Le Baiser au porteur (Eugène SCRIBE - Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT - Marie Alexis Justin GENSOUL)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Madame, par les comédiens ordinaires de S. A. R., le 9 juin 1824.

 

Personnages

 

LA BARONNE DE VERVELLES

JENNY, sa Nièce

DERVILLE, jeune Colonel

PHILIPPE, son Domestique

THIBAUT, fermier de Madame de Vervelles

JEANNETTE, femme de Thibaut

VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

La scène se passe à la campagne.

 

Le théâtre représente un hameau.

 

 

Scène première

 

DERVILLE, PHILIPPE

 

Derville entre le premier, et marche en lisant.

PHILIPPE, le suivant.

Monsieur, si nous nous reposions un peu.

DERVILLE.

Laisse-moi tranquille.

PHILIPPE.

Depuis deux heures que nous nous promenons dans la campagne... Il faut que ce roman-là vous amuse beaucoup.

DERVILLE.

Un roman... tiens, regarde... sais-tu lire ?

PHILIPPE, lisant.

Œuvres de Charron... de... de la Sagesse.

DERVILLE.

Oui, de la sagesse.

PHILIPPE.

C’est drôle, que vous puissiez lire aussi couramment dans ce livre-là ; car enfin, ça doit être de l’hébreu pour vous ?

DERVILLE.

Qu’est-ce que c’est, Monsieur Philippe ?... Je crois que vous faites le plaisant... sachez que ce livre-là peut tout apprendre.

PHILIPPE.

Apprend-il aussi à payer les dettes ?

DERVILLE.

Non pas, mais à les oublier.

PHILIPPE.

En ce cas, Monsieur, vous devriez le faire lire à vos créanciers... ces gens-là ont des mémoires !... vous avez eu beau quitter Paris, venir vous établir à la campagne... je crois qu’ils vous ont suivi... car j’ai aperçu, tout à l’heure, à l’auberge du Soleil d’or, des figures de connaissance.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Il faudra, faute de paiement,
Renouveler chaque créance.
Comme cela revient souvent
Et que j’ai de la prévoyance,
J’ai sur moi des papiers timbrés.
Il les lui présente.

DERVILLE.

Écrire en plein air !

PHILIPPE.

Le temps presse.

Montrant le livre qu’il tient.

Et tenez... vous les signerez
Sur le livre de la sagesse.

DERVILLE, prenant le papier et le mettant dans sa poche.

Va te promener, toi et mes créanciers... Cherchez donc le calme et la solitude... C’est en vain qu’on veut fuir le monde et les hommes... Avec ces gaillards-là, il n’y pas moyen d’être misanthrope.

PHILIPPE.

Mais aussi, Monsieur, pourquoi vous mettez-vous misanthrope ? comme s’il n’y avait pas d’autre état dans le monde... Au moment de toucher une dot superbe dont nous avions grand besoin, à la veille d’épouser une femme charmante dont vous êtes amoureux fou... vous abandonnez la noce, le château de la tante ; et vous venez vous réfugier dans ce petit village où, depuis quatre jours, nous sommes tous les deux à l’auberge... et pourquoi ?... parce qu’il vous a passé par la tête des idées de philosophie.

DERVILLE.

Oui, je t’ai dit cela dans le premier moment ; mais, vois-tu, en fait de philosophie, moi, je n’en ai que quand je ne peux pas faire autrement.

Air de Lantara.

Quand l’Amour ou Bacchus m’appelle
Dans un boudoir ou dans un gai festin,
Joyeux convive, amant fidèle,
Je vante et l’amour et le vin !
Si j’ai blâmé leur ivresse indiscrète,
C’était, hélas ! philosophe obligé,
Quand le docteur me mettait à la diète,
Ou quand l’amour me donnait mon congé.

Et aujourd’hui, je suis précisément dans cette dernière catégorie.

PHILIPPE.

Vraiment !

DERVILLE.

Eh ! oui... voilà trois ans que je suis admis dans la maison de Madame de Vervelles... je n’ai pu voir sa nièce, cette aimable veuve, la charmante Jenny, sans l’adorer, sans en perdre la tête... tu le sais... tout était conclu, arrangé... le mariage allait se faire... lorsque notre tante... une tête vive, romanesque... mais la meilleure femme du monde...

PHILIPPE.

Vous oppose un rival... Monsieur de Valbrun... ce gros major.

DERVILLE.

Du tout... Pour rien au monde, elle ne manquerait à ses serments... Ce n’est pas une femme comme une autre... elle a mille qualités, et n’a qu’un seul défaut... qui tient peut-être à l’éducation... c’est qu’elle veut qu’on soit fidèle à sa femme.

PHILIPPE.

Fidèle !...

DERVILLE.

Oui, mon ami... et elle est là-dessus d’un rigorisme... c’est-à-dire que ce n’est plus un préjugé, ça devient un ridicule... elle regarde la moindre inconstance, la moindre infidélité, comme un crime que rien ne peut expier.

PHILIPPE.

Eh bien ! puisque vous le saviez...

DERVILLE.

Aussi, je m’observais, et je m’étais maintenu avec assez de bonheur, lorsque, la veille du mariage, j’étais allé à la chasse, et je m’arrêtai pour me rafraîchir dans une ferme ou j’aperçois une petite fille charmante... Tu sais, la petite Louise.

PHILIPPE.

Oui, Monsieur, une jolie brune.

DERVILLE.

J’entre en conversation et tout en m’offrant du lait, elle m’apprend qu’elle va être rosière... c’était drôle, n’est-ce pas ? et puis d’ailleurs, son lait était excellent ; mais je n’avais pas sur moi d’argent, et pour la remercier... je l’embrassai sans intention... lorsque la porte s’ouvre, et je vois paraître... qui ?... Madame de Vervelles en personne, ma future et redoutable tante... Il n’y eut pas moyen de me justifier ; elle ne voulut rien entendre ; et, dans sa colère, elle m’annonça qu’elle allait protéger Monsieur Valbrun, qui était amoureux de Jenny. Jenny elle-même déclara qu’elle y consentait, qu’elle ne voulait plus me voir. Alors tout fut rompu... et, dans mon désespoir, je suis venu m’établir à six lieues de leur château, dans ce village, où je veux renoncer au monde, aux plaisirs, et surtout aux rosières.

PHILIPPE.

Bien vrai, Monsieur ?

DERVILLE.

Peux-tu en douter ? si tu savais combien je suis malheureux d’avoir perdu celle que j’aime... et cela, par ma faute, par mon étourderie...

On entend des violons.

Mais qu’est-ce que j’entends ?

PHILIPPE.

Ce sont les violons de la noce ; il y a eu un mariage ce matin : et si vous voulez attendre, vous allez le voir revenir.

DERVILLE.

Moi !... à quoi bon ! pour être témoin de leur bonheur ! non, je te l’ai dit, je renonce à l’amour, aux femmes... La mariée est-elle jolie ?

PHILIPPE.

C’est la petite Jeannette, la fille de notre aubergiste, elle épouse Thibaut, un fermier de Madame de Vervelles ; car elle a aussi de ce côté des propriétés magnifiques.

DERVILLE.

Comment !... ce gros Thibaut, qui est si jaloux ?... est-il heureux d’épouser une femme comme celle-là ? car cette petite Jeannette est fort bien.

PHILIPPE.

