Lazarille de Tormes (Thomas SAUVAGE - Gabriel DE LURIEU)
Comédie en deux actes, mêlée de chants.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 24 juin 1836.
Personnages
DON ESTERCOLAR, Hidalgo
AMBROSIO, aveugle mendiant
LAZARILLE, son conducteur
ESTRELLA, femme de charge du château
INIGO, fils de Don Estercolar
ARABELLA, nièce d’Estercolar, fiancée d’Inigo
PEPITA, jeune mendiante
UN MAÎTRE de chant, de danse et d’escrime
UN PAYSAN
PEDRO, valet
PAYSANS
PAYSANNES
VALETS
PATENTS d’Estercolar
En Espagne, au village d’Oteros. 1789.
Les costumes d’Estercolar, d’Inigo et d’Arabella doivent être chargés ainsi que la diction et la tenue : Estercolar, gourmé et emphatique ; Inigo, simple et niais ; Arabella, fière et bégueule ; quant à Lazarille, son costume de marquis doit être comme celui d’Inigo, en taffetas de cou leur claire, rose ou bleue, brodé d’or ou d’argent : un beau Léandre.
ACTE I
L’extrémité d’un village. Au fond la rivière ; un moulin à gauche, puis une maison de paysan ; à droite, l’extérieur d’un château ; une tonnelle attenant au château, une table en pierre ; à gauche, un grand arbre couvrant un banc de gazon.
Scène première
AMBROSIO, LAZARILLE, PEPITA
Les trois mendiants sont endormis sous l’arbre. Ambrosio est appuyé d’un côté, Lazarille de l’autre. La jeune fille assise à terre la tête sur les genoux de Lazarille.
LAZARILLE, s’éveillant.
Ah ! le beau soleil ! la douce et chaude matinée ! bonne terre d’Espagne, tu vaux le meilleur lit d’au berge !
Il s’étend.
Ah !... tiens ! cette pauvre petite dort encore... elle est gentille comme ça !... mais je la trouve plus jolie avec ses deux grands yeux ouverts...
Air : Veillez, veillez, pauvres jaloux, (Gil Blas.)
Ell’ rêve à moi, j’en suis certain,
Pour mon cœur quel bonheur suprême !
Il faut la réveiller moi-même,
Car un baiser de ce qu’on aime
Est un joli réveil-matin !
Ah ! le joli réveil-matin !
Il lui donne un baiser.
PEPITA, s’éveillant.
Même air.
Ah !... qui m’a réveillé soudain ?...
Mon cœur bat... mon trouble est extrême...
Eh ! quoi, c’est toi !... bonheur suprême !
Ah ! le baiser de ce qu’on aime
Est un joli réveil matin ! (bis.)
LAZARILLE, un doigt sur la bouche.
Chut !... prends garde qu’il ne t’entende !
Ils se lèvent tous deux et s’éloignent d’Ambrosio.
PEPITA.
Il me chasserait ?...
LAZARILLE.
Bien sûr !
PEPITA.
Ce n’est pas ton père ?...
LAZARILLE.
Non !
PEPITA.
Tant mieux !
LAZARILLE.
C’est mon maître... voilà douze ans que je le sers, et il m’a donné plus de coups que de morceaux de pain, je puis le dire... vois-tu, petite, c’est l’aveugle le plus rusé, l’hypocrite le plus habile des royaumes d’Espagne et des Indes ; il sait toutes les rubriques de la gueuserie, des oraisons pour-tous les saints, et des remèdes pour tous les maux.
PEPITA.
Et comment peux-tu rester avec lui ?...
LAZARILLE.
Dam ! je ne connais que lui au monde ; j’y suis habitué. Et puis je ne suis pas toujours sa dupe : sa finesse a éveillé la mienne ; s’il est habile, je suis adroit et entre nous c’est un combat d’avarice et de tricheries, d’espiègleries et de méchanceté qui fait passer assez doucement les jours... pourtant depuis quelque temps je commençais à m’ennuyer de n’avoir pour toute société qu’un vieux grognon... mais je t’ai rencontrée, tu resteras avec nous, je suis bien sûr que je ne m’ennuierai plus !
PEPITA.
Oui, rester... près de toi ! je ne demande pas mieux, car moi aussi je suis sans parents, sans amis...
LAZARILLE.
Et comment as-tu vécu jusqu’à présent ?
PEPITA.
J’allais au commandement de Dieu, mendiant mon pain sur les routes... je n’ai vu qu’une seule créature qui m’ait jeté des regards d’amitié.
Air : Ce n’est pas lui. (Bedlam.)
Quand ma voix se faisait entendre
Il était là ;
Un jour en voulant me défendre,
Il expira.
Il n’eût, pour prix de tant de zèle.
Exigé rien...
LAZARILLE.
Quel était cet ami fidèle ?...
PEPITA.
C’était mon chien !
Mon pauvre chien !
Mon bon Fido ! je l’ai pleuré comme si c’était mon enfant, et je l’ai enterré sous un arbre... et puis je suis restée là, tout une nuit, priant Dieu de me prendre en pitié... quand je revins sur la route, je te vis...
LAZARILLE.
Tu avais trouvé un ami... sois sans crainte maintenant... je remplacerai Fido... je te défendrai...
AMBROSIO, s’éveillant.
Lazarille !
LAZARILLE, bas.
Maudit aveugle ! ne bouge pas... ne parle pas, c’est difficile, hein !
PEPITA.
Je te regarderai.
AMBROSIO.
Lazarille ! à qui parles-tu ?...
LAZARILLE.
À moi, père, à moi... je disais que vous faisiez un fameux somme aujourd’hui !
AMBROSIO.
Tout dort encore dans ce village !...
Pepita et Lazarille jouent ensemble. Lazarille court après la jeune fille.
Mais si... j’entends marcher...
LAZARILLE, s’arrêtant.
Marcher, non... ah ! si fait... ce sont les paysans qui viennent par ici.
AMBROSIO.
Conduis-moi, vite, sur leur passage, mon fils... et prends l’air bien humble et bien dévot... Pauvre aveugle, s’il vous plaît !
LAZARILLE.
Oui, père.
À Pepita.
Ils apportent notre déjeuner.
Scène II
PAYSANS, JEUNES FILLES, AMBROSIO, LAZARILLE, PEPITA
PAYSANE.
Air du Pré-aux-Clercs.
Vignerons,
Gais lurons,
Du courage
À l’ouvrage,
Dépouillons nos coteaux
Pour garnir nos caveaux.
Ambrosio s’est place à genoux, un sac étendu devant lui. Lazarille est debout derrière lui, Pepita se tient à l’écart.
AMBROSIO.
Qu’est-ce qui passe-là, Lazarille ?...
LAZARILLE.
Les paysans qui se rendent aux vignes.
AMBROSIO.
Bon.
Air de L’apprenti aveugle (Lhuilier).
Maris, qui v’nez sur mon passage,
Pour rendre heureux j’ai des secrets :
Ouvrez les yeux avant l’ mariage,
Mais surtout fermez-les après.
Par ce moyen près de vos femmes
L’hymen n’aura que des appas...
Parlé.
Au fait, s’il vient quelque voisin aimable, ou quelque petit cousin, ou encore un enfant qui n’vous ressemble pas... vous serez comme moi... aveugles, ça tranquillise...
Prenez pitié, mes bonnes âmes,
De c’pauvre aveugl’ qui n’y voit pas.
LES PAYSANS.
Tenez, mon brave homme, v’là du pain – un morceau de lard – deux maravedis...
AMBROSIO.
Que Dieu vous le rende, mes enfants !...
LAZARILLE, à Pepita.
Bon, bon ! nous ne jeûnerons pas aujourd’hui... v’là les filles qui vont au lavoir, père !...
AMBROSIO.
Bien !...
Même Air.
Fillett’s, qui v’nez sur mon passage,
Pour vous marier, j’ai des secrets :
Soyez douc’s, avant l’ mariage,
Quitt’s à vous rattraper après...
Qu’ les garçons vous croy’nt de bonn’s femmes,
Plus tard ils s’tir’ront d’embarras.
Ces pauvres garçons ! ils croiront avoir trouvé... pas du tout... l’diable à la maison... qu’est-ce que ça fait, l’tabellion y a passé, l’curé y a passé, tout y a passé... n’y a plus à s’en dédire...
Ayez pitié, mes bonnes âmes,
De c’pauvre aveugl’ qui n’y voit pas.
Les paysans sortent.
Scène III
AMBROSIO, LAZARILLE, PEPITA
AMBROSIO, rassemblant les cordons du sac.
Eh ! eh ! bonne récolte, il me semble Lazarille ?...
LAZARILLE.
Oui, père... du pain, du lard et du fromage...
Il cherche à attraper un morceau.
Quoi, vous allez renfermer ?...
AMBROSIO, assis au pied de l’arbre.
Pensons au lendemain, mon fils ; mais puisque ces bons paysans ont été généreux, je veux te régaler... tiens, voilà un morceau de pain qui me paraît de fine fleur de farine.
LAZARILLE.
Mais, père, il est bien petit... et je mange comme deux...
Bas.
Tiens, Pepita...
Il partage avec Pepita.
AMBROSIO.
Dis-moi, Lazarille, quel est ce village hospitalier où l’on nous traite si bien...
LAZARILLE, qui joue avec Pepita.
Je ne sais pas...
AMBROSIO.
Tu ne sais pas... tu deviens bien distrait... si nous avons toujours suivi la rivière de Tormes comme je te l’avais recommandé, nous ne devons pas être loin d’Oteros...
En abaissant la main pour fermer le sac, il rencontre les deux têtes de Lazarille et de Pepita qui cherchent à prendre quelque chose dans le sac.
Oh ! oh ! qu’est cela ? tu as deux têtes, Lazarille ?...
LAZARILLE.
Nous sommes pris !...
PEPITA.
Grâce, père Ambrosio... grâce !...
AMBROSIO, se levant.
Une femme !... une jeune fille sans doute !... ah ! ce n’est pas assez de te nourrir, de t’engraisser, fainéant, tu traites à mes dépens... voyons, parlez donc la belle, êtes-vous muette... qui êtes-vous ?...
PEPITA.
Pepita...
AMBROSIO.
Que faites-vous ?...
PEPITA.
Je demande l’aumône...
AMBROSIO.
Tu vas sur nos brisées...
PEPITA.
Mais, je ne suis pas une mauvaise pauvresse, je prie Dieu soir et matin...
AMBROSIO.
Ne sais-tu que cela ?...
PEPITA.
Hélas ! oui... on ne m’a rien apprises et je suis si faible que je ne puis travailler...
AMBROSIO.
