écu de six francs.
À ton maître je m’en vais rendre
Compte de ce que j’ai pu voir ;
J’espère qu’il saura t’apprendre
La discipline et le devoir.
S’il faut qu’un simple subalterne
Se mêle d’avoir à présent
Plus d’esprit que son commandant,
Comment veut-on que l’on gouverne ?
Il rentre dans la chambre à droite du spectateur.
Scène XI
BALTHASARD, seul
Ah bien oui !... c’est le commandant lui même qui m’a donné carte blanche... ce que nous appelons en musique ad libitum... et maintenant que j’ai une place dans la maison... je ne me soucie pas de la perdre. Une bonne place qui me convient... où il n’y a rien à faire, et où je n’ai pas peur de m’ennuyer, parce que je cultiverai mon talent.
Air des Scythes.
D’étudier ici je me propose
La clarinette, un superbe instrument
Qu’on m’défendait autrefois, et pour cause
Que ça faisait déserter l’régiment.
Mais dans ces lieux aucun danger n’existe,
Aussi je vais m’en donner à plaisir.
J’suis sûr d’avoir, c’est doux pour un artiste, }
Des auditeurs qui ne peuvent s’enfuir ; } bis.
Je les tiens... ils ne peuvent s’enfuir.
Mais les beaux-arts ne me feront pas négliger la surveillance... car il faut ici avoir toujours les yeux ouverts ; et c’est sans doute pour m’y habituer que le commandant m’a ordonné de passer la nuit sans dormir.
Il s’assied dans le fauteuil, qu’il place au milieu du théâtre.
C’est bien aisé à dire... mais quand on est là, comme moi, dans un bon fauteuil.
Bâillant.
je crois que je bâille... et qu’on sent le sommeil qui vient... qui vient... on a beau résister... et c’est ce que je fais... car, si je ne résistais pas... je serais déjà bien loin... oui... mon commandant... oui.. monsieur Frédéric... nous le te... nons... il est là...
Il s’endort tout-à-fait, puis au bout de quelques secondes il se réveille tout à coup.
Hein !... qu’est-ce que c’est ?... je crois que malgré moi j’ai perdu connaissance... et si je reste seul dans cette chambre, je vais repartir encore...
Se levant et marchant.
Au fait, ils sont trois factionnaires à la porte, et je suis seul dans l’appartement... je pourrais répartir toutes nos forces d’une manière plus égale... deux en dedans, deux en dehors, et puis on s’empêche mutuellement de s’évanouir, en s’avertissant d’avance.
S’approchant de la porte à gauche.
Factionnaire ?... Les voilà tous trois couchés sur les marches de l’escalier... c’est assez bien, parce qu’on ne peut pas sortir sans marcher sur eux... Factionnaire ?... hein ?... Je crois qu’ils dorment tous trois, comme s’ils étaient dans leur lit... Ah mon Dieu ! en voilà un qui roule dans la ruelle !... c’est un factionnaire à relever... attendez, attendez... je suis à vous... et je m’en vais leur apprendre...
Il sort par la porte à gauche.
Scène XII
FRÉDÉRIC, sortant de la porte à droite
Il a les habits du commandant, son chapeau, sa longue redingote. Il est grandi de six pouces.
Il dormait... je me suis mis dans ses habits... et avec des échasses dans ses bottes, me voilà aussi grand homme que lui !... à quoi tient la grandeur ! Balthasard n’est plus là ; mais il ne doit pas être loin... voyons vite l’inventaire de ses poches... une tabatière ; je la garderai comme souvenir... des clefs, dont je n’ai que faire... celle de la salle d’armes... c’est différent... On vient...
Il se met à la table à la Tronchin, et écrit debout, en tournant le dos à Balthasard et, François qui entrent.
Scène XIII
FRÉDÉRIC, BALTHASARD, FRANÇOIS
BALTHASARD.
Ce que c’est que de dormir !.... je te demande où tu allais, si je ne t’avais pas retenu... reste ici, en faction, et retiens-moi à ton tour... s’il y a lieu.
Apercevant Frédéric qui lui tourne le dos.
Dieux ! le commandant ! déjà à l’ouvrage, avant le jour... il est éveillé plus que nous...
À demi voix.
Commandant.
Ici commence l’air du Muletier. Frédéric, sans se détourner, lui fait signe de la main droite de se taire.
BALTHASARD, à François.
Il travaille, et ne veut pas être dérangé.
FRÉDÉRIC, achevant d’écrire une lettre qu’il montre, et qu’il met dans sa poche.