Tenez, la voici qui vient de ce côté avec les jeunes filles de la noce.

DERVILLE, regardant.

Air du Pot de fleurs.

Que ce costume rend jolie !
Quelle taille et quel pied charmant !

PHILIPPE.

Allons, encore une folie ;
Rappelez-vous votre serment.
Après l’aventure dernière,
Aller attaquer justement
La mariée...

DERVILLE.

Ah ! c’est bien différent,
Et ce n’est pas une rosière.

Philippe, laisse-moi.

PHILIPPE.

Et votre lecture ?...

DERVILLE.

Je l’achèverai dans un autre moment... je te suis.

PHILIPPE, prenant le livre qu’il emporte.

Allons, à demain la sagesse.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DERVILLE, JEANNETTE, CHŒUR DE JEUNES PAYSANNES

 

CHŒUR.

Air : Allons danser loin ces ormeaux.

Ah, quel plaisir ! ah, quel beau jour !
Quand l’ mariage
Nous engage !
Ah, quel plaisir ! ah, quel beau jour !
Ce soir la danse aura son tour.

JEANNETTE.

Chacune de vous est priée...
Sans adieu ; mon mari m’attend ;
Enfin me voilà mariée...

TOUTES LES JEUNES FILLES

Ah, qu’il nous en arrive autant !
Ah, quel plaisir ! ah, quel beau jour !
Quand l’ mariage
Nous engage !
Ah, quel plaisir ! ah, quel beau jour !
Ce soir la danse aura son tour.

Elles sortent toutes.

DERVILLE, retenant Jeannette, qui veut sortir.

Un moment, charmante Jeannette.

JEANNETTE.

Pardonnez, Monsieur, mais mon épouseux m’attend ; et cette journée doit être toute à lui.

DERVILLE.

L’heureux mortel !... Que ne donnerais-je pas pour être à sa place !...

Regardant Jeannette.

Voilà pourtant comme j’aurais été... donnant la main à ma femme, à ma chère Jenny !... cette idée seule !...

JEANNETTE, voulant retirer sa main.

Eh bien ! Monsieur !

DERVILLE.

Non... ne craignez rien... je voulais vous parler, parce que j’ai à vous gronder. Comment, Jeannette ? vous vous mariez, et vous ne m’en dites rien, à moi, qui loge chez votre père, qui suis de la maison... c’est fort mal, j’aime beaucoup à doter les filles sages et jolies comme vous ; et je me serais chargé volontiers...

JEANNETTE.

Ah ! la chose est faite.

DERVILLE.

En vérité !...

JEANNETTE.

Depuis plus de trois mois... c’est un riche propriétaire des environs, un militaire ; c’est Monsieur le major Valbrun qui me marie...

DERVILLE.

Diable de major ! qui se trouve toujours sur mon chemin... j’aurais cependant voulu faire quelque chose pour vous, et surtout pour Thibaut, qui est un honnête garçon... Eh ! bien, écoutez, Jeannette : je m’inscris d’avance... je veux être le parrain de votre premier enfant.

JEANNETTE.

C’est beaucoup trop d’honneur.

DERVILLE.

La place n’est pas retenue ?

JEANNETTE.

Non, Monsieur.

DERVILLE.

Air de Monsieur Deschalumeaux.

Premier couplet.

Il m’en faut un gage.

JEANNETTE.

Continent ?

DERVILLE.

Qu’un doux regard me remercie !

JEANNETTE.

Et que dirait Thibaut ?...

DERVILLE.

Vraiment,
C’est pour lui que je vous en prie.
Je veux le servir, et chez lui
Fixer la fortune jalouse.

JEANNETTE.

Vrai... vous protég’rez mon mari ?

Le regardant tendrement.

Allons... faut être bonne épouse.

Deuxième couplet.

DERVILLE.

Ce n’est rien, et pour son destin,
Cette faveur n’est pas la seule ;
Puisque je vais être parrain,
Je prétends doter ma filleule :
Pour cela, loin d’être exigeant,
Je ne veux qu’un baiser, ma chère !...

JEANNETTE.

Vrai !... vous doterez notre enfant ?...
Allons... faut être bonne mère.

Derville l’embrassant.

THIBAUT, paraissant.

À merveille... j’arrive à propos.

JEANNETTE.

Aïe...

Elle se sauve.

 

 

Scène III

 

DERVILLE, THIBAUT

 

THIBAUT, à Jeannette.

C’est bon, c’est bon ; je te rattraperai là bas... Conçoit-on cela ? elle vient à peine de dire oui, et v’là qu’elle le dit encore ici... à Monsieur.

DERVILLE.

Parbleu ! une fois qu’on y est.

THIBAUT.

C’est une horreur !... et je n’entends pas qu’ici, au village, on donne dans les manières de la ville.

DERVILLE.

Allons, ne vas-tu pas te fâcher pour un oui ou pour un non ?

THIBAUT.

Pardine, Monsieur, faut-il que je vous remercie ? au moment encore où j’allais vous faire politesse...

Montrant un papier et une écritoire qu’il tient à la main.

lorsque j’allais passer chez vous, pour vous prier de me faire l’honneur de signer au contrat.

DERVILLE.

Eh bien !... est-ce que cela nous empêche d’être bons amis... parce que j’ai embrassé ta femme ?... voyez le grand malheur.

THIBAUT.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Je n’me doutais pas que Jeannette
Oublierait ce qu’elle m’a juré :
Puisqu’elle est trompeuse et coquette,
D’elle et d’ vous je me vengerai.
Oui, dans la colèr’ qui m’enflamme,
Ça ne se pass’ra pas comm’ ça !
Vous avez embrassé ma femme,
Tout le village le saura.

Car je vais, de ce pas, l’apprendre à tout le monde.

DERVILLE.

Y penses-tu ?... un garçon gros et gras comme toi, se mettre en peine pour si peu de chose !... Tu ne connais donc pas les usages ?

THIBAUT.

Vous appelez ça un usage ?

DERVILLE.

Sans doute : on embrasse toujours une mariée.

THIBAUT.

C’est-à-dire que, si vous étiez l’épouseux, vous souffririez que je venissions à votre barbe...

DERVILLE.

Mais... oui.

THIBAUT.

Eh bien ! je ne m’y fierais pas.

DERVILLE.

Tu as tort... Écoute, promets-moi de ne pas faire de peine à Jeannette ; et si je me marie, tu rendras à ma femme le baiser que j’ai pris à la tienne.

THIBAUT.

Oui... croyez cela.

DERVILLE.

Je t’en donne ma parole.

THIBAUT.

Laissez-moi donc... vous voulez me faire taire ; mais si, lors de votre mariage, je m’avisais d’aller me présenter chez vous, vous me feriez mettre à la porte, et vous auriez bien vite oublié votre promesse.

DERVILLE.

Si tu ne crois pas à ma parole, veux-tu mon billet ?

THIBAUT.

Votre billet ? çà serait drôle !

DERVILLE.

Tu n’as qu’à parler... donne-moi ce papier, et cette écritoire... Dieu ! quel bonheur !

Fouillant dans sa poche.

j’ai justement là du papier timbré.

Pendant qu’il écrit.

THIBAUT, étonné.

Vraiment !

DERVILLE, écrivant.

J’en ai toujours sur moi, pour ces occasions-là... si tu savais combien j’en ai déjà mis en circulation.