Quoi, tu ne sais ni sauter sur les œufs, ni tourner avec des épées, ni chanter les cantiques de saint Jacques ?...
PEPITA.
Non ! rien...
AMBROSIO.
A-t-elle un bras ou une jambe de moins, le cou de travers ou le dos courbé ?...
LAZARILLE.
Non vraiment.
AMBROSIO.
Ni talents, ni avantages physiques !... tournez-moi les talons bien vite et que je n’entende jamais parler d’elle.
PEPITA.
Je vous aimerai...
AMBROSIO.
Je n’ai pas besoin que l’on m’aime...
LAZARILLE.
Père, je vous en prie.
PEPITA.
Pitié ! pitié !...
AMBROSIO.
Air : Vite, il faut partir.
Non Point de pardon,
Va-t’en, sinon
Mon bâton
Saura t’atteindre ;
Oui,
Sois sans appui,
Dès aujourd’hui,
Fuis loin de lui.
PEPITA, à Lazarille.
Quoi !
Fuir loin de toi !
Vois mon effroi,
Je suis à plaindre !
LAZARILLE.
Va,
Ma Pepita,
Tu reviendras
Ou je suivrai tes pas.
Ensemble.
AMBROSIO.
Non, etc.
LAZARILLE.
Non,
Point de pardon,
Va-t’en, sinon
Son bâton,
Saura t’atteindre ;
Oui,
Fuis loin de lui,
Compte aujourd’hui
Sur mon appui.
PEPITA.
Non,
Point de pardon,
Et l’abandon
Viendra donc
Toujours m’atteindre ;
Oui,
Dès aujourd’hui,
L’ bonheur a fui,
J’ suis sans appui.
Pepita sort en pleurant.
Scène IV
LAZARILLE, AMBROSIO
LAZARILLE.
Vous la chassez !... eh ! bien je la suivrai...
AMBROSIO, l’arrêtant.
Tu resteras !...
LAZARILLE.
Ah ! ça, dites-donc, vous n’êtes pas mon père ! et si je veux vous quitter, moi...
AMBROSIO.
Tu ne le peux pas... tu m’as été confié, je réponds de toi... et si l’on venait à te réclamer...
LAZARILLE.
Qui ?...
AMBROSIO.
Qui ?... c’est ce que je te dirai peut-être plus tard... me quitter, toi ! pour une petite fille qui te trompera, te trahira ; car, vois-tu, pauvre innocent...
Air de la Haine d’une femme.
La femme a l’instinct de la chatte,
Perfide et sournoise toujours ;
On la caresse, elle vous flatte,
Mais la griffe est sous le velours.
LAZARILLE.
Père, quell’s erreurs sont les vôtres,
Pepita n’a pas d’ griffe.
AMBROSIO.
Enfant !
Elle en aura comme les autres...
LAZARILLE.
Elle en aura comme les autres ?...
Eh ! bien, je m’risque en attendant.
Il va sortir.
AMBROSIO.
Veux-tu bien rester-là ?... ingrat ! après tout ce que j’ai fait pour toi...
LAZARILLE.
Quoi donc que vous avez fait pour moi ?...
AMBROSIO.
Je ne t’ai pas donné d’or, ni d’argent, c’est vrai... mais de bonnes et prudentes leçons...
LAZARILLE.
Oui, vous m’avez appris le métier de mendiant.
AMBROSIO.
Eh ! bien, n’est-ce pas une agréable chose que de pouvoir se procurer de l’argent sans être obligé d’employer la plume ou le marteau, l’épée ou l’aiguille ! si la terre tremble, si le tonnerre tombe, si la rivière déborde, si le feu dévore, si l’ennemi pille, si l’impôt est doublé, si le roi règne ou ne règne pas sur l’Espagne, que m’importe ? qui est-ce qui me commande ? qu’est-ce que je crains ? que me manque-t-il... rien !... vive la vie du gueux !... son patrimoine ne se dépense pas, ne se vole pas, ne se détruit pas !... Il est partout, se renouvelle sans cesse et dès qu’il tend la main, le monde entier est à lui... Pauvre aveugle, s’il vous plaît !
LAZARILLE.
À vous entendre, l’état de mendiant serait le plus beau du monde. Lazarille.
Scène V
LAZARILLE, AMBROSIO, UN PAYSAN
LE PAYSAN, accourant.
Père Ambrosio ! père Ambrosio !...
AMBROSIO.
Qu’est-ce que c’est ? qui m’appelle ?...
LE PAYSAN.
Ah ! venez, vite, mon brave homme ! on dit que vous avez des recettes pour tous les accidents...
AMBROSIO.
Oui, mon fils... parlez.
LE PAYSAN.
Il m’en arrive une fameuse !... j’étais parti pour aller aux vignes, à telles enseignes qu’en passant, je vous ai donné un gros morceau de lard...
AMBROSIO.
Dieu vous en récompense.
LE PAYSAN.
Mais j’avais oublié ma serpette, je suis revenu et j’ai entré tout doucement par la petite porte, pour ne pas réveiller ma femme que j’avais laissée endormie... qu’est-ce que j’ai entendu, ma femme qui jabotait comme si qu’elle avait eu quelqu’un avec elle... j’ pousse la porte, alors... jugez de ma frayeur, v’là ma femme qui se met à jeter des cris féroces, qui me lance les traversins à la tête... enfin une rage... quoi... que j’ n’ai eu que le temps de me sauver...
AMBROSIO.
Je comprends, mon fils ! je connais cette maladie ! les femmes y sont sujettes cette année... je vais dire en chemin, l’oraison de Saint Cornelius, à votre intention et quand nous arriverons, la maladie sera partie...
À part.
Par la porte ou par la fenêtre...
Haut.
Allons, marche Lazarille...
Ils sortent.
Scène VI
ESTERCOLAR, ESTRELLA, VALETS
Estercolar sort du château suivi d’Estrella et de deux valets portant son chapeau et son manteau.
ESTRELLA.
Tout est prêt pour votre voyage, monseigneur.
ESTERCOLAR.
Fort bien, femme de charge intelligente.
ESTRELLA.
Mais j’espère qu’avant de partir, vous allez m’apprendre ce qui vous occupe depuis deux mois au point de vous rendre soucieux, quinteux...
ESTERCOLAR.
Hétéroclite... tranchez le mot, Estrella... Hétéroclite.
ESTRELLA.
Jusqu’ici vous n’avez rien eu de caché pour moi...
ESTERCOLAR.
C’est vrai...
ESTRELLA.
Vous connaissez mon attachement pour vous... pour votre fils...
ESTERCOLAR.
Je le connais...
ESTRELLA.
Eh bien ! de grâce, expliquez-moi votre conduite étrange... l’arrivée dans votre château de cette jeune parente tirée tout à coup de son couvent... ses fiançailles avec votre fils préparées pour ce soir... Ces invitations envoyées à tous les hidalgos des environs... Enfin ce voyage à Salamanque...
ESTERCOLAR.
J’ai toujours eu quelque faiblesse pour vous, dame Estrella... Vous vous en souvenez ; friponne... Maintenant qu’arrivé au but, je ne crains plus votre indiscrétion... je vais tout vous dire...
ESTRELLA.
Ah !...
ESTERCOLAR.
Malgré l’illustration de ma naissance car je descends d’Aben-Abajou, fameux maure... de son vivant roi de Grenade... Malgré mon mérite intrinsèque et mes qualités personnelles, vous savez que jusqu’ici je n’avais pu parvenir à être quelque chose... n’importe quoi !...
ESTRELLA.
Ce n’était pas faute d’ambition, de pétitions, de sollicitations...
ESTERCOLAR.
Je végétais donc dans mon château d’Estercolar, comme un simple herbacé... quand un jour... je lus dans la Gazette de Madrid que le nommé Manuel Godoï, garde-du corps de notre bien-aimé roi Charles IV (que Dieu le protège) après avoir chanté devant notre adorée reine Marie-Louise (que Dieu la conserve) avait été subitement promu au grade de major... Je me rappelai soudain que ce Godoï était allié de ma famille...
ESTRELLA.
Heureuse mémoire !...
ESTERCOLAR.
Je vis plus tard qu’il venait d’être nommé duc de la Alcudia... Je me souvins alors que mon frère avait épousé une de ses cousines, et que de cette union était provenue une jeune fille reléguée au couvent...
ESTRELLA.
Excellent cœur !
ESTERCOLAR.
Enfin j’avais généreusement résolu d’unir mon fils à la jeune Godoï, le jour que l’illustre Manuel au comble de la faveur et du pouvoir fut fait prince de la Paix... Je lui ai écrit... Il me répond par son consentement et me mande à Salamanque, où il doit passer... sans doute pour n’accorder quelque faveur spéciale...
ESTRELLA.
À votre fils aussi ?... à ce cher Inigo !... Je suis d’une joie... Ah ! monseigneur, vous avez agi... avec une prudence... une habileté... Mais tenez, les voilà, ces chers enfants...
ESTERCOLAR.
Aimable couple ! Chez la jeune fille, la fierté, la noblesse des Godoï ; chez le jeune homme, la simplicité, la naïveté des Estercolar... Ils ont de la race !
Scène VII
ARABELLA, ESTERCOLAR, INIGO, ESTRELLA, PEDRO, VALETS
Arabella et Inigo entrent en se donnant le bras. Pedro les couvre d’un parasol.
ARABELLA, INIGO, ESTERCOLAR, ESTRELLA.
Air : Le beau pays que la Bretagne (Pierre, Paul et Jean.)
Ah ! le beau pays que l’Espagne ;
Que son ciel est pur et serein,
Et quel charme a dans la montagne
La promenade du matin !
INIGO.
Bonjour, monseigneur mon père.
ARABELLA.
Est-il vrai que vous nous quittiez, mon oncle ?
ESTERCOLAR.
Oui, ma nièce... mais dans une heure, je serai de retour, avec les plus heureuses nouvelles... dame Estrella, je vous confie mes enfants... laquais, faites avancer ma voiture... adieu, mes enfants... adieu...
INIGO.
Adieu, monseigneur, mon père...
ESTERCOLAR, après les embrassés.
Sortons !...
Estercolar sort suivi des valets.
Scène VIII
LAZARILLE, INIGO, ARABELLA, ESTRELLA, PEDRO
ESTRELLA.
Monseigneur, j’ai fait préparer votre déjeuner sous la tonnelle... si vous voulez, señora...
Ils s’asseyent sous la tonnelle. Pedro a servi le chocolat.
LAZARILLE, entrant.
J’ai laissé mon vieux, marmottant ses oraisons, pour courir après Pepita... mais je n’ai pu la trouver...
Apercevant Inigo.
Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?...
INIGO.
