La Somnambule (Eugène SCRIBE - Germain DELAVIGNE)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 décembre 1819.
Personnages
M. DORMEUIL
CÉCILE, sa fille
FRÉDÉDIC DE LUZY
GUSTAVE DE MAULÉON
BAPTISTE, valet de Gustave
MARIE, femme de chambre de Cécile
UN NOTAIRE
PARENTS et AMIS de Dormeuil
La scène se passe dans le château de Dormeuil.
ACTE I
Le théâtre représente un salon élégant ; des croisées au fond, donnant sur un jardin ; une table à droite des spectateurs.
Scène première
DORMEUIL, CÉCILE, MARIE
DORMEUIL, tenant à la main plusieurs billets d’invitation.
Enfin, voilà donc nos billets de faire part. Comme c’est écrit ! comme c’est moulé ! et cet hymen qui tient un flambeau ! Vraiment, ce cher Griffard, l’imprimeur du département, entend très bien le billet de mariage. Ah çà, où est mon gendre, le capitaine ?
MARIE.
Votre gendre ? est-ce qu’il peut rester en place ? À chaque instant il regardait sur la route de Paris pour voir si son coureur et sa corbeille de noces n’arrivaient pas. Dans son impatience, il riait, il chantait, il m’embrassait, en me parlant de mademoiselle.
DORMEUIL.
Je le reconnais bien là.
À Cécile.
Il pense toujours à toi.
MARIE.
Enfin, n’y pouvant plus tenir, il m’a dit qu’il allait voir au haut de la montagne si on ne découvrait rien ; il a pris son fusil, et il est parti en chassant à travers la forêt.
DORMEUIL.
Comment, à la chasse aujourd’hui ?
MARIE.
Sans doute : c’est un monsieur si singulier que monsieur votre gendre.
DORMEUIL.
Singulier... En quoi ?
MARIE.
Air : Ces postillons.
Il n’a point d’ordre et donne à tout le monde.
DORMEUIL.
Bon, c’est qu’il est trop généreux.
MARIE.
Rien ne l’affecte, il rit quand on le gronde.
DORMEUIL.
C’est qu’il possède un caractère heureux...
MARIE.
Des jours entiers il se tue à la chasse.
DORMEUIL.
C’est par ardeur et par activité.
MARIE.
Mais sans tuer ni lièvre, ni bécasse.
DORMEUIL.
C’est par humanité. (bis)
MARIE.
Et, en outre, un garçon d’une raison...
DORMEUIL.
Sa raison, sa raison ; je n’ai jamais parlé de sa raison : mais à cela près, c’est un cavalier parfait. Ce cher Frédéric ! jeune, aimable, spirituel ; à vingt-cinq ans, capitaine de cavalerie !
À Cécile.
Voilà l’époux qu’il te faut, le gendre qui me convient. Il est pour toi d’une attention, et pour moi d’une complaisance... toujours de mon avis : il est vrai qu’il n’en fait qu’à sa tête ; mais c’est toujours une marque de déférence dont on doit lui savoir gré. Tiens, je t’avoue que toute ma crainte était que ce mariage ne vînt à manquer ; mais enfin, nous y voilà. Notre cousin, le notaire, vient d’arriver, et ma foi, dans une heure...
CÉCILE, timidement.
Mon père !
DORMEUIL.
Eh bien ! hâtons-nous : toute la société attend au salon.
MARIE, bas à Cécile.
Allons, mademoiselle, du courage : c’est le moment ou jamais.
CÉCILE.
Mon père, je voudrais vous parler.
DORMEUIL.
Me parler ! Ah ! j’entends : dans un pareil moment on a toujours quelques petits secrets à confier. Marie, laisse-nous.
Marie sort.
Scène II
DORMEUIL, CÉCILE
DORMEUIL.
Eh bien ! voyons, mon enfant, que veux-tu me dire ?
CÉCILE.
Ah ! mon papa, j’ai bien envie de pleurer.
DORMEUIL.
Un jour comme celui-ci ! le jour de ton mariage !
CÉCILE.
Eh bien ! mon papa, je crois que c’est à cause de cela.
DORMEUIL.
Comment, morbleu ! ce n’est pas là mon intention.
Air : Voilà bien ces lâches mortels.
Te complaire est ma seule loi,
Tu fais mon bonheur, ma richesse ;
Je voudrais toujours voir pour toi
Chacun partager ma tendresse.
Te chérir seul n’est rien ; je veux
Qu’au plus vite l’hymen t’engage,
Pour qu’à t’aimer nous soyons deux,
Et peut-être un jour davantage.
CÉCILE.
Oh ! je sais combien vous êtes bon... Mais si cela vous est égal, tenez, je crois que j’aimerais mieux ne pas me marier.
DORMEUIL.
Comment, si cela m’est égal ? Lorsque les bans sont publiés, lorsque tout le monde est invité !... Voyons, Cécile, parlons un peu raison. J’ai cinquante mille livres de rente, et n’ai que toi d’enfant ; je ne t’ai jamais rien refusé, je ne t’ai contrariée en rien : mais aussi tu m’avoueras que cette fois... à moins que tu n’aies quelque inclination, quelque amour...
CÉCILE.
Moi, de l’amour ! moi... Mon dieu, dans tout ce que j’ai à vous dire, il n’y a pas un mot d’amour : mais en revanche, il y a de la haine tant que vous en voudrez.
DORMEUIL.
Comment, tu haïrais ce pauvre Frédéric ?
CÉCILE.
Eh ! non, ce n’est pas lui ; je rends justice à ses bonnes qualités, à son mérite : mais il est quelqu’un dans le monde que je ne puis souffrir, que je déteste ; et je crois que c’est cette haine-là qui m’empêche d’avoir de l’amour pour un autre. Vous savez bien que d’abord vous vouliez m’unir à M. Gustave de Mauléon.
DORMEUIL.
Oui, j’avoue que, sous quelques rapports, je l’aurais préféré à Frédéric : avec autant d’amabilité, il avait plus de jugement, plus de raison. Ayant autrefois fait la guerre avec honneur, il occupait alors dans la diplomatie une place importante... Il y a deux ans, il avait l’air de le faire une cour assidue ; mais lorsque je t’en ai parlé, à peine si tu as daigné m’écouter, et tu as rejeté ma proposition avec un dédain...
CÉCILE.
Sans doute : parce que c’était le lendemain du bal... de ce bal où il avait dansé toute la soirée avec mademoiselle de Fierville, sans daigner seulement m’adresser la parole. Il est vrai que de mon côté je ne l’ai pas regardé, et que j’ai toujours dansé avec Frédéric ; que je lui ai donné mes gants, mon éventail ; que je l’accablais de marques d’amitié : car j’étais d’une humeur... C’est depuis ce jour-là qu’il m’a adorée. Je vous demande s’il y a de ma faute ? Le lendemain, M. Gustave a été encore plus assidu auprès de sa nouvelle conquête : il ne l’a pas quittée d’un seul instant, et j’ai cru voir, j’ai vu, j’en suis certaine, qu’il lui serrait la main ; dans ce moment Frédéric me faisait une déclaration. J’avoue que je ne sais pas ce que je lui ai répondu : il m’a assuré depuis que je lui avais dit que je l’aimais. Cela se peut bien : j’étais si en colère ! et depuis ce moment je n’ai plus revu M. Gustave.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.
Alors, par un destin prospère,
Comme époux, un autre s’offrit,
De vous je l’acceptai, mon père,
Afin que Gustave l’apprit.
Ma destinée était affreuse,
Je pleurais, mais j’étais enfin
Contente d’être malheureuse,
Pourvu qu’il en eut du chagrin.
DORMEUIL.
Que ne le disais-tu donc plus tôt ? Maintenant, réfléchis au scandale d’une pareille rupture, un mariage publié, et qui doit se célébrer demain : nous nous ferions des ennemis irréconciliables de toute cette famille de Frédéric, qui est puissante dans la province. Et d’ailleurs, puisque tu n’aimes pas Gustave...
CÉCILE.
Moi, non certainement, je ne l’aime pas.
DORMEUIL.
