Le Ballet extravagant (Jean DE PALAPRAT)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 25 juin 1690.

 

Personnages

 

ORONTE

JULIE, sa Femme

ANGÉLIQUE, Leur Fille

MARIANE, Leur Fille

TOINETTE, leur Servante

CLITANDRE, Amant des deux Filles

DORANTE, Amant des deux Filles

DES RONDEAUX, Valet des Amants

LA RIVIÈRE, Valet des Amants

DEUX TROMPETTES

CHRISALTE, Commissaire, ami d’Oronte

UN LAQUAIS

 

La Scène est à Paris.

 

 

DISCOURS SUR LE BALLET EXTRAVAGANT

 

Cette petite Pièce est toute de moi. Jamais le nom de petite Pièce n’a été plus justement donné à un ouvrage de théâtre. En effet, si je viens d’appeler un rien le Concert ridicule, je ne sais plus comment appeler celle-ci, puisqu’elle est au-dessous d’un rien. Je voudrais un peu, par plaisir, que quelqu’un s’imaginât que ce que j’en dis-là est par modestie, il serait bientôt détrompé. Je ne crois pas lui pouvoir donner une plus grande louange que de l’appeler un rien. Jamais la simplicité n’a régné mieux qu’elle règne ici. Depuis la première Scène de Chrisalte avec son ancien ami, jusqu’au dénouement, qu’un rien a amené et qu’un rien consomme, la folie d’une femme entêtée de mettre un Opéra sur pied, fait venir l’idée à la Rivière, de se servir d’une répétition de Ballet pour enlever ses filles. Et sur quoi est fondé tout cela ? Sur ces mots : Jamais nos Romains ne pourront enlever ces Sabines. Voilà toute la Pièce.

L’idée de cette Comédie ne fut point rêvée ; elle me vint tout-à-coup comme un éternuement. Les excellentes Actrices de l’Opéra, dont on avait chargé avec succès dans le Concert ridicule un air qu’elles chantaient avec tant d’applaudissement dans les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, me dirent, en plaisantant, qu’il était juste que les Danseuses eussent leur tour. Le hasard fit que j’allai me souvenir en ce moment d’un ancien Ballet de l’enlèvement des Sabines, qui avait été dansé autrefois à Toulouse. Voilà mon parti pris. Je demandai à Messieurs Chammelé et Roseli s’ils voudraient s’habiller en femmes : ils y consentirent. On n’a pas oublié leur taille, et on se souvient encore avec autant de douleur que de plaisir, quels Acteurs c’étaient. Mon imagination me représenta le plaisant de l’opposition des bedaines de ces deux Rois de Théâtre en tripaillés, à la maigreur de Messieurs Raisin l’aîné et de Vilier, les deux squelettes de la Scène. Voilà tout le fondement de l’expédient de mon primo Zani, de mon conducteur d’intrigue : Jamais les Romains ne pourront enlever ces Sabines.

Ma Pièce fut expédiée en deux ou trois jours. La représentation suivit de près, et les applaudissements accompagnèrent la représentation. Cependant comme nous n’avons jamais eu du côté de l’intérêt un entier bonheur, ni mon associé ni moi, dans aucun de nos ouvrages, nos fortunes n’étant guères moins semblables que nos inclinations, cette Pièce fut donnée dans les grandes chaleurs de l’Été et pendant le temps des bains. Cette occupation, autant de nécessité que de plaisir, attire tout le monde : le cours s’établit à la porte saint Bernard ; ceux qui n’y vont pas pour se baigner, y vont pour se promener, et les Dames ne sont pas exemptes des railleries que la malignité des hommes leur fait, peut-être injustement, sur ce choix de leur promenade. Les spectacles sont désertés en ce temps-là, tous ceux qui venaient au Ballet extravagant y riaient aux larmes : mais le nombre des rieurs n’était pas grand. La Pièce, suivant les règles, ne fut jouée que neuf ou dix fois. Messieurs les Comédiens la reprirent sur leur compte après la saint Martin. Jamais je n’ai vu une fureur pareille à celle que Paris eut pour cette Pièce ; et je suis bien aise de trouver cette occasion de rendre un témoignage public du procédé de Messieurs les Comédiens à mon égard. Dans le temps des étrennes on apporta chez-moi un diamant de quarante pistoles, avec un billet très galant et très honnête, dont je ne connus point l’écriture ; et je fus plus de deux ou trois mois à savoir que cette galanterie venait de la part de Messieurs les Comédiens.

Je ne m’étonne pas du prodigieux succès de cette Pièce, non plus que de ce lui de son aînée, je veux dire le Concert ridicule : c’étaient deux imaginations folles, sans bassesse et sans extravagance de la part de l’Auteur ; car il y en avait beaucoup dans l’esprit de Julie, et le Ballet n’est pas appelé Extravagant sans sujet. La plus grande simplicité qui ait jamais été sur le Théâtre régnait en toutes les deux. Elles ont été presque la source de deux badinages qu’on a trouvé si bons, qu’on les a vus depuis avec plaisir en plus de vingt Comédies : je veux parler des plaisanteries intarissables sur l’Opéra, et sur la différence des galants d’Été avec les galants d’Hiver, qu’on a répétées toujours avec succès, non seulement sur le Théâtre Français, mais même sur le Théâtre Italien, qui de son vivant fut toujours le singe et le copiste de ce qui avait réussi sur la Scène Française. Je ne dis pas que ceux qui ont si souvent et toujours si heureusement badiné sur ces riants sujets, ne l’eussent fait également quand jamais ni le Concert ridicule, ni le Ballet extravagant n’auraient paru. Je n’ai garde aussi de vouloir insinuer une chose dont je serais bientôt démenti par la lecture de ces ouvrages, qui est qu’on ait rien imité de mes pensées ni de mes traits. Mais toujours me reste-t-il la satisfaction intérieure d’avoir ouvert un si agréable chemin ; et pour m’honorer ici d’une comparaison glorieuse, (car nous sommes, nous, pour les grandes et magnifiques comparaisons) il me semble qu’on ne saurait me refuser en quelque façon dans ces petits badinages dont je viens de parler, l’avantage incontestable qu’ont les anciens sur les modernes, je veux dire le bonheur de les avoir précédés.

 

 

Scène première

 

ORONTE, CHRISALTE

 

ORONTE, en habit d’Arménien.