Thibaut lui présente son chapeau sur lequel il écrit.

« Bon pour un baiser à ma femme, payable à yue, à Monsieur Thibaut, ou à son ordre, valeur reçue comptant », et je signe.

THIBAUT.

Comment diable !... on dirait une lettre de change... je vois, Monsieur, que vous êtes un brave jeune homme ; que vous voulez faire honneur à vos affaires... et ça me réconcilie avec vous.

Air : Que j’ sis content ! (de Bérat.)

Que j’ sis roulent ! queu’ bonne affaire !
J’ons un billet qu’est excellent.
C’ baiser pris à ma ménagère
Va me rapporter cent pour cent.
Que j’ sis content !
Ah ! ah ! que j’ sis content !
À quelqu’ dam’ de haut parage
Il peut se marier... Quel bonheur !
Pour un simpl’ baiser d’ village,
J’ touche un baiser de grand seigneur.

Quel honneur ça m’ fera dans le pays... je cours montrer ce billet à mes amis... à mes connaissances... à tout le monde enfin.

Reprise de l’air.

Que j’ sis content ! queu’ bonne affaire !
J’ons un billet qu’est excellent :
C’ baiser pris à nia ménagère
Va me rapporter cent pour cent.
Que j’ sis content !
Ah ! ah ! ab ! que j’ sis content !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DERVILLE, seul, riant

 

L’aventure est impayable... Dieu ! si je n’avais jamais signé d’autres lettres de change... ah ! ah !

Air : Vos maris en Palestine.

Je ris vraiment quand j’y pense,
Thibaut entend fort bien raison.
Que n’a-t-on ma conscience
Chez tous les gens du grand ton !
Combien de maris, bons apôtres,
Passeraient pour amants heureux.
Par leurs exploits seraient fameux,
S’ils pouvaient ravoir chez les autres
Tout ce qu’on a pris chez eux !

 

 

Scène V

 

DERVILLE, PHILIPPE

 

PHILIPPE.

Ah ! Monsieur t quelle nouvelle !

DERVILLE.

Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ?

PHILIPPE.

Si vous saviez qui je viens de rencontrer... vous ne pourrez jamais le deviner.

DERVILLE.

Raison de plus, pour que tu me le dises tout de suite.

PHILIPPE.

Je viens de voir un superbe landau, dans lequel étaient Madame la baronne de Vervelles et sa nièce.

DERVILLE.

Jenny !... Jenny dans ces lieux ! et quel motif peut l’amener ?

PHILIPPE.

C’est ce que je me suis demandé... mais le plus étonnant, c’est que ces dames, en m’apercevant, ont fait un geste de joie et de surprise... Philippe, m’a dit la tante, est-ce que ton maître, le colonel Derville, serait ici ? Oui Madame la baronne, ai-je répondu en m’inclinant... Ah ! quel bonheur ! annonce-lui notre arrivée ; ou plutôt, non, ne lui dis rien, nous allons le surprendre, et c’est nous qui irons lui faire visite.

DERVILLE.

Qu’est-ce que tu m’apprends-là ?... Jenny qui ne voulait plus me revoir ! la baronne qui avait rompu mon mariage !... Ah ça, voyons, es-tu bien sûr ?

PHILIPPE.

Tenez, Monsieur... voici ces dames, qui vous l’attesteront mieux que moi.

 

 

Scène VI

 

DERVILLE, PHILIPPE, MADAME DE VERVELLES, JENNY

 

DERVILLE, à part, les regardant.

Il a raison... ce sont bien elles... j’ai peine à contenir ma joie.

MADAME DE VERVELLES.

Allons, ma nièce, avançons.

DERVILLE.

En croirai-je mes yeux ?...

À Madame de Vervelles.

C’est vous que je revois ! c’est vous, Madame, dont la présence vient consoler le cœur d’un malheureux exilé...

JENNY.

Certainement, Monsieur, ce n’est pas moi...

MADAME DE VERVELLES.

Taisez-vous, ma nièce, et laissez-moi parler... colonel, nous étions loin de vous soupçonner en ces lieux ; car nous y venions tout uniment pour renouveler le bail de plusieurs de nos fermiers ; mais je pense qu’on ne peut jamais trop tôt réparer ses torts, et je viens vous faire mes excuses.

DERVILLE.

À moi !

JENNY.

Je ris de son étonnement.

MADAME DE VERVELLES.

Oui, colonel... la sublime action que vous avez faite, m’a touchée de tendresse et d’admiration.

DERVILLE.

Qu’est-ce qu’elle dit donc ?

MADAME DE VERVELLES.

Et je ne me pardonnerai jamais d’avoir pu vous accuser, dans le moment même où vous nous donniez un si bel exemple de grandeur d’âme et de chasteté.

DERVILLE, à part.

Ah ça ! il y a quelque quiproquo !

Haut.

Je vous avoue, Madame, que de pareils éloges...

JENNY.

Eh ! oui, ma tante, vous voyez bien que vous embarrassez Monsieur... vous le faites rougir... et il vaut mieux ne pas lui parler de cette admirable action.

DERVILLE, d’un air modeste.

Admirable... admirable... au bout du compte, qu’ai-je fait ?

Bas à Philippe.

car enfin, je ne serais pas fâché de savoir...

PHILIPPE.

Ni moi non plus... v’là la curiosité qui me prend.

MADAME DE VERVELLES.

Allez, colonel, nous savons tout... cette petite Louise, ma fermière, était venue souvent au château ; elle n’avait pu vous voir, sans prendre pour vous de tendres sentiments.

DERVILLE.

Vraiment !

Air du Premier pas.

Premier couplet.

À part.

Serait-ce moi ?
Ah, grands dieux ! quand j’y pense,
Si j’avais su...

MADAME DE VERVELLES.

Fidèle à votre foi,
On vous a vu, modèle de constance,
Sans intérêt protéger l’innocence.

DERVILLE, bas à Philippe.

Ce n’est pas moi. (bis.)

Deuxième couplet.

MADAME DE VERVELLES.

De son hymen voulant hâter l’approche.
De la doter vous vous fîtes la loi,
En lui donnant, bienfaiteur sans reproche,
Trois mille francs tirés de votre poche.

DERVILLE, bas à Philippe, montrant son gousset.

Ce n’est pas moi. (bis.)

PHILIPPE.

Qu’est-ce que cela vous fait ?... laissez-la croire.

MADAME DE VERVELLES.

Au moment où je tous ai surpris, elle vous témoignait sa reconnaissance ; et c’est moi qui ai mal interprété ce baiser paternel...

DERVILLE.

Paternel !... c’est le mot... mais comment avez-vous pu savoir de pareils détails ? moi, d’abord, je n’en avais parlé à personne.

JENNY.

Je le crois bien, et pour cause.

MADAME DE VERVELLES.

Mais c’est Louise elle-même...

DERVILLE.

Louise ?...

MADAME DE VERVELLES.

Oui, Monsieur... c’est Louise qui, en présence de ma nièce, nous a raconté toute cette histoire.

DERVILLE, à Jenny.

Comment, Madame ? il serait vrai !...

JENNY, froidement.

Oui, Monsieur ; il est vrai que Louise nous a dit tout cela.

MADAME DE VERVELLES.

Bien mieux... grâce à vos mille écus, elle a épousé votre protégé... elle est maintenant Madame Bastien... et cette action vous a rendu tous vos droits.

