Le Plus heureux des trois (Eugène LABICHE - Edmond GONDINET)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 11 janvier 1870.

 

Personnages

 

ALPHONSE MARJAVEL

KRAMPACH

JOBELIN

ERNEST JOBELIN

HERMANCE

BERTHE

PÉTUNIA

LISBETH

 

 

ACTE I

 

Un salon chez Marjavel.

Cheminée à gauche, premier plan ; sur la cheminée, une pendule surmontée d’une tête de cerf ; un petit guéridon au troisième plan. Une grande horloge-coucou à droite ; portes au fond dans les pans coupés. Au milieu de la scène, un divan rond et s’ouvrant ; au milieu du divan, une corbeille de fleurs. Porte au fond ; de chaque côté de cette porte, un portrait : celui de droite sur ses deux faces représente une femme ; celui de gauche représente Marjavel ; une console sous chaque portrait. Au premier plan, à droite, une fenêtre ouvrant sur un balcon.

 

 

Scène première

 

PÉTUNIA, puis MARJAVEL, puis HERMANCE

 

Au lever du rideau, Pétunia est en train d’épousseter le divan.

PÉTUNIA, au public.

Je ne connais rien de bête comme d’épousseter ! cette opération consiste à envoyer sur le fauteuil de droite la poussière qui se reposait sur le fauteuil de gauche... C’est un déplacement, voilà tout...

Elle gagne la droite et époussette le portrait ; elle le retourne et voit un autre portrait de femme derrière.

Tiens ! le portrait de Madame qui a un envers, un autre portrait de femme !

MARJAVEL, une serviette au cou, se disposant à se raser ; il paraît à la porte, pan coupé gauche.

Pétunia !

PÉTUNIA, replaçant le tableau comme il était.

Monsieur ?

MARJAVEL.

Ernest n’est pas arrivé ?

PÉTUNIA.

Non, monsieur.

MARJAVEL, désappointé.

Non ?

Poussant un soupir.

Enfin !

Il disparaît.

PÉTUNIA, seule et venant en scène.

Il ne peut plus se passer de son Ernest... il a été lui-même le chercher à Paris, en voiture... et il l’a installé à Auteuil dans le pavillon, au bout du jardin... Après cela, il paraît que c’est dans la nature... un mari aime toujours l’Ernest de sa femme.

HERMANCE, entre par le fond ; elle tient à la main un petit paquet enveloppé.

Pétunia !

 

 

Scène II

 

HERMANCE, MARJAVEL, PÉTUNIA

 

HERMANCE.

Personne !...

Elle court vivement à une tête de cerf empaillée qui est sur la cheminée et l’ouvre comme une boîte.

C’est là dedans que nous cachons notre correspondance.

Regardant dans la boîte.

Rien !... Il ne m’a pas écrit... Ah ! les hommes ne savent pas aimer !...

Tirant une lettre de sa poche et la remettant dans la boîte qu’elle referme.

Tandis que moi... tous les jours, un billet... Aujourd’hui, je lui fais part de mes terreurs... Ce cocher que j’ai vu rôder sous mes fenêtres...

MARJAVEL, passant sa tête.

Ernest n’est pas arrivé ?...

HERMANCE.

Non... je ne l’ai pas vu...

MARJAVEL, entrant.

Mais qu’est-ce qu’il fait, cet animal-là ? À dix heures !

HERMANCE.

Tu as besoin de lui ?

MARJAVEL.

Non, non... mais j’aime à le voir... il m’amuse, il a des naïvetés... Hier, on parlait devant lui d’une femme mariée... et légère... il s’est écrié : « Est-ce que c’est possible ? est-ce qu’il y a des femmes qui trompent leurs maris ?... » Un enfant ! quoi, un enfant !

HERMANCE, riant.

Oh ! tout à fait !

MARJAVEL.

Un jour, il faudra que je m’amuse à le dégourdir.

HERMANCE, vivement.

Par exemple ! de quoi vous mêlez-vous ? Est-ce que ça vous regarde ?

MARJAVEL.

Non... Je dis ça pour plaisanter... Voyons, ne te fâche pas... Ah ! je savais bien que j’avais quelque chose à te confier.

HERMANCE.

Quoi ?

MARJAVEL.

Je me suis donné un valet de chambre.

HERMANCE, étonnée.

Ah ! c’est une bonne idée.

MARJAVEL.

Avec sa femme.

HERMANCE.

Ah !

MARJAVEL.

Des gens sûrs... parce que je ne veux plus être servi que par des gens sûrs... Je les fais venir d’Alsace.

HERMANCE.

D’Alsace ?

MARJAVEL.

J’ai écrit à mon régisseur : « Mariez-moi un domestique sûr... avec une domestique sûre... et envoyez-les-moi... » Ils arrivent aujourd’hui.

HERMANCE.

Comment ?... Eh bien, et Pétunia ?

MARJAVEL.

Je crois que le moment est venu de lui indiquer la porte... Est-ce que tu y tiens ?

HERMANCE.

Oh ! pas du tout !

MARJAVEL.

Mon Dieu, ce n’est pas une méchante fille ; mais elle a continuellement un pompier dans sa cuisine.

HERMANCE.

En effet, j’ai cru remarquer...

MARJAVEL.

Et moi, ça me fait des peurs... Je crois toujours qu’il y a le feu.

HERMANCE.

Alors tu vas la congédier ?

MARJAVEL.

Non... pas moi... toi...

HERMANCE.

Comment ?

MARJAVEL.

Affaire d’intérieur... ça te regarde. Ainsi ma première femme... cette bonne Mélanie... dont le portrait est derrière le tien... car je n’ai pas voulu vous séparer...

HERMANCE, sèchement.

Merci bien !

MARJAVEL.

Oh ! si tu l’avais connue, tu l’aurais aimée... tout le monde l’aimait... Demande à Jobelin, l’oncle d’Ernest... il savait l’apprécier, lui ! Eh bien, quand il y avait un domestique à renvoyer, elle me disait : « Alphonse, est-ce que tu ne vas pas faire un petit tour à ton café ?... » Je partais... et, à mon retour, c’était fait.

HERMANCE.

C’est bien, je me charge de l’exécution.

MARJAVEL.

Après ça, si tu préfères attendre Ernest... il fera ça, lui !

HERMANCE.

Non, c’est inutile.

MARJAVEL.

Au fait, j’ai un autre service à lui demander.

HERMANCE.

Mon ami, si je puis...

MARJAVEL.

Non, il s’agit d’une toiture qui a besoin de réparations... Il est jeune... il montera là-haut... ça le promènera.

HERMANCE.

Mais c’est très dangereux.

MARJAVEL.

Je crois bien ! Je n’y monterais pas pour mille francs ! On me dirait : Voilà mille francs ; je n’y monterais pas.

HERMANCE.

Mais alors ?...

PÉTUNIA, au-dehors.

Oui, tout de suite.

MARJAVEL.

Chut !... j’entends Pétunia !... sois ferme ! je file !

Il rentre à gauche.

 

 

Scène III

 

HERMANCE, PÉTUNIA

 

PÉTUNIA, entrant par le pan coupé de droite.

Madame n’a pas d’ordres à me donner ?

HERMANCE.

Si, j’ai à vous parler, mademoiselle ; je vais sans doute être forcée de me priver de vos services...

PÉTUNIA, stupéfaite.

Madame me renvoie ?

HERMANCE.

Vous ne devez pas en être bien surprise.

PÉTUNIA.

Au fait, je devais m’en douter... je n’ai pas le bonheur de plaire à M. Ernest.

HERMANCE, étonnée.

Plaît-il ? En quoi les affaires de mon ménage regardent-elles M. Ernest ?

PÉTUNIA.

Oh ! je dis ça... parce que M. Ernest est l’ami de Monsieur... et de Madame.

HERMANCE, à part.

Elle se doute de quelque chose !

PÉTUNIA.

Madame me donne-t-elle huit jours ?...

HERMANCE.

Certainement, nous n’en sommes pas à quelques jours près.

PÉTUNIA, pleurant.

Ah ! ça me fait de la peine ! J’étais attachée à madame et à M. Marjavel ! et à M. Ernest aussi.

HERMANCE.

C’est bien, et, puisque vous êtes dévouée... et discrète...

PÉTUNIA.

Ah ! madame !

HERMANCE.

Je verrai mon mari, je lui parlerai. Je dois vous dire qu’il est très froissé de ce pompier que vous recevez.

PÉTUNIA.

Dame ! je ne peux pas recevoir des ambassadeurs ; d’ailleurs, ce pompier... c’est mon tuteur !

HERMANCE, à part.

Elle se moque de moi.

Haut.

Allez... attendez mes ordres.

PÉTUNIA, se dirige vers la porte du fond et s’arrête.

La robe que Madame portait hier est bien fatiguée, est-ce que Madame compte la remettre ?

HERMANCE.

Non, je vous la donne...

PÉTUNIA, avec effusion.

Oh ! je ne quitterai jamais Madame !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

HERMANCE, puis MARJAVEL, puis PÉTUNIA

 

HERMANCE, seule.

Elle me tient ! nous aurons commis quelque imprudence. Et Ernest qui n’est pas là !

MARJAVEL, entrant.

Ernest n’est pas arrivé ?

HERMANCE, s’oubliant.

Non, je l’attends.

MARJAVEL.

Moi aussi, parbleu !... Onze heures !... Je parie qu’il est encore à sa toilette ! S’il croit que je l’ai invité à venir à ma campagne pour se cirer les moustaches !... Ah ! je finirai par prendre un parti !

HERMANCE.

Lequel ?

MARJAVEL.

J’en inviterai un autre !

HERMANCE.

Tu es injuste ; hier, il a arrosé ton jardin jusqu’à neuf heures du soir, pendant que tu fumais ton cigare.

MARJAVEL.

Moi, je ne puis pas arroser, ça me fait mal aux reins. Mais après, pour le récompenser, j’ai fait son bésigue.

HERMANCE.

C’est-à-dire qu’il a fait le tien !

MARJAVEL.

Pourquoi le mien plutôt que le sien ?

HERMANCE.

Il déteste le jeu !

MARJAVEL.

Lui ?... alors, pourquoi me dit-il tous les soirs : « Eh bien, papa Marjavel, est-ce que nous ne faisons pas notre petite partie ?... » Tu t’assois près de nous avec ton ouvrage... alors ses yeux brillent... s’allument...

HERMANCE, vivement.

C’est la vue des cartes.

MARJAVEL.

Parbleu ! je m’en suis bien aperçu ! Veux-tu que je te dise ? Ernest est joueur ! il n’aime pas les chevaux, il n’aime pas la table, il n’aime pas les femmes... du moins je n’ai jamais remarqué...

HERMANCE.

Moi non plus !

MARJAVEL.

Donc, il est joueur ! donc, il finira mal !... Il faudra que je prévienne Jobelin, son oncle... Mais il ne s’agit pas de ça ! Tu as vu Pétunia ! L’as-tu... ?

HERMANCE, à part.

Que lui dire ?...

Elle court prendre le petit paquet enveloppé que Pétunia a déposé sur un meuble.

Mon ami... permets-moi...

MARJAVEL.

Quoi donc ?

HERMANCE, lui présentant une calotte.

C’est aujourd’hui ta fête... la Saint-Alphonse...

MARJAVEL.

Une calotte !

HERMANCE, elle arrache vivement l’étiquette qui pendait après.

Brodée par moi, en cachette.

MARJAVEL, l’embrassant.

Ah ! chère amie ! que tu es bonne !

HERMANCE.

Et comme tu t’enrhumes souvent du cerveau l’hiver...

MARJAVEL.

C’est vrai... Ça me grossit le nez.

HERMANCE.

J’ai fait ouater l’intérieur avec de l’édredon...

MARJAVEL, épanoui.

De l’édredon !... Elle m’entoure d’édredon ! ma parole, il n’y a pas sous le ciel un homme plus heureux que moi ! Avec ma première femme,

Hermance remet la calotte sur le petit meuble.

c’était la même chose... J’ai une chance de... pendu !

Tendrement.

Hermance...

Hermance vient près de lui.

tu n’as pas affaire à un ingrat, et, ce soir... j’irai lire mon journal dans ta chambre.

HERMANCE, baissant les yeux.

Tais-toi donc !

MARJAVEL, la lutinant.

Tu ne veux pas que j’aille lire mon journal dans ta chambre ?... Dis-le donc ! dis-le donc !...Ah ! tu ne le dis pas !

HERMANCE.

Voyons... Marjavel... tu es fou !

MARJAVEL, poussant un cri.

Ah ! sapristi !

HERMANCE.

Quoi donc ?

MARJAVEL.

Puisque c’est aujourd’hui ma fête, nous allons recevoir des visites ! Jobelin... avec son bouquet, il n’y manque jamais... et puis la petite Berthe, sa nièce... et Isaure, ma sœur.

HERMANCE.

Eh bien ?

MARJAVEL.

Comment allons-nous faire ? Nos Alsaciens ne sont pas arrivés, et tu as renvoyé Pétunia... Il ne nous reste qu’Ernest.

HERMANCE.

Non, je n’ai pas renvoyé Pétunia.

MARJAVEL.

Ah ! tant mieux ! ce sera pour demain.

HERMANCE.

Cette fille est dans une position très intéressante.

MARJAVEL.

Allons, bon ! le pompier !

HERMANCE.

Mais non ! tu ne comprends pas... Je veux dire très digne d’intérêt.

MARJAVEL.

Elle ? allons donc !

HERMANCE.

Je l’ai fait parler... Elle élève, avec ses faibles gages, deux orphelins, dans une mansarde.

MARJAVEL.

Pas possible ?...

HERMANCE.

Et elle leur fait donner une très bonne éducation... sur ses économies.

MARJAVEL.

Tiens ! tiens ! qui est-ce qui se serait douté de ça ?

HERMANCE.

C’est une vie de sacrifice... de dévouement... Elle a renoncé pour eux aux joies de la famille.

MARJAVEL.

Ah ! c’est bien !... Ah çà ! et le pompier ?

HERMANCE, embarrassée.

Le pompier... c’est leur père...

MARJAVEL.

Alors ils ne sont pas orphelins...

HERMANCE, souriant.

Oh ! un pompier... ce n’est pas un père... il est toujours dans le feu !

MARJAVEL, passant à la petite table de droite, sur laquelle est une sonnette.

C’est juste. Je suis d’autant plus touché de la conduite de Pétunia que j’ai absolument besoin d’elle.

Il sonne.

HERMANCE.

Qu’est-ce que tu fais ?

MARJAVEL.

Je la sonne... Je vais lui adresser quelques mots.

Pétunia paraît.

Approchez, mademoiselle, approchez.

PÉTUNIA.

Monsieur ?

MARJAVEL.

Je sais tout. Continuez, mademoiselle, à marcher dans cette voie d’abnégation et de sacrifices que vous vous êtes tracée...

PÉTUNIA.

Plaît-il ?

MARJAVEL.

L’orphelin porte bonheur.

Il passe devant elle.

Continuez, mademoiselle, continuez, l’orphelin porte bonheur.

Il sort par la gauche.

PÉTUNIA, allant vivement à Hermance.

Quel orphelin ?

HERMANCE, bas à Pétunia, en gagnant la porte.

Taisez-vous donc, puisqu’on vous garde.

Elle disparaît par la porte où est sorti son mari.

 

 

Scène V

 

PÉTUNIA, puis JOBELIN

 

PÉTUNIA, seule.

Eh bien, elle est forte, Madame !... et voilà Monsieur qui me fait des compliments !

JOBELIN, entrant du fond avec une bouteille et un bouquet de roses.

Marjavel est-il chez lui ?

PÉTUNIA.

M. Jobelin !... je vais le prévenir de votre arrivée.

Elle sort par le coupé gauche.

JOBELIN, seul ; il dépose le bouquet et la bouteille sur le divan.

Je viens souhaiter la fête à Marjavel ; c’est une habitude que j’ai contractée du temps de sa première femme... Je ne puis entrer dans ce salon sans être ému... Il m’est permis de jeter un regard mélancolique sur le portrait de cette pauvre Mélanie.

S’adressant au portrait d’Hermance.

On t’a remplacée, pauvre femme !... au bout d’un an et trois jours ! On oublie si vite... Ô époque voltairienne !

Allant au portrait, le regardant.

Mais me voici, moi...

S’arrêtant.

Ah ! non, c’est la seconde...

Il retourne le portrait, côté Mélanie.

Me voici ! je viens accomplir mon pieux pèlerinage... chère Mélanie !... nous fûmes bien coupables.

S’adressant au portrait de Marjavel qui est de l’autre côté.

Nous t’avons trompé, Marjavel !... homme excellent !... homme parfait !... homme admirable !... Je n’ai pas de remords, parce que je me repens...

Il revient en scène.

Et, si je me repens, c’est qu’elle n’est plus là... Sans cela !... pauvre amie !... c’est moi qui ai suggéré à Marjavel l’idée de la faire peindre derrière l’autre... La dernière fois que nous nous vîmes, nous étions en fiacre... elle avait une peur d’être reconnue qui la rendait charmante... elle se cachait derrière un éventail qu’elle était censée avoir gagné à la loterie... La loterie, c’était moi !... Pauvre enfant ! tout me la rappelle ici...

Il soupire en regardant le divan ; puis va à la cheminée.

J’avais eu l’idée machiavélique d’offrir à Marjavel cette pendule à tête de cerf... pour sa fête. C’est là dedans que nous cachions notre correspondance...

Il ouvre.

Hein ?... un billet ! un ancien qui est resté...

Il ouvre le billet, et vient en scène.

Quelle imprudence !... écrit d’une main tremblante... c’est bien ça... elle tremblait toujours.

Lisant.

« grand malheur nous menace... le cocher du fiacre nous a reconnus, il nous épie, il porte le n° 2114. Tâchez de le voir... j’ai le pressentiment que ce fiacre nous portera malheur. »

Parlé.

Elle était bébête avec ses pressentiments !... Je me rappelle qu’un jour elle avait rêvé d’un chat noir... et elle prétendait que c’était le commissaire de police.

PÉTUNIA, entrant.

M. Marjavel vous attend.

Elle sort par la droite.

JOBELIN, reprenant sa bouteille et son bouquet.

Ah ! très bien, je vais lui offrir un bouquet de roses et une bouteille de rhum de 1789... il n’y en a qu’une au monde.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ERNEST, seul

 

Il est entré par le fond, porte un bouquet de roses et une bouteille de rhum.

Je viens souhaiter la fête à Marjavel, un bouquet de roses et une bouteille de rhum de 1789... il n’y en a qu’une au monde... Je l’ai chipée à mon oncle Jobelin... Sapristi ! que j’ai mal aux reins !... Cet animal de Marjavel m’a fait arroser hier jusqu’à neuf heures du soir...

