Les Chemins de fer (Eugène LABICHE - Alfred DELACOUR - Adolphe CHOLER)

Comédie-Vaudeville en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 25 novembre 1867.

 

Personnages

 

GINGINET

TAPIOU

BERNARDON

JULES MÉSANGES

LUCIEN FAILLARD

COURTEVOIL

COLOMBE, cuisinière

PREMIER CHEF DE GARE, à Paris

DEUXIÈME CHEF DE GARE

TROISIÈME CHEF DE GARE, station de Croupenbach

UN CHEF DE BUFFET

UN PHOTOGRAPHE

CLÉMENCE, femme de Ginginet

MISS JENNY, jeune Anglaise, nièce de Ginginet

PAULINE

UNE NOURRICE

UNE BONNE

UNE DEMOISELLE DE COMPTOIR

ACTIONNAIRES

VOYAGEURS

VOYAGEUSES

EMPLOYÉS

Etc.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente la salle où se payent les dividendes dans une administration du Chemin de fer. Au fond, une galerie ouverte à droite et à gauche, laissant voir les guichets 7, 8, 9, 10. Sur les deux côtés de la scène des guichets portant, à gauche, les numéros 24, 25, 26 et, à droite, 21, 22, 23. Les guichets sont vitrés et mobiles. Grande table au milieu placée en long avec banc de chaque côté.

 

 

Scène première

 

TAPIOU, ACTIONNAIRES, puis PAULINE

 

Au lever du rideau, des actionnaires, hommes et femmes, sont assis autour de la table et rédigent leurs bordereaux. D’autres vont et viennent, ou sont devant les guichets. Tapiou est debout devant le guichet 24, premier plan. Il est manchot du bras gauche et porte l’uniforme de l’administration du Chemin de fer.

CHŒUR.

Chacun de nous s’empresse,
Malgré les lenteurs des bureaux,
De passer à la caisse
Pour rédiger ses bordereaux.

UNE PAYSANNE, à un monsieur en lui montrant une action qu’elle tient à la main.

V’là mon papier... Ousque c’est qu’on paye ?

LE MONSIEUR, désignant Tapiou qui tourne le dos.

Adressez-vous au brigadier...

Il s’éloigne au troisième plan, à la droite.

LA PAYSANNE, à Tapiou.

V’là mon papier... Ousque c’est qu’on paye ?

TAPIOU, se retournant.

Allez vous asseoir... que l’on vous appellera...

LA PAYSANNE.

Merci, monsieur.

La paysanne va s’asseoir à l’extrême droite sur le banc.

TAPIOU, à lui-même.

Cristi ! que j’ai chaud !... ils m’ont campé sur une bouche de calorifère... Je demanderai à changer de guichet.

UN MONSIEUR, assis à la table du milieu, à son voisin.

Monsieur, après vous la plume...

TAPIOU, à lui-même.

Allons, bon ! v’là le bras droit qui me démange... impossible de me gratter...

Une voix d’EMPLOYÉ, derrière le guichet.

M. Belgrive !

TAPIOU, appelant.

M. Belgrive !

UN MONSIEUR.

Présent !...

Il va au guichet.

TAPIOU.

Dieu de Dieu ! que ça me démange !

Il se frotte contre la boiserie.

La voix de l’EMPLOYÉ, appelant.

M. Roupagnol de Quatremar...

TAPIOU, appelant.

M. Roupagnol de Quatremar !...

À lui-même.

En v’là un nom... Eh bien ! il ne vient pas ?

Criant à tue-tête.

M. Roupagnol de Quatremar !

UN VIEUX MONSIEUR, s’approchant.

Je crois qu’on a murmuré mon nom...

TAPIOU.

Vous êtes donc sourd ?

UN VIEUX MONSIEUR.

Seize obligations du chemin de fer... nominatives...

TAPIOU.

Très bien ! fallait le dire !

Montrant la bouche de chaleur.

Prelotte ! qu’il fait chaud là-dessous... Si ça continue, je vas me crevasser !

Apercevant Pauline qui est entrée par le fond avec un panier rempli d’assiettes qu’elle passe par les guichets.

Tiens ! v’là ma femme qui passe le déjeuner aux employés... mon tour va venir...

PAULINE.

Bonjour, Tapiou...

TAPIOU.

Bonjour, Pauline... Qu’est-ce que tu m’apportes ce matin ?

PAULINE.

Une saucisse aux haricots...

TAPIOU.

Encore des z’haricots !... ça me fait gonfler. Je t’avais demandé des nantilles.

PAULINE.

Il n’y en avait plus... Ne grogne pas, v’là ta bouteille et une pomme.

Elle pose le déjeuner de Tapiou sur la planche devant le guichet.

TAPIOU.

Ça va refroidir... attends... la bouche de chaleur... elle servira à quelque chose.

Il place son assiette à terre sur la bouche de chaleur.

Maintenant pelure ma pomme... parce qu’avec une main...

PAULINE, tout en pelurant la pomme.

Eh bien ? qu’est-ce que je vois ? t’es manchot du bras gauche aujourd’hui.

TAPIOU.

Oui...

PAULINE.

Hier c’était le droit...

TAPIOU.

Je change... un jour l’un, un jour l’autre ; si tu crois que c’est caressant de se replier le bras toute la journée de neuf à quatre.

PAULINE.

Si on allait s’apercevoir que tu as tes deux bras...

TAPIOU.

Impossible ! Je n’en montre qu’un à la fois...

PAULINE.

Tu n’avais aucun titre pour obtenir ta place... Simple gâte-sauce dans un restaurant à trente-deux sous...

TAPIOU.

Trente-cinq... depuis l’Exposition... une bonne place...

PAULINE.

Que tu as perdue, grâce à ta bêtise... C’est alors que je me suis adressée à M. Ernest... le sous-chef... un jeune homme très bien... qui a connu ma famille...

TAPIOU.

J’ai idée qu’il te fait de l’œil...

PAULINE.

À moi ! par exemple !

TAPIOU.

Je n’insiste pas...

PAULINE.

C’est lui qui a eu la bonne pensée de te faire passer pour manchot...

TAPIOU.

Ancien militaire ! J’ai laissé pousser mes moustaches... et l’on m’a accepté d’emblée... Seulement je voudrais bien changer de guichet, celui-ci n’est bon qu’à faire éclore des petits poulets...

PAULINE.

Tiens... v’là ta pomme... Je viendrai chercher les assiettes...

Elle sort, troisième plan à gauche.

LA VOIX, derrière le guichet.

M. Lavallard.

TAPIOU.

M. Lavallard.

À part.

Quel métier ! ça m’éraille !

UN MONSIEUR, assis sur le banc près des guichets, se levant vivement.

Me voilà !

Il met les pieds dans l’assiette qui est posée à terre sur la bouche de chaleur.

TAPIOU, vivement.

Prenez donc garde !... que vous piétinez dans ma saucisse...

Il prend l’assiette.

LE MONSIEUR.

Je ne l’avais pas vue !

TAPIOU.

Heureusement qu’il fait sec... Il n’y a pas de crotte.

Il souffle sur sa saucisse comme pour en chasser la poussière.

 

 

Scène II

 

TAPIOU, ACTIONNAIRES, LUCIEN, puis JULES MÉSANGES

 

TAPIOU, commençant à déjeuner.

Voilà le seul bon moment de la journée...

LUCIEN, entrant, très affairé ; à Tapiou.

Vite ! un bordereau... je suis pressé...

TAPIOU, machinalement et la bouche pleine.

Allez vous asseoir... que l’on vous appellera...

LUCIEN.

Je vous demande un bordereau.

TAPIOU, lui remettant un bordereau.

Voilà... Allez vous asseoir...

À part.

Allons, bon ! on n’a pas mis de sel dans les z’haricots !

LUCIEN.

Nous disons donc que j’ai douze mille cinq cents francs de coupons à toucher pour M. Bernardon, mon patron...

Voyant la table occupée.

Bien ! les places sont prises... En attendant... piochons mon anglais...

Montrant un livre qu’il tire de sa poche.

C’est un guide de la conversation... car avant quarante-huit heures, j’aurai épousé une Anglaise... Malheureusement elle ne sait pas un mot de français... C’est très gênant... je serais bien aise, pour le premier soir, de lui décocher quelques phrases significatives... mais décentes... Il est très commode, ce petit livre... il y a des dialogues pour toutes les circonstances de la vie... Voyons...

Feuilletant son livre et lisant.

« Pour aller à la comédie », ce n’est pas cela ; « pour s’embarquer sur un paquebot », ce n’est pas ça ; « pour se coucher ».

Riant.

Ah ! non !... c’est trop tôt... c’est égal... Je vais lui faire une corne...

Il corne la page.

Quand je dis qu’elle ne sait pas le français... elle l’a appris dans les poètes... elle sait des tirades... Ainsi, l’autre jour, j’ai eu l’imprudence de lui dire cette simple phrase : À peine nous sortions des portes... de l’Opéra... elle s’est écriée : Oh ! yes !... et elle m’a égratigné tout le récit de Théramène, sans broncher.

TAPIOU, à part, venant de boire.

Cristi !... que c’est embêtant de boire du vin tiède !

LUCIEN.

Par exemple, je n’ai pas fait part de mon mariage à M. Bernardon, mon patron... Il me rase depuis un mois pour me faire épouser sa nièce...

L’EMPLOYÉ, derrière le guichet, appelant.

M. Legozillard...

TAPIOU, appelant.

M. Legozillard...

UN MONSIEUR, se levant de la table au coin à droite.

Présent !

LUCIEN, prenant sa place à la table à droite.

Ah ! voilà une place !... Faisons mon bordereau.

Écrivant.

38 924 ; 38 925 ; malgré moi je pense toujours à ma prétendue... miss Jenny Ginginet...

Écrivant.

38 926.

Parlé.

C’est un joli nom, Ginginet...

Écrivant.

38 927... Et elle a un teint... d’Anglaise... et des yeux !... 38 928... et une dot !... Deux cent mille francs...

Écrivant.

38 929... et orpheline !... Elle a à peine un oncle... M. Ginginet... qui l’a fait venir d’Angleterre pour la marier... il brûle de s’en débarrasser...

Écrivant.

38 930... Dieu ! que c’est rasant de faire un bordereau...

Il continue à écrire. Jules Mésanges est entré depuis quelques instants et a fait le tour de la salle en lorgnant les femmes qui s’y trouvent.

JULES, à lui-même ; il entre à reculons, se heurte contre une dame.

Oh ! mille pardons, madame !

À part.

De plus en plus laid !... C’est drôle... il y a des jours où toutes les femmes qu’on rencontre ont le nez de travers et les yeux en trompette !... Ainsi le vendredi, c’est un mauvais jour... jour maigre !... Le mardi on ne voit que des blondes... Mercredi est consacré aux brunes... Quant au jeudi... moitié l’une, moitié l’autre... c’est un jour panaché !... Rien à faire ici, je vais faire un tour au Nord.

TAPIOU, à Jules.

Monsieur cherche quelque chose ?

JULES.

Oui... je cherche une jolie femme...

TAPIOU.

Alors, Monsieur ne vient pas pour toucher ?

JULES.

Moi ?... C’est-à-dire...

À part.

Il est facétieux, le manchot !

Il continue à lorgner.

LUCIEN, à part, à la table.

Allons, bon ! J’ai fait mon bordereau au nom de Ginginet... l’oncle de ma fiancée... Ce diable de nom ne me sort pas de la tête...

Il déchire son bordereau.

Il faut que je recommence...

TAPIOU, à part, près de son guichet.

Cristi !... le bras me démange !...

Il se frotte contre la boiserie.

JULES, qui est revenu, le regardant faire.

Il ne faut pas les remuer... ça les excite.

TAPIOU.

Quoi ?... Voulez-vous un bordereau ?

JULES.

Si j’en veux !... C’est-à-dire que j’en veux cinq... dix... tout le paquet.

TAPIOU, étonné.

Ah bah !

JULES.

Le bordereau... mais c’est mon truc... ma spécialité... J’aime les femmes... et je les fais au bordereau...

S’interrompant.

Mâtin ! il fait chaud à ton guichet.

TAPIOU.

Je vous en réponds... Ma pomme est cuite.

LUCIEN.

Mon bordereau est terminé. Passons à la caisse centrale.

Il sort, troisième plan droite.

JULES.

Chaque matin, j’arrive dans une de nos grandes administrations du Chemin de fer... à l’époque des dividendes... car il en est encore qui payent des dividendes...

TAPIOU.

Ne m’en parlez pas... J’ai ai mal à la gorge...

JULES.

Je m’embusque, un bordereau à la main... et dès qu’une jolie femme paraît... crac !...

S’interrompant et l’amenant sur le devant du théâtre.

Viens par ici ; il fait trop chaud !

TAPIOU.

C’est pas de refus... J’ai ma chemise collée... et vous ?...

JULES.

Je vois cette pauvre petite femme embarrassée de ton vilain papier, et tremblant de tacher ses jolis petits doigts avec tes ignobles plumes de fer...

TAPIOU.

C’est pas à moi... C’est à l’administration.

JULES.

Je m’approche, comme l’ange du bordereau, et...

L’EMPLOYÉ, appelant derrière son guichet.

M. de La Tabardière !

TAPIOU, répétant.

M. de La Tabardière !

À Jules.

Allez toujours.

JULES.

J’offre mes services... On refuse d’abord... J’insiste...

L’EMPLOYÉ, derrière son guichet.

M. Beurré de Sainte-Magne !

TAPIOU, répétant.

M. Beurré de Sainte-Magne !

À Jules.

Allez toujours !

JULES.

Ah ! c’est embêtant de causer comme ça...

Reprenant.

J’insiste... On accepte... Nous nous asseyons à une table... tout près l’un de l’autre... nos genoux se touchent...

TAPIOU.

Oh ! taisez-vous ! que vous allez troubler ma digestion !

JULES.

Alors je lui dis d’une voix musicale : Vos nom et prénoms ? – Adeline Cruchard. – Votre profession ? – Rentière. – Votre demeure ? – Rue Lafayette, 58. – Et le tour est fait ! Je pince l’adresse, le nom et le lendemain...

Avec force et regardant Tapiou.

Ah çà ! mais pourquoi diable est-ce que je te raconte tout cela ?

TAPIOU.

Dame ! Je n’en sais rien !

JULES.

Tu m’arraches mes confidences... Retourne à ton guichet... te faire gratiner !

TAPIOU, retournant à son guichet.

Il est malhonnête... C’est un homme comme il faut...

JULES, achevant de lorgner.

Rien de potable... Je file... je vais sonder le Crédit foncier.

Apercevant une jeune dame qui entre et va s’asseoir sur un banc.

Très gentille !... très gentille !...

Prenant un bordereau et s’approchant de la dame.

Madame désire-t-elle un bordereau ?

LA DAME, sèchement.

Monsieur...

TAPIOU, à part.

Il commence son truc.

JULES, à la dame.

Si je puis vous aider de mes conseils... J’ai la grande habitude...

LA DAME, sèchement.

Merci, monsieur, je suis une honnête femme... J’attends ma mère.

Apercevant un jeune homme qui entre au troisième plan gauche.

Ah ! Ernest !

Elle lui prend le bras et disparaît avec lui par le troisième plan gauche.

JULES.

Complet !... Elle appelle ça sa mère... La mère Ernest !

UN VIEUX MONSIEUR, à Jules, lui présentant un papier.

Monsieur, puisque vous êtes si obligeant... auriez-vous la complaisance de me rédiger mon bordereau ?

JULES.

Monsieur, je ne travaille que pour les dames !

UNE VIEILLE DAME, se levant, son bordereau à la main.

Alors, monsieur, si c’était un effet de votre bonté !

JULES, avec force.

Pour les jeunes !

LA VIEILLE DAME.

Monsieur ! je n’en ai que trois...

Jules disparaît par le troisième plan, à gauche, suivi de la vieille dame.

 

 

Scène III

 

TAPIOU, BERNARDON, puis PAULINE, puis LUCIEN

 

TAPIOU, riant.

Le truc a raté ! il n’a pas fait ses frais.

BERNARDON, entrant, du troisième plan droite ; à part.

Une heure et demie... le conseil de surveillance ne se réunit qu’à deux heures... j’ai une demi-heure pour rédiger mon rapport, et j’arriverai encore à temps pour toucher mon jeton.

Il glisse sur une pelure de pomme jetée par Tapiou.

Aïe ! qu’est-ce que c’est... Une pelure de pomme...

TAPIOU.

Allez vous asseoir, que l’on vous appellera.

BERNARDON.

Qui est-ce qui se permet de jeter des pelures de pomme sur le parquet de l’administration ?

TAPIOU.

Est-ce que ça vous regarde ? C’est-y vous qu’êtes chargé de balayer ?...

BERNARDON.

Insolent !

TAPIOU.

Vieil empaillé !

Pauline, qui est entrée depuis quelques instants du troisième plan gauche, allant droit au guichet, reprend les assiettes.

BERNARDON.

Vieil empaillé !... Tu te souviendras de moi... je vais demander ton renvoi immédiat au conseil d’administration ! Traiter de la sorte un employé supérieur !

TAPIOU, à part.

Ah ! bigre !

PAULINE, à part.

Nous voilà bien !

Haut, s’approchant de Bernardon.

Il faut l’excuser, monsieur l’employé supérieur... il est manchot...

TAPIOU.

Du bras gauche... pour le moment.

BERNARDON, à Pauline.

Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

PAULINE.

C’est moi qui porte le déjeuner aux employés.

BERNARDON.

Eh bien !

À part.

Elle est gentille !

PAULINE.

Alors, voilà Tapiou... moi, je suis sa femme.

TAPIOU.

Et moi son homme, sans vous offenser.

BERNARDON.

Ah ! c’est là ton mari...

À part.

Très gentille !

À Tapiou.

Va à ton guichet, toi !

Tapiou retourne à son guichet. À Pauline.

Et si je lui pardonne... seras-tu reconnaissante ?

PAULINE.

Oh ! monsieur ! La reconnaissance, c’est mon fort !

BERNARDON, bas à Pauline.

Eh bien ! petite... nous verrons si tu tiendras ta promesse...

À part.

Elle a des mains charmantes...

TAPIOU, s’approchant de Bernardon.

Monsieur l’employé supérieur... si c’était un effet de votre bonté... je voudrais une place au grand air...

BERNARDON.

C’est bien... Va à ton guichet !...

TAPIOU.

Oui... arrangez ça avec ma femme...

Il retourne à son guichet.

BERNARDON, bas à Pauline.

Viens me voir à quatre heures. Bernardon, 18, rue de Mogador... Tu diras que tu apportes mes faux cols... à cause de ma femme...

Il remonte en passant derrière Pauline.

PAULINE.

Bien, monsieur Bernardon, à quatre heures...

Bas à Tapiou en passant près de lui.

Tu viendras me prendre à quatre heures... j’ai une course à faire...

TAPIOU.

Et ma place ?

PAULINE.

Tu l’auras !

Elle sort au troisième plan gauche.

BERNARDON, la regardant sortir.

Elle me rappelle les grisettes de ma jeunesse... race aimable et perdue...

LUCIEN, venant de la caisse, deuxième plan à droite.

Tiens ! monsieur Bernardon !

BERNARDON.

Ah ! monsieur Lucien Faillard, mon caissier... Vous venez de toucher...

LUCIEN.

Oui, monsieur... ici et à la Banque... il ne me reste plus que cinquante-neuf mille francs à recevoir au Comptoir d’escompte...

TAPIOU, à part.

Nom d’un nom ! je ne me sens plus le bras... Je vais au vestiaire me le dégourdir un peu.

Il sort.

BERNARDON, qui a tiré son calepin et calculé.

Cela vous fera cent cinquante mille sept cent trente-sept francs, zéro huit...

LUCIEN, qui a aussi tiré son calepin.

Tout juste.

BERNARDON.

Vous les déposerez chez M. Marécat, mon banquier...

LUCIEN.

Bien, monsieur.

BERNARDON.

Aujourd’hui même... C’est demain fête... les bureaux seront fermés pendant trois jours...

LUCIEN.

Ne craignez rien... avant quatre heures...

Fausse sortie.

BERNARDON, le rappelant.

Ah ! Faillard !

LUCIEN, revenant.

Monsieur ?

BERNARDON.

Avez-vous songé à ma nièce ?...

LUCIEN.

Pas encore... je suis si occupé...

BERNARDON.

Songez-y, mon ami ! Belle éducation, fortune modeste, santé robuste... comme toutes les personnes marquées de la petite vérole...

LUCIEN.

Ah ! elle est ?... Je réfléchirai...

BERNARDON.

Je vous donne huit jours.

LUCIEN.

C’est plus qu’il n’en faut.

À part.

Je lui enverrai après-demain un billet de faire-part.

Il sort troisième plan gauche.

BERNARDON, seul.

Sapristi !... et mon rapport ? Le jeton est double quand on fait un rapport... J’ai mes notes... je vais entrer dans le bureau de M. Solage... c’est l’affaire de cinq minutes...

TAPIOU, rentre ; cette fois il est manchot du bras droit ; agitant son bras gauche.

Ah ! ça va mieux... j’ai changé de bras... je ne me sentais plus la saignée...

 

 

Scène IV

 

TAPIOU, PUBLIC, GINGINET, puis CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE

 

On entend une légère altercation dans la coulisse.

GINGINET, paraissant ; il porte une pendule ; à la cantonade.