Et puis le temps, l’absence... Gustave habite Paris, nous, cette terre au fond de l’Auvergne : il n’y a pas apparence que jamais vous puissiez vous rencontrer.
CÉCILE.
Oh ! je l’espère bien ; car sa seule présence me causerait une indignation dont je ne serais pas maîtresse.
DORMEUIL.
Rassure-toi : tu n’as rien à craindre.
Air : Femmes, voulez-vous éprouver.
Tu triompheras d’un penchant
Dont ton cœur eût été victime ;
Va, crois-moi, le plus tendre amant
Ne vaut pas l’époux qu’on estime.
Chez l’un, l’amour fuit sans retour,
Quand, chez l’autre, il se fortifie ;
L’amour est le plaisir d’un jour,
L’hymen le bonheur de la vie.
En attendant, promets-moi de prendre un peu plus sur toi-même. Depuis quelque temps, je te trouve changée... Un jour de noce on a besoin d’être jolie... et tu n’as pas dormi cette nuit. Mon appartement était près du tien, et je t’ai entendue parler tout haut ; je t’ai entendue marcher : cela ne t’est jamais arrivé ; et ce n’est que depuis quelque temps. Allons, Cécile, un peu de courage, un peu de fermeté.
CÉCILE.
Ah ! pourvu que je ne le voie pas, je vous promets tout.
Scène III
DORMEUIL, CÉCILE, MARIE
MARIE, accourant.
Voici M. Frédéric, et sans doute son coureur avec la corbeille, car j’ai cru apercevoir près de lui une espèce de postillon. Ils sont au bout de l’avenue... Mais l’on vous attend dans le salon.
DORMEUIL.
Nous y allons.
Donnant la main à sa fille.
Tu diras à Frédéric de nous rejoindre.
Il sort par la droite.
MARIE, bas à Cécile.
Eh bien ! mademoiselle !
CÉCILE.
Rien n’est changé ; mais n’importe... J’ai parlé à mon père, et je suis plus tranquille ; suis-moi.
Scène IV
FRÉDÉDIC, paraissant aux croisées du fond, GUSTAVE, BAPTISTE
FRÉDÉRIC, tient à la main un fusil et une carnassière qu’il jette à terre en entrant.
Holà ! hé ! quelqu’un ! Moi, je n’aime pas à faire mon entrée incognito.
À Gustave et à Baptiste qui entrent.
Eh ! arrivez donc, mes amis, et n’ayez pas peur : vous êtes chez moi.
GUSTAVE.
Mon cher Frédéric, que ne te dois-je pas !
FRÉDÉRIC.
Allons donc, ne parlons pas de cela. Ce pauvre Baptiste n’est pas encore revenu de sa frayeur.
BAPTISTE.
Non, il n’y a pas de quoi : quand on vient de se trouver entre le feu et l’eau !
FRÉDÉRIC.
Ma foi, je me suis rencontré là bien à point. J’arrivais au haut de la montagne, lorsque j’aperçois une chaise de poste emportée par deux chevaux fougueux qui avaient quitté la grande route, et se dirigeaient vers un précipice.
BAPTISTE.
Je le vois encore d’ici : deux cents toises de profondeur !
FRÉDÉRIC.
Non : mais cinquante, et c’est bien assez. Le postillon, qui était cet imbécile, avait déjà abandonné les guides et perdu l’étrier ; j’étais à soixante pas de vous ; impossible de vous arrêter à temps : je glisse une balle dans mon fusil ; j’ajuste le cheval du postillon : je le renverse, l’autre s’abat, et vous vous trouvez tous à terre, mais de plain pied, et sur le plus beau gazon du monde ! un endroit fait exprès pour verser.
BAPTISTE.
Oui ; un cheval de cinquante louis qui est resté sur la place.
FRÉDÉRIC.
C’est égal, le coup était bon : à soixante pas, juste à l’épaule ; c’était bien là que je visais, je t’en donne ma parole d’honneur.
BAPTISTE.
Et moi qui étais dessus ; je vous demande ?
FRÉDÉRIC.
J’étais sûr de mon coup. Enfin, si tu veux, je le recommence ; remets Baptiste.
BAPTISTE.
Non pas, non pas.
Air du Ménage de garçon.
Je crains quelque balle indiscrète.
FRÉDÉRIC.
Au but je suis sûr de frapper.
D’ailleurs, en ami je vous traite.
BAPTISTE.
N’importe, on pourrait se tromper.
On voit tant de gens à la ronde
Fort bien avec tous les partis,
Mais qui tirent sur tout le monde,
Et qui font feu sur leurs amis.
FRÉDÉRIC, à Gustave.
Ah çà, tu ne me quittes pas : songe qu’aujourd’hui tu m’appartiens tout entier. Je suis ici chez moi, et je me fais un plaisir de te recevoir... Si tu savais... je te conterai cela tout-à-l’heure... C’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie ! il ne me manquait que la présence de mon meilleur ami. Baptiste, votre maître couche ici ; laissez-nous, et allez à l’office.
BAPTISTE.
J’y allais, monsieur.
FRÉDÉRIC.
C’est bien, et tu diras qu’on prépare la chambre...
À Gustave.
Je te demande pardon, mon ami ; vois-tu ; un maître de maison... Écoute, Baptiste... la chambre... Quelle chambre vais-je donc lui donner ?... c’est que tout est pris ! Ah ! notre pavillon ! parbleu ! le pavillon du jardin : un endroit charmant ! qui est un peu en défaveur depuis que le jardinier prétend y avoir vu la nuit de grandes figures blanches... mais je sais que cela ne te fait rien.
GUSTAVE.
Oh ! absolument.
FRÉDÉRIC.
Air d’Arlequin musard.
Un mien grand-oncle a rendu l’âme.
GUSTAVE.
J’entends, voilà le revenant.
FRÉDÉRIC.
Non, le fantôme est une femme,
Et c’est la sienne apparemment.
Grâce à la concorde profonde
Qu’entre eux l’on voyait exister,
Depuis qu’il est dans l’autre monde,
Sa femme n’y veut plus rester.
GUSTAVE.
Ma foi, mon ami, j’en suis enchanté !
FRÉDÉRIC.
Va pour le pavillon.
À Baptiste.
Tu y porteras la valise de ton maître.
BAPTISTE, à Gustave.
Et moi, monsieur, je pense maintenant que vous feriez peut-être mieux de continuer votre route. Monsieur votre père sera inquiet.
FRÉDÉRIC.
Est-ce que le commandant en chef de ta cavalerie démontée serait poltron, par hasard ?
BAPTISTE.
Moi, monsieur, ce que j’en dis n’est que par intérêt pour mon maître ; car, Dieu merci, j’ai fait mes preuves : quand quelqu’un a eu comme moi un cheval tué sous lui !
GUSTAVE.
C’est bon, laisse-nous.
Scène V
GUSTAVE, FRÉDÉRIC
FRÉDÉRIC.
Ce cher Gustave ! quel bonheur de le trouver ! Je n’ai point oublié qu’au régiment tu étais mon guide, mon mentor ; car j’étais un peu mauvais sujet, et je n’ai jamais fait grand chose. Toi, c’est différent : tu as toujours valu mieux que moi, j’en conviens. C’est toi qui payais mes dettes, et qui m’as sauvé je ne sais combien de coups d’épées, sans compter ceux que tu as reçus pour moi ; et ceux-là, vois-tu bien,
Mettant la main sur son cœur.
ils sont là : ça ne s’oublie pas. Mais, dis-moi un peu, depuis que nous ne nous sommes vus, il me semble que ta sagesse a pris une teinte bien rembrunie.
GUSTAVE.
Ma foi, mon cher, je crois que je deviens philosophe ; je m’ennuie : et si ce n’était pas payer tes services d’ingratitude, je te dirais que tout à l’heure j’ai été presque fâché lorsque tu as arrêté mes chevaux... Oui, mon ami, j’étais amoureux, j’ai été trahi ; ça va te faire, rire : moi, ça me désole. J’ignore ce que la perfide est devenue ; je ne m’en suis point informé. J’avais réalisé quelques fonds, envoyé ma démission de secrétaire d’ambassade, et je quittais la France lorsque je t’ai rencontré.
