Une chaîne anglaise (Eugène LABICHE - Déaddé SAINT-YVES)

Comédie-Vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Montansier, le 4 août 1848.

 

Personnages

 

DOUBLEMARD, père de Louise

CHARENÇON, gendre de Doublemard

ÉDOUARD MELVIL, gendre de Doublemard

CROCKFORD, aubergiste anglais

LOUISE, fille de Doublemard

VICTORINE, domestique de Doublemard

MADAME DUHAMEL, maîtresse d’hôtel

UN DOMESTIQUE (premier acte)

DEUX DOMESTIQUES (deuxième acte)

PLUSIEURS DOMESTIQUES des deux sexes (troisième acte)

 

Le premier acte se passe à Paris ; le deuxième à Boulogne-sur-Mer, et le troisième à Londres.

 

 

ACTE I

 

Un salon chez Doublemard, à Paris. Portes au fond, portes latérales, croisée à droite. Table à droite, chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

VICTORINE, seule, elle tient à la main un paquet de journaux et de lettres

 

Voici les journaux et les lettres de M. Doublemard. Il est là dans sa chambre... et au lieu de faire sa toilette, il se promène en déclamant, je ne sais pas quoi... c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille, la cérémonie est pour onze heures, et il ne sera pas prêt... Eh bien ! c’est drôle... ce mariage-là n’a pas l’air de faire plaisir à mademoiselle Louise... Il est vrai que M. Charençon, son prétendu, n’est pas beau... il ressemble à un jockey anglais. C’est le père Doublemard qui aura arrangé ça... et une fois qu’il a dit oui, le père Doublemard... Ah ! voilà un veuf qui est têtu !...

Air du Premier prix.

Il paraît que c’est de sa femme

Qu’il tient, dit-on, ce défaut-là ;

En ménage, la chère dame,

Par son exemple le gâta.

À voir un’ manie aussi bête,

Ma foi, je ne sais pas vraiment

Ce qu’elle a planté dans sa tête...

Mais ell’ l’a planté solid’ment.

Parlé.

Ce n’est pas l’embarras, avec moi, il est très doux, il file comme un ver à soie... je crois qu’il a quelque chose pour moi... l’autre jour ne s’est-il pas avisé de me pincer la taille, sous prétexte que j’avais un cheveu sur l’épaule...

On sonne au fond.

Tiens ! on sonne sur l’escalier...

Elle se dirige vers le fond ; on sonne à droite.

Allons ! bon !... Chez Mademoiselle... On y va.

Elle se dirige vers la droite. On sonne à gauche.

Chez Monsieur à présent... on y va.

On sonne des trois côtés à la fois. Elle va d’une porte à l’autre.

Voilà ! voilà...

Elle finit par se laisser tomber sur un fauteuil.

Ah ! ma foi ! qu’ils s’arrangent !

 

 

Scène II

 

VICTORINE, DOUBLEMARD

 

Doublemard entre sans habit, et son gilet à la main.

DOUBLEMARD, avec colère.

Victorine ! est-ce que vous êtes sourde ?...

L’apercevant dans le fauteuil.

Comment ! vous êtes là... quand, depuis une heure...

Avec une petite voix.

Tu es seule ?

VICTORINE.

Oui, Monsieur.

DOUBLEMARD, câlin.

Ah çà ! méchante, nous ne voulons donc pas ouvrir la petite poporte ?

VICTORINE.

J’y vais ! Monsieur... il faut le temps.

DOUBLEMARD, déposant son gilet sur le fauteuil que Victorine vient de quitter.

Au fait, puisqu’ils ont attendu jusqu’à présent... reste... Où est ma fille ?

VICTORINE.

À sa toilette.

DOUBLEMARD.

À sa toilette ?... Ah ! tu as bien dit ça !

Se rapprochant.

Dis donc, Victorine, bientôt nous allons nous trouver tous les deux... en tête à tête... Oh ! n’est-ce pas que tu auras bien soin du pauvre veuf ?

VICTORINE, baissant les yeux.

Dame ! Monsieur... C’est mon devoir.

DOUBLEMARD.

C’est ton devoir !... Ah ! tu as bien dit ça !

Avec passion.

Tiens ! Victorine !... je vois un cheveu sur ton épaule !

VICTORINE.

C’est possible... Mais on ne touche pas... Ah !... tenez, Monsieur, voici vos lettres et vos journaux.

DOUBLEMARD.

Petite sauvage !

Tout à coup.

Ah !

VICTORINE.

Quoi donc ?

DOUBLEMARD.

Victorine, je viens de faire ma barbe, je t’en ai réservé l’étrenne.

Il veut l’embrasser. On sonne très fort à la porte du fond.

VICTORINE, se dégageant.

Adieu, Monsieur.

Elle sort vivement par le fond.

DOUBLEMARD, la regardant.

Aimable gazelle !

Au public.

Resté veuf à la fleur de l’âge... cinquante-deux ans... j’ai dû songer à me créer des distractions... domestiques !...

Regardant les lettres que lui a remises Victorine.

Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?... une lettre de Calcutta... Voyons...

Il va pour la décacheter.

 

 

Scène III

 

DOUBLEMARD, CHARENÇON

 

VICTORINE, annonçant.

Monsieur Charençon, le marié.

DOUBLEMARD, serrant vivement sa lettre.

Ah ! Elle a bien dit ça.

Victorine entre à gauche.

CHARENÇON, en habit de noce.

Bonjour, beau-père...

DOUBLEMARD, lui serrant la main.

Ce cher ami... je parlais de vous... Avec Victorine.

CHARENÇON, se tournant.

Ah çà ! comment me trouvez-vous ?

DOUBLEMARD.

Très bien mis.

CHARENÇON.

L’habit seul me coûte dix guinées.

DOUBLEMARD.

Combien ça fait-il ?

CHARENÇON.

Comment !... vous n’êtes pas encore prêt...

DOUBLEMARD.

Vous voyez, je me...

Poussant un cri.

Ah !

CHARENÇON.

Quoi donc ?

DOUBLEMARD.

Charençon, je viens de faire ma barbe, je vous en ai réservé l’étrenne.

CHARENÇON.

Volontiers... ce cher beau-père...

Ils s’embrassent.

DOUBLEMARD.

Ah ! je suis bien ému, aujourd’hui...

CHARENÇON, lui indiquant son gilet.

Voyons, mettez votre gilet... le rendez-vous est pour onze heures, et il en est dix et demie.

DOUBLEMARD.

Dix heures et demie ! Vous avancez, Charençon.

CHARENÇON.

Du tout ! je vais très bien.

Lui montrant son gilet.

Tenez... votre gilet.

DOUBLEMARD.

Je veux bien mettre mon gilet... mais il n’est pas dix heures et demie.

CHARENÇON.

J’en suis sûr...

DOUBLEMARD, froidement.

Non, Charençon.

CHARENÇON.

Si, Doublemard.

DOUBLEMARD.

Non, Charençon.

CHARENÇON.

Tenez ! il n’y a pas, sous la calotte des cieux, un beau-père plus entêté...

DOUBLEMARD.

Ah ! je vous conseille de parler, vous...

CHARENÇON.

Moi ? moi ?... mais à côté de vous, je suis un roseau pour la souplesse... Charençon le roseau ! voilà mon nom.

DOUBLEMARD.

Ah bien ! je ne m’en serais pas douté... et la première fois que je vous ai rencontré...

CHARENÇON.

Ah ! ce jour-là... je ne dis pas, j’étais monté... je venais d’acheter un biscuit de Savoie orné d’une rose, pour la fête d’une vieille femme !... ça m’avait coûté trois shillings...

DOUBLEMARD.

Trois shillings... combien ça fait-il ?

CHARENÇON.

Je suivais donc la rue du Four, une petite rue sale et étroite...

DOUBLEMARD.

Oui, dans le Marais.

CHARENÇON.

Non, dans le faubourg Saint-Germain... la rue du Four.

DOUBLEMARD.

Dans le Marais.

CHARENÇON.

Dans le faubourg... allons ! bon... nous allons recommencer... tenez, je plie, le roseau plie... Je suivais donc la rue du Four...

DOUBLEMARD.

Dans le Marais.

CHARENÇON.

Dans le Marais... selon les uns... dans le faubourg Saint-Germain, selon les autres... tout à coup j’aperçois devant moi un habit bleu qui se dandinait.

DOUBLEMARD.

C’était moi, je venais d’amont et vous descendiez d’aval...

CHARENÇON.

Par politesse et dans l’intérêt de mon biscuit de Savoie... orné d’une rose... je vous cède le trottoir... comme ça.

Il fait le mouvement.

DOUBLEMARD, l’imitant.

Malheureusement j’imite votre courtoisie... comme ça... et nous nous retrouvons...

CHARENÇON.

Nez à nez... alors je reprends le trottoir... comme ça...

Il fait le mouvement.

DOUBLEMARD, de même.

Moi aussi... comme ça...

CHARENÇON.

Et nous nous retrouvons...

DOUBLEMARD.

Renez à renez.

CHARENÇON.

Fatigué de ce point de vue, je vous crie : sacrebleu ! Monsieur, passez !

DOUBLEMARD, s’échauffant.

Passez vous-même !

CHARENÇON, de même.

Je n’en ferai rien !

DOUBLEMARD, de même.

Ni moi !

CHARENÇON.

Ah ! c’est ce que nous verrons !... et crac !... je me campe sur une borne.

Il s’assied.

DOUBLEMARD.

Et crac ! je me campe sur une autre !

Il s’assied en face de Charençon.

Et nous voilà...

CHARENÇON.

Comme deux chiens de faïence.

DOUBLEMARD.

C’est alors que je pris la parole en ces termes : Mon petit Monsieur, je dois vous prévenir que je ne cède jamais. Je suis parfaitement rentier, et libre de tout mon temps...

CHARENÇON.

Moi, Monsieur, c’est différent... j’ai un rendez-vous avec mon notaire... dans six mois... mais d’ici-là...

DOUBLEMARD.

Eh bien ! soit ! nous coucherons dans la rue... je suis veuf...

CHARENÇON.

Et moi garçon !... mais j’ai l’habitude de dîner à six heures très précises, et si vous le permettez... Et je mordis dans mon biscuit de Savoie... orné d’une rose.

DOUBLEMARD.

Moi, je tirai de mon paletot une brioche toute chaude.

CHARENÇON.

Nous dînions depuis un quart d’heure quand je me sentis atteint d’une soif !...

DOUBLEMARD.

Et moi donc !

CHARENÇON.

On ne sait pas assez ce que c’est que de manger sans boire un biscuit de Savoie sur une borne... orné d’une rose !

DOUBLEMARD.

J’étouffais, mais je tenais bon.

CHARENÇON.

Enfin je vous fis cette proposition... potable : Monsieur, accepteriez-vous une chope ?

DOUBLEMARD.

Monsieur, je ne l’accepte qu’à titre de trêve... après nous reprendrons nos places.

CHARENÇON.

C’est entendu.

Tous deux se lèvent.

Nous entrons dans un café et de chope en chope, l’intimité s’établit ; j’apprends que vous êtes possesseur d’une fille de cent mille francs à marier... plus le trousseau...

DOUBLEMARD.

Moi, que vous avez par an dix mille qualités, en immeubles ; je vous laisse payer.

CHARENÇON.

J’ouvre la porte.

DOUBLEMARD.

Il pleuvait !

CHARENÇON.

À verse ! j’avoue que je fus ébranlé.

DOUBLEMARD.

Pas moi, je ne vous dis qu’un seul mot : marchons !

CHARENÇON.

C’est vrai... vous déployâtes un courage de barbet. Quant à moi, je vous proposai un arrangement.

DOUBLEMARD.

Que j’acceptai.

Air de L’Anonyme.

Sans que chacun fasse un pas en arrière,

Nous avisons un fiacre en même temps...

CHARENÇON.

De mon côté, moi j’ouvre une portière,

DOUBLEMARD.

J’ouvre de l’autre, et nous voilà dedans.

Fouette, cocher !

CHARENÇON.

Grand Dieu, quelle bascule,

Et quels cahots ! j’en étais tout rendu.

DOUBLEMARD.

Mais, grâce au ciel, mieux que ce véhicule

Le différend se trouvait suspendu.

CHARENÇON, lui présentant son gilet. Parlé.

Mais, sapristi ! mettez donc votre gilet !

DOUBLEMARD.

Ah ! c’est juste.

Il le met.

CHARENÇON.

Le lendemain, vous m’invitâtes à dîner.

DOUBLEMARD.

J’avais un gigot.

CHARENÇON.

Je vis votre adorable fille.

DOUBLEMARD.

Il était arrêté là que vous seriez mon gendre.

CHARENÇON.

Bah !... et si j’avais refusé...

DOUBLEMARD.

Refusé !... j’aurais doublé la dot.

CHARENÇON.

Fallait donc le dire plus tôt...

DOUBLEMARD.

Charençon, feriez-vous un mariage pécuniaire ?

CHARENÇON.

Moi ! oh ! Dieu !... ce qui me plaît, ce qui me charme dans votre fille, c’est sa candeur, sa primeur... une enfant qui n’a jamais quitté l’aile de son papa.

DOUBLEMARD.

Jamais.

CHARENÇON.

Et dire que dans une heure cet ange, cette fleur, cette colombe, s’appellera madame Charençon.

DOUBLEMARD.

C’est pénible... Ah çà ! nous partons toujours après la cérémonie ?

CHARENÇON.

Toujours, pour Boulogne-sur-Mer.

DOUBLEMARD.

C’est égal, c’est une drôle d’idée que vous avez eue d’aller manger votre lune de miel, extra muros.

CHARENÇON.

C’est très bon genre... Ainsi nous partons tous les trois.

DOUBLEMARD.

Tous les quatre... j’emmène Victorine.

CHARENÇON.

Ah ! la bonne !... cuisine-t-elle ?

DOUBLEMARD.

Non, mais elle est très gaie... nous lui ferons prendre des bains de mer.

CHARENÇON.

Ah !... soit !

DOUBLEMARD.

Voilà ma fille.

 

 

Scène IV

 

DOUBLEMARD, CHARENÇON, LOUISE, en toilette de mariée

 

LOUISE, entrant par la droite.