Des paquets ! des paquets ! ça n’empêche pas de toucher son dividende... D’ailleurs ce ne sont pas des paquets... mes malles sont faites, ainsi...

Parlant à la coulisse.

Entre, ma bonne amie... toi aussi, Jenny...

Clémence et Jenny paraissent, elles portent des paquets.

JENNY.

Oh ! yes !

GINGINET.

Eh bien ! où est donc Colombe ?

Appelant à la cantonade.

Colombe !

COLOMBE, entrant ; elle tient un énorme globe de pendule.

Me voilà ! c’est le brigadier qui ne voulait pas me laisser passer...

TAPIOU, à part, regardant Colombe.

Nom d’un Turc ! voilà une belle femme !

GINGINET, à Colombe.

Prends bien garde au globe.

COLOMBE.

Dans le fiacre, j’ai manqué de m’asseoir dessus.

Elle rit comme une folle.

TAPIOU.

Je sais bien quel est le globe qui aurait cassé l’autre.

Il rit comme un fou ; Colombe et Tapiou s’arrêtent et se regardent.

GINGINET.

Mesdames, asseyez-vous sur ce banc.

À Jenny.

Banc !... Répète : Banc !

JENNY, répétant ; accent anglais.

Banque !

GINGINET.

C’est à peu près ça... Chemin faisant, je lui apprends le français...

CLÉMENCE.

Mais quelle idée as-tu de nous faire entrer ici ?... Nous pouvions très bien t’attendre dans le fiacre...

GINGINET.

Clémence, tu es ma femme... tu es appelée à devenir veuve un jour.

CLÉMENCE.

Oh ! mon ami !

GINGINET.

Le plus tard possible !... Mais je veux, quand la Parque se sera prononcée... que tu saches gérer ta fortune... Nous allons apprendre ensemble le mécanisme des chemins de fer... car c’est la première fois que je me lance dans cette valeur... contre ton avis, je le sais.

CLÉMENCE.

Oh ! pour quinze actions...

GINGINET.

Mais ces quinze actions me donnent un droit... au prorata... sur tout ce qui est ici... chaises, bancs, tables, guichets...

À Jenny.

Jenny, come here...

À part.

Je ne sais que ça d’anglais ; mais ça m’est bien utile.

Lui montrant un guichet.

Répète : Guichet !

JENNY, répétant.

Couchette !

COLOMBE, à Ginginet.

Monsieur, elle a dit : Couchette.

Elle se tord de rire.

TAPIOU.

C’est vrai qu’elle a dit : Couchette.

Il se tord de rire.

GINGINET.

Heureusement que je vais la marier...

COLOMBE, s’arrêtant, et à part, regardant Tapiou.

Quel malheur qu’il n’ait qu’un bras !

TAPIOU, à part.

Voir une pareille femme et être sur une bouche de chaleur... c’est de trop !

CLÉMENCE, à Ginginet.

Tu as beau dire, ce n’est pas ici la place d’une femme.

GINGINET.

Une femme au bras de son mari... entre sa nièce, sa bonne et sa pendule... n’est déplacée nulle part...

CLÉMENCE.

C’est comme hier, tu nous as fait entrer à la Société générale...

GINGINET.

J’avais un petit chèque à toucher...

CLÉMENCE.

Et pendant que tu étais à la caisse... un jeune homme s’est approché de moi... il voulait absolument me faire mon bordereau... J’avais beau lui répondre : Mais, monsieur, je n’ai aucun bordereau à faire... Il insistait... mon bouquet de violettes est tombé... il l’a ramassé...

GINGINET.

C’est un pick-pocket.

JENNY.

Oh yes ! pick-pocket ! pick-pocket !

GINGINET, étonné.

Tiens ! elle a bien dit ce mot-là... elle se forme... Elle commence à parler français.

COLOMBE.

Mais ce n’est pas tout... le voleur de violettes m’a offert cent sous pour lui donner l’adresse de Madame...

GINGINET.

Eh bien ?

COLOMBE.

J’ai pris les cent sous... et je l’ai dénoncé au brigadier... il a filé.

GINGINET.

Elle est très fine, cette Colombe...

TAPIOU, à part.

C’est un renard !... cette Colombe...

GINGINET, à Colombe.

Prends garde au globe ! Ah çà ! ne perdons pas de temps... Nous partons ce soir à sept heures pour Croupenbach... où doit se faire la noce de Jenny...

TAPIOU, à part.

Prelotte ! v’là mon bras droit qui s’engourdit maintenant... Quelle fichue place !

 

 

Scène V

 

TAPIOU, GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, BERNARDON, venant du troisième plan, à droite

 

BERNARDON, reparaissant.

Mon rapport est fait... Tapiou, fais vite porter cette lettre à son adresse...

À lui-même.

Je donne rendez-vous à mon neveu, ici, après le conseil.

TAPIOU, sortant.

Tout de suite, monsieur l’employé supérieur...

Il disparaît, troisième plan, à gauche.

GINGINET.

Un employé supérieur !

BERNARDON, regardant sa montre.

Deux heures moins un quart !

GINGINET, s’approchant de Bernardon et le saluant gracieusement.

Monsieur...

BERNARDON, saluant.

Monsieur...

GINGINET.

C’est à un de nos employés supérieurs que j’ai l’honneur de parler ?

BERNARDON.

Oui, monsieur...

GINGINET.

Mon nom ne vous est peut-être pas inconnu... Ginginet.

BERNARDON, cherchant à se rappeler.

Ginginet...

GINGINET.

J’ai quinze actions...

BERNARDON.

Ah !

GINGINET.

J’en ai acheté treize d’abord... et deux ensuite... treize et deux font quinze... Je ne me trompe pas de beaucoup.

BERNARDON, à part.

Qu’est-ce que c’est que cet imbécile-là ?

GINGINET.

Mon Dieu, j’aurais peut-être été jusqu’à vingt... Je le pouvais...

BERNARDON, tirant sa montre.

Pardon, monsieur...

GINGINET.

Mais, madame Ginginet... que je vous demande la permission de vous présenter...

Appelant.

Clémence !

CLÉMENCE, se levant et s’approchant.

Mon ami...

GINGINET.

Monsieur est employé supérieur de notre compagnie...

BERNARDON, saluant.

Madame...

À part.

Elle est charmante... Des yeux !...

GINGINET.

Et s’il n’était pas aussi pressé... j’aurais aimé à lui soumettre... comme actionnaire... quelques observations pratiques...

BERNARDON.

Comment donc ! mais tout mon temps est à vous... et à Madame...

GINGINET.

Une question d’abord... Pourquoi le dividende, qui était l’année dernière de cinquante-deux francs trente-huit, n’est-il, cette année, que de cinquante-deux francs onze... Nous baissons... nous baissons !

CLÉMENCE.

Ah ! pour vingt-sept centimes...

BERNARDON.

C’est bien simple... cette année nos avons renouvelé tout le matériel...

À Clémence.

Madame habite Paris ?

GINGINET.

La seconde question... question d’intérêt capital... Pourquoi les enfants au-dessous de sept ans ne payent-ils que demi-place, alors même que, par leur corpulence, ils occupent une place entière ?

BERNARDON.

Une tolérance... dans l’intérêt des familles... Vous n’avez pas d’enfants ?

GINGINET.

Non... jusqu’ici le ciel et madame Ginginet m’ont refusé cette faveur... Mais enfin supposons que j’aie huit enfants... tous de sept ans...

CLÉMENCE.

Mon ami...

BERNARDON, galamment.

Mais c’est une supposition qui n’a rien d’exorbitant en regardant Madame...

GINGINET.

J’ai donc huit enfants tous de sept ans ! je les flanque dans un wagon... je paye quatre places et j’en occupe huit... c’est insensé !

BERNARDON.

Votre observation me frappe... Remettez-moi une note avec votre adresse...

GINGINET.

Très bien... Ça ne sera peut-être pas rédigé... comme Arsène de Musset... Je suis homme de chiffre, moi !

BERNARDON.

N’importe... j’étudierai l’affaire et j’irai en causer chez vous... si Madame m’autorise... Madame habite Paris ?

GINGINET.

Je vais toucher maintenant à une question délicate...

CLÉMENCE.

Mon ami, tu abuses des instants de Monsieur...

BERNARDON.

Par exemple ! mais je ne puis mieux les employer qu’à vous regarder... écouter Monsieur.

GINGINET.

C’est trop d’honneur... J’aborde donc la grande question des parapluies...

BERNARDON.

Quoi ! des parapluies ?

GINGINET.

Oui... que deviennent les parapluies perdus dans les chemins de fer ?... Remarquez que je ne soupçonne personne !

BERNARDON.

Dame !... on réclame... On les rend, je suppose...

GINGINET.

Erreur !... moi qui vous parle... j’en ai perdu un, une fois... j’ai réclamé... il avait un manche en ivoire... On m’a introduit dans une pièce où il y avait bien deux cents parapluies rangés par ancienneté...

BERNARDON.

Eh bien ! vous avez reconnu le vôtre ?...

GINGINET.

Non... le mien n’y était pas... J’aurais pu en prendre un autre... mais je ne mange pas de ce pain-là... Seulement, en ma qualité d’homme pratique, je me suis demandé ce que deviendraient ces deux cents parapluies...

BERNARDON.

Oh ! c’est si peu de chose !

GINGINET.

Permettez... il y en avait d’une certaine valeur... Moi, je pense... sauf votre avis... qu’au bout de dix ans on pourrait se faire autoriser par les tribunaux compétents à les vendre au profit de la masse et à en distribuer le prix aux actionnaires... au prorata !

BERNARDON.

C’est une idée... remettez-moi une note... avec votre adresse.

GINGINET.

Bien ! Deux notes ! Autre observation... Pourquoi l’amortissement...

BERNARDON.

Pardon... il est deux heures... il faut que j’entre en séance... On va distribuer les jetons...

À Clémence.

Veuillez m’excuser, madame... mais le devoir !... J’emporte l’espérance que cette entrevue ne sera pas la dernière...

CLÉMENCE.

Monsieur...

BERNARDON.

Et si M. votre mari veut bien me faire parvenir ses notes précieuses.

GINGINET.

Soyez tranquille !

BERNARDON.

Avec votre adresse, n’est-ce pas ?... et affranchir !

Saluant.

Monsieur... madame...

Il sort troisième plan à gauche.

 

 

Scène VI

 

GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, puis TAPIOU

 

GINGINET.

Il est très bien, cet homme-là... C’est un travailleur... qui s’occupe de nos intérêts.

CLÉMENCE, à part.

Et de son jeton !

Haut.

Mon ami, je crois que tu oublies tes coupons.

GINGINET.

C’est vrai... mais je me sens bien ici... je suis chez moi... J’y resterais toute la journée...

Examinant la localité.

Comme tout ça est établi... c’est peint à l’huile... à trois couches... C’est plus cher... mais ça dure... nous ne liardons pas... Mettons-nous à cette table.

Les femmes s’assoient et déposent tous leurs paquets sur la table ; à Jenny.

Come here ! Répète : Table ! table !

JENNY.

Teuble ! teuble !

GINGINET.

Pas mal !

COLOMBE, à part.

Elle me fait suer de l’encre de Chine...

TAPIOU,

rentrant ; il est redevenu manchot du bras gauche ; à part.

J’ai encore changé de bras... ça me délasse.

COLOMBE, à part, apercevant le changement de bras ; étonnée.

Tiens !... on lui a revissé son bras de l’autre côté !

GINGINET, qui a installé les dames à la table.

Maintenant je vais m’informer du mécanisme près du brigadier...

Allant à Tapiou.

Mon ami, j’ai quinze actions... c’est la première fois que je touche...

TAPIOU, machinalement.

Allez vous asseoir... que l’on vous appellera !

GINGINET.

Mais on ne peut pas m’appeler si on ne sait pas que je suis là !

TAPIOU.

Tenez !... voilà un bordereau.

Il le lui donne.

GINGINET.

Ah ! voilà donc ce qu’on appelle un bordereau !... mais expliquez-moi...

TAPIOU.

Non, il fait trop chaud...

GINGINET.

Merci, brigadier...

À part, retournant à la table.

Il est très bien aussi, cet homme-là. Nous ne prenons que de vieux soldats... c’est moins cher...

Aux dames.

J’ai mon bordereau... le voilà !

À Jenny, le lui montrant.

Bordereau ! Dis : Bordereau !...

JENNY, répétant.

Borderotte !

GINGINET.

Oui ! pas mal !... heureusement que je vais la marier...

Regardant son bordereau.

Ah ! diable ! que veulent dire toutes ces colonnes ?... Numéros de série... numéros d’ordre...

CLÉMENCE.

Ça, je n’en sais rien !

GINGINET.

Il vaut mieux s’informer... Je vais demander au brigadier...

Allant à Tapiou.

Pardon, mon brave...

TAPIOU.

Allez vous asseoir, que l’on vous appellera...

GINGINET.

Oui, vous me l’avez déjà dit... Qu’entendez-vous par numéros de série... et numéros d’ordre ?

TAPIOU.

Le numéro de série, c’est la première colonne... le numéro d’ordre, c’est la seconde...

GINGINET.

Je le vois bien, mais...

TAPIOU.

Sapristi ! Je crois qu’ils ont rallumé du feu là-dessous.

Il s’éloigne de son guichet.

GINGINET.

Merci, brigadier.

Il revient à la table.

CLÉMENCE.

Eh bien ! as-tu demandé ?

GINGINET.

Oui... le numéro de série, c’est la première colonne... le numéro d’ordre, c’est la seconde... Comprends-tu ?...

CLÉMENCE.

Pas un mot.

GINGINET.

Dicte-moi toujours les numéros... Ah ! attends ! Je vois ici : nom, prénoms et domicile... J’en ai deux : l’un à Paris, l’autre à la campagne... Lequel faut-il mettre ?

CLÉMENCE.

Celui de Paris...

COLOMBE.

Celui de la campagne...

GINGINET.

Tu crois ?... J’aime mieux demander...

Il va au guichet 24, qui est fermé ; il frappe, on ne répond pas.

Ils travaillent... C’est une ruche ici... une véritable ruche... Tant pis ! je veux voir ça...

Il monte sur une chaise et regarde par-dessus la cloison.

Tiens ! ils mangent !... il y en a un autre qui arrange ses ongles...

Revenant à la table.

Il ne faut pas les déranger...

Apercevant Tapiou qui est revenu au guichet 24.

Ah ! Colombe ! va demander au vétéran si je dois indiquer mon domicile à la campagne ou à Paris...

COLOMBE, prenant son globe.

Oui, monsieur...

GINGINET.

Pendant ce temps-là, nous allons écrire les numéros...

Ginginet écrit. Clémence dicte à voix basse.

COLOMBE, à Tapiou.

Jeune homme !

TAPIOU, galamment.

Quoi ! ma belle enfant ?

COLOMBE.

C’est mon bourgeois qui demande ousqu’il faut indiquer son domicile ?

TAPIOU.

Il faut l’indiquer là ousqu’il demeure... parce que s’il l’indiquait ailleurs... c’est qu’il n’y demeurerait pas...

COLOMBE.

Je vais lui dire...

TAPIOU.

Un instant... que vous êtes bien pressée...

Il veut la lutiner.

COLOMBE.

Prenez garde à mon globe !

TAPIOU.

Mam’zelle... je voudrais vous demander quelque chose ?

COLOMBE, baissant les yeux.

Si une demoiselle peut l’entendre...

TAPIOU, amoureusement et bas.

Vous n’allez donc jamais vous promener le soir à Montmartre ?

COLOMBE, étonnée.

Pourquoi faire ?

TAPIOU.

Il y a des bosquets !

Il veut la lutiner.

COLOMBE.

Je vous quitte... Mon absence pourrait être remarquée...

TAPIOU.

Vous accepterez bien la politesse d’un verre de vin chaud ?

COLOMBE.

Ça, ça ne se refuse pas.

TAPIOU, lui servant à boire.

À la vôtre.

COLOMBE, trinquant.

À la vôtre.

GINGINET, écrivant son bordereau.

Maintenant, le domicile...

Appelant.

Colombe !... Eh bien ! elle trinque avec le brigadier ! Colombe !

COLOMBE, s’essuyant la bouche avec le revers de sa main.

Monsieur...

GINGINET.

Je n’aime pas qu’une fille qui porte ma livrée... affiche des allures !

COLOMBE.

Mais...

GINGINET.

C’est bien... Assez ! Qu’a dit le vétéran ?... votre compagnon d’orgie...

COLOMBE.

Il a dit que votre domicile... c’était là ousque vous demeuriez...

GINGINET, écrivant.

Je vais mettre... tantôt à Paris... tantôt à la campagne...

Se levant.

Voilà ! Maintenant, c’est l’affaire d’une minute...

Aux femmes.

Vous allez voir le rouage... Je glisse mon bordereau par ce guichet...

Il le passe.

Et dans un instant...

TAPIOU.

Allez vous asseoir, que l’on vous appellera...

GINGINET.

Oui... asseyons-nous... on nous appellera.

La voix de l’EMPLOYÉ, derrière le guichet.

M. Ginginet...

GINGINET, se levant.

Déjà !... Quand je vous disais...

TAPIOU, appelant.

M. Ginginet !

GINGINET, s’approchant du guichet.

C’est moi...

L’EMPLOYÉ, lui repassant son bordereau.

Votre bordereau est mal fait, il faut le recommencer.

Le guichet se referme.

GINGINET, ahuri.

Quoi ? Comment, le recommencer !

TAPIOU.

On vous dit qu’il est mal fait...

GINGINET.

Qu’est-ce qu’il lui manque ?

TAPIOU.

Ça ne me regarde pas... Allez vous asseoir !

 

 

Scène VII

 

GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, TAPIOU, JULES, puis LE CAPITAINE COURTEVOIL

 

GINGINET.

Mais sacrebleu ! si personne ne m’indique... je n’en sortirai pas !...

Il remonte.

JULES, rentrant du troisième plan, à gauche, et à lui-même.

Une journée de flambée ! je rentrerai bredouille !

Apercevant Clémence.

Oh ! la dame que j’ai vue hier à la Société générale...

CLÉMENCE, à part.

Ce jeune homme qui m’a pris mon bouquet de violettes !

Elle lui tourne le dos, et vient au premier plan gauche.

GINGINET.

Où est le bureau de renseignements ?... Il doit y avoir un bureau de renseignements, sacrebleu !

JULES, se présentant.

Monsieur, si je puis vous être utile...

GINGINET.

Mon Dieu, monsieur, entre actionnaires, on peut se rendre de petits services... Monsieur est actionnaire, sans doute ?

JULES.

Oui.

GINGINET.

Moi, j’en ai quinze...

JULES.

Moi, cent vingt-deux...

GINGINET, à part.

Oh ! un capitaliste !

COLOMBE, à part.

Où diable ai-je vu cette frimousse-là ?

GINGINET.

J’ai un bordereau à faire... et je vous l’avouerai franchement, je ne sais pas pour quel bout le prendre...

JULES.

Monsieur, le bordereau, c’est mon truc...

Se reprenant.

mon triomphe !

Indiquant Clémence.

Et si Madame veut bien me dicter les numéros...

CLÉMENCE, à part.

Moi ?... Quelle effronterie !

JULES.

Madame, veuillez prendre la peine de vous asseoir... près de moi.

CLÉMENCE, sèchement.

C’est inutile... Mon mari dictera lui-même...

GINGINET, bas à sa femme.

Clémence, je ne te comprends pas... Répondre de cette façon à ce jeune homme... qui est la complaisance même...

CLÉMENCE, bas.

Je ne le connais pas.

GINGINET, bas.

Il a cent vingt-deux actions !...

CLÉMENCE, bas.

Tant mieux pour lui !

GINGINET.

Je suis fâché de te le dire... ce n’est pas comme ça qu’on se crée des relations...

À Jules.

Ma femme est un peu souffrante... nous allons rédiger ça à nous deux...

JULES, assis sur le banc, à part.

Elle me boude.

À Ginginet.

Nom et prénoms ?

GINGINET.

Pierre-Léonidas Ginginet.

JULES.

Domicile ?

GINGINET.

À Paris ou à la campagne.

JULES.

À Paris... L’autre m’est égal.

GINGINET.

Rue Chauchat, n° 18.

JULES.

Très bien.

CLÉMENCE, à part.

Il lui donne notre adresse, à présent...

JULES.

Quel étage ?

GINGINET.

On met l’étage ?

JULES.

Ils le demandent quelquefois...

GINGINET.

Au deuxième, au-dessus de l’entresol... la porte en face. Si jamais vous passez dans notre quartier...

JULES.

Souvent...

GINGINET.

Je serai très heureux de recevoir votre visite...

CLÉMENCE, à part.

Il l’invite...

GINGINET.

Entre actionnaires, on devrait se voir plus souvent... on se communiquerait ses idées... J’en ai une sur les parapluies !

JULES.

Et moi, sur le wagon des dames...

GINGINET, avec importance.

Vous me remettrez une note...

JULES.

Donnez-moi votre premier bordereau... je vais recopier vos numéros par ordre.

GINGINET.

Le voici... Vraiment, j’abuse...

Allant à Clémence.

Il est charmant, cet actionnaire !

COLOMBE, à part, regardant Jules qui écrit.

Mais où l’ai-je vu ?... C’est pas à la Halle...

JENNY.

Shall we not go out ? (Allons-nous partir ?)

GINGINET.

Tiens, je l’avais oubliée... Il faut la faire travailler... Come here... Dis : Pendule !