Ceci est pour le brave Franck, notre sergent.
Il jette un coup d’œil à la dérobée sur Balthasard et le factionnaire, qui sont aux deux côtés de la porte. Le factionnaire est du côté du spectateur.
Allons, il est temps.
Il prend sa canne, qu’il avait posée sur la table, puis ses gants, ensuite il souffle la lumière, et sans regarder Balthasard, il lui fait signe d’aller se placer auprès de la porte à gauche.
BALTHASARD, traversant le théâtre.
Oui, commandant, je vais m’y établir.
Frédéric va ensuite à François, qui est auprès de la porte à droite : celui-ci lui présente les armes. Frédéric s’arrête, redresse un peu le fusil de François, et sort en passant derrière lui. On entend en dehors les deux factionnaires qui lui présentent les armes.
Scène XIV
FRANÇOIS, à la porte à droite, BALTHASARD, à la porte à gauche
BALTHASARD.
Tu le vois bien... je t’ai toujours dit de tenir ton fusil mieux que cela... tu ne peux pas rester droit, les épaules effacées... tu te fais relever par le commandant, qui, ordinairement pourtant, n’a pas l’habitude de prendre garde, ni d’apercevoir les choses.
Roulement de tambour.
Hein... qu’est-ce que c’est ?... écoute donc... un roulement de tambour !... est-ce qu’il y aurait une alerte ? est-ce que le commandant aurait besoin de nous ? Courons vite... mais auparavant fermons cette porte.
Il sort avec François, fermant la porte à droite, au moment où le major sort de la porte à gauche.
Scène XV
MULDORF, en manches de chemise, et à moitié habillé
Qu’est-ce que c’est ?... qu’est-ce que c’est de me réveiller ainsi en sursaut ?... À peine ai-je eu le temps de m’habiller, et de m’habiller sans lumière !... Balthasard... sentinelle... holà !... où sont-ils ?... À propos, et mon prisonnier... s’il dort, malgré ce tapage, il faut qu’il ait le sommeil dur.
S’approchant de la chambre à droite.
Monsieur de Trenck !.... monsieur le baron !...
Le tambour bat la générale.
Il ne peut pas m’entendre à cause des tambours. Maudits tambours, taisez-vous donc !.... qu’on sache où on en est !... Qui diable, dans cette citadelle, s’avise de battre la générale sans m’en prévenir ?... c’est ce que je vais savoir.
Il s’approche de la porte à droite.
Eh bien ! la porte est fermée...
Frappant.
enfermer le commandant, c’est inimaginable ! Ouvrira-t-on ?...
Scène XVI
MULDORF, BALTHASARD
BALTHASARD, une lanterne à la main.
Quoi ! c’est vous, commandant ?... vous êtes partout.
MULDORF.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
BALTHASARD.
Que je ne vous ai jamais vu une activité pareille... vous vous multipliez dans le danger... vous aviez donc la clef ?
MULDORF.
Pour sortir ?
BALTHASARD.
Eh non ! pour entrer, puisque vous voilà... Du reste... tous vos ordres viennent d’être exécutés, et j’espère que nous le rattraperons.
MULDORF.
Qui donc ?
BALTHASARD.
Le prisonnier.
MULDORF.
Il s’est donc encore échappé ?... qui vous l’a dit ?
BALTHASARD.
C’est vous qui venez de nous l’apprendre.
MULDORF.
Moi !....
BALTHASARD.
C’est-à-dire de nous l’écrire... un ordre de vous, adressé au sergent Franck, et qu’il m’a donné par la raison qu’il ne sait pas lire.
MULDORF.
Un ordre de moi !... et qu’est-ce que je disais dans cet ordre ?
BALTHASARD.
Voici les propres paroles : « Sergent, le prisonnier vient de s’échapper... Je cours à sa poursuite par la porte de Brandebourg. Rassemblez tous vos hommes, relevez tous vos postes, et courez sur la route de Bergheim sans perdre un moment. »
MULDORF.
J’ai donné un pareil ordre !
BALTHASARD.
Qui vient d’être exécuté. Le sergent Franck et ses quinze hommes viennent de sortir.
MULDORF.
Il n’y a donc personne ici ?... Cours après eux.
BALTHASARD.
Si je sors, il y en aura encore moins... et puis ils sont déjà loin.
MULDORF.
Il a raison ; c’est un ordre qui n’a pas le sens commun.
BALTHASARD.
Ça n’a pas le sens commun...
Mouvement de Muldorf.
Cependant, commandant, si le prisonnier s’est échappé, il faut bien le poursuivre.
