29 degrés à l’ombre (Eugène LABICHE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 9 avril 1873.

 

Personnages

 

POMADOUR

M. ADOLPHE

COURTIN

PIGET

THOMAS, jardinier

MADAME POMADOUR

 

La scène se passe à la campagne de Pomadour, aux environs de Paris.

 

Un jardin. À droite, la maison d’habitation. À gauche, un petit bâtiment servant d’orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.

 

 

Scène première

 

PIGET, POMADOUR, COURTIN

 

Au lever du rideau, les trois personnages sont au fond et jouent au tonneau.

POMADOUR, achevant de lancer son dernier palet.

C’est incroyable... je ne peux pas mettre dans le mille... Toujours dans le dix...

COURTIN, écrivant sur une petite ardoise.

Je vais faire ton compte... Nous disons : Pomadour dix... trente... dix... dix... ça t’en fait soixante.

POMADOUR.

Pas plus ? C’est à Piget à jouer.

PIGET.

Ce n’est pas pour me vanter... mais il fait joliment chaud aujourd’hui.

POMADOUR, regardant le thermomètre qui est près de la porte de l’orangerie.

Vingt-neuf degrés à l’ombre... Après la partie de tonneau, si vous voulez, pour nous reposer, nous arroserons un peu.

PIGET.

Ah ! merci... Je ne sais pas ce que j’ai !... Tu nous as donné à déjeuner un petit vin blanc... J’ai envie de dormir.

POMADOUR.

Qu’il est mollasse, ce Piget !... Voyons, de l’énergie, sacrebleu !... Songeons que la partie est sérieuse... Nous jouons cinquante centimes, et il s’agit d’une bonne œuvre... Les bénéfices seront versés intégralement à la souscription qui est ouverte dans la commune pour la construction de notre maison d’école.

COURTIN.

Tiens ! c’est une jolie idée, ça !

POMADOUR.

Elle est de moi. Jusqu’à présent, on apprenait à lire dans une grange... Ce n’était pas digne.

COURTIN.

Oh ! pourvu qu’on apprenne !

PIGET.

A-t-on déjà versé beaucoup à ta souscription ?

POMADOUR.

Moi, j’ai donné vingt francs, comme propriétaire et comme notable... L’adjoint a donné quarante sous... comme adjoint... Ça fait vingt-deux francs.

COURTIN.

Ils ne sont pas chauds pour l’instruction dans ta commune.

POMADOUR.

C’est égal... il ne faut pas se décourager... Retenez bien ceci : plus un peuple a de lumières, plus il est éclairé.

PIGET.

C’est comme les salles de bal.

POMADOUR.

Et plus il est éclairé...

COURTIN.

Plus il a de lumières.

POMADOUR.

Voilà !... C’est à Piget à jouer.

PIGET, à part.

Est-il rasant avec son tonneau !

Il va jouer au fond.

POMADOUR, à Courtin.

Mais où est donc passé ton ami ?

COURTIN.

Adolphe ?... Il est remonté dans sa chambre.

PIGET, à part.

Lui, pas bête !

COURTIN.

Il était un peu fatigué... La chaleur, le soleil... Dis donc, tu ne m’en veux pas de te l’avoir amené ?

POMADOUR.

Du tout ; il est charmant, ce garçon, il m’a plu tout de suite.

COURTIN.

Je l’ai rencontré au chemin de fer, je lui ai dit : « Où vas-tu comme ça ! » Il m’a répondu : « Je n’en sais rien. – Eh bien, viens avec nous chez Pomadour. – Mais je ne le connais pas. – Qu’est-ce que ça fait ?... C’est dimanche, je te présenterai... » Et il est venu.

POMADOUR.

Et il a bien fait... Il m’a l’air d’un homme comme il faut... Des gants !

COURTIN.

Oh ! très bien élevé !... et instruit !... et musicien !

POMADOUR.

On voit tout de suite que c’est un homme du monde ; à table, il a dit à madame Pomadour que toutes les femmes étaient des roses.

PIGET.

Moi, je le pensais.

POMADOUR.

Joue donc !

COURTIN.

Oh ! il n’est pas embarrassé pour décocher un compliment. Entre nous, c’est un homme à femmes...

POMADOUR.

Mais il m’a l’air de friser la cinquantaine, ton homme à femmes...

COURTIN.

Ah ! ça ne fait rien... Il sait s’arranger... À partir de trois heures, il est toujours jeune ; et puis c’est un gaillard, son système est de brusquer.

POMADOUR.

Moi, je n’ai jamais pu ; je suis trop timide.

PIGET.

Moi non plus, mais c’est pas par timidité.

COURTIN.

Il vous a des histoires impayables !

POMADOUR.

Des histoires de femmes ?

COURTIN.

Oui !

POMADOUR.

Salées ?

COURTIN.

Oh !

POMADOUR.

Nous les lui ferons raconter au dessert... J’enverrai ma femme porter des fraises chez le curé... Et qu’est-ce qu’il fait ?

COURTIN.

Adolphe ?... Rien ; il va à la Bourse.

POMADOUR.

Tiens, il faudra que je le consulte sur mes cinquante Saragosse. Qu’est-ce que tu penses de l’Espagne, toi ?

COURTIN.

Mais, dame ! l’Espagne... C’est un pays... grandiose... par ses montagnes.

PIGET, au fond.

J’en ai cent vingt... C’est à Courtin à jouer...

POMADOUR.

Vite ! dépêche-toi !

COURTIN.

Voilà !

À part, remontant.

Dieu ! que c’est assommant !

PIGET, qui est redescendu ; à Pomadour.