Regardant la porte de gauche.

Pauvre Hermance !... c’est bien pour toi ! Voilà son portrait.

S’adressant au portrait.

Oh ! nous fûmes bien coupables.

Il dépose sa bouteille et son bouquet sur la console de droite. Apercevant la tête de Mélanie.

Tiens ! c’est l’autre ! Mais qui est-ce qui retourne donc toujours la vieille ?

Il retourne le portrait côté d’Hermance.

Oui ! nous fûmes bien coupables.

S’adressant au portrait de Marjavel.

Nous t’avons trompé, Marjavel !... homme excellent !... homme parfait !... homme admirable !... Je n’ai pas de remords, parce que je ne me repens pas !... Oh ! mais pas du tout !

Venant en scène.

J’ai fait avant-hier avec Hermance une promenade délicieuse... tout le long des fortifications... Ce matin, j’ai retrouvé dans ma poche le numéro du fiacre.

Il le montre.

2114... Je le conserve comme un symbole d’amour... et de petite vitesse... Voyons si Hermance n’a rien laissé pour moi dans la tête de cerf...

Il l’ouvre.

C’est très commode, cette cachette que nous avons trouvée.

Regardant.

Je ne vois rien...

Il replace la tête de cerf, les cornes à l’envers, et gagne la droite.

Sapristi ! que j’ai mal aux reins !... Je frise un lumbago.

 

 

Scène VII

 

ERNEST, HERMANCE

 

HERMANCE, entrant vivement de gauche et très agitée.

Ah ! vous voilà ! je vous attends depuis ce matin...

ERNEST.

Qu’y a-t-il ?

HERMANCE.

Je n’ai qu’une minute... et mille choses à vous dire... On vient.

Ils s’éloignent vivement l’un de l’autre.

ERNEST.

Non... remettez-vous.

HERMANCE.

Voyons... je ne sais par où commencer... D’abord ma femme de chambre a des soupçons !...

ERNEST.

Pétunia ?

HERMANCE.

M. Marjavel voulait la renvoyer... j’ai obtenu qu’elle restât.

ERNEST.

Bravo ! On en renvoie jamais une femme de chambre qui a des soupçons...

HERMANCE.

Il a arrêté des Alsaciens... des gens sûrs... pour nous espionner, sans doute...

ERNEST.

Oh ! quelle idée !

HERMANCE.

On vient !

Elle tombe assise, à gauche, sur le divan.

ERNEST, tombe assis, à droite, sur le divan ; il remonte sa montre pour se donner une contenance.

Mais non !... c’est une voiture...

HERMANCE, se levant.

Une voiture !... Vous m’y faites songer... Méfiez-vous du cocher.

ERNEST, se levant en même temps qu’Hermance.

Quel cocher ?...

HERMANCE.

Et si l’on veut vous faire monter sur le toit... n’y montez pas, c’est très dangereux.

ERNEST.

Quel toit ?

HERMANCE.

Ah ! j’oublie le plus important... j’ai laissé mon éventail dans le fiacre... un cadeau de mon mari.

ERNEST.

Mais je suis là, moi, je l’ai trouvé et je l’ai serré dans la poche de mon paletot...

HERMANCE.

Alors, vite, rendez-le-moi...

ERNEST.

Plus tard... Je suis allé ce matin chez mon oncle pour lui emprunter quelque chose... de 1789... et j’y ai oublié mon paletot.

HERMANCE.

On va le trouver... nous sommes perdus !

ERNEST.

Mais ne tremblez donc pas toujours...

Lui prenant la taille.

Je suis discret... prudent...

Le coucou laisse entendre un long échappement, puis sonne lentement deux heures.

HERMANCE, le repoussant.

On vient !

Elle tombe assise sur une chaise à gauche, près de la cheminée.

ERNEST, est allé s’asseoir vivement sur la chaise à droite, près du petit meuble ; après un temps.

C’est pas votre mari... c’est le coucou.

HERMANCE, se levant.

Oh ! je l’arrêterai... il me fait trop peur.

ERNEST, même jeu.

Ah ! c’est ennuyeux de causer comme ça, c’est à peine si nous pouvons nous voir tous les 36 du mois et nous serrer la main entre deux portes.

HERMANCE.

Ah ! c’est que je ne vis pas !

ERNEST.

Hier soir, je voulais vous surprendre...

HERMANCE.

Comment ?

ERNEST.

J’ai grimpé sans bruit, le long

 

 

Scène VIII

 

MARJAVEL, JOBELIN, HERMANCE, puis ERNEST

 

Marjavel paraît au bras de Jobelin.

HERMANCE, à part.

Il était temps !

Elle va au petit meuble de droite et semble chercher quelque chose.

JOBELIN, entrant avec la bouteille.

Elle a été apportée, en 1789, par un cousin de Lafayette, dont le neveu la légua au grand-père de mon oncle... Il n’y en a qu’une au monde...

MARJAVEL.

Ah ! ce bon Jobelin ! Voilà un ami !

Passant à sa femme.

Ernest n’est pas arrivé ?

HERMANCE.

Je ne l’ai pas vu.

JOBELIN.

J’ai laissé Berthe, ma nièce, avec sa femme de chambre en train d’achever un petit ouvrage pour la Saint-Alphonse... elle va venir.

MARJAVEL.

Ah ! cette chère Berthe... elle a aussi pensé à moi... Mais qu’est-ce que fait Ernest ?... Sans être exigeant, il me semble qu’un jour comme celui-ci...

PÉTUNIA, annonçant.

M. Ernest !

Ernest entre avec son bouquet et sa bouteille.

ERNEST, saluant Hermance cérémonieusement.

Madame... Mon cher Marjavel...

Il lui présente son bouquet.

MARJAVEL, sévèrement.

Monsieur Ernest, j’aurais préféré moins de fleurs et un peu plus d’empressement...

ERNEST.

Excusez-moi... j’ai fait une longue course ce matin pour vous apporter...

MARJAVEL.

Quoi ?

ERNEST, présentant sa bouteille.

Cette bouteille de rhum de 1789... Il n’y en a qu’une au monde.

JOBELIN, à part.

Mais je la reconnais.

ERNEST.

Elle a été rapportée par un cousin de Lafayette.

MARJAVEL.

Alors, il en a rapporté deux...

Il montre la bouteille donnée par Jobelin, prend celle d’Ernest ainsi que le bouquet, et va les déposer à gauche sur la console.

ERNEST, à Jobelin, bas.

Comment ! vous en aviez donc deux ?

JOBELIN, bas.

Mais non ! la mienne vient des Caves réunies, animal !

MARJAVEL, revenant à sa place.

Mes amis... je vous remercie... et, pour vous témoigner le prix que j’attache à votre précieux cadeau... ces deux bouteilles... je les boirai seul... Je n’en donnerai à personne.

JOBELIN, réclamant.

Mais...

MARJAVEL.

Ne me remerciez pas !...

JOBELIN, à part.

J’aurais pourtant voulu y goûter.

 

 

Scène IX

 

MARJAVEL, JOBELIN, HERMANCE, ERNEST, BERTHE

 

JOBELIN, apercevant Berthe qui paraît au fond ; il va au-devant d’elle.

Ah ! voici ma nièce...

BERTHE, entrant du fond avec des bretelles dans un papier ; elle salue Hermance qui a remonté à son entrée.

Bonjour, madame.

Allant à Marjavel.

Monsieur Marjavel, permettez-moi de vous offrir...

JOBELIN, vivement.

L’ouvrage de ses doigts... Je l’ai vue faire...

MARJAVEL, qui a déployé le papier.

Une paire de bretelles... Merci, chère enfant... Je vous promets de les porter tout seul !...

JOBELIN, à part.

Je comprends les bretelles... mais le rhum !...

BERTHE, à Ernest.

Bonjour, cousin ; vous avez oublié votre paletot chez mon oncle... et voici ce qui est tombé de la poche.

Elle tire l’éventail de sa poche.

HERMANCE, à part.

Mon éventail !

ERNEST, à part.

Petite bête !

MARJAVEL.

Voyons... Très joli !

ERNEST, bas à Hermance.

Il va le reconnaître !

HERMANCE, de même.

Nous sommes perdus !

Berthe remonte et gagne la gauche.

MARJAVEL, prenant l’éventail à Ernest.

Ah ! mon gaillard ! vous laissez traîner des éventails dans vos poches de paletot.

JOBELIN, à part, suivant l’éventail des yeux.

Il ressemble à celui de Mélanie.

ERNEST.

Monsieur Marjavel, n’allez pas croire...

MARJAVEL.

Je crois que cet éventail appartient à une femme !... mais ce qu’il y a de sûr... c’est que ce n’est pas à la mienne...

HERMANCE, s’efforçant de sourire.

Certainement...

ERNEST, nerveux et riant.

Ah ! très drôle ! très drôle !

JOBELIN, prenant l’éventail des mains de Marjavel.

Voulez-vous permettre ?...

Éclatant.

Juste... je le reconnais... c’est...

TOUS.

Quoi ?

JOBELIN, se maîtrisant.

C’est... c’est l’éventail d’Anne d’Autriche.

ERNEST.

Que je viens d’acheter pour l’offrir à ma cousine Berthe.

BERTHE.

À moi ? Oh ! que je suis contente !

Bas à Jobelin.

Vous voyez bien qu’il m’aime.

JOBELIN.

C’est incroyable.

BERTHE.

Qu’y a-t-il là d’incroyable ?

JOBELIN.

Non, je dis : c’est incroyable, comme il ressemble à celui que j’ai donné...

BERTHE.

À qui ?

JOBELIN.

À Anne d’Autriche !... Ah ! je ne sais plus ce que je dis !

Berthe et Jobelin remontent au fond.

MARJAVEL.

Mes amis, nous passerons notre journée ensemble, j’ai un projet.

Il sonne et aperçoit la tête de cerf, dont les cornes sont retournées et poussant un cri.

Ah !

TOUS.

Quoi ?

MARJAVEL, à la cheminée.

On a touché à ma tète !

HERMANCE.

Non !

ERNEST.

Non !

JOBELIN.

Non !

MARJAVEL.

Mais si, les cornes sont retournées du côté du mur !

JOBELIN, à part.

Maladroit !

ERNEST, à part.

Quelle faute !

MARJAVEL, examinant la tête qu’il a prise dans ses mains.

Ça tourne donc, ça ?

HERMANCE, bas à Ernest.

Avez-vous pris mon billet ?

ERNEST, bas.

Non.

HERMANCE, de même.

Nous sommes perdus !

MARJAVEL, voyant l’ouverture qui y est pratiquée.

Tiens ! ça s’ouvre, ça forme une petite boîte.

HERMANCE, bas à Ernest.

Le billet n’y est plus.

ERNEST, bas.

Quelqu’un l’a pris.

HERMANCE, de même.

C’est Pétunia.

JOBELIN, à part, montrant le billet.

Comme j’ai bien fait de passer par là !

MARJAVEL, refermant la tête de cerf.

C’est très gentil... j’y mettrai des timbres-poste.

PÉTUNIA, entrant de droite.

Madame a sonné ?

HERMANCE, à part.

Elle !

ERNEST, bas à Pétunia.

Voilà vingt francs... Brûle-le !

PÉTUNIA, étonné.

Quoi ?

MARJAVEL, près de la cheminée ; à Pétunia.

Allez nous chercher un fiacre... un grand, nous sommes cinq.

PÉTUNIA.

Tout de suite, monsieur.

Elle sort par le fond.

MARJAVEL.

Nous allons tous aller dîner chez Ledoyen... c’est moi qui régale pour ma fête.

BERTHE.

Ah ! quel bonheur ! je n’ai jamais dîné au restaurant !

ERNEST, bas à Hermance.

Dites donc, chez Ledoyen... il y à des bosquets...

HERMANCE, bas.

Taisez-vous !

ERNEST, de même.

Tiens !... pour sa fête !

PÉTUNIA, rentrant un numéro de fiacre à la main ; tous reviennent en scène.

Le fiacre est en bas... n° 2114.

Elle le donne à Marjavel.

 

HERMANCE, ERNEST et JOBELIN, poussant un cri en entendant nommer le numéro du fiacre.

Ah ! mon Dieu !

MARJAVEL.

Eh bien, quoi ?

HERMANCE.

Rien, je me suis piquée.

JOBELIN.

Je me suis mordu.

ERNEST.

J’ai une botte qui me gêne.

Marjavel remonte au fond pour mettre son paletot et Berthe pour s’arranger. Pétunia l’aide.

HERMANCE, bas à Ernest.

2114. C’est le numéro de notre fiacre.

ERNEST, bas.

Je le sais bien.

HERMANCE, bas.

Il nous a reconnus.

ERNEST, de même.

Mais non !

HERMANCE, de même.

J’en suis sûre !

ERNEST, de même.

Ah ! diable.

HERMANCE, de même.

Cachez-vous ! masquez-vous !

Elle prend sa voilette sur le divan, et, en la pliant s’en fait un masque.

ERNEST, à part.

Qu’est-ce que je pourrais bien me mettre sur la figure ?

Il avise un petit rideau blanc, à la fenêtre ; il le décroche, le roule et s’en fait un cache-nez qui monte jusqu’aux yeux.

JOBELIN, à part, en redescendant.

Il n’est pas probable que ce cocher me reconnaisse au bout d’un an... cependant la prudence exige...

Apercevant des lunettes sur la cheminée.

Les lunettes de Marjavel...

Il s’applique une paire de lunettes bleues.

ERNEST, après avoir pris le rideau.

J’ai ce qu’il me faut.

MARJAVEL, les regardant.

Ah çà ! quelle diable de toilette faites-vous là ?

HERMANCE.

C’est à cause de la poussière.

JOBELIN.

Je crains le soleil.

ERNEST.

Et moi les courants d’air.

À part.

Que diable vais-je faire de la tringle ?

BERTHE, à Ernest.

Un cache-nez au mois d’août !...

ERNEST, bas.

Tais-toi et donne-moi le bras !

Il fourre la tringle dans son pantalon.

MARJAVEL.

Pétunia !

Pétunia s’avance.

S’il vient deux Alsaciens me demander, vous les ferez asseoir... sur une chaise de paille que vous irez prendre dans la cuisine... et vous les prierez de m’attendre.

PÉTUNIA.

Bien, monsieur.

MARJAVEL, prenant le bras de sa femme pendant que Berthe descend vers Ernest.

En route !

JOBELIN, à part.

Je n’y vois pas du tout avec ça !

Il se heurte contre Hermance.

ERNEST, de même.

La tringle me gêne pour marcher.

Ils sortent tous par le fond, excepté Pétunia.

 

 

Scène X

 

PÉTUNIA, puis KRAMPACH et LISBETH

 

PÉTUNIA, seule.

Bon voyage ! me voilà maîtresse de la maison ! Il n’y a plus que moi ici, et la sœur de Monsieur, mademoiselle Isaure ; mais elle ne sortira pas de sa chambre... Elle s’est fait teindre les cheveux ce matin, c’est son jour... et elle sèche.

Krampach et Lisbeth paraissent au fond. Ils portent des paquets comiques. Lisbeth tient à la main une marmite en fonte. Tous deux ont le costume alsacien.

KRAMPACH.

Guten Tag mein Fräulein... Wohnt hier Herr Marjavel ? Ein Mann welcher einen grossen Bauch und Reichtum hat...

Lisbeth répète le même allemand.

PÉTUNIA, étonnée.

Qu’est-ce que c’est que ça ? qu’est-ce que vous voulez ?

KRAMPACH.

Elle ne comprend pas !... C’est-y pas ici que demeure M. Marjavel, un homme qui a un gros ventre et de la fortune ?

LISBETH.

Un homme qui a un gros ventre et de la fortune !

PÉTUNIA, à part.

Je parie que ce sont les Alsaciens...

Haut.

Vous êtes les Alsaciens ?...

KRAMPACH.

Ya !

LISBETH.

Ya !

PÉTUNIA.

Eh bien, ils ont de bonnes têtes.

KRAMPACH, venant en scène.

Wir sind diesen Morgen.

Se reprenant.

Nous sommes partis ce matin à quatre heures.

PÉTUNIA, l’arrêtant.

À la bonne heure, vous parlez français !

KRAMPACH.

Ya... un petit peu... pas beaucoup... de temps en temps tout de même.

Il se tape sur la cuisse.

Gredin !

À Pétunia.

Mais ma femme, il a été plus à l’école que moi... qui n’y suis pas été du tout.

Il se tape sur la cuisse.

Gredin !

PÉTUNIA, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc à se taper sur la jambe ?

À Lisbeth.

Alors Madame parle français ?

LISBETH.

Ya.

PÉTUNIA.

Et vous venez pour entrer au service de M. Marjavel ?

LISBETH.

Ya !

PÉTUNIA, désignant Krampach.

Et ça... c’est votre mari ?

LISBETH.

Ya !

PÉTUNIA, apercevant Krampach qui s’est assis sur le divan, et le faisant relever et passer devant elle.

Non ! pas là-dessus... je vais vous chercher une chaise de paille. Donnez-moi vos paquets...

Elle le débarrasse.

KRAMPACH.

Merci de l’obligeance...

PÉTUNIA, à Lisbeth.

Et les vôtres ?

Elle la débarrasse.

KRAMPACH.

Pas le marmite ! une femme ne doit jamais quitter son marmite !

PÉTUNIA.

Ah ! ne vous fâchez pas !... Je n’y tiens pas, à votre marmite !

Elle sort en laissant la marmite aux mains de Lisbeth.

 

 

Scène XI

 

KRAMPACH, LISBETH

 

KRAMPACH, s’appliquant des coups sur tout le corps, et gagnant la gauche, pendant que Lisbeth, qui le regarde, passe à droite.

Tiens ! tiens ! tiens ! gredin !

LISBETH.

Mais qu’é que t’as ?

KRAMPACH.

J’ai que ce matin avant de partir de chez nous, je me suis absenté... au fond du jardin, alors j’ai emprisonné un n’hanneton dans mon pantalon.

LISBETH.

Un n’hanneton ?

KRAMPACH.

Que je le promène depuis Mulhouse... il me gratte, il me grignote...

Se tapant de tous les côtés.

Tiens ! tiens ! tiens !

LISBETH.

Pourquoi que tu le gardes ?

KRAMPACH.

Je le garde pas par gourmandise... mais, quand on voyage en chemin de fer avec des dames... qu’on ne connaît pas... on ne peut pas ôter sa culotte, ça ferait crier l’administration.

LISBETH.

Fallait descendre à une station...

KRAMPACH.