Ainsi, ce soir nos fiançailles, chère Arabella...
LAZARILLE.
C’est un petit grand seigneur... il est vêtu comme un ange dans le ciel...
Il s’avance vers la table.
ARABELLA, apercevant Lazarille.
Ah ! voyez donc... un mendiant ! qu’on le chasse.
Pedro va repousser Lazarille.
INIGO.
Non ! il a peut-être faim.
Il lui donne des biscuits.
Tiens !
LAZARILLE.
Pour moi ? il a bon cœur... c’est fameux !... que le bon Dieu vous le rende.
ARABELLA.
Quelle absence de dignité, mon cousin ! ce serait vraiment à révoquer la noblesse de votre origine.
ESTRELLA, vivement.
Pouvez-vous dire cela, señora ? monseigneur est rempli de noblesse.
ARABELLA.
Ah ! vous, ma bonne, vous prendrez toujours sa défense, vous l’avez élevé... nourri...
ESTRELLA.
Ça c’est vrai, je l’aime comme une mère.
INIGO.
Allons, ma cousine, un peu d’indulgence... la vue de ce pauvre garçon m’a touché.
ARABELLA, se levant.
Restez donc en si digne compagnie, puisque vous la préférez à la mienne... je vous laisse...
INIGO.
Mais Arabella... permettez...
ARABELLA.
Rentrons, Estrella.
Elle rentre avec Estrella.
Scène IX
LAZARILLE, INIGO, PEDRO
LAZARILLE.
Elle a l’air fâché la señora... c’est peut-être sa part que j’ai mangée... elle vous a grondé, est-ce que c’est votre femme ?
INIGO.
Pas encore... mais bientôt.
LAZARILLE.
Tant pis.
INIGO.
Non pas... car je l’aime !... mais dis-moi, tu dois mener une bien triste vie, mon pauvre garçon ?...
LAZARILLE.
Oh ! oui, monseigneur... et vous, vous êtes bien heureux ?...
INIGO.
Sans doute, fils et héritier du noble comte Estercolar, riche et puissant, un jour comme lui...
LAZARILLE.
Toutes vos journées se passent dans la joie et les plaisirs...
INIGO.
À peu près... excepté quand mes professeurs me font pleurer.
LAZARILLE.
Vous pleurez !... fi donc ! est-ce qu’un homme pleure ! quand mon vieux me grogne, je lui fais la grimace, puis je ris, je chante, je danse !... mais le soir se coucher sur la paille, quelquefois sur la terre, c’est dur... tandis que vous...
INIGO.
Oui, j’ai un lit à tentures d’or et de soie...
LAZARILLE.
C’est ça qu’est bon !
INIGO.
Mais je ne dors pas.
LAZARILLE.
Ah ! moi, je ne fais qu’un somme !
INIGO.
Et puis dans le jour, je bâille... je bâille... je m’ennuie...
LAZARILLE.
J’ai pas le temps, moi... mon vieux est toujours à dire : petit, fais ci ; petit, va là... c’est embêtant, mais ça occupe... et puis ça donne de l’appétit.
INIGO.
Tu as de l’appétit ?...
LAZARILLE.
Moi ? toujours... l’appétit est souvent venu que le repas court encore, mais une fois que je l’attrape, je ne lui fais pas de grâce, il faut que tout y passe... vous voyez, mon seigneur, quelle différence il y a entre nous deux.
INIGO.
Oui, mon garçon, je te plains.
LAZARILLE.
Moi, je vous admire.
INIGO.
Mais, que, veux-tu, tout le monde ne peut pas être noble.
LAZARILLE.
Qu’est-ce que c’est que ça, noble ?...
INIGO.
Être noble, c’est être de race antique...
LAZARILLE.
Qui sait ?... je suis peut-être de race antique, je ne connais pas la mienne.
INIGO.
C’est vivre noblement, sans travailler.
LAZARILLE.
Vivre sans rien faire, c’est être noble ?... je suis noble comme le roi !...
PEDRO, s’avançant.
Je ferai observer à monseigneur que l’heure de ses leçons est arrivée...
LAZARILLE.
Laissez-nous donc tranquilles, nous causons...
INIGO.
Oh ! je ne puis pas davantage ; monseigneur mon père exige l’obéissance !...
LAZARILLE.
Tiens, vous obéissez à quelqu’un ! je croyais que quand on était riche on commandait à tout le monde.
INIGO.
Quand je serai mon maître à la bonne heure... Adieu, petit...
Il rentre au château suivi de Pedro.
Scène X
LAZARILLE, le suivant des yeux
Là !... des laquais, un parasol, des beaux habits ! voilà un joli état celui-là, un état propre, à la bonne heure... pourquoi que je ne suis pas un jeune seigneur ! ça m’irait aussi bien qu’à un autre... pourquoi que tout le monde n’est pas seigneur ?
Air des Gueux.
Je n’ veux
Plus d’ gueux ;
Que selon ses vœux,
Chacun soit heureux,
À bas les gueux !
Que l’ ciel exauc’ mes prières,
Banquiers, j’ vais vous enfoncer,
En or j’ chang’rai tout’s les pierres,
Pour prendr’ n’y aura qu’à s’ baisser.
Je n’ veux, etc.
Tous les jours seront des noces,
Les fleur’s roul’ront l’ Malaga,
Et pour nous fair’s des bosses,
C’est des pâtés qu’il pleuv’ra.
Je n’ veux, etc.
Mais alors qu’est-ce qui serait domestique ?... qu’est-ce qui brosserait mon habit ? non, n’ faut pas que tout le monde soit seigneur, mais il faut que je le sois, moi !... oui, j’abdique l’état de gueux... j’ veux être seigneur...
Scène XI
AMBROSIO, LAZARILLE, puis ESTRELLA
AMBROSIO, à un paysan qui l’amène et s’en va.
Merci, mon fils, merci de vos bons renseignements... Lazarille !... Lazarille !...
LAZARILLE.
V’là l’autre... mon cauchemar ! qu’est-ce qu’il y a ?
AMBROSIO.
Réjouis-toi, mon fils ; tu te plaignais de ton sort tout à l’heure...
LAZARILLE.
Je m’en plains encore...
AMBROSIO.
Eh ! bien, il va changer. Écoute moi : ce n’était pas sans dessein que je t’avais dit de suivre le cours de la rivière de Tormes... je viens de prendre des informations et je sais que nous sommes au village d’Oteros.
LAZARILLE.
Bon !... et puis après ?...
AMBROSIO.
C’est ici la grande place.
LAZARILLE.
Je le crois.
AMBROSIO.
Là bas, à droite, un moulin n’est-ce pas ?
LAZARILLE.
Oui.
AMBROSIO.
Ici, à gauche, un château ?
LAZARILLE.
Comme vous dites.
AMBROSIO.
Allons, rien n’est changé...
LAZARILLE.
Vous connaissez donc le pays ?
AMBROSIO.
J’y suis venu jadis... il y a douze ans...
LAZARILLE.
À peu près le temps où vous m’avez trouvé.
AMBROSIO.
Précisément.
LAZARILLE.
Et vous y ayez des amis ?
AMBROSIO.
Oui, mon fils, oui... par qui nous serons bien reçus, bien traités...
Désignant le château.
Va sonner là...
LAZARILLE.
Là ! à gauche ! au château ?
AMBROSIO.
Sans doute.
LAZARILLE.
Ah ! c’est là que sont vos amis ?
AMBROSIO.
Apparemment...
LAZARILLE.
Allons donc ! vous vous moquez, père.
AMBROSIO.
Sonne, sonne toujours...
LAZARILLE.
Sonnons !
Il carillonne.
AMBROSIO.
Tu verras quel accueil, quelle politesse... quel empressement !...
ESTRELLA, paraissant à la porte.
Comment, vaurien ! c’est toi qui te permets de sonner ainsi au château ?... veux-tu que j’en voie nos laquais à tes trousses.
LAZARILLE.
Mais, señora...
ESTRELLA.
Va-t’en, te dis-je, fainéant, vagabond ! c’est favoriser la paresse que de faire l’aumône à de pareils drôles.
Elle pousse rudement la porte et rentre.
LAZARILLE, recevant la porte sur le nez.
Bon !
AMBROSIO.
C’est bien elle !
LAZARILLE.
Votre connaissance ?
AMBROSIO.
Oui.
LAZARILLE, riant.
Ah ! ah ! tu verras quel accueil !... il est joli ! v’lan, juste sur le nez.
AMBROSIO.
Ce n’est rien.
LAZARILLE.
Oui, mais ça pouvait devenir quelque chose.
AMBROSIO.
Elle ne m’a pas reconnu.
LAZARILLE.
Vous croyez...
AMBROSIO.
Sonne encore.
LAZARILLE, s’éloignant.
Pour recevoir une danse ! non par Saint-Jacques ! je ne m’y fie pas... à vos amis.
AMBROSIO.
Eh ! bien conduis-moi vers la porte, je sonnerai moi-même...
LAZARILLE, le conduisant.
À la bonne heure... vous y v’là... mais tenez, je ne vous conseille pas...
AMBROSIO.
Sois sans crainte et d’ailleurs tiens-toi à l’écart, si tu as peur.
Il sonne.
LAZARILLE.
J’aime mieux ça...
À part.
D’autant plus que je vais profiter de la permission pour chercher Pepita.
La porte s’ouvre.
Méfiez vous, la v’là !
Il se sauve.
Scène XII
AMBROSIO, ESTRELLA
ESTRELLA.
Encore un mendiant !... passez votre chemin, brave homme, il n’y a rien pour vous ici.
AMBROSIO.
Hélas ! ma bonne señora, passer mon chemin, c’est bien facile à dire... mais je ne saurais le trouver... étant aveugle.
ESTRELLA.
Vous êtes aveugle ?...
AMBROSIO.
Je m’étais fait conduire en ce village, espérant y retrouver une personne que j’ai connue jadis...
ESTRELLA.
Ah !
AMBROSIO.
Il y a déjà longtemps, il est vrai.
ESTRELLA, le regardant.
Longtemps ?
AMBROSIO.
Douze ans.
ESTRELLA.
Douze ans !... est-ce que ce serait ?...
Elle approche de l’aveugle.
AMBROSIO, bas.
Elle approche !...
Haut.
Il arrive tant d’événements pendant douze ans... j’ai trouvé la maison déserte.
ESTRELLA, avec émotion.
Et quelle est la femme que vous cherchiez ?...
AMBROSIO.
La femme... ! ai-je dit que c’était une femme ?
ESTRELLA, troublée.
Oui... il me semble... j’ai cru comprendre.
AMBROSIO, bas.
Sa voix tremble...
Haut.
C’est effectivement une femme... la meunière de la Tormes...