Je ne sais pas si c’est ton jambon, mais je meurs de soif.

POMADOUR.

Attends ! je vais faire apporter de la bière... Jouez toujours... Je reviens !

Il entre à droite dans la maison.

 

 

Scène II

 

PIGET, COURTIN, puis POMADOUR

 

PIGET.

Est-il embêtant avec son tonneau ! Nous passons tous nos dimanches à lancer des petits palets dans des petits trous... comme si, avec sa fortune, il ne pouvait pas avoir un billard... Moi, je ne reviendrai plus.

COURTIN.

Encore si la partie était intéressée... mais nous jouons pour lui bâtir sa maison d’école !... Est-ce qu’elle vous intéresse, sa maison d’école ?

PIGET.

Moi ? vous ne pouvez pas vous figurer comme je m’en fiche !

COURTIN.

Certainement il faut répandre l’instruction dans les campagnes.

PIGET.

Pourquoi ?

COURTIN.

Dame... parce que... Je n’en sais rien... ça se dit.

POMADOUR, dans la maison.

C’est ignoble ! c’est révoltant !

COURTIN.

Pomadour ! À qui en a-t-il ?

PIGET.

Il cause avec sa femme.

POMADOUR, paraissant sur le seuil de la maison et à la cantonade.

Polisson !... oui, polisson !

À Courtin.

Eh bien, il est gentil, ton invité !

COURTIN.

Quoi donc ?

POMADOUR.

J’entre pour demander de la bière... et qu’est-ce que je vois dans le vestibule ? M. Adolphe, l’ignoble Adolphe !... qui tenait les deux mains de ma femme... comme ça... et qui l’embrassait de force.

COURTIN.

Allons donc ! Pas possible !

PIGET.

C’est un peu fort.

POMADOUR.

En voilà un invité !

À Courtin.

Pourquoi m’as-tu amené cet animal-là ? Je ne le connais pas, moi.

COURTIN.

Une pareille inconvenance ! Mon ami, je suis désolé !

POMADOUR.

À ma vue, il s’est sauvé dans sa chambre... et il a bien fait !... Mais ça ne se passera pas comme ça... Il me faut une explication.

PIGET, à part, content.

Tiens ! ça va faire une diversion au tonneau !

POMADOUR, à Courtin.

Va me le chercher, et nous allons voir, nom d’un petit bonhomme !

COURTIN.

J’y cours... Il te fera des excuses... mais du calme, mon ami, du calme !

Il entre dans la maison.

 

 

Scène III

 

POMADOUR, PIGET

 

POMADOUR.

Des excuses ! Parbleu ! je l’espère bien !

PIGET.

Et ta pauvre femme... qu’est-ce qu’elle disait ?

POMADOUR.

Elle disait : « Non, monsieur ! non, monsieur ! Je ne veux pas !... » Et lui, il allait toujours !...

Faisant mine d’embrasser.

V’lan ! v’lan !... Oh ! j’ai envie de lui administrer une...

PIGET.

Oh ! non ! ce ne serait pas digne ! Tu as le beau rôle ; garde-le.

POMADOUR.

C’est juste !... Et puis, il est peut-être plus fort que moi.

 

 

Scène IV

 

POMADOUR, PIGET, COURTIN, ADOLPHE

 

COURTIN, entrant.

Le voici... Il est désolé !

Adolphe entre, l’air penaud et confus.

POMADOUR.

Approchez, monsieur.

ADOLPHE, à part.

Mon Dieu ! que c’est donc bête de se laisser pincer comme ça !

POMADOUR, à part, regardant Adolphe.

En effet, je le crois plus fort que moi.

Haut.

J’attends vos explications, monsieur... Comment se fait-il que vous vous soyez comporté de la sorte avec une dame... que vous voyez pour la première fois ?

ADOLPHE.

Monsieur, c’est un malentendu, un simple malentendu. Mais, d’abord, je tiens à vous dire que j’appartiens à une bonne famille... Mon père était receveur à Poitiers, et mon grand-père...

POMADOUR.

Je ne vous demande pas votre généalogie... je vous demande une explication.

ADOLPHE, très gêné.

Oui, voilà toute la vérité... Je rentrais pour me reposer un peu... parce que votre petit vin blanc m’avait frappé sur la tête...

POMADOUR, froissé.

Ce que vous appelez mon petit vin blanc est du chablis, monsieur ! Continuez.

ADOLPHE.

Oui... Où en étais-je ?

Au public.

Certainement, je ne suis pas gris... mais je suis un peu éméché.

POMADOUR.

Vous êtes donc sourd, je vous dis de continuer.

ADOLPHE.

M’y voici.

À part.

J’ai soif !

Haut.

En rentrant, j’aperçois madame Pomadour... je m’avance pour la saluer... mais, comme votre chablis...

Se reprenant.

votre parquet est extrêmement bien ciré... c’est une glace... mon pied glisse... je me rattrape à elle... et ma joue s’est trouvée, par hasard... contre la sienne.

POMADOUR, ironiquement.

Par hasard ?

PIGET, à part.

Elle est raide !

ADOLPHE.

Mais croyez bien que je n’ai jamais eu l’intention de manquer de respect à madame Pomadour... Je suis un homme du monde... Demandez à M. Courtin.

COURTIN, sèchement.

Ne me parlez pas, monsieur !

POMADOUR.

Ainsi, voilà votre dire : Votre pied a glissé, et c’est par accident que vous avez rencontré la joue de madame Pomadour ?

ADOLPHE.

Tout à fait.

POMADOUR.

Et vous croyez nous faire avaler ça ?