En un mot, mon cher Monsieur Chrisalte, de puis deux ans que vous n’avez reçu de mes nouvelles, et que je passe pour mort dans ma famille, l’entêtement que ma femme a toujours eu pour les spectacles, a dégénéré en folie.

CHRISALTE.

Pourquoi donc tant la ménager ? Pourquoi ce déguisement ; et que ne faites-vous l’éclat qu’elle mérite ?

ORONTE.

Un éclat ferait évader ces deux fripons, dont elle est la vache à lait depuis longtemps, et dont je veux me saisir aujourd’hui, si je puis.

CHRISALTE.

Et de quel droit vous en saisir ?

ORONTE.

Comment, de quel droit ? Il y a plus d’un mois qu’ils sont logés et nourris céans comme de grands Seigneurs, pour leurs prétendues qualités, l’un de Maître à danser, l’autre de Musicien et de Poète.

CHRISALTE.

Peut-être le sont-ils véritablement.

ORONTE.

Point du tout. Il y en a un au contraire, que l’on soupçonne de n’être qu’un misérable valet de quelque malheureux Officier de Cavalerie, qui cherche peut-être des dupes pour faire sa Compagnie ; et vous voulez que je souffre que cette folle ruine mes filles ?

CHRISALTE.

Est-ce les ruiner que de les faire bien élever ; que de leur donner des Maîtres...

ORONTE.

Mais ces Maîtres supposés lui ont mis dans la tête d’entreprendre un Opéra, pour l’aller promener dans les Provinces.

CHRISALTE.

Ho ! certes...

ORONTE.

N’est-ce pas le grand chemin de dissiper en moins d’une année le peu de bien que mes travaux et mes voyages m’ont fait amasser, dans l’espérance de marier avantageusement mes filles ? Hélas ! vous connaissez la famille de Clitandre et de Dorante ?

CHRISALTE.

Comme la vôtre ; pourquoi ?

ORONTE.

Ils recherchaient mes filles, j’en étais ravi, et sans mon malheureux voyage...

CHRISALTE.

Je vois bien... Mais vous voilà de retour à propos, vous y serez encore à temps.

ORONTE.

Je ne sais.

CHRISALTE.

Mais qui vous en a déjà tant appris, et comment savez-vous que votre femme fait des dépenses et des dissipations ?

ORONTE.

Il y a deux ou trois jours qu’à la faveur de mon déguisement je loge dans cet Hôtel avec elle. J’ai gagné un certain domestique de la maison, qui me rapporte, pour mon argent, tout ce qu’elle fait ; et Toinette même, sa fille de chambre, qui ne m’avait jamais vu, et qui est malicieuse, moqueuse et plaisante, jugeant par la curiosité que j’ai de m’informer de ce qui se passe chez ses Maîtresses, que je suis amoureux de quelqu’une d’elles, me dit de son côté, pour se divertir de moi seulement, des choses qu’elle croit sans conséquence, et dont je ne laisse pas d’en tirer de fortes.

CHRISALTE.

Toinette aime à rire, et ce valet vous trompe peut-être.

ORONTE.

Il est trop ingénu ; il m’a même averti que ces fripons ont quelques desseins d’enlever mes filles : c’est pourquoi ma résolution est prise, et je vous prie de me servir en ami.

CHRISALTE.

Quand la Charge de Commissaire que j’ai achetée depuis que nous ne nous sommes vus, ne m’aurait produit que cette occasion, je m’estime rois trop heureux...

ORONTE.

Je vous suis obligé : voilà pourquoi j’ai souhaité que vous vinssiez ici pour reconnaître les lieux.

CHRISALTE.

Cela est tout vu.

ORONTE.

Cette sale est commune à deux ou trois appartements.

CHRISALTE.

Tant mieux.

ORONTE.

Voilà celui de ma femme et de mes filles.

CHRISALTE.

Fort bien.

ORONTE.

Voilà la chambre des deux fourbes en question ; ils ne sauraient nous échapper.

CHRISALTE.

Assurément, et vous pouvez, mon cher Oronte, vous reposer entièrement sur mes soins.

ORONTE.

Adieu, laissez-moi seul. Il me semble que j’entends Toinette : elle aura peut-être quelque nouveauté à m’apprendre. Retirez-vous, c’est elle même. Si j’ai besoin de vous, je sais bien où vous retrouver.

CHRISALTE.

Serviteur.

 

 

Scène II

 

TOINETTE, ORONTE

 

TOINETTE.

Ah, ah ! je vous retrouve toujours : vous ne bougez donc de céans ?

ORONTE.

Vous voyez.

TOINETTE.

Hé bien, ne cesserez-vous jamais d’être taciturne ? Il y a pourtant de quoi se divertir mieux dans notre seul faubourg, que dans toute votre Arménie.

ORONTE.

Je le crois.

TOINETTE.

Courage, Seigneur Dom Japhet le ténébreux ; faites comme nous, qui n’avons en tête que joie, allégresse, réjouissance, argent et bonne chère.

ORONTE.

Tout le monde est-il devenu fou chez-vous ?

TOINETTE.

Vous l’êtes bien davantage, d’aller courir les mers pour quelque petit profit très incertain ; nous allons, nous, gagner de l’argent sans danger et en terre ferme.

ORONTE.

Comment ?

TOINETTE.

En riant, chantant et dansant.

ORONTE.

Mais, Toinette...

TOINETTE.

Je vous trouve bien familier de m’appeler Toinette ; donnez-moi, s’il vous plaît, de la Damoiselle gros comme le bras. J’aspire à devenir Danseuse de l’Opéra ; et si cela arrive, j’espère que nous ferons parler de nous comme les autres.

ORONTE.

Vous vous moquez.

TOINETTE.

Non, sérieusement. Madame Julie a fait société avec Messieurs de la Rivière et des Rondeaux ; ils vont au premier jour mettre un Opéra sur pied, et le voiturer de contrée en contrée. Dès ce soir elle leur avance pour cela mille pistoles.

ORONTE.

Quoi, elle donnera mille pistoles ?

TOINETTE.

Vraiment c’est pour s’enrichir ; la peste qu’elle est fine. Que croyez-vous ? elle ne fait si bien apprendre à chanter et à danser à ses filles, que dans la vue de leur faire faire les premiers rôles dans son Opéra.

ORONTE.