ESTRELLA, très émue, à part.
C’est Ambrosio !...
Haut.
Ah ! la meunière !
AMBROSIO, bas.
Elle m’a reconnu !...
ESTRELLA, à part.
Que vient-il faire ici ? Le jour du mariage d’Inigo... un mot, tout serait perdu... mais il ne peut rien, car aucune preuve... j’en suis certaine... mais m’effrayer, me rançonner sans doute...
AMBROSIO, à part.
Elle se consulte.
Haut.
C’était une bien brave femme que la meunière, señora... je ne sais si vous l’avez connue ?...
ESTRELLA, sèchement.
Non, je n’étais pas en ce pays...
AMBROSIO.
Ah ! vous n’étiez pas...
À part.
Elle veut m’éconduire... ceci est différent !
Haut.
Oui, une brave femme, je puis le dire : trompant son mari avec tous les soins imaginables pour son repos... recevant le jeune seigneur de l’endroit avec politesse, et prenant pitié d’un grand garde-moulin qui se mourait de tendresse pour elle.
ESTRELLA, à part.
Le scélérat d’aveugle ! il voit tout... il faut l’éloigner.
Haut.
Eh ! bien, donc, comme vous l’avez appris, le moulin a changé de maître, la meunière a disparu...
AMBROSIO.
Disparu !
ESTRELLA.
Et si vous n’avez pas d’autre connaissance dans le village...
AMBROSIO.
Mais non...
ESTRELLA.
Je vous engage à prendre promptement un guide et à faire comme la meunière.
AMDROSIO, avec malice.
Si la meunière a disparu, je trouve à sa place une respectable et bonne señora, qui, j’en suis sur, ne voudra pas me refuser l’hospitalité...
ESTRELLA.
Je ne puis rien... femme de charge du château, je ne fais qu’exécuter les ordres de mon maître.
AMBROSIO.
Sont-ils donc si sévères ?...
ESTRELLA.
Il a en horreur les mendiants, et surtout les aveugles... ainsi, croyez-moi, quittez promptement cette seigneurie, si vous ne voulez pas que mon maître vous en fasse chasser rudement... adieu, et que Saint-Jacques vous assiste.
Elle rentre et ferme brusquement la porte.
Scène XIII
AMBROSIO, seul
Après un moment de silence.
Femme imprudente ! tu m’as reconnu et tu me maltraites !...
Riant.
eh ! eh ! c’est juste ! elle me croit sans armes et me brave !... eh bien ! j’accepte le défi... et nous verrons !...
Scène XIV
PEPITA, LAZARILLE, AMBROSIO
LAZARILLE, à Pepita.
Attends, je vais savoir ce que nous de venons...
À Ambrosio.
Eh ! bien père, vous voilà encore là ?
AMBROSIO.
Oui...
LAZARILLE.
Je croyais vous trouver installé au château.
AMBROSIO.
Ça ne va pas tarder.
LAZARILLE.
Pas possible !...
AMBROSIO.
J’en prends le grand St-Jacques à témoin... je ne veux pas l’abuser, mon fils... tu seras riche, heureux...
LAZARILLE.
Heureux ! quel bonheur !
Bas à Pepita.
Tu seras riche, heureuse !
AMBROSIO.
Tu auras de beaux habits...
LAZARILLE.
Et des beaux habits ?...
Bas à Pepita.
Tu auras de belles robes...
À Ambrosio.
Et qu’est-ce qui fera tout ça ?
AMBROSIO, avec impatience.
Un mot de ma bouche.
LAZARILLE, se reculant.
Là ! voyez-vous ! il me faisait bien aussi l’effet d’être sorcier.
AMBROSIO.
Entends-tu ces cris, ces acclamations, c’est ton triomphe qui s’approche, mon enfant...
LAZARILLE, très gaiement.
Par exemple, je suis curieux de me voir triomphant. !
Scène XV
PEPITA, LAZARILLE, AMBROSIO, ESTRELLA, INIGO, ESTERCOLAR, ARABELLA, VALETS et PAYSANS
ESTRELLA, sortant du château.
Venez señora, venez monseigneur, je viens d’apercevoir votre père... on le fête... on l’entoure... Encore cet aveugle !... veut-il parler à mon maître ?... veillons sur lui...
Estercolar entre entouré de paysans.
Final.
Musique nouvelle de M. Doche.
CHŒUR.
Accourons tous sur son passage,
À monseigneur
Rendons hommage ;
Son retour présage
Un jour de bonheur.
Honneur, honneur
À monseigneur !
ESTERCOLAR.
J’ai vu don Manuel, notre illustre cousin.
AMBROSIO, à part.
Comment, don Manuel serait notre cousin ?
ESTERCOLAR.
D’Inigo, de ma nièce, accomplissez l’hymen,
M’a daigné dire ce grand homme.
AMBROSIO, ESTRELLA, INIGO, ARABELLA.
Le prince approuve cet hymen !
Ô le grand homme !
LAZARILLE.
Et que m’importe cet hymen !
AMBROSIO.
Tu le sauras avant demain.
ESTERCOLAR.
Puis, d’un air aimable et badin,
Il ajouta : Sa majesté vous nomme
Son grand sommelier majordome !
CHŒUR.
Comment ! grand sommelier du roi ?
Ah ! quel honneur, quel noble emploi.
ESTERCOLAR.
Quel bonheur, quel honneur pour moi,
Je suis dans la bouche du roi.
AMBROSIO, tirant Estercolar par son habit.
Ah ! mon seigneur, daignez m’entendre...
ESTERCOLAR.
Eh bien ! qu’ont-ce donc, malotru,
Parle, que me demandes-tu ?
LAZARILLE, bas à Pepita.
C’est la méchante femme, à tout il faut s’attendre.
ESTRELLA, entraînant Estercolar.
C’est l’aumône sans doute... on la lui donnera.
AMBROSIO.
Je ne demande rien...
ESTERCOLAR.
Que veut dire cela ?
AMBROSIO.
Au contraire... je viens vous rendre
Un service...
ESTERCOLAR.
À moi, malotru !...
AMBROSIO.
Oui, nous trouvons, parfois, ce que l’on a perdu...
ESTRELLA, avec impatience.
Mais, monseigneur n’a rien perdu...
ESTERCOLAR.
N’importe, il faut lui donner audience,
Malotru, suis-nous au château.
ESTRELLA, bas.
Hélas ! je tremble... Ambrosio !
AMBROSIO.
Vous me reconnaissez !...
ESTRELLA, bas.
Ah ! de grâce... silence !
AMBROSIO.
Il est trop tard !... allons, notre bonheur s’avance ;
Lazarille, entrons au château...
LAZARILLE.
Quoi, père Ambrosio,
Tout de bon, cette fois, nous entrons au château ?
PEPITA, à Lazarille.
Me voilà seule encore.
LAZARILLE.
Un peu de patience !
Notre bonheur commence,
Conserve l’espérance ;
Jamais, ma Pepita,
Mon cœur ne t’oubliera.
Ensemble.
LAZARILLE.
Notre bonheur commence, etc.
AMBROSIO.
Notre bonheur commence,
Quelle douce vengeance !
De moi, dame Estrella,
Bientôt se souviendra.
ESTRELLA.
Notre malheur commence,
Ah ! je tremble d’avance,
Ce misérable-là
De moi se vengera.
PEPITA.
Notre bonheur commence,
Conservons l’espérance ;
Oui, de sa Pepita,
Son cœur se souviendra.
ARABELLA et INIGO.
Ah ! livrons-nous d’avance,
À la douce espérance !
Le ciel nous unira,
Et le bonheur viendra.
ESTERCOLAR.
Ô superbe espérance,
À la cour je me lance,
Et dès qu’il me verra ?
Le roi me sourira.
Estercolar prend par la main Inigo et Arabella et rentre au château. Joie d’Ambrosio, étonnement de Lazarille, dépit d’Estrella.
ACTE II
Un riche salon au château d’Estercolar. Porte au fond, portes latérales ; à droite au troisième plan, une fenêtre ; au premier une glace.
Scène première
LAZARILLE, AMBROSIO, ESTERCOLAR, sur un fauteuil élevé, INIGO, ESTRELLA
ESTRELLA.
Comment, monseigneur, vous écouterez ces mensonges ?
ESTERCOLAR.
Silence, dona Estrella, silence !... laisser parler ce malotru.
ESTRELLA.
J’enrage.
ESTERCOLAR.
Parle, malotru.
AMBROSIO.
Il y aura, comme je vous le disais, douze ans environ, vienne la Saint-Fernando... que sa bonté nous assiste !
Air du Watchmann. (Newgate.)
Mourant de faim, brisé par l’âge,
Un aveugle s’en vint un soir
Près du moulin de ce village
Crier... mais presque sans espoir :
Ouvrez de grâce !
On exauce ses vœux,
Au foyer l’on fait place
Au pauvre vieux
Surpris, joyeux...
Meunière, tant que je vivrai,
De ce soir je me souviendrai.
ESTRELLA.
Je ne me souviens de rien.
ESTERCOLAR.
Vous tairez-vous ?... Ce malotru m’intéresse.
AMBROSIO.
Alors on causa. L’aveugle dit qu’il était bien malheureux d’être toujours seul avec son chien, sans ami pour le consoler, sans enfant pour le soigner.
Même air.
Tout à coup voici la meunière
Qui devant lui place un enfant :
Tiens, pour adoucir ta misère
Et guider ton pas chancelant,
Je te le donne !
Mais pars et sans délais,
Oubli’ ces lieux, j’ l’ordonne,
Et pour jamais
Tu le promets !...
Meunière, tant que je vivrai,
De ce soir je me souviendrai.
Et l’aveugle sentit le poids d’une bourse de cinquante piastres dans sa main ; jamais pareille somme n’avait habité son bissac ! et l’enfant était sur ses genoux... lui, toujours seul... il allait avoir un compagnon... un être qui sentirait et partage rait sa bonne et sa mauvaise fortune, prêt à se réjouir ou à pleurer avec lui... Il accepta le marché ; mais... écoutez bien, da me Estrella ! voulant se ménager une ressource pour l’avenir, il s’empara subtilement d’un sachet que la meunière venait d’arracher du cou de l’enfant...
ESTRELLA.
C’est faux.
AMBROSIO.
Prenez garde, dame Estrella, il y a des moments où c’est faux ressemble beaucoup à c’est vrai...
ESTERCOLAR.
Il a raison, le malotru.
AMBROSIO.
Depuis il a fait examiner ce sachet.
ESTRELLA, à part.
Je suis perdue !
AMBROSIO.
Jugez de son étonnement !... ce sachet contenait un papier attestant que c’était le fils d’un très haut et très puissant seigneur.