FRÉDÉRIC.
Air du vaudeville du Petit Courrier.
Par dépit nous fuir sans retour,
Ah ! certes, la folie est grande ;
Conçoit-on, je te le demande,
Un Français qui se meurt d’amour ;
Un guerrier constant qui se flatte
De fixer de jeunes beautés ;
Enfin, un amant diplomate
Qui croit à la foi des traités.
GUSTAVE, souriant.
Tu as raison ; je suis un extravagant ; mais il ne s’agit pas ici de mes chagrins, parlons plutôt de ton bonheur : c’est le moyen de me les faire oublier. Il paraît que tu es dans une situation...
FRÉDÉRIC.
Superbe ! mon ami, et surtout bien extraordinaire. Je me marie, et ce n’est pas sans peine. Tu sais combien j’ai manqué de mariages ; je n’ai jamais pu en conclure un seul.
GUSTAVE.
Oui, tu jouais de malheur : des duels, des rivaux...
FRÉDÉRIC.
Et le chapitre des informations : il y a des parents curieux qui veulent tout savoir : c’était cela qui me faisait toujours du tort ; mais enfin je suis tombé sur un beau-père raisonnable : il pense qu’il faut que la jeunesse fasse des folies, ce qui est aussi mon système ; et c’est ce soir que nous signons le contrat... Une fille unique, cinquante mille livres de rente, et je l’aime !... comme je les aimais toutes... car, franchement, je n’ai jamais eu de préférence marquée pour personne : c’est encore une des considérations qui ont déterminé le beau-père.
Air des Maris ont tort.
Oui, depuis qu’existe le monde,
Chacun dispute à tout propos
Et sur la brune et sur la blonde,
Sur le Champagne et le Bordeaux.
À quoi bon toutes ces querelles,
Je n’ai jamais d’avis certains,
Et j’adore toutes les belles,
Comme je bois de tous les vins.
GUSTAVE.
Ma foi, mon cher, tu es heureux, et je te félicite de ton mariage.
FRÉDÉRIC.
Oh ! il n’est pas encore fait, et il y a bien des choses à dire. Tu sais que quelquefois je joue ?
GUSTAVE.
Quelquefois ! c’est-à-dire toujours.
FRÉDÉRIC.
Oui, par habitude, car je n’aime pas le jeu. L’hiver dernier, j’ai eu un bonheur admirable... près de soixante mille francs que j’ai gagnés. C’est dans ce moment-là que je me suis présenté au beau-père, qui m’a accepté ; mais j’étais si content de me marier, que j’ai joué encore par passe-temps ; car c’est toujours ma ressource quand j’ai de la joie ou du chagrin.
GUSTAVE.
Eh bien ?
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! tu ne devines pas ?
En riant.
J’ai tout perdu, et il ne me reste rien : ça n’est pas pour moi, ça m’est égal ; je connais ces positions-là ; mais c’est le beau-père, un brave homme qui m’avait accepté plus pour moi-même que pour ma fortune ; une jeune personne charmante, qui m’adore, oui, qui m’adore, c’est le mot ; tu sais que là dessus je ne m’en fais pas accroire... et des présents de noce... une corbeille superbe qui arrive aujourd’hui, et que je ne sais trop comment payer. Voilà, je te l’avoue, ce qui me fait trembler pour mon cinquième mariage.
GUSTAVE.
Comment, morbleu ! ne suis-je pas là ? Et si une vingtaine de mille francs peuvent d’abord te suffire...
FRÉDÉRIC, le serrant dans ses bras.
Air de Préville et Taconnet.
Mon ami, mon dieu tutélaire.
GUSTAVE.
Ton bien jadis n’était-il pas le mien,
Lorsqu’avec moi tu partageais en frère ?
FRÉDÉRIC.
Oui, de ce temps je me souvien,
De ce temps-là je me souvien.
Nous apportions, toi, ce me semble,
Crédit, fortune, esprit sage et rangé ;
Moi, les défauts et les dettes que j’ai ;
Puis, sans façon, nous mettions tout ensemble :
Voilà comment j’ai toujours partagé.
GUSTAVE.
Et quelle est ta future ?
FRÉDÉRIC.
Mais j’ai idée que tu l’as connue à Paris, quand elle y habitait. C’est la fille d’un riche négociant, monsieur Dormeuil.
GUSTAVE.
Comment, Cécile Dormeuil ?
FRÉDÉRIC.
Oui, Cécile ; c’est elle-même.
GUSTAVE.
En effet ; je me rappelle l’avoir vue quelquefois.
Tirant son portefeuille.
Tiens, voilà toute ta somme.
FRÉDÉRIC.
J’espère que cela ne te gêne pas. Eh bien ! qu’as-tu donc ?
GUSTAVE.
Rien, mon ami, rien du tout, je te jure. Mais je fais réflexion que la famille de ton beau-père est très nombreuse ; que tu as sans doute beaucoup de parents à loger.
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! qu’importe ? n’es-tu pas mon ami ? ça vaut bien un cousin : d’ailleurs, il me faut un témoin, et je compte sur toi. Et puis, tu ne t’imagines pas comme ma femme, comme mon beau-père, comme tout ce monde-là m’aime. Présenté par moi, tu vas voir quel accueil on va te faire. Ils seront enchantés de te voir. Il n’y a pas jusqu’aux domestiques... Marie... holà ! quelqu’un : c’est que je suis le maître ici ; il faut bien qu’on obéisse... Marie !
Scène VI
GUSTAVE, FRÉDÉRIC, MARIE
FRÉDÉRIC.
Avertis M. Dormeuil que mon ami intime... que M. Gustave de Mauléon...
MARIE.
Ah ! mon dieu ! Comment, c’est monsieur, qui... que... certainement... Monsieur... Je ne croyais pas...
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! qu’est-ce qu’elle a donc ? C’est la femme de chambre et la confidente de ma femme ; une fille d’esprit, quand elle n’a pas de distractions. Voici M. Dormeuil et sa fille.
Scène VII
GUSTAVE, FRÉDÉRIC, MARIE, DORMEUIL, CÉCILE
FRÉDÉRIC.
Beau-père, voilà un de mes bons amis que je vous présente.
DORMEUIL, saluant sans le regarder.
Certainement, monsieur...
Levant les yeux.
Grands dieux !
CÉCILE, qui a fait une révérence, le regarde à son tour, et fait un geste de surprise.
C’est lui !
FRÉDÉRIC, à Gustave.
Ah çà, décidément tu as la physionomie malheureuse ; on ne peut pas t’envisager !
DORMEUIL, balbutiant.
À coup sûr... L’honneur que nous recevons ; nous ne croyons pas... Et j’étais loin de m’attendre...
FRÉDÉRIC.
Allons, voilà le beau-père qui est comme Marie, et qui fait des phrases. Eh ! sans doute, vous ne l’attendiez pas ; puisqu’il ne voulait pas venir... il ne voulait pas rester.
DORMEUIL.
Qui nous procure donc l’avantage ?
FRÉDÉRIC.
Eh ! parbleu, c’est moi qui l’amène. Sans moi, il passait son chemin ; mais j’ai le coup d’œil si juste... À soixante pas... beau-père... je vous conterai cela. Ah çà, j’espère que tu vas embrasser la mariée ?
DORMEUIL, l’arrêtant.
Non pas, non pas ; ce soir, après le contrat, nous nous embrasserons tous.
FRÉDÉRIC.
À la bonne heure ! parce que, vois-tu, les grands parents... l’étiquette... c’est le beau-père qui est le maître des cérémonies : moi, ça ne me regarde pas ; j’épouse, et voilà tout. Ma chère Cécile, je vous le recommande ; il ne connaît ici personne que vous ; et puisqu’il veut bien nous sacrifier sa journée... Allons, mon cher Dormeuil, faites-lui donc un peu d’amitié ; je ne vous reconnais pas ; maintenant, d’ailleurs, sa présence est indispensable ; c’est mon témoin.
DORMEUIL.