ADOLPHE.

Je suis incapable de faire une plaisanterie : non est hic locus.

À part.

Tiens ! je rends du latin.

POMADOUR, à Piget.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PIGET.

C’est du latin.

POMADOUR.

Et ça veut dire ?

PIGET.

Hic locus ? Ça veut dire qu’il est désolé.

POMADOUR.

À la bonne heure... Nous allons maintenant vous confronter avec votre victime.

ADOLPHE.

Oh ! ma victime !

POMADOUR.

Voudriez-vous insinuer que ma femme est votre complice ?

ADOLPHE.

Oh ! non ; mais une victime suppose toujours un sacrifice... et il n’y a pas eu de sacrifice.

POMADOUR, sévèrement.

Assez !

PIGET, à part.

Il me fait rougir.

POMADOUR.

Piget ?

PIGET.

Mon ami ?

POMADOUR.

Ayez l’obligeance de prier ma femme de venir un moment.

PIGET.

Tout de suite.

Il se dirige vers la maison. Pomadour l’accompagne jusqu’à la porte.

COURTIN, bas à Adolphe.

Animal ! je te conduirai dans le monde une autre fois !

ADOLPHE, bas.

Qu’est-ce que tu veux ! j’ai perdu la tête... C’est la chaleur... Vingt-neuf degrés à l’ombre !

À part.

Mon Dieu, que j’ai soif !

 

 

Scène V

 

ADOLPHE, POMADOUR, COURTIN, puis THOMAS

 

POMADOUR, à Adolphe.

Dans une minute, monsieur, tout va s’éclaircir.

ADOLPHE.

Monsieur, je vous demanderai la permission de ne pas rester à dîner avec vous...

POMADOUR.

Mais je l’espère bien !

À part.

Il ne manquerait plus que de le nourrir !

ADOLPHE.

À quelle heure repart le train ? C’est demain la liquidation.

POMADOUR.

Oh ! pas si vite ; nous avons une autre liquidation à liquider entre nous. Il serait trop commode de venir déjeuner, d’embrasser violemment la maîtresse de la maison et de reprendre le train ! Non, monsieur, il faut un exemple !

ADOLPHE.

Je vous jure, monsieur, que je suis navré !... Je donnerais vingt francs de ma poche, pour que... l’incident ne fût pas arrivé... et, si vous vouliez accepter mes excuses...

POMADOUR.

Cela ne suffit pas ! On voit bien que vous ne me connaissez pas... Je suis un homme, moi ! et, par profession, en relations continuelles avec des militaires... Je vends des sabres, des épées, et des épaulettes... Vous me comprenez ?

ADOLPHE.

Parfaitement !

À part.

C’est une affaire : quel bête de dimanche !

THOMAS, entrant avec de la bière et des verres.

Monsieur, voici de la bière.

ADOLPHE.

Ah ! bravo !

POMADOUR.

Il y a un verre de trop.

Indiquant Adolphe, et sévèrement.

Monsieur ne boit pas avec nous.

ADOLPHE.

En payant ?

POMADOUR.

Je ne suis pas marchand de chopes.

COURTIN, bas à Pomadour.

Ah ! tu es bien dur pour lui !

POMADOUR, bas.

Il faut faire un exemple !

Thomas sort.

ADOLPHE, à part.

Est-il rancuneux !

POMADOUR, emplissant deux verres.

Allons, Courtin, à ta santé !

Élevant son verre.

Je bois aux hommes bien élevés !

ADOLPHE, à part.

C’est pour moi, ça !

POMADOUR, continuant son toast.

À ceux qui, toujours maîtres de leurs passions, savent se maintenir dans les bornes du respect et de la bienséance... et qu’il me soit permis, en terminant, de flétrir ces natures inférieures, bestiales et sans vergogne... qui ont brisé honteusement toutes les traditions de la vieille chevalerie française !

Il boit.

COURTIN, à part.

Bien tapé !

ADOLPHE, à part.

Ah ! mais il commence à m’ennuyer ! Encore s’il m’offrait à boire.

 

 

Scène VI

 

ADOLPHE, POMADOUR, COURTIN, PIGET, puis MADAME POMADOUR

 

PIGET, sortant de la maison.

Voilà ta femme... Elle ne voulait pas venir, mais je l’ai décidée.

MADAME POMADOUR, entrant, et un peu honteuse.

Tu m’as fait demander, mon ami ?

POMADOUR.

Oui, madame... Approchez !... Asseyons-nous...

À Adolphe.

Et pas de signes d’intelligence.

ADOLPHE, à part.

Si je pouvais la prévenir.

POMADOUR, à sa femme, avec le ton d’un juge.

Remettez-vous, mon enfant... et dites-nous tout ce que vous savez.

MADAME POMADOUR.

Sur quoi, mon ami ?

POMADOUR.

Eh bien, mais sur... sur les entreprises de Monsieur.

MADAME POMADOUR.

C’est que, devant tout le monde... je n’ose pas.

ADOLPHE, bas à Courtin.

Est-elle gentille !

COURTIN, bas, et courroucé.

Veux-tu te taire... cynique !

POMADOUR.

Je comprends tout ce que votre situation a de pénible... mais il s’agit d’une confrontation... Ne nous cachez rien.

MADAME POMADOUR, baissant les yeux.

J’étais dans le vestibule... Je rentrais du jardin avec un bouquet de roses... alors Monsieur s’approche de moi et me dit : « La plus belle n’est pas dans le bouquet. »

PIGET.

Ah ! c’est gentil, ça !

ADOLPHE, modestement.

Ce n’est pas mal !