Quelle extravagance !

TOINETTE.

C’est une adroite, vous dis-je ; elle en sait bien plus long que notre pauvre défunt Monsieur Oronte : on dit que c’était un bon homme, mais petit génie. Pour elle, ha, ha ! elle ne veut que des Danseurs et des Chanteurs pour gendres. Que cela sera joli de voir une Académie composée presque d’une seule famille !

ORONTE, bas.

Je l’en empêcherai bien.

TOINETTE.

Qu’avez-vous ? êtes-vous jaloux de la fortune que nous allons faire ? Vous y aurez votre part, si vous voulez : j’ai assez de crédit dans notre Académie pour vous y faire vendre du café.

ORONTE.

Je vous remercie.

TOINETTE.

J’y ferai joindre encore les livres et la bougie, les arcs-boutants de notre Opéra ne me sauraient rien refuser.

ORONTE.

Vous pouvez donc toute chose sur l’esprit de Julie ?

TOINETTE.

Qu’est-il besoin ? Quoi, vous croyez que ce soit elle qui soit la Maîtresse ?

ORONTE.

Eh ! qui donc ?

TOINETTE.

Qui ? Messieurs des Rondeaux et de la Rivière. Enfin, Madame Julie sera la Maîtresse pour payer seulement : mais pour le reste, je crois franchement que nous le sommes tous.

ORONTE.

Quel aveuglement ! Et que fait Julie à l’heure qu’il est ?

TOINETTE.

Elle est avec Monsieur des Rondeaux, qui lui parle de Philosophie, de Métamorphose, de Vers. Mais je m’arrête trop, et je dois aller dans l’appartement de Monsieur de la Rivière : adieu, Monsieur de la Chocolatière.

 

 

Scène III

 

ORONTE, seule

 

Juste Ciel ! que dois-je faire ? Suivrai-je le transport qui m’agite ? Non, suspendons mon ressentiment ; et puisque je me suis contraint jusques ici, allons retrouver Chrisalte, et prenons avec lui les mesures nécessaires pour empêcher ce détestable projet. Mais que veulent ces gens ?

 

 

Scène IV

 

DEUX TROMPETTES, ORONTE

 

PREMIER TROMPETTE.

Serviteur, Seigneur Arménien, êtes-vous Français ?

ORONTE.

Selon.

DEUXIÈME TROMPETTE.

C’est-à-dire, si vous entendez notre langue ?

ORONTE.

Quelquefois.

PREMIER TROMPETTE.

Connaissez-vous quelqu’un dans ce logis ?

ORONTE.

Peut-être.

DEUXIÈME TROMPETTE...

N’est-ce pas ici que demeure une femme qui n’est pas mal folle ?

ORONTE.

Je ne sais.

DEUXIÈME TROMPETTE.

Et qui a deux filles qui ne sont pas trop sages ?

ORONTE.

Pourquoi ?

DEUXIÈME TROMPETTE.

C’est qu’elles ont à leurs trousses deux Cavaliers qui les couchent en joue.

PREMIER TROMPETTE.

Et ce sont ces deux Cavaliers que nous cherchons.

ORONTE, voyant paraître la Rivière et Toinette.

Tenez, je crois que ce Monsieur vous en pourra dire des nouvelles. Bas. C’est assurément un de mes fourbes ; retirons-nous, et faisons observer autour du logis ce qui se passera.

 

 

Scène V

 

LA RIVIÈRE, TOINETTE, LES DEUX TROMPETTES

 

PREMIER TROMPETTE.

Nous te trouvons à la fin, mon Prince.

LA RIVIÈRE.

Pour vous servir, mes enfants.

DEUXIÈME TROMPETTE.

Il y a longtemps que nous te cherchons,

LA RIVIÈRE.

Il y a longtemps que je vous attends.

TOINETTE.

Qui sont ces gens-là ?

LA RIVIÈRE.

Ce sont nos deux Trompettes, que je fais venir ici pour nous prêter main forte en cas de besoin : nous pouvons nous confier à eux, ils sont résolus et discrets.

TOINETTE.

Bon, des Trompettes discrets.

PREMIER TROMPETTE.

Sont-ce là tes amours ?

LA RIVIÈRE.

N’en vaut-elle pas bien la peine ? Que t’en semble ?

DEUXIÈME TROMPETTE,

Allons, Camarade,

LA RIVIÈRE.

Que voulez-vous faire ?

PREMIER TROMPETTE.

Sonner une petite fanfare.

TOINETTE.

J’ai bien affaire d’être trompétée.

DEUXIÈME TROMPETTE.

Ce sera à la sourdine, et la sérénade ne lui coûtera que bouteille.

LA RIVIÈRE.

J’aime mieux vous en payer six une autre fois, et que vous ne fassiez point de bruit présentement. Voilà ma chambre, allez-y tous deux ; vous y trouverez vos Capitaines, vous saurez à quoi vous leur serez nécessaires. Dites-leur que nous allons travailler pour eux, Toinette et moi, et qu’ils ne s’impatientent pas.

DEUXIÈME TROMPETTE.

C’est assez.

 

 

Scène VI

 

LA RIVIÈRE, TOINETTE

 

TOINETTE.

Nos amoureux sont donc bien inquiets ?

LA RIVIÈRE.

Ma foi, sans ma rhétorique, je crois qu’ils se seraient jetés par les fenêtres.

TOINETTE.

Qu’ils s’en gardent bien, ils gâteraient leurs affaires.

LA RIVIÈRE.

Et encore plus leur taille. Mais parlons sérieusement : que fait Madame Julie ?

TOINETTE.

Faut-il le demander ? Elle est avec Monsieur des Rondeaux, qui l’enjôle, et qui gagne bien, je t’assure, l’argent que tu lui as promis.

LA RIVIÈRE.

N’est-il pas vrai que c’est un homme universel ?

TOINETTE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le connais : nous nous sommes vus en Languedoc.

LA RIVIÈRE.

Figure-toi donc ce que c’est qu’un Normand, nourriture de Gascogne.

TOINETTE.

Diantre !

LA RIVIÈRE.

Mais que dirai-je à nos Amants ? ils sont diablement pressés.

TOINETTE.

Qu’ils se donnent patience : ils ne peuvent voir mes jeunes Maîtresses, que leur mère ne soit sortie.

LA RIVIÈRE.