DERVILLE.

Il se pourrait !...

Embrassant Jenny.

Ah ma chère Jenny !...

Puis, à Madame de Vervelles.

Ah, ma tante !

MADAME DE VERVELLES.

Air : Dans ce castel dame de haut lignage.

Que faites-vous ? quel transport vous anime ?

DERVILLE.

Ne puis-je pas, dans ce jour fortuné,
Toutes les deux vous embrasser sans crime ?
On m’accusait, et tout est pardonné !
Un doux espoir me ranime et m’égaye ;
Sur l’avenir me voilà rassuré ;

Regardant la tante.

Car, malgré moi, si le passé m’effraye,

Regardant Jenny.

Par le présent mon cœur est enivré.

Il est donc vrai, ma chère tante ? tous les nuages sont dissipés... vous consentez à mon bonheur.

MADAME DE VERVELLES.

Eh ! mais... quant à moi, je n’y vois point d’obstacles... Après une action comme la vôtre, moi, qui vous parle, je vous épouserais les yeux fermés.

DERVILLE, effrayé.

Ah ! Dieu !...

Se reprenant.

C’est bien aussi ce que je ferais, Madame... si j’en étais là.

MADAME DE VERVELLES.

Oui, mais ce n’est pas de moi, c’est de ma nièce qu’il s’agit... elle n’est pas encore décidée... elle voudrait des preuves encore plus grandes, s’il est possible ; et puis le major Valbrun qui lui fait la cour, est aussi fort aimable... enfin, tâchez de la persuader ; je vous laisse avec elle... je vais au château, où mon homme d’affaires m’attend, pour terminer avec mes fermiers.

DERVILLE.

Adieu, ma chère tante... Philippe, suivez Madame la baronne.

Philippe et Madame de Vervelles sortent.

 

 

Scène VII

 

DERVILLE, JENNY

 

DERVILLE.

L’ai-je bien entendu ? Eh quoi ! Madame, ce n’est plus votre tante, c’est vous seule qui vous opposez à notre mariage !... douteriez-vous encore de ma tendresse ?...

JENNY.

J’aurais grand tort en effet, après les preuves que vous m’en avez données, après le récit héroïque que nous venons d’entendre, et dont je vous prie de me répéter certains détails.

DERVILLE.

Non, n’en parlons plus, je vous en conjure ; nous voilà seuls : votre tante n’est plus là... je ne sais comment vous faire un aveu qui va renverser ma réputation ; mais je veux vous devoir à vous-même... à mon amour, et non pas à un mensonge.

JENNY.

Que dites-vous ?

DERVILLE.

Qu’il faut que j’aie été protégé par le hasard le plus heureux et le plus étonnant... car, dans tout ce qu’on vient de vous raconter... il n’y a pas un mot de vrai.

JENNY, à part, en riant.

Allons, du moins... il est honnête homme...

Haut, affectant la surprise.

Comment ! Monsieur...

DERVILLE.

Oui, Madame ; il faut que j’aie, de par le monde, quelque cousin qui porte mon nom, et qui soit bon sujet... il aura voulu relever l’honneur de la famille, par un trait expiatoire... mais je ne veux-pas lui ravir une gloire qui lui appartient... ni prendre sur moi une responsabilité aussi grande ; car enfin, une réputation comme celle-là est trop difficile à soutenir.

JENNY.

Quoi ! Monsieur...

DERVILLE.

Pardonnez-moi ma franchise... je ne me suis jamais fait à vos yeux meilleur que je n’étais... Eh bien ! oui... je l’avoue ; une femme jolie a toujours le don de me plaire... vous ne pouvez en douter, puisque je vous adore... Mais comment ai-je su que vous étiez la plus aimable des femmes ? par la comparaison... Ce n’est pas, d’après le système de votre tante, une admiration aveugle et exclusive... c’est une tendresse motivée... et franchement, n’est-il pas pour vous plus flatteur d’être aimée par quelqu’un qui s’y connaît ?

JENNY.

C’est-à-dire que je dois vous savoir gré, même de vos infidélités ?

DERVILLE.

Non, ce n’est pas tout-à-fait cela que je prétends ; mais, après l’aveu que je vous ai fait, vous devez ajouter foi à mes discours ; car il serait aussi trop injuste de ne croire qu’à ce qui m’accuse. Eh bien ! j’ai pu être étourdi, extravagant... jamais je ne fus infidèle ; jamais, Jenny, je n’ai cessé de vous aimer ; et je vous promets le même amour, la même franchise... je commence dès aujourd’hui, car vous le voyez, je m’expose à vous perdre, plutôt que de vous tromper.

JENNY, lui tendant la main.

Derville, vous êtes un aimable homme ; et quels que soient vos torts, si vous en avez... je n’ai plus de mémoire... pour me les rappeler ; mais promettez-moi que, dorénavant, pas la moindre étourderie, pas la moindre aventure... Ce que je crains le plus, c’est de fixer les regards ; c’est de me trouver mêlée dans les propos, dans les discours du monde ; et voilà ce qui m’a tant choquée dans cette aventure de Louise, qui, du reste, n’était qu’une plaisanterie... mais, si pareille chose devait se renouveler...

DERVILLE.

Je consens à perdre tous mes droits... je renonce à votre main, si désormais je donne lieu au plus léger propos... Je cours retrouver votre tante, et lui faire part de tout mon bonheur.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

JENNY, puis THIBAUT

 

JENNY.

Ce pauvre Derville !... je crois qu’il dit vrai... et qu’il m’aime réellement... Eh ! mais, n’est-ce pas Thibaut, le fermier de ma tante et le nouveau-marié ?... Quel air triste et rêveur !...

THIBAUT.

Morgué !... il faut convenir que j’ons fait là une belle affaire tout le monde se moque de moi dans le village... avec mon chien de billet ; et de plus, v’là le bail qui va m’échapper...

Se frappant le front avec le poing.

Morbleu ! tous les malheurs à la fois.

JENNY.

Eh ! mais, Thibaut, qu’y a-t-il donc ?

THIBAUT, étant son chapeau, à part.

Dieu ! la nièce de Madame la baronne...

Haut.

Y a, Madame, sous votre respect, que le jour de mes noces commence avec un fameux guignon, je ne sais pas comment ça finira... D’abord ils sont là cinq ou six fermiers des environs, qui s’avisent de surenchérir sur mon bail ; et comme en outre, Monsieur l’intendant les protège, il est bien sûr qu’ils l’emporteront ; et me voilà ruiné.

JENNY.

Sois tranquille, tu es un honnête garçon que je connais depuis longtemps ; et si je dis en ta faveur un mot à ma tante, cette protection-là en vaudra peut-être bien une autre.

THIBAUT, avec joie.

Vrai, Madame ! vous auriez cette bonté-là !... Dieu, que ce serait bien fait !... et en conscience ça m’est dû, ça sera un dédommagement à ce qui m’arrive.

JENNY.

Comment, encore un accident ?

THIBAUT.

Oui, Madame, et un accident bien désagréable pour un mari... j’ai été attrapé comme un sot : et pour comble de bonheur, j’ai été le dire à tout le monde.

JENNY.

Conte-moi donc cela.

THIBAUT.