POMADOUR, sévèrement, à Adolphe.

Taisez-vous !

À sa femme.

Continuez !

MADAME POMADOUR.

Naturellement je me mets à sourire... Il me prend les deux mains, je me débats... et il m’embrasse de force.

COURTIN et PIGET, indignés.

Oh !

POMADOUR.

Silence !

À sa femme.

Combien de fois vous a-t-il embrassée, à peu près ?

MADAME POMADOUR.

Oh ! je n’ai pas compté !

ADOLPHE, à part.

Moi non plus !

MADAME POMADOUR.

Une dizaine, au moins.

POMADOUR, se levant.

Ainsi, messieurs, vous le remarquez sans doute comme moi... pendant ce long espace de temps qui est nécessaire pour perpétrer dix baisers, le remords n’a pu trouver une minute, une seconde, pour se faire jour dans la conscience du prévenu... Rien ! pas un éclair !... Tout cela est bien triste.

Il se rassied.

PIGET, à part.

Il conduit bien les débats !

POMADOUR, à sa femme.

La défense prétend que son pied a glissé sur le parquet fraîchement ciré... L’avez-vous remarqué ?

MADAME POMADOUR.

Oh ! ça, non ! pour sûr !

ADOLPHE, à part.

Maladroite !

POMADOUR, à sa femme.

Vous n’avez plus rien à ajouter ?

MADAME POMADOUR.

Non, monsieur...

Se reprenant.

Non, Edmond.

POMADOUR.

Il suffit... Vous pouvez vous retirer.

MADAME POMADOUR.

Il ne me tutoie plus... il est fâché... Dame, moi, ce n’est pas ma faute !...

Elle rentre dans la maison.

POMADOUR, à Adolphe.

Eh bien, monsieur, qu’avez-vous à répondre ?

ADOLPHE.

Rien... Je me suis fait une loi de ne jamais contredire les dames.

POMADOUR.

Très bien... Veuillez entrer un moment dans l’orangerie... J’ai besoin de me concerter avec mes amis sur le genre de réparation que je suis en droit d’exiger de vous.

ADOLPHE.

À vos ordres, monsieur...

À part.

Que c’est donc bête de se laisser pincer comme ça !

Regardant le thermomètre accroché à la porte de l’orangerie.

Vingt-neuf degrés à l’ombre.

Il rentre dans l’orangerie.

 

 

Scène VII

 

COURTIN, PIGET, POMADOUR

 

POMADOUR, à ses amis.

Voyons ! qu’est-ce qu’il faut faire ?

PIGET.

Dame, c’est embarrassant.

COURTIN, avec véhémence.

Quant à moi, je suis furieux ! je suis exaspéré !... Un animal que je rencontre au chemin de fer, que je présente dans une famille honorable... et qui se comporte de cette façon-là ! Oh ! il me le paiera, et je ne sais ce qui me retient...

POMADOUR, à Courtin.

Très bien... je serai ton témoin !

COURTIN.

Oh ! mais je n’ai pas parlé de me battre.

POMADOUR.

Puisque c’est toi qui l’as présenté.

COURTIN.

Je l’ai présenté... je ne le présenterai plus, voilà tout !... D’ailleurs je n’ai pas le droit de croiser le fer pour ta femme, ça ferait des cancans.

PIGET.

Oh ! oui ! on dirait : « Tiens ! tiens ! tiens ! »

POMADOUR.

Mais alors, sacrebleu ! qu’est-ce qu’il faut faire ?... Décidons-nous. Ce monsieur est là, dans l’orangerie.

COURTIN.

Oui... il ne faut pas avoir l’air d’hésiter.

POMADOUR.

Mais j’y pense ! Toi, Piget, tu as été trompé maintes fois par ta femme.

PIGET.

Mais tais-toi donc ! il n’est pas nécessaire de crier ça !

POMADOUR.

Bah ! tout le monde le sait.

PIGET.

Mais ton jardinier ne le sait pas.

POMADOUR.

Voyons ! qu’est-ce que tu as fait ?... Bien que la position ne soit pas la même... La tienne est infiniment plus complète.

PIGET.

Moi, je me suis battu... à l’épée... Tous mes amis m’ont dit : « Il faut te battre ! »

POMADOUR.

Sapristi ! c’est bien grave !

COURTIN.

Mais il n’y a aucun danger... Ton adversaire ne se défendra pas.

POMADOUR.

Comment ?

COURTIN.

Il ne le peut pas... On ne se défend jamais contre un mari.

PIGET.

Ça serait indécent !

COURTIN.

On découvre sa poitrine.

POMADOUR.

Comme ça, un mari peut s’amuser à...

Il fait mine de bourrer des coups d’épée.

Vous en êtes bien sûrs, au moins ?

COURTIN.

Parfaitement.

POMADOUR.

Alors le tien ne s’est pas défendu ?

PIGET.

Non !... Il a été très gentil !

POMADOUR.

Ceci me décide ! Mon Dieu ! je ne veux pas le tuer, cet homme... je veux simplement lui donner une leçon... Faites-le venir !

COURTIN, à la porte de l’orangerie.

Hé ! monsieur ! monsieur !

 

 

Scène VIII

 

COURTIN, PIGET, POMADOUR, ADOLPHE

 

ADOLPHE, entrant.

Messieurs !...

POMADOUR, solennel.

Monsieur, après en avoir conféré avec mes témoins ; à mon tour... je suis désolé... hic locus... d’avoir à vous annoncer qu’une rencontre est devenue indispensable... Il y a des injures qui ne peuvent se laver que dans le sang... du coupable. Étant le mari, j’ai naturellement le choix des armes... Vous trouverez bon que je choisisse l’épée... J’en vends...