C’est ce que j’ai tâché de leur faire entendre.

TOINETTE.

Les voilà bien malades, de se contraindre un moment pour leur propre intérêt ; nous nous contraignons bien pour leur rendre service depuis un mois.

LA RIVIÈRE.

Voilà à peu près les termes dont je me suis servi pour les persuader.

TOINETTE.

Les beaux esprits se rencontrent, comme tu vois.

LA RIVIÈRE.

Tu n’en manques pas : mais tu n’en as pas tant que moi.

TOINETTE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais.

LA RIVIÈRE.

Peu de gens m’égalent en vivacité, et si sans vanité je n’en fais pas trophée.

TOINETTE.

En prenant la figure d’un Maître à danser, vous n’en avez pas pris tous les apanages, et l’on voit bien que la modestie est une de vos bonnes qualités.

LA RIVIÈRE.

Mais vous ironisez, la belle.

TOINETTE.

Moi ? point du tout, je dis ce que je pense.

LA RIVIÈRE.

Malgré votre raillerie, trouvez encore dans Paris un valet, qui pour servir son Maître s’introduise auprès de sa Maîtresse en qualité de Maître à danser, et qui puisse soutenir pendant un mois ce noble caractère.

TOINETTE.

Oh, tant de présomption me fait perdre patience. Dirait-on pas, à t’entendre parler, que tu sais la magie noire ? Je m’en vais parier, moi, que si j’étais vêtue en homme, je ferais... je ferais aussi bien que toi ton personnage.

LA RIVIÈRE.

Qui, toi ? je voudrais bien t’y voir.

TOINETTE.

Et qu’y a-t-il en cela de difficile ? Entrer familièrement à toute heure chez de jolies personnes, leur faire faire deux ou trois tours dans une chambre bien parquetée, leur prendre les bras, leur mettre la main tantôt sous le menton, et tantôt sur l’épaule, marmotter un air, se dandiner, friser un pied, faire un saut, une gambade, une pirouette, une profonde révérence, dire doucereusement deux ou trois sottises, et prendre en s’en allant négligemment ses billets. Car franchement tu n’es Maître à danser que pour les billets.

LA RIVIÈRE.

Que tu es peste. Mais au fonds crois-tu que je sois le seul de la profession qui me mêle de ce petit négoce ?

TOINETTE.

Hé que non ; et que ces Messieurs seraient moins dorés qu’ils ne le sont, s’il ne leur était jamais passé par les mains d’autres billets que ceux qui servent de marques pour leurs leçons. Crois-moi, ne te vante pas tant, des Rondeaux fait encore plus que toi, et Julie jurerait qu’il est grand Musicien et grand Poète.

LA RIVIÈRE.

Belle comparaison ! Pour paraître Poète ou Musicien il n’y a qu’à être fou ; et quand on veut paraître tous les deux ensemble, il faut un peu redoubler la dose : mais pour la danse, il faut payer de sa personne : il faut être bien fait, belles jambes, beaux bras, bel estomac, bon air ; enfin il faut avoir mille belles qualités qui se rencontrent en moi.

TOINETTE.

Eh, laissons ces bagatelles pour des choses plus importantes. Clitandre et Dorante sont arrivés d’hier au soir ?

LA RIVIÈRE.

Oui, d’hier au soir, dans l’espérance d’enlever leurs Maîtresses, comme nous leur avons mandé.

TOINETTE.

Oui, mais je ne crois pas qu’elles soient d’aussi bonne volonté que nous. Le mot d’enlèvement les effarouche, et la pudeur leur fait faire des réflexions quine sont pas à notre avantage.

LA RIVIÈRE.

Elles n’ont pourtant point de meilleur parti à prendre, et tu dois être la première à les y résoudre, si tu veux conserver quelque espérance de me posséder.

TOINETTE.

Un si haut prix me ferait entreprendre des choses encore plus périlleuses.

LA RIVIÈRE.

La présence de leurs Amants pourra les déterminer.

TOINETTE.

Je n’attends pour cela que la sortie de leur mère. La voici heureusement avec des Rondeaux ; amusez-la tous deux ici, je vais cependant mener ton Maître et Clitandre chez mes Maîtresses, et me joindre à eux pour tâcher de les persuader. Faites mille contes à dormir debout à Julie, étourdissez-la de vos balivernes. Voyez en quel danger je serais si elle venait à rentrer.

 

 

Scène VII

 

JULIE, DES RONDEAUX, LA RIVIÈRE

 

JULIE.

J’avais impatience de vous revoir, Monsieur de la Rivière ; je veux savoir de vous si vous pouvez avoir toutes choses prêtes pour partir dans trois jours.

LA RIVIÈRE.

Tout est prêt, Madame, et il ne nous manque plus rien que de l’argent.

JULIE.

J’attends mon Procureur pour aller recevoir mille pistoles, que je vous mettrai aussitôt entre les mains. Mais avez-vous tous vos danseurs, vos chanteurs, et vos symphonistes ?

LA RIVIÈRE.

J’ai mes principales voix. Vous avez paru satisfaite de toutes celles que je vous ai fait entendre : quant aux chœurs, les Provinces ne nous fourniront que trop de sujets pour les remplir ; et pour des violons et autres instruments, il se présente à moi tous les jours de quoi peupler cinq ou six orchestres.

JULIE.

Et les habits ?

LA RIVIÈRE.

Je crois que nous aurons assez de ceux qui sont déjà dans ma chambre ; on ne se pique pas aujourd’hui qu’ils soient entièrement neufs.

JULIE.

Nous venons présentement, Monsieur des Rondeaux et moi, de dresser les articles de notre société ; je vais vous les querir, afin que vous les examiniez.

LA RIVIÈRE.

Non, Madame, ne vous donnez point cette peine, je les signerai tantôt aveuglément, après que je vous aurai donné un plat de mon métier, et que vous aurez vu le Ballet que vous souhaitez.

JULIE.

Quelque remplie que je sois des belles choses que Monsieur vient de me lire, je m’apprête encore à vous admirer.

LA RIVIÈRE.

Ah, Madame, pour Monsieur, vous ne pouvez m’en rien dire que je ne connaisse à fonds. C’est le premier homme du monde pour la composition, aussi bien que pour les paroles ; et le plus beau morceau d’Opéra que j’ai jamais vu de ma vie, c’est sans doute son Dialogue de Pierre de Provence avec la belle Maguelonne.