Mon père, je suis prête.

Saluant froidement Charençon.

Monsieur.

CHARENÇON, l’examinant.

Charmante... délirante...

DOUBLEMARD, tout à coup.

Ah !

CHARENÇON et LOUISE.

Quoi donc ?

DOUBLEMARD.

Louise, je viens de faire ma barbe, je t’en ai réservé l’étrenne.

LOUISE.

Avec plaisir.

Ils s’embrassent.

CHARENÇON, à part.

C’est la seconde tournée.

DOUBLEMARD, attendri.

Ah ! je suis bien ému aujourd’hui.

CHARENÇON.

C’est convenu... habillez-vous !

DOUBLEMARD, très attendri.

Charençon ! je vous la donne... mais rendez-la heureuse !

CHARENÇON, à part.

Voici le moment de placer le petit discours.

Il tousse.

Hum ! hum !

Haut.

Mademoiselle, souffrez qu’au moment de m’unir à vous par les liens indissolubles du mariage...

DOUBLEMARD.

Ah ! mais, permettez... j’en ai un aussi, et comme père...

Il tousse.

Hum ! hum !... Ma fille...

CHARENÇON.

Comment ! vous avez fait les frais d’un speech ?

DOUBLEMARD.

Un speech ! combien ça fait-il ?

CHARENÇON.

Et non !... un speech ! un discours...

DOUBLEMARD.

Oui, je me suis amusé ce matin dans ma chambre...

Il tousse.

Hum ! hum ! ma fille, souffrez...

S’interrompant.

Tiens ! tu n’as pas mis ton voile ?

CHARENÇON.

Ah ! mon Dieu !

DOUBLEMARD.

Quoi donc ?

CHARENÇON.

Et le bouquet de fleurs d’oranger !

LOUISE.

Le bouquet !... mais...

À son père.

J’ai cru qu’il n’était pas nécessaire...

DOUBLEMARD, baissant la voix.

Par exemple !... un emblème !... ça se met toujours... quand même.

CHARENÇON, qui est remonté vers la gauche.

On demande le voile et le bouquet de la mariée.

DOUBLEMARD, à Charençon.

Ah ! mon habit ?

CHARENÇON.

Item ! l’habit du beau-père !

VICTORINE, dans la coulisse.

Voilà ! voilà !

DOUBLEMARD.

Très bien, je recommence... Ma fille ! souffrez qu’au moment de vous unir par les liens indissolubles du mariage...

CHARENÇON, à part.

Mais c’est mon speech, ça ? il me vole mon speech...

DOUBLEMARD.

Souffrez qu’un père adoré...

 

 

Scène V

 

DOUBLEMARD, CHARENÇON, LOUISE, VICTORINE, apportant le voile, le bouquet de la mariée, l’habit et la cravate de Doublemard

 

VICTORINE.

V’là votre habit.

DOUBLEMARD.

Merci.

Continuant.

Qu’un père adoré...

VICTORINE.

Votre cravate.

DOUBLEMARD.

Ah çà ! veux-tu me laisser tranquille ! La cravate, le père adoré... je ne sais plus ce que je dis...

VICTORINE.

Dame ! vous n’avez pas de temps à perdre... le salon est plein d’invités...

Tous les quatre très empressés.

DOUBLEMARD.

Vite ! vite !

CHARENÇON.

Je me charge de l’habit.

LOUISE.

Moi, de la cravate !

CHARENÇON.

Ah ! Mademoiselle cravate ?... j’ai la fatuité d’en prendre note.

Les personnages sont placés dans l’ordre suivant, en commençant par la gauche : Victorine attache le voile de Louise, qui noue la cravate de Doublemard, pendant que Charençon lui passe son habit.

ENSEMBLE.

Air des Yeux bleus.

Ah ! que de tracas !

Ce jour plein d’appas

Ne me semble pas

Trop digne d’envie.

Mais, grâce à l’amour,

Chacun à son tour

Croit que de la vie

C’est le plus beau jour.

TOUS.

Voilà qui est fait.

DOUBLEMARD.

Charençon, faites-moi le plaisir de me remplacer au salon... nous vous suivons.

CHARENÇON.

Dépêchez-vous.

DOUBLEMARD, à Victorine.

Toi, fais avancer les voitures.

VICTORINE.

Tout de suite.

CHARENÇON.

N’oublie pas de fermer les malles pour le départ.

VICTORINE.

Oui, Monsieur.

CHARENÇON, prenant le bouquet que Victorine a oublié sur un fauteuil.

Allons, bon ! le bouquet !... si on était superstitieux !

DOUBLEMARD, lui prenant le bouquet.

Allez, je me charge de vous amener la mariée... au grand complet.

Reprise de l’ensemble.

Charençon sort par le fond et Victorine par la gauche.

 

 

Scène VI

 

DOUBLEMARD, LOUISE

 

DOUBLEMARD.

Voyons, vite, ton bouquet.

LOUISE.

Mais, mon père, vous n’y songez pas... ce symbole...

DOUBLEMARD.

Eh bien !

LOUISE.

Une femme ne peut le porter qu’une fois et... j’ai été mariée !

DOUBLEMARD.

Chut !... je sais bien que tu as été mariée... en Angleterre et sans mon consentement encore... heureusement... car les tribunaux français ont déclaré ton mariage nul... Or, ce qui est nul n’a jamais existé... donc tu redeviens demoiselle, tu es demoiselle !... Arrêt du 6 septembre... la Cour d’appel t’engage à mettre ton bouquet.

LOUISE.

Mais, mon père...

DOUBLEMARD.

Puisque j’ai fait lever le jugement, tes qualités sont enregistrées ; d’ailleurs, tu peux le porter sans rougir, j’ai su t’arracher à temps aux griffes de ton persécuteur. Sans cela, je ne me serais pas acharné à faire casser ton mariage.

Lui présentant le bouquet.

Tu vois que tes droits sont incontestables.

LOUISE.

Il ne s’agit pas de droits, mais de convenances.

DOUBLEMARD.

Mais c’est pour ton mari... ton brave mari.

LOUISE.

M. Charençon ? à quoi bon ce mensonge ! puisqu’il est instruit...

DOUBLEMARD.

De tout... certainement.

LOUISE.

Ce fut une de mes conditions... je n’ai voulu tromper personne...

DOUBLEMARD.

Noble fille !... Ah ! tu es bien ma fille !

LOUISE.

Et... vous avez tenu votre promesse ? vous avez prévenu M. Charençon ?...

DOUBLEMARD.

Comment donc ! tout à l’heure, quand tu es entrée, nous parlions encore de ton... accident ; nous en parlons tous les jours...

LOUISE.

Et que disait-il ?

DOUBLEMARD.

Lui ! il m’écoutait... avec le plus grand plaisir, ce cher ami... D’abord, j’ai tout mis sur le dos de ta tante, une vieille folle.

LOUISE.

Mon père !

DOUBLEMARD.

Oui, tu en hérites... mais c’est une vieille folle. Un jour, elle débarque chez moi, rue du Foin, 40, avec un sac de nuit, et elle me dit : Je pars pour l’Angleterre, en êtes-vous ?... J’avais la goutte, je lui réponds : Merci. – Alors, confiez-moi votre fille, ça la formera... J’obtempère, d’autant mieux qu’elle payait le voyage. Vous partez pour London... là, tu fais la connaissance d’un certain Édouard Melvil, officier dans la marine anglaise... Ce Monsieur te plaît... alors ta tante m’écrit : « Vous avez connu le père du jeune homme, il faut lui donner votre fille, ça la formera. » Moi, je lui réponds : « J’ai connu le père, mais j’ignore totalement le fils ; pourtant, s’il est jeune, s’il est beau, s’il est riche, nous verrons... » Mais ne voilà-t-il pas que cette vieille Dugazon...

LOUISE.

Mon père...

DOUBLEMARD.

Oui, tu en hérites... Cette vieille Dugazon, dis-je, prend ma lettre pour un consentement et vous marie... paf !

Avec mélancolie.

Deux jours après, tu rentrais au bercail, rue du Foin, 40... Hélas ! ma fille avait changé de nom... j’avais donné le jour à une possession anglaise ! L’œil morne et la tête baissée, je me rendis chez mon avoué... un petit monsieur grêlé, mais fort intelligent... Il découvrit un cas de nullité, et nous fîmes casser ton mariage en deux... Voilà ce que j’étais en train de narrer à ton jeune fiancé. Eh bien ! sais-tu ce qu’il m’a répondu, ce brave Charençon, avec sa voix qui porte à l’âme ?... As-tu remarqué comme sa voix ?...

LOUISE.

Non, mon père.

DOUBLEMARD.

Tu le remarqueras... Il m’a répondu :

Air de Votre bonté généreuse.

« Que votre fille se rassure

« Et chasse un effroi déplacé.

« Trop heureux de mon sort, je jure

« De ne jamais rien dire du passé. »

LOUISE.

Et moi, mon père, de la vie je n’en parlerai...

DOUBLEMARD.

C’est très bien !...

À part.

De cette façon, je défie qu’il en apprenne jamais rien.

LOUISE.

Une conduite si noble, si délicate, tandis que l’autre... Oh ! dites bien à M. Charençon que je me donne à lui sans regrets, sans arrière-pensée... et que je m’estime heureuse de devenir la femme d’un honnête homme.

DOUBLEMARD.

Un honnête homme ! c’est mieux que ça... c’est un caractère ! tu épouses un caractère ! Ce n’est pas comme cette girouette d’Anglais, que je déteste sans le connaître... Je parie qu’il est rouge... ils sont tous rouges... regarde les caricatures.

LOUISE.

M. Melvil a les cheveux noirs.

DOUBLEMARD.

C’est qu’il les teint... Dis donc, me vois-tu obligé d’apprendre l’anglais pour causer avec mon gendre ?

LOUISE.

Oh ! quant à cela, il a été élevé en France et parle notre langue aussi bien que vous.

DOUBLEMARD.

Ce n’est pas possible... d’ailleurs, j’avais dit non, et quand je dis non...

LOUISE.

Oh ! je sais.

DOUBLEMARD.

Moi ! Doublemard ! j’aurais livré ma fille à nos ennemis !

Tragiquement.

À ses bourreaux !

LOUISE.

Comment ?

DOUBLEMARD.

Je parle de l’Empereur.

LOUISE.

Calmez-vous... je ne pense plus à M. Melvil...

DOUBLEMARD.

Et tu fais bien ! Il se serait grisé... il t’aurait battue...

LOUISE.

Je ne dis pas cela.

DOUBLEMARD.

Non ? regarde les caricatures... et un beau jour j’aurais vu ma fille conduite au marché avec une corde...

LOUISE.

Quelle idée !

DOUBLEMARD.

Regarde les caricatures... regarde-les... c’est de l’histoire, ça !

LOUISE.

Ce que je ne puis pardonner à M. Melvil, c’est sa conduite pendant ce long procès... Il s’agissait de la validité de notre mariage, on lui disputait sa femme... sa femme !... et il n’est pas venu... longtemps mon cœur a cherché à l’excuser ; je me disais : il est malade, bien malade, sans doute !...

DOUBLEMARD.

Allons donc !... il se gorgeait de room-steeck dans son île !... j’ai pris des renseignements.

LOUISE.

Encore s’il m’avait écrit !... mais pas une ligne !...

DOUBLEMARD, s’oubliant.

Comment ! pas une ligne ?...

LOUISE.

Je n’ai rien reçu.

DOUBLEMARD.

C’est juste... Ah ! le pleutre !

LOUISE.

Je ne lui demandais qu’un seul mot : Courage ! et je me serais senti la force de résister aux obsessions des gens d’affaires, de soutenir ce procès contre tout le monde, contre vous-même, mon père !

DOUBLEMARD.

Chère enfant ! tu chasses de race !

LOUISE.

Mais je l’avoue, toutes mes forces m’abandonnèrent en apprenant la perfidie d’Édouard... son second mariage...

DOUBLEMARD, s’oubliant.

Comment ! il s’est remarié !...

LOUISE.

Mais c’est vous-même...

DOUBLEMARD.

C’est vrai... le sacripant !... Dis donc, j’ai pris de nouvelles informations : sa femme vient de lui donner un premier fruit... un garçon... rouge... comme son père.

LOUISE.

Oh ! assez !

DOUBLEMARD.

Il paraît qu’ils se sont retirés en Écosse... ils ont fait bâtir un charmant petit cottage... cottage veut dire, en anglais : maison en brique, avec un berceau de lierre pour prendre le thé... C’est odieux !

LOUISE.

Tenez, mon père, promettez-moi de ne jamais me parler de cet homme.

DOUBLEMARD.

Je te le jure sur ce qu’il y a de plus sacré... sur ton bouquet... quand tu l’auras mis...

LOUISE, attachant son bouquet.

Puisque vous le voulez...

 

 

Scène VII

 

DOUBLEMARD, LOUISE, CHARENÇON

 

CHARENÇON.

Beau-père, les voitures sont en bas. On demande la mariée.

DOUBLEMARD.

Nous voilà... Ma fille, votre main.

CHARENÇON, à Doublemard.

Et vos gants ?... vous n’avez pas de gants.

DOUBLEMARD.

Tiens ! c’est vrai.

Tâtant ses poches.

Où diable sont-ils ?... Victorine !

CHARENÇON.

Vite ! vite ! les chevaux murmurent et les invités piaffent... c’est-à-dire...

DOUBLEMARD.

Tenez... conduisez ma fille... je vous rejoins.

Ensemble.

Air : Polka de Bénédetta.

DOUBLEMARD, CHARENÇON.

Car on nous attend

Depuis longtemps à la mairie.

On est si pressé

Quand on se marie

D’en pouvoir être enfin débarrassé.

LOUISE.

Partir sur-le-champ !

Quoi ! l’on nous attend

Depuis longtemps à la mairie.

Est-on si pressé

Quand on se marie ?

Pour moi, mon devoir est ici tracé.

Charençon offre sa main à Louise, et sort avec elle par le fond.

 

 

Scène VIII

 

DOUBLEMARD, puis ÉDOUARD MELVIL

 

DOUBLEMARD, cherchant sur les meubles.