Ah bien, oui ! j’ai essayé... mais on n’est pas plus tôt descendu qu’il faut remonter.

Il imite le bruit de la vapeur qui s’échappe.

LISBETH.

En tout, t’es si lambin...

KRAMPACH.

À Illfurth... on m’a bien indiqué un endroit... ousqu’il y avait une femme qui gardait l’établissement...

LISBETH.

Eh bien ?

KRAMPACH.

Eh bien !... j’ai pas voulu. C’était de la dépense.

Se frappant.

Tiens, v’là qu’y change de place, l’animal ! il se promène là-dedans comme dans un parc !... Tape-moi dans le dos... ferme, ferme !

Lisbeth pose sa marmite et lui tape dans le dos.

Y descend !... y descend !...

Tout à coup.

Tant pis, je vas l’ôter.

Il fait mine de défaire ses bretelles.

LISBETH, qui a repris sa marmite, après avoir tapé avec ses deux mains.

Ah ! mais non !

KRAMPACH.

Il n’y a personne.

LISBETH.

Eh bien, et moi ?

KRAMPACH.

Toi, t’es du bâtiment !... Fais le guet... Si quelqu’un vient, tu m’avertiras.

LISBETH, remontant au fond et tournant le dos.

Dépêche-toi !

KRAMPACH, gagnant près de la cheminée, tout en faisant mine de défaire son pantalon.

Si on savait ce que c’est que de posséder un n’hanneton dans son intérieur...

LISBETH, redescendant.

Vite ! v’là du monde !...

 

 

Scène XII

 

KRAMPACH, LISBETH, PÉTUNIA

 

PÉTUNIA, entrant avec une chaise de paille.

Tenez, voilà une chaise...

Elle la pose devant le divan ; secouant sa main.

Pristi ! je me suis enfoncé un petit morceau de bois sous l’ongle.

KRAMPACH.

Ah ! c’est mauvais, ça.

LISBETH.

C’est pas bon.

KRAMPACH.

Mais je connais un remède... on étale dessus du fromage mou... et on le fait lécher par une poule...

PÉTUNIA.

Ah ! farceur !

KRAMPACH, prenant la chaise.

Parole d’honneur.

À part.

Si je pouvais m’asseoir dessus.

Il s’assied ; à Lisbeth.

Si t’es fatiguée, assieds-toi sur la marmite.

LISBETH.

Non, mes bonnets sont dedans.

KRAMPACH.

Puisqu’il y a un couvercle.

LISBETH.

Non, je ne veux pas.

KRAMPACH.

Comme tu voudras.

PÉTUNIA, qui rangeait sur la cheminée, se retourne.

Eh bien, vous n’êtes pas gêné, vous ! Et votre femme ? Elle restera debout !

KRAMPACH, assis.

C’est la position qui convient à une femme qui a fait des turlutaines.

PÉTUNIA.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

KRAMPACH.

Chut ! Elle a commis une faute avant son mariage.

PÉTUNIA.

Avec vous ?

KRAMPACH.

Avec moi, ça ne serait pas une faute...

LISBETH, pleurant.

Tu m’avais promis que tu n’en parlerais jamais.

KRAMPACH.

Je n’en parlerai jamais... je l’ai juré ! mais je peux bien le dire à Mademoiselle qui ne le sait pas.

Il fait plusieurs bonds sur sa chaise et finit par se gratter avec ; à part.

Ça ne peut pas durer... c’est pas possible.

Il la pose, Lisbeth la prend, la porte à droite et revient en scène.

PÉTUNIA, à part.

Encore ! Il est plein de tics, cet Alsacien.

KRAMPACH.

Quand j’ai épousé Lisbeth, c’était une gringalette, maigre, de rien du tout. Son père vint me trouver dans les champs, j’arrachais des betteraves ; il me dit : « Krampach, tu es un honnête homme, ma fille a fait une faute, je te la donne en mariage. »

PÉTUNIA.

C’est engageant.

KRAMPACH.

Je lui réponds par un sourire d’incrédulité... comme cela... qui voulait dire : « Père Schaffouskraoussmakusen, je suis sensible à votre ouverture, mais j’aime mieux être le premier à Rome que le second à Lisbeth. »

PÉTUNIA.

Ah ! vous êtes fier, vous.

KRAMPACH.

Ya... je suis un peu fier.

PÉTUNIA.

Oui, mais vous l’aimiez ?...

KRAMPACH.

Je l’aimais, parce qu’elle avait cinq mille francs qui venaient de sa mère... madame Schaffouskraoussmakusen.

PÉTUNIA.

Alors c’est pour ses écus ?

KRAMPACH.

Ya... ils étaient placés chez Kuissermann.

LISBETH.

Un fabricant de sangsues.

KRAMPACH.

Tais-toi... tu peux pas parler... t’as commis une faute ! Ils étaient placés chez Kuissermann, fabricant de sangsues, à vingt-deux pour cent, qu’il ne payait pas ; c’est un joli intérêt.

PÉTUNIA.

Mais s’il ne payait pas...

LISBETH.

On laisse aquimiler.

KRAMPACH, sans comprendre.

Aquimiler ? quoi aquimiler ?

Comprenant.

Oui, on les accumulait : mais, au moment de régler, il est parti pour Paris, avec le magot.

PÉTUNIA.

Alors, vous êtes volé ?...

KRAMPACH.

Ya... mais je le retrouverai...

PÉTUNIA.

Oh ! Paris est bien grand.

KRAMPACH.

Laissez faire, j’ai mon idée... Tous les dimanches j’irai me planter sur la place du marché, faudra bien qu’il y vienne.

On entend sonner.

PÉTUNIA.

On sonne... je reviens !...

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

KRAMPACH, LISBETH, puis MARJAVEL et HERMANCE

 

KRAMPACH.

Ah ! le gredin, il se réveille. Elle est partie ; tant pis, je vas l’ôter.

Il commence à défaire ses bretelles.

MARJAVEL, entre, suivi d’Hermance et de Pétunia.

Où sont-ils ? Je veux les voir !

PÉTUNIA, montrant Krampach et Lisbeth.

Les voici !

MARJAVEL.

Bonjour, mes amis !... Avez-vous fait un bon voyage ?

KRAMPACH.

Merci, ça ne va pas mal... et ma femme non plus.

Il donne une poignée de main à Marjavel.

MARJAVEL.

Ah ! non ! Il ne faut pas me donner la main, c’est bon en Alsace.

Apercevant Krampach qui rattache ses bretelles.

Et puis... autant que possible, vous ne ferez pas votre toilette dans ce salon.

À sa femme.

Ils m’ont l’air de gens sûrs...

HERMANCE.

Mais ce sont des paysans.

MARJAVEL.

Ils se formeront.

Haut.

Il est tard... Pétunia va vous montrer votre chambre, nous causerons demain.

KRAMPACH, saluant.

Bonsoir, monsieur et madame.

LISBETH.

Bonsoir, monsieur et madame.

MARJAVEL,

à part, regardant Lisbeth qui est montée près de la bonne.

Elle est gentille, l’Alsacienne.

Lisbeth et Pétunia sortent à gauche.

KRAMPACH, à part, se disposant à les suivre.

Cette fois, je vais pouvoir l’ôter.

MARJAVEL, le rappelant.

Krampach !

KRAMPACH.

Monsieur ?

MARJAVEL.

Reste, toi... Puisque tu es mon valet de chambre, tu vas m’aider à me déshabiller... Allume les bougies.

KRAMPACH, à part, allumant deux bougies.

Je ne peux pas être seul depuis Mulhouse !...

MARJAVEL, à sa femme.

Je tiens d’autant plus à l’avoir près de moi que je ne me sens pas à mon aise.

HERMANCE.

Qu’as-tu donc ?

MARJAVEL.

J’ai mangé deux tranches de melon.

HERMANCE.

Ah ! je te le disais bien.

MARJAVEL.

C’est incroyable... la première passe toujours... très bien... mais la seconde m’est fatale...

HERMANCE.

Alors, pourquoi en prends-tu deux ?...

MARJAVEL.

Qu’est-ce que tu veux ! le jour de ma fête... Est-ce que tu n’as jamais fait de fautes, toi ?...

HERMANCE, vivement.

Je ne dis pas ça... mon ami...

MARJAVEL, se prenant l’estomac et gagnant à droite.

Ah ! ça ne va pas... Diable de seconde tranche... J’étouffe...

Appelant.

Krampach !

KRAMPACH.

Monsieur ?

MARJAVEL, s’asseyant sur la chaise, près la petite table à droite.

Ouvre la fenêtre.

HERMANCE, à part, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! le signal attendu par Ernest !

Haut.

Non ! n’ouvrez pas.

MARJAVEL.

Ouvre !...

HERMANCE, à son mari.

Tu vas t’enrhumer.

MARJAVEL.

Il n’y a pas de danger ; ouvre, je suis bien couvert.

Krampach ouvre la fenêtre, puis retourne à la cheminée.

Ah ! ça fait du bien...

HERMANCE, à part.

Et l’autre qui va grimper le long du treillage !

Haut.

Mon ami, si tu ne te sens pas à ton aise, tu ferais mieux d’aller te coucher.

MARJAVEL.

Tu crois ?

HERMANCE.

Oh ! le lit, il n’y a rien de mieux.

MARJAVEL, se lève.

Bonsoir.

Il l’embrasse.

Dis donc, demain, j’irai lire mon journal dans ta chambre.

HERMANCE.

Oui... dépêche-toi.

MARJAVEL.

Krampach, suis-moi !

KRAMPACH.

Tout de suite, monsieur.

Il se donne deux ou trois coups de pincette dans le dos, et entre à la suite de Marjavel avec la bougie et la pincette.

 

 

Scène XIV

 

HERMANCE, puis ERNEST

 

HERMANCE, seule.

Vite ! fermons cette fenêtre.

Elle se dirige vers la fenêtre. Ernest paraît sur le balcon, il porte un morceau de gouttière à la main ; reculant.

Lui !

ERNEST, entrant.

Oui... j’ai vu le signal... et j’arrive le cœur plein d’amour.

HERMANCE, apercevant la gouttière.

Qu’est-ce que vous tenez là ?

ERNEST.

C’est un morceau de gouttière qui s’est décollé pendant que je grimpais, je ne pouvais pas le laisser tomber... à cause du bruit... et je l’apporte... Hermance, j’arrive le cœur plein d’amour.

HERMANCE.

Il faut le cacher... Si mon mari le trouvait...

ERNEST.

Oh ! je ne tiens pas à le garder pour notre entretien... Où le mettre ?

HERMANCE.

Je ne sais pas...

Désignant le divan qu’elle ouvre.

Ah ! dans ce meuble...

ERNEST.

Tiens ! ça s’ouvre ?

Il met la gouttière dans le divan qu’il referme.

Hermance, j’arrive le cœur plein d’amour.

HERMANCE.

Il faut vous en aller.

ERNEST.

Pourquoi ?

HERMANCE.

Mon mari est là... couché...

ERNEST.

Ça ne me gêne pas...

Avec passion.

Hermance, oublions le ciel et la terre ! Nous sommes seuls au monde... C’est le balcon de Juliette et je suis Roméo !

HERMANCE.

Plus bas !

ERNEST.

Un baiser... un seul ?

Il se dispose à l’embrasser.

La voix de MARJAVEL, dans la coulisse.

Hermance !

Hermance recule vivement.

ERNEST, à part.

Est-il ennuyeux, cet animal-là !... il ne me laisse pas un moment tranquille !

La voix de MARJAVEL.

Hermance !

HERMANCE.

Il vient ! fuyez !

ERNEST.

Oui... ce balcon... ça me connaît.

Il s’approche du balcon et s’arrête tout à coup.

Impossible.

HERMANCE.

Comment !

ERNEST, bas à Hermance.

Votre tante est à sa fenêtre... elle sèche !

HERMANCE.

Ah ! mon Dieu ! et la porte qui est fermée en bas ; où vous cacher ?

La voix de MARJAVEL.

Hermance !

HERMANCE, montrant le divan qu’elle ouvre.

Là, dans ce meuble.

ERNEST.

Avec la gouttière ?

Entrant dans le divan.

Je ne pourrai jamais tenir là-dedans.

HERMANCE.

Dépêchez-vous !

Elle ferme le divan et gagne vivement la chaise de droite, où elle s’assied et fait semblant de prendre un ouvrage sur la table.

 

 

Scène XV

 

HERMANCE, ERNEST, caché, MARJAVEL, KRAMPACH

 

MARJAVEL, entrant, suivi de Krampach.

Tu ne m’entends donc pas, ma chère amie ?...

HERMANCE, se levant et venant à lui.

Non... je n’ai rien entendu...

KRAMPACH.

Monsieur a des coliques dans l’estomac.

Il se donne une tape sur les cuisses et repose la pincette dans la cheminée.

MARJAVEL, à Krampach.

Mais quand tu te taperas les cuisses, ça ne me soulagera pas !... Ah ! je ne me sens pas bien.

Il s’assied sur le divan.

HERMANCE, à part.

Bon ! il se met sur l’autre !

MARJAVEL.

Qu’on aille tout de suite me chercher Ernest !

HERMANCE.

C’est inutile...

MARJAVEL.

Si... je veux voir Ernest !

À Krampach.

Va... dans le pavillon au bout du jardin... et, s’il dort, ne crains pas de le réveiller.

KRAMPACH.

Tout de suite.

À part.

Dans le jardin, je trouverai bien une petite feuille de vigne pour me déshabiller derrière.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

MARJAVEL, HERMANCE, puis ERNEST

 

MARJAVEL, assis.

Je ferai coucher Krampach sur ce divan.

HERMANCE, à part.

Voilà une idée...

MARJAVEL.

Et comme ça, si j’ai besoin de soins...

HERMANCE, à part.

Que faire ? il doit étouffer là-dessous...

Haut, prenant les mains de son mari.

Voyons, te sens-tu mieux ?

MARJAVEL.

Non, ça me pèse toujours.

HERMANCE.

Ah ! mon Dieu ! tes mains sont glacées... tu te refroidis !...

MARJAVEL, effrayé.

Tu crois ?

HERMANCE.

Il faut marcher... marcher vite !

MARJAVEL.

Oui, pour rétablir la circulation.

Il se met à arpenter la scène.

HERMANCE.

Plus loin ! plus loin !... tu as tout l’appartement pour te promener.

MARJAVEL.

C’est juste, je vais jusqu’au bout et je reviens.

Il sort à droite en marchant à grands pas et en comptant.

Un... deux... trois...

HERMANCE, ouvrant le divan.

Vite !... sortez !...

ERNEST, se montrant ; il est très pâle.

J’étouffe... je vous demanderai un verre d’eau sucrée.

MARJAVEL, en dehors.

Vingt-trois, vingt-quatre.

ERNEST, rentrant vivement la tête ; Hermance s’assied sur le divan.

Ah !

MARJAVEL, entrant de droite et traversant la scène.

Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept.

Il disparaît à gauche, Ernest relève le divan et paraît.

ERNEST, continuant sa phrase.

Avec un peu de fleur d’oranger.

HERMANCE.

Nous n’avons pas le temps, il va revenir.

ERNEST, sortant du divan.

La gouttière me coupait la figure.

HERMANCE.

Je l’entends... partez !... vous reviendrez dans cinq minutes.

ERNEST, se sauvant par le fond.

Oui...

À part.

Quel métier !

Il disparaît par le fond.

MARJAVEL, rentrant en comptant ses pas.

Cinquante et un, cinquante-deux... J’ai fait cinquante-deux pas...

À Hermance.

Ernest n’est pas arrivé ?

HERMANCE.

Pas encore...

MARJAVEL, tombant sur le divan.

Je suis brisé... c’est la marche, j’ai fait cinquante-deux pas.

On frappe deux petits coups à la porte.

Entrez !

Ernest paraît.

HERMANCE.

M. Ernest !

MARJAVEL, boudeur.

Ce n’est pas malheureux !

ERNEST, jouant l’empressement.

Vous m’avez fait demander ?... Qu’y a-t-il ?

HERMANCE.

Mon mari est un peu souffrant... je vais lui faire du thé... un cataplasme... Allumez le feu.

Elle sort à droite.

MARJAVEL, à Ernest.

Allumez le feu !

ERNEST, à part, allumant le feu.

Comme c’est agréable !

MARJAVEL, geignant sur le divan.

Heu !... heu !...

ERNEST, s’approchant de lui et lui prenant la main.

Eh bien ! pauvre ami... comment vous sentez-vous ?

MARJAVEL.

Bien faible, j’a cru que vous ne viendriez jamais.

ERNEST.

J’étais couché... le temps de passer un pantalon.

MARJAVEL.

Moi, monsieur, si j’avais un ami malade, je ne songerais pas à ma toilette.

ERNEST, lui tâtant le pouls.

Ça ne sera rien... un peu de prostration.

MARJAVEL.

Comment dites-vous ?

ERNEST.

C’est de la prostration.

MARJAVEL.

Ce n’est pas dangereux ?

ERNEST.

Non.

HERMANCE, rentrant avec une tasse de thé et une petite casserole qu’elle pose à terre près d’elle ; à Marjavel.

Tiens, mon ami, une tasse de thé.

Elle s’assied à sa droite, Ernest à sa gauche.

MARJAVEL, portant la tasse à ses lèvres.

Merci... c’est trop chaud.

Hermance souffle avec Ernest sur la tasse.

C’est de la prostration que j’ai...

Il boit.

Ce n’est pas dangereux.

HERMANCE, prenant la casserole.

Vous, monsieur Ernest, faites le cataplasme.

Elle lui donne la casserole.

ERNEST, se levant très surpris.

Moi ?

Il va à la cheminée.

HERMANCE, elle prend la tasse et la pose sur la petite table de droite.

Oui... tournez ! tournez !

ERNEST, à part, tournant la cuiller avec fureur.

Et on appelle ça un rendez-vous d’amour !

MARJAVEL.

Ah ! ça va mieux... ça passe... Hermance, mets-toi là près de moi.

Hermance prend la chaise et veut s’y asseoir à distance de Marjavel.

ERNEST, à part.

Il oublie donc que je suis là ?

Il frappe sur la casserole.

MARJAVEL.

Non !... plus près...

HERMANCE, s’asseyant sur le divan.

Me voici, mon ami...

MARJAVEL, lui prenant la taille.

Ah ! tu es un ange !... et je ne sais comment te remercier...

Il lui embrasse les mains.

ERNEST, à part.

Sacrebleu !

Il frappe très fort sur la casserole.

Il ne bouge pas.

Il renverse d’un coup de pied les pincettes et la pelle dans la cheminée.

MARJAVEL, à Hermance.