DES RONDEAUX.

Parlez de vous, Monsieur de la Rivière, parlez de vous. Oui, Madame, voilà le premier des génies pour donner une cadence, des attitudes, et des mouvements à toutes choses ; il n’est pas jusques aux plus abstraites qu’il ne rende sensibles, quand il les expose sur le théâtre. Par exemple, y a-t-il rien de plus surprenant que ce qu’il a été inventer pour mon Opéra de Clélie dans toutes les ingénieuses entrées des habitants de Tendre, dont j’avais tout à l’heure l’honneur de vous entretenir ? C’est bien autre chose vraiment que des sauts de lutins, que des tricotés des Dieux des eaux, ou des passecailles de Divinités champêtres. Grâce à la sublimité de l’imagination de Monsieur, nouvelle amitié, jolis vers, billets doux, petits soins, respects, empressements, soupirs et désirs téméraires : tout cela danse, Madame.

LA RIVIÈRE.

Quand il serait vrai que j’aurais quelque talent pour cela, encore serait-ce l’unique : mais vous, Monsieur, vous joignez l’excellence de la Musique au chromatique de la Poésie.

DES RONDEAUX.

Je me mêle de trop de choses pour réussir à pas une.

LA RIVIÈRE.

Et fi, à quoi sert cette modestie ? Il ne faudra, pour preuve de ce que je dis, que voir votre Opéra d’Alcmène. Figurez-vous, Madame, qu’il la fait accoucher sur le théâtre. Jusques ici on n’a fait chanter que des amants, des furieux, des géants, et des damnés tout au plus : mais que dira-t-on quand on entendra une femme en travail d’enfant exprimer par son chant ses douleurs et ses tranchées ? Y a-t-il qu’un des Rondeaux au monde qui peut mettre en musique les douleurs d’une femme qui accouche ?

DES RONDEAUX.

Ce n’est rien au prix de ce que vous a fourni votre invention dans mon Divertissement des Sectes des Philosophes ; et vous en jugerez, Madame, quand vous verrez qu’il y fait danser les idées de Platon, et les nombres de Pythagore.

JULIE.

Hé ! mon Dieu, je suis toute ravie de vous entendre. Vous mettez donc toutes choses en Opéra ?

DES RONDEAUX.

Je le crois bien, Madame. Je ne veux pas qu’on forte vide de mes spectacles, et je prétends qu’on en rapporte autre chose que des chansons.

LA RIVIÈRE.

Il est vrai que rien n’affadit le cœur comme d’entendre un tas de jeunes évaporés, et de femmes étourdies, qui ne font autre chose, en sortant d’un Opéra, que bourdonner, je vais partir, belle Hermione... et quelque tronçon de chant qu’ils auront retenu.

DES RONDEAUX.

La Comédie se vantera d’instruire, et l’Opéra n’aura pas cet avantage ? Je prétends former l’esprit et les mœurs dans les miens, et qu’on y apprenne Fable, Histoire, Science, Arts, Philosophie, Astrologie, Mathématiques et Morale.

JULIE.

Oh, que cela sera beau, et d’une grande utilité !

DES RONDEAUX.

Vous moquez-vous ? Par tout où nous établirons notre Académie, on pourra, si l’on veut, supprimer les Collèges.

JULIE.

Est-il possible ?

DES RONDEAUX.

Oui, Madame, je vous soutiens qu’on n’apprend rien dans les Collèges qu’on n’apprenne plus agréablement dans notre Opéra.

JULIE.

Quel plaisir pour la Jeunesse !

DES RONDEAUX,

En un mot, Madame, j’ai raffiné sur tout ce qui a été fait jusqu’à présent dans ce genre, et pour l’intérêt et pour la gloire. Dans cette double vue je n’ai point fait d’Opéra qui dure moins de six jours : j’ai remarqué qu’il y a plusieurs personnes assez ménagères pour se contenter de voir chaque Opéra une seule fois.

LA RIVIÈRE.

On sera obligé de venir aux nôtres six fois pour le moins, si on les veut voir tout entiers.

DES RONDEAUX.

Nous en donnerons le Prologue le Lundi, le Mardi le premier Acte, et ainsi du reste.

 

 

Scène VIII

 

TOINETTE, JULIE, DES RONDEAUX, LA RIVIÈRE

 

TOINETTE.

Jasmin est de retour, Madame, et votre Procureur est là-bas dans le carrosse.

JULIE.

Je vais descendre, et lui épargner la peine de monter. Je vous prie, Messieurs, que tout soit prêt à mon retour pour le Ballet : je brûle d’envie de voir cet essai de votre capacité ; ensuite je vous mettrai entre les mains les mille pistoles que je vais toucher.

 

 

Scène IX

 

DES RONDEAUX, LA RIVIÈRE

 

DES RONDEAUX.

Il me semble que nous allons insensiblement nous engager dans une méchante affaire.

LA RIVIÈRE.

As-tu peur ?

DES RONDEAUX.

Moi ? non.

LA RIVIÈRE.

Mais tu trembles, n’est-ce pas ? Cela n’est pas extraordinaire ; les Muses ne sont pas courageuses, et qui en possède deux comme toi, doit avoir peur à proportion : cependant nous sommes trop avancés pour reculer.

DES RONDEAUX.

Je ne dis pas qu’il faille reculer : mais au moins ne devrions-nous rien entreprendre à la légère, et il serait bon que nous fussions bien accompagnés.

LA RIVIÈRE.

Ah ! poltron, je ne t’ai jamais reconnu si Poète ? va, va, j’ai pourvu à tout, Et nos deux Trompettes ?

 

 

Scène X

 

TOINETTE, DES RONDEAUX, LA RIVIÈRE

 

TOINETTE.

Sa crainte et tes précautions sont inutiles.

LA RIVIÈRE.

Pourquoi ?

TOINETTE.

Ces innocentes ne veulent point, à quelque prix que ce soit, consentir à l’enlèvement. Mais les voici tous ensemble, tâchons encore de les convertir.

 

 

Scène XI

 

MARIANE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, DORANTE, LA RIVIÈRE, DES RONDEAUX, TOINETTE

 

ANGÉLIQUE.

Non, Dorante, je n’y consentirai jamais.

DORANTE.

Belle Angélique.

MARIANE.