J’en ai pourtant acheté une paire l’an dernier. C’est incroyable...

Il bouleverse tout ce qui est sur la table. On entend rouler une voiture.

Bien ! voilà la noce qui part... Où diable les ai-je fourrés, mon Dieu !

Cherchant dans sa poche et en tirant une lettre.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! cette lettre que je n’ai pu encore parvenir... l’écriture de mon gendre... du premier, de l’Anglais... car je suis obligé de les numéroter, maintenant...

Il ouvre la lettre, lisant.

Calcutta...

Parlé.

Il y est toujours... ça m’oblige...

Lisant.

« Ma chère femme... »

Parlé.

Il a un aplomb ! dans un quart d’heure, elle s’appellera madame Charençon... ta chère femme !

Mettant la lettre dans sa poche.

Ah ! ma foi, je la lirai plus tard... ça fait huit. Cet animal-là me ruine en ports de lettres. Quant aux gants, je m’en passerai.

Il remonte et se rencontre au fond avec Édouard qui entre.

ÉDOUARD.

Pardon ! monsieur Doublemard, s’il vous plaît ?

DOUBLEMARD.

Monsieur, si c’est pour la cérémonie, vous êtes en retard... mais comme ça ne peut pas se faire sans moi... serviteur.

Il sort vivement.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, seul

 

Mais, Monsieur, un mot...

À lui-même.

De quelle cérémonie veut-il parler? Allons! il paraît que j’arrive tout exprès pour tomber au milieu d’une fête... c’est de bon augure. M. Doublemard se sera laissé fléchir... il est vrai qu’il ne pouvait guère faire autrement... nous avions pour nous l’argument des faits accomplis.

Air : Trop heureuse (Le Gant et l’Éventail).

J’en conviens, l’aveu paternel

Eût dépassé mon espérance.

Pour l’obtenir, j’aurais du ciel

Requis le don de patience.

Mais lorsqu’on aime et qu’en vain l’on attend

De ma recette il faut bien faire usage ;

Et pour finir par le consentement,

Commencer par le mariage.

Parlé.

Et Louise ! quelle sera sa joie ! Elle me croit encore retenu à Calcutta... Ah ! ce congé est venu bien à propos... Pourtant une chose m’inquiète : elle n’a répondu à aucune de mes lettres... serait-elle malade ?

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, VICTORINE, entrant avec des cartons

 

VICTORINE.

Là... tout est prêt pour le départ.

ÉDOUARD.

Quelqu’un !... Pardon, Mademoiselle, mais... ces cartons... qui donc va partir ?

VICTORINE.

Eh bien ! les mariés donc.

ÉDOUARD.

Ah ! c’est un mariage ?... Et qui se marie ?

VICTORINE.

Comment ! vous ne savez pas... Mademoiselle Louise Doublemard.

ÉDOUARD.

Hein ?...

À part.

Ma femme ! C’est une plaisanterie.

VICTORINE.

Avec M. Charençon.

ÉDOUARD.

Ah ! c’est avec monsieur...

Il s’assied.

Je n’en crois rien.

VICTORINE.

Comment ! Vous n’en croyez rien !

ÉDOUARD, froidement.

Non.

VICTORINE, à part.

Eh bien ! il est original...

Haut.

Puisque les voilà qui reviennent de l’église.

ÉDOUARD.

Allons donc !

VICTORINE, à part.

Ah ! quel entêté !... C’est un parent du côté de Monsieur...

Haut.

Parbleu ! la chaise de poste est dans la cour, si Monsieur veut prendre la peine de regarder...

 

 

Scène XI

 

ÉDOUARD, VICTORINE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, entrant vivement.

Victorine !... Victorine ! vite ! les paquets, les cartons... les mariés sont déjà dans la voiture.

Il emporte des paquets et sort.

ÉDOUARD, allant à la fenêtre.

Les mariés !... Que vois-je !... C’est bien elle !

DOUBLEMARD, en dehors.

Victorine !... allons donc !... nous partons !

VICTORINE, prenant le reste des paquets.

Voilà, Monsieur, voilà !

À Édouard.

Me croyez-vous, maintenant ?

ÉDOUARD.

Mais enfin, où va ta maîtresse ?

VICTORINE.

À Boulogne, voir la mer.

Elle sort vivement.

ÉDOUARD, atterré.

À Boulogne !... Ah ! j’y serai avant elle !

Il va pour sortir ; la toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon d’hôtel à Boulogne-sur-Mer. De chaque côté des chambres numérotées ; à gauche, premier plan, le n° 1 ; à droite, troisième plan, n° 2 ; au fond, au milieu, porte d’entrée ; à droite de cette porte, le n° 3 ; une croisée au premier plan ; à droite et devant la croisée une petite table sur laquelle sont des assiettes et une sonnette. À gauche, une autre table avec un déjeuner servi sur un plateau, et à côté, une écritoire. Chaises et fauteuils.

 

 

Scène première

 

MADAME DUHAMEL, CROCKFORD

 

Crockford arrange sa valise, assis auprès de la table servie à gauche.

MADAME DUHAMEL, à Crockford.

C’est dix francs !...

À part.

Il n’entend pas un mot de français.

Haut.

Un déjeuner et un coucher... dix francs.

Montrant avec ses doigts.

Dix...

CROCKFORD.

Wery-well.

Il se lève et paie.

MADAME DUHAMEL.

Comme ça, vous partez ?

CROCKFORD, prenant sa valise.

London ?

MADAME DUHAMEL.

Ah ! Monsieur va à Londres ?

CROCKFORD.

Packet-boat ! Steam-boat ?

MADAME DUHAMEL.

Le paquebot ?... Oh ! vous avez le temps... Il y en a deux, l’un part à neuf heures et l’autre à dix... C’est la concurrence...

CROCKFORD.

Oh !

Il lui remet sa valise.

MADAME DUHAMEL.

Votre valise... vous pouvez la laisser là... vous viendrez la reprendre... Il n’y a pas de danger, mon hôtel est connu à Boulogne.

CROCKFORD.

Yes...

Il fouille dans sa poche et tire une carte qu’il remet à madame Duhamel.

MADAME DUHAMEL.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CROCKFORD, sortant.

Farewell.

 

 

Scène II

 

MADAME DUHAMEL, puis DOUBLEMARD, LOUISE, CHARENÇON, VICTORINE

 

MADAME DUHAMEL, lisant la carte.

« Jaune (John) CROCKFORD, tient hôtel garni à Londres, Lambert-Street. On parle français... » C’est un confrère, et il me laisse sa carte pour que j’en fasse part aux voyageurs...

On entend rouler une voiture.

Qu’est-ce qui arrive là ? une chaise de poste !...

Doublemard, Charençon, Louise et Victorine entrent chargés de cartons et en costumes de voyage. Un domestique enlève le couvert de Crockford.

CHŒUR.

Air : Réveillons (Domino noir).

Quel plaisir, lorsqu’après un si long voyage,

Cet hôtel vient à nous s’offrir à propos.

Nous allons en ces lieux reprendre courage

En y trouvant enfin le repos.

CHARENÇON. Parlé.

Madame l’hôtesse, je suis rompu... Une chambre !

MADAME DUHAMEL.

À un lit ou à deux lits ?

CHARENÇON.

Je voyage avec ma femme.

MADAME DUHAMEL.

Alors, c’est à deux lits.

CHARENÇON, bas, à madame Duhamel.

Je suis marié depuis hier...

MADAME DUHAMEL.

Très bien... le n° 1, vous y serez parfaitement.

Bas.

C’est la chambre de l’Empereur, quand il venait au camp de Boulogne.

CHARENÇON.

La chambre d’un conquérant ! quelle coïncidence !

DOUBLEMARD.

Quant à moi, ma chère madame ?...

MADAME DUHAMEL.

Duhamel.

DOUBLEMARD.

Eh bien ! madame Duhamel, me trouvant fort enrhumé, je désire être dans le voisinage de ma bonne, j’ai besoin de soins.

MADAME DUHAMEL.

Voici le n° 2.

Le prenant à part.

C’est la chambre de l’Empereur quand il venait...

DOUBLEMARD.

Est-il possible !

Il ôte vivement son chapeau.

Je reposerais ma tête !... Ah ! pardon ! est-elle plus chère que les autres ?

MADAME DUHAMEL.

C’est le même prix.

On entend un bruit de vaisselle cassée.

LOUISE, effrayée.

Quel est ce bruit ?

MADAME DUHAMEL.

N’ayez pas peur, c’est encore le numéro trois qui fait des siennes.

CHARENÇON.

Qu’est-ce que c’est que le numéro trois ?

MADAME DUHAMEL.

Un fou.

CHARENÇON.

Comment, un fou !... Vous recevez des fous dans votre hôtel ?

MADAME DUHAMEL.

Oh ! celui-là n’est pas dangereux, il vient ici pour prendre les bains de mer, et il a pour manie de casser toutes les assiettes qui lui tombent sous la main.

CHARENÇON.

Dans le jour passe, mais la nuit.

MADAME DUHAMEL.

Le médecin dit que ça le calme.

CHARENÇON.

Merci bien.

MADAME DUHAMEL.

Au reste il part aujourd’hui... je vais lui porter sa note.

DOUBLEMARD.

Ah çà ! ma fille, mon gendre, installez-vous... moi, je vais faire un tour sur la jetée... Madame l’hôtesse !

MADAME DUHAMEL.

Monsieur ?

DOUBLEMARD.

Votre mer, est-elle loin d’ici ?

MADAME DUHAMEL.

Oh ! oui, Monsieur... elle est en Picardie...

DOUBLEMARD, éclatant.

Ah ! joli ! ah ! très joli !... ah ! je voudrais connaître Jean-Jacques, pour lui conter le mot.

CHARENÇON, à madame Duhamel.

On vous demande la mer, l’Océan !

MADAME DUHAMEL.

C’est sur le port.

DOUBLEMARD.

Ah !... et où est le port ?

MADAME DUHAMEL.

En face la rue La Fayette.

DOUBLEMARD.

Ah !... Et la rue La Fayette.

MADAME DUHAMEL.

Vous connaissez bien Caron, épicier ?

DOUBLEMARD.

Non.

MADAME DUHAMEL.

Eh bien ! c’est là.

DOUBLEMARD.

Merci, je vais prendre un guide.

À part.

Elle est bête, mais très belle femme.

CHARENÇON.

Je descends avec vous pour déballer la voiture.

VICTORINE.

Moi, je vais préparer la chambre de Madame.

Charençon et Doublemard sortent par le fond. Victorine entre au numéro 1, et madame Duhamel au numéro 3.

 

 

Scène III

 

LOUISE, puis ÉDOUARD

 

LOUISE, d’abord seule.

Ils me laissent... ah ! j’avais bien besoin d’être seule... et pourtant, j’ai peur... cette chaise de poste qui nous suit depuis Paris, avec tant d’obstination... un moment il m’a semblé reconnaître... Édouard en France !... près de moi !... oh ! non ! c’est impossible !... je suis folle !

ÉDOUARD, dans la coulisse.

Holà ! quelqu’un...

LOUISE.

Ciel ! cette voix...

ÉDOUARD, l’apercevant.

Louise !

Il ferme la porte du fond.

LOUISE.

Vous ! Monsieur !... Que venez-vous faire ici ?

ÉDOUARD.

Hier encore, je serais venu chercher ma femme, mais aujourd’hui !... ah ! Louise...

LOUISE.

Des reproches ? en vérité, Monsieur, j’admire votre audace...

ÉDOUARD.

Mon audace ?

LOUISE.

Mais ce que je ne puis comprendre, c’est votre présence ici.

ÉDOUARD.

Elle vous gêne ? je le conçois !... vous la souffrirez cependant... le temps de vous demander une explication, car j’y ai des droits...

LOUISE.

Des droits ? vous !... mais vous oubliez votre femme... vos enfants.

ÉDOUARD, sans comprendre.

Ma femme... mes enfants...

LOUISE.

On dit que vous avez une charmante propriété en Écosse ?

ÉDOUARD.

Pardon... j’ai sans doute oublié le français... l’absence fait oublier tant de choses.

LOUISE, avec éclat.

Je sais tout... vous vous êtes remarié !...

ÉDOUARD.

Mais c’est faux !

LOUISE.

Est-il possible ?... Mais mon père... oh ! ce serait affreux.

ÉDOUARD.

Louise !...

LOUISE.

Répondez... depuis notre mariage, depuis dix-huit mois, qu’avez-vous fait ?

ÉDOUARD.

Vous l’ignorez ?

LOUISE.

Comment le saurais-je ?

ÉDOUARD.

Mes lettres...

LOUISE.

Je n’ai rien reçu.

ÉDOUARD.

Ciel !

LOUISE.

Oh ! ce que je soupçonne est horrible... mais pourquoi n’êtes-vous pas venu ? Je vous attendais, moi...

ÉDOUARD.

Le pouvais-je ? aussitôt après la célébration de notre mariage, je vous remis pure aux mains de votre tante... les convenances voulaient qu’elle vous ramenât seule en France, j’allais vous y rejoindre, certain de fléchir l’obstination de votre père...

LOUISE.

Oh ! vous ne le connaissez pas.

ÉDOUARD.

J’étais prêt aux plus grands sacrifices, ma qualité d’étranger était un obstacle... Eh bien ! s’il l’eût exigé... Louise, j’aurais fait tomber cet obstacle.

LOUISE.

Vous eussiez fait cela ?

ÉDOUARD.

J’allais partir... lorsqu’un ordre de l’amirauté, ordre funeste ! m’enjoignit de rallier sous douze heures, l’escadre anglaise, qui se rendait dans nos possessions de l’Inde. Que faire ? quitter le service au moment où une guerre cruelle allait décimer les rangs de notre armée... moi ! un officier ! c’était vous offrir la honte pour mon premier cadeau de noce !... pourtant j’hésitais... Je pris la plume et je remis mon honneur de soldat à la discrétion de votre amour... Décidez, vous disais-je...

Air d’Yelva.

Faut-il partir ? et loin de ce que j’aime

Ah ! pour toujours dois-je porter mes pas ?

Si mon exil est votre arrêt suprême,

Au nom du ciel ne me répondez pas.