MULDORF.
C’est vrai, c’est vrai... Mais qui diable a donné cet ordre-là sans m’en prévenir ?... et comment ce prisonnier que nous tenions là, sous clef... entre nous deux... c’est ma faute, de m’être endormi.
BALTHASARD.
Vous !... du tout, vous étiez sur pied avant moi... à inspecter, à faire votre ronde.
MULDORF.
Tu crois ?
BALTHASARD.
Parbleu ! je vous ai vu debout... en grande tenue... et je ne sais pas pourquoi vous avez ôté votre habit... à moins que ce ne fût pour mieux courir... et vous allez gagner du froid.
MULDORF.
C’est ce que je dis depuis une heure... va me le chercher... dépêche-toi.
Balthasard entre dans la chambre à gauche.
Scène XVII
MULDORF, seul
Je n’ai pas voulu ôter à un subordonné la bonne opinion qu’il a de mon activité... mais je ne conçois pas comment j’étais tout à l’heure sur pied ?... J’étais donc levé avant d’être éveillé ?... Mais conçoit-on une pareille négligence... ce Balthasard... ces trois sentinelles qui étaient là... il s’est donc évaporé ?
Scène XVIII
MULDORF. BALTHASARD, rentrant avec des habits
BALTHASARD.
Je n’y conçois rien... il paraît qu’il passe comme il veut.
MULDORF, qui ne peut passer la manche de l’habit.
Ce n’est pas comme cet habit-là... que diable m’as-tu apporté ?
BALTHASARD.
C’est un habit.
MULDORF.
C’est une veste.
BALTHASARD.
L’uniforme du prisonnier... Ce gaillard-là est-il malin !
MULDORF.
Est-ce que ça peut m’aller ?... Donne-moi autre chose... ma robe de chambre... un autre habit... tu vois bien que je tousse... et que je viens de m’enrhumer.
Balthasard lui donne une robe de chambre. Pendant qu’il la met, le gouverneur entre par la porte à droite.
Scène XIX
LEWEMBERG, MULDORF, BALTHASARD
LEWEMBERG.
Oui, commandant, c’est moi qui, prêt à partir pour un voyage, suis venu vous donner mes dernières instructions, et vous recommander surtout la plus grande vigilance.
BALTHASARD, à part.
Cela se trouve bien.
LEWEMBERG.
Je vais à Berlin soumettre à l’approbation du Roi un projet que je médite... J’emmène avec moi ma fille et la comtesse de Linthal.
MULDORF.
Et où sont ces dames ?
LEWEMBERG.
En bas, dans ma voiture ; et ce qui nous a fort étonnés, c’est qu’en entrant, nous avons trouvé les portes de la citadelle toutes grandes ouvertes.
MULDORF.
Quelle négligence !.... c’est le sergent Franck et toute là garnison qui, en sortant ce matin...
BALTHASARD.
Non, commandant, je l’avais fermée sur eux.
MULDORF.
Et personne pour vous recevoir.
LEWEMBERG.
Si vraiment... des jeunes gens charmants, très aimables, très empressés... excellente tenue, et en costume de bal, qui sont venus nous donner la main, me conduire jusqu’ici... Et jugez de ma surprise, en reconnaissant en eux les amis, les camarades de mon fils, mes convives d’hier au soir.
BALTHASARD et MULDORF.
Nos prisonniers !
LEWEMBERG.
Que vous auriez dû traiter un peu plus sévèrement... non que je prêche la rigueur... mais ils avaient l’air d’être les maîtres de la citadelle.
BALTHASARD.
Miséricorde ! ils sont sortis de la salle d’armes.
MULDORF.
Il n’y a plus de prisonniers au château !
BALTHASARD.
Il n’y en a plus.
FRÉDÉRIC, paraissant à la porte à droite.
Il y en a encore.
Il sort, et ferme la porte, dont on entend tirer les verrous en dehors.
MULDORF.
Ô ciel ! on nous enferme.
LEWEMBERG, souriant.
Tous les trois... c’est un peu fort... et qu’est-ce que je vois là ?
FRÉDÉRIC, présentant un papier par le guichet de la porte au fond.
Une sommation des assiégeants.
BALTHASARD, prenant le papier.
Adressée à monseigneur.
MULDORF.
Un manifeste !
LEWEMBERG.
Donne.
Lisant.
« Monsieur le gouverneur, vous savez la condition que le Roi a mise à ma liberté... pour me laisser sortir de prison, il veut que je sois marié... »
S’interrompant.