Vous n’obtiendrez jamais de moi cet aveu, Clitandre.

CLITANDRE.

Charmante Mariane.

DORANTE.

Vous m’allez désespérer.

ANGÉLIQUE.

Je vous imiterai.

CLITANDRE.

Vous me ferez mourir.

MARIANE.

Je ne vous survivrai pas.

LA RIVIÈRE.

Voilà ce qui s’appelle une entrée parlante.

TOINETTE.

Voilà ce qui s’appelle des sottises. Hé mort de ma vie, il sied bien à des Officiers de soupirer comme des benêts ; vous mériteriez d’être cassés. Allez, vous déshonorez les troupes : et vous, pouvez-vous entendre tous deux tant de sottises sans rien dire ?

LA RIVIÈRE.

Que veux-tu que nous disions ? Pour moi les bras me tombent.

DES RONDEAUX.

Moi, je songeais qu’on ferait une belle scène de ce désespoir amoureux.

TOINETTE.

Peste soit du poète, de l’indolent, et des amoureux transis. Je vois bien qu’il faut que je me mêle un peu de tout ceci : çà de quoi s’agit-il ?

LES QUATRE AMANTS, ensemble.

Ne le sais-tu pas ?

TOINETTE.

Quoi tous ensemble ?

DES RONDEAUX.

C’en serait assez pour un chœur d’Opéra.

TOINETTE.

Parlons l’un après l’autre. De quoi vous plaignez-vous ? je vous choisis, vous, pour porter la parole.

DORANTE.

Du peu d’estime et de confiance qu’elles nous marquent en ne voulant pas nous suivre.

TOINETTE.

Elles n’ont pas raison. Et vous quels sont vos griefs ? répondez, vous qui êtes l’aînée.

ANGÉLIQUE.

Ils ont l’indiscrétion de nous proposer un enlèvement.

TOINETTE.

Ils ont tort ; est-ce qu’on propose des enlèvements aux personnes qui nous aiment ? Cependant laissez-moi faire, je tâcherai d’accommoder tout ceci. Venons au fait. N’aimez-vous point ces Demoiselles ?

DORANTE.

En peux-tu douter ?

TOINETTE.

Non assurément. N’estimez-vous pas beaucoup ces Messieurs ?

ANGÉLIQUE.

Juges-en par notre chagrin.

TOINETTE.

Cela se voit. Ne feriez-vous pas tout votre bonheur de les posséder ?

DORANTE.

C’est tout ce que nous souhaitons au monde.

TOINETTE.

Fort bien. Et vous, ne seriez-vous pas bien aises de les avoir pour époux ?

ANGÉLIQUE.

Oui, par toute autre voie que celle de l’enlèvement.

TOINETTE.

Oh ! il n’y faut pas songer. Mais si je vous propose quelqu’autre expédient honnête, me promettez-vous de faire ce que je vous dirai ?

ANGÉLIQUE.

De tout notre cœur.

TOINETTE.

Ah voilà qui va bien : il faut commencer par sortir d’ici.

ANGÉLIQUE.

Quoi ?

TOINETTE.

Ne vous alarmez pas. Il faut sortir d’ici, aller se promener aux Tuilleries, et de là nous irons où notre destinée nous conduira.

MARIANE.

Et quelle différence fais-tu de cette promenade à un enlèvement ?

TOINETTE.

Et quelle ressemblance trouvez-vous d’un enlèvement à une promenade ? Sortons d’ici, vous dis-je, et tout à l’heure : votre mère ne vous a donné que ce temps-ci pour songer à nos affaires, profitons-en ; et quand nous nous serons promenés un jour ou deux, nous trouverons bien des expédients pour avoir son consentement de force ou de gré.

ANGÉLIQUE.

Mais où irons-nous ?

TOINETTE.

N’avez-vous pas ici votre tante ? Monsieur n’a-t-il pas sa mère ; au pis aller le monde n’est-il pas plein de Couvents ? Ne perdons point de temps en paroles inutiles : la Rivière, va chercher des carrosses.

LA RIVIÈRE.

J’y cours.

 

 

Scène XII

 

MARIANE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, DORANTE, DES RONDEAUX, TOINETTE

 

ANGÉLIQUE.

Attendez, où courez-vous ?

TOINETTE.

Si vous ne profitez de cette occasion, vous courez risque de vous voir quelque jour conjointe à quelque diesis ; et votre sœur à quelque pirouette à six tours ; et d’ailleurs ne suivez-vous pas les intentions de votre père, qui était mille fois plus raisonnable que votre mère ?

DES RONDEAUX.

Pour ne point perdre de temps, je vais faire ma malle.

TOINETTE.

Rien ne te presse ; l’équipage d’un Poète est bientôt fait.

 

 

Scène XIII

 

MARIANE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, DORANTE, LA RIVIÈRE, TOINETTE

 

LA RIVIÈRE.

Nous ne saurions plus sortir ; votre mère est là-bas, elle ne s’arrête qu’à donner en passant quelques ordres pour le Ballet de ce soir.

CLITANDRE.

Quel revers !

TOINETTE.

Que ferons-nous ?

LA RIVIÈRE.

Je ne sais. Voilà ce que c’est que de perdre du temps en paroles.

TOINETTE.

N’en perdons point encore en réflexions.

ANGÉLIQUE, s’en allant.

Sortez Dorante.

DORANTE.

Mon pauvre la Rivière.

CLITANDRE.

Tirez-nous de ce mauvais pas.

LA RIVIÈRE.

Attendez, si leur mère a tant d’envie de voir le Ballet, il faut le lui donner tant bien que mal, et nous servir de cette occasion ; c’est précisément ce que des Rondeaux me contait l’autre jour. Les Romains... la guerre des Sabins... la figure et la taille de nos Trompettes ; ils sont gros et pesants, jamais vous n’en pourrez venir à bout... Mais allez vite dans ma Chambre, vous y trouverez tout ce qu’il faut, et au signal que je vous donnerai vous ferez... M’entendez-vous au moins ? Allez promptement ; et dès que vous serez prêts, envoyez-moi des Rondeaux, il amènera ces violons que vous savez, et nous avertira de tout ce que vous aurez concerté. Partez.

 

 

Scène XIV

 

TOINETTE, LA RIVIÈRE

 

TOINETTE.

Je t’admire.

LA RIVIÈRE.