JENNY, répétant.

Pendulle.

GINGINET.

Balancier !

JENNY, répétant.

Balançoire !

GINGINET.

C’est pas mal... Heureusement que je vais la marier !

COURTEVOIL, entrant du troisième plan droite ; allure militaire ; ton rude.

Ah ! ah ! c’est ici la boutique aux actions ?

JENNY, allant à Courtevoil et lui mettant un doigt sur la poitrine.

Un... homme !

Elle regarde Ginginet pour avoir son approbation.

COURTEVOIL, brusquement.

Qu’est-ce que c’est ?

GINGINET.

Pardon, monsieur... c’est ma nièce... une Anglaise... qui s’exerce à apprendre le français...

Posant à son tour un doigt sur la poitrine de Courtevoil, et à Jenny.

Oui... un homme !

COURTEVOIL.

Mais sacrebleu !

GINGINET.

Mille excuses... c’est fini.

COURTEVOIL, à Tapiou.

Donne-moi un papier, toi !

TAPIOU.

Voilà, mon officier.

COURTEVOIL, l’examinant.

Ah ! ah !... tu as un bras de moins... à la bonne heure !... Voilà un beau coup d’œil... ça rafraîchit... ça repose !

TAPIOU.

Oui, mais ça gêne...

COURTEVOIL.

Où l’as-tu égaré ? En Italie ?... en Crimée ?... en Chine ?

TAPIOU, embarrassé.

Ah ! vous savez... un peu partout...

COURTEVOIL.

Tiens ! voilà dix sous... tu boiras à la santé du capitaine Courtevoil !

TAPIOU.

Oui, mon général !

Courtevoil remonte et passe à l’extrême droite.

JULES, à Ginginet.

Votre bordereau est terminé... vous n’avez plus qu’à signer...

GINGINET, signant.

Là... en bas ?...

COLOMBE, tout à coup et à part.

Ah ! je le reconnais !... c’est le pick-pocket de la Société générale...

GINGINET, à Jules.

Monsieur, il ne me reste plus qu’à vous remercier...

Lui serrant la main.

Vous avez mon nom, mon adresse...

COLOMBE, bas à Ginginet.

Non... ne l’invitez pas ! c’est le voleur de violettes !

GINGINET, regardant sa femme.

Comment !

CLÉMENCE.

Eh bien ! oui !

GINGINET, à Jules, avec dignité.

Monsieur, je ne rétracte pas mes remerciements... mais si jamais vous passez dans ma rue, je vous conseille de ne pas vous arrêter sous mes fenêtres... car il n’y tomberait pas de bouquets de violettes... Venez, mesdames, passons à la caisse !

Il passe par le troisième plan, droite, suivi de Clémence et de Colombe.

COLOMBE, à Jules.

Ce ne serait pas de la violette qui...

TAPIOU, regardant Colombe.

Je veux la suivre... elle m’attire, elle me donne des vertiges !

Il sort au troisième plan, droite.

JULES, à part.

Pincé !... Oh ! mais je ne me tiens pas pour battu...

Courtevoil est venu s’asseoir à l’extrémité du banc de droite, près de la table, à côté de Jules, qui se lève vivement ; le banc bascule et Courtevoil tombe à terre.

 

 

Scène VIII

 

JULES, COURTEVOIL

 

COURTEVOIL, à terre.

Mille millions de tonnerres ! Monsieur !

JULES, l’aidant à se relever.

Mille pardons...

COURTEVOIL, se relevant.

Est-ce que vous vous moquez de moi ?... Vous m’avez jeté à terre...

JULES.

C’est-à-dire que vous êtes tombé...

COURTEVOIL.

Pourquoi vous levez-vous quand je suis assis ?

JULES.

Pourquoi êtes-vous assis quand je me lève ?

COURTEVOIL.

Vous êtes un clampin !

JULES.

Monsieur !

COURTEVOIL.

Je vous apprendrai qu’on ne blague pas le capitaine Courtevoil !...

JULES.

Ah ! Monsieur est capitaine ?

COURTEVOIL.

En retraite... Je me suis fixé à Strasbourg... pour voir des militaires... des frères d’armes... Je repars ce soir... par le train de sept heures...

JULES.

Bon voyage !

COURTEVOIL, lui prenant le bras.

Et si vous n’êtes point une femmelette énervée par le luxe de la grande ville... vous m’emboîterez le pas !

JULES.

Pour quoi faire ?

COURTEVOIL, doucement.

Accepteriez-vous une petite partie ?

JULES, vivement.

Un duel ?

COURTEVOIL.

Nous nous battrons à la frontière... il n’y a que le pont à traverser...

JULES.

Paye-t-on ?

COURTEVOIL.

Pas les militaires.

JULES.

Ah ! c’est charmant... pour les bourgeois !

COURTEVOIL.

Le premier arrivé attendra l’autre...

JULES, à part.

Sous l’orme...

COURTEVOIL.

Est-ce convenu ?

JULES.

Parbleu !

COURTEVOIL.

À demain six heures... au bout du pont... C’est un point de vue...

JULES.

J’emporterai mon album...

COURTEVOIL.

Moi, des témoins... et ne me faites pas droguer !

Il sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

JULES, BERNARDON, puis GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, TAPIOU, PUBLIC

 

JULES, seul.

C’est un joli militaire !... Est-il bête ! Ah ! je sais bien qui est-ce qui n’ira pas ce soir à Strasbourg.

BERNARDON, entrant troisième plan gauche.

J’ai mon jeton.

Apercevant Jules.

Ah ! le voilà.

JULES.

Mon oncle !

BERNARDON.

Tu as reçu ma lettre... voici ce dont il s’agit. Tu vas partir ce soir pour Strasbourg.

JULES.

Strasbourg ! Ah ! non ! impossible !

BERNARDON.

Comment !

JULES.

Marseille, si vous voulez.

BERNARDON.

Quelle est cette plaisanterie ? Si tu refuses, je te coupe ton crédit... tu n’auras plus un sou de moi...

JULES.

Mon oncle...

BERNARDON.

C’est oui ou non !

JULES.

Je partirai.

À part.

Je trouverai bien un moyen...

BERNARDON.

Il s’agit d’une mission de confiance... On inaugure demain, à Croupenbach, la maison d’école...

JULES.

Croupenbach ?

BERNARDON.

Où est ma propriété... J’ai promis un discours... et comme ça m’ennuie de parler devant des idiots pareils... tu me remplaceras...

JULES.

Merci !

BERNARDON.

Tu assisteras au banquet...

JULES.

Ouf ! ça sent la choucroute... Enfin !... où est-il, votre discours ?

BERNARDON.

Nous allons l’improviser ensemble... Mettons-nous à cette table...

Tous deux s’assoient à la table.

As-tu une idée ?

JULES.

Non.

BERNARDON.

Moi non plus.

JULES.

Mettons-les ensemble.

GINGINET, entrant du troisième plan gauche, tenant son bordereau ; il est suivi de Clémence, de Jenny et de Colombe ; il traverse au fond et vient à droite regarder les guichets.

Nous avons été trop loin... il faut revenir au guichet 24...

À Jenny, lui montrant le numéro 22, écrit sur un guichet.

Vingt-deux !... Répète !

JENNY, répétant.

Vinti-deux.

GINGINET.

Pas mal.

Montrant un autre guichet.

Vingt-trois !

JENNY, répétant.

Vinti-trois.

GINGINET, à Clémence.

Elle ira ! elle ira !

Il remonte, suivi de Jenny et de Clémence, et vient près des guichets de gauche.

COLOMBE, à part, tenant son globe.

Je sens mon bas qui traîne...

Elle va du troisième plan gauche à l’extrême droite.

J’ai perdu ma jarretière...

TAPIOU, entrant du troisième plan gauche, avec une jarretière rose à la main, à Colombe.

Mam’zelle... voici ce qui est tombé de dessous votre robe...

COLOMBE.

Ma jarretière !

TAPIOU, avec passion.

Je la garde ! je la garde !

GINGINET.

24 !... Voilà notre guichet...

On entend sonner quatre heures.

BERNARDON.

Impossible d’improviser avec une plume de fer !

Il se lève.

JULES, se levant.

Pour faire un discours... il n’y a encore que la plume d’oie !...

GINGINET, passant son bordereau par le guichet numéro 24.

Monsieur l’employé...

L’EMPLOYÉ, lui renvoyant son bordereau.

Quatre heures !... la caisse est fermée...

GINGINET.

Fermée ! Je proteste !

Tous les figurants se précipitent aux différents guichets, qui se ferment.

TOUS.

Fermé ! fermé !

GINGINET.

Je proteste, mais j’ai besoin de mon argent ! Je pars ce soir...

À Bernardon.

Monsieur l’employé supérieur...

BERNARDON.

Remettez-moi une note !

JULES, à Ginginet.

Portez vos coupons chez Monteaux et Lunel... boulevard Montmartre.

GINGINET.

Je ne vous parle pas, monsieur !... Quel numéro ?

JULES.

17.

GINGINET.

Merci !

À part.

Polisson !

TAPIOU, faisant sortir la foule.

Allons ! évacuez, messieurs !... évacuez !

CHŒUR.

Puisque aujourd’hui la caisse
Se ferme soudain,
Il faut sans paresse
Revenir demain.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente le quai d’embarquement d’une gare de chemin de fer. Au fond, troisième plan, est un train prêt à partir. Les wagons, placés dans toute la largeur du théâtre, au fond, ont leurs portes ouvertes et sont praticables.

 

 

Scène première

 

EMPLOYÉS, LE CHEF DE GARE, puis BERNARDON et JULES

 

Au lever du rideau, on entend un coup de cloche. Les employés vont et viennent : les uns conduisent des brouettes de bagages ; un autre marche sur les wagons et allume les lanternes ; d’autres entr’ouvrent les portières des wagons.

LE CHEF DE GARE, aux employés.

Dépêchez-vous de former le train... deux voitures de seconde en arrière... prévenez le graisseur... Dans cinq minutes vous ouvrirez les salles d’attente.

BERNARDON, entrant par la droite, suivi de Jules.

Viens par ici...

LE CHEF DE GARE.

Serviteur, monsieur Bernardon.

Il sort à gauche.

BERNARDON.

Nous sommes un peu en avance... cela me donnera le temps de te lire mon discours.

JULES, à part, passant derrière Bernardon.

Il ne veut pas me lâcher... impossible de m’en débarrasser...

BERNARDON.

D’abord, voici de l’argent pour ton voyage... et un permis de circulation... aller et retour... Maintenant voilà mon discours...

JULES.

Ah ! ah ! vous avez trouvé une plume d’oie ?...

BERNARDON.

Tu vas voir...

Lisant.

« Messieurs, l’homme éminent... »

S’interrompant.

L’homme éminent, c’est moi...

Il continue à lire.

« ...que je viens représenter... »

S’interrompant et cherchant à lire.

Sapristi !... qu’est-ce qu’ils ont mis là ?

JULES.

Quoi ?

BERNARDON.

Là... après : « que je viens représenter... »

JULES.

Tiens ! ce n’est pas de votre écriture.

BERNARDON.

Non... j’ai fourni le gros des idées... et ils ont rédigé ça dans mes bureaux... je suis si occupé !

JULES, déchiffrant.

« L’homme éminent que je viens représenter... et dont nous pleurons l’absence... »

BERNARDON, reprenant le papier.

Oui, ma foi ! ce diable de Domengeat ne barre jamais ses t... Non, il a mis dans sa tête qu’il ne les barrerait pas ! et il ne les barre pas ! Heureusement que je ne le paye pas cher !

Reprenant sa lecture.

« Et dont nous pleurons l’absence... est retenu à Paris, où il consume sa vie... une vie toute de travail et d’honneur... à la défense de vos intérêt... »

JULES.

Pas mal.

BERNARDON, à Jules.

C’est de moi !...

Lisant.

« Cet homme de bien... ai-je besoin de vous le rappeler ?... a déjà doté la commune d’un lavoir... d’un lavoir... »

Parlé.

Nom d’un nom ! qu’est-ce qu’il a mis là ?

JULES, prenant le papier.

D’un lavoir... et... il n’a pas barré son t.

BERNARDON.

Non ! il l’a mis dans sa tête.

Lisant.

« Et à l’heure où je parle, sans ménager ni ses pas ni ses veilles, il est en instance auprès de l’administration supérieure pour appeler sur vos têtes les bienfaits d’une pompe à incendie. »

JULES, à part.

C’est de l’hydrothérapie !

BERNARDON, lisant.

« Sa sollicitude pour les classes laborieuses ne s’arrêtera pas là, car cette âme bienfaisante, cet homme magnanime... »

S’interrompant.

C’est peut-être un peu fort ?

JULES.

Il n’y a pas de mal... ces machines-là demandent à être très corsées.

BERNARDON, lisant.

« Cet homme magnanime... au cœur fier ! corde alto !... »

Parlé.

C’est du latin...

JULES.

J’entends bien que c’est du latin... mais j’ôterais ça : corde alto !... À Croupenbach on pourrait croire que c’est un instrument à cordes...

BERNARDON.

Tu as raison... mettons seulement : Au cœur généreux...

JULES.

Oui, généreux rappelle le lavoir.

BERNARDON, lisant.

« Cet homme magnanime, au cœur généreux, dédaigne les lambris dorés...

S’attendrissant.

pour visiter la chaumière du pauvre ! »

JULES.

Ah ! ça finit très bien !

BERNARDON.

Il y a encore une phrase.

JULES, prenant le papier et lisant.

Oui !... « Je demande de l’augmentation !... »

BERNARDON.

De l’augmentation ! un polisson qui ne barre pas ses t... Ne va pas lire ça !

JULES.

Soyez tranquille... je m’arrêterai à la chaumière du pauvre...

BERNARDON.

Parfait... Maintenant, va te retenir un coin... j’ai besoin de dire deux mots au chef de gare... Comprends-tu ça ? je reçois toutes les semaines une bourriche de ma campagne... et on me fait payer le port... À moi ! un employé supérieur...

JULES.

C’est inconvenant...

BERNARDON.

Oh ! si ce n’était qu’inconvenant... mais ça coûte ! Je reviens...

Il sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

JULES, puis COURTEVOIL

 

JULES, seul, allumant un cigare.

Dès qu’il sera parti, je me fais une fête de filer derrière ses talons. J’ai besoin d’aller me promener rue Chauchat, n° 18... Cette petite madame Ginginet me trotte dans la tête.

COURTEVOIL, entrant du premier plan droite, à lui-même.

Nom d’un chien ! mon cigare est éteint !

À Jules, sans le reconnaître.

Un peu de feu, s’il vous plaît ?

JULES, sans le reconnaître.

Volontiers.

Courtevoil s’allume au cigare que Jules tient à sa bouche.

COURTEVOIL, le reconnaissant.

Ah !

JULES.

Oh !

COURTEVOIL.

C’est vous...

JULES.

Parbleu !...

COURTEVOIL.

Vous allez à notre rendez-vous ?

JULES.

En ligne droite.

COURTEVOIL.

Je ne le croyais pas... Je me disais : Un petit crevé du boulevard... il fouinera.

JULES.

Ah mais ! capitaine !...

COURTEVOIL.

Rallumez votre foyer.

JULES.

Oui.

Il fume pour raviver son cigare.

COURTEVOIL, approchant son cigare de celui que Jules tient à sa bouche.

J’ai eu tort... Vous voilà ! réparation !... Cré cigare ! il est bouché.

Il le jette à terre.

JULES.

En voulez-vous un, capitaine ?

COURTEVOIL.

J’ai les miens.

Prenant un cigare dans un étui en fer-blanc qu’il tire de sa poche.

Des cigares d’un sou... Je les trempe dans l’eau-de-vie... et je les laisse sécher... avec une gousse d’ail.

JULES.

Ça doit être raide.

COURTEVOIL.

Rallumez votre foyer.

JULES.

Oui, capitaine.

Même jeu que le précédent.

COURTEVOIL.

Ça y est... merci... À demain six heures... au bout du pont.

JULES.

Le premier arrivé...

COURTEVOIL.

Attendra l’autre... Je vais chercher le wagon des fumeurs... Bonsoir !

JULES.

Bonne nuit !

Courtevoil sort.

 

 

Scène III

 

JULES BERNARDON, puis TAPIOU, puis PAULINE

 

JULES, seul.

Ça continue à être un joli militaire ! Il me fait l’effet d’un sanglier, cet homme là !... Mon oncle ne revient pas... Je voudrais pourtant bien filer...

BERNARDON, entrant.

Me voici... Mon affaire est arrangée.

JULES.

Vous avez vu le chef de gare ?

BERNARDON.

Oui... il m’a donné satisfaction pour ma bourriche... On écrira dessus : Service de l’administration.

JULES.

Allons, mon oncle... voici le moment de nous séparer.

BERNARDON.

Bon voyage !

Ils s’embrassent. Jules entre dans le wagon n° 321.

Prends garde de t’enrhumer, à cause de mon discours.

Bernardon est monté sur le marchepied du wagon.

JULES, dans le wagon.

Ne craignez rien... Adieu ! Adieu !...

Tapiou, de la gauche, entre, et silencieusement graisse les roues des wagons ; arrivé à Bernardon, il le heurte avec son graissoir.

BERNARDON.

Que fait cet animal !

TAPIOU, sans faire attention à Bernardon, s’éloigne à droite en disant :

Graisseur !... qué sale métier !

Il continue son travail et disparaît.

PAULINE, entrant avec un éventaire de marchande de journaux, du premier plan droite.

Voyez les journaux !... Le Petit Moniteur... le Livret Chaix... l’Indicateur des Chemins de fer...

BERNARDON.

Tiens ! ma petite protégée !

Lui prenant le menton.

Eh bien ! es-tu contente de ta nouvelle position ?... Vendeuse de journaux à l’intérieur...

PAULINE.

Oh ! oui, monsieur.

BERNARDON.

Et ton nigaud de mari, est-il entré en fonctions ?

PAULINE.

Oui, monsieur... il graisse déjà.

BERNARDON.

Pourquoi me l’as-tu amené à quatre heures... méchante !

Il lui frappe sur la joue.

TAPIOU, entrant avec son pot de graisse ; il est furieux.

Ah ben ! en v’là des histoires ! en v’là des histoires !

PAULINE.

Qu’as-tu donc ?

TAPIOU.

Je donne ma démission.

À Bernardon.

Tenez ! v’là le pot de la compagnie !

BERNARDON, se reculant vivement.

Prends donc garde !... tu vas me graisser !

PAULINE.

Mais qu’est-il arrivé ?

TAPIOU.

Un accident... Je graissais, sans ostentation... Tout à coup, v’là une dame qui monte... sa robe s’étale par-dessus mon pot... Paf ! je lui plaque de ma sauce... sans le vouloir... Un rien... gros comme une noisette... ou un œuf de pigeon...

BERNARDON.

Ah ! diable !

TAPIOU.

Elle crie... Je lui dis en souriant : Madame, il n’y a pas de mal... c’est du saindoux... Alors elle m’appelle : Butor !... animal – Ah mais ! madame... – Insolent ! – Méchante cocotte ! Le Chef de gare arrive... et elle lui demande trois cents francs de dommages et intérêts !... trois cents francs !... et il n’y a qu’un quart d’heure que je suis en fonctions !

BERNARDON.

Sois tranquille ! nous arrangerons ça !

TAPIOU.

Non !... je demande une autre place.

BERNARDON.

Déjà ?

TAPIOU.

Quelque chose de pas difficile à faire... à la campagne.

BERNARDON, à part.

Tiens ! à la campagne !... c’est une idée !

Haut.

J’aurais peut-être ton affaire... mais à soixante lieues d’ici...

PAULINE.

Soixante lieues !

TAPIOU.

En bon air ?... pas pour graisser ?

BERNARDON.

Non...

TAPIOU, tendant la main.

Topez ! ça va !

BERNARDON, se reculant.

Prends donc garde !

Écrivant sur une feuille de son calepin qu’il déchire.

Tiens ! porte ça de ma part au chef du train.

TAPIOU.

Tout de suite, monsieur l’employé supérieur...

BERNARDON, à part.

Je déporte le mari !

TAPIOU, à sa femme, avec attendrissement.

Pauline... embrasse-moi !

PAULINE.

Ah ! non !... tu me salirais !

TAPIOU, à part.

Elle a raison... Qué sale métier...

Il sort deuxième plan à gauche.

BERNARDON, à Pauline.

Je t’attends demain à huit heures... Tu diras que tu apportes mes faux cols... à cause de ma femme.

PAULINE.

Toujours !

En sortant.

Voyez les journaux ! Le Figaro... le Petit Moniteur... le Voleur illustré... la Revue pour tous !

Elle disparaît.

BERNARDON, la regardant sortir.

Très gentille !

JULES, passant sa tête à la portière du wagon et à part.

Est-ce qu’il va coucher ici ?

 

 

Scène IV

 

BERNARDON, LUCIEN

 

LUCIEN, entrant avec un sac de nuit, costume de voyage ; à part.

La famille de ma fiancée n’est pas encore arrivée.

Apercevant Bernardon.

Oh ! le patron !

BERNARDON.

Tiens ! mon caissier !

LUCIEN, à part.

Cachons-lui que je vais me marier...

Haut.

Je profite de mes vacances pour aller faire une petite partie de chasse.

BERNARDON.

Mais la chasse est fermée...

LUCIEN, embarrassé.

C’est dans un parc... clos de murs...

BERNARDON, gaiement.