ADOLPHE, s’inclinant.

Je suis à vos ordres, monsieur.

À part.

Il m’a l’air d’une fine lame.

POMADOUR.

Courtin ?

COURTIN.

Mon ami ?

POMADOUR.

Prie ma femme de te remettre deux épées... Tu lui demanderas l’échantillon numéro trois.

COURTIN.

Numéro trois... J’y vais.

Il entre dans la maison.

 

 

Scène IX

 

ADOLPHE, POMADOUR, PIGET

 

POMADOUR, à Adolphe, d’un air résolu.

Je demande l’échantillon numéro trois, parce que ce sont les plus longues.

ADOLPHE.

Oh ! moi, toutes les épées me sont bonnes.

POMADOUR, le regardant avec inquiétude.

Ah ! toutes les épées vous sont... ?

Bas à Piget.

Dis donc, il m’a l’air d’avoir envie de se défendre.

PIGET, bas.

Non, c’est impossible... c’est contraire aux usages.

POMADOUR, bas.

C’est égal, touche-lui-en un mot... Tu comprends, il vaut mieux être sûr de son affaire... Moi, je vais jouer au tonneau... d’un air calme, ça fera bien... Parle-lui.

Pomadour remonte vers le jeu de tonneau, et lance quelques palets, tout en fredonnant.

PIGET, s’approchant d’Adolphe.

Comme témoin, M. Pomadour m’a confié ses intérêts. Je pense que Monsieur n’est pas dans l’intention de se défendre ?

ADOLPHE.

Moi ! Pourquoi ça ?

PIGET, souriant.

Dame, avec un mari !

ADOLPHE.

Je vous trouve superbe ! Est-ce que vous croyez que j’ai envie de me faire embrocher pour un baiser ?

PIGET.

Mais, monsieur, l’usage...

ADOLPHE.

Je ne connais pas cet usage-là.

PIGET.

Alors la délicatesse... la délicatesse la plus élémentaire...

ADOLPHE.

Oh ! fichez-moi la paix, vous commencez à m’échauffer les oreilles.

PIGET.

Mais, monsieur...

ADOLPHE, remontant.

Si vous croyez que je m’amuse ici ! avec une soif de vingt-neuf degrés.

PIGET.

Il suffit, monsieur, il suffit...

À part, s’éloignant d’Adolphe.

Ça, un amant !... ça fait pitié !...

POMADOUR, qui est redescendu, bas à Piget.

Eh bien ?

PIGET, bas.

Eh bien, il veut se défendre ; c’est un lâche !

POMADOUR, bas.

Ah ! mais, je n’entends pas ça !... ce n’était pas convenu ! ça change tout !

Haut à Adolphe.

Pardon, monsieur, voulez-vous avoir la bonté d’entrer un moment dans l’orangerie ?... J’ai quelques instructions dernières à donner à mes témoins.

ADOLPHE.

Je suis à votre disposition, monsieur...

À part.

Il m’ennuie avec son orangerie !...

Il entre à gauche.

 

 

Scène X

 

PIGET, POMADOUR

 

POMADOUR.

Sapristi ! dans quelle affaire m’avez-vous fourré là ?...

PIGET.

Ce n’est pas moi.

POMADOUR.

Mais si !... tu m’as dit que le tien ne s’était pas défendu.

PIGET.

C’est vrai... il n’a fait que parer... Par exemple, je n’ai jamais pu le toucher.

POMADOUR.

Comment ?

PIGET.

Nous sommes allés cinq jours de suite au Vésinet... Le premier jour, il y a eu vingt-huit reprises... j’avais amené un médecin... c’était horrible !... le second, dix-neuf... le troisième seize... J’avais lâché le médecin... il me prenait vingt francs par séance ; ma foi, quand j’ai vu que je ne pouvais pas le toucher, je n’y suis plus retourné ! Tu comprends, j’ai mes affaires, moi !

POMADOUR.

Parbleu ! moi aussi !... Mais, voyons, sacrebleu ! qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut prendre un parti... Il est là dans l’orangerie... qui attend...

PIGET.

Moi, à ta place, j’accepterais ses excuses.

POMADOUR.

C’est que... j’aurais l’air de reculer.

PIGET.

Tu ne recules pas, puisque c’est lui qui te fait des excuses !

POMADOUR.

C’est juste !... De quoi s’agit-il, au bout du compte ?... D’un baiser ?... Ah ! s’il s’agissait... comme pour toi... d’une de ces injures qui déshonorent un homme à tout jamais...

PIGET.

Hein ?

POMADOUR.

Mais pour un simple baiser !... Nous serions au jour de l’An... on se la souhaite... je n’aurais rien à dire !... et parce que nous sommes au mois d’août, le préjugé... le stupide préjugé exige que je me fasse transpercer !... Allons donc !... Va me chercher ce monsieur.

 

 

Scène XI

 

PIGET, POMADOUR, COURTIN, puis MADAME POMADOUR

 

COURTIN, entrant avec deux épées.

Voilà les épées... Ta femme me suit.

MADAME POMADOUR, entrant et se jetant dans les bras de son mari.

Ah ! mon ami !... Merci !... merci !

POMADOUR, étonné.

Quoi ?

MADAME POMADOUR.

Tu vas te battre, je le sais !

POMADOUR.

Permets...

MADAME POMADOUR.

Ne cherche pas à le nier... M. Courtin m’a tout dit.

POMADOUR.

C’est vrai, j’avais eu d’abord cette pensée...