Tu l’aimes bien, ton gros loulou.

Il embrasse Hermance sur la joue.

ERNEST, à part.

Il n’y a donc que le melon qui le dérange ?

Présentant la casserole.

Voilà le cataplasme.

Il la pose sur la main de Marjavel, qui, se sentant brûlé, pousse un cri. Hermance se lève.

 

 

ACTE II

 

Un salon dans le pavillon habité par Ernest. Ameublement de campagne. Portes à gauche et à droite, pans coupés ; cheminée au fond, glace sans tain, un secrétaire. Troisième plan à droite, une petite table, deux portes ; deuxième plan, une table-bureau. À gauche, devant une chaise basse est un fauteuil, une chaise à gauche de la cheminée.

 

 

Scène première

 

ERNEST, puis JOBELIN et BERTHE

 

Au lever du rideau, Ernest est endormi dans un fauteuil à droite de la cheminée ; il tient un morceau de gouttière dans ses bras. On frappe à la porte de droite, il ne se réveille pas.

JOBELIN, entrant, suivi de Berthe.

Personne...

À part.

Je ne peux pas entrer dans ce pavillon que j’ai habité autrefois sous le règne de Mélanie... sans être ému... tout me rappelle...

BERTHE, après avoir examiné autour d’elle, montrant Ernest.

Mais, mon oncle... voici mon cousin...

JOBELIN.

Il dort !...

BERTHE, étouffant sa voix.

Que tient-il si précieusement ?

JOBELIN.

Ça, c’est un fragment de gouttière...

BERTHE.

Qu’il presse sur son cœur ?

JOBELIN.

Cela me rappelle qu’un jour je m’endormis dans ce même fauteuil aussi... avec un aquarium sur les bras.

BERTHE.

Vous ?...

JOBELIN.

Mais j’avais un motif...

BERTHE, indiquant Ernest.

Voyez, mon onde, comme il a l’air bon.

JOBELIN.

Oui... il a le sommeil bon.

BERTHE.

Et doux !

JOBELIN.

Ça, je ne peux pas dire le contraire.

BERTHE.

Je parie qu’il pense à moi...

JOBELIN.

Pourquoi ?

BERTHE.

Parce qu’il m’aime.

JOBELIN.

Mais il ne te l’a jamais dit !

BERTHE.

Oh ! ça ne fait rien... Vous n’avez pas remarqué comme il rougissait, hier, en me donnant l’éventail...

JOBELIN.

C’est vrai !...

BERTHE.

Alors, pourquoi ne lui parlez-vous pas de votre projet de mariage ?

JOBELIN.

D’abord, mon projet... c’est le tien...

BERTHE.

Du tout !... vous m’avez dit un jour : « Je crois qu’Ernest fera un bon mari... »

JOBELIN.

Vrai... je ne pensais pas à toi...

BERTHE.

Ah ! tant pis ! il ne fallait pas me le dire !...

JOBELIN.

Il y a une chose qui m’arrête... Je suis ton tuteur... et tu es plus riche que lui...

BERTHE.

Ah ! voilà pourquoi il hésite à se déclarer ! Vous ne comprenez pas cela, vous préférez nous sacrifier à des calculs d’intérêts...

JOBELIN.

Tu y tiens ?

BERTHE.

Oui !

JOBELIN.

Une fois, deux fois, trois fois !

BERTHE.

Oui !

JOBELIN.

Eh bien, laisse-nous... je vais lui parler !

BERTHE, elle remonte à la porte de droite.

Ah ! que vous êtes gentil !

JOBELIN.

Promène-toi dans le jardin... je t’appellerai...

BERTHE, sortant à droite.

Comme il va être heureux !

 

 

Scène II

 

JOBELIN, ERNEST

 

JOBELIN, posant son chapeau sur un meuble.

Cet entretien doit être grave.

Il prend la chaise à gauche de la cheminée et se place en face d’Ernest.

Mon cher Ernest... interrogez votre cœur et répondez-moi sans ambages... Ah ! non ! il dort, je vais le réveiller !

Il frappe plusieurs petits coups sur la gouttière. Ernest fait un grognement, mais ne se réveille pas.

Après ça, si je le réveille, il sera de mauvaise humeur... et la négociation pourra manquer... Attendons-le.

Il se lève et vient en scène.

Moi aussi, je me suis endormi, une fois, avec un aquarium sur les bras... mais j’avais un motif. Cet aquarium me venait de Mélanie, j’avais eu l’imprudence de dire en passant devant le bassin des Tuileries : « Dieu, les beaux poissons rouges ! » Et, le soir même, je recevais mon aquarium... elle avait comme ça des délicatesses de chatte ! Pauvre Mélanie ! nous fûmes bien coupables !

Ernest fait un mouvement et passe sa gouttière du bras droit dans celui de gauche sans se réveiller.

Ah ! il se réveille !... Non... le voilà reparti... il a changé son arme de bras ; depuis qu’il est dans la mobile, il se croit toujours à l’exercice... Moi aussi, j’ai été, militaire, lieutenant... dans l’immobile ; souvent Mélanie me faisait revêtir ce costume pour l’accompagner dans nos promenades solitaires... les femmes aiment à s’appuyer sur un bras qui porte une épée à sa ceinture.

Regardant Ernest.

Ah çà ! mais il ne se réveille pas.

 

 

Scène III

 

JOBELIN, ERNEST, KRAMPACH

 

KRAMPACH, entrant de droite et à la cantonade ; il tient une lettre à la main.

Mais puisqu’il n’y a pas d’adresse ?

JOBELIN, allant à lui.

Chut !... Tu vois bien que mon neveu dort !

KRAMPACH, examinant la gouttière.

Tiens !... c’est un nouveau fusil, ça ?

JOBELIN.

Est-il bête !... C’est une gouttière... ça sert à recueillir l’eau qui tombe du ciel.

KRAMPACH, regardant en l’air et étendant la main pour s’assurer qu’il ne pleut pas.

J’en sens pas !

JOBELIN, descendant en scène.

Voyons, qu’est-ce que tu veux !

KRAMPACH.

Le concierge m’a remis une lettre...

JOBELIN.

Donne...

KRAMPACH.

Un instant !... C’était-y vous... c’était-y lui, ou c’était-y le bourgeois qui connaît le fiacre 2114 ?

JOBELIN, vivement.

Le fiacre ? c’est moi... Plus bas !

KRAMPACH.

Je ne dis rien.

Il lui donne la lettre.

JOBELIN, décachetant la lettre et lisant, à part.

« Cancre ! »

Parlé.

Il m’a reconnu malgré mes lunettes bleues. Oh ! les pressentiments de Mélanie !

Lisant.

« Cancre ! »

Krampach écoute ; Jobelin s’en aperçoit, il le repousse, Krampach gagne la cheminée, et examine ce qu’il y a dessus, ainsi qu’Ernest.

« Je te découvre enfin ! »

Parlé.

Au bout d’un an.

Lisant.

« Quand on se promène en fiacre avec une petite dame, on ne donne pas vingt-cinq centimes au cocher comme les gens vertueux. »

Parlé.

Je croyais en avoir donné trente.

Lisant.

« Je pourrais faire du scandale, mais je suis honnête... j’aime mieux t’emprunter cinq cents francs. »

Parlé.

Hein ?

Lisant.

« Je les attends sous le septième bec de gaz ; si je ne les ai pas dans une heure, je t’en demanderai mille. Signé : n° 2114. »

Parlé.

Un scandale !... Il dirait tout à Marjavel.

Se fouillant.

Je ne dois pas hésiter.

À Krampach.

As-tu cinq cents francs sur toi ?

KRAMPACH, se fouillant.

Je vais voir... J’ai vingt-cinq centimes... et treize sous dans ma malle.

Il remonte à la cheminée.

JOBELIN, très agité.

Garde-les !

À part.

Que faire ? Dans une heure, il m’en demandera mille !... Eh ? si je les empruntais à Ernest sans le réveiller, c’est le plus simple.

Il va au secrétaire.

Le même secrétaire... je le reconnais... la serrure accroche... il faut donner un coup de poing.

Il donne un coup de poing, le secrétaire s’ouvre.

Voilà !... juste !... il reste un billet de cinq cents.

Il ferme le secrétaire ; appelant.

Krampach !

KRAMPACH.

Monsieur...

JOBELIN, très bas.

Tu trouveras un fiacre... le n° 2114, sous le septième bec de gaz.

KRAMPACH, même ton.

Un fiacre sous un bec de gaz ?... bon...

JOBELIN.

Tu lui remettras ce billet... Tu lui diras que c’est de la part du jeune homme...

KRAMPACH.

Quel jeune homme ?

JOBELIN.

Moi...

KRAMPACH.

Enfin... on pouvait le demander.

Il sort à droite.

JOBELIN, seul.

C’est un chantage !... cet automédon veut me faire chanter... il me tient, le misérable ! l’honneur posthume de Mélanie est dans ses mains... et puis Marjavel... dame ! il ne serait pas content... il me faudrait croiser avec lui un fer homicide... je ne me défendrais pas... et alors... c’est moi qui goberais la sauce... Ah ! j’ai chaud !... j’ai soif ! je vais boire un verre d’eau dans la chambre d’Ernest.

Il ouvre la porte de gauche ; deuxième plan.

Tiens, l’aquarium y est encore... Ah ! Mélanie ! si tu savais ce que tu me coûtes !

Il entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène IV

 

ERNEST, HERMANCE

 

HERMANCE, entre avec précaution par la porte de gauche, pan coupé, et la referme, même jeu à la porte de droite ; après examen, elle court au fauteuil et secoue vivement Ernest.

Ernest !

ERNEST, réveillé en sursaut, laisse tomber la gouttière.

Hein ?... Quoi ?... Voilà le cataplasme !...

HERMANCE.

Chut !

ERNEST, il ramasse la gouttière.

Ah ! c’est vous...

HERMANCE.

J’ai pu m’échapper un instant... mon mari fait sa barbe... il va mieux aujourd’hui...

ERNEST.

Je crois bien !

HERMANCE.

Il ne souffre plus.

ERNEST.

Parbleu ! j’ai fait chauffer assez de serviettes !... j’ai assez fricassé de cataplasmes !

HERMANCE.

Vous avez passé une bien mauvaise soirée.

ERNEST.

Mais non !... excellente !... Ah ! vous pouvez vous vanter de m’avoir fait passer une nuit bien agréable... sur le divan... car il m’a forcé à coucher sur le divan avec la gouttière !... Que voulez-vous que j’en fasse ?

HERMANCE.

Cachez-la... faites-la disparaître.

Très tendre.

Mon ami !...

ERNEST, cache la gouttière, sous le fauteuil de gauche.

Madame ?...

HERMANCE.

Il souffrait tant !... moi, je veillais dans sa chambre.

ERNEST.

Et de mon divan j’entendais votre conversation.

HERMANCE, un peu inquiète.

Ah ! vous entendiez ?...

ERNEST.

Tout !... à deux heures moins cinq, qu’avez-vous dit à votre mari ?

HERMANCE.

Mais... je ne sais pas, moi...

ERNEST.

Vous lui avez dit : « Mon gros chéri, si tu mourais, je ne te survivrais pas. » Si vous croyez que c’est agréable !

HERMANCE, embarrassée.

Il faut détourner les soupçons...

ERNEST.

Et à quatre heures douze ?...

HERMANCE.

Quoi ?

ERNEST.

J’ai entendu le sifflement d’un baiser... Si vous croyez que c’est agréable !

HERMANCE.

Ce n’est pas ma faute !... il faut bien détourner les...

ERNEST.

Les soupçons... Je trouve que vous les détournez beaucoup trop, les soupçons !

HERMANCE, s’appuyant sur son épaule.

N’est-ce pas vous qui êtes aimé ?

ERNEST.

Oui, c’est moi qui suis aimé... mais c’est lui qui en profite...

HERMANCE, piquée.

Seriez-vous jaloux par hasard du sort de mon mari ?

ERNEST.

Ma foi !... ils ne sont pas déjà tant à plaindre, les maris !...

HERMANCE.

Oh !

ERNEST.

Oui, je sais qu’il y a le petit inconvénient... mais puisqu’ils l’ignorent ! À part cela, de quoi se plaignent-ils ? nous les soignons, nous les dorlotons, nous les mijotons... ils sont gras, roses, frais, gais, superbes !... tandis que nous, les amoureux, nous sommes maigres, jaloux, craintifs, tremblants... comme des voleurs.

HERMANCE.

Ernest !

ERNEST.

Pour eux, la table est toujours mise, ils s’y installent, ils s’y carrent ! tandis que nous, nous nous cachons dans les meubles, nous grimpons sur les gouttières... pour venir ramasser leurs miettes... quand ils veulent bien nous en laisser !... Ah ! il ne faut pas qu’ils viennent nous attendrir tant que ça !

Il s’assied sur la petite chaise de gauche.

Et, par-dessus le marché, vôtre mari me trouve bête !... bête !... mais dévoué...

HERMANCE, allant vers lui.

Il n’a pas dit ça !

ERNEST.

Pardon, madame à trois heures vingt-sept... ma montre va très bien.

Il la cherche dans sa poche et ne la trouve pas.

Tiens ! Ah ! elle sera restée dans ma chambre... Bête, mais dévoué !... et vous n’avez pas dit le contraire... au contraire !

HERMANCE, s’asseyant sur le fauteuil près d’Ernest.

Voyons... calmez-vous !... j’arrive près de vous heureuse... confiante...

ERNEST, qui a fait entendre un petit grognement, se retourne doucement et se met à genoux devant Hermance.

Ce n’est pas malheureux ! Depuis deux mois, je crois que c’est la première fois que je me trouve un peu seul avec vous.

Lui prenant la taille.

Eh bien ?

HERMANCE.

Quoi ?...

ERNEST.

Causons... le moment est venu de causer...

On entend tousser Jobelin dans la chambre à côté.

HERMANCE, se reculant avec terreur.

Ciel !... il y a quelqu’un là !

ERNEST, même jeu et passant à droite.

Allons bon !

On entend Jobelin se moucher.

HERMANCE.

C’est mon mari ! je le reconnais à son rhume !

ERNEST.

Sapristi !

HERMANCE, éperdue.

Il nous épiait... nous sommes perdus ! niez tout !... tout !...

Elle sort par la droite, pan coupé.

 

 

Scène V

 

ERNEST, puis JOBELIN, puis KRAMPACH

 

ERNEST, seul, boutonnant son habit.

Allons !... c’est une affaire !... j’aime mieux ça, j’en ai assez de cette vie de soubresauts.

Imitant la voix d’Hermance.

Nous sommes perdus ! Nous sommes sauvés !

Il va ouvrir la porte de gauche, deuxième plan.

Monsieur, je suis à vos ordres !...

JOBELIN, sortant ; il tient un aquarium.

Merci, mon ami, tu es bien bon...

ERNEST.

Mon oncle !...

JOBELIN.

Tu es donc réveillé ?

ERNEST, à part.

Il n’a rien entendu.

JOBELIN.

Ils ne sont plus nourris, ces pauvres poissons rouges... je les promène un peu... Ah ! de mon temps !... Donne-moi du biscuit.

Il lui met l’aquarium sur les bras.

ERNEST.

Où voulez-vous que j’en prenne ?

JOBELIN, allant à la table de gauche, et ouvrant le tiroir.

J’en avais toujours là... il y en a encore.

ERNEST.

Alors, mon oncle, c’est pour ça que vous êtes venu me voir ?

KRAMPACH, entrant de droite.

En v’là un n’hasard !

ERNEST.

Qu’est-ce que c’est ?

JOBELIN, passant vivement entre eux.

Krampach ! je suis à toi.

Il pousse Ernest, qui tient l’aquarium et le pose sur la table de gauche.

KRAMPACH, à part sur le devant ; Ernest et Jobelin s’occupent à gauche des poissons, ils leur donnent du biscuit.

J’ai retrouvé mon filou... Kuissermann !... c’est le cocher... le numéro 2114 ; j’allais lui remettre le billet de cinq cents francs, lorsqu’il m’est venu une idée... honorable, je lui ai dit : « Pas de réponse !... » et j’ai gardé les cinq cents francs à compte.

JOBELIN, revenant, à Krampach.

Eh bien, qu’a-t-il répondu ?...

KRAMPACH.

Il a répondu : « Ah ! c’est comme cela... Eh bien, je reviendrai !... »

JOBELIN.

Comment ! il reviendra !

KRAMPACH, tirant un vieux carnet de sa poche.

Faut que je fasse mes comptes !...

ERNEST, occupé des poissons, se retournant.

Qu’avez-vous donc, mon oncle ?...

JOBELIN, très agité.

Moi ? rien !...

À part.

Il reviendra !...Je cours chez mon banquier...

Haut.

Adieu !...

Il sort par la gauche, pan coupé.

KRAMPACH, à Ernest.

Monsieur, je voudrais vous demander un service, à vous qu’êtes un homme capable.

ERNEST.

Capable de quoi ?...

KRAMPACH.

Vous êtes capable.

ERNEST.

Voyons, parle.

KRAMPACH.

Cinq mille francs, moins cinq cents francs... plus les intérêts pendant un an, six mois et vingt-trois jours... plus un jour d’intérêt en moins qui est aujourd’hui... combien que ça fait ?...

ERNEST.

Qu’est-ce que tu me chantes là ?...

KRAMPACH.

Je vais recommencer... Cinq mille francs...

ERNEST.

Va te promener... tu m’ennuies.

KRAMPACH.

C’est bien la peine d’être un homme capable.

Il sort en faisant son compte.

Cinq mille francs moins cinq cents francs... plus les intérêts... Je ne peux pas faire ce compte-là.

Ernest le pousse vivement. Il disparaît à gauche.

 

 

Scène VI

 

ERNEST, BERTHE

 

ERNEST, voyant entrer Berthe.

Berthe !

BERTHE, entrant de droite.

Avez-vous vu mon oncle ?

ERNEST.

Il me quitte...

BERTHE.

Ah !

Elle baisse les yeux. Il descend.

ERNEST, à part.

Elle baisse les yeux... Est-ce que j’ai dit quelque chose d’inconvenant ?...

BERTHE, tout à coup.

Ah ! c’est égal, monsieur... je croyais que vous seriez plus content que ça !

ERNEST, étonné.

Moi ?... je suis ravi... enchanté.

BERTHE.

Et vous ne me sautez pas au cou ?

ERNEST, étonné.

Mais si !... mais si ! je te saute au cou ! comment donc !

Il l’embrasse ; à part.

Ce n’est pourtant pas sa fête aujourd’hui.

BERTHE.

À la bonne heure ! mon oncle croyait que vous ne m’aimiez pas...