Un caissier qui prend le chemin de fer... c’est inquiétant.

LUCIEN.

Oh ! je serai revenu lundi soir... après la cérémonie.

BERNARDON.

Quelle cérémonie ?

LUCIEN, troublé.

Mais... la cérémonie de la chasse... la curée !

À part.

J’ai une peur de voir arriver les Ginginet...

Haut à Bernardon.

Adieu ! adieu !

Il sort deuxième plan gauche.

BERNARDON.

Bonne chasse !

Passant près du wagon où est Jules.

Jules ?

JULES, paraissant à la portière.

Mon oncle ?

BERNARDON.

Prends garde de t’enrhumer.

JULES.

J’ai un cache-nez.

Bernardon sort deuxième plan droite.

LUCIEN, seul, revenant de gauche.

Les Ginginet sont en retard...

Tirant un volume de sa poche.

Piochons mon anglais... C’est le th qui est difficile à prononcer... il faut mettre la langue entre les dents... et moi, quand j’ai la langue entre les dents... je ne peux plus parler...

Il sort par la gauche en essayant de prononcer :

The... the...

 

 

Scène V

 

JULES, puis GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, portant le globe de la pendule, puis LE CHEF DE GARE

 

JULES, regardant parla portière.

Pas le plus petit oncle à l’horizon...

Descendant.

Le moment est venu de décamper !

GINGINET, entrant suivi de Clémence, de Jenny et de Colombe ; ils sont tous chargés de paquets, Colombe porte toujours son globe.

Dépêchez-vous !... dépêchez-vous !... En arrivant des premiers, nous pourrons choisir nos places !

JULES, les apercevant et poussant un cri.

Ah !

GINGINET.

Hein ?

Reconnaissant Jules.

Lui !

CLÉMENCE.

Ce monsieur nous suit donc partout !

COLOMBE.

Monsieur, c’est le voleur de violettes...

Jules fait plusieurs saluts à la famille Ginginet.

GINGINET, bas.

Ne répondons pas à ses politesses...

La famille défile fièrement devant Jules sans le saluer.

COLOMBE, à part, lui jetant un regard de mépris.

Il me dégoûte !...

GINGINET.

Installons-nous dans un wagon... Étalez les manteaux, les châles, les parapluies...

Clémence et Jenny montent dans le wagon. Ginginet leur passe les colis.

JULES, à part.

Et moi qui restais pour la revoir ! Puisqu’elle part, je pars !... Quelle chance !... douze heures avec elle dans le même wagon... et il y a des tunnels !...

GINGINET, à Colombe.

À ton tour... monte... et prends garde au globe.

COLOMBE, à part.

C’est drôle ! Je ne me sens pas à mon aise !

Elle monte.

JULES, à part.

Voyons... casons-nous !

Il se présente à la porte du wagon de Ginginet.

GINGINET, lui barrant le passage.

Que désire Monsieur ?

JULES.

Une petite place...

GINGINET, à part.

Ah ! elle est jolie, celle-là !

Haut.

Impossible, monsieur, c’est un wagon de famille.

JULES.

Mais vous n’êtes que quatre...

GINGINET.

J’attends quelqu’un... le fiancé de ma nièce... un jeune homme qui ne boude pas !

JULES.

Ça ne fait que cinq... et il y a huit places...

GINGINET.

Ça m’est égal ! Je vous dis que vous ne monterez pas !

JULES.

Mais, monsieur !

GINGINET.

Monsieur !

LE CHEF DE GARE, intervenant.

Qu’y a-t-il ? une altercation ?

JULES.

C’est monsieur qui prétend m’empêcher de monter dans ce wagon...

GINGINET.

Nous sommes déjà cinq...

LE CHEF DE GARE.

Il reste trois places... et à moins que vous ne preniez le compartiment tout entier...

GINGINET.

Je le prends !... qu’est-ce que ça coûte ?

LE CHEF DE GARE.

Vous règlerez avec le chef de train. Je vais vous mettre un écriteau : Réservé...

Le Chef de gare va prendre une plaque qu’il accroche sur le wagon.

Comme cela, vous serez tranquilles.

Il sort par le deuxième plan droite.

GINGINET, triomphant, à Jules.

Je sais faire un sacrifice pour voyager avec les gens qui me conviennent... Au moins si je prends des compagnons de route... je les choisirai.

JULES.

Vous êtes dans votre droit... Je n’ai plus rien à dire.

Il s’éloigne.

GINGINET.

Ce n’est pas malheureux !

JULES, à part.

Mais j’ai mon idée... Tu me choisiras, tu me prendras dans ton wagon... et tu me dorloteras... c’est moi qui te le dis !

GINGINET, montrant l’écriteau.

Réservé.

JULES.

Oui ! oui ! réservé...

 

 

Scène VI

 

GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, COLOMBE, puis LUCIEN, puis UN VOYAGEUR

 

GINGINET.

Enfin, nous en voilà débarrassés !... Mesdames, vous pouvez descendre... le wagon est à nous... nous avons encore huit minutes pour nous dégourdir les jambes.

COLOMBE descendant avec son globe ; elle est très pâle.

Monsieur !...

GINGINET.

Quoi ?

COLOMBE.

Je ne me sens pas bien.

GINGINET.

Qu’est-ce que tu as ?

COLOMBE.

Je crois que c’est le melon... Vous m’avez dit de finir le melon.

GINGINET.

Dame ! il en restait quatre tranches. Nous ne pouvions pas les garder jusqu’au mois d’octobre... Mais je ne t’ai pas dit de te gorger... Voyons, d’où souffres-tu ?

COLOMBE.

Je souffre du bas de l’estomac.

GINGINET, indiquant le creux de l’estomac.

Là ?

COLOMBE.

Non... au-dessous...

GINGINET.

Ah ! sapristi ! nous voilà bien !... Tu ne peux pas te mettre en route comme ça... Va ! informe-toi !

COLOMBE.

Ah !... ça se passe.

GINGINET.

Ne te remue pas !

Clémence et Jenny descendent du wagon.

CLÉMENCE.

Est-ce que nous ne partons pas bientôt ?...

GINGINET.

Dans quelques minutes...

À Jenny, qui a un écheveau de laine rouge passé dans le bras et qui tricote.

La voilà déjà au travail... C’est un castor que cette nièce-là... elle me rappelle l’industrieuse Angleterre.

CLÉMENCE.

Chez elle, le tricot est une passion... J’ai cru comprendre qu’elle se faisait un couvre-pieds...

GINGINET, à Jenny.

Voyons, repose-toi...

Lui montrant le wagon.

Tiens ! Wagon !... Répète !

JENNY.

Oh ! yes ! wagon !

GINGINET.

Rail-way... tender.

JENNY, répétant.

Rail-way... tender.

GINGINET.

C’est pas mal... Je lui apprends le français... il n’y a que la prononciation qui ne va pas.

COLOMBE, bas à Ginginet, avec angoisse.

Monsieur !

GINGINET, bas.

Laisse-moi tranquille !... prends un parti !

COLOMBE, bas.

Je n’ose pas !

GINGINET, voyant entrer Lucien.

Ah ! M. Lucien !...

LUCIEN, saluant.

Madame... M. Ginginet... Miss Jenny...

Jenny, lui tendant la main.

Good morning, sir. (Bonjour, monsieur.)

LUCIEN.

Very well... I am very glad to see you in good health. (Très bien... Je suis très heureux de vous voir en bonne santé.)

GINGINET.

Comment ! vous savez l’anglais ?

LUCIEN.

Quelques phrases que je viens d’apprendre en vous attendant.

CLÉMENCE.

Est-ce que vous êtes ici depuis longtemps ?

LUCIEN.

Very well ! Depuis un quart d’heure.

CLÉMENCE.

Nous, nous avons été retardés sur le boulevard...

GINGINET.

Un embarras de voitures... Demandez à Jenny.

JENNY.

What ? (Quoi ?)

GINGINET.

À peine nous sortions des portes...

JENNY.

Oh ! yes ! (Oh ! oui !)

Avec un accent anglais très prononcé.

À peine nous sortions des portes de Trézène, il était sur son char...

GINGINET.

Ah ! la voilà partie ! Le récit de Théramène !... Assez ! assez !... Tricote ! tricote !

À Lucien.

Elle a eu un prix de déclamation dans son Boarding School... c’est une calamité !

LUCIEN.

Sa voix me fait l’effet d’une douce musique.

LUCIEN et JENNY, ensemble.

À peine nous sortions des portes de Trézène... il était...

GINGINET.

Allons, bon ! En duo à présent...

À Lucien.

Sa voix vous fait cet effet-là parce que vous êtes amoureux... mais cela n’empêche pas de parler affaires... Je suis positif, moi... Avez-vous réalisé votre dot ?

LUCIEN.

C’est fait... J’ai adressé à votre notaire de Croupenbach un bon de cent soixante mille francs sur la banque de Strasbourg.

GINGINET.

Voilà tout... Je n’en demande pas davantage... Vous êtes de la famille... je vous autorise à lui parler anglais.

LUCIEN.

Oui.

Ouvrant son livre.

Voilà mon affaire pour saluer une dame...

Lisant.

I am your most.

Jenny, l’interrompant et agitant l’écheveau de laine qu’elle tient à la main.

Shall you be so kind as to give me a piece of paper to wind my wool ? (Voulez-vous être assez bon pour me donner un morceau de papier pour dévider ma laine ?)

GINGINET.

Qu’est-ce qu’elle chante ?

CLÉMENCE, à Lucien.

Traduisez-nous ça.

LUCIEN.

Volontiers... c’est que... elle parle un peu trop vite.

GINGINET, à Jenny.

Répète... tout doucement...

JENNY, impatientée, montrant son écheveau de laine.

Shall you be so kind as to give me a piece of paper to wind my wool. (Voulez-vous être assez bon pour me donner un morceau de papier pour dévider ma laine ?)

GINGINET.

Cela vous va-t-il comme ça ?...

LUCIEN, se grattant le front.

Elle a peut-être soif ?

GINGINET.

Non... elle a parlé de châle... elle veut son châle.

Il lui offre celui qu’il porte sur le bras.

JENNY.

No ! (Non !)

LUCIEN.

Je crois qu’elle désire s’asseoir !

JENNY.

No ! no ! (Non ! non !)

COLOMBE, à part.

Elle a peut-être mangé du melon.

GINGINET.

Mais qu’est-ce qu’elle veut ?

JENNY, nerveuse.

Give me a piece of paper... (Donnez-moi un morceau de papier.)

GINGINET.

Pipeur !... Elle veut fumer !

JENNY.

Some paper to wind my wool. (Du papier pour dévider ma laine.)

GINGINET.

Ah ! c’est à s’arracher les cheveux.

UN VOYAGEUR, passant de droite.

Mademoiselle vous demande un morceau de papier pour dévider sa laine...

TOUS.

Du papier !

GINGINET.

Du papier... Ce n’est que cela ! Fallait donc le dire tout de suite.

LUCIEN, tirant un morceau de papier de sa poche de côté.

En voilà...

Le lui montrant.

mademoiselle...

JENNY.

Thank you. (Merci.)

Elle se met à dévider. Coup de cloche.

GINGINET.

C’est le premier coup... prenons nos places...

Faisant monter Jenny.

Ah ! je me souviendrai de ton pipeur !

Il fait monter Clémence et Lucien, et il monte après eux.

Eh bien ! Colombe ?

COLOMBE, rêveuse.

Tout à l’heure... je réfléchis !...

 

 

Scène VII

 

COLOMBE, TAPIOU, puis LE CHEF DE GARE

 

TAPIOU, entrant du deuxième plan gauche.

J’ai repassé le pot de graisse à un autre, et je me suis lavé les mains.

Apercevant Colombe.

Que vois-je ? La belle femme de ce matin !

COLOMBE.

Tiens !... Il vous a donc repoussé un bras ?

TAPIOU, avec exaltation.

Oui... pour vous enlacer de dessus mon cœur !

COLOMBE.

Ne me remuez pas...

TAPIOU.

Vous êtes pâle... vous avez des chagrins ?

COLOMBE.

Oui.

TAPIOU.

Confiez-les moi...

COLOMBE.

C’est impossible !

TAPIOU, tendrement.

Vous n’allez donc jamais le soir vous promener à Montmartre ?

COLOMBE.

C’est trop loin !

Tout à coup avec résolution et passant à gauche.

Adieu !... adieu !...

Elle fait quelques pas.

TAPIOU.

Je ne vous quitte pas !

COLOMBE, vivement.

Je vous défends de me suivre ! je vous le défends.

Elle sort vivement avec son globe, au deuxième plan, à gauche.

TAPIOU, seul.

Cette femme me rend rêveur.

LE CHEF DE GARE, venant du deuxième plan droite, à Tapiou.

Qu’est-ce que vous faites là ?... Vous partez avec le train... venez. Je vais vous faire monter à côté du mécanicien.

TAPIOU, à part.

Elle descendra peut-être aux stations... je pourrai la voir.

LE CHEF DE GARE, le poussant.

Allez donc !

Ils sortent deuxième plan gauche.

 

 

Scène VIII

 

GINGINET, puis UN MONSIEUR, puis UNE DAME, puis UN PHOTOGRAPHE, puis UNE NOURRICE, puis JULES, puis COLOMBE

 

GINGINET, paraissant sur le marchepied du wagon, son calepin à la main, et descendant en scène.

Sapristi !... je viens de faire mon compte... Trois places de supplément à cinquante-trois francs dix... font cent cinquante-neuf francs trente... sans boire ni manger... C’est raide !... Si je pouvais recruter quelques voyageurs... comme il faut... ça me diminuerait d’autant.

Descendant en scène.

Voyons donc...

Un monsieur passe venant de gauche, s’adressant à lui et souriant.

Monsieur cherche une place ?

LE MONSIEUR.

Oui, monsieur...

GINGINET, l’arrêtant.

Monsieur a un billet de première ?

LE MONSIEUR.

Non... J’ai un permis de circulation.

GINGINET.

Monsieur ne paye pas ?

Montrant l’écriteau.

Réservé !

Apercevant une dame qui entre, il s’en approche en souriant.

Madame cherche une place ?... Je me ferai un plaisir de lui offrir mon coin...

LA DAME, courroucée.

Insolent !

Elle sort.

GINGINET, étonné.

Qu’est-ce qu’elle a dit ?

La cloche sonne.

Diable ! Le second coup !... Mes places vont me rester.

S’adressant à un monsieur qui entre.

Monsieur cherche une place ?

LE PHOTOGRAPHE, venant du deuxième plan droite.

Oui.

GINGINET.

J’ai un wagon réservé... et si Monsieur veut me favoriser de sa compagnie...

LE PHOTOGRAPHE, étonné.

C’est que je suis photographe.

GINGINET, très aimable.

Mais un photographe... quand il ne fait pas de soleil... n’a rien de malfaisant... Veuillez prendre la peine de monter.

Le photographe monte.

J’ai encore deux places à écouler.

Apercevant une nourrice venant du premier plan, à droite, et portant un enfant au maillot.

Une nourrice !... C’est grave !...

À la nourrice.

Au moins est-il propre ?

LA NOURRICE.

Qui ça ?

GINGINET.

Votre bébé ?

LA NOURRICE.

Je n’ose le garantir.

GINGINET.

Au moins il ne crie pas ?

LA NOURRICE.

Toute la nuit !

GINGINET.

Bah !... C’est un wagon de famille... montez !...

La nourrice monte aidée par Ginginet.

Plus qu’une place !

JULES, entrant, vêtu en vieux, un rond de voyage et une bouteille de pharmacie à la main, d’une voix cassée, il vient du deuxième plan droite.

Monsieur l’employé... une place, s’il vous plaît.

GINGINET, à part.

Un vieillard !... Si je pouvais...

À Jules.

Monsieur cherche une place ?

JULES.

Pour Strasbourg... Je me suis décidé à entreprendre ce voyage...

Il est pris d’une quinte de toux.

GINGINET, à part, hésitant.

Mâtin ! un catarrhe ! Après ça, ça fera peut-être taire l’enfant...

Haut.

Le train va partir... Si vous voulez monter...

JULES, regardant dans le wagon.

Il me semble qu’il y a déjà bien du monde...

GINGINET.

Ma famille ! C’est un wagon de famille !... Vous prendrez mon coin... en face de ma femme...

JULES.

Je crains vraiment d’abuser...

Il tousse.

GINGINET, lui prenant son rond.

Donnez-moi votre petit meuble.

JULES, lui remettant sa bouteille.

Ça, c’est ma potion... Quand je tousse, ça me calme.

GINGINET.

Soyez tranquille, nous aurons soin de vous.

Il passe la bouteille et le rond dans le wagon.

JULES, au public, voix naturelle.

Quand je disais qu’il me dorloterait... Travaille-t-il assez !

GINGINET, l’aidant à monter.

Maintenant... appuyez-vous sur mon bras.

JULES.

Merci... Poussez !... poussez ! Vous ne pouvez donc pas pousser ?

GINGINET.

Si ! si !... ça y est !... Complet !

La voix de JULES, dans le wagon.

Madame, voulez-vous croiser ?

Troisième coup de cloche.

UN EMPLOYÉ, traversant.

Allons, messieurs, en voiture.

GINGINET.

On part !

Il monte dans le wagon, l’employé en ferme la porte.

Voyons... nous n’oublions rien...Ah ! si ! Colombe !... Ne partez pas. Monsieur l’employé, j’attends ma bonne.

Appelant.

Colombe ! Colombe !

COLOMBE, arrivant tout essoufflée sans son globe deuxième plan gauche.

Voilà, monsieur...

GINGINET.

Dépêche-toi !

L’EMPLOYÉ, ouvrant la portière.

En voiture !

GINGINET, arrêtant Colombe sur le marchepied.

Eh bien ! Et le globe ?

COLOMBE.

Eh ! bon Dieu ! je l’ai posé par terre... Je vas le chercher.

Elle veut descendre. L’employé la saisit par ses jupes et la pousse de vive force dans le wagon, qu’il ferme.

GINGINET, COLOMBE, LE PHOTOGRAPHE et LUCIEN, criant à la portière.

Le globe ! le globe !

LES VOYAGEURS des autres wagons, criant aux portières.

Le globe ! le globe !

Bruit de cloche.

 

 

ACTE III

 

Un buffet de chemin de fer ; deux portes au fond donnant sur la voie. Une glace au milieu avec une lampe de chaque côté. Table avec nappe devant la glace. Comptoir chargé de comestibles, éclairé de deux lampes, placé obliquement à droite. Porte au deuxième plan, à droite. Armoire praticable au bout du comptoir, face au public. Porte au deuxième plan à gauche, poêle allumé près de cette porte. Table et deux chaises au premier plan à gauche ; guéridon avec nappe au premier plan à droite, près du comptoir. Chaises au fond, un panier plein de légumes sous la table de gauche.

 

 

Scène première

 

VOYAGEURS, UNE DEMOISELLE assise au comptoir, puis TAPIOU et LE CHEF DE GARE, puis GINGINET

 

Au lever du rideau, les voyageurs consomment, les uns sont au buffet, les autres sont attablés.

CHŒUR.

Garçons ! garçons ! l’heure s’avance :
Dépêchez-vous de nous servir ;
Et surtout faites diligence,
Car bientôt le train va partir !

TOUS, criant.

Garçon ! garçon !

LE CHEF DE GARE, entrant, suivi de Tapiou.

Ne vous pressez pas, messieurs, vous avez encore un quart d’heure.

TAPIOU, entrant de la porte gauche, au fond, en uniforme d’employé de chemin de fer, à part.

Me voilà installé !... On m’a fait endosser l’uniforme de mon prédécesseur... Il est trop court de manches ! Mais le chef de gare m’a dit que ça s’allongeait à l’air.

LE CHEF DE GARE, qui a causé avec des voyageurs, à Tapiou.

Ah ! vous voilà, vous !

TAPIOU.

Oui, mon chef.

LE CHEF DE GARE.

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau à Paris ?

TAPIOU.

Est-ce par rapport à la politique ?

LE CHEF DE GARE.

Oui...

TAPIOU.

Eh bien ! ne le répétez pas ; il est fortement question de percer la rue de Lisbonne et d’y planter des orangers... Il paraît que le Portugal n’est pas content, à cause des oranges.

LE CHEF DE GARE.

Oui.

À part.

On m’a expédié là une jolie brute !

Haut.

Le train va partir... vous allez décrocher les deux derniers wagons... un wagon à bestiaux et un wagon de marchandises... Vous les laisserez sur la voie.

Il le quitte et remonte au fond.

TAPIOU.

Oui, mon chef.

À part.

Les deux derniers wagons... un wagon de bestiaux et un wagon de marchandises... ça fait quatre wagons à décrocher... c’est raide pour un homme seul... Mais, j’arrive ; ne disons rien.

Sortant.

C’est égal, quatre wagons, c’est raide !

Il sort par le fond, à droite.

GINGINET, entrant par le fond, à gauche, à la cantonade.

Tout de suite ! je reviens ! ne quittez pas votre wagon.

À la demoiselle de comptoir.

Pardon, mademoiselle, je voudrais trois petits pains... bien tendres.

LA DEMOISELLE.

Très bien... Vous faut-il autre chose ?

GINGINET.

Non... pas pour le moment, nous avons nos petites provisions dans un panier.

À part.

Comme ça, on n’est pas écorché.

Haut.

Ah ! vous n’auriez pas une boîte de pâte de guimauve... ou de jujube ?