Comment ? votre témoin !
FRÉDÉRIC.
Oui, morbleu ! ce n’est pas la première fois qu’il m’en a servi.
Air de Lantara.
Oui, vingt fois sa valeur prudente
À modéré mes sens trop étourdis ;
Avec succès je le présente
À mes amis comme à mes ennemis.
Heureux témoin ! sa présence chérie
Me fut toujours d’un augure flatteur ;
Autrefois je lui dus la vie,
Je vais lui devoir le bonheur.
DORMEUIL.
Mais l’usage veut qu’ordinairement ce soit un parent.
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! n’est-il pas le mien ? Sur le champ de bataille, n’étions-nous pas frères d’armes ? Cette parenté-là en vaut bien une autre. Vous mettrez sur le contrat : Parent du côté du marié. À propos, j’étais sorti pour aller au-devant de mon coureur.
MARIE.
Eh ! monsieur, il vient d’arriver avec votre corbeille de noce.
FRÉDÉRIC.
Ma corbeille est arrivée ! Allons la déballer. C’est M. Dormeuil et moi qui l’avons commandée ; et tu verras quelle élégance, quel goût.
Air : À soixante ans.
Des fleurs, des dentelles, des chaînes,
Des bijoux du plus bel effet ;
Deux cachemires indigènes,
Plus chers que quatre du Thibet.
DORMEUIL.
C’est trop... Combien cela vous coûte !
FRÉDÉRIC.
Eh ! mais, beau-père, il le fallait ;
J’ai fait ce que je dois sans doute.
Bas à Gustave.
Mais je dois tout ce que j’ai fait.
Pourvu qu’ils n’aient rien oublié, et que tout cela ne se soit pas froissé en route. Ah ! ma chère Cécile, je vous en prie, ne venez pas avec nous : tout-à-l’heure, vous jouirez du coup d’œil ; laissez-nous vous surprendre. Allons, beau-père, dépêchons.
DORMEUIL.
Et monsieur que nous laissons.
FRÉDÉRIC.
Cécile voudra bien lui tenir compagnie.
CÉCILE.
Mais que voulez-vous que je dise, que je fasse ?
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! vous ferez connaissance. Mon ami, je te laisse avec ma femme.
Entraînant Dormeuil.
Eh ! venez donc, je meurs d’impatience.
Scène VIII
GUSTAVE, CÉCILE
GUSTAVE, après un moment de silence.
Me sera-t-il permis, mademoiselle, de vous offrir mes félicitations ?
CÉCILE.
Oui, monsieur, je les reçois.
GUSTAVE.
Je me réjouis que le hasard m’ait procuré l’avantage... car croyez que le hasard seul...
CÉCILE.
J’en suis persuadée, monsieur ; je sais que rien ne pouvait vous attirer en ces lieux. Depuis longtemps, votre silence nous l’avait appris ; et si quelque chose m’étonne, c’est de vous voir consentir à nous accorder quelques jours. Soyez sûr que mon père sentira tout le prix d’un pareil sacrifice.
GUSTAVE.
Je n’ai pu résister au désir d’être témoin du bonheur de mon ami, du vôtre, mademoiselle. Puissiez-vous former une union fortunée ! Puisse Frédéric ne jamais éprouver les tourments de la jalousie, ni la douleur de perdre votre tendresse.
CÉCILE.
Et qui vous fait présumer que cela puisse arriver ? Frédéric m’aime beaucoup, monsieur, il m’aime réellement.
GUSTAVE.
Eh ! mademoiselle, est-ce donc une raison ?
CÉCILE.
Oui, sans doute, puisqu’il m’aime, il ne sera ni faux ni trompeur ; il ne se fera point un jeu de trahir ses serments.
GUSTAVE.
Vous supposez alors qu’on ne sera avec lui ni perfide ni coquette. Je le désire, mademoiselle, et lui souhaite de trouver une fidélité que pour moi je n’ai jamais su rencontrer.
CÉCILE.
Que vous n’avez pas su rencontrer ?
Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.
Mais Frédéric, vous l’ignorez peut-être,
De vous diffère trait pour trait.
Pour mieux vous le faire connaître,
Je puis vous tracer son portrait :
Il n’aime qu’une seule belle,
Il n’est défiant, ni jaloux,
Il est enfin tendre et fidèle,
Vous voyez qu’il n’a rien de vous.
GUSTAVE.
Même Air.
Ainsi que vous, je veux, mademoiselle,
Former un lien plus heureux,
Et désormais, aux pieds d’une autre belle,
Porter mon hommage et mes vœux.
Avec un dépit très marque.
Pour qu’à mon cœur rien ne vous retrace,
Exprès je veux même, entre nous,
Qu’elle soit sans attraits, sans grâce ;
Enfin, qu’elle n’ait rien de vous.
CÉCILE.
Et il ne vous en coûtera pas beaucoup, monsieur, pour l’aimer.
GUSTAVE.
Pas plus qu’à vous, mademoiselle, pour aimer Frédéric ; car ce n’est point à l’ordre d’un père qu’il doit votre main ; c’est à vous, à vous seule. Vous l’aimez, il me l’a dit lui-même.
CÉCILE.
Comment, il vous l’a dit ?
GUSTAVE.
Oui, mademoiselle, il en est convenu. Vous l’aimez, vous l’adorez, du moins, maintenant : j’ignore combien de temps il pourra jouir de cet avantage.
CÉCILE, avec dépit.
Monsieur...
Se reprenant.
Eh bien ! oui, monsieur ; il vous a dit la vérité : je chéris l’époux que mon père m’a donné, que mon cœur a choisi ; et je ferai mon bonheur de lui appartenir.
À part.
On vient, ah ! tant mieux : car mes larmes trahiraient le trouble de mon cœur.
Scène IX
GUSTAVE, DORMEUIL, FRÉDÉRIC, CÉCILE, LE NOTAIRE, PARENTS et AMIS
Ils saluent M. Dormeuil et lui font des compliments : une partie des dames s’asseoient à gauche, et les hommes restent debout derrière elles.
FRÉDÉRIC.
Mon ami, tu vois le plus heureux des hommes !... mes cachemires ont produit un effet... Et toi, tu as été content de ma femme, n’est-il pas vrai ?... Un peu timide, un peu troublée ?... Mais un jour comme celui-ci... moi-même je ne sais pas trop où j’en suis... Je te présente une partie de notre famille.
Tout le monde salue.
À part, à Gustave.
Heim, qu’en dis-tu ?
Air : Tenez, moi je suis un bon homme.
Voici ma tante la Jonchère,
Mon cousin le docteur en droit,
Mon autre cousin le notaire,
La forte tête de l’endroit ;
À part.
Que t’en semble, quelles tournures !
Ils sont bien généreux, vraiment,
De montrer gratis des figures
Qu’on irait voir pour de l’argent.
DORMEUIL, faisant avancer la table.
Allons, mon cher cousin, mettez-vous là , et occupons-nous du contrat.
FRÉDÉRIC.
Sans doute ; signons, signons, c’est le point essentiel : parce que tant qu’on n’a pas signé, on ne sait pas ce qui peut arriver.
À Gustave.
Tu sais, moi surtout qui suis difficile à marier.
LE NOTAIRE, à la table.
Quels sont les témoins ?
FRÉDÉRIC.
Du côté de Cécile, ceux que vous avez inscrits, et du mien, M. Gustave de Mauléon, mon ami.
LE NOTAIRE, le regardant attentivement.
Ah ! c’est monsieur ?
FRÉDÉRIC.
Oui. Est-ce que sa physionomie ne produit pas sur vous un certain effet ?
LE NOTAIRE.
Mais non.
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! vous êtes le premier : car mon beau-père, ma femme, toute la maison... mais vous autres fonctionnaires publics, rien ne peut vous émouvoir : vous êtes impassibles comme la loi.
LE NOTAIRE, avec emphase.
C’est notre devoir.[1]
FRÉDÉRIC, traversant le théâtre et allant vers la table.