ERNEST.

Lui ? Oh ! qu’il est bête !...

BERTHE.

Comment ?

ERNEST.

Bête... mais dévoué.

À part.

Comme dit Marjavel...

BERTHE.

Mais moi, j’y vois clair... Vous rappelez-vous notre promenade au Jardin des Plantes ?

ERNEST, cherchant à se rappeler.

Au Jardin des Plantes ?...

BERTHE.

Le jour où j’ai donné à manger à l’autruche...

ERNEST.

Parfaitement !... Marjavel m’a fait porter un pain de quatre livres tout le temps de la promenade... pour les ours !

BERTHE.

Eh bien, c’est là que j’ai vu que vous m’aimiez.

ERNEST.

Devant les ours ?

BERTHE.

Mais non ! devant l’autruche...

ERNEST.

Ah !

BERTHE.

La vilaine bête avait pris mon gant avec le gâteau que je lui présentais... elle allait tout avaler... vous n’avez pas craint de passer votre bras à travers les barreaux...

ERNEST, avec fierté.

C’est vrai... j’ai eu ce courage, seul contre une autruche !... j’ai saisi le bout de votre gant qui allait disparaître... j’ai tiré... l’autruche aussi...

BERTHE.

Et vous êtes tombé !...

ERNEST.

En vous rapportant trois doigts... C’est tout ce que j’ai pu sauver de l’engloutissement !...

BERTHE, tristement.

Tout le monde a ri... mais, moi, je me suis juré ce jour-là que je serais votre femme.

ERNEST.

Ma femme ! toi ?

Se reprenant.

Vous ?

BERTHE.

Mon oncle ne vous l’a donc pas dit ?

ERNEST.

Non.

BERTHE.

Oh ! alors, ce que je vous ai dit ne compte pas ! Je me sauve !...

ERNEST, la retenant.

Non, reste !... Moi, un mari ? un vrai ?... à mon tour ?... mais c’est le bonheur !... c’est la délivrance !

Se jetant à ses genoux.

Tiens ! tu es un ange !

BERTHE.

Relevez-vous !...

ERNEST.

Mais je t’aime !

BERTHE.

Laissez-moi ! demandez ma main à mon oncle... et nous verrons !

Elle s’échappe et sort à droite.

 

 

Scène VII

 

ERNEST, HERMANCE, puis MARJAVEL

 

ERNEST, à genoux.

Me marier ! ah ! si je le pouvais... je serais libre... je casserais ma chaîne... Ah ! Seigneur ! Seigneur ! cassez ma chaîne !

HERMANCE, entrant, à part.

Mon mari était chez lui.

Apercevant Ernest à genoux.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites là ?...

ERNEST, embarrassé, sans se lever.

Moi ? je... je vous attends !...

HERMANCE.

À genoux ?

ERNEST.

Oui... quand je vous attends, je me mets à genoux. C’est plus commode, on est tout porté...

HERMANCE, lui laissant baiser sa main.

Êtes-vous enfant !

MARJAVEL, entrant de droite, apercevant Ernest aux genoux de sa femme.

Monsieur !... que signifie ?

HERMANCE.

Mon mari !...

ERNEST, à part.

Pincé !

Haut.

N’avancez pas !... ne marchez pas...

Marjavel recule effrayé.

Avez-vous trouvé ?...

MARJAVEL, s’avançant.

Quoi ?

ERNEST.

Le diamant que Madame a perdu !...

HERMANCE, vivement.

Le diamant de ma bague qui est sorti de son chaton... et que Monsieur, a la bonté de chercher...

MARJAVEL.

Diable ! un diamant ! il faut chercher !

Il se baisse ; à Ernest.

D’autant plus que la maison n’est pas sûre ; on m’a pris cette nuit un morceau de gouttière... Le trouvez-vous ?...

ERNEST.

Non...

HERMANCE.

J’y tiens d’autant plus qu’il me vient de toi, mon ami... c’est le plus gros...

MARJAVEL.

Fichtre ?... ne piétinez pas !...

Il se relève.

Je vais chercher un petit balai...

À Ernest.

Là... dans votre chambre... Ne piétinez pas !

Il entre à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène VIII

 

HERMANCE, ERNEST, puis KRAMPACH, puis MARJAVEL

 

ERNEST, se levant.

Ah ! nous l’avons échappé belle.

KRAMPACH, entre avec une lettre pareille à celle qu’il a remise à Jobelin.

C’est pour le monsieur qui connaît le fiacre 2114.

HERMANCE.

Le fiacre !

ERNEST, vivement.

C’est pour moi !

HERMANCE.

Que peut-il vouloir ? Voyez... voyez vite !...

ERNEST, lisant.

« Cancre !... »

KRAMPACH.

Il l’a déjà dit.

ERNEST.

Tu dis ?...

KRAMPACH.

Je dis : il l’a déjà dit.

ERNEST, va lire, il voit Krampach qui écoute, il le repousse ; celui-ci va à la cheminée et range, puis revient s’appuyer sur le secrétaire en faisant toujours ses comptes.

« Tu crois qu’on peut se promener avec une petite dame et ne donner que vingt-cinq centimes au cocher comme les gens vertueux ? »

Parlé.

Je croyais lui en voir donné cinquante.

Lisant.

« Si tu ne m’envoies pas mille francs avant une demi-heure, je t’en demanderai trois mille. »

Parlé.

Le misérable ! où est ma canne ?...

HERMANCE.

Y pensez-vous ?... Il faut payer... tout de suite...

ERNEST.

Mais c’est du chantage.

HERMANCE.

Préférez-vous un scandale ?...

ERNEST.

Non !...

Allant au secrétaire, il repousse Krampach, qui retourne à la cheminée.

Je ne sais pas si j’ai la somme.

Il tourne la clef du secrétaire, puis donne un coup de poing, le secrétaire s’ouvre ; cherchant dans les tiroirs, à part.

Eh bien... mais j’avais un billet... on a ouvert ce secrétaire... c’est quelqu’un qui connaît le coup de poing.

HERMANCE.

Eh bien ?...

ERNEST, revenu à Hermance, et prenant l’argent qu’il a dans sa poche.

Je n’ai que trente-trois francs.

HERMANCE.

Ah ! mon Dieu !

Ouvrant son porte-monnaie.

Et moi dix !

ERNEST.

Ça fait quarante-trois.

À Krampach.

As-tu neuf cent cinquante-sept francs sur toi ?

KRAMPACH, se fouillant avec gravité.

Je vais voir.

HERMANCE, bas.

Mon mari !

ERNEST, de même.

Marjavel !

À Krampach.

C’est bien... Plus tard.

MARJAVEL, entrant de gauche.

Impossible de mettre la main sur le balai...

À Ernest.

Avez-vous trouvé ?...

KRAMPACH, répondant à Marjavel.

J’ai vingt-cinq centimes, et treize sous dans ma malle.

MARJAVEL, le repoussant.

Eh bien, qu’est-ce que ça nous fait ?

KRAMPACH.

C’est pour Monsieur... il y a quelqu’un qui attend...

ERNEST.

Oh ! rien !... une note qu’on me réclame.

KRAMPACH.

Neuf cent cinquante-sept francs...

ERNEST, à Krampach.

C’est bien... je payerai plus tard...

MARJAVEL.

Pourquoi plus tard ?... Qu’est-ce qui est là ?

KRAMPACH.

C’est Kuissermann.

ERNEST, vivement.

Un tailleur...

À Krampach.

Dites que je passerai, je n’ai pas la somme sur moi.

MARJAVEL, tirant son portefeuille.

Eh bien, est-ce que je ne suis pas là ?...

ERNEST.

Vous ?... Ah ! non, par exemple !...

MARJAVEL.

Ernest !...

Le serrant dans ses bras.

Vous me faites de la peine ; je me croyais votre ami...

ERNEST, embarrassé.

Certainement, mais...

MARJAVEL.

Allons ! ne faites donc pas l’enfant !

Il passe et donne un billet à Krampach.

Tiens, porte ça à ce tailleur.

ERNEST, à part.

C’est lui qui paye... c’est dur à avaler pour un galant homme !

KRAMPACH, à part.

Je vas le serrer avec l’autre billet...

Écrivant sur son carnet.

Cinq cents francs... plus mille francs... plus les intérêts...

MARJAVEL, à Krampach.

Eh bien, qu’est-ce que tu fais là ?...

KRAMPACH.

J’y vais, monsieur... je vas le porter...

À part.

Je ne pourrai jamais faire ce compte-là !

Il sort à droite.

 

 

Scène IX

 

HERMANCE, MARJAVEL, ERNEST, puis JOBELIN, puis KRAMPACH

 

MARJAVEL.

Eh bien, l’avez-vous retrouvé ?...

HERMANCE et ERNEST.

Quoi ?...

MARJAVEL.

Le diamant...

HERMANCE.

Non, pas encore...

ERNEST.

Nous étions en train de le chercher, quand...

MARJAVEL.

Il faut nous y mettre... Ne piétinez pas.

Il se baisse ; à Hermance.

Toi, cherche du côté de la cheminée.

Hermance remonte à la cheminée.

ERNEST, se baissant aussi, à part.

C’est ennuyeux de chercher un diamant qu’on n’a pas perdu...

JOBELIN, entrant de gauche.

Je viens de chez mon banquier...

Les apercevant à terre.

Tiens ! qu’est-ce que vous faites là ?

MARJAVEL.

Ma femme vient de perdre un diamant... celui que portait Mélanie...

Krampach entre de droite.

JOBELIN.

Mélanie !... Cherchons !...

Il se jette à terre et cherche.

MARJAVEL, à Krampach qui entre.

Krampach, cherche aussi...

KRAMPACH.

Quoi ?

MARJAVEL.

Un diamant de prix, cherche...

KRAMPACH, se mettant à genoux et cherchant.

Une fois, j’ai trouvé un n’hanneton... mais je savais ousqu’il était.

À part, en rampant à l’avant-scène.

Je viens de voir Kuissermann ! je lui ai dit : « Pas de réponse !... »

ERNEST, apercevant Krampach et se rapprochant à genoux.

Eh bien... qu’a-t-il répondu ?

KRAMPACH.

Il a répondu : « Ah ! c’est comme ça ? Eh bien... je reviendrai. »

Krampach remonte en cherchant et gagne l’extrême gauche, où il s’étale tout de son long et se met à faire ses comptes.

ERNEST.

Comment, il reviendra ?...

JOBELIN, à genoux près d’Ernest.

Puisque je te rencontre, voilà les cinq cents francs que je t’ai empruntés.

Il lui remet un billet, remonte et passe.

ERNEST, à genoux.

Ah ! ah ! c’est vous !

À part.

Il connaît le coup de poing.

Rampant vers Marjavel.

Tenez.

MARJAVEL.

Vous avez trouvé ?

ERNEST.

Non ; mais, puisque je vous rencontre, voilà toujours cinq cents francs sur ce que je vous dois.

Il lui remet le billet.

MARJAVEL, à genoux.

Ça ne pressait pas...

ERNEST.

Je viens de faire une rentrée.

MARJAVEL.

Cherchons ! cherchons !

KRAMPACH, à plat ventre, a tiré son carnet et fait ses comptes.

Deux fois trois font neuf... trois fois six font huit...

À part.

Je trouve qu’il me redoit soixante-quatorze mille francs ; ça doit être trop...

MARJAVEL.

Eh bien, Krampach, tu ne cherches pas ?

KRAMPACH.

Voilà, bourgeois, voilà !

Il nage sur le parquet et pique une tête sous le fauteuil de gauche.

ERNEST, à part.

Est-ce que nous allons jouer à ça toute la journée ?

KRAMPACH, la tête sous le fauteuil.

J’ai trouvé !

TOUS, se relevant.

Voyons !

KRAMPACH.

C’est-y ça ?

Il montre le morceau de gouttière caché par Ernest.

ERNEST, à part.

Animal !

HERMANCE, redescendant.

Ah ! mon Dieu !

MARJAVEL.

Ma gouttière !

À Ernest.

Comment se trouve-t-elle chez vous ?

ERNEST, embarrassé.

C’est bien simple... Il a fait beaucoup de vent cette nuit... un vent d’ouest.

MARJAVEL.

Oui.

ERNEST.

Et le vent d’ouest est connu pour décrocher les gouttières.

MARJAVEL.

C’est vrai.

ERNEST.

Alors, j’ai trouvé celle-ci dans le jardin et je l’ai serrée.

MARJAVEL.

Merci, Ernest...

À part.

Bête... mais dévoué.

Il donne le morceau de gouttière à Krampach, qui va le poser derrière le dos du fauteuil, ou il se cache en continuant à faire ses comptes.

JOBELIN, bas à Hermance.

Il a de l’ordre... Je crois que ça fera un bon mari.

MARJAVEL, se mettant dans le fauteuil de gauche.

Ne nous décourageons pas.

À part.

Moi, j’ai mal aux reins...

Haut.

Cherchons toujours.

HERMANCE, allant à Marjavel.

C’est inutile, mon ami... je me souviens maintenant, je crois l’avoir perdu dans le jardin.

JOBELIN.

Ah ! diable ! dans le sable, c’est plus difficile.

MARJAVEL.

Ah ! Ernest a de bons yeux !... Allez, mes enfants, cherchez... cherchez !...

ERNEST, à part.

Je ne suis pas fâché de faire un tour de jardin.

À Jobelin.

Vous prendrez à droite.

Montrant Hermance.

Et nous à gauche... Cherchons ! cherchons !

Hermance, Ernest et Jobelin sortent en faisant mine de chercher, Hermance et Ernest par la gauche, Jobelin par la droite. Krampach se relève et se dispose à les suivre.

MARJAVEL.

Ne piétinez pas.

 

 

Scène X

 

KRAMPACH, MARJAVEL

 

MARJAVEL, rappelant Krampach.

Krampach !

KRAMPACH, il a la gouttière à la main.

Bourgeois ?

MARJAVEL.

Si on ne retrouve pas ce diamant, ce soir, après ton dîner, tu t’amuseras à balayer ce salon... et tu mettras de côté tous les résidus... nous les passerons au tamis... Eh bien, es-tu content ici ?

KRAMPACH.

Mon Dieu, oui, je suis content... mais je suis contrarié aussi...

MARJAVEL.

Tiens ! qu’est-ce qui te contrarie ?

KRAMPACH.

Je vas vous dire... J’ose pas le dire !...

MARJAVEL.

Alors, va-t’en.

KRAMPACH.

Oui, bourgeois...

Il remonte, pose la gouttière sur le fauteuil qui est à la cheminée et revient.

Bourgeois ?

MARJAVEL.

Quoi ?

KRAMPACH.

Je vas oser le dire... Voyez-vous, ce qui me contrarie ici... c’est les femmes... Pour lors, je voudrais vous prier de donner de temps en temps un coup d’œil à la mienne... Je vous rendrai ça !

MARJAVEL.

Comment ! tu veux que je donne un coup d’œil à ta femme ? Elle est gentille ?...

KRAMPACH.

Pas mal... Certainement Lisbeth, c’est pas une méchante fille. Mais elle a de la nature... et des antécédents.

MARJAVEL.

Des antécédents ?

KRAMPACH.

Elle a commis une faute...

MARJAVEL.

Elle a cassé quelque chose ?

KRAMPACH, riant.

Ah ! non, bourgeois.

Il lui donne une tape sur l’épaule.

MARJAVEL.

Finis donc, animal ! nous ne sommes pas en Alsace.

KRAMPACH.

Vous comprenez bien... une faute !... avec un galant.

MARJAVEL.

Ah bah !

À part, gaillard.

Tiens ! tiens ! tiens !

Haut.

Et tu attaches de l’importance à cela ?

KRAMPACH.

Oh ! j’en attache... sans en attacher... C’est un accident qu’est général... Il ne faudrait pas croire qu’il n’y a que nous...

MARJAVEL.

Comment, nous ?

KRAMPACH.

Je veux dire qu’il y en a d’autres... dans mon pays.

MARJAVEL, riant.

Et à Paris aussi !

Il lui donne une tape.

KRAMPACH, se tordant.

Et à Paris aussi !

Il tape sur l’épaule de Marjavel.

MARJAVEL.

Ne tape donc pas comme ça ; tu es domestique, tu ne peux pas taper ; moi qui suis le maître, je peux taper.

Il le tape sur l’épaule, Krampach rit très fort ; à part.

Eh bien, il a l’accident gai !

KRAMPACH.

Après ça, moi, c’était avant le mariage... et on m’avait prévenu.

MARJAVEL.

Et tu l’as épousée quand même ?

KRAMPACH.

Par délicatesse... à cause des cinq mille francs. Mais il y a une chose qui m’ostine... je voudrais connaître le nom de son suborneur.

Il prononce avec difficulté.

MARJAVEL.

Suborneur... celui qui a subor...

KRAMPACH.

Oui, bordonné...

MARJAVEL.

Oh ! à quoi bon ?

KRAMPACH.

J’ai peur que ce ne soit pas un homme comme il faut... que ce soit un homme du commun, mais je ne le connais pas.

MARJAVEL.

Tu ne peux pas avoir tous les bonheurs !

KRAMPACH.

Je l’ai demandé à Lisbeth... elle ne veut pas le dire...

MARJAVEL.

Eh bien, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

KRAMPACH.

Oh ! si vous vouliez... un maître, c’est comme un père... elle a confiance en vous... faites-la jaser... faites-vous raconter la chose.

MARJAVEL.

Tiens !... c’est une drôle d’idée !...

KRAMPACH.

Dites-lui comme ça... histoire de causer... « T’as donc commis une faute... toi ? – Qui qui vous l’a dit ? qu’a dit... – C’est mon petit doigt ! » que vous direz. Et vous la laisserez aller... sans en avoir l’air... et vous viendrez me le rapporter... sans en avoir l’air.

MARJAVEL, à part.

Eh bien, il m’enrôle dans sa petite police.

KRAMPACH, apercevant venir Lisbeth à droite.

La v’là ! n’ayez pas l’air !

 

 

Scène XI

 

MARJAVEL, KRAMPACH, LISBETH

 

LISBETH, entre, un bougeoir allumé à la main, et un panier à bouteilles sous le bras ; à Marjavel.

C’est-y vous qui va à la cave ?

MARJAVEL.

Oui... tout à l’heure.

À part, la regardant.

Ça a l’air d’une gaillarde.

KRAMPACH, bas à sa femme, en arrangeant son fichu.

Arrange-toi un peu... le monsieur va t’interroger.

LISBETH, à Marjavel.

Vous avez à me parler ?

MARJAVEL.

Oui... mon enfant...

KRAMPACH, à Lisbeth.