Mais un seul mot, et vers la France

Soudain j’accours pour vous revoir...

Ou, de loin, dans votre silence,

Je saurai lire mon devoir...

J’attendis... et votre silence,

Là-bas, me dicta mon devoir.

LOUISE.

Édouard, vous êtes un honnête homme... merci... Oh ! que de mensonges ! que de calomnies !... Si vous saviez... on m’entourait, on m’obsédait... on me parlait à tout propos de votre abandon... de votre bonheur... d’une femme ! et je ne voulais pas croire... je vous aimais tant ! Mais les heures, les jours, les mois passaient... alors, que vous dirai-je ?... le dépit, la colère... vous ne veniez pas... on me présenta un mari, je ne sais lequel ?

ÉDOUARD, vivement.

Vous ne l’aimez donc pas ?

LOUISE, avec force.

Est-ce que je le connais !

ÉDOUARD, avec transport.

Oh ! merci ! Louise, je voulais partir, mais maintenant je ne te quitte plus.

LOUISE.

Mon ami ! mais c’est me perdre... cet homme sait tout, je n’ai pas voulu le tromper, moi.

ÉDOUARD.

Oh ! que m’importe ! n’es-tu pas à moi, avant d’être à lui !

LOUISE, avec dignité.

Édouard, j’ai porté votre nom, respectez-le.

ÉDOUARD.

Louise, vous savez si je suis fidèle à la foi jurée, si j’ai jamais reculé devant l’accomplissement d’un devoir. Eh bien ! je fais devant vous un serment solennel ! moi vivant, jamais ce mari ne franchira le seuil de votre chambre !

LOUISE.

Que prétendez-vous ?

ÉDOUARD.

M’attacher à vos pas, me placer entre vous deux comme une barrière, à toute heure, partout...

On entend la voix de madame Duhamel au n° 3.

LOUISE.

Silence !... on vient.

Bas.

Nous ne devons plus nous revoir... partez.

Elle se dirige au n° 1.

ÉDOUARD.

C’est impossible !

LOUISE.

Partez... partez, avec ma reconnaissance.

ÉDOUARD.

C’est impossible !

LOUISE, suppliante.

Avec mon amour !

ÉDOUARD.

Avec votre amour... Louise !...

Il lui baise la main ; elle entre au n° 1.

ÉDOUARD, seul.

Oh ! c’est maintenant que je reste !

 

 

Scène IV

 

ÉDOUARD, MADAME DUHAMEL

 

MADAME DUHAMEL, à part.

Ah ! le fou vient de monter en voiture... sa chambre est libre.

Apercevant Édouard.

Tiens, un voyageur !... si je pouvais...

ÉDOUARD se promenant avec agitation.

Oui... c’est cela... une lettre à M. Charençon.

MADAME DUHAMEL.

Monsieur désire quelque chose !

ÉDOUARD.

Non, rien... laissez-moi.

Il se promène. À part.

Que lui dirai-je ?

MADAME DUHAMEL, à part.

Ah çà ! est-ce qu’il compte user le parquet... gratis ?

ÉDOUARD.

Bah !... puisqu’il sait tout, je n’aurai qu’à me nommer, j’aime mieux ça.

Appelant.

Holà ! quelqu’un !

MADAME DUHAMEL, saluant.

Monsieur... Monsieur vient peut-être pour prendre les bains de mer ? nous avons des appartements, et si Monsieur veut...

ÉDOUARD.

Je veux... une plume !...

MADAME DUHAMEL.

Une plume !

À part.

En voilà une pratique.

ÉDOUARD.

De l’encre, du papier, et... et des pistolets.

MADAME DUHAMEL.

Des pistolets ?

ÉDOUARD.

Non, c’est inutile... j’ai les miens.

Indiquant la petite table à droite.

Vous me servirez sur cette table.

MADAME DUHAMEL, à part.

Vous me servirez !... Ma parole ! il commanderait un dîner de 50 couverts...

Apportant ce qu’Édouard a demandé.

Monsieur est servi !

ÉDOUARD.

Dites-moi ? il est descendu chez vous ce matin une jeune dame ?

MADAME DUHAMEL.

Avec son mari... un homme beau comme le jour !

ÉDOUARD.

Je ne vous demande pas cela !... où sont-ils logés ?

MADAME DUHAMEL.

Là, au n° 1.

ÉDOUARD, à part.

Très bien... la fenêtre est en face, et de cette terrasse... c’est à merveille...

Écrivant.

Vite... un mot à Franck.

Il se place à la petite table et écrit.

MADAME DUHAMEL.

Le beau-père occupe le n° 2.

ÉDOUARD.

C’est bien... ce billet à la personne que vous voyez là, en face sur cette terrasse...

Il se lève.

Il me faut une chambre donnant sur ce salon.

MADAME DUHAMEL, étonnée.

Ah ! Monsieur prend une chambre ?

À part.

À la bonne heure...

Haut.

Monsieur compte-t-il rester longtemps ?

ÉDOUARD.

Peut-être huit jours... Peut-être six mois...

MADAME DUHAMEL, à part.

Six mois !

Haut.

Nous avons le n° 3 qui est vacant...

ÉDOUARD.

Je le prends.

MADAME DUHAMEL.

C’est la chambre de l’Empereur...

ÉDOUARD.

Ça m’est égal, je suis étranger.

MADAME DUHAMEL.

Ah ! Monsieur est ?... De quel pays ?

ÉDOUARD, froidement.

Vous m’ennuyez... Surtout n’oubliez pas ce billet.

MADAME DUHAMEL.

Tout de suite, Monsieur.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène V

 

ÉDOUARD, puis CHARENÇON

 

ÉDOUARD, seul, assis à la table.

Je vais demander une entrevue au mari... c’est plus simple.

Écrivant.

Monsieur...

S’interrompant.

Maudites assiettes !

Il les repousse et continue.

CHARENÇON, il entre par le fond, chargé de paquets ; à lui-même.

Je viens de déballer la voiture... ma femme est rentrée seulette !... Ô fortuné moment !... et dans la chambre de l’Empereur !... Si nos enfants allaient aimer la guerre ? Je ne sais pas, mais quelque chose me dit qu’il se prépare un héros !

Se dirigeant vers le n° 1.

Tremblez, ennemis de la France !

ÉDOUARD prenant une assiette avec impatience.

C’est insupportable !

Il regarde autour de lui et ne sachant où la poser il la brise.

CHARENÇON, à part.

Hein ?... Ah ! j’y suis... c’est le fou qui se calme.

ÉDOUARD, jetant deux ou trois assiettes par terre.

Tiens ! tiens ! tiens !

CHARENÇON, l’examinant.

Quelle drôle de maladie !

À Édouard.

Prenez garde ! qui casse les verres les paie !

ÉDOUARD.

Que voulez-vous ?

CHARENÇON.

Entrer chez ma femme... continuez.

Il laisse tomber un sac de nuit, et se dispose à le ramasser.

ÉDOUARD, se levant brusquement.

Comment ! c’est vous... je suis bien aise de vous voir !

CHARENÇON.

Trop bon.

ÉDOUARD.

Je vous écrivais.

CHARENÇON.

En vérité ?

ÉDOUARD, lui remettant sa lettre ouverte.

Lisez !

CHARENÇON, prêt à sortir avec ses paquets.

C’est que je suis un peu pressé... plus tard.

ÉDOUARD, brusquement.

Mais lisez donc, Monsieur !

CHARENÇON, à part, en déposant ses paquets devant lui, au milieu de la scène.

Au fait, si je lui tiens tête, nous n’en finirons pas.

Haut.

Voyons... puisque ça vous fait plaisir... Sont-ce des vers !

Il lit.

« Monsieur, votre femme... est ma femme ! »

S’interrompant.

Hein !... pardon, c’est bien vous qui occupez le numéro 3 ?

ÉDOUARD.

En effet... pourquoi ?

CHARENÇON.

Alors, très bien, très bien.

ÉDOUARD.

Continuez.

CHARENÇON, relisant.

« Votre femme est ma femme. »

À part.

Il me fait de la peine.

Lisant.

« Je me nomme Édouard Melvil... »

ÉDOUARD, reprenant la lettre.

Assez... ce nom nous dispense de toute explication.

CHARENÇON, ramassant ses paquets, qu’il ne quitte plus.

Ah ! mon Dieu ! oui !... nous pouvons en rester là... Serviteur.

Il se dirige vers le numéro 1.

ÉDOUARD, l’arrêtant.

Ah çà ! Monsieur, vous ne me comprenez donc pas ?

CHARENÇON.

Je vous avoue que...

À part.

Il m’ennuie.

ÉDOUARD.

Vous voyez bien cette porte... eh bien ! j’ai fait un serment. C’est de vous empêcher d’en franchir le seuil.

CHARENÇON.

Tiens !

ÉDOUARD.

Ce n’est plus un homme qui est devant vous, c’est un mur.

CHARENÇON.

Un mur ?

À part.

quelle drôle de maladie !

ÉDOUARD.

Ah ! vous ne m’attendiez pas ?

CHARENÇON.

Non !

ÉDOUARD.

J’arrive des Grandes-Indes, Monsieur.

CHARENÇON, à part.

Allons ! les Grandes-Indes à présent !... Quelle drôle de maladie !

ÉDOUARD.

J’y ai passé, je puis le dire, les mois les plus douloureux de mon existence... ah ! Monsieur, quelle année cruelle !

CHARENÇON.

Ne m’en parlez pas !

À part.

Nous causons agriculture.

ÉDOUARD.

Cruelle ! pour vous, pour elle, pour moi...

CHARENÇON.

Pour tout le monde, Monsieur... la maladie des pommes de terre...

ÉDOUARD.

Trêve de moquerie ! je ne crois pas que notre situation soit plaisante... pendant que là-bas j’exposais ma vie, pour conquérir une fortune et un rang que j’eusse été fier de déposer à ses pieds...

CHARENÇON, sans comprendre.

Oui, oui...

ÉDOUARD, s’animant.

Des lâches ! oui, Monsieur, des lâches ! car quel nom donner à ceux qui, par d’indignes manœuvres, trompent le cœur d’une jeune fille ? Répondez, mais répondez donc, Monsieur !

CHARENÇON, à part.

S’il est possible de battre la campagne...

À Édouard.

Que voulez-vous ?

ÉDOUARD.

Ce que je veux ?... rentrer dans mes droits ! la loi est contre moi, mais je la brave ; vous m’opposez l’arrêt du 6 septembre.

CHARENÇON.

Moi ? allons bon ! les lois de septembre à présent !... elles sont abrogées.

ÉDOUARD.

Eh bien ! moi, j’invoque mes serments et l’amour de ma femme !

CHARENÇON, à part.

Je voudrais pourtant bien aller retrouver la mienne.

À Édouard.

Monsieur, votre affaire est très épineuse... elle demande à être mûrie... et une autre fois, si cela vous est agréable... j’ai bien l’honneur...

Fausse sortie.

ÉDOUARD.

Où allez-vous donc ?

CHARENÇON.

Eh bien ! chez ma femme...

ÉDOUARD.

Encore !... mais vous êtes fou !...

CHARENÇON.

Ah ! c’est moi qui suis... eh bien ! elle est bonne celle-là !

ÉDOUARD.

Voyons, il faut en finir.

CHARENÇON.

Je ne demande que ça.

ÉDOUARD.

Nous devons sortir au plus vite de cette position équivoque. Vous avez épousé ma femme, c’est un malheur.

CHARENÇON, à part.

Il y tient.

ÉDOUARD.

Vous le comprenez comme moi ; il est de ces choses qui ne se partagent pas ?

CHARENÇON.

Non, ça ferait jaser.

À part.

Je dis comme lui, qu’est-ce que ça me fait.

ÉDOUARD.

L’un de nous deux est donc de trop sur terre... et je ne vois qu’un moyen de sortir d’embarras... c’est un duel, à mort ! qu’en pensez-vous ?

CHARENÇON, très tranquillement.

Moi ?... Oh ! mon Dieu ! si cela peut vous être agréable...

ÉDOUARD.

Quelles sont vos armes d’habitude ?

CHARENÇON.

Oh ! là-dessus, je n’ai pas d’habitudes.

ÉDOUARD.

Je dois vous prévenir qu’à l’épée, je suis à peu près sûr de mon coup.

CHARENÇON.

Oui ?... Eh bien ! prenons l’épée.

ÉDOUARD.

Croyez-moi, acceptez le pistolet.

CHARENÇON.

Ah ! mon Dieu !... comme vous voudrez.

ÉDOUARD.

Voilà qui est convenu, je vais me procurer des témoins, et dans une heure je vous attendrai sur la plage.

Édouard remonte vers le fond.

CHARENÇON, raccompagnant.

C’est ça... attendez-moi sur la plage...

Entre ses dents.

Promenez-vous, promenez-vous bien !

À part.

En voilà un détraqué !... Il m’a fait perdre un temps...

Il se dirige vers le n° 1.

Voyons si ma femme...

ÉDOUARD.

Eh bien ?... où allez-vous donc ?

CHARENÇON.

Moi ? je... nulle part.

ÉDOUARD, le prenant par la main et l’amenant devant la fenêtre.

Permettez... une petite présentation.

Parlant par la fenêtre.

C’est Monsieur !... vous le reconnaîtrez...

CHARENÇON.

Qu’est-ce que vous faites donc ?

ÉDOUARD.

Je vous fais reconnaître... Vous voyez bien là, vis-à-vis, sur cette terrasse, un homme, avec un fusil ?...

CHARENÇON.

Oui.

ÉDOUARD.

C’est Franck... mon domestique.

CHARENÇON.

Ah !... Qu’est-ce que ça me fait ?

ÉDOUARD.

Il est à l’affût.

CHARENÇON.

À l’affût ?... et de quoi ?

ÉDOUARD.

De quoi ?... Tenez, essayez de vous diriger vers cette chambre.

Il indique le n° 1.

CHARENÇON.

Volontiers...

Il se dirige vers le n° 1.

ÉDOUARD.

Bien... maintenant regardez Franck.

CHARENÇON, se retournant, effrayé et laissant tomber ses paquets.

Hein ?... il me couche en joue ?... Eh ! Monsieur, là-bas !... Pas de plaisanterie.