Quand je te disais... le beau-père le premier, c’est trop juste... à moi, maintenant... Permettez-donc... laissez-moi faire mon paraphe : le défaut de paraphe entraîne nullité, n’est-il pas vrai, cousin ? et je veux que rien n’y manque.
À Cécile, en lui présentant la plume.
Ma chère Cécile, c’est à vous ; mon bonheur maintenant dépend d’un seul mot.[2]
Fragment du Final de l’Auberge de Bagnères, arrangé par M. Doche.
DORMEUIL.
Allons, Cécile, allons, ma fille, c’est à toi.
Ensemble.
CÉCILE, traversant à son tour, et allant à la table.
Ah ! que mon âme est émue,
Oui, ma main tremble malgré moi.
GUSTAVE.
Mon cœur palpite à sa vue.
DORMEUIL.
Allons, rassure-toi.
Cécile prend la plume, s’arrête un instant, regarde Gustave, et signe vivement.
FRÉDÉRIC.
Elle est à moi.
GUSTAVE.
Elle a signé.
FRÉDÉRIC, à Gustave.
C’est à ton tour, je croi.
GUSTAVE, allant à son tour à la table, et affectant une grande joie.
Je signe, et jamais sur mon âme,
Je n’ai signé de plus grand cœur ;
Car c’est l’acte de ton bonheur.
À Cécile.
Recevez donc mon compliment, madame,
Oui, madame,
Le premier ici je veux
Vous donner ce titre heureux.
Il reprend sa place.
FRÉDÉRIC.
Je suis, ainsi que ma femme,
Sensible à tant d’amitié.
Enfin... enfin... je suis donc marié.
DORMEUIL, FRÉDÉRIC, LE CHŒUR.
Ensemble.
Ah, que mon/son âme est émue,
Non, rien n’égale mon/son bonheur.
CÉCILE.
Ah ! que mon âme est émue !
Non, rien n’égale mon malheur.
GUSTAVE.
Oui, pour jamais je l’ai perdue !
Non, rien n’égale ma douleur.
Pendant ce premier ensemble, tous les parents ont signé, et Baptiste ainsi que plusieurs domestiques, arrivent tenant des flambeaux.
FRÉDÉRIC, à Dormeuil et à Gustave.
Mais vous ferez tantôt connaissance, j’espère,
Car mon ami reste avec nous, beau-père,
Il couche ici, je viens de l’engager.
DORMEUIL.
Mais où veux-tu donc le loger ?
FRÉDÉRIC.
Pour qu’il soit bien, moi j’ai pris mes mesures ;
Il aime à voir les revenants de près,
C’est pour cela que je lui donne exprès
Le pavillon aux grandes aventures,
Celui du jardin.
BAPTISTE, effrayé, bas à son maître.
Grands dieux !
Nous sommes perdus tous les deux.
CHŒUR.
Bonsoir, monsieur, à demain.
DORMEUIL.
Demain, de grand matin,
La noce se fait à la ville ;
En attendant, chacun , je croi,
Peut se retirer chez soi.
FRÉDÉRIC.
Il le faut bien ;
Soupirant.
chacun chez soi.
Mais demain, demain... adieu, Cécile.
À Gustave.
Tout est signé, tout est écrit,
L’amour a couronné ma flamme ;
Me voilà donc enfin mari sans contredit,
À moins que cette nuit
Le diable n’emporte ma femme.
CHŒUR.
Partons, bonne nuit, bonne nuit.
ENSEMBLE.
Ah ! que mon âme est émue ! etc.
Les domestiques, le flambeau à la main, conduisent les parents par les portes de droite et de gauche. Cécile, Dormeuil et Marie sortent par le fond, ainsi que Frédéric et Gustave.
ACTE II
Le théâtre représente un pavillon demi-circulaire à colonnes, très riche, fermé de tous les côtés. Au fond, une porte et deux croisées latérales, servant aussi de portes, toutes trois garnies de persiennes. À gauche du spectateur, une porte qui est censée donner dans un autre appartement du pavillon ; à droite et à gauche, des panneaux, sur lesquels sont peints différents sujets. Dans le fond, à droite, est un paravent ; entre le paravent et un des panneaux de la droite est un fauteuil. Il fait nuit. Au lever du rideau, Gustave écrit devant une table. Baptiste examine toutes les portes pour voir si elles sont bien fermées.
Scène première
GUSTAVE, BAPTISTE
BAPTISTE, appelant Gustave.
Monsieur, monsieur, trois heures du matin !
GUSTAVE.
Parbleu ! je le sais bien, puisque tu as eu soin de m’avertir à tous les quarts d’heure.
BAPTISTE.
Est-ce que monsieur ne se couche pas ?
GUSTAVE.
Non ; mais nos lits sont dans la chambre à côté. Va dormir si cela te convient, et laisse-moi.
BAPTISTE.
C’est que je n’aime pas à dormir seul, je m’ennuie, et puis, s’il arrivait quelque chose à monsieur, peut-être n’entendrais-je pas.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
Ils m’ont fait hier à l’office
Maint et maint conte sépulcral.
GUSTAVE.
Poltron !
BAPTISTE.
Soit, je me rends justice ;
On ne s’en porte pas plus mal.
Oui, la bravoure a mon estime ;
Car je suis brave par penchant :
Mais je suis poltron par régime,
Afin de vivre longuement.
Et dans ce pavillon isolé, au milieu d’un jardin immense...
GUSTAVE, sans l’écouter.
Éloigne cette table.
BAPTISTE lui parlant, et s’appuyant sur la table.
Encore, si l’on pouvait attendre des secours du château. Autrefois, il existait une communication qui au moyen d’un ressort... Je ne sais plus comment ils m’ont expliqué cela ; mais on n’en a plus connaissance, et le hasard seul pourrait le faire retrouver. Alors, vous sentez bien qu’après tout ce qu’on raconte...
GUSTAVE.
Baptiste, je vais me fâcher.
BAPTISTE.
Oh ! monsieur, cela me paraît prouvé ; car on l’a mis dans le journal du département, et avant huit jours ceux de Paris le répéteront : j’espère qu’alors vous ne pourrez plus en douter.
GUSTAVE.
Eh bien ! voyons, où en veux-tu venir ?
BAPTISTE.
Eh bien ! monsieur, ils disent donc que chaque nuit le fantôme vient se reposer dans ce pavillon jusqu’au point du jour ; mais qu’aux premiers rayons du soleil, crac, il a l’air de s’abîmer dans la muraille : et hier, Thomas, le jardinier, l’a vu comme je vous vois, sinon qu’il a fermé les yeux, ce qui l’a empêché de distinguer.
GUSTAVE.
Ah çà, j’espère que tu as fini... Arrange-toi comme tu voudras, dors ou ne dors pas ; mais tâche de te taire, ou demain je te chasse.
BAPTISTE.
Ou demain je te chasse...
Emportant la table, et la plaçant à la gauche du spectateur.
Dieux ! que c’est insupportable qu’il y ait des gens qui soient les maîtres !... car sans les maîtres, il serait bien plus agréable d’être domestique.
Air de Julie.
Mais j’ai fermé porte et fenêtre ;
Partout j’ai fermé les verrous.
S’arrangeant dans un fauteuil qui est à l’extrême gauche et près de la table.
Puisqu’il me faut obéir à mon maître,
Pour lui complaire, endormons-nous.
Si je pouvais, douce métamorphose,
Imiter tant de gens de bien,
Qui, comme moi, s’endorment n’étant rien,
Et qui s’éveillent quelque chose !...
...Quelque chose...
Il s’endort.
Scène II
GUSTAVE, seul
Encore quelques heures, et elle sera perdue pour moi !... Et je resterais demain au château !... Non ; le dessein en est pris, j’enverrai cette lettre à mon ancien colonel, à mon ami, et demain je partirai sans voir Cécile.
Air : Tendres échos errants dans ces vallons.
Elle a trahi ses serments et sa foi,
Et pour jamais il faut que je l’oublie.
J’avais juré de vivre sous sa loi ;
Eh bien ! j’irai mourir pour ma patrie.
Patrie, honneur ! pour qui j’arme mon bras,
Vous seuls au moins ne me trahirez pas.