LA DEMOISELLE.

Non, monsieur.

GINGINET.

C’est que nous avons dans notre wagon un vieux monsieur qui tousse à fendre la locomotive... c’est un homme très bien, du reste... Il m’a avoué qu’il était dans l’enregistrement, conservateur des hypothèques.

LA DEMOISELLE.

Nous avons du sucre d’orge bien frais.

GINGINET.

À la guimauve ?

LA DEMOISELLE.

Non, à l’absinthe.

GINGINET.

Diable ! C’est que l’absinthe... pour le rhume... Après ça... ça peut donner un coup de fouet... Mettez-en un... Pardon, quel prix ?

LA DEMOISELLE.

Dix centimes.

GINGINET.

Mettez !... Ayez l’obligeance de m’envelopper ça.

À part, descendant sur le devant.

Je voudrais bien faire aussi un cadeau à la nourrice... elle est belle fille et provocante. Entre nous, elle m’a marché sur les pieds à plusieurs reprises ; alors, moi, j’ai riposté... Ma femme dormait, et nous nous sommes piétinés comme ça une partie de la nuit... C’est ennuyeux, parce qu’elle a de gros souliers... Mon Dieu ! je ne suis pas un don Juan, mais j’ai le sang gaulois... En chemin de fer surtout, j’ai le sang gaulois... J’ai envie de lui offrir deux oranges pour mettre sur sa commode.

Haut à la demoiselle de comptoir.

Mademoiselle, vous ajouterez deux oranges.

Se ravisant.

Combien les oranges ?

LA DEMOISELLE.

Quarante centimes.

GINGINET.

Huit sous ! N’en mettez qu’une.

À part.

Je lui dirai que c’était la dernière.

LE CHEF DE GARE, s’approchant de Ginginet.

Monsieur arrive de Paris ?

GINGINET.

En ligne directe.

LE CHEF DE GARE.

Et que dit-on de nouveau ?

GINGINET.

Ah ! il y a des nouvelles.

Mystérieusement.

Il paraît qu’on ne percera pas la rue de Lisbonne.

LE CHEF DE GARE.

Pourquoi ?

GINGINET.

Je ne sais pas ; on ne nous dit rien !

LE CHEF DE GARE, le quittant.

Pardon, monsieur.

GINGINET, le saluant.

Monsieur !

À part.

C’est Colombe, ma bonne, qui m’inquiète, elle ne va pas mieux... Le conservateur des hypothèques a eu l’idée de la faire passer dans le wagon des dames... Je viens de la voir, elle m’a demandé du jambon ; dans sa position, je me suis énergiquement opposé !

LA DEMOISELLE, qui a fini d’envelopper la commande de Ginginet.

Voici, monsieur.

GINGINET, s’approchant du comptoir.

Ah ! très bien !... Nous disons : six de pain, huit d’orange et deux de sucre d’orge, ça fait seize sous.

Lui donnant une pièce.

Veuillez me rendre.

LA DEMOISELLE, lui rendant sa pièce.

C’est une pièce étrangère... ça ne passe pas.

GINGINET, l’examinant.

Tiens ! c’est vrai, qui est-ce qui m’a fourré ça ?... Je vais la mettre de côté, ça sert pour la statue de Voltaire... En voici une autre.

La demoiselle lui rend sa monnaie. Saluant.

Serviteur, à une autre fois. Mademoiselle, j’ai bien l’honneur...

Il sort par la porte du fond, à gauche.

TAPIOU, entrant par la porte du fond à droite, une cloche à la main et sonnant.

En voiture, messieurs les voyageurs, en voiture !

LE CHEF DE GARE, à Tapiou.

Taisez-vous donc ! on ne sonne pas dans le buffet.

Chœur des VOYAGEURS.

Regagnons
Nos wagons,
Et mettons-nous en route.
C’est affreux, ce que coûte
Un temps d’arrêt
Au buffet !

Les voyageurs payent et sortent par le fond, droite et gauche. Tapiou les suit en agitant sa cloche.

 

 

Scène II

 

LE CHEF DE GARE, LA DEMOISELLE DE COMPTOIR, puis BERNARDON, puis LE CHEF DU BUFFET

 

LE CHEF DE GARE, à la demoiselle de comptoir.

La journée est finie, il ne passera plus de train avant demain matin six heures huit.

On entend partir le train.

LA DEMOISELLE.

Voilà le train qui part.

LE CHEF DE GARE.

Bonsoir, je vais faire mon bézigue au café des Arts.

Il va pour sortir au fond à droite.

BERNARDON, entrant vivement par la porte du fond à droite.

Ah ! monsieur le chef de gare, je vous trouve.

LE CHEF DE GARE.

Monsieur Bernardon... vous paraissez ému !

BERNARDON.

Je vous en réponds... Arrêtez le train !

LE CHEF DE GARE.

Impossible, monsieur... il est parti.

BERNARDON.

Nom d’un petit bonhomme !

Il s’assied près du guéridon, premier plan droite.

LE CHEF DE GARE.

Qu’avez-vous ?

BERNARDON.

Je cours après mon caissier... qui m’emporte cent cinquante mille francs.

LE CHEF DE GARE.

Ah ! mon Dieu !

BERNARDON, à la demoiselle.

Mademoiselle, faites-moi un verre d’eau sucrée... j’ai le gosier brûlant.

Au chef de gare.

Figurez-vous que le polisson... mon caissier... devait déposer cette somme dans la journée chez Marécat, mon banquier...

À la demoiselle.

Un peu de fleur d’oranger, je vous prie, ça calme...

Au chef de gare.

Précisément j’y dînais... chez Marécat... Au dessert, je lui parle de ce versement, il me répond qu’il n’a rien été déposé à mon compte.

LE CHEF DE GARE.

Sacrebleu !

BERNARDON.

Ma digestion s’arrête...

À la demoiselle.

Vous y joindrez un verre de kirsch... ça précipite.

Au chef.

Je demande à voir les livres, nous descendons dans les bureaux... et en effet rien n’avait été déposé ! Mon sang se glace...

À la demoiselle.

Un peu de cognac, ça tonifie.

Au chef de gare.

Alors je me souviens que le soir même j’avais rencontré le polisson... mon caissier... à la gare... prêt à partir... Je me rappelle son air embarrassé, ses mensonges... plus de doute ! c’était une fugue ! Mais je savais quelle ligne il avait prise ; j’adressai un télégramme à tous les chefs de gare. Je fis chauffer une machine... service de l’administration, et je montai dessus... Eh bien ? l’avez-vous vu ? où est-il ?

LE CHEF DE GARE.

J’ai bien reçu une dépêche : « Arrêtez caissier » ; mais vous avez oublié de me donner le signalement.

BERNARDON, vivement.

Ah ! c’est vrai ! le trouble... l’émotion... Et vous dites que le train vient de partir ?

LE CHEF DE GARE.

À l’instant.

BERNARDON.

Le polisson se dirige vers la frontière, mais j’y serai avant lui.

Se dirigeant vers la porte au fond, à droite.

Je remonte sur ma locomotive.

LA DEMOISELLE, l’arrêtant.

Monsieur, et votre mélange ?

BERNARDON.

Est-ce que j’ai le temps ?... Buvez-le.

Il sort vivement, au fond à droite.

LE CHEF DE GARE, prenant le verre destiné à Bernardon et le buvant.

Tiens, ce n’est pas mauvais !

LE CHEF DU BUFFET, veste et toque de cuisinier entrant par la porte de gauche, deuxième plan.

Tout le monde est parti ?

LE CHEF DE GARE.

Oui.

LA DEMOISELLE, à part.

Ah ! c’est monsieur... le maître du buffet.

LE CHEF DU BUFFET.

Je viens d’éteindre mes fourneaux.

À la demoiselle.

Vous pouvez fermer la caisse et vous retirer.

LA DEMOISELLE.

Bien, monsieur.

Elle sort au premier plan, à droite.

LE CHEF DE GARE.

Venez-vous faire votre bézigue au café des Arts ?

LE CHEF DU BUFFET.

Non, pas aujourd’hui... J’ai une soirée chez la marchande de tabac.

Il ôte sa veste et sa toque, il est habillé dessous.

LE CHEF DE GARE.

Ah ! mon gaillard ! On commence à jaser.

LE CHEF DU BUFFET.

Il n’y a rien, parole d’honneur ! Cette jeune dame a quelques considérations pour moi, parce que je fume des cigares à deux sous.

LE CHEF DE GARE.

Après ça... ça ne me regarde pas. Adieu !

Il sort, au fond à droite.

 

 

Scène III

 

LE CHEF DU BUFFET, TAPIOU

 

LE CHEF DU BUFFET, seul.

Je voulais lui porter une boîte de pralines... mais ça la compromettrait.

Il prend une brosse à cheveux dans le tiroir et se bichonne devant la glace.

TAPIOU, entrant du fond gauche, à part.

J’ai décroché les quatre wagons et je les ai poussés là, devant le buffet.

LE CHEF DU BUFFET, l’apercevant, à part.

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

Haut.

Qui êtes-vous ?

TAPIOU.

C’est moi qui suis le nouvel employé.

LE CHEF DU BUFFET, à part.

Ah ! très bien !

Haut.

Je vais en soirée... vous pouvez aller vous coucher.

TAPIOU.

Ousque ?

LE CHEF DU BUFFET.

Vous dites ?

TAPIOU.

Me coucher... ousque ?

LE CHEF DU BUFFET.

Chez vous... Vous n’avez donc pas retenu de chambre ?

TAPIOU.

Non... j’arrive... Oh ! pour une nuit... je dormirai ici...

LE CHEF DU BUFFET.

Oui...

Appelant.

Joseph !

Un garçon de café vient l’aider à tout enlever ; à part.

Il est sans-gêne, serrons tout.

Il s’approche du buffet et enlève tous les comestibles qui y sont.

Je ne le connais pas, moi, cet homme-là.

TAPIOU.

Qu’est-ce que vous faites ?

LE CHEF DU BUFFET.

Je vous fais de la place... vous serez plus à votre aise.

Posant un panier dans un coin, au premier plan droite ; à part.

Un panier de légumes crus, il n’y a pas de danger.

Haut, sortant avec toutes les provisions.

Avant de vous coucher, vous éteindrez la lampe, bonsoir.

TAPIOU.

Bonne nuit.

Le chef du buffet sort au premier plan, droite derrière le comptoir.

 

 

Scène IV

 

TAPIOU, puis GINGINET

 

TAPIOU, seul.

Ouf ! j’ai décroché quatre wagons, j’ai les bras cassés ; couchons-nous.

Il ôte son habit. Voyant sur le guéridon, premier plan droite, la veste et la toque de cuisinier.

Tiens... un costume de cuisinier... Je l’ai porté jadis... et je ne puis le revoir sans émotion.

Il passe la veste.

On est beau là dedans !...

Il met la toque.

Et là-dessous ! Je voudrais avoir autant de mille francs de rente que j’ai fasciné de femmes sous cet uniforme.

Il accroche sa tunique et son képi à une patère, au premier plan droite.

À ma connaissance, je n’ai jamais manqué une blanchisseuse... ce costume les grise... je vais dormir dedans... il m’ouvrira la porte des rêves !... Éteignons la lampe.

Il se dirige vers le comptoir.

GINGINET, entrant par le fond, à gauche ; il tient une bouteille vide à la main.

Pardon, mademoiselle... c’est encore moi qui viens vous déranger.

TAPIOU, se retournant et à part.

Qu’est-ce qu’est que celui-là ?

GINGINET, regardant le comptoir.

Tiens... elle n’y est plus.

Apercevant Tapiou.

Ah ! un cuisinier.

À Tapiou.

Nos dames ont soif, et je vous demanderai un peu d’eau pour emplir ma bouteille.

TAPIOU.

Oui... D’où sortez-vous ?

GINGINET.

De mon wagon, parbleu !

TAPIOU, ahuri.

Et... et où allez-vous ?

GINGINET.

À Croupenbach, par le train qui va partir.

TAPIOU.

Vous en êtes bien sûr ?

GINGINET.

Nous sommes là... dans les wagons qui sont sur la voie.

TAPIOU, à part.

Sacrebleu ! je l’ai décroché avec les bestiaux !...

GINGINET, prenant une carafe et emplissant sa bouteille.

Vous permettez ?...

TAPIOU.

À votre service.

GINGINET, à part, secouant sa jambe.

La nounou m’a marché sur un cor... Je la crois très passionnée, cette femme-là.

Haut à Tapiou.

Partons-nous bientôt ?

TAPIOU.

Dans la minute ! dans la minute !

GINGINET.

Alors, je me sauve ! Serviteur !

Il sort à gauche au fond par la porte qui conduit sur la voie.

 

 

Scène V

 

TAPIOU, puis COURTEVOIL, puis GINGINET, CLÉMENCE, JULES, LA NOURRICE

 

TAPIOU, seul.

Sapristi ! qu’est-ce que j’ai fait là ! J’ai décroché un wagon de voyageurs avec les vaches et les bœufs ! On va s’en apercevoir ! Si c’est comme ça que je commence !...

Prêtant l’oreille.

Je n’entends rien ! S’ils pouvaient se rendormir... on les raccrocherait demain matin au train de six heures huit.

On entend les mugissements d’un bœuf.

Un bœuf ! Tais-toi donc ! animal !... il va les réveiller !

Le bœuf se tait.

Il se calme ! Je vais toujours éteindre la lampe, parce que la lumière...

Nouveau beuglement du bœuf.

Allons, bon.

La voix de COURTEVOIL, dans la coulisse.

Qu’est-ce que vous dites ? Insolent ! taisez-vous.

TAPIOU.

En voilà un qui se dispute avec le bœuf.

COURTEVOIL, entrant du fond à gauche et à la cantonade.

Je te couperai les oreilles ! polisson !

À Tapiou.

Donne-moi du feu, toi.

TAPIOU, à part.

C’est le capitaine.

COURTEVOIL, à Tapiou.

Est-ce que tu ne m’entends pas, ratatouille ?

TAPIOU, lui présentant une allumette enflammée.

Voilà ! voilà !

COURTEVOIL, allumant un cigare.

Combien d’arrêt ?

TAPIOU.

Vingt-cinq minutes... on forme le train.

COURTEVOIL.

Trop long ! trop long !... Il faut que je sois à six heures au bout du pont.

À Tapiou.

As-tu servi ?

TAPIOU.

Servi... quoi ?

COURTEVOIL.

As-tu été militaire ?

TAPIOU.

Non !

COURTEVOIL.

Alors, fiche-moi la paix !

TAPIOU, à part.

Il ne va pas être commode à amuser, celui-là !

GINGINET, entrant du fond à gauche, suivi de Clémence, de Jules et de la nourrice.

Puisqu’on ne part pas encore, venez vous chauffer, mesdames... il y a du feu... et ça ne coûte rien.

TAPIOU, à part.

Encore des voyageurs !... Il paraît que j’en ai décroché pas mal.

GINGINET, à la nourrice.

Qu’est-ce que vous avez fait de votre enfant ?

LA NOURRICE.

Il dormait, je l’ai laissé sur la banquette.

JULES.

En remontant, il faudra bien prendre garde de ne pas vous asseoir dessus... ça le réveillerait, ce pauvre petit.

GINGINET, à part.

Il est excellent, cet homme-là !

Haut à Jules.

Approchez-vous du feu, monsieur le conservateur des hypothèques...

JULES, offrant une chaise à Clémence.

Les dames d’abord...

CLÉMENCE.

Il y a place pour tout le monde.

JULES, la faisant asseoir en lui baisant la main.

Je vous en prie.

CLÉMENCE, retirant sa main.

Mais, monsieur...

Jules est pris d’une quinte de toux.

GINGINET, à part.

Pauvre homme ! il n’ira pas loin.

COURTEVOIL, assis, à part.

En voilà un qui est embêtant avec sa coqueluche.

GINGINET.

Voulez-vous que j’aille chercher votre potion ?

JULES.

C’est inutile... c’est ma troisième crise... J’en ai cinq dans la nuit...

GINGINET.

Encore deux !

JULES.

Et après, je toussaille, mais ce n’est pas sérieux.

CLÉMENCE, à son mari, lui montrant Courtevoil qui fume à une table.

Peut-être que l’odeur du cigare...

GINGINET.

C’est juste.

Allant à Courtevoil et le saluant.

Capitaine... nous avons ici un vieillard qui est souffrant.

COURTEVOIL.

Eh bien ? je ne suis pas médecin.

GINGINET.

Non, mais peut-être que la fumée de votre cigare...

COURTEVOIL.

J’endure bien son rhume... il peut bien avaler ma fumée.

GINGINET.

Oui, je n’insiste pas !

À part.

Porc-épic !

CLÉMENCE, qui s’est levée, et s’adressant au capitaine d’une voix câline.

Et moi, capitaine, me refuserez-vous, si je vous prie d’éteindre votre cigare ?

COURTEVOIL, se levant.

Quand une femme commande, c’est comme si elle ordonnait...

Appelant.

Ratatouille !

TAPIOU.

Capitaine !

COURTEVOIL.

Un couteau.

TAPIOU, le lui donnant.

Voilà.

À part.

Qu’est-ce qu’il va faire ?

Courtevoil coupe sur la table la partie du cigare allumée. À part.

Bien ! il a coupé la nappe.

COURTEVOIL, à Clémence, galamment.

Pour la beauté, on ne recule devant aucun sacrifice.

CLÉMENCE, le saluant.

Merci, capitaine.

COURTEVOIL, à part.

Bégueule !

Il serre le reste de son cigare dans son étui en fer-blanc.

TAPIOU, à part.

Jusqu’à présent, cette petite soirée se passe très bien.

JULES, à Tapiou.

Monsieur le chef ! monsieur le chef ! combien devons-nous rester ici ?

TAPIOU, passant entre Courtevoil et Ginginet.

Trente-cinq minutes d’arrêt.

COURTEVOIL.

Tu m’as dit vingt-cinq.

TAPIOU.

Il y a dix minutes de cela.

COURTEVOIL.

Eh bien ?

TAPIOU.

Dix et vingt-cinq font trente-cinq.

COURTEVOIL.

C’est juste.

Tapiou remonte près de la table au fond.

GINGINET, à Jules.

Comment vous trouvez-vous ?

JULES.

Bien faible.

GINGINET.

Si vous preniez quelque chose... un potage gras.

JULES.

Je préférerais un tapioca au lait d’amandes.

GINGINET, à Tapiou.

Vite, servez à M. le conservateur un tapioca au lait d’amandes.

TAPIOU, descendant à la gauche de Ginginet.

C’est que... je ne sais pas s’il en reste... Je vais voir à la cuisine.

JULES.

Monsieur le chef ! monsieur le chef ! bien sucré... n’est-ce pas ?

TAPIOU, à part.

S’ils pouvaient souper, ça me ferait gagner du temps.

Il disparaît par la porte à droite, derrière le comptoir.

COURTEVOIL.

C’est embêtant de croquer le marmot comme ça.

À Ginginet.

Jouez-vous au piquet, vous ! l’homme au gros ventre ?

GINGINET, étonné.

C’est à moi que vous faites l’honneur ?...

COURTEVOIL.

Oui.

GINGINET.

Je me permettrai d’abord de vous faire observer que je ne m’appelle pas l’homme au gros ventre.

COURTEVOIL.

Hein ?

GINGINET, à part.

Il me dit ça devant la nourrice.

Haut.

Quant à jouer le piquet... cela m’arrive quelquefois... le dimanche, en famille... mais jamais avec les personnes que je ne connais pas.

CLÉMENCE.

Mon ami !

COURTEVOIL, à part.

On dirait qu’il cherche une affaire.

TAPIOU, entrant avec une lanterne, à part.

Tout le monde est couché... les fourneaux sont éteints... Je n’ai rien trouvé qu’un vieux bonnet à poil dans lequel couche le chat.

CLÉMENCE.

Eh bien ! ce tapioca ?

TAPIOU.

Il est sur le feu... on le prépare.

COURTEVOIL, appelant.

Ratatouille !

TAPIOU.

Capitaine !

COURTEVOIL.

Qu’est-ce qu’il y a à voir dans ton pays ?

TAPIOU.

S’il vous plaît ?

COURTEVOIL.

Y a-t-il des monuments... une caserne ?...

TAPIOU.

Non... nous n’avons pas de caserne pour le moment.

COURTEVOIL.

Alors, c’est une bicoque !

TAPIOU, à part.

Tiens ! si je pouvais les promener... ça gagnerait du temps...

Haut.

Par exemple, il y a deux choses bien curieuses que tous les voyageurs visitent.

TOUS.

Qu’est-ce que c’est ?

TAPIOU, à part.

Ah ! oui, au fait !

Haut.

Eh bien ! nous avons d’abord les remparts... on y jouit d’une vue !... quand le soleil se lève, et si vous voulez attendre jusqu’à six heures huit...

COURTEVOIL.

Allons donc ! imbécile !

TAPIOU, à part.

Qu’est-ce que je pourrais bien inventer ? Ah !

Haut.

Ensuite, nous avons le puits !...

GINGINET.

Quel puits ?

TAPIOU.

Le puits de M. L’Hérissard...

JULES.

Un puits historique ?

COURTEVOIL.

Un puits militaire ?

TAPIOU.

Je ne sais pas s’il est historique ou militaire... mais il a un écho... Quand on crie dedans : Caroline !... il répond : Broum ! broum ! broum !

GINGINET.

Très curieux !

TOUS.

Allons voir le puits !