C’est vrai...
Il lit.
« C’est donc de vous que dépend ma délivrance. Je ne vous parlerai pas de mon amour, de mon rang, de ma fortune... »
S’interrompant.
Je les connais...
Il lit.
« Je ne vous ferai pas même valoir l’avantage de vous tenir comme prisonnier, et ces dames comme otages... je ne veux rien devoir qu’à vous-même et à votre générosité... Mais si vous me refusez... s’il faut perdre à la fois, et celle que j’aime, et l’espoir de la liberté... vous savez ce dont je suis capable... et je ferai plutôt sauter la citadelle... Votre respectueux gendre,
« FRÉDÉRIC, baron de TRENCK,
« qui attend votre réponse derrière la porte. »
MULDORF.
Et vous pourriez jamais consentir ?...
LEWEMBERG, à demi voix.
Avec d’autant moins de peine, que c’est pour lui que je me rendais à Berlin ; et, au moment de tout concilier, il ne serait pas prudent de lui laisser commettre une nouvelle extravagance, qui suspendrait la clémence du Roi.
MULDORF.
Comme vous voudrez... pour ce qui vous regarde... Mais, moi, je ne peux pas laisser sortir ainsi... un prisonnier... qui nous tient sous clef... Nous ne le pouvons pas... n’est-ce pas, Balthasard ?
BALTHASARD.
Non, monsieur le major ; moi, d’abord, je suis furieux.
MULDORF.
Moi, je suis commandant.
LEWEMBERG.
Et moi, je suis neutre.
MULDORF.
Et nous ne capitulerons qu’à la dernière extrémité.
On entend le tambour dans le lointain.
Écoutez... du secours qui nous arrive...
S’approchant du fond, et criant à haute voix.
C’est le sergent et la garnison qui rentrent au château.
FRÉDÉRIC, rouvrant le guichet.
Dont les portes sont fermées... et ils sont prisonniers en dehors, comme vous en de dans, c’est encore un moyen... le dixième...
BALTHASARD, à Muldorf.
Si c’est ainsi, commandant... ne pouvant plus être secourus... nous ferions peut-être aussi bien...
MULDORF.
Pas encore... et cette clef qu’il m’a rendue... le passe-partout qui ouvre toutes les serrures...
Courant vers le guichet.
J’ai le onzième moyen.
FRÉDÉRIC, en dehors, tirant de gros verrous.
Et moi, le douzième.
MULDORF.
C’est fini.
BALTHASARD.
Nous sommes... bloqués.
CHŒUR en dehors.
Air de la Muette.
Ah ! pour nous quelle gloire !
Que ce moment est doux !
Nous avons la victoire :
Prisonnier, rendez-vous.
LEWEMBERG, à Muldorf.
Superbe fut la résistance ;
Et sans déshonneur, commandant,
Après une telle défense
On peut se rendre.
MULDORF et BALTHASARD, criant.
L’on se rend.
Scène XX
Toutes les portes s’ouvrent ; paraissent FRÉDÉRIC, REYNOLD, EMMA, LA COMTESSE et tous les JEUNES GENS
CHŒUR.
Ah ! pour nous quelle gloire !
Les vaincus nous sont chers ;
N’usons de la victoire
Que pour briser leurs fers.
Daignez excuser nos erreurs ;
Que les vaincus pardonnent aux vainqueurs.
MULDORF.
Monsieur, vous n’êtes plus sous ma juridiction, vous êtes marié par ordre du Roi, et c’est à mademoiselle
Montrant Emma.
Que je remets tous mes droits.
LA COMTESSE.
Acceptez-vous un pareil geôlier ?
FRÉDÉRIC.
Et je promets de ne jamais le tromper.
MULDORF.
Je n’aurais pas cédé ainsi, monsieur, sans les prières de monseigneur votre beau-père,
Regardant Balthasard.
et puis j’étais si mal secondé.
BALTHASARD.
Parbleu, mon commandant, c’est ma première déroute... Quel est le musicien qui, une fois en sa vie, n’a pas joué faux ?
FRÉDÉRIC.
Tu prendras ta revanche au bal de mes noces... tu conduiras l’orchestre, à condition que ce jour-là tu n’interrompras pas la valse pour nous mener coucher en prison.
On reprend le chœur général.
Ah ! pour nous quelle gloire !
Les vaincus nous sont chers ;
N’usons de la victoire
Que pour briser leurs fers.
Daignez excuser nos erreurs ;
Que les vaincus pardonnent aux vainqueurs :
Pardonnez aux vainqueurs.