ESTERCOLAR.
Oh ! oh !
AMBROSIO.
Il était signé par le parrain, la marraine... un oncle... une tante et, je crois, deux autres témoins...
ESTERCOLAR.
Exhibe le papier... malotru.
AMBROSIO.
Pas encore...
ESTRELLA.
Comment ?
AMBROSIO.
Pour éviter qu’on m’accuse de faux, c’est seulement en présence des intéressés que je veux montrer les signatures... et je vous prierai de les faire avertir, Excellence, car le très haut et très puissant seigneur... c’est vous !
ESTERCOLAR.
Prodigieux !
AMBROSIO.
La meunière, dame Estrella...
ESTRELLA, à part.
Le misérable !
AMBROSIO.
Le pauvre aveugle... moi, Ambrosio... ici, Lazarille... toi qu’on a donné à moi, comme un chien qui pense et raisonne... jette-toi dans les bras de don Estercolar... car il est ton père !...
LAZARILLE, stupéfait.
À moi, j’ai un père ! tiens !
ESTERCOLAR.
Le gaillard est bien constitué et continuera la race. Malotru ! ton récit m’a vivement interloqué ! il a toute la vraisemblance d’un conte des Mille et une Nuits, ma lecture favorite ; sans le trouble d’Estrella, qui en dit plus qu’elle ne voudrait en dire... je trouverais stupide d’y donner créance.
AMBROSIO.
Ah ! monseigneur, par notre dame d’Atocha.
ESTRELLA.
Ne le croyez pas, monseigneur.
ESTERCOLAR.
Silence !... je me trouve sur ce siège absolument dans la position de feu le grand Salomon, si ce n’est qu’il jugeait une paire de mères et qu’il s’agit d’une paire d’enfants.
Air : Quoi répond elle à l’ermite.
Ah ! quel embarras extrême,
Pour un cour tout paternel ;
Sauter d’un fils que l’on aime,
Sur un qui tombe du ciel !
ESTRELLA et INIGO, à part.
Je me sens mourir ;
Qui va-t-il choisir !
AMBROSIO.
Vengeance et plaisir,
Il va nous choisir.
ESTERCOLAR.
Jugeant en première instance,
Toi, je t’admets à l’essai :
Et vous, de notre présence,
Éloignez-vous sans délai.
ESTRELLA.
Quelle injuste sentence !
AMBROSIO.
Admirable sentence !
ESTERCOLAR.
C’est juger à la façon
Du grand Salomon.
ESTRELLA et INIGO.
Mais seigneur, écoutez-nous donc ?
AMBROSIO.
Vraiment, le jugement est bon.
LAZARILLE, ESTERCOLAR, AMBROSIO.
C’est juger à la façon
Du grand Salomon.
ESTERCOLAR.
Estrella et... l’autre, allez à la ferme, attendre l’arrêt définitif qui sera prononcé en présence de nos illustres parents, qui précisément doivent se rendre au château, pour les fiançailles de mon fils... quelconque ; nous réservant alors de faire distribuer les étrivières au vice, et des récompenses à la vertu... sortez !
Reprise.
ESTRELLA.
Mais, seigneur, écoutez-nous donc !
AMBROSIO.
Vraiment, le jugement est bon.
ESTERCOLAR, AMBROSIO, LAZARILLE.
C’est juger la façon
Du grand Salomon.
Estrella sort avec Inigo, par la gauche.
Scène II
AMBROSIO, LAZARILLE, ESTERCOLAR, puis PEDRO
LAZARILLE.
Comment, vous êtes mon père... mon père, pour de bon ?
AMBROSIO.
Je l’affirme.
LAZARILLE.
Oh ! je suis t’y content ! je suis t’y heureux... j’ai un père, un père... à quoique ça sert un père ?...
ESTERCOLAR.
Singulière question !
AMBROSIO.
Ça sert d’abord à en avoir un, et c’est déjà quelque chose.
LAZARILLE.
Ça sert-il à avoir des domestiques, des beaux habits... comme le petit ci-devant ?
ESTERCOLAR.
Certainement !
LAZARILLE.
Alors, vive un père ! j’en veux deux... trois, quatre !
ESTERCOLAR.
Sa naïveté me réjouit... oui, jeune homme, oui, mon fils, vous serez traité avec tous les égards dus à votre nouveau rang.
Il sonne.
Je ne suis pas fâché de voir quelle tournure il aura avec le costume de notre caste privilégiée.
Pedro paraît.
Conduisez monsieur le marquis dans ses appartements !
LAZARILLE.
Marquis ! qui ?...
ESTERCOLAR.
Vous, mon fils...
LAZARILLE.
Moi, marquis ! oh ! par exemple, c’est trop fort.
ESTERCOLAR.
Faites-lui quitter ce négligé, et prendre le costume le plus magnifique de sa garde-robe.
LAZARILLE, stupéfait.
À moi !
ESTERCOLAR.
Qu’il soit décrassé, débarbouillé, couvert d’or et de satin, en un mot que rien ne manque à la richesse et à l’éclat de sa tenue.
LAZARILLE.
Je vas t’y être beau quand je serai débarbouillé, couvert d’or... allons, ma pauvre guenille, faut te quitter ma vieille compagne... toi, si complaisante, tu ne m’as jamais gêné... je ne t’oublierai pas... va !
AMBROSIO.
Et moi, mon Lazarille, car votre seigneurie me permettra bien encore cette familiarité... tu n’oublieras pas non plus... mes soins, ma tendresse...
LAZARILLE, à part.
Pif, paf ! des taloches... il appelle ça des soins !
Haut.
Soyez tranquille, père, ma reconnaissance égalera vos bienfaits ! Il entre à droite suivi de Pedro.
ESTERCOLAR.
Je reconnais mon sang ! excellent naturel !
À Ambrosio.
C’est moi, malotru, c’est moi qui me charge de récompenser tes services... reste au château, bois à gogo, mange à bouche que veux-tu, dors sur les deux oreilles, je serai la providence qui pourvoira à tout... même à ta punition si tu m’as trompé... sortons...
Scène III
AMBROSIO, seul
Oh ! mes papiers sont en règle, monseigneur... il faut donc déposer le bissac... briser mon bâton de voyage... les pieds chauds dans de bonnes pantoufles, le corps bien clos dans une large robe de chambre... dîner succulent, souper meilleur... du Malaga à l’ordinaire... puis, dormir en rêvant aux jouissances du lendemain... c’est là une bonne et douce vie... et je crois qu’on peut s’y faire... depuis douze ans ce pourrait être la mienne... je n’avais qu’à me présenter avec mon Lazarille... et dire : me voilà ! Eh bien ! je ne voulais pas, je ne voulais pas ce matin encore... l’habitude du grand chemin... maintenant je suis installé, ma foi, j’y reste... j’entends marcher... est-ce vous, seigneur Estercolar ?...
Scène IV
ESTRELLA, AMBROSIO
ESTRELLA.
Non, c’est moi...
AMBROSIO.
Vous... Estrella !
ESTRELLA.
Moi, une femme que vous avez rendue bien malheureuse...
AMBROSIO, à part.
Que me veut-elle ?...
ESTRELLA.
Pourtant, je vous pardonne, car j’ai devine toute votre pensée... que vous faut-il ? de l’or, du repos ?... Eh bien ! sans me chasser, sans vous montrer ingrat... vous pouvez avoir tout cela...
AMBROSIO.
Tout cela... je ne crois pas.
ESTRELLA.
Écoutez-moi...
AMBROSIO.
C’est inutile... il n’est plus temps...
ESTRELLA.
Écoutez-moi !
AMBROSIO.
J’écoute...
ESTRELLA.
J’étais jeune, jolie...
AMBROSIO.
Encore une vieille histoire !
ESTRELLA.
J’étais aussi coquette, adroite comme on l’est à vingt ans, et chaque fois que don Estercolar sortait du château, je me trouvais par hasard sur son passage... il me remarqua... je lui plus...
AMBROSIO.
Alors, de grandes idées d’ambition bouillonnèrent dans votre cervelle... la beauté chez les femmes tient souvent lieu de noblesse... on pouvait arriver à tout, qui sait ?... peut-être devenir l’heureuse épouse du très noble seigneur Estercolar...
ESTRELLA, à part.
Il devine tout, le maudit aveugle...
Haut.
Hélas ! tous mes rêves s’évanouirent, don Estercolar sourd à mes prières, à mes larmes, céda aux instances réitérées de sa famille... il se maria et moi, trois mois après, avec une riche dot, j’épousai le meunier...
AMBROSIO.
Une autre espèce d’aveugle...
ESTRELLA.
L’année à peine écoulée, la jeune comtesse mourut après avoir mis au monde un fils... je fus choisie pour nourrice... je conçus alors, le dessein de mettre mon enfant à, la place du marquis... vous vîntes au moulin... vous savez le reste... des vêtements furent trouvés dans la rivière, c’étaient ceux de mon propre enfant ; après votre départ je poussai des cris effroyables... mon fils s’était noyé... je ne voulais voir personne... je sanglotais... et là une joie secrète, inconnue à tout le monde... mon fils reprenait la place... qui lui était due...
AMBROSIO.
Au fait, don Estercolar était aussi...
ESTRELLA.
Pendant douze ans j’ai joui de ce succès, je touchais au but ; aujourd’hui, aujourd’hui même, les fiançailles de mon fils avec une noble señora assuraient son avenir... et tous mes plans renversés... plus rien... et c’est vous...
AMBROSIO.
Oui, moi, Ambrosio... chacun son tour... qu’on chasse ce mendiant... disiez-vous ! le mendiant lève la tête et c’est vous qui tendez la main...
ESTRELLA.
Tout pourrait encore se réparer.
AMBROSIO.
Que voulez-vous dire ?
ESTRELLA.
Ce papier est encore dans vos mains...
AMBROSIO.
Ah !... je puis l’anéantir, n’est-ce pas ?
ESTRELLA.
Oui...
AMBROSIO.
Au fait... plus de preuve... je suis un imposteur.
ESTRELLA.
Et tout ce que je possède est à vous...
AMBROSIO, riant.
Ah ! ah ! ah !... tout ce que vous possédez... ah ! ah ! c’est-à-dire tout ce que vous possédiez...
ESTRELLA.
Misérable !...
AMBROSIO.
Pas d’anciennes habitudes...
ESTRELLA.
Ainsi, plus d’espoir pour mon fils...
Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers.
Quoi, ses honneurs et son nom et son rang,
Il les perdrait ?
AMBROSIO.
Mais c’est juste peut-être,
Moi qui sais tout, d’un mot je les reprend ;
C’était un vol, je les rends à leur maître.