MADAME POMADOUR.

Et c’est toi !... toi que je croyais faible, timide ; car je puis te l’avouer maintenant, j’avais une pauvre idée de toi, mon ami.

POMADOUR.

Comment ?

COURTIN.

Lui ? C’est un lion !

POMADOUR, modestement.

Oh ! un lion !... dans une certaine mesure.

PIGET, à part.

Petite mesure !

MADAME POMADOUR.

Te rappelles-tu ce jour où, pendant le feu d’artifice, place de la Concorde, je fus... inquiétée par un jeune homme placé derrière nous ?...

POMADOUR.

Oh ! si légèrement !...

MADAME POMADOUR.

Mais non !... Tu ne soufflas pas mot... Alors une pensée me traversa l’esprit !... Est-ce qu’il aurait peur ?

COURTIN.

Oh !

POMADOUR.

Mille canons !

MADAME POMADOUR.

Oh ! pardonne-moi... j’étais folle, injuste... et la preuve, c’est que tu vas exposer ta vie pour moi.

POMADOUR.

Oui... c’est-à-dire...

À part.

Elle avait bien besoin de venir.

PIGET, à part.

C’était arrangé.

MADAME POMADOUR.

Oh ! mais sois tranquille... je serai forte aussi... Je sais qu’il est des injures qu’un homme de cœur ne peut supporter.

POMADOUR.

Parce que nous sommes au mois d’août... nous serions au mois de janvier...

MADAME POMADOUR.

Tiens, Edmond... je suis fière de toi...

Elle lui saute au cou et l’embrasse.

Maintenant, va te battre !

Elle prend les deux épées des mains de Courtin et les donne à son mari.

POMADOUR.

Tout de suite...

À part.

Ne me parlez pas des femmes dans les affaires d’honneur... Ça vous énerve.

MADAME POMADOUR.

Où est ton adversaire ?

POMADOUR.

Dans l’orangerie.

MADAME POMADOUR.

Appelez-le.

POMADOUR.

Un instant, que diable !

À part.

Est-elle pressée !...

Haut.

Avant de commencer la lutte, j’ai besoin de causer quelques instants avec mes témoins... Toi, rentre ; ma chère amie, ta place n’est pas ici... nous allons arranger l’affaire... ça s’arrangera... Venez, messieurs !

Il disparaît dans le jardin, suivi de Courtin et de Piget.

 

 

Scène XII

 

MADAME POMADOUR, ADOLPHE

 

ADOLPHE.

Je m’ennuie dans son orangerie : il y fait une chaleur !

Apercevant les bouteilles sur la table.

Ah ! de la bière.

Il boit plusieurs verres coup sur coup.

MADAME POMADOUR, au fond.

Pauvre homme !... j’éprouve pour lui... ce que je n’avais jamais éprouvé... Il me semble que je l’aime !... mais je ne veux pas qu’on le tue !...

ADOLPHE.

Ah ! ça va mieux.

MADAME POMADOUR, l’apercevant.

Lui !

ADOLPHE, à part.

Elle !

Haut.

Ah ! vraiment, madame, je suis honteux de me présenter devant vous, et je ne sais comment me faire pardonner ma... petite vivacité de tantôt.

MADAME POMADOUR.

Ah ! monsieur, c’est bien mal !

ADOLPHE.

Ah ! oui, surtout de s’être laissé pincer.

MADAME POMADOUR.

Mais non, monsieur, c’est votre conduite qui est impardonnable.

ADOLPHE.

Que voulez-vous !... Avec une pareille température...

MADAME POMADOUR.

Comment ?

ADOLPHE.

Vingt-neuf degrés à l’ombre ! Il faut tenir compte de cela.

MADAME POMADOUR.

Je n’ai pas envie de rire, monsieur ; vous allez vous battre avec mon mari ?

ADOLPHE.

Dame, puisqu’il me cherche querelle.

MADAME POMADOUR.

M. Pomadour est père de famille... il a une femme...

ADOLPHE.

Charmante !

MADAME POMADOUR.

Et un fils... qui est au collège... il travaille très bien... ses notes sont excellentes.

ADOLPHE.

Mon compliment, madame ; c’est une grande satisfaction pour les parents.

MADAME POMADOUR.

Plus tard, cet enfant aura besoin de son père pour le guider dans le monde.

ADOLPHE.

C’est un devoir.

MADAME POMADOUR.

Pauvre enfant ! Le voyez-vous, abandonné à lui-même, seul, sans soutien, sans appui...

ADOLPHE.

Oh ! vous vous exagérez...

MADAME POMADOUR.

Tandis que vous, vous êtes célibataire, aucun lien ne vous rattache à l’existence.

ADOLPHE.

Ah ! permettez...

MADAME POMADOUR.

Lesquels ?

ADOLPHE.

Mais les femmes, les truffes et la musique.

MADAME POMADOUR.

Cela ne compte pas... Donc, vous êtes complètement inutile sur cette terre.

ADOLPHE.

Ah ! pardon ! Si vous me connaissiez mieux, j’aurais la prétention de vous faire changer d’avis.

MADAME POMADOUR.

Enfin, monsieur, après ce qui s’est passé... je crois avoir le droit d’espérer que vous ne vous défendrez pas.

ADOLPHE.

Encore ! Ah ! permettez, madame, on m’a déjà fait cette gracieuse proposition... et j’ai eu le regret de la refuser.

MADAME POMADOUR, avec éclat.

Comment, monsieur, vous auriez le courage de tuer un homme après lui avoir ravi sa femme ?

ADOLPHE.