Nouveaux serments vont bientôt m’engager,
Et si je fus quitté par une belle,
Sous les drapeaux, où je cours me ranger,
La gloire au moins me restera fidèle.
Patrie, honneur ! pour qui j’arme mon bras,
Vous seuls, hélas ! ne me trahirez pas.
Il se jette sur une chaise, à droite du spectateur.
On entend une ritournelle.
Ciel !... qu’entends-je !... Quel est ce bruit ?
Scène III
GUSTAVE, CÉCILE
Gustave se penche sur son fauteuil pour découvrir d’où vient le bruit. Derrière lui, à droite, un des panneaux du pavillon près du fauteuil s’ouvre tout à coup, et l’on voit paraître Cécile en robe blanche très simple ; elle a les bras nus, et sur le cou un très petit fichu élégamment brodé ; elle tient un flambeau à la main et s’avance lentement. Le panneau se referme de lui-même. Arrivée à la table près de laquelle dort Baptiste, elle y pose son flambeau.
GUSTAVE.
Qu’ai-je vu ?... Cécile !...
CÉCILE.
J’ai cru qu’ils me poursuivaient ; qu’ils voulaient encore me faire signer... Non, je ne veux plus, surtout s’il est là.
GUSTAVE.
Qui peut causer, pendant son sommeil, l’agitation effrayante où je la vois ?
CÉCILE, d’un air suppliant.
Mon père !... oui, vous avez raison... Cécile est bien malheureuse !... C’est fini... je suis mariée !...
Portant la main à sa tête comme pour sentir sa parure.
Oui, c’est moi qui suis la mariée, car les voilà tous qui viennent me complimenter.
D’un air aimable et gracieux, et comme leur répondant.
Merci, merci, mes amis ; oui, des vœux pour mon bonheur !... Ils ne me regardent plus... Si j’osais pleurer !
GUSTAVE.
Grands dieux !
CÉCILE, regardant autour d’elle.
Pourquoi m’a-t-on menée à ce bal ?... Un bal... Vous savez que je n’aime plus le bal ; que je ne veux plus y aller...
Traversant le théâtre, et allant à droite.
Oui, nous y voilà...
Elle salue, et s’asseoit sur la chaise qu’occupait Gustave.
Il y a tant de monde dans ce salon, et il n’y est pas !...
Faisant un geste de surprise.
C’est lui ! je l’ai aperçu ! mais il se gardera bien de me parler, de danser avec moi : ce n’est qu’avec mademoiselle de Fierville.
GUSTAVE, vivement.
Mademoiselle de Fierville !...
CÉCILE.
Ah, mon dieu ! comme mon cœur bat !... Il s’approche de nous...
Froidement et comme pour répondre à une invitation.
Avec plaisir, monsieur...
Vivement.
Il m’a invitée !... Que va-t-il me dire ? et que lui répondre ?... Je suis fâchée maintenant d’avoir accepté... Je voudrais que la contredanse ne commençât jamais... Ah, mon dieu ! je crois entendre... Oui, voilà le prélude !...
L’orchestre joue le commencement de la contredanse que Cécile croit entendre. Elle se lève de dessus le fauteuil, et se met en place pour danser. Elle porte la main à ses bras comme pour arranger ses gants, et présente la main comme si un cavalier la lui tenait.
GUSTAVE.
Ah ! profitons de son erreur !
Il lui prend la main.
CÉCILE.[3]
Sa main a pressé la mienne !... N’importe, soyons aussi sévère...
D’un air très froid, et ayant l’air d’écouter.
Comment, monsieur ?...
Ayant toujours l’air d’écouter.
Cependant, ce qu’il dit là est assez raisonnable... S’il savait quel bien il me fait !... Quoi ! monsieur, vous ne l’aimez pas ?... Ah ! j’ai bien envie de le croire... Que je vous réponde ?... Tout à l’heure... Vous voyez que c’est à moi de danser.
Elle danse toute une figure ; elle va en avant, traverse, et va à droite et à gauche, en tournant, le dos au spectateur : sur la dernière reprise elle s’arrête brusquement. La musique cesse : la contredanse est censée finie. Elle retourne à sa place, et fait la révérence pour remercier son cavalier. Elle s’asseoit toujours sur la même chaise, arrange sa robe comme pour faire une place à côté d’elle à Gustave ; puis a l’air de lui adresser la parole, et de continuer une conversation déjà commencée.
Vous êtes heureux... et moi donc !... Combien je suis contente que nous soyons raccommodés !... Vous ne savez donc pas qu’on voulait me marier ? et bien malgré moi, encore... Mais, tenez, le voilà cet anneau que vous m’avez donné, et ce qui me faisait le plus de peine, c’est qu’il aurait fallu le quitter.
GUSTAVE, douloureusement.
Pauvre Cécile !
CÉCILE.
Oui, il l’aurait bien fallu... Je vous aurais dit : Reprenez-le ; car, pour moi, je n’aurais jamais eu la force de vous le rendre.
GUSTAVE.
Ah ! malheureux que je suis !
Air : Dormez donc, mes chères amours.
Hélas ! à son dernier désir
Je saurai du moins obéir.
Il retire l’anneau du doigt de Cécile et le met au sien.
CÉCILE.
Rien ne peut plus nous désunir.
GUSTAVE.
Ah ! que son erreur se prolonge,
Puisque mon bonheur n’est qu’un songe.
ENSEMBLE.
Dormez donc, mes seules amours,
Pour mon bonheur, dormez toujours.
Dormez donc, mes seules amours,
Dormez, dormez,
Pour mon bonheur, dormez toujours.
CÉCILE.
Oui, mon cœur gardera toujours
Le souvenir de nos amours,
Oui mon cœur gardera toujours,
Toujours, toujours,
Le souvenir de nos amours.
Mon dieu, la soirée est déjà finie... il faut déjà se séparer... Il me semble que je n’ai jamais tant aimé le bal. Voilà qu’on m’apporte mon schall... Sans doute la voiture est arrivée, et mon père m’attend.
Baissant les épaules comme pour mettre un schall.
Adieu, Gustave ; vous viendrez nous voir demain.
Croisant ses mains sur sa poitrine comme pour tenir son schall, et faisant en même temps le geste de tenir sa pelisse.
Adieu.
Elle fait quelques pas dans le fond, rencontre le fauteuil qui est entre le paravent et le panneau par lequel elle est entrée ; elle s’assied sur le fauteuil, et s’endort paisiblement. Musique. Baptiste qui, vers la fin de la scène précédente a déjà étendu les bras, et s’est frotté les yeux, les ouvre dans le moment, et se trouve en face de Cécile qu’il prend pour le fantôme. Tremblant de crainte, il tombe sur ses genoux, sans oser regarder.
BAPTISTE.
Mons... ieur... eur...
GUSTAVE.
Tais-toi.
Scène IV
BAPTISTE, étendu par terre, CÉCILE, endormie sur le fauteuil, GUSTAVE, entre eux, FRÉDÉRIC, en dehors, frappant à la porte
FRÉDÉRIC.
Gustave ! Gustave ! ouvre-moi.
GUSTAVE.
Grands dieux ! c’est la voix de Frédéric.
À Baptiste.
Sur ta tête, ne profère pas une parole, ou tu es mort.
FRÉDÉRIC, toujours en dehors.
Eh bien ! m’ouvriras-tu ?
GUSTAVE.
Oui ; mais, au nom du ciel, ne fais pas de bruit.
À part.
Quel parti prendre ? que devenir ?... Elle est perdue !... Ah ! ce paravent...
Il entoure avec le paravent le fauteuil de Cécile, jusqu’à la muraille, de sorte que le panneau secret se trouve enfermé dans le paravent. À Baptiste, qui est toujours couché.
Et toi, relève-toi donc, et songe à ma recommandation.
Il va ouvrir à Frédéric.
Scène V
BAPTISTE, CÉCILE, GUSTAVE, FRÉDÉRIC, en grande parure de marié
La porte du jardin reste ouverte, et l’on aperçoit un jardin éclairé par les premiers rayons du soleil.
FRÉDÉRIC.