Ah ! parbleu, mon enfant, je vais faire pour nos Amants et pour nous un grand effort de mémoire et de bel esprit. Vivat, Toinette, tu vas voir un échantillon du savoir-faire de ton futur époux. C’est à vous, mon génie, à qui je m’abandonne, retracez-moi fidèlement tous les morceaux d’histoire, dont des Rondeaux et mon Virgile travesti m’ont si souvent embrouillé la cervelle, et venez m’aider à renverser par un pompeux galimatias celle de Madame Julie.

TOINETTE.

Prends garde à toi, la voici.

LA RIVIÈRE.

Fais revenir tes Maîtresses.

 

 

Scène XV

 

JULIE, LA RIVIÈRE

 

JULIE.

Je reviens plutôt que je ne m’étais promis ; mon homme est à la campagne, et je ne saurais toucher de l’argent aujourd’hui. Ce qui me console, c’est que je jouirai plutôt du plaisir de votre Ballet.

LA RIVIÈRE.

J’avais fait appeler Mesdemoiselles vos filles pour en faire une répétition avant votre venue : mais puisque vous voici, nous commencerons tout de bon, dès que Monsieur des Rondeaux nous amènera notre monde ; je vais cependant vous en dire le dessein.

 

 

Scène XVI

 

MARIANE, ANGÉLIQUE, JULIE, TOINETTE, LA RIVIÈRE

 

JULIE.

Allons, mes filles, préparons-nous à admirer.

LA RIVIÈRE.

Toute l’histoire Romaine est le sujet de l’Opéra dont le Ballet que vous allez voir, fait un divertissement.

JULIE.

Voilà ce qu’on appelle de grands sujets ; c’est là qu’il y aura du merveilleux et du sublime.

LA RIVIÈRE.

Oh ! oh !

JULIE.

Quoi, vous représenterez tout ? combats, triomphes, sacrifices.

LA RIVIÈRE.

En doutez-vous ? Il me tarde que vous entendiez le chœur des Oyes qui sauvèrent le Capitole.

JULIE.

J’avoue que voilà qui est inouï.

LA RIVIÈRE.

Ah ! ah ! voyez donc, je vous prie, Madame, de quels spectacles, de quels divertissements, de quelles machines, et de quelles décorations surprenantes un pareil sujet est susceptible.

JULIE.

Vous m’enchantez.

TOINETTE,

Quel Orviétan !

LA RIVIÈRE.

L’histoire d’Énée en fera le Prologue ; d’abord le théâtre représentera la ville de Troyes en flammes, Énée paraîtra portant son père sur ses épaules, tenant son fils Ascagne par la main, et perdant dans la confusion sa femme.

TOINETTE.

Voilà le plus bel endroit de sa vie.

LA RIVIÈRE.

Ensuite il s’embarquera, il y aura une tempête, mais une tempête à faire dresser les cheveux. Les vents, les éclairs, une nuit, un tonnerre, bourouloulou, bouroulou : la tempête finira par une entrée d’Alcions ; c’est de quoi on n’a pas encore ouï parler sur le Théâtre, et où, sans vanité, je me suis surpassé. Point de Tritons, point de Sirènes, cela est trivial : mais des monstres les plus singuliers, parmi lesquels je ne laisserai pas de mêler une danse galante de petits poissons, jusques aux maquereaux et aux soles.

Afin qu’Énéas le pieux
Regardant tristement les Cieux,
Lâche ces piteuses paroles :
Je serai donc mangé des soles ?

Je ne vous parle point de la chasse des cerfs, des harpies, de sa descente aux Enfers ; car un Opéra sans lutins, sans ombres, sans furies et sans enfers, ne vaut pas le diable. Mais sautons le reste du Prologue. Premier Acte, la fondation de Rome. Romulus la fait bâtir. Troupes de Maçons et de Charpentiers. Il établit le Sénat. On verra paraître avec de longues barbes, et de larges robes fourrées, cent hommes vénérables, à qui je fais danser des rigaudons. Ce sera une danse grave et majestueuse celle-là : mais la plus variée à mon gré, et que j’ai choisie sur toutes pour vous faire voir aujourd’hui, c’est celle qui représente l’enlèvement des Sabines. Vous y verrez un Romulus, dont j’ose me flatter que vous serez contente, et que vous avouerez que tout ce que l’art peut produire... Mais Monsieur des Rondeaux paraît, c’est à moi de me taire.

 

 

Scène XVII

 

DES RONDEAUX, LES AMANTS, habillés en Romains, LES TROMPETTES, en Sabines, JULIE, ANGÉLIQUE, MARIANE, LA RIVIÈRE, TOINETTE

 

DES RONDEAUX.

Vous voyez, Madame, des personnes qui vont faire tous leurs efforts pour vous plaire.

TOINETTE.

Ah ! mon Dieu, quels Carême-prenant !

LA RIVIÈRE.

Tais-toi, veux-tu tout gâter ?

JULIE.

Il est vrai que voilà des figures extraordinaires.

LA RIVIÈRE.

Vous jugez bien, Madame, que ce sont des hommes : tous les Opéra du monde ont commencé ainsi.

TOINETTE.

Hé bien, mâles ou femelles, pourquoi diantre êtes-vous allé prendre ces panses entripaillées ?

LA RIVIÈRE.

Pour entrer dans l’esprit du Poète, ma mie. Mais J’ai tort de répondre à une ignorante ; c’est Monsieur qui me presse tous les jours d’imiter la nature.

DES RONDEAUX.

N’ai-je pas raison ?

LA RIVIÈRE.

Pour une danse de Nymphes et de Bergères, je choisis des personnes effilées, de belle taille, de modeste embonpoint, là entre gras et maigre : mais pour exprimer la grossièreté des Sabines, il fallait pour le moins des créatures de cette corpulence. Mais ne perdons point de temps : Monsieur des Rondeaux faites commencer.

DES RONDEAUX.

Messieurs les Violons, apprêtez-vous. Vous serez peut-être surprise d’entendre des paroles Gasconnes ?

JULIE.

Du Gascon dans un Opéra !

DES RONDEAUX.

Oui, Madame. Dans le dessein où nous sommes de courir toute la France, j’ai crû que je devais faire quelques Scènes dans le langage particulier de chaque Province ; et il y aura dans mes Opéra du Gascon, du Normand, du bas Breton, et du Basque. Mais avant que je chante, Monsieur de la Rivière, ayez la bonté de disposer votre monde.