TAPIOU.

C’est que... il est minuit... et la porte de M. L’Hérissard doit être fermée... Si vous attendiez jusqu’à six heures huit...

COURTEVOIL.

Allons donc ! on la lui fera ouvrir, sa porte !

GINGINET.

Déranger un monsieur... que nous ne connaissons pas... J’inclinerai plutôt pour les remparts.

COURTEVOIL, passant devant Tapiou, à Ginginet.

Ah çà ! vous allez finir, vous !

GINGINET.

Quoi donc ?

COURTEVOIL.

Quand je parle d’aller voir le puits, vous proposez les remparts... Si c’est une affaire que vous cherchez...

GINGINET.

Moi ?

JULES, intervenant entre Ginginet et Courtevoil.

Voyons, messieurs... il y a moyen de s’entendre... Nous avons trente-cinq minutes... nous irons voir les deux !

COURTEVOIL.

Soit ! mais on commencera par le puits !

À Tapiou.

Marche devant !

TAPIOU, à part.

Je vais les perdre... et je leur dirai qu’ils ont manqué le train...

Il allume une lanterne et éteint la lampe.

CHŒUR.

Air du Champagne.

Il faut voir le puits que l’on cite ;
Partons donc sans aucun retard,
Et courons tous faire visite
À ce bon M. L’Hérissard.

Tous sortent par la porte de droite au fond, conduisant à l’extérieur.

 

 

Scène VI

 

LUCIEN, JENNY, puis TAPIOU

 

La scène est obscure. Lucien entre par le fond à gauche, et introduit Jenny, qui tient un peloton de laine qu’elle roule.

LUCIEN.

Par ici, mademoiselle ; M. votre oncle doit être au buffet !...

JENNY, en anglais.

How ! dark it is ! (Oh ! comme il fait noir !)

LUCIEN.

Ne craignez rien... je vais éclairer...

Il allume une petite bougie-allumette qu’il tient à la main.

JENNY, en anglais.

Where are we ? (Où sommes-nous ?)

LUCIEN.

Plaît-il ?

JENNY, répétant, en anglais.

Where are we ? (Où sommes-nous ?)

LUCIEN.

Elle parle trop vite.

La contemplant.

Me voici seul avec elle... en tête à tête... J’ai envie de lui dire des bêtises... Elle ne comprend pas... ainsi !...

À Jenny.

Savez-vous qu’en vous regardant, il me vient un tas de petites idées... prématurées.

JENNY, en anglais.

What o’clock is it ? (Quelle heure est-il ?)

LUCIEN.

Elle me demande l’heure.

À Jenny.

Minuit un quart... Demain soir, à pareille heure, nous serons mariés... Il faudra souhaiter le bonsoir à votre vieux crétin d’oncle et prendre en rougissant le bras du petit bonhomme que voilà... et alors... Laissez donc votre laine, c’est agaçant... Et alors... je vous parlerai le langage universel... Connaissez-vous le langage universel ?

JENNY, en anglais.

It is time to go. (Il est temps de s’en aller.)

LUCIEN.

Trop vite !... Vous verrez comme je suis gentil.

Il se brûle.

Ah ! prelotte !

Il allume une autre bougie qu’il plante sur sa boîte.

Vous ne pouvez pas me juger comme ça... en costume de voyage... et une allumette à la main... Tenez, depuis que je vous connais, j’ai une turlutaine, c’est d’embrasser vos cheveux... là... derrière le cou... Il y a une petite mèche follette... qui est très gamine... et qui me dit beaucoup.

Il passe derrière Jenny.

JENNY, en anglais.

Aoh... I am hungry. (J’ai faim.)

LUCIEN.

Elle me parle de la Hongrie... C’est arrangé... pour la Hongrie... Comme elle s’occupe de...

Revenant à elle.

Décidément, c’est très gênant.

Il pose sa lumière sur la table, à gauche ; à part.

Jenny !

Haut.

J’embrasserai aussi vos mains.

JENNY, lui donnant un coup sur la main.

Aoh !

LUCIEN, surpris.

Aoh !... Vos bras !

JENNY, même jeu.

Aoh !

LUCIEN, même jeu.

Aoh ! Vos yeux !

JENNY, même jeu.

Aoh !

LUCIEN, retirant sa main.

Ah ! non. Et ces baisers... vous me les rendrez, n’est-ce pas ?

JENNY, en anglais.

Has any accident happened ? (Est-il arrivé un accident ?)

LUCIEN.

Trop vite !

Tendrement.

Vous me les rendrez avec les intérêts à cent pour cent...

JENNY, impatientée.

What do you say ? (Que dites-vous ?)

LUCIEN.

Ah ! tu m’embêtes avec ton anglais ! Si tu crois que ça m’amuse de dire des mots d’amour à une petite grue qui ne comprend pas...

JENNY, souriant.

Oh ! yes. (Oh ! oui.)

LUCIEN.

Mais laissez donc votre laine ! C’est énervant ! Depuis que nous sommes partis, elle a passé son temps à confectionner des pelotons de laine... et à carotter du papier à tout le monde...

À Jenny.

C’est un vilain tic que vous avez là pour une demoiselle à marier.

JENNY.

When shall we arrive ? (Quand arriverons-nous ?)

LUCIEN, exaspéré.

Ah ! baragouine tant que tu voudras ; mais je te préviens que ça ne peut pas durer comme ça. Tu apprendras le français en vingt-cinq leçons ! Ou, sinon, je me dérangerai... je te ferai des farces... je te ferai les quatre cent dix-neuf coups.

JENNY.

What do you say ? (Que dites-vous ?)

LUCIEN.

Que je suis bête ! Elle ne comprend pas... Ayons recours à une pantomime douce et animée...

L’appelant d’une voix douce.

Petite !... cocotte !... cocotte !... Come here ?...

Jenny s’approche ; il l’embrasse tout à coup.

JENNY, se reculant et en anglais.

Shocking ! I will call my uncle !... shocking ! (Je vais appeler mon oncle !)

LUCIEN.

Je suis lancé !... soufflons les bougies.

Il souffle son allumette. La scène devient obscure. Lucien cherche à rejoindre Jenny qui se dérobe dans l’obscurité.

TAPIOU, entrant, à part.

Impossible de les perdre ; ils me suivent à la piste.

LUCIEN, le saisissant et l’embrassant dans l’obscurité.

Ah ! je te tiens !... My dear !... my dear !

TAPIOU, stupéfait, à part.

Encore un morceau du train qui me caresse en anglais !

 

 

Scène VII

 

LUCIEN, JENNY, puis TAPIOU, COURTEVOIL, GINGINET, puis CLÉMENCE

 

Courtevoil paraît. Il tient la lanterne. La scène s’éclaire.

LUCIEN, apercevant Tapiou.

Tiens ! un pâtissier...

Il le repousse.

COURTEVOIL.

Cré mille millions de tonnerres !

GINGINET, qui est entré avec lui.

Calmez-vous, capitaine.

COURTEVOIL.

Il me le payera, ce L’Hérissard ! Nous frappons à sa porte... poliment !

GINGINET.

Un peu fort !...

COURTEVOIL.

Fort, mais poliment... La force n’est pas de l’impolitesse...

GINGINET.

Une fenêtre s’ouvre : « Qu’est-ce que vous demandez ? »

COURTEVOIL.

Nous voulons voir le puits !...

GINGINET.

Il disparaît...

COURTEVOIL.

J’ai cru que c’était pour venir nous ouvrir... mais le vieux carcasson nous renverse sur la tête un pot d’eau fraîche.

GINGINET.

Fraîche... Vous êtes modeste, capitaine...

COURTEVOIL.

Mais ça ne se passera pas comme ça !... Prenez la lanterne... j’ai besoin d’écrire une note.

Il donne la lanterne à Ginginet, tire son calepin et écrit.

« Au retour, gifler L’Hérissard ! »

GINGINET, à part.

La nourrice m’a donné son adresse...

Donnant la lanterne à Courtevoil.

Prenez la lanterne... J’ai aussi besoin d’écrire une note.

COURTEVOIL.

Pour gifler L’Hérissard ?

GINGINET.

Oui !...

COURTEVOIL.

Il y aura de l’écho dans son puits.

GINGINET, à part, écrivant.

« Mademoiselle Potin, nourrice, tous les deux ans, à Bischwiller. »

Il déchire la feuille de son carnet et la met dans sa poche.

CLÉMENCE, entrant du fond, à part.

J’ai quitté le bras de ce vieux monsieur... il devenait d’une audace...

GINGINET.

Ah ! ma femme !... Eh bien ?... et le conservateur des hypothèques ?... qu’en as-tu fait ?

CLÉMENCE.

Je ne suis pas chargée de le garder.

GINGINET.

Ah ! Clémence, tu es cruelle pour un vieillard ! le laisser seul... dans la rue... exposé au brouillard... Je suis fâché de te le dire... mais ce n’est pas là la mission de la femme !

CLÉMENCE.

Mais si tu savais...

GINGINET.

Je sais qu’il souffre, et c’est assez ! Nous allons le faire tambouriner.

 

 

Scène VIII

 

LUCIEN, JENNY, TAPIOU, COURTEVOIL, GINGINET, CLÉMENCE, JULES, LA NOURRICE, puis LE CHEF DU BUFFET

 

JULES, entrant, appuyé sur le bras de la nourrice, du fond à droite.

Me voici ! grâce à la nourrice qui a bien voulu m’offrir son bras.

Caressant le menton de la nourrice.

Merci, ma mignonne !...

Il l’embrasse.

GINGINET, à part.

Il est excellent, cet homme.

LUCIEN, tendant la main à Jenny, bas.

Est-ce que vous me boudez toujours ?

JENNY, en anglais.

Don’t speak to me. (Je vous défends de me parler !)

GINGINET.

Qu’est-ce qu’elle dit ?

JULES, à part.

Je ne sais pas...

Haut.

Mademoiselle demande si l’on part.

CLÉMENCE et TOUS.

Au fait, partons-nous ?

COURTEVOIL.

Les trente-cinq minutes sont écoulées...

TAPIOU, à part.

Je ne peux pas leur dire que le train est parti...

Montrant Lucien et Jenny.

Les Anglais n’ont pas bougé d’ici !

Haut.

On a reçu une dépêche... il y a un retard...

TOUS.

Un retard !

TAPIOU.

Oh ! un tout petit retard... deux cent cinquante-sept petites minutes.

TOUS.

Oh !

GINGINET.

Mais puisque notre train est là !...

TAPIOU.

Oui... mais on attend celui de Bordeaux...

LUCIEN.

Comment ! le train de Bordeaux... pour aller à Strasbourg !

COURTEVOIL.

Laissons-le parler...

TAPIOU.

L’aiguilleur s’est trompé... c’est un nouveau... au lieu de tourner sur Angoulême... il a dirigé sa manivelle sur Dijon... et maintenant il faut revenir...

LUCIEN.

Comment ! Dijon !

COURTEVOIL.

Il le sait mieux que vous, puisqu’il est de la boutique.

GINGINET.

Cependant la géographie...

COURTEVOIL.

Avec les chemins de fer, il n’y a plus de géographie... Taisez-vous...

GINGINET, froissé.

Taisez-vous ! Tenez, monsieur, cessons nos relations, j’aime mieux ça.

COURTEVOIL, à Ginginet.

Après ça, si vous n’êtes pas content...

GINGINET.

Si... je suis content... mais ne nous parlons plus !...

Aux autres.

Deux cent cinquante-sept minutes d’arrêt. Qu’est-ce que nous allons faire ?

COURTEVOIL.

Je propose d’aller revoir le puits.

GINGINET.

Oh ! non !... Je ne suis pas encore sec !

JULES.

Si nous soupions...

TOUS.

Oui ! oui !

TAPIOU, à part.

Sapristi ! il n’y a rien !

LUCIEN.

Voilà la carte...

GINGINET, à Tapiou.

Écrivez...

JULES.

Potage à la queue de castor en sautoir.

CLÉMENCE.

Vous en avez ?

TAPIOU.

Hum ! hum ! C’est ici la renommée.

JULES.

Qu’est-ce que vous diriez d’une effarouchée de pintade à la sauce tomate ?

CLÉMENCE.

Vous en avez ?

TAPIOU, écrivant.

Hum ! hum ! C’est ici la renommée.

LUCIEN.

Et pour dessert, je propose un plum-pudding.

JENNY.

Oh ! yes ! Oh ! I love plum-pudding. At my school, I made it, with bread, suet, Corinth raisins and rhum... You set fire to it, and moisten it all the time. (Oh ! oui. J’adore le plum-pudding. À la pension, c’était moi qui le faisais avec de la mie de pain, du gras de boeuf, du raisin de Corinthe et du rhum. On met le feu, et on arrose, on arrose !)

Se léchant les doigts.

Oh ! it is so good ! (Et c’est très bon !)

GINGINET.

Qu’est-ce qu’elle dit !

À Tapiou.

Vous avez entendu ? Vous en avez ?

TAPIOU.

Hum ! hum ! C’est ici la renommée.

GINGINET.

Écrivez !...

JULES.

Il n’y a pas besoin d’écrire... commandez, dépêchez-vous !

TAPIOU, à part.

Et tout le monde qui est couché...

Ouvrant une armoire dans le buffet.

Une armoire !... Si je pouvais trouver...

GINGINET.

Eh bien ?

TAPIOU.

Voilà !

Se penchant dans l’armoire et criant.

Potage à la queue de castor en sautoir... soigné !

GINGINET.

Ça communique avec la cuisine...

TAPIOU, criant.

Effarouchée de pintade sauce tomate !

GINGINET.

Soigné !

TAPIOU.

Plum-pudding !

Il crie trois ou quatre des mots anglais prononcés par Jenny.

À présent, vous êtes sur le feu.

COURTEVOIL, prenant le panier de légumes crus.

Moi, j’ai mon affaire...

TAPIOU.

Qu’est-ce qu’il fait là ?

COURTEVOIL.

Ratatouille !... Un couteau... un saladier...

TAPIOU, les apportant.

Voilà, capitaine !

COURTEVOIL, se mettant à couper les légumes au-dessus du saladier.

Des carottes... des panais... des oignons... des pommes de terre... des poireaux...

GINGINET, qui le regarde.

Vous allez manger ça ?...

COURTEVOIL.

C’est une salade... la salade du soixante-troisième.

GINGINET.

Mais c’est cru !

COURTEVOIL.

Est-ce qu’on fait cuire la salade... imbécile ?

GINGINET, froissé.

Capitaine !... Non, c’est ma faute... nous ne devons plus nous parler...

Il le quitte.

LUCIEN.

Mettons toujours le couvert.

Il est aidé par les femmes.

COURTEVOIL.

De l’huile ! du vinaigre !

TAPIOU, lui donnant l’huilier.

Voilà !

COURTEVOIL.

Et du poivre rouge... de Cayenne.

TAPIOU.

Il n’y en a pas.

COURTEVOIL.

Très bien ! j’ai mon affaire.

Il tire une cartouche de sa poche et la déchire avec les dents.

Déchirez... ouche...

GINGINET, apercevant Courtevoil.

Comment ! une cartouche !

COURTEVOIL.

Puisqu’il n’y a pas de poivre... un coup de poudre !

Il verse la poudre dans le saladier. On entend tomber la balle.

GINGINET.

Ah ! la balle !

COURTEVOIL.

C’est la fève ! cornichon !

GINGINET, exaspéré.

Capitaine...

Se calmant.

Non, c’est ma faute ! Il a raison, nous ne devons plus nous parler.

Il le quitte. Courtevoil retourne à sa salade.

JULES, à Clémence, bas.

Vous perdez votre mantelet ; permettez-moi de le rattacher.

Il lui embrasse le cou.

CLÉMENCE, poussant un cri.

Ah !

GINGINET, se retournant.

Quoi ?

JULES, se met à tousser effroyablement.

Rien... C’est ma quatrième crise...

GINGINET.

Pauvre homme !... attendez !... un peu de sucre d’orge... L’absinthe, ça vous donnera un coup de fouet.

Il met de force le sucre d’orge dans la bouche de Jules.

JULES.

Ah ? sacrebleu !

TOUS.

Quoi ?

JULES.

Je l’ai avalé de travers.

Il fait des efforts de toux, on le fait asseoir.

COURTEVOIL.

Un poireau ! c’est souverain.

Il le lui met dans le dos.

GINGINET.

Ah ! mon Dieu !... il va passer... Du vinaigre ! de l’huile !

À Tapiou.

Frottons-lui les tempes !

Tapiou et Ginginet frottent les tempes de Jules, les mouvements qu’ils font décrochent sa perruque. Il paraît avec ses cheveux noirs.

Hein ?... un déguisement !

CLÉMENCE, à part.

Lui !

JULES, à part, se levant.

Fichue perruque !...

GINGINET, à Jules.

À qui ai-je l’honneur ?...

JULES, à part.

Il ne me reconnaît pas.

Le prenant à part, mystérieusement.

Êtes-vous homme à garder un secret d’État ?

GINGINET.

Dame !...

Du geste il éloigne tout le monde.

JULES.

Je suis chargé d’une mission secrète et diplomatique.

GINGINET.

Ah !

JULES.

Vous n’avez rien vu... rien entendu...

GINGINET.

Rien !

JULES.

Chut !...

Saluant Clémence.

Madame !

Il disparaît.

GINGINET, se tournant vers sa femme.

Qui se serait douté que ce conservateur des hypothèques ?...

CLÉMENCE.

Je l’ai deviné... quand il m’a embrassée.

GINGINET.

Comment !

CLÉMENCE.

C’est le jeune homme de la société générale.

GINGINET.

Lui ! le drôle ! le polisson !

COURTEVOIL, mangeant sa salade.

Pas tant de bruit quand on mange.

LUCIEN, à Ginginet.

Calmez-vous... il est parti... il ne reviendra plus !...

GINGINET.

Je l’espère bien.

LUCIEN.

Tenez... mettons-nous à table...

Tous se mettent à table.

Garçon !... servez-nous !...

TAPIOU, à part.

Voilà le moment critique.

Il leur apporte deux carafes d’eau ; à part.

C’est toujours ça !...

LUCIEN.

Voyons ! garçon ! dépêchons-nous, sapristi !...

TOUS.

Garçon ! garçon !

TAPIOU.

Tout de suite ! tout de suite !

À part.

Mais qu’est-ce que je vais leur servir ?...

Il sort par le deuxième plan droite.

LUCIEN.

Voyons ! soyons gais !...

Prenant une carafe et chantant.

Vive le vin !
Vive ce jus divin !

COURTEVOIL, chantant.

Soldats, voilà Catin !

Jenny chante en anglais.

TOUS.

Bravo !

TAPIOU, entrant ; il porte un grand plat sur lequel est un bonnet à poil entouré de persil ; très haut.

Queue de castor en sautoir !

À part.

Le bonnet à poil... J’ai prié le chat d’aller coucher ailleurs...

Très haut, en posant le plat sur la table.

Castor en sautoir.

TOUS.

Bravo ! bravo !

GINGINET.

Ça a très bonne mine !... C’est moi qui vais découper.

TAPIOU, à part.

C’est le moment d’aller se coucher.

Il sort. Tous reprennent en chœur l’air anglais.

LE CHEF DU BUFFET, entrant.

Hein ? qu’est-ce que c’est que ça ?

Il se précipite sur le plat, que Ginginet et Lucien retiennent, criant.

Au voleur ! au voleur !

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une chambre d’hôtel garni. Au fond sont trois lits ; celui de gauche est fermé par des rideaux mobiles. Une canne à pêche est posée près du lit de droite ; un parapluie se trouve près du lit du milieu. Trois chaises.

 

 

Scène première

 

GINGINET, JULES

 

Au lever du rideau, tous les deux sont couchés. Ginginet occupe le lit du milieu, et Jules celui de droite. Le troisième lit, placé à gauche, est complètement caché par les rideaux formant alcôve. Jules est entassé sous ses draps et ne laisse pas voir sa tête ; la scène est dans une demi-obscurité. On entend sonner cinq heures à l’horloge de la paroisse.

GINGINET, qui s’est retourné plusieurs fois dans son lit, se réveillant tout à coup et se donnant une claque sur la joue.

Diables de cousins ! ils vous sifflent dans les oreilles...

Il se recouche, et après un temps se donne une nouvelle claque sur la joue.

Impossible de dormir !

Il cherche à attraper un cousin avec la main.

Non ! je l’ai manqué ! Sapristi ! j’ai faim... Il s’est trouvé que le castor était un bonnet à poil... impossible de le découper... le maître de l’établissement nous a indiqué cet hôtel...

Il cherche à prendre un cousin.

Je l’ai encore manqué !... Il était minuit, et comme le train ne passe qu’à six heures huit... je me suis dit : Couchons-nous !

Indiquant le lit fermé par les rideaux.

Ma femme est là... Dors-tu, ma bonne amie ?... Elle dort. Quant à ma nièce, elle est dans le cabinet à côté... J’aurais voulu la garder près de nous... mais le troisième lit était déjà occupé par une vieille Anglaise...

Montrant le lit de droite.

La voilà !... Quand nous sommes entrés, elle ronflait comme un canon... C’est vilain, une vieille Anglaise qui ronfle.

Riant.

J’aimerais mieux la nourrice... elle est boulotte et sans prétentions.

Bâillant.

Ah ! j’ai envie de dormir.

Se recouchant, s’endormant.

Colombe !... prends garde au globe !

JULES, se donnant une forte claque sur la joue.