ÉDOUARD.

Si vous mettez la main sur le bouton de cette porte... il a ordre de tirer.

CHARENÇON.

Ventrebleu !

ÉDOUARD, saluant.

Heureux, Monsieur, d’avoir fait votre connaissance...

Ensemble.

Air de La Péri.

ÉDOUARD.

Au plaisir de vous voir,

J’en conserve l’espoir,

Sur un autre terrain

Les armes à la main.

Et bientôt, grâce au sort,

L’un des deux étant mort,

Entre nous cet éclat

Finira le débat.

CHARENÇON.

Au plaisir de vous voir

À part.

Mais, non, j’en ai l’espoir,

Sur un autre terrain

Les armes à la main.

Haut.

Oui, bientôt, grâce au sort, etc.

Édouard sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

CHARENÇON, puis DOUBLEMARD

 

CHARENÇON, seul.

Ce n’est pas un fou... c’est un enragé !... on devrait le tenir à l’attache, lui et son domestique.

Il s’est approché de la porte sans intention, il aperçoit le fusil qui est braqué sur lui.

Mais non !... mais je n’y vais pas !... je me promène !... Il est insupportable, ce voisin ! ma position devient très ridicule ; d’un côté, ma femme... avec laquelle je ne serais pas fâché de faire connaissance... de l’autre, cette carabine... Si je me plaignais à l’autorité ? oui, mais de quoi ?... de ce qu’un monsieur se promène sur sa terrasse avec un fusil... il en a le droit. Heureusement que la nuit va venir... elle me protégera de son ombre... ce n’est qu’un retard.

DOUBLEMARD, entrant par le fond.

Ah ! que c’est beau ! c’est vert, c’est bleu, c’est noir !

CHARENÇON.

Quoi donc ?

DOUBLEMARD.

L’Océan ! le grand Océan !... Charençon, nous étions face à face, moi, debout sur un rocher... tandis que lui se berçait amoureusement... Ah ! le vieux drôle !... et puis le soleil... l’immensité... les bateaux à vapeur !... Enfin, j’étais poète ! j’étais... j’ai pris une note sur mon agenda, tant pis !...

CHARENÇON.

Vous avez bien fait, ça soulage.

DOUBLEMARD.

Ah ça ! comment se porte ma fille ?

CHARENÇON.

Ne m’en parlez pas... il m’est arrivé une aventure...

DOUBLEMARD.

Charençon, ménagez-la...

CHARENÇON.

La chose la plus cocasse... et la plus dramatique !... vous savez bien le fou...

DOUBLEMARD.

Quel fou ?

CHARENÇON.

Celui qui casse les assiettes... eh bien ! il paraît que ça ne lui suffit pas... ne s’est-il pas mis dans la tête qu’il était le mari de ma femme.

DOUBLEMARD.

Ah ! bah !... ah ! j’aurais voulu être là !... nous l’aurions fait poser...

CHARENÇON, regardant la fenêtre.

Oui, mais dans ce moment c’est moi qui pose... je sers de mouche.

DOUBLEMARD.

Enfin... que vous a dit cet insensé ?

CHARENÇON.

D’abord il m’a raconté ses voyages... « J’arrive des Grandes-Indes » !...

DOUBLEMARD, effrayé.

Des Grandes-Indes !

CHARENÇON.

« Je ne suis plus un homme, je suis un mur ! »...

DOUBLEMARD, riant.

Un mur !... un mur !

CHARENÇON.

Je me nomme Édouard Melvil...

DOUBLEMARD, à part, et très effrayé.

Édouard Melvil !...

CHARENÇON, riant, à Doublemard.

Mais vous ne riez pas.

DOUBLEMARD.

Comment ! je ne ris pas !

Il s’efforce de rire.

Ah ! ah !... ah ! ah !... un mur !

À part très inquiet.

Sapristi ! sapristi !

 

 

Scène VII

 

CHARENÇON, DOUBLEMARD, LOUISE

 

LOUISE, entrant.

Cette gaieté... qu’y a-t-il ?

CHARENÇON, allant à elle.

Ah ! petite sournoise ! vous ne me disiez pas que vous aviez été mariée.

LOUISE.

Mariée !... comment ! mon père ne vous a pas appris ?...

CHARENÇON.

Quoi donc ?

DOUBLEMARD, toussant pour avertir Louise.

Hum ! hum !

LOUISE.

Mais que M. Édouard Melvil...

CHARENÇON.

Édouard !... vous l’avez été ?

DOUBLEMARD, à part.

Patatras ! je vais revoir la mer.

CHARENÇON.

C’est impossible !... je dors, je rêve... Où est le beau-père ?

DOUBLEMARD, près de la porte.

Bon ami ?

CHARENÇON, à Doublemard, très ému.

Voyons... c’est une farce, n’est-ce pas ?... une charge pour me faire rire... pour me faire trembler... vous voyez, je ris... je tremble...

LOUISE.

Comment, Monsieur... vous ne saviez donc rien ?

CHARENÇON, avec éclat.

Il y a donc quelque chose ?... Ah ! Madame !

LOUISE, avec reproche, à Doublemard.

Ah ! mon père ?

DOUBLEMARD.

Mais si... je lui ai dit... j’ai dû lui dire...

CHARENÇON.

Jamais !

DOUBLEMARD.

Je me rappelle... c’était un mardi... ou un mercredi... même que vous aviez un pantalon gris-perle... ah !

CHARENÇON.

Jamais !

DOUBLEMARD, s’entêtant.

Oh ! quant à cela... parfaitement gris-perle.

CHARENÇON.

Qui est-ce qui vous parle de mon pantalon !

DOUBLEMARD.

Alors de quoi me parlez-vous ?

CHARENÇON.

Eh ! de M. Édouard... mon collègue... c’est un glacier ! c’est le mont Blanc qui me fond sur la tête... et moi qui me félicitais d’avoir épousé un ange !

DOUBLEMARD.

Monsieur ! ma fille est toujours un ange !

CHARENÇON.

Oui, en secondes noces... ce n’est pas la même chose !

LOUISE, à part.

Oh ! quelle honte !

Elle se jette sur un fauteuil et cache sa tête dans ses mains.

DOUBLEMARD.

Mais, Charençon, vous êtes fou, puisque le mariage a été cassé... l’arrêt du 6 septembre annule tout.

CHARENÇON.

Tout ! oh ! non !...

DOUBLEMARD.

Tenez, le voilà, l’arrêt du 6 septembre.

Air : Ces Postillons, etc.

Voyez plutôt... il est en bonne forme.

CHARENÇON.

Oui, j’en veux croire sa teneur.

Les tribunaux ont le droit de réforme

Sur tout accident, ou malheur

Qui touche à l’argent, à l’honneur.

Tous sont prévus, hormis un seul, un autre,

Très difficile à digérer ;

Qu’aucun arrêt, pas même, hélas ! le vôtre,

Ne saurait réparer.

Parlé.

Mais voyons, puisque j’y suis, j’aime autant savoir à quoi m’en tenir... allez, dites-moi tout.

DOUBLEMARD.

Tout quoi ?

CHARENÇON.

Eh bien ! mais... au fait, non !... que je suis bête !... Je vais le demander à ma femme... C’est-à -dire à sa femme... Car on ne sait plus de qui elle est la femme...

Il s’approche de Louise qui lui tourne le dos.

Madame, pourriez-vous me dire ?...

LOUISE, se levant.

Quoi, Monsieur ?

CHARENÇON, à part.

Diable ! c’est embarrassant...

Haut.

Pourriez-vous me dire si... Non !... Madame, je désirerais savoir... non !... Merci, ça suffit.

À part.

Je le demanderai à l’autre.

Très haut.

Mais j’y pense !...

DOUBLEMARD et LOUISE.

Qu’avez-vous ?

CHARENÇON.

Il m’attend sur la plage... et moi qui le croyais fou... j’ai accepté...

DOUBLEMARD.

Quoi ?

CHARENÇON.

Une partie de balles... au pistolet !

DOUBLEMARD.

Un duel !

CHARENÇON.

Un rendez-vous d’honneur ! c’est sacré.

Changeant de ton.

Je n’irai pas.

DOUBLEMARD.

Bien ! noble jeune homme !

CHARENÇON.

Mais si je n’y vais pas... il est capable de me faire un mauvais parti... Cet animal peut revenir... Je vais prendre mes précautions.

DOUBLEMARD.

Lesquelles ?

CHARENÇON.

On le saura... prêtez-moi vingt francs pour acheter...

DOUBLEMARD.

Quoi ?

CHARENÇON, prenant les vingt franc dans la poche de Doublemard.

On le saura.

DOUBLEMARD.

Où allez-vous ?

CHARENÇON, tragiquement.

On le saura !

Il sort vivement.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, DOUBLEMARD

 

DOUBLEMARD.

Le malheureux !... il est capable de se porter à quelque extrémité... que le diable emporte cet Anglais ! il était si bien à Calcutta... Voyons, Louise, du courage... ton mari est furieux, parce que dans le premier moment... C’est fait pour ça... mais il se calmera.

LOUISE.

Eh ! que m’importe M. Charençon ! que m’importe sa colère ou son amour ?

DOUBLEMARD.

C’est ton mari.

LOUISE.

Jamais... vous n’avez donc pas entendu ses reproches... ses soupçons grossiers... je l’estimais, maintenant je le méprise.

DOUBLEMARD.

Bien ! voilà autre chose !

LOUISE.

Tout ce que je demande, tout ce que je désire, c’est une séparation éternelle...

DOUBLEMARD.

C’est impossible !... comment tu te serais mariée deux fois pour rester demoiselle...

Entre ses dents.

Quand il y en a tant qui ne se marient pas du tout, et qui... allons donc ! d’ailleurs ton mariage est inattaquable. Le divorce n’existe  plus, et il n’y a aucun motif de séparation.

LOUISE.

J’ai revu Édouard.

DOUBLEMARD.

Comment !... toi aussi !

LOUISE.

Ah ! comme vous m’avez trompée... vous, mon père !

DOUBLEMARD.

Nous y voilà !... que le diable emporte cet Anglais !... il était si bien à Calcutta... enfin que t’a-t-il dit ?

LOUISE.

Il s’est justifié d’un mot. Cela lui était facile, à lui, qui revenait dévoué, fidèle comme autrefois, tandis que moi !...

DOUBLEMARD.

Eh bien ! tu lui as dit que tu t’appelais madame Charençon.

LOUISE.

Oui.

DOUBLEMARD.

Qu’a-t-il répondu ?

LOUISE.

Louise, je vous aime.

DOUBLEMARD.

Et toi ?

LOUISE.

Dame !... moi... Sa conduite est si noble... je l’ai cru.

DOUBLEMARD.

Où cela peut-il vous mener ? à rien.

LOUISE.

Oh ! vous ne connaissez pas sa fermeté, son obstination...

DOUBLEMARD.

Ah ! il est entêté ! Eh bien ! ça me va, je commençais à m’ennuyer à Boulogne... Il va revenir, il s’agit de prendre ses mesures... tu aimes ton mari, n’est-ce pas ?

LOUISE, froidement.

Non, mon père.

DOUBLEMARD.

Très bien !... c’est l’affaire de Charençon... Mais tu ne voudrais pas faire de la peine à mes cheveux blancs avec un Anglais ?

LOUISE.

Oh !...

DOUBLEMARD.

Eh bien ! tu vas rentrer dans ta chambre... avec Charençon.

LOUISE.

Y pensez-vous ?... Mais M. Melvil doit la connaître, il ne manquera pas de s’y présenter... et vous comprenez... le bruit... le scandale...

DOUBLEMARD.

C’est juste !... prends la mienne... la chambre de l’Empereur !... Albion ne s’y frottera pas... Moi, je m’installe chez toi... au n° 1, et si l’ennemi se présente... je serai là pour le recevoir... Va, mon enfant.

Air : Noble dame.

Qu’un doux sommeil sur ta paupière,

Vienne répandre ses pavots.

Va dans ma chambre, solitaire,

Goûter un bienfaisant repos.

ENSEMBLE.

Dors, ô ma fille, sans effroi,

Car ton papa veille sur toi...

Sur toi.

LOUISE.

Je puis reposer sans effroi,

Car mon père veille sur moi.

Sur moi.

Parlé.

Oh ! c’est égal, je suis bien malheureuse !...

Elle entre dans la chambre de Doublemard, au numéro 2.

 

 

Scène IX

 

DOUBLEMARD, puis MADAME DUHAMEL

 

DOUBLEMARD.

Allons, je crois que ceci n’est pas maladroit... Ah ! il est entêté... nous allons voir !...

Il entend du bruit à la porte du fond et remonte.

Est-ce que déjà ?...

MADAME DUHAMEL, à la cantonade.

Oui, Monsieur, tout de suite.

DOUBLEMARD.

Non... c’est l’hôtesse... Un mot. N’avez-vous pas un Anglais dans votre hôtel ?

MADAME DUHAMEL.

Oui, Monsieur.

DOUBLEMARD.

Est-il rouge ?

MADAME DUHAMEL.

Oh ! à agacer les taureaux !

DOUBLEMARD, à part.

Après ça ils le sont tous.

Haut.

Dites-moi : hébergez-vous plusieurs créatures de cette nation ?

MADAME DUHAMEL.

Pour le moment nous n’avons que celui-là.

DOUBLEMARD, à part.

Plus de doute.

Haut.

Veuillez le prier de m’accorder un moment d’entretien.

MADAME DUHAMEL.

Oh ! Monsieur, c’est impossible... il part.

DOUBLEMARD.

Comment ! il part ?

MADAME DUHAMEL.

Pour Londres... Je viens chercher sa valise.

DOUBLEMARD, à part, avec pitié.

Ah ! Et de l’autre côté de la Manche, on appelle ça du caractère !... Enfin !... Vite un mot à Charençon pour le prévenir de la déroute de son persécuteur.

Il écrit quelques lignes sur la petite table, et sonne ; un valet paraît.

DOUBLEMARD, au valet.

Ce billet à mon gendre, sitôt qu’il rentrera.

Madame Duhamel remet au valet la valise de Crockford. Le domestique sort.