Oh volontiers ! vous ne pouvez pas manquer de le savoir... j’ai épousé aujourd’hui la petite Jeannette, que vous connaissez sans doute.

JENNY.

Oui... elle est fort jolie...

THIBAUT.

Elle est surtout fort éveillée... je l’ai quittée un instant en sortant de l’église ; et à mon retour, je l’ai trouvée ici auprès d’un beau Monsieur qui l’embrassait... Ah dame ! moi qui ne plaisante pas là-dessus, vous sentez bien que j’ai fait du bruit ; je voulais ameuter tout le village !... mais le Monsieur, pour m’apaiser, m’a promis que, s’il se mariait, je prendrais ma revanche avec sa future.

JENNY, riant.

En vérité...

À part.

ce pauvre Thibaut ! j’ai peine à m’empêcher de rire...

Haut.

Et tu t’es contenté de cette promesse ?

THIBAUT.

Ah bien oui ! pas si bête ; je voulais des sûretés, et il m’a fait un billet d’un baiser payable à vue.

JENNY, riant.

Ah ! ah !

THIBAUT.

Tenez, voilà que vous riez aussi : tout le monde rit, quand je parle de ce billet...

JENNY.

L’aventure est assez gaie.

THIBAUT.

Je le croyais comme vous... mais à présent, je ne dis pas cela.

Air : Bonjour, mon ami Vincent.

Je vois l’ notaire et son clerc
Qui m’ disent que j’ suis une bête
Je pass’ chez le magister
Qu’est encor plus malhonnête :
Pourtant que j’ lui dis, c’ papier c’est sacré ;
Plus que lui, mon cher, vous êtes timbré.
J’enfonc’ mon chapeau sur ma tête...
Et v’là tout’ la class’ qui cri’ sur mes pas :
Ça vous va-t-il bien ? ça n’ vous blesse-t-il pas ?

Enfin des lardons de toute espèce ; et je crains qu’on ne finisse par en faire une chanson.

JENNY.

Je te plains, mon cher Thibaut ; voilà une malheureuse affaire.

THIBAUT.

Très malheureuse ! car ce n’est pas le tout qu’on rie à mes dépens... je prévois qu’on me fera banqueroute... le Monsieur au billet est trop mauvais sujet pour trouver à se marier... et je suis volé comme dans un bois.

Derville entre.

Ah ! voici c’ te mauvaise paye.

 

 

Scène IX

 

JENNY, THIBAUT, DERVILLE

 

DERVILLE, à Jenny.

Je suis au comble de mes vœux !... Dès que j’ai eu appris à votre tante que j’avais obtenu mon pardon, elle a donné son consentement ; et dès aujourd’hui je serai votre époux.

THIBAUT.

Qu’est-ce que j’apprends là !...

Air : Gai Coco.

À Derville.

Vous épousez Madame !

À Jenny.

C’est vous qui s’rez sa femme !
Que j’en ai d’ joi’ dans l’âme !
De moi l’ ciel a pitié.

JENNY.

Eh ! mais que veux tu dire ?

THIBAUT.

C’est tout ce que je désire :
De moi l’on n’ peut plus rire,
Car je serai payé.

JENNY.

Comment ?

THIBAUT.

Surprise extrême !
C’est mon débiteur lui-même...
C’est lui qu’a pris, Madame,
Ce baiser à ma femme !
Plus de peine,
Quelle aubaine !
Quel bonheur peu commun !
Que j’ sis fâché, morguenne,
Qu’il n’eu ait pris qu’un.

JENNY.

Eh bien ! vous entendez ?... Monsieur...

DERVILLE, à part.

Je suis perdu...

Affectant un air tranquille.

Qu’est-ce que c’est ?... qu’est-ce que cela veut dire ?...

JENNY.

Cela veut dire... que je n’ai point oublié nos conventions... et que je retire ma parole.

THIBAUT.

Non pas, Madame, non pas... il ne faut pas vous en aviser... parce que vous sentez bien que ma créance...

Se fouillant.

Eh bien ! où est-il donc, ce maudit billet ?

DERVILLE, à part.

Dieu ! s’il l’avait égaré !...

Haut.

Vous voyez bien, Madame, que cet imbécile-là ne sait ce qu’il dit ; il est ivre, ou il a perdu la tête... et je le défie de vous montrer ce papier dont il parle...

Le menaçant de loin.

Fais-le donc voir, si tu l’oses.

JENNY.

C’est votre présence qui l’intimide ; mais je lui déclare, moi, que ma protection est à ce prix ; et qu’il n’aura le bail de la ferme, qu’au moment où il me remettra ce billet.

THIBAUT, se fouillant toujours.

Oh ! vous l’aurez, Madame, vous l’aurez... dire que je l’avais encore là tout à l’heure... je l’aurai laissé sur la table... ah ! voilà Jeannette... ma femme, viens ici, Madame Thibaut.

 

 

Scène X

 

JENNY, THIBAUT, DERVILLE, JEANNETTE

 

JEANNETTE.

Eh mon dieu ! qu’y a-t-il donc ?

THIBAUT.

N’as-tu pas vu à la maison un papier que j’ai laissé traîner ?

JEANNETTE.

Oui, Monsieur... c’est moi qui l’ai pris.

THIBAUT, à Jenny.

Vous le voyez bien.

À Jeannette.

Donne-le-moi vite ; notre fortune en dépend.

JEANNETTE.

Moi !... vous le donner !... fi, Monsieur, fi, vous dis-je ! je me le suis fait lire, ce papier ; et vous devriez avoir honte... qu’est-ce que cela signifie ? un homme... marié, avoir des valeurs comme celle-là, en porte feuille...

Pleurant.

Ah bien ! si mon père le savait.

THIBAUT.

Taisez-vous, Madame Thibaut... c’est un recouvrement !... et vous qui parlez, si ce matin vous n’aviez pas fait de dépenses... je n’aurais pas été obligé de prendre des effets comme ceux-là en paiement.

JENNY.

Enfin, Jeannette, voyons ce papier... j’espère qu’à moi, vous pouvez bien mêle confier.

JEANNETTE.

Oh, mon Dieu, Madame, je ne demanderais pas mieux... mais je ne l’ai plus.

THIBAUT.

Elle ne l’a plus... je suis ruiné.

DERVILLE, à part.

Je respire.

JEANNETTE.

C’était une petite feuille en long... mais pire qu’un billet doux ordinaire, parce que c’était sur papier timbré.

THIBAUT.

Et comment savez-vous ça ?

JEANNETTE.

Parce que j’ai rencontré le major Valbrun, que j’ai prié de me le lire.

JENNY.

Le major !

DERVILLE.

C’est fait de moi.

JEANNETTE.

Alors... il m’a dit en riant : « Mon enfant, si vous voulez me passer ce billet-là à mon ordre... je vais vous l’escompter. » Moi qui ne savais pas ce que c’était... je lui ai dit : je ne demande pas mieux... alors, c’est drôle, il m’a donné un baiser.

THIBAUT.

Bravo !... c’est le second d’aujourd’hui.

JEANNETTE.

Et moi, je lui ai laissé le papier.

DERVILLE.

Ah ! grands dieux !... entre les mains du major... un billet au porteur.

JENNY.

Là, Monsieur... vous en convenez donc ?...

DERVILLE.

Oui, morbleu : mais je vais retrouver le major.

Morceau d’ensemble.