Les gredins ne me laisseront donc pas dormir !

Il se met sur ses genoux, prend son mouchoir et l’agite violemment pour chasser les cousins. Regardant dans la chambre.

Tiens ! les autres lits sont habités... Qui diable m’a-t-on fourré là pendant que je dormais ?

GINGINET, rêvant.

Colombe ! prends garde au globe !

JULES.

Hein !... papa Ginginet... en bonnet de coton... un chapeau... sa femme est dans l’autre lit... ils sont venus coucher dans ma chambre... Voilà ce que j’appelle être veinard...

Les rideaux du lit remuent.

Les rideaux s’agitent... elle ne dort pas !

S’adressant au lit et à voix basse.

Madame ! n’ayez pas peur !... C’est moi !... Madame, est-ce que vous dormez ? Comment lui faire savoir que je suis près d’elle, sans réveiller Ménélas ?...

Faisant un mouvement.

Je vais descendre.

Se ravisant.

Non... elle me prendrait pour un revenant... et elle pousserait des cris !... Voyons donc ! Tiens ! une gaule !

Il prend la canne à pêche placée près de son lit.

Voilà mon affaire... Si je pouvais entr’ouvrir tout doucement les rideaux...

Il se met à genoux sur son lit et cherche à faire passer le bout de la gaule par-dessus le lit de Ginginet, mais l’hameçon de la ligne se prend dans le bonnet de coton du mari.

Eh ! bien !... je suis accroché !... Ah ! nom d’une flûte !... c’est une ligne... ça a mordu... le bonnet de coton a mordu ! Si je pouvais me décrocher doucement...

Il tire, et le bonnet de coton vient avec la ligne.

GINGINET, se réveillant.

Entrez !

L’apercevant.

Hein ! vous !... la vieille Anglaise !

JULES, à part.

Il m’a vu !

GINGINET, sautant du lit.

Ah çà ! monsieur, vous me poursuivrez donc partout !... venir jusque dans ma chambre pour pêcher à la ligne !

JULES.

Je ne pouvais pas dormir à cause des cousins... et alors...

GINGINET.

C’est bien, monsieur, sortez !

JULES.

Ah ! permettez ! J’étais ici avant vous... pourquoi êtes-vous venu me trouver ?

GINGINET.

Moi ?... On vous avait annoncé comme une vieille Anglaise.

JULES.

Allons donc !

GINGINET.

Probablement pour nous faire prendre les deux autres lits, à ma femme et à moi...

JULES, sautant du lit.

Ah ! Madame est ici ?

GINGINET.

Oui, monsieur.

JULES.

Je n’ose pas vous prier de me présenter ?...

GINGINET, furieux.

Pas de plaisanterie, monsieur ! Je vous enjoins d’avoir à quitter cette chambre sur-le-champ...

JULES.

Ah ! permettez !

GINGINET.

Vous n’avez pas la prétention, je pense, de vous installer dans mon sanctuaire ? Sortez, ou je crie, j’appelle... Où est le commissaire de police ?

JULES.

Voyons... ne vous fâchez pas...

À terre, en caleçon.

Je suis un homme bien élevé, monsieur... Je sais ce qu’on doit aux dames... et si je puis trouver à me loger ailleurs...

Saluant l’alcôve.

Madame, veuillez agréer...

GINGINET.

Ne regardez pas !

À Jules.

Serviteur, monsieur, serviteur !

Jules sort par le premier plan droite.

 

 

Scène II

 

GINGINET, COURTEVOIL

 

GINGINET, courant vivement à l’alcôve.

Vite ! ma bonne amie, lève-toi ! Eh bien ! tu ne m’entends pas !

Il ouvre les rideaux.

COURTEVOIL, couché dans le lit à gauche, et rêvant.

Raplapla !

GINGINET, l’apercevant.

Hein ! le capitaine ! dans le lit de ma femme... et elle ?... Où est-elle ?

Il regarde sous le lit.

Personne !

Secouant Courtevoil.

Capitaine ! capitaine !

COURTEVOIL, ouvrant un œil.

Tu m’embêtes !

Il se retourne de l’autre côté et dort.

GINGINET, refermant les rideaux.

Il y a quelque chose là-dessous... Car, mettre sa femme dans un lit et y retrouver un capitaine... ce n’est pas naturel... Je vais voir... m’informer... elle est peut-être par là !... Clémence ! Clémence !

Il sort par la porte du premier plan, à gauche.

 

 

Scène III

 

COURTEVOIL, JULES

 

JULES, rentrant du premier plan, à droite.

Pardon, monsieur... c’est encore moi... Tiens ! ... il est parti...

S’adressant à l’alcôve.

Madame, excusez-moi ; mais toutes les chambres sont occupées... et il fait très froid dans ce corridor.

Courtevoil ronfle fortement derrière les rideaux.

Mâtin ! elle a un bon creux !

Apercevant le bras de Courtevoil qui pend en dehors des rideaux.

Oh ! sa main, sa jolie petite menotte !...

Il se met à genoux et embrasse la main. Examinant le bras de Courtevoil.

Ah ! sapristi !... elle est tatouée !... Qu’est-ce que ça représente ? Une grenade qui éclate au milieu d’un cœur !

Remuant le bras.

Et de l’autre côté !

COURTEVOIL, dans les rideaux.

On ne va donc pas me laisser dormir, nom... d’un chien !...

JULES.

Oh ! le capitaine !

Il regagne vivement son lit et s’y blottit.

COURTEVOIL, ouvrant ses rideaux et se mettant sur son séant.

J’ai le cauchemar... Tout à l’heure j’ai rêvé que mon chien me léchait la main...

JULES, à part.

Merci !

COURTEVOIL.

Il fait trop chaud dans ce lit-là... La plume... les oreillers... Je vais faire un tour.

Il saute en bas de son lit et se promène.

Après ça, je n’avais pas le choix... l’auberge était pleine... Quand j’ai demandé un lit, on m’a dit : Il n’y en a plus... J’ai répondu : Quand il n’y en a plus, il y en a encore... Je suis monté, j’ai poussé une porte...

Montrant le lit aux rideaux.

Ce lit-là était vacant... je m’y suis concentré... Mais c’est trop chaud !... ce qu’il faut à l’homme pour dormir... c’est une planche, avec des trous pour laisser passer l’air !

JULES, à part.

Comme pour les bouteilles !

COURTEVOIL, apercevant le lit de Ginginet.

Tiens, en voilà un qui est vacant.

Le palpant.

Il est plus dur que l’autre ; je vais permuter...

Il se met dans le lit de Ginginet.

JULES, à part.

Est-ce qu’il va essayer tous les lits de la maison ?

 

 

Scène IV

 

COURTEVOIL, JULES, CLÉMENCE

 

CLÉMENCE, entrant par le premier plan, à gauche ; elle est habillée et tient un flacon d’éther à la main.

Jenny va mieux...

JULES, à part.

Elle !

CLÉMENCE.

Elle s’est trouvée indisposée au milieu de la nuit... Je lui ai fait respirer de l’éther... Ça n’a rien été... Je n’ai pas prévenu mon mari... À quoi bon l’inquiéter ?

Courtevoil ronfle.

Oh ! comme il dort ! Allons ! couchons-nous !

Elle se dirige vers l’alcôve.

JULES.

Madame... un mot...

CLÉMENCE, effrayée.

Vous, ici ?...

Réveillant Courtevoil.

Monsieur Ginginet ! monsieur Ginginet !

COURTEVOIL.

Est-ce que ça ne va pas finir ?

CLÉMENCE, poussant un cri.

Ah ! le capitaine !

Elle se sauve derrière les rideaux, qu’elle referme.

 

 

Scène V

 

COURTEVOIL, JULES, CLÉMENCE, GINGINET

 

GINGINET, entrant du premier plan, à droite.

Je ne sais pas où est passée ma femme !

CLÉMENCE, derrière les rideaux.

Je suis là, mon ami...

GINGINET, ouvrant les rideaux de l’alcôve.

Comment !... et tout à l’heure c’était le capitaine... Madame, m’expliquerez-vous ?...

Il la fait sortir des rideaux.

JULES.

Pas de scène, monsieur Ginginet ! Madame est innocente !

GINGINET.

Comment ! vous êtes revenu, vous ?

JULES.

Oui... assez à temps pour disculper Madame !

GINGINET.

Rentrez dans vos draps !

À sa femme.

Ne regarde pas !

Ouvrant son parapluie pour cacher Jules aux regards de Clémence.

Viens... tu ne peux pas rester ici... Tu vas aller coucher chez Jenny... Ne regarde pas.

Il l’accompagne jusqu’à la porte avec son parapluie ouvert. Clémence sort à droite, premier plan.

 

 

Scène VI

 

GINGINET, JULES, COURTEVOIL, puis LA BONNE

 

GINGINET, fermant son parapluie et à Jules.

Maintenant, monsieur, nous sommes seuls... vous allez m’expliquer. Hein ! qu’est-ce ?...

Regardant son lit.

Qui s’est fourré dans mon lit ?...

Courant à Courtevoil et le secouant sans le reconnaître.

Monsieur !... monsieur !

COURTEVOIL, se réveillant.

Mais mille millions...

GINGINET.

Encore lui !

COURTEVOIL, se levant.

Sacrebleu ! il faut que ça finisse !

GINGINET.

Quoi ?

COURTEVOIL.

J’ai mon affaire !

Il tire un pistolet de la poche de son caleçon.

GINGINET et JULES.

Un pistolet !

COURTEVOIL.

Écoutez-moi bien... Je vais dormir... et le premier qui me réveille, foi de Courtevoil ! je lui casse la margoulette.

GINGINET et JULES.

Comment ?

COURTEVOIL.

Allez, maintenant !

Il se couche, son pistolet à la main.

JULES, bas à Ginginet.

C’est votre faute aussi... vous le secouez !

GINGINET.

Je le secoue... Pourquoi prend-il mon lit ?

JULES.

Pas si haut !

GINGINET.

C’est juste !

Très bas.

Pourquoi prend-il mon lit ?

LA BONNE, entrant avec un paquet d’habits et des bottines, très haut.

V’là vos habits !

GINGINET et JULES, la faisant taire.

Chut !

LA BONNE.

Quoi ?

JULES.

Parle tout bas.

GINGINET.

Ôte tes sabots.

LA BONNE, bas, montrant Courtevoil.

Est-ce que l’autre est malade ?

JULES.

Oui ; ôte tes sabots !

Elle ôte ses sabots. Ginginet et Jules en prennent chacun un. La Bonne dépose les habits sur une chaise.

GINGINET.

Sans bruit ! sans bruit !

LA BONNE, bas.

Il faut vous dépêcher de vous habiller, l’omnibus va venir vous prendre dans un quart d’heure.

JULES.

Très bien ; va-t’en ! marche sur tes pointes...

LA BONNE.

Et mes sabots !

GINGINET.

Plus tard... quand nous partirons... Elle ferait un tapage dans le corridor !

La Bonne sort sur la pointe des pieds.

JULES.

Maintenant, habillons-nous...

GINGINET.

Sans bruit !

Poussant un grand cri.

Ah ! saprelotte !

JULES, effrayé.

Taisez-vous donc ! Êtes-vous bête de crier comme ça ?

GINGINET.

Si vous saviez ce qui m’arrive...

JULES.

Quoi ? Dites-le tout bas !

GINGINET.

Ma sacoche est restée sous le traversin... et il dort dessus.

JULES.

Eh bien ?

GINGINET.

Il y a dedans la dot de Jenny... cent cinquante mille francs !...

JULES, s’oubliant et poussant un cri.

Saprelotte !

GINGINET, se baissant vivement.

Taisez-vous donc !

JULES.

Ça m’a échappé...

GINGINET.

Vous comprenez que je n’ai pas envie de perdre cette somme.

JULES.

Comme tuteur... ce serait d’une mauvaise gestion... Eh bien ! tâchez de rattraper votre affaire... moi, je vais faire un tour dans le couloir.

GINGINET.

Vous m’abandonnez !

JULES.

Dame !

Courtevoil ronfle.

Attendez ! J’ai un moyen... Quand un homme ronfle et qu’on ronfle avec lui... jamais il ne se réveille... Il s’agit de prendre la note.

GINGINET.

Et ma sacoche...

JULES, se mettant à ronfler à l’unisson avec Courtevoil.

Allez ! Il n’y a pas de danger.

Tous deux s’approchent du lit avec précaution.

GINGINET, fourrant sa main sous le traversin avec précaution.

Vous êtes bien sûr ?

JULES, à Ginginet.

Ronflez aussi !

Tous les trois se mettent à ronfler.

GINGINET, amène le portefeuille et crie.

Je le tiens !...

JULES.

Sapristi ! vous allez nous faire fusiller.

GINGINET, très bas.

Je le tiens !...

JULES.

Habillons-nous et filons.

Il essaye de mettre ses bottines.

GINGINET, s’habillant.

Je vous prie de croire... que je n’ai pas envie de rester ici...

JULES.

Mais ce n’est pas à moi, ces bottines-là !

GINGINET.

On s’est trompé... Appelez la bonne.

JULES, à demi-voix.

La Bonne !

GINGINET.

Plus bas...

JULES, tout bas.

La Bonne !... Mais elle ne viendra pas... Je vais aller la chercher.

À Ginginet, avant de sortir.

Ne partez pas sans moi...

GINGINET.

Soyez tranquille !

À part.

S’il croit que je tiens à l’attacher à ma personne.

JULES, de la porte.

À quelle station descendez-vous ?

GINGINET.

Je ne sais pas !

JULES.

C’est justement là que j’ai affaire.

Il sort à droite et ferme la porte très fort. Ginginet se baisse très effrayé.

 

 

Scène VII

 

GINGINET, COURTEVOIL, endormi

 

GINGINET, s’habillant.

Ah çà ! est-ce qu’il va s’accrocher à nous jusqu’à la Saint-Sylvestre ?... Évidemment, c’est pour ma femme... il l’a embrassée... dans le buffet... Si je pouvais lui faire manquer le train !

Trouvant un pantalon sur une chaise.

Son pantalon ! si j’y faisais un petit accroc...

Il tire dessus et le déchire.

Ce n’est pas assez, il faut qu’on ne puisse pas le raccommoder avant le départ du train... élargissons...

Il tire de nouveau sur le pantalon, qui se déchire en deux.

Ah ! saprelotte ! j’ai trop tiré... Il va s’en apercevoir.

Examinant le pantalon et poussant un cri.

Ah ! mon Dieu ! c’est le mien !

Il regarde Courtevoil avec effroi, et répète tout bas.

C’est le mien !... je me suis trompé... Comment faire ? Bah ! je vais prendre le sien... et lui laisser celui-là !...

COURTEVOIL, rêvant.

Formez les faisceaux !

GINGINET, se sauve derrière les rideaux, et passe le pantalon.

Il est un peu juste... il n’a aucune ampleur, ce garçon-là... et ça veut plaire... Maintenant... mon habit...

Tout en s’habillant.

Tiens ! je me rappelle que j’ai laissé aussi mon mouchoir sous le traversin... C’est ennuyeux, parce que ça décomplète la douzaine...

S’approchant du lit.

Voyons donc, si je pouvais...

COURTEVOIL, rêvant.

Sentinelle, prenez garde à vous !

GINGINET.

Non, je n’ose pas ! Ah ! bah ! pour un mouchoir.

 

 

Scène VIII

 

GINGINET, COURTEVOIL, JULES

 

JULES, entrant, toujours en caleçon, avec des bottines à la main.

J’ai retrouvé mes bottines... On m’avait donné celles d’une dame.

GINGINET.

Je vais devant pour faire préparer votre café.

JULES.

Ah ! c’est gentil.

GINGINET.

L’aimez-vous fort ?

JULES.

Oui... avec beaucoup de crème.

GINGINET.

Très bien... ne vous pressez pas... vous avez le temps.

À part.

En voilà un qui va manquer le train.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

JULES, COURTEVOIL

 

JULES, seul.

Vite ! mon pantalon !

Il passe une jambe du pantalon qui est sur la chaise.

J’ai bien juste le temps... Eh bien, et l’autre ? Je suis pourtant venu avec deux jambes.

Trouvant l’autre morceau.

Voici la suite !... Eh bien ! ils ont une manière de brosser les pantalons dans ce pays-ci !

On entend la cloche du chemin de fer.

LA BONNE, entrant en criant.

Messieurs, on part !

COURTEVOIL, se réveillant au bruit.

Sacrebleu !

Il tire un coup de pistolet en l’air.

JULES, se sauvant avec une jambe de pantalon.

Ah ! au secours !

LA BONNE, se sauvant en même temps de l’autre côté en poussant un grand cri.

Ah !...

COURTEVOIL, s’agitant sur son lit.

Aux armes ! aux armes !

 

 

ACTE V

 

Intérieur du cabinet du chef de gare à Croupenbach. Portes latérales. Porte au fond ouvrant sur la voie. Table ; sur le bureau, à gauche, appareil de télégraphe électrique. Guichet dans la porte du deuxième plan à droite. Chaises.

 

 

Scène première

 

COLOMBE, LE CHEF DE GARE

 

COLOMBE, est assise sur sa malle, elle tient un grand parapluie rouge et pleure.

Hi ! hi ! hi ! hi !

LE CHEF DE GARE, à droite, assis à la table.

Comment ! vous pleurez encore ?

COLOMBE.

J’ai perdu mon maître, hi ! hi ! hi ! hi !

LE CHEF DE GARE, à part.

Voilà dix heures qu’elle sanglote... assise sur sa malle ; impossible de la faire bouger de là.

Haut.

Voyons, ma fille, consolez-vous... Il se retrouvera, votre maître.

COLOMBE.

Pourquoi qu’il n’est pas descendu à Croupenbach avec moi ?

LE CHEF DE GARE.

Ça, je n’y comprends rien... Vous me dites qu’il est parti hier soir de Paris avec vous.

COLOMBE.

Et Madame... et Mademoiselle... Seulement, comme j’étais incommodée... pour avoir fini le melon, ils m’ont fourrée dans le wagon des dames ; mais à la première station, toutes les dames ont passé dans le wagon des hommes... et je suis restée seule avec mon indisposition. Hi ! hi !

LE CHEF DE GARE, la faisant lever.

Allons, ne pleurez pas ! Tenez ! allez faire un tour, ça vous calmera.

Il passe au fond et place la malle au fond, côté gauche.

COLOMBE.

Non, je ne m’en irai que quand vous m’aurez rendu mon maître. Hi ! hi !

LE CHEF DE GARE, à part.

Elle est insupportable.

On entend la sonnerie du télégraphe électrique.

Voilà une dépêche... Probablement des nouvelles.

COLOMBE.

De mes bourgeois... Ousqu’ils sont ?

LE CHEF DE GARE, avec indifférence.

Bien ! un accident... Le train de six heures huit vient de dérailler à deux kilomètres d’ici.

COLOMBE.

Ils ont débraillé ! ah !

Elle geint.

LE CHEF DE GARE, à son télégraphe.

Attendez donc ! attendez donc ! Nous allons savoir s’il y a quelqu’un de cassé. Personne n’est blessé...

COLOMBE.

Dites donc... Vous ne pourriez pas me faire venir mon globe par votre mécanique ?

LE CHEF DE GARE.

Quel globe ?

COLOMBE.

Une cloche pour mettre sur la pendule ; je l’ai oubliée à Paris.

LE CHEF DE GARE.

Où ça ?

Colombe baisse les yeux et ne répond pas.

Dans quel endroit ?

COLOMBE, baissant les yeux.

Je ne peux pas le dire.

 

 

Scène II

 

COLOMBE, LE CHEF DE GARE, GINGINET

 

Ginginet entre par le fond avec une ombrelle rose ; il est ruisselant d’eau.

GINGINET, se secouant.

Quel temps ! ça tombe à verse !

COLOMBE, l’apercevant et se jetant dans ses bras.

Ah ! mon maître ! mon bon maître !

GINGINET.

Colombe !

Cherchant à se dégager de son étreinte.

Fiche-moi donc la paix ! Voyons !... ce sont des bêtises, ça !

COLOMBE.

Je vous ai cru mort !

Pleurant.

Je me disais : Quel malheur ! une si bonne place !

GINGINET, ému.

Brave fille ! cours bien vite au-devant de ces dames... avec ton parapluie... Elles se sont mises à l’abri dans la cabane du cantonnier.

COLOMBE.

Tout de suite ! Je vas embrasser Madame !

Elle ouvre son grand parapluie rouge et veut sortir par le fond ; mais la porte est trop petite pour laisser passer le parapluie ouvert.

GINGINET, la voyant.

Ferme donc ton parapluie, grande bécasse.

Colombe ferme son parapluie et sort.

Il n’y avait qu’une ombrelle... je l’ai prise...

Haut.

Monsieur le chef de gare, pouvez-vous me dire si ma voiture...

On entend la sonnerie du télégraphe.

LE CHEF DE GARE.

Pardon... une dépêche...

Allant au télégraphe.

Arrêtez caissier... C’est la dixième que je reçois aujourd’hui.

GINGINET, à part.

Mon Dieu ! que ce pantalon me serre.

 

 

Scène III

 

CLÉMENCE, JENNY, LUCIEN, GINGINET, LE CHEF DE GARE, COLOMBE

 

CLÉMENCE.

Enfin, nous voici arrivés !

LUCIEN.

Quelle pluie ! quelle boue !

JENNY.

I am not wet, I have my water-proof. (Moi, je ne suis pas mouillée, j’ai mon water-proof.)