LA RIVIÈRE.

Allons, Messieurs, gai, plantez-vous bien, les mains sur les rognons, un côté de perruque sur l’épaule ; ferme-là, gourmandez le théâtre, point d’air embarrassé, beaucoup de noblesse ou d’impudence : pas mal, pas mal. Et vous, Mesdemoiselles à vous, courage, rengorgez-vous : souvenez-vous du moins de partir du bon pied, et dès le premier coup d’archet raccourcissez-moi d’abord un bras, et étendez l’autre, avec un petit tour de poignet en dedans : déhanchez-vous gracieusement, et que la tête penche langoureusement du côté du bras que vous étendrez : ces airs tendres vous gagneront mille cœurs. Fort bien, fort bien. À vous le dé, Monsieur des Rondeaux.

DES RONDEAUX.

Jouez, Messieurs les Violons...

Quand l’amour fa tout per nous plaire,
Aurian tort d’y resista,
L’oucasiou, nou tourno gaire,
Coviten nous den proufita,
Ta ra, ra, ra, la la, la, ra la, la,

On danse.

Fases m’un bralle de sourtido,
Cadun’ am bostre pastou,
E se bostro mero crido,
La pasimaren sul tou,
Tou rou, lou lou lou, lou rou, lou lou.

On commence à danser, et les Romains font des efforts pour enlever les Sabines.

LA RIVIÈRE.

Courage, mes enfants : hep, voulez-vous boire un coup pour avoir plus de force encore ? Hep, en voilà assez, en voilà assez ; si vous alliez faire quelqu’effort, vous ne vaudriez plus rien pour le métier où l’on vous destine. Madame, Monsieur des Rondeaux, voilà une chose que nous n’avons pas prévue, jamais nos Romains ne pourront enlever ces Sabines.

JULIE.

Quelles masses de chair êtes-vous allé prendre ?

TOINETTE.

On leur a fait aussi des tettons qui les assomment.

LA RIVIÈRE.

Vous ne pensez donc pas aux grands hommes dont ils représentent les Nourrices ? Pouvait-on faire trop grosses les mamelles qui devaient allaiter les Maîtres de toute la terre ? Vouliez-vous qu’on en prît le modèle sur la maigre Nourrice[1] de Cadmus ? Tenez, voilà une Sabine que j’ai choisie exprès pour porter les trois Horaces d’une ventrée.

JULIE.

Il faut pourtant, à quelque prix que ce soit voir la fin de ce Ballet.

TOINETTE.

Faites enlever les Romains par les Sabines, la moindre d’elles les emporterait tous deux.

DES RONDEAUX.

Comme vous y allez, la belle ; il ne faut pas faire de ces anachronismes dans l’histoire.

LA RIVIÈRE.

Nous perdons le plus bel endroit ; demandez-le à ces Demoiselles, à qui j’en ai montré les pas.

JULIE.

Mariane et Angélique en savent les pas ?

LA RIVIÈRE.

Oui, Madame.

JULIE.

Il faut qu’elles les dansent.

MARIANE.

Nous, ma mère ?

JULIE.

Oui, vous, et tout à l’heure.

ANGÉLIQUE.

Nous n’oserions.

JULIE.

Il faut l’oser.

MARIANE.

Dispensez-nous-en, je vous supplie.

JULIE.

Non pas, s’il vous plaît.

TOINETTE.

Allez-en repasser deux ou trois fois les pas dans la chambre prochaine, et dépêchez-vous.

LA RIVIÈRE.

Vous allez voir, vous allez voir une fin de Ballet à laquelle vous ne vous attendez pas, et qui vous surprendra assurément.

JULIE.

Je n’en doute point. !

LA RIVIÈRE.

C’est mon chef-d’œuvre au moins que cette fin, et il y a plus d’un mois que j’y travaille.

 

 

Scène XVIII

 

ORONTE, CHRISALTE, JULIE, LA RIVIÈRE, DES RONDEAUX, etc.

 

CHRISALTE, laissant tomber sa robe de Commissaire.

Arrêtez, Messieurs les Romains, les armes doivent céder à la robe ; c’est une Sentence d’un de vos Consuls. Votre enlèvement n’ira pas, s’il vous plaît, plus loin.

TOINETTE.

Que vient chercher ce diable d’homme ici ?

CHRISALTE.

Quoi, vous vous défendez contre un Commissaire ! Holà, faites monter le Guet.

UN LAQUAIS.

Ferai-je aussi monter le Guet à cheval ?

DORANTE et CLITANDRE, se démasquant.

Hé bien, Monsieur, puisqu’il faut lever le masque, apprenez...

ORONTE.

Que vois-je ?

DORANTE.

Que c’est l’injuste caprice de Madame qui nous impose cette dure nécessité.

ORONTE.

C’est Clitandre ! c’est Dorante !

CLITANDRE.

Que nous ne faisons que suivre la volonté de leur père, et que si Oronte était en vie...

ORONTE.

Le voici.

JULIE, s’enfuyant.

Hay, mon mari.

ORONTE.

Le Ciel me rend tout-à-propos à ma famille,

CLITANDRE.

Ô Dieux ! Oronte.

MARIANE et ANGÉLIQUE.

Mon père !

TOINETTE.

Notre Maître !

LA RIVIÈRE.

Voici bien un autre branle.

DES RONDEAUX.

Il nous faudra changer de ton.

MARIANE et ANGÉLIQUE.

Mon père, ce n’est qu’en nous jetant à vos genoux...

DORANTE.

Monsieur, vous devez nous pardonner.

ORONTE.

Levez-vous, Messieurs ; je suis informé de tout ce qui se passe, et je vois que vous conservez pour mes filles des sentiments que j’approuve de puis trop longtemps, pour m’y opposer aujourd’hui. Allons chercher un endroit plus commode que cette sale, et travailler ensemble aux moyens de nous mettre tous en repos.

TOINETTE.

Monsieur, pour votre bienvenue, ordonnez, s’il vous plaît, à quelqu’un qu’il m’enlève[2], et je continuerai mes prières pour vous.

LA RIVIÈRE.

Viens, je suis ton homme.


[1] Représentée par M. Boutelou, qui était un squelette.

[2] Vers de l’Ésope de Boursault.

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