Air : Pour tromper un pauvre vieillard, du Tableau parlant.

JENNY.

C’est affreux ! c’est indigne à vous !
Abuser du cœur le plus tendre !
Non, je ne veux plus rien entendre,
Je n’écoute que mon courroux.

JEANNETTE, à Thibaut.

C’est affreux ! c’est indigne à vous !
Voyez quel mari doux et tendre !
Mais je ne veux plus rien entendre,
Je me moque de son courroux.

DERVILLE, à Jenny.

C’est affreux ! c’est indigne à vous !
Mépriser l’amant te plus tendre !
Ce billet... Je veux le reprendre,
Ou s’il refuse de le rendre,
Qu’il redoute tout mon courroux.

THIBAUT, à Jeannette.

C’est affreux ! c’est indigne à vous !
Quand ma fortune en peut dépendre !
Ce billet, vous le laissez prendre !
Je n’écoute que mon courroux.

Derville son par le fond. Jeannette par la gauche, et Thibaut par la droite.

 

 

Scène XI

 

JENNY, seule

 

Décidément, ce maudit billet est en circulation... et Dieu sait si Monsieur de Valbrun va nous épargner !... lui qui était déjà piqué contre moi... de quelles plaisanteries ne va-t-il pas m’accabler ?... Je me vois la fable de la société... et pour qui ?... pour un ingrat, pour un étourdi qui compromet sans cesse son bonheur et le mien... moi ! qui ai été mille fois trop bonne !... moi ! qui l’ai déjà sauvé à son insu, et à celui de ma tante !... mais, cette fois-ci... je serai inexorable... je ne pardonnerai plus.

 

 

Scène XII

 

JENNY, MADAME DE VERVELLES

 

MADAME DE VERVELLES.

Eh bien ! ma chère amie, tout est arrangé ; tu t’es rendue, tu as bien fait... il est si doux de rendre heureux ceux qui le méritent.

JENNY, froidement.

Oui, quand ils le méritent.

MADAME DE VERVELLES.

Il me semble que personne n’a plus de droits que le colonel : ce cher Derville ! tout à l’heure, quand il me demandait mon consentement, il était si troublé, que moi-même j’en ai été émue !... Il est des souvenirs qui ne peuvent s’effacer.

JENNY.

J’en suis fâchée pour vous, ma chère tante... mais vous en serez pour vos frais d’émotion... car, à coup sûr, je n’épouserai jamais le colonel.

MADAME DE VERVELLES.

Qu’est-ce que vous m’apprenez là ?

JENNY.

L’exacte vérité... ma résolution est prise ; et je n’en changerai jamais.

MADAME DE VERVELLES.

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Qu’entends-je... ô ciel ! vous seriez inconstante !
Y pensez-vous ? quel exemple immoral !
Vous, ma nièce ?

JENNY.

Et cependant, ma tante.
Si je ne l’aime plus...

MADAME DE VERVELLES.

C’est égal !
Car une femme qui s’honore,
Pour son amant observant le traité,
Ne l’aimant plus, doit l’épouser encore,
Par respect pour la fidélité.

Ce pauvre jeune homme !

JENNY.

Elle va le plaindre à présent.

MADAME DE VERVELLES.

Oui, certes, je dois le plaindre et le défendre... Quelle conduite que la sienne ! Son aventure avec Louise est admirable.

JENNY.

Eh bien ! ma tante, ça ne suffit pas.

MADAME DE VERVELLES.

Comment ! ça ne suffit pas !... Je sais bien qu’il n’est pas encore à la hauteur des Céladons et des Amadis ; mais il faut de l’indulgence ; il faut considérer dans quel temps nous vivons... et certes, dans ce moment-ci, en fait de fidélité et de constance, vous ne trouverez rien de mieux... ainsi donc, vous n’avez point d’excuse, et vous l’épouserez.

JENNY.

Non, ma tante.

MADAME DE VERVELLES.

Vous l’épouserez !

JENNY.

Non, non, cent fois non... et j’ai des motifs...

MADAME DE VERVELLES.

Quels motifs... s’il vous plaît ?

JENNY.

Des motifs... qui font que... câlin, ma tante... il est inutile de vous les dire.

MADAME DE VERVELLES.

Et moi, je veux les connaître. Parlez, qu’avez-vous à lui reprocher ?

JENNY, à part.

Je ne sais plus que lui dire ; ma foi, inventons...

MADAME DE VERVELLES.

Eh bien ! ma nièce ?

JENNY, avec mystère.

J’ai appris qu’il avait des dettes... des créanciers... et vous sentez qu’une pareille conduite...

MADAME DE VERVELLES.

Est très répréhensible... j’en conviens, mais cependant, ma nièce...

JENNY.

Taisez-vous, le voici... et surtout ne lui en dites rien...

À part.

car s’il savait ce que je viens d’inventer sur son compte.

 

 

Scène XIII

 

JENNY, MADAME DE VERVELLES, DERVILLE

 

DERVILLE, à part.

Allons... allons... je n’en suis pas fâché ! cela apprendra à Monsieur de Valbrun à faire le mauvais plaisant... Dieu ! ce sont ces dames !

MADAME DE VERVELLES.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Approchez tous !... je cherche à vous défendre,
Mais en vain... car dans son courroux,
Jenny refuse de m’entendre,
Et veut changer...

DERVILLE.

Que dites-vous ?

MADAME DE VERVELLES.

Oui, colonel, le croiriez-vous ?
Ma nièce a des goûts infidèles.

DERVILLE.

Oh ciel ! c’est bien mal ?... c’est affreux !

Lui montrant Madame de Vervelles.

Et surtout avec les modèles
Qu’elle a devant les veux.

JENNY, à part.

Je crois vraiment qu’il me raille encore.

MADAME DE VERVELLES.

Oui, mon cher Derville ; ma nièce veut retirer sa parole ; elle refuse de vous épouser, sous prétexte que vous avez des dettes, et des créanciers.

JENNY, lui faisant signe de se taire.

Ma tante, je vous en prie...

DERVILLE.

Quoi, Madame ! on vous aurait dit... Vous me permettrez de m’expliquer : vous savez que j’ai un oncle, le vieux commandeur, qui est immensément riche, mais qui n’a jamais eu d’activité, qui est lent dans tout ce qu’il fait... Il m’a promis de me laisser sa succession ; et vous sentez que là-dessus on ne peut pas presser les gens ; aussi, par délicatesse, je me suis permis d’anticiper sans lui en rien dire... c’est ce qui fait que j’ai peut-être cinq, six ou sept créanciers... peut-être plus...

JENNY.

Comment il serait vrai !... eh bien ! par exemple, j’étais loin de m’en douter !

MADAME DE VERVELLES.

Fais donc l’étonnée... c’est toi qui me l’as dit.

JENNY.

Oui, mais c’est que... je croyais... c’est-à-dire... j’imaginais.

À part.

Enfin, avec lui, il n’y a pas moyen de faire une seule supposition.

Haut.

Fi, Monsieur ! c’est indigne, vous avez tous les défauts.

MADAME DE VERVELLES.

D’accord, mais il est fidèle.

DERVILLE, baissant les yeux.

Oui, comme dit Madame... je suis...

JENNY

Je crois qu’il ose encore parler de sa fidélité.

MADAME DE VERVELLES.

Et pourquoi pas ? cette qualité-là, selon moi, tient lieu de toutes les autres...