Et pas de cachotteries !... Un maître, c’est comme un père...

MARJAVEL, à Krampach.

Laisse-nous !

KRAMPACH, finement.

Sans en avoir l’air.

Haut.

Je vas faire la chambre du jeune homme.

À Lisbeth, en sortant.

Cause avec le monsieur ! cause avec le monsieur !

À Marjavel.

Sans en avoir l’air...

Haut.

Je vas faire la chambre du jeune homme.

Il entre à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène XII

 

MARJAVEL, LISBETH, puis KRAMPACH

 

LISBETH.

Quoi que vous me voulez, monsieur ?

MARJAVEL.

Pose ton bougeoir et ton panier.

Elle place le bougeoir allumé sur le panier, et le tout sur la chaise à droite près de la petite table ; à part.

Elle a un petit air alsacien... qui appelle la faute et balaye le repentir.

LISBETH, s’approchant.

Me v’là, monsieur.

MARJAVEL.

Ah ! très bien !

À part.

Comment diable lui faire raconter ça ? Il faudrait trouver un biais.

Haut.

Range les fauteuils, ce salon est en désordre...

Lisbeth range le salon sur la gauche seulement ; au public, après avoir vu travailler Lisbeth, et en tenant la droite de la scène.

C’est drôle... je ne peux pas être fidèle, moi ! ça n’est pas dans mes cordes ! j’ai une femme charmante, bonne, douce... et qui m’adore ! si je mourais, elle ne me survivrait pas... Eh bien, malgré cela, j’ai toujours une petite intrigue en l’air, je suis un gueux ! Avec Mélanie, c’était la même chose... j’en avais même deux... mais j’étais plus jeune...

LISBETH, revenant.

Ça y est, monsieur...

MARJAVEL, à part.

Voyons, c’est mon biais qu’il faut trouver.

Haut.

Ah ! très bien ! maintenant essuie les flambeaux, frotte ferme !

Lisbeth remonte à la cheminée, Marjavel s’assoit sur la chaise à gauche, puis, tout en regardant Lisbeth, s’adresse au public.

Ainsi la semaine dernière, je suis allé à ce polisson de bal Mabille... vraiment j’ai tort d’y aller ; je dis toujours que je n’irai plus et j’y retourne... J’y ai cueilli une jeune Polonaise appelée Ginginette, une femme adorable... il parait qu’elle confine aux plus grandes familles de la Lithuanie... nous avons eu ensemble deux conférences... j’ai cela de bon, c’est que je ne m’attache pas... comme toutes les personnes qui ont le nez retroussé... du reste.

Il se lève.

LISBETH, qui a essuyé les flambeaux, descend à droite.

Me v’là, monsieur...

MARJAVEL, à part.

Ah ! oui ! abordons la question délicatement.

Haut et tout à coup.

T’as donc commis une faute, toi ?

LISBETH.

Qui qui vous l’a dit ?

MARJAVEL.

C’est mon petit doigt...

LISBETH.

Pas vrai... C’est Krampach.

MARJAVEL.

Peu importe ! Voyons, raconte-moi comment ce malheur est arrivé...

LISBETH.

Ah ! non...

MARJAVEL, lui prenant la main.

Tu manques de confiance en moi... ce n’est pas bien.

Lui caressant le bras.

Un maître, c’est comme un père...

LISBETH, riant.

Hi ! hi !

MARJAVEL.

Quoi ?

LISBETH.

Vous me chatouillez...

MARJAVEL.

Elle a des dents superbes ! Regarde-moi donc... elle a des dents superbes...

Il l’embrasse.

KRAMPACH, entrant avec une lampe à la main.

Bourgeois, comment qu’on asticote les lampes ?

MARJAVEL.

Tu demanderas à Ernest.

KRAMPACH, bas.

A-t-elle nommé ?

MARJAVEL, de même.

Pas encore... mais ça viendra.

KRAMPACH, rentrant.

Bien ! continuez, je vais faire la chambre du jeune homme.

Il rentre à gauche, deuxième plan.

MARJAVEL, à Lisbeth.

Voyons, mon enfant... comment as-tu pu te laisser aller à une pareille inconséquence ?

LISBETH.

Ce n’est pas ma faute, j’étais t’amoureuse !

MARJAVEL, riant.

Ah ! elle l’a bien dit ! Regarde-moi...

Il l’embrasse.

Il était donc bien beau, cet étranger ?

LISBETH.

Oh ! oui !

MARJAVEL.

Jeune ?

LISBETH.

Ya !

MARJAVEL.

De mon âge ?

LISBETH.

Oh ! c’te bêtise ! puisqu’il était jeune !

MARJAVEL.

Et qu’est-ce qu’il te disait ?

LISBETH.

Dame ! vous savez bien !

MARJAVEL.

Dis tout de même...

LISBETH, elle s’exécute.

Il me regardait de côté... avec des yeux blancs.

MARJAVEL, la regardant en coulisse.

Comme ça ?

LISBETH.

Ah ! ben mieux !

MARJAVEL.

Après ?

LISBETH.

Après... il m’a donné deux oranges.

MARJAVEL, à part.

Quel pays que cette Alsace ! un regard et deux oranges ! J’en ferai une provision.

Haut.

Et ensuite ?... Ne me cache rien...

LISBETH, baissant les yeux.

Vous savez ben...

MARJAVEL.

Dis tout de même...

LISBETH, baissant les yeux.

Le lendemain...

MARJAVEL.

Ah ! tu passes au lendemain ? Tu triches.

LISBETH.

Il m’a promis de m’épouser... et il est parti pour aller chercher ses papiers...

MARJAVEL, à part.

Aïe !...

LISBETH.

Je l’ai attendu trois ans... et, comme il ne revenait pas... j’ai épousé Krampach...

MARJAVEL.

Et tu n’as plus entendu parler de l’autre ?

LISBETH.

Si... il m’a envoyé une montre en argent...

MARJAVEL.

Voyons-la ?...

LISBETH.

Ah ! je ne l’ai plus... Krampach a dit comme ça que je ne pouvais pas porter le symbole de mon déshonneur.

MARJAVEL.

Très bien !

LISBETH.

Alors, c’est lui qui la porte...

MARJAVEL.

Ah ! moins bien !...

LISBETH.

Mais il n’est pas content... parce que la montre retarde.

MARJAVEL.

Je t’en donnerai une autre, veux-tu ?

LISBETH.

Je veux ben.

MARJAVEL, l’embrassant.

En or...

LISBETH.

Je veux ben...

MARJAVEL, la lutinant.

Et je la ferai régler... avec des oranges.

Il la serre dans ses bras. Elle se débat près de la chaise où sont le bougeoir allumé et le panier. Krampach paraît.

 

 

Scène XIII

 

MARJAVEL, LISBETH, KRAMPACH

 

KRAMPACH, entrant et surprenant Marjavel ; il pousse un cri.

Oh !

MARJAVEL, étreignant Lisbeth.

Elle brûle ! au feu ! Ta femme brûle !

KRAMPACH.

Comment ?

MARJAVEL.

Le bougeoir est tombé sur elle... de l’eau, vite ! de l’eau !

KRAMPACH.

Au feu ! de l’eau ! frottez ferme !

Il rentre à gauche en courant, Marjavel quitte Lisbeth et gagne un peu à gauche.

 

 

Scène XIV

 

MARJAVEL, LISBETH, puis ERNEST, puis KRAMPACH

 

LISBETH, riant.

Ah ! vous êtes un malin, vous !

MARJAVEL, revenant à elle.

Vite ! dis-moi le nom du séducteur... ça calmera Krampach.

LISBETH.

Plus souvent !

MARJAVEL.

Est-ce que je le connais ?

LISBETH.

Parbleu !... c’est un de vos amis... c’est vous qui me l’avez amené en Alsace...

MARJAVEL.

En Alsace ? Qui diable ?...

ERNEST, entrant de gauche.

Monsieur Marjavel !

LISBETH.

Ah !

Elle lui saute au cou.

ERNEST.

Oh !

MARJAVEL, comprenant.

Ernest !

KRAMPACH, entrant vivement avec un pot d’eau.

V’là de l’eau.

MARJAVEL.

Elle brûle plus que jamais ! Verse !

Krampach verse son pot d’eau sur la tête d’Ernest qui se dégage. Lisbeth remonte.

ERNEST, inondé.

Sapristi ! qu’est-ce que c’est que ça ?

KRAMPACH, très étonné.

Tiens ! c’est un autre !

Il remonte près de sa femme, et pose son pot à droite près de la table.

ERNEST, à part, s’essuyant.

Lisbeth à Paris !... il ne manquait plus que ça.

Lisbeth et Krampach remontent à droite.

MARJAVEL, gouailleur, bas à Ernest à l’avant-scène gauche.

Vous avez conquis l’Alsace... À quand la Lorraine ?

ERNEST, bas.

Taisez-vous !

KRAMPACH, revenant, bas à Marjavel.

Vous a-t-elle nommé son criminel ?

MARJAVEL, de même.

Elle allait tout m’avouer... quand le feu a pris ; mais je ne me décourage pas... je reprendrai l’interrogatoire en revenant de la cave.

KRAMPACH, de même.

C’est une bonne idée !

Haut.

Lisbeth, prends ton panier et ton bougeoir et va à la cave avec Monsieur.

LISBETH.

Mais c’est que...

Elle prend le panier et le bougeoir et gagne la porte de droite.

KRAMPACH.

Va... et surtout pas de cachotteries.

MARJAVEL, à part.

Il faudra que j’achète des oranges...

À Lisbeth.

Viens, mon enfant !...

Haut.

Krampach, j’ai une paire de bottes neuves qui est percée et qui me gêne, je te la donne !

Il sort avec Lisbeth.

 

 

Scène XV

 

KRAMPACH, ERNEST

 

KRAMPACH, à part.

Ah ! qu’il est bon, Monsieur ! il m’a promis une livrée... et il me donne des bottes neuves percées... et, quand je pense que la femme à mon bourgeois a des manigances !... Il ne voit pas clair, faut que je lui ouvre les yeux... Pst... pst... petit, petit !

ERNEST, étonné, et qui est à la cheminée.

Hein ! c’est à moi ?

KRAMPACH.

Venez par ici.

ERNEST, à part, s’approchant.

Il est familier.

KRAMPACH.

Je vas vous faire une confidence... un secret... qu’il ne faudra pas d’ire... parce que, si vous le disiez...

ERNEST.

Ça ne serait pas un secret.

KRAMPACH.

Voilà ! Pour lors, je crois que madame Hermance... c’est-y comme ça que vous l’appelez ?

ERNEST.

Madame Marjavel.

KRAMPACH.

Je crois qu’elle fait des farces à son hôme.

ERNEST.

Hein ? par exemple !...

KRAMPACH.

On a vu monter un hôme le long du treillage, sous ses fenêtres.

ERNEST.

Allons donc ! ce n’est pas possible.

À part.

Animal !

KRAMPACH.

Je ne suis pas un enfant... je sais ce que je dis... Alors, ce pauvre bourgeois !...

S’attendrissant.

Un homme de cœur... qui m’a promis une livrée et une paire de bottes neuves... percées, je me suis dit : « Il ne voit pas clair, faut l’éclairer. »

ERNEST.

Quoi ! l’éclairer ?

KRAMPACH.

Faut lui conter la manigance.

ERNEST, à part.

Bien ! voilà autre chose !

Haut.

Mais tu si y penses pas... D’abord, c’est faux... et puis ça lui ferait de la peine.

KRAMPACH.

Si c’est faux, ça ne peut pas lui faire de peine.

ERNEST.

Sans doute, mais...

KRAMPACH.

Et si ce n’est pas faux... faut l’éclairer... Allons lui conter ça à la cave.

Il prend Ernest par le bras et le fait tourner.

ERNEST, à part.

Il y tient.

Haut.

Mais ça ne se fait pas... Voyons, si un pareil malheur t’arrivait et qu’on vienne te le dire...

KRAMPACH.

On me l’a dit.

ERNEST.

Ah ! Eh bien ?...

KRAMPACH.

Eh bien, j’ai été vexé, oh ! mais vexé comme un bossu devant un carabinier.

ERNEST.

Tu vois...

KRAMPACH.

Ça ne fait rien, allons lui conter ça à la cave.

Même jeu.

ERNEST.

Non !

KRAMPACH.

Si !

ERNEST.

Il va revenir... ce n’est pas la peine de lui dire ça devant Lisbeth... Attendons-le.

KRAMPACH.

Attendons-le...

Il s’assoit sur la chaise à droite, premier plan.

ERNEST, à part.

Si je pouvais le fourrer dans une trappe !... Oh ! j’ai mon affaire.

À Krampach.

Eh bien, qu’est-ce que tu fais là ?

KRAMPACH.

J’attends le bourgeois.

ERNEST.

Mon salon n’est pas fait.

KRAMPACH.

Je l’ai balayé ce matin.

ERNEST.

Et la cave aux liqueurs ?

KRAMPACH.

Quoi ?

ERNEST.

Une boîte qui est sur la table avec quatre carafons ; rhum, eau-de-vie, anisette, kirsch.

KRAMPACH, se levant par mouvements en entendant le nom des liqueurs.

Mazette !

ERNEST.

Tu vas la nettoyer, tu finiras les quatre carafons.

KRAMPACH, joyeux.

Faudra les boire ?

ERNEST.

Parbleu !

À part.

Il y a de quoi flanquer par terre la cathédrale de Strasbourg.

Haut.

Après ; tu y passeras de l’eau et tu secoueras.

KRAMPACH.

Pour les rincer, quoi ; en Alsace, nous disons rincer.

Il reprend son pot à eau qu’il avait posé près de la table de droite.

ERNEST.

Oui... va !... va !...

KRAMPACH.

Faut l’éclairer.

Ernest le pousse dans sa chambre et l’enferme à double tour. Hermance paraît à gauche.

 

 

Scène XVI

 

HERMANCE, ERNEST

 

HERMANCE, entrant de gauche.

Pourquoi enfermez-vous ce garçon ?

ERNEST, descendant vivement en scène.

Il a vu un homme grimper sur votre balcon, il veut prévenir M. Marjavel.

HERMANCE.

Ah ! mon Dieu ! il faut lui parler... acheter son silence.

ERNEST.

Ah bien, oui !... c’est une idée fixe... Empêchez votre mari d’entrer dans ce pavillon, et je me charge du reste.

HERMANCE.

Que voulez-vous faire ?

ERNEST.

Je l’ai lancé sur la cave à liqueurs... et, dans cinq minutes, nous le coucherons.

HERMANCE.

Mais, demain ?

ERNEST.

Demain, nous verrons... l’important est d’éloigner votre mari.

HERMANCE.

Vous avez raison, je vais...

Elle remonte et se trouve face à face avec Marjavel.

Lui !

 

 

Scène XVII

 

HERMANCE, ERNEST, MARJAVEL, LISBETH, puis KRAMPACH

 

Marjavel entre suivi de Lisbeth ; il porte le panier à bouteilles et le bougeoir.

MARJAVEL, à Lisbeth en entrant.

Viens, petite...

Apercevant Hermance.

Ma femme !...

Haut.

Nous venons de la cave avec Lisbeth.

Il cache le panier et le bougeoir derrière son dos.

HERMANCE, très émue.

Oui... je vois... mon ami...

Lisbeth prend le panier et le bougeoir.

ERNEST, de même ; il a pris la chaise de droite comme contenance.

C’est une très bonne idée... Lisbeth... la cave...

MARJAVEL.

J’ai monté une bouteille de pommard... il commence à tourner... le moment est venu de le boire.

HERMANCE, troublée.

Oui... c’est le bon moment.

ERNEST, inquiet et retirant la housse de la chaise, qu’il froisse sans s’en apercevoir.

En effet... parce que le pommard, tant qu’il n’est pas tourné...

MARJAVEL, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont ?...

À Lisbeth.

Ce panier est trop lourd pour toi... Appelle ton mari.

LISBETH, appelant.

Krampach !

Elle pose son panier et son bougeoir éteint, et va à la porte de droite, deuxième plan.

HERMANCE, vivement.

Je crois que tu l’as envoyé en course.

MARJAVEL.

Moi ?... du tout... il était là tout à l’heure !

LISBETH, criant à tue-tête.

Ah ! Krampach ! Krampach !

MARJAVEL, appelant aussi.

Krampach ! Krampach !

ERNEST, à part.

Impossible de les faire taire.

Voix de Krampach dans la coulisse, il chante en allemand.

MARJAVEL.

Il chante !

LISBETH, ouvrant la porte.

Arrive donc, lambin !

Krampach paraît ; il est très chancelant et achève sa chanson allemande.

TOUS.

Il est gris !

ERNEST, à part.

Il est gris ! quelle chance !

KRAMPACH, entrant.

Me v’là, mon bourgeois, j’ai quelque chose à vous dire.

MARJAVEL.

Moi aussi.

Krampach veut parler. L’interrompant.

Permettez-moi de commencer... Monsieur Krampach, je n’ai pas besoin de vous rappeler que la sobriété est sœur de la tempérance... mais, si vous continuez à marcher dans cette voie de désordre et d’incontinence que vous vous êtes tracée, je me verrai forcé de me priver de vos services. À vous maintenant... parlez !

KRAMPACH.

Eh bien, bourgeois... il y a un hôme qui monte, la nuit, par le treillage, chez votre femme.

MARJAVEL.

Un homme ?

ERNEST, vivement en passant.

Ne l’écoutez pas... il est ivre.

HERMANCE, à Marjavel.

Laissons-le.

KRAMPACH.

J’ai une preuve.

MARJAVEL, allant à lui.

Une preuve !... Quelle preuve ?

KRAMPACH, tirant de sa poche une montre avec sa chaîne et ses breloques.

Ces breloques attachées au treillage.

ERNEST, à part.

Ma montre !

HERMANCE, à part.

Perdue !

Elle tombe assise sur le fauteuil de gauche.

MARJAVEL, examinant la montre et les breloques.

Mais je les reconnais... Comment se trouvaient-elles attachées au treillage sous les fenêtres de ma femme ? Répondez, où allez-vous ?

ERNEST.

J’allais...

MARJAVEL.

Où alliez-vous ?

ERNEST.

J’allais au second, chez Lisbeth.

Il remonte. Marjavel passe près d’Hermance.

LISBETH.

Je ne m’en suis pas aperçue.

MARJAVEL.

Chez Lisbeth !...

Il part d’un grand éclat de rire.

ERNEST, riant aussi et s’adressant à Krampach.

Oui, chez Lisbeth !...

KRAMPACH, se dégrisant.

Chez mon femme !...

ERNEST.

Comment, sa femme ?...

KRAMPACH, se précipitant sur lui.