ESTRELLA.
Un vol !... hélas, je l’avoue en pleurant,
Soyez touché de ma douleur amère ;
Je le sais, non crime est bien grand,
Mais je voulais l’bonheur de mon enfant,
Grâce, pitié, pour une mère.
On entend crier Lazarille.
Ambrosio, laissez-vous fléchir.
AMBROSIO.
On vient... retirez-vous...
ESTRELLA.
Ah ! mon fils ! mon fils !...
Elle sort par la gauche.
Scène V
AMBROSIO, LAZARILLE, PEDRO
Lazarille, habillé ridiculement en marquis, sort vivement de la chambre à droite, poursuivi par Pedro, qui veut achever sa toilette.
LAZARILLE.
Voulez-vous me laisser tranquille...
PEDRO.
Ce sont les ordres de monsieur votre père... permettez M. le marquis...
LAZARILLE.
Prenez donc garde, vous allez m’arracher les bras...
PEDRO.
Souffrez...
LAZARILLE.
Souffrez... souffrez... est-il bon là, lui ! je souffre trop !... aïe... comme ça me serre...
AMBROSIO.
Ça se prêtera... patience.
LAZARILLE.
Patience !... quand j’étouffe !...
AMBROSIO.
Ça doit vous aller comme un charme...
LAZARILLE.
Je ne peux plus remuer ni pied, ni patte... qu’on me laisse... que diable, je suis marquis, ou je ne le suis pas... je le veux... je le veux... j’ai très bien dit : je le veux... comme ils m’ont arrangé... je suis sûr que j’ai l’air tout farce...
Il va se mirer dans une glace à droite.
Tiens ! je ne suis pas mal du tout... la jambe... oh ! la jambe très bien... fine du bas, mince du haut... vraie jambe de gentilhomme...
AMBROSIO.
Admirez-vous, seigneur Lazarille... moi, je pense au solide... au dîner et je veux faire aujourd’hui une chair de prince... conduisez mon excellence à la cuisine...
Pedro s’approche.
Air de Cendrillon.
Allons, laquais, guide mes pas joyeux
Vers cette enceinte parfumée,
Que du festin savourant la fumée,
Mon nez jouisse à défaut de mes yeux.
Donn’ moi ton bras, je sens que je faiblis,
De bonheur j’ai l’âme enivrée ;
Père Ambrosio, courag’ tu t’annoblis,
Car ton chien porte la livrée.
Allons, laquais, etc.
Il sort par le fond appuyé sur Pedro.
Scène VI
LAZARILLE, puis PEDRO
LAZARILLE.
En ai-je de ces laquais, des grands gaillards avec des figures... galonnés sur toutes les coutures... faut que je leur parle...a que je les sonne tous...
Il sonne.
N’y a qu’ça à faire et ils vont venir... c’est gentil... pas de bêtises... un air digne...
PEDRO.
Que désire M. le marquis ?...
LAZARILLE.
Comme ça parle bien... rien... c’était pour voir.
Pedro va sortir.
Ah !... attendez donc... faut absolument que je désire quelque chose... si je désirais... non... ah ! une bonne idée... ai-je t’y un carrosse ?...
PEDRO.
Oui, M. le marquis.
LAZARILLE.
Combien ai-je t’y de chevaux ?...
PEDRO.
Quinze, monseigneur...
LAZARILLE.
Quinze chevaux pour un carrosse !... alors mettez les chevaux à la voiture... allez, et faites-y attention... tous les quinze... je les compterai... entendez-vous ?...
Pedro sort.
C’est qu’il y va... c’est pas difficile d’être grand seigneur, n’y a qu’à ouvrir la bouche... Moi, en carrosse à quinze chevaux !... moi, qui aurais été si heureux hier, rien que de monter derrière... je serai dedans... Dieu, que je voudrais me voir passer !... Et puis...
Air : Un Matelot. (Mme Duchambge.)
Qu’un pauvre enfant, joyeux dans sa misère,
Suiv’ ma voiture, en me tendant la main ;
Je me dirai : J’étais hier son frère,
Et p’t-être encor le serai-je demain.
Tiens, mon ami, c’est l’ don d’une âme franche ;
Et tandis qu’eux ne m’ donnaient que des liards,
Dans son bonnet, je mets un’ pièce blanche...
Entre collègu’s on se doit des égards.
En ai-je de cet argent !... j’en ai par ici... j’en ai par là... j’en ai partout... plus de taloches... plus de pain sec... je peux sortir, je peux dormir, je peux manger... tant que je voudrai... je suis le plus heureux et le plus riche des mendiants de la terre.
Scène VII
LAZARILLE, PEDRO, LE MAÎTRE, TROIS LAQUAIS dans le fond
L’un des valets porte un livre de musique et un bâton de mesure. Le second, une pochette, le troisième des fleurets.
PEDRO, annonçant.
Le maître de chant, de danse ct d’escrime attend les ordres de monseigneur...
LAZARILLE.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... faut pas avoir l’air d’une bête... je verrai bien ; faites entrer.
LE MAÎTRE, après avoir salué.
Excellence, je suis professeur de musique.
LAZARILLE.
Qu’est-ce qu’elle chante votre musique ?...
LE MAÎTRE.
C’est ce que je vais vous apprendre.
Il prend le livre et le petit bâton.
LAZARILLE.
Tiens, ce petit bâton...
LE MAÎTRE.
C’est pour battre la mesure.
LAZARILLE.
Pourvu qu’il ne me prenne pas pour la mesure...
LE MAÎTRE.
Dites comme moi, monseigneur...
Il chante en, battant la mesure.
La, la, mi, fa, ré !...
LAZARILLE.
Drôle de baragouin...
LE MAÎTRE, chantant.
Ré, sol, ut, vous montez...
LAZARILLE.
Ah ! je monte...
LE MAÎTRE, de même.
Sol, sol, ut, fa, fa, sol en bas... vous descendez...
LAZARILLE.
Bon, je descends... je monte, je descends... ça doit être très fatigant... Laissez moi donc tranquille avec votre musique... tenez, je sais mieux chanter que vous... parlez-moi de ma chansonnette, c’est vif comme l’œil d’une Andalouse, brûlant comme le ciel d’Espagne, fier comme le cœur d’un Castillan.
BOLERO. Musique nouvelle de M. Doche.
Indépendance !
Point de lien ;
Je ne veux rien,
Ni la puissance,
Ni l’opulence :
L’indépendance
Est le vrai bien,
Qu’un rich’ redoute
La banqueroute,
Moi, pauvre gueux,
Je dors heureux ;
Propriétaire
Par tout’ la terre.
Oui, pour un bien,
Tel que le mien,
Je ne crains rien :
Car, dans chaque poche, est mon bien
Indépendance ! etc.
Sous vos dorures,
Sous vos fourrures,
Grands, gémissez
Tout écrasés ;
Moi, ma guenille,
En loqu’s fourmille ;
j’ sais qu’elle en a
Par-ci par-là,
De c’ côté-là...
Mais, l’air me vient par ces loqu’s-là...
Indépendance !
Sois mon soutien ;
Je ne veux rien,
Ni la puissance,
Ni l’opulence,
L’indépendance,
Est le vrai bien !
Il fait sauter le livre de musique.
LE MAÎTRE, prenant la pochette et s’avançant.
Maintenant, monseigneur, passons à l’art de Terpsichore.
LAZARILLE.
Je connais pas... ça doit être beau ça l’art de...
LE MAÎTRE, faisant des battements.
Vulgairement appelé la danse.
LAZARILLE.
Vous êtes aussi maître de danse ?...
LE MAÎTRE, faisant des ronds de jambes.
Cet art est aujourd’hui le plus à la mode, bien que certaines gens prétendent qu’il faut avant tout former le cœur... on ne voit pas le cœur... il y a même des gens qui n’ont pas de cœur...tandis que tout le monde a des jambes... plus ou moins...
LAZARILLE.
Que l’on voit malheureusement.
LE MAÎTRE.
Nous allons commencer par le menuet !... les pieds en dehors... un peu plus.
Il place Lazarille et lui tourne les pieds.
LAZARILLE.
Vous me cassez les pieds.
LE MAÎTRE.
Très bien... maintenant pliez... sautez... restez la jambe en l’air et vous attendez votre danseuse.
LAZARILLE, sur une seule jambe.
Ah ! ça, vous ne pouvez pas lui dire de se dépêcher ?
LE MAÎTRE.
Elle arrive... la voilà !
Il chante, fait trois ou quatre pas et vient se placer en attitude près de Lazarille.
LAZARILLE, le repoussant.
Elle est gentille la danseuse ! allez donc vous promener, vous croyez que je vais me briser les pieds, me rompre les jambes pour apprendre votre... je n’ sais comment vous appelez cela.
Sautant et gambadant.
Vive ma danse ! la danse du peuple si vous voulez, mais gaie, folle abandonnée...
Pendant ce temps, le professeur a été prendre les fleurets, il s’avance le chapeau sur la tête et présente les fleurets la main sur la banche.
LE MAÎTRE.
En garde, monseigneur.
LAZARILLE.
Ah ! des épées ! j’aime mieux ça... mais tenez, ce n’est pas encore le Pérou pour se défendre, et je préfère cette arme-là...
Il prend le bâton de l’aveugle.
Avec ça, je mettrais en fuite toute une escouade d’Alguazils, et vous même, avec votre grande rapière.
Il joue du bâton.
Air : du galop de l’Escroc.
Allons donc,
Parez donc,
Je brave votre science ;
Jeux de bâton que le maître cherche à esquiver et à parer avec le fleuret.
Le bâton
D’un luron,
Défiera votre espadon.
Quel effet,
C’est parfait !
J’ai fait,
D’un seul moulinet
Déchanter la romance
Et sauter le menuet !
Le maître s’est rapproché. Lazarille fait de nouvelles passes.
Allons donc, etc.
LE MAÎTRE.
Allons donc !
Quel démon !
Mépriser notre science !
Se sert-on
D’un bâton
Lorsqu’on porte votre nom ?
Il poursuit le maître et les trois laquais qui se sauvent précipitamment par la gauche et laissent la porte ouverte.
Scène VIII
LAZARILLE, ARABELLA
ARABELLA, entrant par la droite.
C’est joli, monsieur, battre vos professeurs...
LAZARILLE.
Tiens, ils m’ennuyaient.
ARABELLA.
Il faut pourtant vous instruire... mon cousin.
LAZARILLE.
Son cousin !... ah ! oui, c’est la jeune dame de ce matin et comme l’autre était... je suis...
ARABELLA.
Mon cousin... et mon fiancé...
LAZARILLE.