DERVILLE.

Je suis bien de l’avis de Madame.

JENNY.

Comment, vous voudriez... mais si Monsieur n’a que cela à mettre dans la balance... en vérité, j’ai peine à me contraindre... eh bien ! oui, Monsieur, ma tante vous a dit la vérité... je vous refuse, parce que vous n’avez point d’ordre, ni de tenue, ni de conduite ; je déteste les créanciers, et jamais je n’épouserai quelqu’un qui aura des lettres de change...

Avec intention.

ou des billets en circulation.

MADAME DE VERVELLES.

Et moi, ma nièce, je trouve que vous êtes d’une injustice extrême.

DERVILLE, d’un ton hypocrite.

C’est ce que je n’osais pas vous dire.

MADAME DE VERVELLES.

Et puisque vous m’y forcez, c’est moi qui me charge d’acquitter toutes ses dettes, de satisfaire tous ses créanciers.

DERVILLE, de même à Jenny.

Vous voyez ce dont vous êtes cause.

MADAME DE VERVELLES.

J’espère qu’après cela, vous n’aurez plus de prétexte, et que rien ne vous empêchera de tenir une promesse à laquelle l’honneur de la famille est engagé... Venez, mon cher neveu...

DERVILLE.

Je vous rejoins dans l’instant.

MADAME DE VERVELLES.

Mais c’est que vous avez des renseignements à me donner sur ces créanciers...

DERVILLE.

Rien n’est plus facile... d’ailleurs, il y a ici, au Soleil d’or, une députation des ces messieurs ; et en envoyant un de vos gens...

Bas à Madame de Vervelles.

Rien qu’un mot pour la fléchir, et je suis à vous.

Madame de Vervelles sort par la droite.

 

 

Scène XIV

 

JENNY, DERVILLE

 

JENNY.

Enfin elle s’éloigne... Je vous trouve bien hardi, Monsieur, lorsque vous êtes coupable, lorsqu’avec raison je suis irritée contre vous, d’oser encore plaisanter avec ma tante, et ‘vous égayer à mes dépens... moi, qui d’un mot pouvais vous confondre.

DERVILLE.

Moi, Madame !

JENNY.

Oui, Monsieur, vous me comprenez fort bien... allez ; je vous déteste, je vous hais, et même je vous le déclare, sans prévention, sans colère ; et plus j’interroge mon cœur, plus j’y vois que je ne vous ai jamais aimé.

DERVILLE.

Eh bien ! Madame ; voilà ce que je ne croirai jamais, et puisque je n’ai plus aucun ménagement à garder...

 

 

Scène XV

 

JENNY, DERVILLE, PHILIPPE

 

PHILIPPE, mystérieusement.

Monsieur... Monsieur ; de mauvaises nouvelles !

DERVILLE.

Eh parbleu ! ne te gène pas, dis-les tout haut ; au point où nous en sommes, ça ne peut pas nous brouiller.

PHILIPPE.

Eh bien ! je viens de rencontrer Madame Bastien, autrefois Mademoiselle Louise, la petite fermière, qui arrivait pour la noce de Thibaut, où elle était invitée ; je l’ai fait jaser, et j’ai appris par elle que Madame savait à quoi s’en tenir sur votre aventure héroïque, puisque c’était elle qui en était l’auteur.

DERVILLE.

Que dis-tu ?...

JENNY, voulant faire taire Philippe.

Philippe, je vous défends...

DERVILLE.

Et moi, je t’ordonne de parler.

PHILIPPE.

C’est Madame qui a doté Louise, à condition qu’elle raconterait, devant Madame la baronne, l’histoire que celle-ci vous a récitée.

DERVILLE.

Comment, il serait vrai.

À Jenny.

Ah ! je suis trop heureux !

Air de Teniers.

Oui, je le vois ici, malgré vous-même,
Je suis aimé.

JENNY.

Non ; je vous hais toujours.

DERVILLE.

Et moi je crois, dans mon bonheur extrême,
Vos actions plutôt mie vos discours !
Oui, cet amour que je réclame
Qui me rend heureux à jamais !
Vous avez dû le cacher dans votre âme,
Vous qui cachez tous vos bienfaits.

JENNY.

Eh bien !... vous avez tort ; et depuis cette dernière aventure... depuis que Monsieur de Valbrun...

PHILIPPE.

Oh ! rassurez-vous, Madame ; il n’y a pas le moindre danger... le médecin l’a dit lui-même... cette blessure ne sera rien. Quoi !... quelle blessure ?... Qu’y a-t-il donc ?

DERVILLE.

Et qui est-ce qui t’a prié de parler ?

JENNY.

Je le devine... Vous l’avez délié ?... Vit-on jamais pareille extravagance ! pour une plaisanterie... pour un badinage... aller exposer ses jours.

DERVILLE.

Air de Céline.

Pour un baiser de ce qu’on aime,
On peut gaiement risquer le coup fatal ;
Vaincu... me disais-je en moi-même,
Je ne rois pas le bonheur d’un rival ;
Mais vainqueur... jugez quelle chance !
J’avais espoir que, sans bruit, sans éclat,
Vous daigneriez, pour récompense,
Me donner le prix du combat.

À Philippe.

Mais, du reste, tout est arrangé, n’est-ce pas ?

PHILIPPE.

Oui, Monsieur... Le major voulait d’abord envoyer ce billet à Madame de Vervelles, votre tante.

JENNY.

Ah mon Dieu !

PHILIPPE.

Mais, après le combat, il m’a dit, lui-même, de courir après Lapierre, son palefrenier, qu’il en avait chargé.

DERVILLE.

Eh bien ! où l’as-tu laissé ?

PHILIPPE.

Oh, Monsieur, j’étais certain de rencontrer Lapierre au cabaret du coin, où il s’arrête toujours quand il est en course... et en effet, c’est en entrant la première personne que j’aperçois.

DERVILLE.

Quel bonheur !

JENNY.

Oui... donne-nous vite ce maudit billet, que nous le déchirions et qu’il n’en soit plus question.

PHILIPPE.

Impossible... Lapierre ne l’avait plus... et il ne peut pas dire comment il l’a perdu... il paraît seulement, à ce que j’ai pu comprendre... car, il est dans un état... que deux ou trois bons vivants lui on payé un excellent déjeuner... et que l’un d’eux, peut-être...

JENNY.

Allons, encore une autre course.

PHILIPPE.

En effet... voilà un papier qui aura fait diablement de chemin sur la place.

JENNY.

Eh ! mon Dieu !... pourvu que ma tante n’en ait pas connaissance... c’est tout ce qu’il faut... c’est elle... la voici.

 

 

Scène XVI

 

JENNY, DERVILLE, PHILIPPE, MADAME DE VERVELLES, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

CHŒUR.

Air : De la Bergère Châtelaine.

Mes amis, quel plaisir pour nous,
Célébrons ce noble mariage,
Le bonheur de ces deux époux
Est une fêt’ pour tout le village.

MADAME DE VERVELLES, montrant Derville et Jenny.

En faveur de cette alliance,
Du château je fais les honneurs ;
Pour ce soir, je permets la danse...
Mais, je l’exige au nom des mœurs,
Avant tout, la décence.

CHŒUR.

À la danse, à la danse.

MADAME DE VERVELLES, à Derville.