Ah ! gredin !

MARJAVEL,

le retenant et faisant un rempart de son corps à Ernest.

Ne touche pas... c’est mon ami !

 

 

ACTE III

 

Un jardin ; bancs à gauche, chaises rustiques à droite ; grande corbeille de fleurs, posée à plat au milieu du théâtre ; une autre corbeille à gauche, dont une partie en saillie sur la scène, deuxième plan, pots à fleurs vides à droite, deuxième plan. En décoration, fond de jardin, sur lequel on voit la maison à droite.

 

 

Scène première

 

ERNEST, puis HERMANCE, puis MARJAVEL

 

ERNEST, en costume de jardinier, un arrosoir à chaque main ; il arrose la corbeille du milieu ; se retournant.

Elle m’a dit : « À huit heures, sous l’orme ! » J’y suis.

Avec un soupir.

J’y suis, mais déguisé en homme de jardin. J’ai pris le costume du jardinier, parce que après les événements d’hier nous ne saurions être trop prudents. Pauvre Hermance ! J’ai cherché toute la nuit un biais... tendre, pour lui dire : « Mais, sapristi ! est-ce que vous n’en avez pas assez de cette existence ?... Hermance, rentrons dans le devoir... Épousons ma cousine Berthe. » Ah ! elle ne comprendra jamais cela, jamais !... Bon ! ce sont mes jambes que j’arrose à présent.

Il va arroser la corbeille de gauche.

HERMANCE, arrivant de droite, troisième plan.

Pierre, avez-vous des melons pour ce soir ?

Voyant Ernest.

Ernest !

ERNEST, déconcerté.

Vous me reconnaissez ?

HERMANCE.

Je vous devine. Donnez-moi un arrosoir et causons de loin pour ne pas être surpris.

Ils continuent la scène en arrosant, Ernest à gauche, Hermance au milieu.

HERMANCE, venant en scène.

Je vous ai dit de venir ici, parce que je ne veux plus vous recevoir, j’ai trop peur !

ERNEST, même jeu.

Moi aussi !

HERMANCE.

Ernest, il faut en finir.

ERNEST, avec tristesse.

C’est donc une rupture ?

HERMANCE, même jeu.

Ne prononcez pas ce mot.

ERNEST.

Ah ! Hermance !

HERMANCE.

Ah ! Ernest !

ERNEST.

Je serai toujours votre ami.

HERMANCE.

C’est encore trop : Ernest, il faut vous marier, mon ami.

ERNEST, s’oubliant.

J’y pensais.

HERMANCE, étonnée, et posant à terre son arrosoir.

Hein ! vous y pensiez ?

ERNEST, posant son arrosoir.

Je pensais que vous alliez me faire cette horrible proposition.

Avec des larmes dans la voix.

Après ce que je vous ai écrit il y a huit jours !

HERMANCE.

J’ai toujours, votre lettre sur mon cœur !

ERNEST.

Et vous voulez que je prenne une femme ?

HERMANCE.

Il le faut, mon ami.

ERNEST, hypocritement.

Laquelle ?

HERMANCE.

Ma tante.

ERNEST.

La vieille !

HERMANCE.

Elle sera si heureuse !

ERNEST.

Je crois bien !

HERMANCE.

J’ai déjà tout arrangé dans ma tête. Vous épouserez ma tante : elle n’est pas jolie, mais elle ne l’a jamais été. Que vous importe ?

ERNEST.

Oh ! rien... seulement, c’est une vieille demoiselle.

HERMANCE.

Eh bien ?

ERNEST.

Pendant que nous y sommes, je crois que nous ferions mieux d’en prendre une jeune.

HERMANCE, vivement.

Laide... alors.

ERNEST, avec indifférence.

Laide ou jolie.

HERMANCE.

Jolie, jamais !

ERNEST.

Cherchons dans les laides. Oh ! Dieu ! cela m’est égal !... Il y a ma cousine.

HERMANCE.

Berthe ?

ERNEST.

Cela ferait plaisir à mon oncle.

HERMANCE.

Elle est très jolie.

ERNEST.

Peuh ! je n’aime pas ces beautés-là, moi... et puis, vous savez, je l’ai vue toute petite. Elle n’avait qu’une dent ; elle était affreuse ! ça m’est toujours resté.

HERMANCE.

Je préfère que vous épousiez ma tante.

ERNEST.

Plutôt mourir de la main de Marjavel.

On entend le claquement d’un fouet.

HERMANCE, reprenant l’arrosoir.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ERNEST, même jeu et passant vivement.

C’est le cocher, il a quitté le septième bec de gaz pour se mettre devant la porte.

HERMANCE.

Cependant vous lui avez donné ce qu’il vous demandait ?

ERNEST.

Mais il me nargue. Nous sommes à la merci de cet homme.

HERMANCE.

Je ne peux plus vivre ainsi.

Elle pose l’arrosoir à gauche, près du banc.

MARJAVEL, du dehors, à gauche.

Krampach, va me chercher le jardinier, mort ou vif.

ERNEST.

C’est Marjavel... Il cause avec Krampach !

Il pose l’arrosoir à droite, deuxième plan.

HERMANCE, effrayée, venant en scène.

Mariez-vous avec votre cousine aujourd’hui, à l’instant.

ERNEST.

Je vais écrire à mon oncle.

HERMANCE, remontant à la corbeille du milieu ; Ernest la suit.

Et j’annoncerai la nouvelle à mon mari.

ERNEST, lui tendant la main.

Adieu !

HERMANCE, lui prenant la main.

Adieu !

ERNEST, avec des larmes.

Ainsi tout est fini ?

HERMANCE, pleurant aussi.

Tout.

ERNEST, à part, se séparant d’Hermance.

Enfin ! je respire.

HERMANCE, à part, gagnant à gauche.

Maintenant, je suis calme.

MARJAVEL, entrant.

Ah ! mais le voilà. Dis donc, toi !... cet animal-là sait qu’on a perdu un diamant et il ratisse les allées !

HERMANCE.

Il arrosait, mon ami.

MARJAVEL.

Je l’ai vu ratisser de la chambre d’Ernest. Arrive ici, butor !

Ernest s’approche de dos.

Je t’avais recommandé d’emporter cette caisse, ces pots et ces bancs.

Ernest prend une caisse vide et la met sur sa tête, de façon à se cacher jusque sur les épaules, Marjavel lui met sur les bras deux pots, à fleurs vides, et le surcharge d’une chaise qu’il pose sur la caisse.

Tu ne réponds rien, brute ?

Il le pousse et le fait sortir par la gauche. Ernest murmure.

HERMANCE.

Mais vous le chargez trop.

MARJAVEL.

Lui ? allons donc ! il est fort comme un bœuf.

Ernest s’en va en trébuchant.

Et il fait bon, boum, encore !...

 

 

Scène II

 

HERMANCE, MARJAVEL

 

HERMANCE.

Eh bien, vous ne me souhaitez même pas le bonjour ?

MARJAVEL.

Pardonne-moi, je suis préoccupé depuis hier...

HERMANCE.

Et de quoi, mon ami ?

MARJAVEL.

De la perte de ton diamant.

HERMANCE.

C’est un petit malheur.

MARJAVEL.

Je tiens à savoir s’il n’a pas été volé ; car, depuis que mes domestiques sont sûrs, ma maison ne l’est plus. Le vent m’a déjà pris une gouttière... Je me suis levé de bonne heure, j’ai couru au pavillon, j’ai tout fait balayer par Krampach, qui passe les balayures au tamis.

HERMANCE.

C’est bien inutile.

MARJAVEL.

J’y tiens. Croirais-tu qu’Ernest est déjà sorti ?

HERMANCE.

M. Ernest doit avoir beaucoup d’occupations en ce moment... Je crois qu’il est question pour lui d’un mariage.

MARJAVEL, étonné.

Ernest se marie ?

HERMANCE, gaiement.

Vous en serez certainement le premier informé.

MARJAVEL.

Je ne suis pas égoïste. Je ne me plaindrai pas de perdre un ami... que j’ai comblé... car enfin nous l’avons comblé.

HERMANCE.

Il a trente-deux ans, il pense à son avenir.

MARJAVEL.

On ne pense qu’à soi aujourd’hui. Je m’étais habitué à Ernest ; il ne me rendait aucun service, mais il était dévoué... Il se marie, il a raison. Seulement, je trouve qu’il faisait un célibataire excellent et qu’il fera un mari détestable.

HERMANCE.

Vous le jugez mal... peut-être !

MARJAVEL.

Je le connais... il a beaucoup de défauts ; mais je suis son ami, je ne dois parler que de ses qualités. Il en a, je ne les connais pas... Les connais-tu, toi ?

HERMANCE.

Mais !...

MARJAVEL.

Et qui épouse-t-il ?

HERMANCE, avec indifférence.

Sa cousine, dit-on, mademoiselle Berthe.

MARJAVEL.

Pauvre enfant ! C’est Jobelin qui a imaginé cela. Ernest n’a aucune fortune, Berthe est riche. Pauvre enfant !

HERMANCE, à part.

Est-ce drôle ? C’est lui que ça contrarie.

Haut.

On m’attend pour le déjeuner... À bientôt.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

MARJAVEL, puis KRAMPACH, puis LISBETH

 

MARJAVEL.

Mais qu’est-ce qui le force à se marier ?... Est-ce que nous ne sommes pas heureux comme ça ?

KRAMPACH, entrant, solennel et digne ; il est en livrée.

Bourgeois... je viens vous demander une audience.

MARJAVEL, surpris.

Une audience ?

KRAMPACH.

J’ai quelque chose à vous dire.

MARJAVEL.

Dépêche-toi.

KRAMPACH.

Voulez-vous être mon témoin ?

MARJAVEL.

Ton témoin ? puisque tu es marié...

KRAMPACH.

C’est pas pour ça... je vais me battre en duel.

MARJAVEL.

Avec qui ?

KRAMPACH.

Avec le jeune homme qui a suborné Lisbeth.

MARJAVEL.

Tu en veux à Ernest ?

KRAMPACH.

J’en veux à Ernest !...

MARJAVEL.

Et pourquoi ?

KRAMPACH.

Comment ! pourquoi ?...

MARJAVEL, l’interrompant.

Chut ! Ta femme a fait une faute, mais tu l’as réparée.

KRAMPACH.

Oui, je l’ai réparée.

MARJAVEL.

Donc, elle n’existe plus, donc, tu ne peux pas en vouloir à Ernest.

KRAMPACH.

Vous croyez ? Alors, je veux qu’il me respecte.

MARJAVEL.

Est-ce qu’il ne te respecte pas ?

KRAMPACH.

Non... J’ai trouvé une lettre adressée à ma femme.

Il tire de sa poche un papier brûlé d’un bout et sur les bords.

MARJAVEL.

Une lettre ?

KRAMPACH, le papier à la main.

Dans les balayures... Je ne lis le français que quand il est écrit en allemand... Mais c’est égal, j’ai lu trois mots qui me chiffonnent... Voilà !

Il lui donne la lettre.

MARJAVEL, parcourant le papier.

C’est un brouillon.

KRAMPACH, se rappelant.

« Votre mari est un... » le reste est brûlé.

MARJAVEL, à part.

Oui, c’est l’écriture d’Ernest.

KRAMPACH.

Est un quoi ?

MARJAVEL.

Un imbécile... parbleu !...

KRAMPACH, heureux.

Ça ne veut dire que ça ?...

MARJAVEL.

Ça ou autre chose ; mais ce n’est pas adressé à ta femme.

Lisant.

« Quelle crainte peut-il vous inspirer, cet homme excellent ? »

KRAMPACH, joyeux.

C’est bien pour moi !

MARJAVEL, continuant.

« Il est heureux, naïf... fat, et crédule. »

KRAMPACH, ravi.

C’est bien moi !

MARJAVEL, à lui-même.

Naïf... fat et crédule !... Je connais des gens comme ça, moi.

KRAMPACH, sans comprendre.

Oui...

MARJAVEL, continuant.

« Ne pensons qu’à notre amour... lui seul existe. » Il a une intrigue avec une femme mariée ?

KRAMPACH.

Lisbeth !

MARJAVEL.

Allons donc !... À Lisbeth, il écrirait : « Oranges à discrétion... » Non : « Oranges et discrétion ! » C’est à une femme du monde.

KRAMPACH.

Alors, je peux être l’ami d’Ernest ?

MARJAVEL.

C’est ton devoir.

KRAMPACH, avec résolution.

C’est mon devoir ?... Alors, c’est bien !

MARJAVEL, parcourant la lettre et passant.

Oh ! mais quel feu ! c’est de la passion ! c’est du vitriol ! c’est du pétrole !

Comme s’il lui venait une inspiration.

Ernest ne peut pas se marier. Nous le garderons avec nous !...

LISBETH, venant de droite ; elle a dans sa main une orange qu’elle semble manger.

Le déjeuner est servi...

KRAMPACH, vivement.

Qu’est-ce que tu manges là, toi ?

LISBETH.

Ça, c’est une orange.

KRAMPACH.

Qui te l’a donnée ?

MARJAVEL, bas à Lisbeth.

Ne réponds pas.

LISBETH.

C’est le monsieur.

MARJAVEL, à part.

Bécasse !

Haut.

Oui... j’avais par hasard une petite orange dans ma poche.

KRAMPACH.

Si c’est le monsieur... je n’ai rien à dire.

MARJAVEL, à part, en s’en allant.

Dieu ! qu’il y a des maris bêtes ! Quand on est bête comme ça, on ne se marie pas.

Il sort par la droite. Lisbeth va pour le suivre, Krampach la retient.

 

 

Scène IV

 

KRAMPACH, LISBETH

 

KRAMPACH, l’amenant en scène.

Maintenant il s’agit de s’expliquer ; hier, j’étais un peu dans les carafons... mais aujourd’hui...

LISBETH.

Mais quand je te dis !...

KRAMPACH.

Tais-toi ! T’as commis une faute ! pourquoi que tu m’ostines que tu ne t’es pas aperçue du jeune homme ?

Lisbeth veut parler.

Tais-toi ! parle !...

LISBETH.

Je te dis que je n’ai vu personne dans ma chambre, que des souris.

KRAMPACH.

Les souris... ils ne portent pas des montres et des breloques !...

LISBETH.

Qué que t’en sais ?

KRAMPACH.

J’en sais que ce n’est pas l’usage.

LISBETH.

Eh bien, après ?

Krampach et Lisbeth se disputent en allemand. Lisbeth termine la dernière phrase.

KRAMPACH, après le parlé allemand.

À la bonne heure !... Pourquoi que tu ne m’as dit tout de suite que tu avais été trompée par un homme si comme il faut ?

LISBETH.

Ça ne te regardait pas.

KRAMPACH, avec fierté.

Comment ! ça ne me regardait pas ?... je n’ai donc pas mon amour-propre, alors...

LISBETH.

Nein !

KRAMPACH.

Ya !

LISBETH.

Nein !

KRAMPACH.

Ya.

Avec dignité.

C’est bien, madame !... puisque c’est comme ça... je vais adresser une pétition aux tribunaux pour leur demander ma séparation de corps.

LISBETH, attendrie.

Oh ! Krampach !

KRAMPACH.

Et l’autorisation de prendre des maîtresses jolies... avec des chapeaux roses... jolis !

LISBETH, avec prière, puis avec passion.

Non ! Krampach ! Vois-tu, depuis que t’as une livrée, je t’adore !

KRAMPACH, avec un peu de fatuité.

Voilà bien les femmes ! toutes les mêmes ! dès qu’on a un peu de toilette !...

LISBETH.

Dieu ! que tu es beau comme ça !

Elle lui saute au cou et l’embrasse.

KRAMPACH, se défendant en riant de plaisir.

Tu me chiffonnes ! tu me chiffonnes !

LISBETH.

Tiens ! voilà mon orange...

Elle l’embrasse.

T’es t’un ange !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

KRAMPACH, seul, puis ERNEST

 

KRAMPACH.

J’ai tous les bonheurs à la fois... J’ai l’orange... ma femme m’adore et Kuissermann me paye... j’ai tous les bonheurs à la fois.

Il gagne la gauche.

ERNEST, entrant de droite sans voir Krampach.

Je viens de la mairie, les publications sont faites.

KRAMPACH.

Ah ! le petit jeune homme !

Il semble arranger le parterre de fleurs de gauche et gagne insensiblement celui du milieu.

ERNEST.

Mon oncle va venir en habit noir annoncer la grande nouvelle... Je serai marié à mon tour... et je n’aurai pas d’amis... pas d’Ernest.

Apercevant Krampach ; à part.

Tiens, voici l’autre... l’autre mari... Marjavel deux ! il va me demander des explications... Évitons-le.

Il va pour sortir, Krampach l’arrête.

KRAMPACH, le ramenant en scène, avec émotion et dignité.

Nous l’avons aimée tous les deux !

ERNEST.

Dame !... le hasard... le printemps... C’était au mois de mai...

KRAMPACH.

C’est vous qui avez commis la faute ; mais je l’ai réparée... Donc, elle n’existe plus... donc, je ne peux pas vous en vouloir.

ERNEST.

À la bonne heure ! voilà qui est raisonné.

KRAMPACH, insistant.

Je peux pas vous en vouloir ; sans ça, je vous rendrais la montre.

Il tire sa montre en argent.

ERNEST.

La montre !... Ah ! oui... je la reconnais...

À part.

C’est lui qui la porte.

Haut.

Garde-la...

KRAMPACH.

C’est qu’elle retarde. Elle marche comme une cane.

ERNEST.

Oh ! quand on n’est pas pressé !...

KRAMPACH.

On dit que ça se garantit trois ans.

ERNEST.

Tu veux que je la fasse régler ?

KRAMPACH.

Oui, et, en même temps, je vous prierai d’y faire poser une sonnette.

ERNEST.

Comment, une sonnette ?

KRAMPACH.

Chez nous, M. le brigadier de gendarmerie a une montre avec une sonnette.

ERNEST.

Tiens, tiens, tiens, tiens !

KRAMPACH.

Oui !... quand il est trois heures, elle fait : ding ! ding ! ding !... quand il est quatre heures, elle fait : ding ! ding ! ding ! ding ! quand il est cinq heures...

ERNEST.

Oui... ainsi de suite jusqu’à minuit...

À part.

Il me demande une montre à répétition... Eh bien, il n’est pas exigeant.

Haut.

Tu l’auras.

KRAMPACH, lui tendant la main.

Soyons amis.

ERNEST, à part, un peu froissé.

Un domestique !... Ah ! bah !... il n’y a personne.

Retirant sa main.

Du monde !...

À Krampach.

Va chercher Marjavel.