D’abord, je ne lui ai rien ravi du tout... je le regrette.

MADAME POMADOUR.

J’avais cru pouvoir compter sur vous... j’espérais avoir affaire à un galant homme.

ADOLPHE.

Voyons, madame, raisonnons un peu... Vous me proposez de me laisser larder à discrétion par M. votre mari... ce n’est pas très aimable, ça !

MADAME POMADOUR.

Mais il a une femme, lui !

ADOLPHE.

Mais j’en ai plusieurs, moi !

MADAME POMADOUR.

Alors vous me refusez ?

ADOLPHE.

Douloureusement !...

À part.

Elle est gentille, mais dame !...

MADAME POMADOUR.

Est-ce que vous savez tirer l’épée ?

ADOLPHE.

Je ne suis pas maladroit... je fais des armes tous les deux jours... pour maigrir.

MADAME POMADOUR.

Ah ! mon Dieu ! et Pomadour qui n’y connaît rien.

ADOLPHE.

Mais il y a une chose bien simple... Qu’il renonce à ce duel... Je ne lui en veux pas, moi.

MADAME POMADOUR.

Il ne manquerait plus que ça !... Renoncer à ce duel... maintenant... c’est impossible ! il deviendrait la risée de ses amis... et puis, pour moi-même... je l’avoue... ça me flattait.

ADOLPHE.

Ah !

MADAME POMADOUR.

Parce que je croyais que vous ne vous défendriez pas.

ADOLPHE.

Vous êtes bien bonne.

MADAME POMADOUR.

Mais, au moins... personne ne peut nous entendre...

Avec mystère.

Me promettez-vous de ne pas lui faire de mal ?

ADOLPHE.

Oh ! ça !... je ferai mon possible... mais je ne puis rien garantir.

MADAME POMADOUR.

Comment ?

ADOLPHE.

Vous comprenez... s’il se jette sur moi... je tends le bras... il est embroché !

MADAME POMADOUR.

Ah ! mon Dieu ! mais je ne veux pas !... Pauvre homme !...

Avec câlinerie.

Voyons, monsieur Adolphe... si je vous en priais bien... vous qui êtes si aimable avec les dames...

ADOLPHE.

Comment le savez-vous ?

MADAME POMADOUR.

Votre inconvenance de ce matin le prouve assez.

ADOLPHE, à part.

Elle est adorable !

MADAME POMADOUR.

Vous ne lui ferez pas de mal, n’est-ce pas ?

ADOLPHE.

À une condition...

MADAME POMADOUR.

Laquelle ?

ADOLPHE.

Personne ne peut nous entendre...

Passant à droite.

Vous me rendez...

MADAME POMADOUR.

Quoi ?

ADOLPHE.

Mon inconvenance de ce matin.

MADAME POMADOUR.

Oh ! jamais !

ADOLPHE.

Et je vous promets... dût-il m’en coûter la vie...

MADAME POMADOUR.

Vous ne le toucherez pas ?

ADOLPHE.

Non, je ne ferai que parer.

MADAME POMADOUR.

Mais, si vous parez toujours, il ne vous touchera jamais.

ADOLPHE.

Naturellement.

MADAME POMADOUR.

Eh bien, alors ?

ADOLPHE.

Quoi ?

MADAME POMADOUR.

Ce sera un duel ridicule.

ADOLPHE.

Infructueux.

MADAME POMADOUR.

On se moquera de nous...

ADOLPHE.

Dame ! je ne sais plus que vous proposer, moi... Voyons, voulez-vous que je lui fasse seulement une petite piqûre à la main ?

MADAME POMADOUR.

Oh ! non !

ADOLPHE.

Une simple égratignure... Vous mettrez dessus un peu de taffetas d’Angleterre.

MADAME POMADOUR.

Par exemple ! Il portera son bras en écharpe... pour le monde !

ADOLPHE.

Seulement, recommandez-lui bien de ne pas se jeter sur moi.

MADAME POMADOUR.

C’est convenu... il ne bougera pas.

ADOLPHE, lui prenant la taille.

Et maintenant, exécutez-vous.

MADAME POMADOUR.

Oh ! c’est bien pour lui, allez !... car je vous déteste, je vous déteste, je vous exècre !

Passant à droite, avec impatience.

Voyons, dépêchez-vous !

Adolphe l’embrasse. Pomadour paraît au fond.

ADOLPHE.

Est-elle pressée !

 

 

Scène XIII

 

MADAME POMADOUR, ADOLPHE, POMADOUR

 

POMADOUR.

Encore !

MADAME POMADOUR.

Mon mari !

ADOLPHE, à part.

Que c’est bête de se laisser pincer comme ça !

POMADOUR, à Adolphe.

Ah çà ! monsieur, c’est donc une maladie ?

MADAME POMADOUR, bas à son mari.

Tais-toi !

POMADOUR.

Comment, que je me taise !

MADAME POMADOUR, bas.

C’est le plus généreux des hommes... Si tu savais... il m’a promis...

POMADOUR, vivement.

De ne pas se défendre ?

MADAME POMADOUR, bas.

Oh ! non ! Il ne te fera qu’une piqûre à la main, mais ne te jette pas sur lui.

POMADOUR.

Une piqûre !... Comment ! on embrasse ma femme, et il faut encore que je me fasse piquer ? Jamais !...

À Adolphe.

Monsieur, pour un baiser, je pouvais me battre... mais deux !... il y a récidive, ça change complètement la situation !

MADAME POMADOUR, à part.

Comment ! Il recule ?

POMADOUR.

J’ai besoin de causer de nouveau avec mes témoins...