Toujours en remplacement... elle est gentille ma fiancée... et ce pauvre Inigo qui vous aime tant... vous ne le regrettez donc pas ?...
ARABELLA.
Si fait, un peu... mais que voulez-vous ?... il n’a plus de nom...
LAZARILLE.
C’est-à-dire que c’est un nom que vous épousez ?...
ARABELLA.
C’est ainsi dans le grand monde...
LAZARILLE.
C’est pas beau...
ARABELLA.
Vous vous y ferez, surtout quand vous aurez les belles manières, quand vous connaîtrez les usages, le cérémonial... l’étiquette...
LAZARILLE.
Ah ! mon Dieu que de chose ! et tout ça me paraît aussi ennuyeux que le menuet.
ARABELLA.
À propos vous devez le danser avec moi pour ouvrir le bal...
LAZARILLE.
Avec vous ?... eh ! bien passe encore... mais leur bataille à l’épée...
ARABELLA.
L’épée ! indispensable !... si quelqu’audacieux osait lever les yeux sur votre épouse...
LAZARILLE.
Eh ! bien...
ARABELLA.
L’épée à la main...
LAZARILLE.
Par exemple, parce qu’un galant homme... j’irais... du tout, du tout... on vous regardera tant qu’on voudra... vous n’êtes pas jolie pour rien... tenez, ma femme...
ARABELLA.
Oh ! ma femme ! fi, l’horreur... madame la marquise...
LAZARILLE.
Comment, moi ! je vous dirai : madame... allons donc !... ma femme ! je me moque du monde et de ses usages ; je veux vivre et parler à ma guise ; je veux...
ARABELLA, l’interrompant.
Ah ! je veux !... Mon cher fiancé, apprenez d’abord qu’un mari bien élevé ne dit jamais à sa femme je veux... qu’elle seule commande et qu’il obéit... qu’il doit tout faire pour lui plaire et la contenter... que ce n’est qu’à force de soins, d’égards, d’attentions et de soumission qu’il paie le bon heur qu’elle veut bien lui accorder... En voilà assez pour une première leçon... adieu...
Elle fait une profonde révérence et sort par le fond.
Scène IX
LAZARILLE, puis PEPITA
LAZARILLE, qui a vainement tâché d’interrompre Arabella et qui est resté immobile.
Ouf ! quelle femme !... quel caractère !... je n’en veux pas... je n’en puis plus... s’il faut prendre des leçons comme ça tous les jours... je suis brisé...
Il se met sur le grand fauteuil.
On est bien là... on y dormirait volontiers...
Il commence à s’endormir.
PEPITA, qui est entrée doucement par la gauche.
Où suis-je donc ? j’ai trouvé la porte ouverte... je me suis glissée...
LAZARILLE, rêvant.
Mets-toi là...
PEPITA.
Oh ! le beau petit seigneur, il ne me fera pas de mal celui-là.
LAZARILLE, de même.
Pepita !...
PEPITA.
Tiens ! il m’appelle... Mais est-ce que je rêve ?... Comment c’est mon Lazarille, si beau, si cossu... si je le réveillais...
Elle l’embrasse et se cache derrière le fauteuil.
LAZARILLE, se réveillant en sursaut.
Qui va là ?... personne... j’ai bien senti cependant... non, je rêvais... je n’étais plus seul, ma Pepita était là... pauvre Pepita ! qu’est-elle devenue ?... je donnerais tout pour la revoir, rien qu’un petit instant...
PEPITA, se montrant.
Payez, monseigneur...
LAZARILLE.
Te voilà ! oh ! tu ne me quitteras plus... non, plus de pain sec... tu seras une grande dame... t’auras le droit d’a voir des bas... c’est pas l’embarras... j’aime presqu’autant tes petits pieds comme ça...
PEPITA.
Tu es riche et tu ne me repousses pas ?
LAZARILLE.
Bien au contraire !
PEPITA.
Le père Ambrosio te grondera.
LAZARILLE.
Je voudrais bien qu’il s’avisât... je le ferais chasser comme un malotru qu’il est...
PEPITA.
Que je te voie donc tout à mon aise.
LAZARILLE.
Vois, vois, la vue n’en coûte rien.
PEPITA.
C’est il bien toi !
LAZARILLE.
Comment me troupes-tu comme ça ?
PEPITA.
Pas mal !
LAZARILLE.
Pas mal !... qu’est-ce qu’il te faut donc.
PEPITA.
Pourvu que tu m’aimes, le reste m’est égal.
LAZARILLE.
Eh bien ! sois contente ; touche là, dans la main d’un haut et puissant seigneur, qui t’aime à en perdre la cervelle...
PEPITA.
J’ai bien envie de te croire.
LAZARILLE.
Tiens, le voilà à tes pieds... comme autrefois te marquis est à toi... avec ses carrosses, ses laquais, ses quinze chevaux, son château et toutes ses dépendances.
Scène X
LAZARILLE aux genoux de Pepita, PEPITA, ESTERCOLAR, puis PEDRO, VALETS
ESTERCOLAR, entrant par le fond.
Je suis curieux de savoir comment mon nouveau fils... Ciel !
LAZARILLE, à Pepita.
C’est mon nouveau père,
PEPITA, à part.
Son père !...
ESTERCOLAR, stupéfait.
Qu’est-ce que cela signifie ?
LAZARILLE.
Faut que je lui présente ma femme... Je vais te présenter, n’aie pas peur...
Il se relève.
ESTERCOLAR.
Répondez... Que faisiez-vous ici ?... D’où sort cette petite mendiante ?
LAZARILLE.
Une mendiante... elle !... C’est une marquise... en négligé... comme moi ce matin.
ESTERCOLAR.
Vous osez me dire ?... mais c’est une ignoble plaisanterie... Attendez, fils rebelle, vous allez voir comme je traite les marquises de cette espèce. Holà ! quelqu’un !...
Aux quatre laquais qui entrent.
Emparez-vous de cette jeune fille et qu’on la jette à la porte.
LAZARILLE.
Chasser ma Pepita, par exemple ! je ne le souffrirai pas.
ESTERCOLAR.
Faites ce que je vous dis... enlevez !...
PEPITA, entrainée par les laquais.
Adieu, Lazarille, adieu !...
LAZARILLE, retenu par les laquais.
Voulez-vous bien la laisser... Lâches ! ils sont trois...
Il se débat. Les laquais s’emparent de Pepita, et l’entrainent malgré la colère de Lazarille.
ESTERCOLAR.
Vous, mon fils, je vous défends de sortir d’ici... songez à obéir à votre père...
À part.
Nous sommes tous des gaillards dans la famille des Estercolar.
Haut.
Mauvais sujet !
À part.
Il est charmant... Sortons.
Il sort par le fond.
Scène XI
LAZARILLE, puis INIGO
LAZARILLE, furieux.
M’enlever ma Pepita, et dire qu’il n’y a pas à raisonner... qu’il faut souffrir et se taire... C’est une bien bête d’invention qu’un père... Il est loin. Rien ne peut m’empêcher de sortir...
Il va pour ouvrir la porte ; on entend verrouiller en dehors.
C’est cela, mets le verrou, esclave stupide ; quand je serai le maître, je te chasserai, grand coquin !... Ah ! vous fermez les portes... Eh bien ! je sortirai par la fenêtre...
Il court à la fenêtre.
Tiens... qu’est-ce que j’aperçois donc là bas ? c’est ce pauvre garçon que j’ai remplacé... Oui, c’est Inigo... S’il pouvait m’aider à sortir... Eh ! eh !...
À Inigo.
Mets l’échelle contre la fenêtre... Pas comme ça... Est-il maladroit !... ça vous a deux mains gauches, les riches !... Tiens, il ne m’a pas compris, le voilà qui monte... Prends garde de tomber...
Inigo paraît à la fenêtre.
A-t-il peur de se faire du mal !... Il est tout tremblant... Allons, rassure-toi...
INIGO.
C’est que si l’on me voyait ici ! on me chasserait encore.
LAZARILLE.
Personne ne t’a vu.
Il le fait entrer.
INIGO.
C’était là ma chambre et c’est la vôtre maintenant... comme j’étais heureux alors !
LAZARILLE.
Ah ! tu étais heureux, toi ; tu y mettais de la bonne volonté : tu avais donc l’habitude d’être contrarié en tout ?...
INIGO.
J’obéissais toujours.
LAZARILLE.
Si tu avais aimé une jeune fille belle comme Pepita, tu aurais souffert qu’on te l’enlevât, tu aurais supporté le chagrin de la voir chasser sans pitié ?
INIGO.
Don Estercolar m’avait dit : tu aimeras ta cousine... et j’avais obéi... avec plaisir... avec bonheur...
LAZARILLE.
Ainsi tu ne vois... tu ne penses... tu n’entends que par un autre... et vous, gens de qualité, vous appelez ça du bonheur ?... nous sommes plus difficiles, nous autres mendiants !... Tu regrettes donc ta vie passée, ton argent, peut être... tiens, en voilà, imbécile !...
Il lui donne une bourse qu’Inigo repousse d’abord, puisqu’il met dans sa poche avec indifférence.
Tu pleures et tu es libre !... Ce matin, quand je t’ai vu sortir entouré de tous ces fainéants de laquais, j’aurais donné tous mes jours de misère pour une heure de ta vie... j’étais fou !... pauvre enfant, je n’avais pas aperçu, sous tes riches dentelles, les marques du collier que tu portes...
INIGO.
Que veux-tu dire ?
LAZARILLE.
Mon pain est noir, c’est vrai... mais je le mange quand je veux... mon lit est dur... mais je dors quand je veux... Pepita marche pieds nus... elle n’a ni plumes, ni belles robes, comme Arabella... mais son cœur est à moi, j’ai eu le droit de le choisir... plus aveugle cent fois que le père Ambrosio, j’ignorais ma richesse... je ne voyais pas que je possédais un bien qui grandit, qui élève l’âme... ce bien, le premier de tous... la liberté...
INIGO.
On vient, je tremble.
LAZARILLE.
Eh bien ! derrière ce fauteuil !... sois tranquille, je veille sur toi.
Scène XII
AMBROSIO, LAZARILLE, INIGO
AMBROSIO, entrant un peu gris, une bouteille et un verre à la main, et conduit par deux laquais qui se retirent.
Ah ! seigneur Lazarille, que ça doit être beau à voir une cuisine... si j’en juge par le mouvement... tous ces fourneaux qui pétillent... et cette harmonie de casseroles et de voix... modérez le feu... soignez les côtelettes... sautez les perdreaux... deux garçons à la broche... puis une odeur, un parfum, le dîner marchait devant moi... sans conducteur, j’ai très bien suivi... à vue de nez... rien qu’au fumet.