KRAMPACH, en sortant.

Oui, soyons amis.

ERNEST.

Oui, va, va.

À Hermance, qui entre de droite.

Madame, voici mon oncle en cravate blanche.

Allant au-devant de Jobelin.

Mon oncle !... ma cousine !...

 

 

Scène VI

 

KRAMPACH, ERNEST, JOBELIN, BERTHE

 

JOBELIN, entrant par la gauche avec Berthe, à Hermance.

Madame !...

Cherchant Marjavel.

Mon excellent ami !... Ah ! pardon, il n’y est pas.

Se mettant en position.

Madame, je veux que vous soyez informée la première de l’événement heureux qui se prépare. M. Ernest Jobelin, mon neveu, épouse mademoiselle Berthe Jobelin, ma nièce.

HERMANCE, à Berthe.

Je vous félicite, mademoiselle...

ERNEST, à part.

Ça va comme sur des roulettes...

HERMANCE, à Berthe.

Vous ne doutez pas des vœux que je forme pour votre bonheur.

BERTHE, naïvement.

Oh ! madame, je suis bien heureuse !

HERMANCE, l’attirant un peu vers elle.

Votre cousin vous aimait depuis longtemps.

BERTHE.

Il ne me l’avait jamais dit, madame, croiriez-vous cela ?

HERMANCE, avec joie.

Ah !

JOBELIN.

Il est si timide !

HERMANCE, à part.

Il ne l’aime pas.

 

 

Scène VII

 

ERNEST, BERTHE, MARJAVEL, JOBELIN, HERMANCE

 

MARJAVEL, accourant, joyeux.

On me demande ?... Eh ! c’est Jobelin, en habit noir !... en gants jaunes !... Oh ! oh !... Faut-il rentrer dans le salon ?

JOBELIN.

Nous sommes à merveille sous ce toit de verdure.

MARJAVEL, allant à Berthe et l’embrassant avec effusion.

Pauvre enfant !

Recommençant.

Pauvre enfant !

BERTHE, étonnée.

Pourquoi m’embrasse-t-il ?

JOBELIN, se mettant en position.

Mon excellent ami, je veux que vous soyez informé le premier...

MARJAVEL, bas à Ernest.

Soyez tranquille, je vais vous tirer de là.

ERNEST.

Hein ?

MARJAVEL, lui serrant la main avec énergie.

Comptez sur moi !

JOBELIN, qui a suivi Marjavel pour achever sa phrase.

Le premier... de l’événement heureux.

MARJAVEL, bas.

Éloigne ta nièce.

JOBELIN, continuant.

Qui se Prépare...

MARJAVEL, bas.

Éloignez l’enfant !

JOBELIN, continuant.

J’ai l’honneur...

MARJAVEL, bas.

Il le faut ! Force majeure !

JOBELIN.

Ah !

À Berthe.

Berthe, mon excellent ami Marjavel t’autorise à aller cueillir un bouquet dans ses plates-bandes.

BERTHE, allant à Marjavel.

On me renvoie...

JOBELIN.

Il parait que c’est plus convenable.

MARJAVEL.

Nous vous rappellerons.

L’embrassant toujours avec effusion.

Pauvre enfant !

BERTHE, s’en allant à regret.

Mais qu’a donc M. Marjavel ?

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

ERNEST, MARJAVEL, HERMANCE, JOBELIN

 

JOBELIN.

Maintenant, je peux continuer ?

Se remettant en position.

Mon excellent ami, je veux que vous soyez informé le premier...

MARJAVEL.

Assez ! Tu viens m’annoncer le mariage d’Ernest ?

JOBELIN, étonné.

Oui...

MARJAVEL.

Ce mariage est impossible !

ERNEST.

Hein ?

HERMANCE.

Quoi ?

JOBELIN.

Comment ?

MARJAVEL.

Ernest ne peut pas se marier.

JOBELIN.

Pourquoi ?

MARJAVEL.

Il n’aime pas sa cousine.

ERNEST, protestant.

Permettez...

MARJAVEL, bas à Ernest.

Laissez-moi faire !

Haut.

Il a une liaison...

JOBELIN.

Hein ?

ERNEST, protestant.

Mais...

MARJAVEL, à Ernest.

Quoi ? Il vaut mieux le dire tout de suite !

À Jobelin.

Il a une de ces liaisons... à tout casser... qui enchaînent toute une existence.

JOBELIN.

Mon neveu ?

ERNEST.

Vous vous trompez !

MARJAVEL, continuant.

Il aime une femme mariée !...

ERNEST et HERMANCE.

Ah !

Ils se regardent en baissant les yeux.

JOBELIN, se récriant.

Oh ! oh !

MARJAVEL.

C’est un amour coupable sans doute, il vaut mieux prendre une petite sans conséquence comme...

Il se désigne et reprend vivement.

Mais cet amour a pour excuse sa violence même.

JOBELIN.

Mais es-tu bien sûr... ?

MARJAVEL, tirant le papier brûlé de sa poche.

Vous allez en juger.

Voulant lire.

Qu’est-ce que j’ai donc fait de mon lorgnon ? Hermance !

HERMANCE.

Mon ami ?...

MARJAVEL, lui remettant le papier.

Vous allez voir comme elle lit le sentiment.

À Hermance.

Lis tout haut !...

HERMANCE, passant.

Moi ?...

MARJAVEL.

Oui... et ne te presse pas...

HERMANCE, lisant.

« Votre mari est un... »

MARJAVEL.

Passe... c’est brûlé...

HERMANCE, lisant.

« Quelle crainte peut-il vous inspirer, cet homme excellent ? »

À part.

Ah ! mon Dieu !

ERNEST, à part.

Mon brouillon !

MARJAVEL, joyeux.

Continue...

HERMANCE, à part.

Quel supplice !

Haut, lisant.

« Il est heureux, naïf... fat, et crédule... »

ERNEST, s’excusant.

Oh ! vous savez... j’ai écrit ça...

MARJAVEL.

Il n’y a pas de mal... C’est égal, je voudrais bien le connaître.

À Hermance.

Continue.

HERMANCE.

Mon ami, est-ce bien nécessaire ?

MARJAVEL.

Comment donc ! La fin est déchirante... Écoute, Jobelin.

HERMANCE, lisant froidement.

« Ne pensons qu’à notre amour... lui seul existe. Le reste n’est rien. »

MARJAVEL, à Hermance.

Plus de feu ! plus de feu ! Tu lis ça comme un chapitre de la Cuisinière bourgeoise.

Avec lyrisme.

« Ne pensons qu’à notre amour... lui seul existe. Le reste n’est rien. »

À Ernest.

Le reste, c’est le mari... l’imbécile !... Continue.

HERMANCE, continuant et se laissant insensiblement gagner par l’émotion.

« Aucun obstacle ne peut nous séparer, aucune force ne peut nous désunir... »

MARJAVEL, radieux.

Hein ! voilà de la passion !

HERMANCE, continuant.

« Tu es ma pensée, tu es mon âme, tu es ma vie. »

S’arrêtant et à part, avec attendrissement.

Comme il m’aimait !

ERNEST, à part.

Est-il bête de lui faire lire ça !

MARJAVEL.

Eh bien, la suite ?

HERMANCE, avec une émotion graduée.

« Je t’aime pour ta beauté, pour ta grâce, pour ce charme inconnu qui m’enivre... »

JOBELIN, à part, très ému et tirant son mouchoir.

Tout ce que j’écrivais à Mélanie...

HERMANCE, lisant en sanglotant.

« Me marier !... Ce doute horrible t’est venu ! tu as cru que je ne saurais pas résister... Ah ! que je t’en veux des larmes que tu as versées !... »

Ernest tire son mouchoir, Marjavel le sien, puis Hermance, dont la voix s’arrête coupée par les sanglots ; l’émotion a gagné Ernest, Jobelin et Marjavel, qui finissent par pleurer tous les trois. Ils se mouchent bruyamment.

MARJAVEL.

Que c’est bête ! je pleure comme un enfant !

JOBELIN.

Moi aussi !

ERNEST.

Moi aussi !

Marjavel console Ernest et remonte, Hermance va près de lui et pleure dans son sein ; bas à Hermance.

Prenez garde, madame, prenez garde !

HERMANCE, bas et vivement à Ernest.

Rompez le mariage ! ce sacrifice est au-dessus de nos forces !

Elle sort vivement à gauche pour cacher son émotion.

ERNEST, avec désespoir.

Bon ! ça va recommencer !

MARJAVEL, à Jobelin.

Eh bien, es-tu convaincu ?...

JOBELIN.

Tout à fait !... ce mariage est impossible !

MARJAVEL, à Ernest.

Je vous disais bien que je vous tirerais de là.

ERNEST.

Merci... c’est que les publications sont faites...

MARJAVEL.

Et vous voulez que j’aille à la mairie ? J’y vais !

ERNEST.

Non !

MARJAVEL.

Si !

ERNEST.

Non !

MARJAVEL.

Si !... seizième arrondissement... Attendez-moi... je reviens.

Bas.

Sans moi, ce crétin de Jobelin vous sacrifiait !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène IX

 

ERNEST, JOBELIN, puis LISBETH

 

ERNEST.

Comment, vous le laissez partir ? vous ne le retenez pas ?

JOBELIN, avec reproche.

Une femme mariée ! Oh ! monsieur ! je vous défends de me parler.

ERNEST.

Dame, mon oncle ! un jeune homme est bien embarrassé... on ne peut pas prendre une demoiselle.

JOBELIN.

Non... mais une veuve agréable... bien conservée.

ERNEST.

Des veuves !... Il n’y en a pas pour tout le monde, des veuves ! La société manque de veuves ! voilà sa plaie !

JOBELIN.

Et vous le connaissez, sans doute, ce mari ?

ERNEST.

Si je le connais !... Oh ! oui... Je le connais !...

JOBELIN.

Vous êtes son ami ?

ERNEST.

À l’année et sans gages !... Mais j’ai rompu... tout est rompu... Vous pouvez sans crainte me donner ma cousine.

JOBELIN.

Jamais, monsieur ! jamais !

On entend une dispute dans la coulisse et le bruit d’un soufflet.

La voix de KRAMPACH, dans la coulisse.

Aïe !

LISBETH, entrant et parlant à la cantonade.

Attrape !... C’est bien fait !

JOBELIN.

Qu’est-ce ?

LISBETH.

Je viens de gifler Krampach.

Remettant des billets à Ernest.

Tenez, v’là l’argent !

ERNEST.

Quel argent ?

LISBETH.

Celui que Krampach devait remettre au cocher et qu’il a gardé !

ERNEST et JOBELIN, ensemble avec terreur.

Il a gardé l’argent ?

LISBETH.

Parce que Kuissermann est son débiteur... mais, moi, je n’entends pas ça ! je suis une femme honnête...

ERNEST.

Oui, une honnête femme !

JOBELIN.

Mais alors ce cocher ?...

LISBETH.

Il est à la porte... furieux.

ERNEST et JOBELIN, ensemble.

Parbleu !

LISBETH.

Il m’a demandé le nom du mari.

ERNEST et JOBELIN, ensemble.

Marjavel ! Et pour quoi faire ?

LISBETH.

Pour lui écrire.

ERNEST et JOBELIN, ensemble.

Sapristi ! il faut courir !

Ils remontent avec Lisbeth.

LISBETH.

Oh ! c’est pas la peine... sa lettre est partie...

JOBELIN et ERNEST.

Partie !...

Lisbeth sort par la droite.

 

 

Scène X

 

ERNEST, JOBELIN, puis HERMANCE

 

JOBELIN.

Ah ! mon neveu !

ERNEST.

Ah ! mon oncle !

JOBELIN.

Tu as compris. ?

ERNEST.

Vous avez deviné ?

JOBELIN.

Ce fiacre a conduit.

ERNEST.

Madame Marjavel.

JOBELIN.

Oui.

Ensemble.

ERNEST.

Oh ! Hermance !

JOBELIN.

Mélanie !

Ils se regardent tous les deux.

ERNEST et JOBELIN.

Hein !

JOBELIN, étonné.

Hermance !

ERNEST, même jeu.

Mélanie !

JOBELIN, avec reproche.

Comment, mon neveu ?

ERNEST, même jeu.

Comment, mon oncle ?

ENSEMBLE.

Nous fûmes bien coupables.

Ils s’embrassent.

HERMANCE, entrant de gauche.

Ah ! mon Dieu ! quelle effusion de tendresse !

JOBELIN, vivement à Hermance.

Ah ! madame, un grand malheur ! Krampach a gardé l’argent... le cocher est furieux... il vient d’écrire à votre mari !

HERMANCE.

Monsieur, je ne comprends pas... je ne sais ce que vous voulez dire.

JOBELIN, à part.

Ah ! c’est juste ! Je croyais parler à Mélanie.

Bas à Ernest.

Dis-lui, toi.

Il le fait passer.

ERNEST, à Hermance, vivement.

Krampach a gardé l’argent... le cocher vient d’écrire à votre mari.

HERMANCE.

Nous sommes perdus !

Très exaltée.

Je ne peux plus revoir Marjavel... sa vue me tuerait... Partons ! fuyons !

Elle remonte.

ERNEST.

Où ça ?

HERMANCE.

N’importe où... en Suisse, en Amérique.

JOBELIN.

Peut-être que la Belgique...

HERMANCE.

C’est trop près.

ERNEST.

Permettez... un pareil voyage...

HERMANCE.

Vous hésitez !... après m’avoir entraînée dans l’abîme.

ERNEST, à part.

Allons, bien ! me voilà pris ! je suis dans l’engrenage.

Avec agitation et remontant.

Partons pour l’Amérique... Est-ce le sud ou le nord ?

 

 

Scène XI

 

ERNEST, JOBELIN, HERMANCE, MARJAVEL, puis KRAMPACH, puis BERTHE et LISBETH

 

MARJAVEL, entrant de gauche.

Me voilà ! Je suis en nage.

HERMANCE.

Lui !

ERNEST et JOBELIN, à part.

Trop tard !

MARJAVEL, joyeux.

J’arrive de la mairie... il y a là un bonhomme bien désagréable...

HERMANCE, bas à Ernest.

Il n’a pas reçu la lettre !

ERNEST, bas à Jobelin.

Il n’a pas reçu la lettre !

JOBELIN, bas à la cantonade.

Il n’a pas reçu la lettre !

MARJAVEL.

Je lui dis : « Monsieur, je viens pour le mariage de M. Ernest Jobelin... » Il me répond : « Êtes-vous le père ou la mère du jeune homme ? »

ERNEST, s’efforçant de rire.

Ah ! très drôle ! La mère du jeune homme !

HERMANCE.

C’est charmant !

JOBELIN.

C’est à mettre dans une pièce !

KRAMPACH, entrant une lettre à la main.

Monsieur, une lettre pour vous.

HERMANCE, ERNEST et JOBELIN, à part et terrifiés.

La lettre !

KRAMPACH.

On attend la réponse.

HERMANCE, bas.

Nous sommes perdus !

JOBELIN, à part.

Je vais me trouver mal !

MARJAVEL, après avoir décacheté la lettre.

Quelle drôle d’écriture ! Je ne trouve pas mon lorgnon.

ERNEST, vivement.

Voulez-vous que je lise ?

MARJAVEL.

Non... Krampach !...

Il lui donne la lettre.

HERMANCE.

Mais, mon ami...

MARJAVEL.

Je n’ai pas de secrets, moi ! et puis... il faut bien qu’il s’habitue... quand j’oublie mon lorgnon... Va !

KRAMPACH, lisant.

« Cancre !... si tu ne m’envoies pas tout de suite trois mille francs... »

MARJAVEL.

Il me tutoie !

KRAMPACH, lisant.

« Je dirai à ta femme que tu t’es promené dans mon fiacre avec une cocotte. »

Marjavel repousse Krampach et passe.

HERMANCE.

Hein ?

JOBELIN.

Ah bah !

MARJAVEL, à part.

Sapristi ! ma promenade avec Ginginette !... et ma femme qui a entendu... Je suis pincé.

ERNEST, bas.

Il paraît que nous avons tous pris le même fiacre !

HERMANCE, à Marjavel.

Me tromper ! à votre âge ! Adieu... monsieur...

Elle remonte.

MARJAVEL.

Non, Hermance !...

Elle revient à sa place.

Je vais t’expliquer...

Bas à Krampach.

Mange l’enveloppe !

Krampach se retourne, mange la lettre et garde l’enveloppe ; haut.

Cette lettre n’est pas pour moi... Voyons... est-ce que je suis un homme à me promener dans un fiacre avec une... cocotte ?

HERMANCE.

Pour qui donc, alors ?

MARJAVEL.

Ah ! voilà ! pour qui ?...

À part.

Je vais tout flanquer sur le dos d’Ernest.

Haut à Ernest.

Malheureux jeune homme !

Il lui prend le bras et l’attire à lui.

ERNEST.

Quoi ?

MARJAVEL.

Voilà donc où peuvent entraîner l’inconduite et le désordre...

ERNEST.

Mais ce n’est pas moi... je proteste !

MARJAVEL.

Inutile ! j’ai une preuve !

À Krampach.

Donne-moi l’enveloppe.

KRAMPACH.

Je l’ai mangée.

MARJAVEL.

Imbécile ! animal ! Il y avait dessus : « À M. Ernest Jobelin. »

HERMANCE.

Comment ?

ERNEST.

Vous êtes sûr ?

MARJAVEL, arrachant la lettre des mains de Krampach et la donnant à Ernest.

Maintenant, monsieur, reprenez cette lettre qui n’aurait jamais dû entrer dans cette maison.

ERNEST, l’examinant.

Tiens ! c’est l’enveloppe.

MARJAVEL.

Comment ! il a mangé la lettre ?

Il secoue vivement Krampach, qui ne comprend rien.

ERNEST, lisant la suscription.

« À M. Marjavel. »

TOUS.

Hein ?

MARJAVEL.

C’était pour moi ?... alors, je vois ce que c’est... je conduisais la tante Isaure au jardin d’acclimatation... on l’a prise pour une... Oh !

HERMANCE.

Ah ! monsieur... je me vengerai.

Elle va à lui.

JOBELIN, à part.

Encore !

Lisbeth entre avec Berthe ; elles portent des bouquets.

BERTHE.

La conférence est-elle finie ?

JOBELIN.

Oui, tout est arrangé !

ERNEST.

Quand vous êtes entrée, nous causions de la corbeille.

MARJAVEL, avec regret.

Ernest se marie.

À Hermance.

Nous perdons un ami.

KRAMPACH.

Ah ! monsieur, vous ne serez pas long à en retrouver un autre.

MARJAVEL.

Que le ciel t’entende !

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