MADAME DUHAMEL, à Doublemard.

Monsieur n’a besoin de rien ?

DOUBLEMARD.

Non, merci !...

MADAME DUHAMEL.

Bonsoir, Monsieur !

DOUBLEMARD, gentiment.

Bonsoir, petite.

À part.

Cette chambrière est accorte... oui, elle me parle !...

Haut.

Bonsoir, petite !...

MADAME DUHAMEL.

Bonsoir, Monsieur.

DOUBLEMARD, avec explosion.

Madame Duhamel !

MADAME DUHAMEL.

Monsieur ?

DOUBLEMARD.

Je vois un cheveu sur votre épaule !

Il la pince.

MADAME DUHAMEL.

Aïe !

DOUBLEMARD, soufflant sur ses doigts.

Un amour de petit cheveu... Le voici !

MADAME DUHAMEL.

Laissez donc, farceur !

DOUBLEMARD.

Ah ! elle a bien dit ça !...

À part.

J’aimerais assez une aventure avec cette piquante hôtelière.

Il entre au numéro 1.

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, MADAME DUHAMEL

 

MADAME DUHAMEL.

Il n’est pas gêné, ce gros monsieur...

ÉDOUARD, entrant du fond.

Allons, ce monsieur Charençon s’est moqué de moi... me faire attendre deux heures sur la plage et ne pas venir ! mais je viens de l’apercevoir qui rentrait... et je l’attends... Madame l’hôtesse !

MADAME DUHAMEL.

Monsieur.

ÉDOUARD.

Je soupe dans ce salon... deux couverts, du Champagne et des cigares.

MADAME DUHAMEL.

Monsieur attend quelqu’un !... une dame, peut-être ?

ÉDOUARD.

Madame, vous m’ennuyez.

MADAME DUHAMEL.

Oui, Monsieur...

À part.

Il est malhonnête, mais il consomme, c’est un Russe !

Haut.

Tout de suite, Monsieur.

Elle va pour sortir.

ÉDOUARD, indiquant la porte n° 1 par laquelle Doublemard est entré.

Voici la chambre de Louise...

Plaçant une chaise devant la porte.

et voilà mon poste...

Il s’assied.

Attendons.

Il tire un porte-cigare de sa poche.

 

 

Scène XI

 

ÉDOUARD, MADAME DUHAMEL, CHARENÇON

 

CHARENÇON, entrant par le fond, un billet à la main, à madame Duhamel.

Eh bien ! Madame Duhamel... il paraît que l’Anglais a filé.

MADAME DUHAMEL.

Oui, Monsieur.

Elle sort.

CHARENÇON, sur le devant.

Il a bien fait, corbleu ! J’aurais pourtant voulu savoir jusqu’à quel point ma femme...

Il se dirige vers le n° 1.

ÉDOUARD, se trouvant entre lui et la porte.

Que demande Monsieur ?

CHARENÇON, reculant.

Comment, vous n’êtes pas parti !

ÉDOUARD.

Je vous attendais... je vous ai beaucoup attendu aujourd’hui.

CHARENÇON.

Monsieur, je vous somme de me livrer passage !

ÉDOUARD, choisissant un cigare.

Que vous êtes enfant !... fumez-vous ?

CHARENÇON.

Non... quelquefois... qu’est-ce que ça vous fait ?

ÉDOUARD.

J’aurais l’honneur de vous offrir un cigare... tenez, en voici un que je crois bon.

CHARENÇON.

Monsieur, je ne suis pas venu ici pour fumer... je veux entrer chez ma femme ! et j’y entrerai.

ÉDOUARD, froidement.

Non.

CHARENÇON.

Une fois ! deux fois ! trois fois !

Tirant de sa poche une paire de pistolets.

Monsieur, je suis armé !

ÉDOUARD, tirant aussi des pistolets de la sienne.

Oh ! qu’a cela ne tienne... moi aussi.

CHARENÇON.

Arrêtez !... sont-ils chargés ?

ÉDOUARD, se levant et marchant sur lui.

Deux petites balles.

CHARENÇON, reculant.

Ça suffit ! les miens ne le sont pas.

ÉDOUARD.

Oh ! alors c’est différent...

Lui présentant ses pistolets.

Choisissez !... et en place !

CHARENÇON, prenant machinalement un des pistolets d’Édouard.

En place ?... vraiment, il s’agirait d’une contredanse... mais ça n’a pas de raison !... se tirer des coups de pistolet à domicile !... d’abord ça réveillerait ma femme... qui a le sommeil très léger.

ÉDOUARD.

Ma femme ! mon cher monsieur, il faudrait tâcher de vous déshabituer de ce mot-là... ma femme !

CHARENÇON.

Puisque je l’ai épousée... il me semble...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que ça prouve ? moi aussi...

CHARENÇON.

Je ne peux pourtant pas dire : notre femme !

ÉDOUARD.

Alors vous le voyez, il faut que ce combat ait lieu le plus tôt possible... En place, en place...

CHARENÇON, posant le pistolet sur la petite table.

Et si je ne veux pas me battre, si je refuse... qu’est-ce que vous me ferez ? voyons...

ÉDOUARD.

Oh ! je n’ai nullement l’intention de vous contraindre... mais alors, je vous prierai de vouloir bien agréer ma compagnie... jusqu’à la fin de vos jours.

CHARENÇON.

Comment !

ÉDOUARD.

Je suis tout à fait libre de mon temps... tenez, je viens d’envoyer ma démission afin de pouvoir me consacrer exclusivement aux charmes de votre société.

CHARENÇON.

Vous êtes trop bon...

ÉDOUARD.

Mais je vous tiens debout...

Deux domestiques apportent une table servie et de la lumière ; puis ils sortent.

Vous me ferez bien l’honneur de prendre votre part d’une petite collation...

CHARENÇON.

Comment ! nous allons souper... je n’ai pas faim.

ÉDOUARD, jouant avec son pistolet.

Je vous en prie...

CHARENÇON, effrayé.

Avec plaisir.

Ils prennent place.

ÉDOUARD.

On n’est pas plus aimable... vous m’excuserez si le menu laisse à désirer... mais une première fois... cela sera mieux demain.

CHARENÇON.

Demain ?

ÉDOUARD.

Eh ! mon Dieu, oui ! nous souperons comme ça tous les soirs !

CHARENÇON.

Tous les soirs ?

ÉDOUARD.

Ah çà ! il faudra tâcher de nous distraire, jouez-vous à l’écarté ?

CHARENÇON, avec humeur.

Non, merci.

ÉDOUARD.

Alors nous boirons, nous fumerons... nous causerons... je vous raconterai mes campagnes, et quand j’aurai fini... eh bien ! je recommencerai.

CHARENÇON.

Ah ! je vois que nous nous amuserons.

ÉDOUARD.

Avez-vous pris des truffes ?

CHARENÇON.

Pour quoi faire ?... mais c’est absurde !

Avec fermeté.

Monsieur, je vois bien qu’il faut en finir, vous m’avez offert un duel... un duel à mort...

Se boutonnant.

et je l’accepte !

Il se lève.

ÉDOUARD, se levant et très gracieux.

Vous êtes un homme charmant... Où vous rencontrerai-je ?

Les valets rentrent, remettent les chaises à leur place, et emportent la table.

CHARENÇON.

Sur la plage... comme ce matin.

ÉDOUARD.

Comme ce matin ? c’est bien peu.

CHARENÇON.

Je m’entends.

ÉDOUARD.

Votre heure ?

CHARENÇON.

Huit heures.

ÉDOUARD.

J’aurai l’honneur de m’y trouver avec mes témoins.

CHARENÇON.

Et moi avec les miens, et des solides...

À part.

deux gendarmes.

Haut.

Maintenant, suis-je libre d’aller me coucher ?

ÉDOUARD.

Parfaitement.

CHARENÇON.

C’est heureux !

Il se dirige vers le n° 1.

ÉDOUARD, l’arrêtant.

Non, permettez... pas par là.

CHARENÇON.

Ah ! que je suis bête ! la chambre de ma femme... je vous demande pardon.

Il ramasse ses paquets et dit avec humeur, en se dirigeant vers le n° 2.

Je vais chez le beau-père...

ÉDOUARD.

À demain.

CHARENÇON.

À demain.

ENSEMBLE.

Air de Daranda.

Jusqu’à demain prolongeons notre trêve,

Bonsoir, mon cher, et surtout, dormez bien !

Nous attendrons que le soleil se lève,

Pour éclairer un nouvel entretien.

Charençon entre au n" 2, dans la chambre où est Louise.

 

 

Scène XII

 

ÉDOUARD, puis DOUBLEMARD

 

ÉDOUARD, seul.

Maintenant il ne sortira pas d’ici sans ma permission, et demain le sort de Louise sera fixé.

DOUBLEMARD, en robe de chambre, sortant de la porte en face.

Oh ! c’est impossible de dormir... il y en a trop !...

ÉDOUARD, se retournant.

Que vois-je ? vous, dans cette chambre ?

DOUBLEMARD.

C’est la mienne.

ÉDOUARD.

Mais votre fille ?

DOUBLEMARD.

Dans l’autre... nous avons changé... malheureusement...

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu !

Il se précipite dans la chambre n° 2.

DOUBLEMARD.

Eh bien ! où va-t-il ? Jeune homme, ça ne se fait pas... dans la chambre d’une dame... Ah çà ! qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

ÉDOUARD, rentrant, un papier à la main.

Partis !... ensemble !

DOUBLEMARD.

Qui ça ? ma fille ?

ÉDOUARD.

Une double porte dont j’ignorais l’existence... je n’ai trouvé que cette lettre pour vous...

DOUBLEMARD, tendant la main.

Ah ! voyons.

ÉDOUARD, décachetant avec empressement.

Elle nous dira peut-être.

DOUBLEMARD.

Qu’est-ce que vous faites donc ?... C’est pour moi...

ÉDOUARD, lisant.

« Rendez-vous à Londres, hôtel Crockford. »

À Doublemard.

Cela suffit, partons !

DOUBLEMARD.

Comment ! partons... vous aussi !... Ah çà ! qui êtes-vous ?

ÉDOUARD, très vivement.

Un ami.

DOUBLEMARD, de même jusqu’à la fin.

Un ami... à qui ?

ÉDOUARD.

À vous... venez.

DOUBLEMARD.

Une traversée ! mais je suis en robe de chambre.

ÉDOUARD.

Je vous prêterai un manteau.

DOUBLEMARD.

Mais la mer m’incommode.

ÉDOUARD.

Je vous donnerai des pastilles.

DOUBLEMARD.

Mais je ne vous connais pas.

ÉDOUARD.

Nous ferons connaissance... allons !

DOUBLEMARD.

Mais permettez...

Édouard entraîne Doublemard, le rideau tombe.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente la cour d’un hôtel garni, à Londres. Le fond est à moitié fermé par une tente, au-delà de laquelle on aperçoit, par-dessus une balustrade, la Tamise et les quais. À gauche, un corps de bâtiment sur lequel on lit : HÔTEL CROCKFORD, avec portes et fenêtres dont une praticable ; à droite, la grille d’entrée. Deux chaises de jardin.

 

 

Scène première

 

CHARENÇON, LOUISE, VICTORINE, chargés de paquets, CROCKFORD

 

CHARENÇON.

Enfin nous voici à Londres !

LOUISE, vivement.

Monsieur, c’est une indignité, vous m’avez trompée... vous m’avez entraînée ici en m’affirmant que je retrouverais mon père sur le bateau... c’était un mensonge. Et maintenant me voilà seule... toute seule avec vous...

CHARENÇON, très aimable.

Et je m’en félicite... car j’espère bien...

LOUISE, vivement.

Qu’espérez-vous, Monsieur ?

CHARENÇON.

Mais il me semble...

Riant.

eh ! eh !

LOUISE, à part.

Dieu ! qu’il est laid !

Haut, se rapprochant de Victorine.

Victorine, ne me quittez pas... j’ai besoin de vous... très longtemps.

VICTORINE, qui a placé, à l’aide de Crockford, ses paquets derrière la maison.

Oui, Madame...

CHARENÇON, à part.

Diable !

Haut.

Mais cette fille doit avoir aussi besoin de repos... il se fait tard...

LOUISE, vivement.

Nous ne vous retenons pas, Monsieur ; faites-vous indiquer votre appartement, je saurai bien trouver le mien...

CHARENÇON.

Ah ! mais permettez, Madame, nous sommes mariés sous le régime de la communauté et non sous le régime cellulaire ! j’en appelle à mon contrat.

LOUISE.

Que m’importe !

CHARENÇON, bas à Louise.

D’ailleurs il le faut...

À lui-même.

M. Melvil, ce cauchemar britannique, peut retrouver notre trace, et j’ai mon idée...

À Crockford qui reparaît.

Voyons, garçon, montre-nous la plus belle chambre de ton hôtel.

Crockford ne bouge pas.

LOUISE, à part.

Oh ! mon Dieu !

CHARENÇON.

Ah ça ! maroufle, tu es donc sourd ?

Il secoue Crockford.

CROCKFORD.

What do you ?... what sir ?

CHARENÇON.

Plaît-il ?

CROCKFORD.

What is it ?

CHARENÇON.

Allons, bon ! je suis pressé et je me cogne contre une langue étrangère !...

À Crockford.

Moi vouloir dormir... chniff ! chnoff !

Il couche sa tête sur sa main et ronfle.

CROCKFORD.

O ! yes, yes.

Il se dirige vers la porte du corps de logis, à gauche.

CHARENÇON.

Allons donc !...

À Louise.

Je reviens, chère amie ; le temps d’examiner... Ne vous impatientez pas...

Il entre à gauche avec Crockford.

Marche donc, espiègle !

 

 

Scène II

 

LOUISE, VICTORINE

 

LOUISE, très agitée.

Ah ! mon Dieu !... que faire ? que devenir !... toute seule...

VICTORINE.

Est-ce que je ne suis pas là, moi ?

LOUISE.

Toi ?

VICTORINE.

Nous n’avons pas de temps à perdre... connaissez-vous à Londres une personne qui puisse vous donner l’hospitalité ?

LOUISE.

Oui, une amie de ma tante, chez laquelle je suis déjà descendue autrefois... Mais pourquoi ?