LE CHEF DE GARE, à Ginginet.

Vos billets, s’il vous plaît ?

GINGINET, se fouillant.

Ah ! c’est juste... Eh bien ? eh bien ?

TOUS.

Quoi ?

GINGINET.

Je ne les ai pas, ils sont restés dans l’autre pantalon.

LUCIEN.

Pourquoi aussi... changez-vous de pantalon ?

LE CHEF DE GARE, à Ginginet.

Désolé, mais je suis obligé de vous en redemander le prix.

CLÉMENCE.

Comment, payer deux fois ?

GINGINET.

Mais c’est une énormité ! quand je vous jure...

LE CHEF DE GARE, indiquant une pancarte.

Voyez le règlement.

GINGINET.

C’est bien malin ! le règlement, c’est vous qui le faites, le règlement.

Il paye le chef de gare.

JENNY, en anglais.

I want some tea. (Je veux du thé.)

GINGINET, à Jenny.

Tu as retrouvé les billets ?

LUCIEN.

Non, Mademoiselle voudrait prendre le thé.

GINGINET.

Ah ! elle est insupportable ! Dès qu’elle ouvre l’œil, c’est pour demander du thé ! Colombe !

COLOMBE, venant près de Ginginet.

Monsieur !...

GINGINET.

Tu vas aller à l’hôtel en face et tu nous commanderas un fort fricandeau à l’oseille et un bondon pas trop fait.

COLOMBE.

Oui, monsieur.

LUCIEN.

Et le thé ?

GINGINET, à Colombe.

Tu diras aussi qu’on lui prépare sa tisane, et tu enverras quelqu’un à la maison...

Se reprenant.

Au château, chercher la voiture.

LE CHEF DE GARE.

En attendant, si ces dames veulent passer dans le salon d’attente... pour se sécher... je vais faire allumer du feu.

CLÉMENCE.

Volontiers !

LUCIEN.

Moi, je vais m’occuper de nos bagages.

LE CHEF DE GARE, à Lucien.

La salle des bagages est ici.

Il indique la porte à gauche. Ginginet, Clémence, Jenny et le chef de gare entrent à droite et Lucien à gauche.

 

 

Scène IV

 

COLOMBE, TAPIOU, puis LE CHEF DE GARE

 

COLOMBE, seule.

Il m’a dit un fricandeau à l’oseille et un bondon pas trop fait... Pas trop fait, ou pas trop frais ?...

TAPIOU, entrant, costume de paysan.

Pardon, monsieur le chef de gare, pourriez-vous me dire quand part le train pour Paris ?

COLOMBE.

Vous !... Ah !...

Elle met la main sur son cœur.

TAPIOU, à part.

La petite femme de chambre.

Il met aussi la main sur son cœur.

COLOMBE.

Comment que vous voilà ici ?

TAPIOU.

C’est la destinée ! On m’a flanqué ce matin à la porte du chemin de fer.

COLOMBE, se rapprochant avec intérêt.

Ah ! vous êtes dans le malheur ?

TAPIOU.

J’ai décroché intempestivement des wagons qui contenaient un boeuf et des voyageurs... Pour les voyageurs on n’a trop rien dit, mais le bœuf, on ne l’a pas digéré. Le propriétaire a dit : « C’est pas tout ça, mon bœuf a manqué le marché... donnez-moi huit cents francs. »

COLOMBE.

Ça devait être une belle bête !

TAPIOU.

Pas mal... mais il y a mieux.

Galamment.

Sans aller chercher bien loin.

COLOMBE, minaudant.

Ah ! moqueur !

TAPIOU.

Et vous, mam’zelle ! êtes-vous remise de votre indisposition ?

COLOMBE, baissant les yeux et un peu confuse.

Merci... ça va mieux.

TAPIOU.

Je ne sais pas d’où que vous souffriez, mais ça me correspondait là au cœur.

COLOMBE.

Vous avez donc quelque chose pour moi, monsieur Tapiou ?

TAPIOU.

Ah ! vous le savez bien.

COLOMBE.

Non !

TAPIOU.

Si ! un amoureux, c’est comme un homme qui est pochard... ça ne peut pas se cacher.

Lui prenant la taille.

Vous m’inspirez de la mélancolie.

COLOMBE, elle passe devant lui.

Non... laissez-moi !

TAPIOU.

Puisque vous n’avez plus votre globe.

COLOMBE, s’éloignant.

Faut que j’aille commander le déjeuner des bourgeois.

TAPIOU.

Vous me plantez là...

COLOMBE.

C’est à l’auberge en face... Monsieur Tapiou, vous m’avez fait à Paris la politesse d’un verre de vin, si j’étais susceptible de vous le rendre...

TAPIOU.

Vous ?

COLOMBE, avec coquetterie.

Vous avez peut-être peur de vous trouver en mauvaise compagnie ?

TAPIOU.

Oh ! non ! quoique je ne sois point habitué à me laisser régaler par les femmes, j’accepte parce que j’ai soif et que je n’ai pas le sou... mais à une condition...

COLOMBE.

Laquelle ?

TAPIOU.

Vous me laisserez vous dérober un baiser...

COLOMBE.

Ah ! quand vous avez une idée, vous autres hommes ! on peut dire que vous êtes sciant.

Tendant la joue.

Allons ! dépêchez-vous !

Tapiou l’embrasse. Le Chef de gare paraît au fond.

LE CHEF DE GARE.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites là ?

COLOMBE, à part.

Oh ! compromise !

LE CHEF DE GARE.

Est-ce qu’on s’embrasse dans les salles d’attente ?

TAPIOU.

Je demande l’heure du train de Paris.

LE CHEF DE GARE.

Allons, sortez.

Il pousse Tapiou et Colombe vers la porte de sortie.

TAPIOU.

Ne poussez pas ! ne poussez pas ! Poussez-moi, si vous voulez, mais, elle ! ne la poussez pas... elle !...

Il sort avec Colombe, par le deuxième plan, à gauche.

 

 

Scène V

 

LE CHEF DE GARE, BERNARDON, JULES, avec un pantalon rouge d’uniforme garni de cuir par le bas

 

BERNARDON, entrant par le fond, à la cantonade.

Mais viens donc, tu ne marches pas !

JULES, entrant.

Si vous croyez que c’est amusant de voyager dans une locomotive avec un pantalon de cavalerie... je suis éreinté.

Il s’assoit.

BERNARDON.

Ah ! monsieur le chef de gare !

LE CHEF DE GARE.

Monsieur Bernardon.

BERNARDON.

L’avez-vous arrêté... mon caissier ? Un petit avec des yeux bleus et des moustaches blondes.

LE CHEF DE GARE.

Attendez donc, des moustaches blondes... je crois que j’ai ça dans la salle des bagages.

BERNARDON.

Soyons prudents... Pourrai-je le voir sans être vu ?...

LE CHEF DE GARE.

Très facilement ; mon guichet donne dans le magasin.

Il désigne un petit guichet placé dans la porte de droite.

Le voilà.

BERNARDON, l’arrêtant.

C’est lui ! mais nous n’avons pas le droit de l’arrêter sans être assisté de l’autorité... Je cours chez le maire pour qu’il vienne me prêter main-forte.

Au chef de gare.

Vous, vous me répondez du prisonnier sur votre place.

À Jules.

Toi, attends-moi.

Il sort vivement par la porte du fond.

LE CHEF DE GARE.

Sur ma place ! Je vais recommander aux employés de faire bonne garde.

Il sort au fond.

 

 

Scène VI

 

JULES, GINGINET, puis CLÉMENCE, puis JENNY

 

JULES, se levant.

Il faut pourtant que je trouve à changer de pantalon, je ne peux pas papillonner plus longtemps dans cette tenue... il n’y en avait pas d’autre là-bas... je l’ai acheté à un fripier, il n’avait que ça ou des culottes courtes.

GINGINET, entrant par la gauche, à la cantonade.

Oui, du thé... c’est convenu... Est-elle ravissante avec son thé !...

JULES.

Tiens ! mon pantalon !

GINGINET.

Vous ici ! m’expliquerez-vous, monsieur, les poursuites que vous exercez depuis deux jours contre ma famille ?

JULES.

Volontiers.

CLÉMENCE, entrant de la gauche.

Mon ami !

Elle s’arrête en voyant Jules.

Lui !

JULES, à part.

Elle !

Haut.

Je vais m’expliquer devant madame.

À Clémence.

Veuillez approcher, madame.

CLÉMENCE, à part.

Quel singulier pantalon !

JULES, avec chaleur à Clémence.

Eh bien ! oui... je l’avoue... la première fois que je vous ai vue, madame, je me suis senti ému, troublé, subjugué, embrasé... Tant de grâces... tant de charmes !

GINGINET.

Mais, monsieur !

JULES.

Je m’explique : je puis le dire avec orgueil, mes aspirations étaient chastes et pures... Je vous croyais demoiselle.

GINGINET et CLÉMENCE.

Hein !

JULES.

Je prenais monsieur pour votre papa ; on peut s’y tromper.

GINGINET.

Oui, ça m’est déjà arrivé.

JULES, à Clémence.

Je comptais lui demander votre main ; mais maintenant... maintenant que la vérité s’est fait jour... Madame n’est pas libre.

GINGINET.

Eh bien ?

JULES, lui prenant la main.

Rassurez-vous, Ginginet... je suis un honnête homme ; je ne trempe pas dans l’adultère, moi !

GINGINET, lui serrant énergiquement la main.

Bien !

JULES.

Je ne suis pas de ceux qui foulent aux pieds le foyer de la famille.

GINGINET, de même.

Bien !

JULES.

J’ai une mère, des sœurs, deux tantes, trois cousines, et un oncle qui est professeur de grec.

GINGINET.

Bien !

JULES, s’attendrissant.

Et jamais un mot d’amour ne sortira de mes lèvres.

Il envoie un baiser à Clémence.

GINGINET, à Clémence.

Allons, c’est un honnête homme.

CLÉMENCE, froidement.

Certainement.

JULES, jouant l’émotion.

J’en souffrirai, j’en mourrai peut-être !

GINGINET, ému.

Non !

JULES.

Si !

GINGINET, à part.

Pauvre garçon !

JULES, pleurant.

Mais j’en mourrai du moins avec la satisfaction du devoir accompli !

GINGINET, le fortifiant.

Voyons ! du courage, sacrebleu ! Tout n’est pas perdu, et qui sait ?... plus tard...

CLÉMENCE, vivement.

Quoi... plus tard ?

GINGINET.

Non !... ce n’est pas cela que je voulais dire... L’émotion...

Prenant la main de Jules.

Jules, laissez-moi vous appeler Jules ! Jules, vous êtes un galant homme... et croyez que si ça dépendait de moi... Mais vous lutterez... vous combattrez, vous...

Changeant d’idée et de ton.

N’avez-vous pas trouvé mes billets de chemin de fer dans mon pantalon ?

JULES.

Je ne me serais pas permis de fouiller dans vos poches.

GINGINET, à part.

Très délicat ! trop délicat !...

Haut à sa femme.

Maintenant, Clémence, tu peux lui donner la main, c’est un frère !

JULES, tendant la main à Clémence.

Oh ! oui.

CLÉMENCE.

Inutile ! je ne puis qu’applaudir à ces sentiments... inattendus, et si jamais monsieur venait à les oublier, je saurais les lui rappeler.

GINGINET, à part.

Ah ! sceptique !

JULES, à part.

Comment ! elle a pris au sérieux... Est-elle bête !

COLOMBE, entrant.

Monsieur, le fricandeau est prêt.

GINGINET.

Très bien ! Où est ma nièce ?

Allant à la porte de gauche.

Jenny ! Jenny !

Il sort un instant, Clémence remonte causer avec Colombe.

JULES, à part, tirant son carnet de sa poche.

Détrompons-la bien vite !

Écrivant.

« Ne croyez pas un mot de ce que je viens de dire, c’était pour détourner les soupçons de votre mari. Je vous aime toujours. »

JENNY, entrant, à Ginginet.

What, uncle ? (Quoi, mon oncle !)

GINGINET.

Le fricandeau est prêt... Ah ! elle ne comprend pas ; parlons-lui anglais.

À Jenny.

Beefsteak, rosbeef, macaroni.

JENNY, sautant de joie et passant à l’extrême droite.

Oh ! yes ! macaroni !

JULES, à part, montrant le billet.

Comment le lui faire parvenir ?

Agitant son billet pour le faire voir à madame Ginginet.

Madame ! madame !

Mouvement du mari, Jules cache le billet derrière son dos.

JENNY, s’en emparant.

Oh ! thank you. (Oh ! merci !)

JULES.

Mademoiselle !

JENNY, en anglais.

You are a very kind gentleman, and I am much obliged to you. (Vous êtes un gentleman bien complaisant, et je vous suis très reconnaissante.)

Elle enroule sa laine autour du billet.

JULES, à part.

Après ça, personne n’ira le chercher là !

 

 

Scène VII

 

JULES, GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, BERNARDON, puis LUCIEN

 

BERNARDON, entrant vivement du fond.

Le maire est absent !

À Ginginet.

Monsieur, vous êtes conseiller municipal ?

GINGINET.

Oui, monsieur.

BERNARDON.

Je vous requiers de me prêter main-forte pour appréhender un caissier infidèle.

TOUS.

Comment ?

GINGINET.

Où est-il ?

Lucien paraît à droite.

BERNARDON, le désignant.

Le voilà !

TOUS.

Monsieur Lucien !

BERNARDON, le prenant au collet.

Misérable ! qu’as-tu fait de mes cent cinquante mille francs ?

LUCIEN.

Oh ! mais ne touchez pas !... Je les ai déposés chez votre banquier !

BERNARDON.

C’est faux ! Si vous les avez déposés, vous devez avoir un reçu ?...

LUCIEN.

Certainement.

GINGINET.

Montrez-le.

À Bernardon.

On va vous le montrer.

LUCIEN, tirant son portefeuille.

Il est là, dans mon portefeuille.

Le feuilletant dans tous les sens.

Eh bien ! eh bien !

TOUS.

Quoi ?

LUCIEN.

Je ne le trouve pas.

BERNARDON.

Parbleu !

LUCIEN, se fouillant.

C’est qu’il n’y a pas à dire, pendant le voyage je n’ai tiré aucun papier de ma poche.

JENNY.

Shall we soon take tea ? (Va-t-on bientôt prendre le thé !)

LUCIEN, l’apercevant et poussant un cri.

Ah !

TOUS.

Quoi donc ?

LUCIEN.

Miss Jenny ! Je le lui ai donné pour sa laine.

À Jenny.

Paper ! paper !

JENNY.

What ? (Quoi !)

GINGINET, passant à Jenny.

Oui, je me souviens... à la gare de Paris ; je vais lui expliquer...

À Jenny.

Piper shall to be, or not to be, petite cruche.

JENNY.

But what ? (Mais quoi ?)

GINGINET.

Ah ! son sac à ouvrage ?

Il l’arrache des mains de Jenny.

JENNY, voulant le reprendre.

This bag is mine. (Ce sac est à moi.)

GINGINET.

Blaguis mine tant que tu voudras. Il s’agit de l’honneur d’un homme, sacrebleu !

Clémence emmène Jenny à l’extrême gauche.

LUCIEN.

Vite le peloton de laine.

GINGINET, renversant le sac sur la table.

Il y en a cinq.

LUCIEN.

Lequel ?

GINGINET.

Il faut les éventrer tous les cinq.

LUCIEN.

Chacun le sien... ça ira plus vite.

Chacun des personnages, excepté Jenny, prend un peloton et se met à le dévider.

JULES, à part.

Sapristi ! il va trouver mon billet ! Si je tombe dessus... je le mange !

JENNY, furieuse, cherchant à reprendre ses pelotons.

I want my wool... give me back my wool ! (Je veux ma laine, rendez-moi ma laine !)

GINGINET.

Toi, fiche-nous la paix ; il s’agit de l’honneur...

Tous se mettent à dévider les pelotons.

LUCIEN, qui a dévidé son peloton, montrant un papier.

Ah ! le voilà !

Lisant.

« Messieurs, l’homme éminent que je viens représenter et dont nous pleurons l’absence... »

BERNARDON.

Hein ? mon discours !

JULES.

Ah ! saprelotte !

BERNARDON, à Jules.

M’expliquerez-vous, monsieur ?

CLÉMENCE qui a dévidé.

Ah ! le voilà !

JULES, bas à Clémence.

Mangez-le !

CLÉMENCE, lisant.

« Mademoiselle Potin, nourrice, tous les deux ans, à Bischwiller. »

GINGINET.

Nom d’une bobinette ! l’adresse de la nourrice !

CLÉMENCE.

Et de votre écriture, monsieur !

JULES, à Clémence.

C’est infâme !

CLÉMENCE.

Monsieur, je vous donne ma parole d’honnête femme que vous ne le porterez pas en paradis...

JULES, à part.

Oh ! peu importe l’endroit, pourvu qu’il le porte.

GINGINET, finissant son peloton.

Voilà le reçu ! je l’ai !

LUCIEN.

Enfin !

GINGINET, lisant.

« Ne croyez pas un mot de ce que je viens de dire... »

JULES, à part.

V’lan ! ça y est !

GINGINET, continuant à lire.

« C’était pour détourner les soupçons de votre mari. Je vous aime toujours. »

CLÉMENCE, à Jules.

Monsieur, vous m’avez perdue !...

JULES, bas à Clémence.

Êtes-vous femme à fuir en Amérique ?

GINGINET, après s’être recueilli.

Mais ce n’est pas un reçu, ça !

JULES, étonné.

Ah bah !

GINGINET, à Jules.

Eh bien ! et vous ? votre peloton ?

JULES.

Voilà ! voilà !

À part.

Au fait, il n’y a plus de danger !

Trouvant un papier et lisant.

« Reçu de M. Lucien Faillard... »

LUCIEN, avec joie.

Le reçu ! le reçu !

Il danse de joie et embrasse Ginginet.

Non ! pas vous ! Mademoiselle !

Il embrasse Jenny, qui se débat.

JULES, dansant aussi.

Quel bonheur ! le reçu ! le reçu !

Il embrasse Clémence.

GINGINET.

 Mais, monsieur...

JULES.

C’est comme frère...

BERNARDON, examinant le reçu.

Le voilà bien !... Qu’est-ce que me chantait donc Marécat ?...

Lisant.

« Reçu de M. Lucien Faillard la somme de cent cinquante mille francs, pour être versés au compte de M. Ginginet. »

Parlé.

Comment ! Ginginet ?

GINGINET, prenant le reçu.

À mon nom !

LUCIEN.

Ah ! j’y suis ! comme au chemin de fer... pour mon bordereau.

À Ginginet.

Votre bête de nom ne me sort pas de la tête.

GINGINET, à Bernardon.

Rassurez-vous, je ne serai pas moins scrupuleux que M. Lucien... je pourrais garder cette somme, qui m’est légitimement acquise, puisqu’elle a été versée en mon nom.

BERNARDON.

Ah ! permettez.

GINGINET.

Pas de discussions ! je ne les aime pas. Raplapla ! l’honneur et la position que j’occupe dans ce département me dictent mon devoir... Une plume !

LUCIEN et TOUS.

Que va-t-il faire ?

BERNARDON, lui donnant une plume.

Voici !

GINGINET, écrivant.

Passé à l’ordre de M. Bernardon et je signe d’une main ferme !

TOUS.

Ah ! très bien !

JULES.

Ce n’est pas un voleur.

 

 

Scène VIII

 

JULES, GINGINET, CLÉMENCE, JENNY, BERNARDON, LUCIEN, COLOMBE

 

COLOMBE, entrant.

Monsieur, votre voiture vient d’arriver.

Lucien et Jenny remontent et passent à droite.

JULES, à Ginginet.

Je ne vous verrai donc plus qu’à Paris.

GINGINET, à part.

Pauvre garçon ! il est excellent, ce jeune homme.

Bas à Clémence.

Dis donc, j’ai envie de l’inviter à la noce... Qu’est-ce que tu en penses ?

CLÉMENCE, hésitant un peu.

Dame ! ce jeune homme paraît appartenir à une bonne famille...

GINGINET.

Et puis il a du cœur... c’est un frère !

À Jules.

Vous venez avec nous... je vous emmène.

JULES.

Ah ! diable ! c’est que j’ai une affaire qui me rappelle... Quelle date sommes-nous ?

GINGINET.

Le 10 mai.

JULES.

Il faudra que je sois sans faute à Paris... le 12 octobre.

GINGINET, à part.

Cinq mois ! Je suis fâché de l’avoir invité.

Haut.

Lucien, offrez votre bas à Jenny.

LUCIEN.

Volontiers.

Tirant son Guide et lisant à la dérobée.

« Pour monter en voiture avec une dame. »

En anglais.

Will you allow me, madam, to offer you my arm, and take you to your postchaise ?

JENNY, tirant aussi un Guide de sa poche et lisant en français, à part.

« Pour monter en voiture avec un monsieur. »

À Lucien, en français.

Je vous rends mille grâces, et je suis votre humble servante.

GINGINET, l’embrassant avec effusion.

Enfin, j’ai fini par lui apprendre le français ; nous nous comprendrons, je pourrai lui faire recoudre mes boutons. En voiture ! en voiture !

CHŒUR.

Sans retard et sans nul murmure,
Partons tous ainsi que l’éclair ;
Mais, pour cette fois, en voiture,
Et non pas en chemin de fer. 

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