Apercevant Courtin et Piget qui entrent.

Les voici... Veuillez entrer un moment dans l’orangerie... Vous, madame, laissez-nous.

MADAME POMADOUR.

Oui, mon ami !

À part.

Oh ! s’il recule !

Elle sort.

ADOLPHE, à part, entrant à gauche.

Eh bien, je la connaîtrai, son orangerie !

 

 

Scène XIV

 

PIGET, POMADOUR, COURTIN

 

POMADOUR.

Vous ne savez pas ce qui arrive ?

COURTIN et PIGET.

Quoi donc ?

POMADOUR.

Le misérable vient d’embrasser ma femme une seconde fois.

PIGET.

C’est une profession.

COURTIN.

Alors, c’est un duel à mort !

POMADOUR.

Qui est-ce qui te parle de ça ? Il est enragé, celui-là !... Voyons, soyons calmes... je ne sais pas me battre, moi ; je vends des épées, mais je ne sais pas me battre... Eh bien, s’il me tue, il n’en aura pas moins embrassé ma femme.

PIGET.

Onze fois !

COURTIN.

Le malheur, c’est que tu l’as provoqué !

POMADOUR.

Je l’ai provoqué !... oui, je l’ai provoqué !... mais, depuis, il s’est passé un fait nouveau qui nécessite un répression plus sévère... Est-ce que vous ne pensez pas qu’un bon procès en dommages-intérêts ?...

COURTIN.

Il sera condamné à quinze francs.

PIGET.

Comme pour un soufflet.

POMADOUR.

Tu as donné un soufflet, toi ?

PIGET.

Non... je l’ai reçu... et j’ai reçu quinze francs.

COURTIN.

Et les journaux s’empareront de l’affaire... ils feront connaître à tout le monde que ta femme a été embrassée...

PIGET.

Et le public croira autre chose.

POMADOUR.

Mais, sacrebleu ! messieurs, nous ne sommes pas protégés ! Il faut faire une loi... Ah ! si jamais j’arrive à la Chambre...

COURTIN.

Qu’est-ce que tu feras ?

POMADOUR.

Tout homme qui aura embrassé une femme mariée... sera déporté !

PIGET.

Quelle belle colonie !

POMADOUR.

...Déporté dans une île où il n’y aura que de vieilles négresses !... Ah ! tu veux embrasser les femmes ! En voilà !!!

COURTIN.

Dis donc, tu sais qu’il est toujours dans l’orangerie ?

POMADOUR.

C’est juste... Voyons, il faut décider quelque chose. Je ne veux pas me battre, je ne veux pas faire de procès, je ne peux pas le déporter...

COURTIN.

Si on pouvait lui imposer une forte amende.

POMADOUR.

Tiens !... une amende !... c’est une idée !... Deux cents francs !

PIGET.

C’est beaucoup.

POMADOUR.

Nous le verrons venir... on est toujours à même de diminuer. Rappelez-le !... Rappelez ma femme.

 

 

Scène XV

 

PIGET, POMADOUR, COURTIN, MADAME POMADOUR, ADOLPHE, puis THOMAS

 

Madame Pomadour et Adolphe paraissent.

POMADOUR.

Approchez, monsieur... Vous aussi, madame...

À Adolphe.

Après en avoir conféré avec mes témoins, nous avons trouvé convenable de vous condamner à une amende... proportionnée au délit... et nous avons pensé que deux cents francs...

ADOLPHE et MADAME POMADOUR.

Oh !

POMADOUR.

C’est trop ?... Mettons cent francs ! je n’en fais pas une question d’argent... Je n’ai pas besoin de vous dire que cette somme n’entrera pas dans ma caisse, car je ne saurais sous quel chapitre la faire figurer sur mes livres... Elle sera employée intégralement à l’édification de notre maison d’école.

COURTIN et PIGET.

Bravo !

POMADOUR.

Il est bon que, de temps à autre, l’obole du pécheur vienne grossir le budget de la moralisation des masses !

ADOLPHE.

Monsieur, je ne marchanderai pas... j’accepte le chiffre de deux cents francs.

POMADOUR, touché.

Ah !

ADOLPHE.

Mais, comme j’ai failli deux fois... c’est quatre cents francs que j’aurai l’honneur de vous remettre.

POMADOUR, lui serrant la main avec effusion.

Bien, jeune homme !

ADOLPHE.

Ne me remerciez pas.

Regardant madame Pomadour.

Car, à ce prix, j’y gagne encore.

POMADOUR, transporté.

C’est tout à fait un homme du monde.

COURTIN.

Je te l’avais bien dit.

POMADOUR.

Enfin ! l’affaire est arrangée.

À Adolphe.

Embrassez ma femme !

Se reprenant.

Non, moi.

Ils s’embrassent. Appelant.

Thomas !

Thomas paraît.

Un verre pour Monsieur... Vous prendrez bien un verre de bière avec nous ?

ADOLPHE.

Volontiers !... Il fait chaud dans votre orangerie.

POMADOUR.

Et maintenant, reprenons notre partie de tonneau.

À Adolphe.

Nous sommes ensemble.

PIGET, à part.

Ah ! voilà la scie du tonneau qui recommence !

Les hommes sont remontés près du tonneau. C’est Pomadour qui joue.

MADAME POMADOUR, rêveuse, regardant Adolphe qui ôte lentement ses gants.

Mon Dieu, ce n’est pas un tout jeune homme, mais il a vraiment l’air distingué.

POMADOUR, redescendant, et avec joie.

J’ai mis dans le mille !

Serrant les mains d’Adolphe.

Nous sommes ensemble ! 

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