VICTORINE.

Vous êtes sauvée ! Vite, ce chapeau, ce manteau...

Elle les prend et les met.

Nous sommes à peu près de la même taille, et grâce à ce voile...

LOUISE, vivement.

Je comprends... Ah ! Victorine, quel service !

VICTORINE.

Chut ! je l’entends... Adieu !

LOUISE, à part.

Le bateau pour la France repart dans deux heures... ce soir, je serai près de mon père.

Haut.

Adieu !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

VICTORINE, CHARENÇON, CROCKFORD

 

CHARENÇON, sortant de la gauche.

Ça me paraît assez confortable.

À Victorine qu’il prend pour Louise.

Voyons, ma petite femme... sois raisonnable... Que diable ! je ne suis pas un Turc !...

VICTORINE, poussant un profond soupir.

Ah !

Elle entre à gauche.

CHARENÇON.

Elle y va !... Eh bien ! mais ça marche comme sur des roulettes.

Appelant.

Victorine !... Où diable est-elle ?

Il se trouve nez à nez avec Crockford, qui a reparu après la sortie de Victorine.

Qu’est-ce que tu veux ?

CROCKFORD.

Good night, Sir.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

CHARENÇON, seul, regardant sortir Crockford

 

Phénomène, va !... si j’avais le temps, je te regarderais... mais je n’ai pas le temps... Charençon, mon ami, il s’agit d’être éloquent...

Au moment où il s’approche de la porte, elle se ferme et l’on entend crier la serrure.

Hein ? Elle s’enferme ! Elle met les verrous !... Louise, ma femme !... voyons, pas de bêtises... Ouvre-moi...

VICTORINE, riant, en dehors.

Ah ! ah ! ah !

CHARENCON, riant aussi.

Elle rit !... Eh ! eh ! eh !

Avec une petite voix.

Voyons, chère amie... ma bonne !...

Avec colère.

Décidément j’ai épousé un verrou ! C’est abrutissant à la longue d’être marié comme ça !

Furieux.

Oh ! je comprends qu’on rosse les femmes !...

Un coup de cloche se fait entendre dans le lointain. Charençon s’approche du fond.

Qu’est-ce que c’est ?... Ah, le bateau à vapeur de Boulogne, la concurrence qui arrive...tant mieux ! Doublemard a sans doute reçu mon billet... il doit être au nombre des passagers... il fera entendre raison à sa fille...

Regardant par le fond.

Ah ! je l’aperçois... Tiens ! il n’est pas seul... Ah, mon Dieu !... Melvil !... mon ennemi !... Et c’est lui qui l’amène... Comment !... il lui serre la main...

Criant.

Embrassez-le !... Juste ! Il l’embrasse !... Ah çà ! Est-ce que nous allons recommencer à souper ensemble... comme à Boulogne... C’est insupportable... d’être attaché avec un Anglais qui ne veut pas vous lâcher !... Mais que faire ?... Ah, si ma femme avait été plus conciliante... je ne le craindrais plus, je pourrais lui dire : Monsieur, j’en suis bien fâché, il est trop tard... il y a prescription... Tiens, j’y pense !... si je pouvais seulement persuader à ce Melvil que je... ça suffirait... Mais c’est une idée remarquable !... Louise est enfermée pour toute la journée... elle ne viendra pas me démentir. Vite, ma robe de chambre.

Il va chercher au fond son sac de nuit et en tire une robe de chambre qu’il endosse.

Maintenant, un foulard sur ma tête.

Il fouille dans le sac et en tire une petite boîte.

Qu’est-ce que c’est que ça, dans le nécessaire de ma femme ?... un portrait d’homme, celui de l’Anglais !

Il le met dans la poche de sa robe de chambre et noue son foulard.

Il est dit que cet animal-là me poursuivra partout, même en peinture ! Horrible insulaire !... Ah, quand Richelieu voulait compromettre une femme, il envoyait son carrosse à sa porte.

Prenant dans le sac une paire de bottes qu’il dépose à la porte de Louise.

Voici le mien !... C’est ça !... je me lève, et j’ai passé une bonne nuit... Eh ! c’est assez gaillard ce que je fais là !

 

 

Scène V

 

CHARENÇON, DOUBLEMARD, en uniforme d’officier écossais.

 

DOUBLEMARD, entrant par la droite sans voir Charençon.

Ah ! je suis ému !... je suis ému !... je suis ému !...

Il s’assied.

CHARENÇON, sans se retourner.

Ah ! vous voilà, beau-père !

DOUBLEMARD.

Charençon ! enfin je vous retrouve.

CHARENÇON, apercevant son costume.

Que signifie ce costume ?... Vous avez donc pris du service dans la marine anglaise ?

DOUBLEMARD.

Ah ! ne m’en parlez pas !... c’est toute une histoire...

Se levant.

Mais vous, que vous est-il arrivé ?... Pourquoi ce départ nocturne ?... et la nuit encore !

CHARENÇON.

Rien de plus simple... je devais me battre sur la plage, alors je me suis embarqué.

DOUBLEMARD.

Mais, malheureux ! il est ici... il est à London !

CHARENÇON.

Parbleu ! c’est vous qui l’amenez !

DOUBLEMARD.

Est-ce que je le savais... je viens de l’apprendre... Ah ! je suis bien ému !

CHARENÇON.

Voyons, remettez-vous... Et expliquez-moi...

DOUBLEMARD.

Voilà... Je trouve donc à Boulogne un monsieur très poli... qui m’offre son manteau et qui me dit : Partons. Je pars. Pendant la traversée, il me soigne, il me dorlote, il m’offre des pastilles... il me fait voir la machine... il m’explique le tangage, le roulis... je me dis : voilà un homme instruit... cultivons-le... je le cultive. Mais voilà qu’en descendant du bateau je marche sur ma robe de chambre et patatras !...

CHARENÇON.

Vous tombâtes ?

DOUBLEMARD.

Dans l’Océan.

CHARENÇON.

Oh ! c’est amer.

DOUBLEMARD.

Très amer... et salé !... Je barbotais, quand tout-à-coup un bras me saisit et crac !... comme un éperlan ! Naturellement je serre la main qui était au bout de ce bras et je lui dis : Jeune homme !... votre nom ? Elle me répond : Édouard Melvil, c’était mon gendre !... je fais un bond... comment ! gredin, c’est vous ?... et je l’embrasse.

CHARENÇON.

C’est stupide !

DOUBLEMARD.

C’est l’usage. Quand un homme vous dispute à la Parque... on l’embrasse. Enfin je l’accable de remerciements... et d’injures. Je le traite de malhonnête homme... ce cher ami... Il me répond : Beau-père, vous allez vous enrhumer, il faut changer... le fait est que je ruisselais, j’avais l’air d’une cascade... en robe de chambre !... Il ouvre sa malle et je choisis un habit... il n’y en avait qu’un, celui-ci, cet habit de clan écossais...

CHARENÇON, se moquant.

Mon compliment... ça vous habille bien.

DOUBLEMARD.

N’est-ce pas ?... j’ai l’air d’un commodore ! Par saint Georges !... il y a un factionnaire qui m’a porté les armes.

Air de Turenne.

Et tout à l’heure, au détour de la rue,

Une lady, du plus gentil minois...

Qui très poliment me salue

Et m’interroge, en son patois,

Sur son chemin... Zeste, d’un air courtois,

Je lui réponds, en usant de sa prose :

Giv’ my som’ bread !...

CHARENÇON.

Ah ! très bien ! en anglais

Vous demandiez du pain...

DOUBLEMARD.

Je ne sais... mais

Mes yeux demandaient autre chose.

CHARENÇON. Parlé.

Ah çà ! et votre compagnon ? votre Terre-Neuve ?

DOUBLEMARD.

Édouard... Oh ! soyez tranquille... il va venir... il est retenu à la douane pour ses bagages et il est d’une impatience !... qui me fait trembler pour vous.

CHARENÇON, d’un air suffisant.

Beau-père, je l’attends.

DOUBLEMARD.

Ce qui m’effraie, c’est qu’il est très bien... De la tournure... de l’élégance... et pas rouge.

CHARENÇON.

Mais, sans fatuité... il me semble que votre serviteur...

DOUBLEMARD.

Vous !... Allons donc ! vous avez l’air d’un garçon apothicaire à côté de lui...

CHARENÇON.

Eh bien ! c’est ça, soutenez-le...

DOUBLEMARD.

Mais non... ce que j’en fais, c’est dans votre intérêt... il paraît qu’il a un moyen sûr de redevenir mon gendre.

CHARENÇON.

Lequel ?

DOUBLEMARD.

Il ne me l’a pas dit, mais il prétend que vous avez fait une grosse faute... que vous êtes un imbécile... enfin, c’est un charmant garçon.

CHARENÇON.

Eh bien, vous lui direz de ma part que l’imbécile ne le craint plus.

ÉDOUARD, paraissant au fond, à part.

Hein ?

DOUBLEMARD.

En effet... ce costume...

CHARENÇON, avec fatuité.

Oui... beau-père...

DOUBLEMARD.

Ah ! bravo, Charençon...

CHARENÇON.

S’il faut vous l’avouer, M. Melvil ne s’est pas assez pressé !

 

 

Scène VI

 

CHARENÇON, DOUBLEMARD, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, s’avançant vivement.

C’est impossible !... vous mentez, Monsieur.

CHARENÇON, à part.

Il écoutait !

Haut.

Eh ! c’est mon cher collègue.

ÉDOUARD.

Parlez, Monsieur... la vérité ?... je veux la savoir.

CHARENÇON.

Il paraît que vous avez fait un bon voyage ?...

ÉDOUARD, à part.

Ce costume... cette assurance...

CHARENÇON.

Vous avez repêché le beau-père, m’a-t-on dit... vous lui avez expliqué le tangage, le roulis... mais c’est très bien ça... moi, pendant ce temps-là... je me suis mis en robe de chambre.

Chantant.

Il est trop tard...

DOUBLEMARD, à Édouard.

Mon ami, il paraît qu’il est trop tard.

CHARENÇON.

Ah ! mon Dieu oui !... j’allais rentrer chez ma femme, c’est l’heure de notre toilette.

ÉDOUARD, à part.

Notre toilette !...

CHARENÇON.

Tenez, mon cher... entre nous, vous n’avez plus rien à faire ici... voilà ce que nous disions, ce matin, avec Bichette.

ÉDOUARD.

Bichette !...

CHARENÇON.

Oh ! pardon... Bichette est un petit nom que nous avons trouvé tantôt en causant... nous avons causé...

DOUBLEMARD, à Édouard.

Là !... vous voyez... ils ont causé.

ÉDOUARD, à part.

C’est à devenir fou !...

CHARENÇON.

Ah çà ! beau-père, si nous déjeunions... je vais faire ouvrir les huîtres... j’ai un appétit, ce matin... ah...

ÉDOUARD.

Eh ! monsieur, où est Louise ?... On me trompe... je veux lui parler.

CHARENÇON, à part.

Diable !...

Haut.

Désolé, mais ne comptant pas recevoir votre visite... elle m’avait chargé d’une commission pour vous...

ÉDOUARD.

Une lettre ?

CHARENÇON.

Non, un portrait...

Il le lui remet.

ÉDOUARD.

Ciel ! le mien !

À part.

Je le lui avais donné le jour de notre mariage... et c’est lui qui me le rend !... Allons ! tout est fini... bien fini...

CHARENÇON, à part.

Le portrait fait encore mieux que Bichette.

ÉDOUARD.

Vous avez raison, Monsieur... je pars... je ne veux pas la revoir... je renonce à une vengeance qui me serait trop facile... mais dites bien à mademoiselle Louise...

CHARENÇON.

Permettez...

ÉDOUARD.

À madame Charençon, soit... dites-lui que je pars sans regrets, sans amour, et qu’il n’y a plus pour elle qu’un seul sentiment dans mon cœur, la haine... le mépris...

CHARENÇON.

Je lui en ferai part.

Ensemble.

À part.

Air des Diamants.

CHARENÇON.

Voyez donc comme il enrage !

Mais je comprends ses regrets ;

À mon tour j’ai l’avantage

Et ma ruse a du succès.

DOUBLEMARD.

Pauvre ami ! comme il enrage,

J’en ai presque des regrets ;

En vérité c’est dommage

Qu’il ne soit venu qu’après.

ÉDOUARD.

J’ai perdu tout mon courage,

Il le faut, je me soumets ;

Et l’ingrate qui m’outrage,

Je la quitte sans regrets.

Charençon sort par la droite, avec Doublemard.

 

 

Scène VII

 

ÉDOUARD seul, se promenant agité.

 

Elle, qui, hier encore, protestait de son amour pour moi et de sa répugnance pour ce Charençon !... Allons, c’est une coquette qui ne mérite par les regrets que j’ai pour elle !... Je ne la reverrai pas... et sitôt que Franck, mon domestique, sera revenu de la douane avec mes bagages, je partirai... J’irai en Écosse, dans mes montagnes ; j’y vivrai comme un loup, seul... qu’est-ce que je ferai ? je fumerai... je fumerai avec rage !

 

 

Scène VIII

 

ÉDOUARD, VICTORINE

 

VICTORINE, entrant par la gauche avec précaution.

Je n’entends plus personne... je m’ennuie là toute seule...

ÉDOUARD, à part, l’apercevant.

Ah ! voilà sa femme de chambre... une coquine, une intrigante sans doute...

Haut, brusquement.

Ici !

VICTORINE, se retournant.

Hein ?

ÉDOUARD.

Ici !... Où est ta maîtresse ?

VICTORINE, à part.

J’ai vu ce Monsieur-là quelque part.

Haut.

Elle est sortie.

ÉDOUARD.

Ce n’est pas vrai !...

VICTORINE.

Quand je vous le dis...

ÉDOUARD.

Ce n’est pas vrai !

VICTORINE, à part.

Ah ! je le reconnais... c’est ce parent de Monsieur, qui est si têtu... il ne voulait pas croire au mariage...

ÉDOUARD, à Victorine.

Depuis quand est-elle sortie ?

VICTORINE.

Dame ! depuis qu’elle est arrivée...

ÉDOUARD.