Air de Taconnet.
Comme au bonheur vite l’on s’habitue !
Moi, pauvre gueux, j’ai besoin de valets ;
Ici j’ordonne et dédaignant la rue,
Je ne veux plus habiter qu’un palais.
Ah ! que de gens en moi je reconnais !
Nous méprisons le pouvoir, les richesses...
Vous disaient-ils, pour vous persuader,
Un coup du ciel les leur fait posséder ;
Ils s’y cramponn’nt et jusques aux bassesses,
Ils feront tout, oui tout pour les garder.
Il se jette dans un fauteuil.
Ce repas que je voyais dans mes rêves... je l’ai touché... je l’ai senti... je l’ai avalé... La douce chose que la réalité !... Hein, Lazarille, quelle vie !... À boire !...
Il se verse et boit.
et c’est à toi que je la dois... À boire encore... Et toi donc, quelle existence !...
D’un ton goguenard.
De beaux habits... Ah ! ah !
LAZARILLE, avec dépit.
Qui m’étouffent...
AMBROSIO.
De riches appartements... ah ! ah !
LAZARILLE, plus irrité.
Où l’on m’enferme.
AMBROSIO.
Des maîtres, de l’éducation, ah ! ah !
LAZARILLE.
Autre bêtise !
AMBROSIO.
Enfin une femme...
LAZARILLE, furieux.
Fière, orgueilleuse, méchante...
AMBROSIO.
Peut-être, mais, à coup sûr, bien noble ! ah ! ah !
LAZARILLE, avec rage.
C’est cela, vieux malin, à toi les profits, les plaisirs... à moi les ennuis, les chagrins... si pourtant j’étais sa dupe ! j’ai bien envie de voir mon acte de naissance... le bissac est là... tout près... si je pouvais...
AMBROSIO, s’assoupissant.
Quel bouquet... tous les jours... je boirai comme ça... tous les jours...
Lazarille s’approche d’Ambrosio et fouille dans son bissac.
LAZARILLE.
Ah ! bon, le voilà... sans doute... mais, je ne sais pas lire...
AMBROSIO, s’étendant.
Ah ! c’est un état agréable que celui de la digestion.
LAZARILLE, à Inigo.
Tu es savant toi... tu sais lire.
INIGO.
Oui.
LAZARILLE.
Déchiffre-moi ça.
Il lui donne le papier.
INIGO, lisant.
Inigo-Perez-Gil-Gusman, fils de très haut seigneur... don Estercolar, marquis de...
LAZARILLE, reprenant le papier.
C’est bien moi, moi, fils de grand seigneur... héritier d’une noble race... d’une brillante for tune... si je le veux ! voilà un puissant mot... si je le veux...
INIGO.
Et moi, toujours misérable !
LAZARILLE, ému.
À cause de moi !... et pourtant, tu as été bon, ce matin, quand les pieds nus, je suis venu implorer ta pitié... tu ne m’as pas repoussé... je ne serai point ingrat...
Il fait le mouvement de déchirer l’acte.
INIGO.
Arrête...
AMBROSIO, presqu’endormi.
Lazarille, ma pipe.
LAZARILLE.
Père Ambrosio, vous l’avez à votre veste.
INIGO.
Mais réfléchis donc... en détruisant ce papier... que deviens-tu ?...
LAZARILLE.
Mendiant... je le sais...
AMBROSIO, qui a préparé sa pipe.
Lazarille, du feu...
LAZARILLE.
Tout à l’heure...
INIGO.
Non, je ne veux pas de ce sacrifice... c’est ton bien, tu dois le garder...
AMBROSIO, avec impatience.
M’obéiras-tu... du feu... du feu.
LAZARILLE.
Ah ! tu te moques de moi, vieux coquin !... eh bien ! je vais t’en donner...
Il met le feu au papier et le donne à Ambrosio.
En voilà...
INIGO.
Air : Dans un castel.
Ciel ! qu’as-tu fait ?... Mais vraiment c’est folie !
LAZARILLE.
J’ai satisfait à la voix de mon cœur.
INIGO.
Quoi, tu détruis le bonheur de ta vie ?
LAZARILLE.
Chacun entend comme il veut son bonheur.
C’est p’t’ét’ calcul, c’que tu nomm’s imprudence :
Je t’ai rendu la richesse en ce jour ;
Mais j’ai gardé pour moi l’indépendance...
Va, je te dois encore du retour :
Toi la richesse, et moi l’indépendance,
Ah ! je te dois encore du retour.
AMBROSIO, finissant d’allumer sa pipe.
Merci, seigneur Lazarille.
LAZARILLE.
Il n’y a pas de quoi...
INIGO.
Mais je parlerai.
LAZARILLE.
Tais-toi... tes paroles se dissiperont comme cette fumée... c’est tout ce qui reste de mon marquisat...
Scène XIII
AMBROSIO, LAZARILLE, ESTERCOLAR, ARABELLA, INIGO, ESTRELLA, PARENTS dans le fond, puis PEPITA
Au moment du chœur, Lazarille s’esquive pour aller reprendre son costume de mendiant.
CHŒUR.
Air : De maître Jean que le dîner.
Voici l’instant qui de ce grand mystère,
Doit éclaircir enfin le noir brouillard,
Et désormais révéler à la terre
L’heureux soutien du nom d’Estercolar.
ESTERCOLAR.
Malotru, tous les signataires de l’acte sont réunis et tu vas assurer le triomphe de la vérité...
ESTRELLA.
Plus d’espoir...
AMBROSIO, se met à genoux, place son bissac par terre, prend un papier et le présente à don Estercolar.
Lisez, seigneur, et faites examiner.
ESTERCOLAR, lisant.
Je reconnais avoir reçu de...
AMBROSIO.
Ce n’est pas cela... c’est un placement, j’ai de l’ordre...
Donnant un autre papier.
Le voici... écoutez bien...
ESTERCOLAR, lisant.
A été condamné à trois mois de prison pour cause de vagabondage... le nommé Ambrosio...
AMBROSIO, reprend le papier.
Ça... ce n’est rien... Maudit papier ! ouest-il donc ?...
Il cherche.
Je ne puis concevoir...
ESTRELLA.
Eh bien ! méchant aveugle... cette preuve si forte... si décisive...
AMBROSIO, cherchant toujours.
Patience... patience, dame Estrella...
À part.
J’enrage !
Air : du neveu de monseigneur.
Ô fureur, ô détresse !
Quoi ! je ce trouve rien...
Mais lorsque l’on se presse,
L’on ne fait rien de bien.
Je n’trouve rien. (ter.)
À part.
Ensemble.
AMBROSIO.
Ah ! quel malheur.
Pour moi plus de richesse.
Ah ! quel malheur.
Je ne suis plus grand seigneur.
ESTRELLA.
Ah ! quel bonheur.
Enfin ma crainte cesse.
Ah ! quel bonheur.
Mon fils sera grand seigneur.
INIGO.
Ah ! quel bonheur.
Enfin ma crainte cesse.
Ah ! quel bonheur.
Je serai donc grand seigneur.
ESTERCOLAR.
Ah ! quel bonheur.
Enfin ma crainte cesse.
Ah ! quel bonheur.
Mon noble fils, viens sur mon cœur.
ARABELLA.
Ah ! quel bonheur.
Enfin ma crainte cesse.
Ah ! quel bonheur.
Celui que j’aime est grand seigneur.
LAZARILLE, en mendiant et ramenant Pepita.
Ah ! quel bonheur.
Ni parents, ni richesse.
Ah ! quel bonheur.
Je ne suis plus grand seigneur.
ESTERCOLAR.
Aveugle ! tu t’es joué de notre crédulité, mais par bonheur nous n’avons cru que provisoirement à ta bonne foi et nous pouvons rendre bonne et loyale justice à chacun suivant son mérite.
AMBROSIO.
Mais, monseigneur, je vous jure.
Cherchant encore.
Maudit papier !
ESTERCOLAR.
Silence ! à notre noble fils, notre tendresse.
AMBROSIO, cherchant toujours.
Tour diabolique !... un instant encore.
ESTERCOLAR.
À ce vieux fourbe et à l’intrigant qui l’accompagne, les étrivières.
AMBROSIO, hors de lui.
Ô rage !... je ne puis concevoir...
INIGO.
Ah ! mon père !
ESTESCOLAR.
Air de Téniers.
N’arrêtez pas mon courroux légitime,
Seul en ces lieux j’ai le droit d’ordonner.
INIGO.
Grâce, seigneur... moi seul je fus victime,
Et seul je dois punir et pardonner.
Je punirais quand fortune et famille,
Tout m’est rendu jusqu’à votre amitié... !
Tant de bonheur m’accable... Lazarille,
Soulage-moi, prends en donc la moitié.
LAZARILLE.
Non, seigneur Inigo, reprenez vos beaux habits : à moi ma vieille veste !...
INIGO.
Un mot encore, cette bourse. la refuseras-tu...
Silence de Lazarille.
T’ai-je refusé tout à l’heure... tu acceptes ?...
LAZARILLE.
Eh bien ! oui, pour Pepita... pour le père Ambrosio aussi... il est vieux, il en a besoin, lui... Adieu... rappelez-vous quelquefois Lazarille.
Bas à Inigo et en appuyant.
Seulement si un mendiant vient frapper à votre porte... en souvenir de moi... et de vous aussi, monseigneur... ne le repoussez pas et faites lui charité...
AMBROSIO, qui cherche toujours.
Que peut-il être devenu ?...
LAZARILLE.
Allons, père Ambrosio, en route...
Il lui donne la bourse.
AMBROSIO se relève et pèse la bourse.
Enfin, c’est toujours ça !...
Il la met dans sa poche et tend la main.
Pauvre aveugle, s’il vous plaît !
Air : de l’Apprenti aveugle.
Avant de me mettre en voyage :
Ici j’ tends la main de nouveau ;
Au vieillard donnez du courage
En lui f’sant l’aumon‘ d’un bravo.
Il compte sur les bonnes âmes,
S’il chancell’, soutenez ses pas.
Dam ! un peu d’aide fait grand bien... laissez vous aller... n’y regardez pas de trop près... et même faites comme moi, fermez les yeux...
Ayez pitié, messieurs, mesdames,
De c’pauvre aveugl’ qui n’y voit pas.
LAZARILLE, reprenant sa chansonnette.
Indépendance
Sois mon soutien,
Je ne veux rien,
Ni la puissance
Ni l’opulence ;
L’indépendance
Est le vrai bien.
CHŒUR.
L’indépendance
Est le vrai bien.
Les personnages se sont rangés sur la droite ; Ambrosio, Lazarille et Pepita se dirigent vers la porte de gauche.