Eh bien ! mon cher neveu, j’ai vu vos créanciers... tout est arrangé... tout est acquitté... et je crois maintenant

Regardant Jenny.

que personne ne fera plus opposition au mariage.

 

 

Scène XVII

 

JENNY, DERVILLE, PHILIPPE, MADAME DE VERVELLES, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES, THIBAUT, JEANNETTE, entrant sur le dernier mot

 

THIBAUT.

Le mariage... c’est bon... je crois que voilà le moment.

JEANNETTE, bas à Thibaut.

Et moi, je te dis que je ne veux pas que tu te fasses payer.

THIBAUT.

Mais laissez-moi donc !... c’est le seul moyen d’avoir la ferme, puisque la nièce de Madame la baronne me l’a dit ce matin... et puis, devant tout le village qui se moque de moi, j’aurai pris ma revanche.

MADAME DE VERVELLES.

Qu’est-ce que c’est, Thibaut ?

THIBAUT.

Rien... Madame la baronne, je voulais vous demander, si le mariage de Monsieur le colonel tenait toujours.

MADAME DE VERVELLES.

Oui, sans doute.

THIBAUT.

C’est qu’alors, voilà un effet souscrit par lui à mon profit... il m’a coûté cher à r’avoir ; mais ce n’est rien qu’un déjeuner, quand il s’agit d’une fortune.

DERVILLE, bas à Philippe.

C’est le billet.

PHILIPPE.

Il paraît qu’il est retrouvé.

THIBAUT, à Jenny.

Ce matin, Madame, vous me l’aviez demandé, et je vous l’apporte.

JENNY, veut passer pour le prendre.

C’est bien... donne-le-moi.

MADAME DE VERVELLES, l’arrêtant.

Du tout, ma nièce... ne vous mêlez pas de cela... D’après nos conventions, je me suis chargée de toutes les dettes de mon neveu...

Elle passe au milieu du théâtre, et veut prendre le billet que tient Thibaut, qui tient le papier.

Donnez, Thibaut.

THIBAUT.

Non, Madame, ce n’est pas vous que cela regarde...

MADAME DE VERVELLES.

C’est ce qui vous trompe...

Montrant les papiers qu’elle tient à la main.

en voilà déjà une douzaine que je viens d’acquitter ainsi.

THIBAUT, étonné.

Vraiment !

JEANNETTE.

Eh ! oui, Thibaut, c’est la tante qui paie.

THIBAUT.

Ah !...

Il reste immobile.

JEANNETTE.

Mais vas donc, ou nous perdons la ferme.

THIBAUT, ôtant son chapeau et présentant le billet.

Alors, Madame, puisque c’est vous...

MADAME DE VERVELLES.

Donne, mon cher...

Lisant.

« Bon pour un baiser, payable à Thibaut ou à son ordre. » Qu’est-ce que c’est que cela ? et qu’est-ce que signifient de pareilles dettes ?

DERVILLE.

Vous voyez, ma tante... des dettes de garçon.

MADAME DE VERVELLES.

Et c’est au moment de conclure un mariage... vous que je regardais comme la sagesse même...

DERVILLE.

Il est vrai, ma tante, c’est un arriéré ; mais voyez-vous...

Bas à Jenny.

Dieu ! quelle idée ! il n’a pas de date...

Haut.

Voyez-vous, c’est une dette si ancienne... que quand je l’ai contractée... j’étais mineur... et sous ce rapport, on pourrait contester la validité du billet ; mais j’ai trop de délicatesse pour faire tort à un pauvre diable de créancier... que je plains de tout mon cœur ; et comme vous avez promis, ma chère tante, d’acquitter toutes mes dettes...

JENNY, riant.

Oui, ma tante, vous l’avez juré.

Chœur.

DERVILLE, JEANNETTE et PHILIPPE, avec le chœur.

Ah ! pour lui, quel honneur insigne !
Ah ! comme il doit être content !
D’un’ tell’ faveur il est bien digne
Faisons-lui notre compliment.

Se moquant de Thibaut.

Qu’il est content...
Ah ! Ah ! qu’il est content !

MADAME DE VERVELLES.

Allons Thibaut,
Puisqu’il le faut,
Je veux te faire cet honneur.

THIBAUT, faisant la grimace.

Dieu ! quel honneur ! Dieu ! quel bonheur !
J’ suis plus heureux
Que je ne veux.

Il embrasse Madame de Vervelles.

CHŒUR.

Ah ! pour lui quel honneur insigne !
Ah ! le voilà payé comptant.

THIBAUT, montrant le papier.

Faut-il donner mon acquit ?

DERVILLE.

Ce n’est pas la peine.

THIBAUT.

C’est que si on voulait me payer deux fois, je suis honnête homme ! et je ne voudrais pas...

À Jenny.

eh bien ! Madame, ce que vous m’aviez promis... voilà le moment...

À Jeannette qui veut l’empêcher de parler.

laisse donc, c’est que je veux des dédommagements.

JENNY.

C’est juste, ma tante ; j’ai promis à Thibaut le bail de votre ferme ; et après l’honneur qu’il vient de recevoir, personne, je l’espère, n’en est plus digne que lui.

MADAME DE VERVELLES.

Oui, Thibaut, je vous l’accorde.

THIBAUT, à part.

Je ne l’ai pas volé.

Vaudeville.

Air nouveau de Monsieur Adolphe Adam.

PHILIPPE.

Huissiers, recors, vous que l’on vexe,
Plus heureux, puissiez-vous bientôt
N’avoir affaire qu’au beau sexe,
Être traités comme Thibaut !
Votre charge alors serait bonne ;
Mais ce sont souvent, par malheur,
Des coups de canne que l’on donne,
Au lieu d’un baiser au porteur.

MADAME DE VERVELLES.

Au temps de la chevalerie,
Siècles de constance et d’amour,
Plutôt que de trahir sa mie,
Un amant eût perdu le jour !
Nos galants ont moins de scrupule,
De main en main passe leur cœur,
Et leur fidélité circule
Ainsi qu’un billet au porteur.

JEANNETTE.

Un jour que la pluie était forte,
Pour traverser le grand ruisseau,
Dans ses bras Jean-Claude me porte.
Ici a-t on dit dans le hameau !...
Et cependant pour tout salaire,
Ici, j’en jure sur l’honneur ;
Il me dit, en m’ posant à terre,
Donnez un baiser au porteur.

THIBAUT.

Un solliciteur se marie ;
Ce n’est pas un homme d’esprit :
Mais sa femme nt jeune et jolie,
Et bientôt elle est en crédit.
À son époux qu’orgueil inspire,
Madame, pour un grand seigneur,
Donne une lettre qui veut dire :
« Donnez une place au porteur. »

DERVILLE.

Un jeune homme épris d’une belle,
Fut-il Céladon ou Crésus !
Peut trouver près de la cruelle
Et le dédain et le refus.
Mais s’il porte à sa boutonnière
Le noble signe de l’honneur,
On voit la beauté la plus fière
Donner un sourire au porteur.

JENNY, au public.

Certain auteur dit qu’une pièce
Est un effet tiré sur vous ;
Heureux ni la foule s’empresse
À payer celui-ci riiez nous !
Des auteurs l’âme est inquiète,
J’éprouve la même frayeur ;
En bravos acquittez leur traite,
Et n’oublier pas le porteur.

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