Que dis-tu ?...

VICTORINE.

Pour mieux dire, madame n’est pas entrée chez elle.

ÉDOUARD, à part.

Oh ! mon Dieu ! quel soupçon !

Haut.

Comment ! ta maîtresse n’est pas entrée là, avec monsieur Charençon ?

VICTORINE.

Non, puisque j’ai pris sa place.

ÉDOUARD, avec joie.

Comment tu as... c’est toi !... Ah ! tu es une bonne fille... je t’aime !...

VICTORINE.

Oh ! Monsieur dit ça...

ÉDOUARD, à part.

Je comprends... cette robe de chambre... c’était une ruse pour m’éconduire... et le portrait ? il l’aura trouvé, volé...

À Victorine.

Tiens, vingt louis pour toi et vingt baisers pour ta maîtresse.

Il l’embrasse et il lui remet une bourse.

Va...

Victorine tend le cou.

Eh bien ! Qu’est-ce que tu attends ?

VICTORINE.

Vous avez dit vingt baisers... il n’y a pas le compte.

ÉDOUARD.

C’est juste. Je te dois le reste.

VICTORINE, à part.

C’est une faillite... mais il y a un petit dividende.

ÉDOUARD, vivement.

Va chercher ta maîtresse.

VICTORINE.

Oui, Monsieur...

ÉDOUARD.

Tu lui diras d’accourir tout de suite... que son père est arrivé, que je suis arrivé, qu’il n’y a plus de danger, qu’elle peut venir...

VICTORINE, prête à partir.

Oui, Monsieur...

Revenant.

Dites donc, y croyez-vous, maintenant ?

ÉDOUARD.

À quoi ?

VICTORINE.

Au mariage de mademoiselle Louise avec M. Charençon ?

ÉDOUARD.

Maintenant ? moins que jamais !

VICTORINE, à part.

Ah ! décidément, il est plus fort que Monsieur.

Elle sort vivement.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, seul

 

Ah ! M. Charançon... mon très cher collègue !

Air du Vaudeville de l’Héritière.

Non, je n’oublierai de ma vie

À quel point vous m’avez fait peur.

Ah ! vous jouez la comédie,

Et vous la jouez, en honneur,

Assez bien pour un connaisseur.

Mais nous pourrions ensemble faire un pacte...

Car je la joue aussi passablement.

À vous, mon cher, le premier acte,

Moi, je retiens le dénouement ;

Oui, je ferai le dénouement.

Il prend sa valise et entre dans la maison à gauche.

 

 

Scène X

 

DOUBLEMARD, CHARENÇON

 

Ils entrent en se disputant.

CHARENÇON.

Si, Doublemard !

DOUBLEMARD.

Non, Charençon !

CHARENÇON.

Si, Doublemard !

DOUBLEMARD.

Non, Charençon !

CHARENÇON.

Et dire que nous avons passé notre déjeuner à ça. Mais quand je vous dis que c’est un stratagème pour le faire partir.

DOUBLEMARD.

Et moi, je vous répète que vous ne ménagez pas assez votre femme !

CHARENÇON.

Mais je ne fais que ça! je ne fais que ça !... Tenez... c’est humiliant à confesser... mais voici son appartement et voilà le mien. Absolument comme deux puissances étrangères qui se seraient interdit le droit de visite.

DOUBLEMARD, courroucé.

Mais alors, Monsieur, vous négligez ma fille !

CHARENÇON.

Ah ! j’aime bien ça !... C’est elle qui me néglige... elle s’enferme, elle met les verrous...

DOUBLEMARD.

Les verrous !

Avec mépris.

Ah ! Charençon !... Tenez, vous n’êtes qu’un petit lâche !

CHARENÇON.

Je voudrais vous y voir.

DOUBLEMARD.

Moi, corbleu ! De mon temps, quand on fermait les portes, je perçais les murs !

CHARENÇON.

C’est de la maçonnerie, ça... je ne suis pas maçon, moi... Dites donc, elle est là...

DOUBLEMARD.

Après ?...

CHARENÇON.

Si vous lui parliez ?... faites-lui un petit speech...

DOUBLEMARD.

Du tout, Monsieur, du tout... c’est votre affaire... cela vous regarde...

À part.

Effrayons-le.

Haut.

Savez-vous, Monsieur, qu’à la place de Louise il y a bien des femmes qui se vengeraient ?

CHARENÇON.

De quoi ?

DOUBLEMARD.

Mais...

CHARENÇON.

Ah ! de ce côté-là, je suis tranquille, l’Anglais est parti, et comme les absents ont tort...

À ce moment la croisée s’ouvre.

ÉDOUARD, paraissant en robe de chambre et chantant.

Il est trop tard...

CHARENÇON, l’apercevant.

Ah ! mon Dieu ! beau-père, c’est lui !...

DOUBLEMARD.

Que vois-je !...

CHARENÇON, courant à la porte.

Arrêtez, Monsieur, arrêtez !

DOUBLEMARD, criant.

Louise! Monsieur ! Ma fille ! Ouvrez !

CHARENÇON, poussant la porte.

Ah ! mon Dieu !... fermée !

DOUBLEMARD.

Vite, je cours chercher du monde, du secours. Vous, criez toujours, criez fort.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

CHARENÇON, puis ÉDOUARD

 

CHARENÇON, frappant sur la porte.

Au feu ! au feu ! au feu !

ÉDOUARD, se penchant à la fenêtre.

Quel tapage !... Eh ! c’est ce cher collègue... ça va bien ?

CHARENÇON.

Descendez, Monsieur...

ÉDOUARD.

Oh ! impossible !... je suis dans un négligé... vous n’auriez pas aperçu mes bottes ?...

CHARENÇON.

Comment ! vos bottes... mais de quel droit ?...

ÉDOUARD.

Les vôtres y sont bien... Tenez ! vous êtes un égoïste...

CHARENÇON, criant.

Je ne plaisante pas, Monsieur !

ÉDOUARD.

Plus bas ! vous allez réveiller Bichette...

CHARENÇON.

Bichette !

ÉDOUARD.

Ah ! pardon !... c’est un petit nom que nous avons trouvé en causant... Ah ! nous avons causé...

CHARENÇON, hors de lui.

Monsieur !... je vous tuerai !...

ÉDOUARD.

Je n’en doute pas... Mais en attendant, ayez donc l’obligeance de me rendre un service.

CHARENÇON.

Un service !

ÉDOUARD.

Ce serait de me faire envoyer...

CHARENÇON.

Quoi ?

ÉDOUARD.

À déjeuner.

CHARENÇON.

C’est trop fort !...

ÉDOUARD.

Pour deux... j’ai un appétit !... je ne sais pas à quoi attribuer cela, mais j’ai un appétit !...

Fermant la fenêtre.

Bonsoir !

CHARENÇON.

Arrêtez, Monsieur, arrêtez !...

Il frappe à coups redoublés, puis court à la grille, pour sonner la cloche, et revient encore frapper.

 

 

Scène XII

 

CHARENÇON, DOUBLEMARD, GARÇONS D’HÔTEL et SERVANTES, puis ÉDOUARD

 

CHŒUR, accourant au bruit.

Air du Pré aux Clercs.

D’où peut devenir tout ce tapage ?

Qu’arrive-t-il donc en ces lieux.

Chez nous, non ce n’est pas l’usage,

De se permettre un tel bruit sous nos yeux.

DOUBLEMARD, dans son costume d’officier et brandissant son sabre. Parlé.

Enfoncez cette porte !

ÉDOUARD, paraissant à la porte.

Ce bruit... que voulez-vous, Messieurs ? Je suis chez moi. Un hôtel est un lieu public.

CHARENÇON.

C’est possible ! mais ma femme est une propriété privée.

DOUBLEMARD, à part.

Oh ! oui !... c’est bien le mot !

Aux garçons.

Pardon !... ceci est une affaire de famille, ça ne vous regarde pas... good morning !...

Les garçons sortent.

ÉDOUARD.

Enfin de quel droit venez-vous troubler un tête-à-tête... charmant ?

CHARENÇON.

Ah ! il est joli !

ÉDOUARD.

Avec ma femme !

TOUS.

Sa femme !

CHARENÇON.

Eh bien ! Et l’arrêt de la cour d’appel, qui casse...

ÉDOUARD.

Tenez, monsieur Charençon, vous n’êtes pas fort en droit... Beau-père, vous vous rappelez bien ce que je vous disais tantôt... que j’avais un moyen pour redevenir votre gendre ?...

DOUBLEMARD.

De plus, vous ajoutiez que monsieur avait fait une grosse faute ; qu’il était un imbécile.

ÉDOUARD.

Eh bien ! voici le moment de vous le prouver... Suivez bien mon raisonnement : je suis anglais, n’est-ce pas ?

CHARENÇON.

Oui.

ÉDOUARD.

Je me suis marié en Angleterre. Aucun tribunal anglais n’a cassé mon mariage ?... Donc il est bon... à Londres !... et nous y sommes.

DOUBLEMARD, ébahi.

C’est juste.

CHARENÇON.

Sapristi ! quelle boulette !

ÉDOUARD, à Charençon.

Il me reste à vous remercier de m’avoir amené ma femme.

DOUBLEMARD, riant.

Ah ! il a bien dit ça !

CHARENÇON.

Ça n’est pas possible ! et mon mariage... qu’est-ce qu’il devient dans tout ça ?

ÉDOUARD.

Ah ! rassurez-vous... il est excellent... en France. Et si jamais nous repassons la frontière, la loi vous accorde deux gendarmes pour appuyer vos droits.

CHARENÇON.

Il sera bien temps !

DOUBLEMARD.

Je comprends... comme ça, ma fille a un mari pour la France et un autre pour l’étranger ?

CHARENÇON.

Mais c’est immoral !

DOUBLEMARD.

C’est commode... en voyage !

CHARENÇON.

Comment ! vous acceptez ça, beau-père ?...

DOUBLEMARD.

Mon ami... je suis votre beau-père... en France ! Mais ici... je ne vous connais pas.

Se dirigeant vers la maison de gauche et y entrant.

Louise, viens, ma fille...

Revenant.

Tiens ! Elle n’y est pas.

CHARENÇON.

Ah bah !... et moi qui croyais...

ÉDOUARD, riant.

Une revanche que j’ai voulu prendre..., mais soyez tranquille, elle va venir.

Apercevant Victorine qui entre.

Tenez, voici Victorine qui nous la ramène.

 

 

Scène XIII

 

CHARENÇON, DOUBLEMARD, ÉDOUARD, VICTORINE

 

DOUBLEMARD, à Victorine.

Où est ma fille ?

VICTORINE.

Monsieur, elle est repartie.

CHARENÇON et ÉDOUARD.

Hein ?

VICTORINE.

Pour la France.

ÉDOUARD, épouvanté.

Ah ! mon Dieu !

DOUBLEMARD, avec colère.

Petite cruche !

CHARENÇON, avec transport.

Ah ! beau-père !... ah ! ma femme !... ah ! Victorine ! pour la France !...

Dansant.

tra la la la la... vive la France !

ÉDOUARD, à part.

C’est à se jeter dans la Tamise !

CHARENÇON.

Vous l’avez dit... mon mariage est excellent... en France, et j’y retourne... bien  des choses chez vous...

Dansant.

Tra la la la... eh ! zingue eh ! Boum!... eh ! zingue !

Prenant Doublemard et Victorine par la main, il les fait danser malgré eux.

La chaîne anglaise.

À Doublemard.

Ah ! beau-père, allons-nous être heureux ?

DOUBLEMARD, tristement.

Ah ! ne m’en parlez pas.

À part.

C’est incroyable comme cet animal-là me déplaît.

CHARENÇON.

Allons, Victorine, vite... les malles, les paquets...

VICTORINE.

Voilà ! voilà !

 

 

Scène XIV

 

CHARENÇON, DOUBLEMARD, ÉDOUARD, VICTORINE, LOUISE, elle paraît au fond

 

VICTORINE.

Tiens, Mademoiselle !

DOUBLEMARD.

Ma fille !

ÉDOUARD.

Louise !

CHARENÇON.

Ma femme ! que le diable l’emporte !

DOUBLEMARD, à Louise.

Comment se fait-il ?

LOUISE.

J’allais m’embarquer lorsque j’ai appris votre arrivée à Londres, et je suis accourue.

ÉDOUARD.

Louise ! ma femme !... nous ne nous quitterons plus, c’est trop dangereux.

DOUBLEMARD.

C’est ça ! nous ne nous quitterons plus !

S’approchant de Charençon.

Eh ! zingue ! eh ! boum ! eh zingue !

Le prenant par la main, ainsi que Victorine, et les forçant à danser.

La chaîne anglaise...

CHARENÇON, se dégageant.

Ah ! c’est comme ça ? Eh bien ! moi aussi, je prends mon parti... un parti héroïque !... je retourne en France... pour me remarier !

ÉDOUARD.

Vous remarier ? en France ? mais vous l’êtes ?

DOUBLEMARD.

Vous seriez bigame.

CHARENÇON.

Bigame ! comment ! j’épouse une femme en France, on me la confisque en Angleterre, et me voilà obligé de rester jeune homme ? allons donc !...

LOUISE, à Doublemard.

Mon père, dans une heure, Édouard et moi nous partons pour l’Écosse...

CHARENÇON, à part.

Édouard en Écosse... Quelle comédie !

LOUISE, de même.

Est-ce que vous ne nous accompagnerez pas ?

DOUBLEMARD.

Diable ! diable ! l’Écosse... c’est bien loin et je ne sais pas si...

Appelant.

Victorine !

VICTORINE, s’avançant.

Monsieur !

DOUBLEMARD.

Viendrais-tu en Écosse, toi ?

VICTORINE.

Dame, je veux bien.

DOUBLEMARD.

Dis donc, nous nous habillerons en Écossais, et nous nous promènerons dans les montagnes.

À part.

C’est étonnant, cette fille a toujours un cheveu sur l’épaule.

À Édouard.

Mon gendre, je suis des vôtres !

CHŒUR.

Air de La Barcarolle.

De vos droits, bons époux,

Montrez-vous plus jaloux;

Ou craignez tour à tour,

Et la ruse et l’amour.

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