Eh, mon dieu ! faut-il tant de cérémonies ? Mon ami, je ne peux pas dormir... je ne peux pas, et me voilà.
GUSTAVE.
Je t’en prie, ne parle pas si haut.
FRÉDÉRIC.
Et pourquoi donc ?
GUSTAVE.
C’est que cet imbécile de Baptiste est gravement indisposé.
FRÉDÉRIC.
Qu’est-ce qu’il a donc ? Eh ! mais, en effet, je lui trouve un air pâle, une physionomie renversée.
BAPTISTE.
On l’aurait à moins.
FRÉDÉRIC.
On va lui envoyer le petit docteur. Mais je venais te faire part d’une idée charmante ; moi, je n’en ai jamais d’autres : c’est de déjeuner tous dans ce pavillon... Eh bien ! qu’as-tu donc ? tu ne m’écoutes pas.
GUSTAVE.
Si, vraiment... au contraire, je trouve ton projet... Tu disais...
FRÉDÉRIC.
Que j’ai donné ordre de servir ici une tasse de thé avant le départ, et tu nous raconteras tes histoires de cette nuit, ou tu en inventeras pour faire peur à ces dames. Gustave ! eh bien ! où es-tu donc ?
GUSTAVE.
Oui, mon ami, oui... je l’ai toujours pensé... Mais si nous faisions un tour de jardin.
Il veut l’emmener.
BAPTISTE, se levant vivement et retenant Frédéric par son habit.
Messieurs, je ne vous quitte pas ; je ne resterais pas seul ici pour un empire.
FRÉDÉRIC.
Que veux-tu dire ?
Regardant Gustave, qui fait à Baptiste des signes de se taire.
Eh ! mais, qu’as-tu donc aussi ?... je n’avais pas remarqué d’abord ; mais je te trouve aussi changé que Baptiste.
En riant.
Est-ce que vous auriez vu le fantôme, par hasard ?
GUSTAVE, troublé.
Allons donc, tu veux plaisanter.
Baptiste tire Frédéric par son habit, et de la tête lui fait signe que oui, sans que son maître l’aperçoive.
FRÉDÉRIC.
Parbleu ! tu es bien heureux ! et tu devrais me dire, par grâce,
Regardant Baptiste.
comment il était, et de quel côté il a disparu ?
Baptiste, qui tient son mouchoir à la main, lui fait signe, en le montrant, que le fantôme était blanc ; puis élevant sa main au-dessus de sa tête, il indique qu’il était d’une grandeur démesurée, et montrant du doigt le paravent, il lui fait entendre que c’est de ce côté qu’il a disparu.
Allons, je vois que tu es jaloux de ton fantôme, et que tu ne veux pas que tes amis en profitent. Voilà qui est mal... Mais il est impossible qu’on ne découvre pas ses traces, en cherchant bien.
Il se dirige vers le paravent.
GUSTAVE, l’arrêtant par le bras.
Frédéric !... au nom du ciel, daigne m’écouter !... et ne me condamne pas !... Je te jure que le hasard seul... le hasard le plus extraordinaire... le plus inconcevable... et que mon honneur... mon amitié...
BAPTISTE.
Oui, monsieur, ne vous y risquez pas... D’ailleurs, c’est inutile : voilà les premiers rayons du soleil, il aura disparu.
FRÉDÉRIC.
Eh ! qu’importe ? fût-ce le diable...
GUSTAVE, voulant le retenir.
Non ; je ne le souffrirai pas !
FRÉDÉRIC, sa dégageant et se précipitant vers le paravent.
Il le faudra bien.
Air final de l’Amant jaloux.
GUSTAVE.
Grands dieux !
FRÉDÉRIC, ouvrant le paravent et regardant.
Eh bien !
Je ne vois rien.
BAPTISTE.
Parbleu ! il sera parti par où il était venu.
Le fauteuil est vide, et sur un des bras on aperçoit seulement le petit fichu que portait Cécile.
Ensemble.
FRÉDÉRIC.
Quel est donc ce mystère ?
D’où venait ta frayeur ?
GUSTAVE.
Ah ! tâchons de lui taire
Le trouble de mon cœur.
BAPTISTE.
Quel est donc ce mystère ?
Je tremble encor de peur.
GUSTAVE, à Baptiste.
Tais-toi, tais-toi.
Ensemble.
FRÉDÉRIC, BAPTISTE.
Quel est donc ce mystère ?
Je tremble encor de peur.
GUSTAVE.
Ah ! tâchons de lui taire
Le trouble de mon cœur.
FRÉDÉRIC.
La plaisante aventure !
Dis-moi, je t’en conjure,
Qu’aviez-vous donc tous deux ?
Ensemble.
GUSTAVE.
Grands dieux ! quelle aventure !
Ami, je te le jure,
Nous ignorons tous deux
Ce qui se passe dans ces lieux.
BAPTISTE.
Grands dieux ! quelle aventure !
D’échapper, je vous jure,
Nous sommes trop heureux !
FRÉDÉRIC.
Allons, allons, tu as beau dire, il y a quelque chose, et ta tête... Écoute donc, jusqu’à ce jour tu avais été trop sage, trop raisonnable : on finit par payer ça... Il ne faut d’excès en rien... Regarde-moi... Ah çà, j’espère que tu vas t’habiller ; tu vois que je suis déjà en costume de rigueur... Je ne te donne que cinq minutes.
GUSTAVE, très ému.
Sois sûr qu’on ne m’attendra pas... Baptiste, suis-moi...
À part.
Allons, il faut partir !
Ils sortent par la porte à gauche.
Scène VI
FRÉDÉRIC, seul, le regardant partir d’un air surpris
Ma foi... Eh bien ! en voilà un qui fera bien de ne pas se marier... Décidément il est timbré, et son effroi quand j’ai voulu approcher de ce paravent où il n’y a rien, absolument rien.
Approchant du fauteuil, et apercevant le petit fichu que portait Cécile, et qu’elle y a laissé.
Eh ! mais, si fait... cependant... je n’avais pas vu...
Prenant le fichu, et étouffant un éclat de rire.
C’est charmant !
Déployant le fichu.
Je devine maintenant à quelle espèce de fantôme ce meuble peut appartenir.
Air de la Sentinelle.
Tissu charmant ! voile mystérieux,
Dont contre nous la beauté s’environne !
Gage d’amour ! se peut-il, en ces lieux,
Que sans égards ainsi l’on t’abandonne ?
D’un hasard tel que celui-là
Sans peine on pénètre les causes !
Ici, celle qui t’oublia,
Je le devine, avait déjà
Oublié bien d’autres choses.
Mais à qui diable ça peut-il être ? La petite baronne, ou la femme du notaire !
Se reprenant.
Oh ! la femme d’un notaire !... cependant ça s’est vu... Allons, je m’en vais prendre des informations... ce sera délicieux. Mais je ne sais pas ce qu’ils ont tous... Personne ne se lève donc aujourd’hui ? Eh ! voilà le beau-père !
Scène VII
FRÉDÉRIC, DORMEUIL, tenant par la main, CÉCILE, qui est en grande parure de mariée
FRÉDÉRIC.
Allons donc, papa, allons donc.
DORMEUIL.
Ce n’est pas ma faute. Il y a une demi-heure que j’entre chez Cécile ; il faut lui rendre justice, elle était déjà levée : mais elle s’était endormie sur une chaise, et il a fallu nous dépêcher... Trois femmes de chambre... mais aussi j’espère... Hein ! comment la trouvez-vous ?
FRÉDÉRIC.
Ah ! que vous êtes heureux d’avoir des enfants comme ceux-là ! Je ne parle pas de votre gendre ; mais c’est un beau rôle que celui de père : les gants blancs, l’air respectable. J’aurais aimé à être père, moi, pour marier mes enfants, pour leur dire : Soyez heureux ! je vous unis. Enfin, vrai, si je n’étais pas moi, je voudrais être vous ; mais on ne peut pas cumuler. Ah çà ! les voitures sont-elles prêtes ?
DORMEUIL.
Pas encore.
FRÉDÉRIC.
Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ? ça vous regarde. Vous, ma chère Cécile, voulez-vous donner vos ordres pour faire servir ici le déjeuner ?
Vers le milieu de cette scène, entrent quelques domestiques qui rangent le paravent et ouvrent toutes les fenêtres. On aperçoit le jardin ; il fait grand jour.
Moi, je cours réveiller tout le monde. J’ai tant d’affaires que je ne sais en vérité...
À Cécile.
Ah ! dites-moi donc, une aventure charmante que je vais vous conter... Non, que je vous conterai demain. Vous qui connaissez les toilettes de toutes ces dames, savez-vous à qui appartient cet élégant fichu ?
CÉCILE, le regardant.
C’est à moi.
FRÉDÉRIC.
Comment, c’est à vous ?
CÉCILE.
Oui, j’en étais même en peine. Où donc l’avez-vous trouvé ?
FRÉDÉRIC, troublé et balbutiant.
Où je l’ai trouvé ? Mais là-bas dans le salon ; parce que peut-être ne savez-vous pas...
À part.
Parbleu ! je rirais bien. Le fait est qu’il n’est pas impossible, moi surtout qui ai toujours eu du malheur.
DORMEUIL.
Eh bien ! venez-vous ?
FRÉDÉRIC.
Eh ! sans doute.
Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.
Allons réveiller tout le monde,
Parcourons tout du haut en bas ;
À ma voix il faut qu’on réponde :
Un jour de noce on ne dort pas.
À part.
Examinons avec prudence.
Tout voir et se taire est ma loi.
Je suis époux ; il faut, je pense,
Remplir les devoirs de l’emploi.
DORMEUIL, FRÉDÉRIC.
Allons réveiller tout le monde,
Parcourons, etc.
Scène VIII
CÉCILE, seule
Je suis encore si émue, si troublée ! je l’avais revu, nous étions raccommodés.
Air : Jeannot me délaisse (Jeannot et Colin).
Oui, je croyais l’entendre,
Ainsi qu’en nos beaux jours,
Lorsque sa voix si tendre
Jurait d’aimer toujours.
Tout n’était que mensonge :
Amour, constante ardeur,
Vous n’existez qu’en songe,
Hélas ! et dans mon cœur.
Même air.
Et pourtant tout s’apprête
Pour un lien si doux ;
Quel bonheur! quelle fête !
C’est ce qu’ils disent tous.
Chacun vante les charmes
De cet hymen flatteur.
Allons, séchons nos larmes
Le jour de mon bonheur.
Scène IX
CÉCILE, GUSTAVE, sortant de l’appartement à gauche
GUSTAVE.
C’est elle.
Cécile le salue froidement.
Ah ! quelle différence ! Mais non, c’est un secret que j’ai surpris et qui ne m’appartient pas.
Haut.
Hier, madame, je croyais avoir l’honneur d’assister... mais des événements inattendus...
CÉCILE.
Vous serait-il arrivé quelque chose ? Quel changement dans vos traits !
GUSTAVE.
Non, non, je vous remercie ; ce n’est rien, j’ai peu dormi.
CÉCILE, à part.
Et moi !
GUSTAVE.
En vain je voulais vous éloigner, vous bannir de ma pensée. Partout je vous retrouvais, partout vous étiez avec moi... cette nuit même.
CÉCILE, troublée.
Cette nuit !
GUSTAVE.
Air : Il reviendra (de Romagnesi).
J’ai cru vous voir... oui, c’était celle
À qui je devais être uni :
Au bal j’étais placé près d’elle.
CÉCILE, cherchant à rappeler ses idées.
Mon rêve commençait ainsi.
GUSTAVE.
Ce que j’éprouvais, je l’ignore ;
Pourtant, je croi,
Que, malgré moi, j’aimais encore.
CÉCILE, à part.
C’est comme moi.
GUSTAVE.
Il semblait que vous m’aviez pardonné ; car vous saviez la vérité : vous saviez que jamais mademoiselle de Fierville...
CÉCILE.
Comme dans mon rêve !
GUSTAVE.
Et que c’est vous, Cécile, vous seule que j’ai toujours aimée,
Presque hors de lui.
et que j’aime encore !
CÉCILE.
Comme dans mon rêve !...
Tendrement.
Gustave !...
GUSTAVE.
Adieu ! adieu ! je sens, après un tel aveu, que je dois vous fuir pour jamais ; mais je conserverai toujours votre image et cet anneau que vous m’avez rendu.
CÉCILE, cherchant à son doigt.
Que voulez-vous dire ?
GUSTAVE.
Ah ! ne cherchez point à savoir comment il est revenu entre mes mains ; vous ne pouviez plus le garder, et moi il ne me quittera de la vie !
Air : Dormez donc, mes chères amours.
Pour jamais, il me faut vous fuir !
CÉCILE.
Dieux ! qu’entends-je ! et quel souvenir !
GUSTAVE.
En silence, il faut vous chérir.
CÉCILE.
À ma mémoire fidèle,
Quels instants cette voix rappelle !
GUSTAVE.
Adieu donc, adieu pour toujours !
Adieu donc, mes seules amours !
ENSEMBLE.
Oui, mon cœur gardera toujours
Le souvenir de nos amours ;
Toujours, toujours,
Le souvenir de nos amours.
Scène X
CÉCILE, seule
Il s’éloigne ! il me quitte !... Gustave !... Je ne le reverrai plus !
Elle tombe sur le fauteuil qui est placé à gauche du spectateur et sur le devant de la scène.
Scène XI
CÉCILE, FRÉDÉRIC, GUSTAVE, BAPTISTE portant une valise, DORMEUIL, qui entre un instant après. Ils sont tous dans le fond
FRÉDÉRIC, tenant Gustave par le bras.
Comment, morbleu ! qu’est-ce que ça signifie ? tu t’en allais ?
GUSTAVE.
Non, mon ami... non... certainement.
FRÉDÉRIC.
Et ces chevaux de poste que j’ai vus attelés ? Je t’en préviens, je ne te perds pas de vue.
CÉCILE, à demi-voix.
Gustave ! Gustave !...
FRÉDÉRIC.
Qu’entends-je ?
DORMEUIL, voulant aller vers elle.
Ma fille !
FRÉDÉRIC, l’arrêtant.
Mais laissez donc, beau-père, ça devient au contraire fort intéressant.
GUSTAVE, s’avançant.
Mais, mon ami.
FRÉDÉRIC, le prenant par la main, qu’il garde dans la sienne.
Silence ! te dis-je, et écoutez tous !
Ils s’arrêtent tous dans le fond, en demi-cercle, autour du fauteuil de Cécile ; et dans ce moment, Marie et plusieurs parents se montrent aux fond, mais sans oser entrer.
CÉCILE.
Il est parti !... Oh ! ce n’est plus là mon rêve !... Il me semblait entendre Frédéric ; il me pardonnait : il sentait comme moi que je ne pouvais pas donner deux fois mon cœur... Et mon père, il nous menait à l’autel... Gustave était là, et il me semblait entendre une voix qui nous disait...
FRÉDÉRIC, qui n’a pas quitté la main de Gustave, saisit celle de Cécile, et les joint ensemble, en s’écriant :
Mes enfants, je vous unis !
CÉCILE, regardant autour d’elle.
Mon père !... Frédéric !... Gustave près de moi !...
Fermant les yeux, et éloignant tout le monde de la main.
Ah ! ne m éveillez pas !
FRÉDÉRIC.
Non, ma chère Cécile, non ce n’est point un rêve ! J’avais juré à votre père de faire votre bonheur ; n’ai-je pas tenu mon serment ?
À Dormeuil.
Vous ne m’en voulez pas, beau-père, d’avoir usurpé vos fonctions ? Vous savez que j’ai toujours eu une vocation...
GUSTAVE.
Ah, mon ami ! comment reconnaître jamais ce généreux sacrifice ?
FRÉDÉRIC.
Laisse donc ; comme si je ne savais pas ce que c’est qu’un mariage manqué. Et de cinq...
Vaudeville.
DORMEUIL.
Air du vaudeville de Gusman d’Alfarache.
Malgré nous, un destin tutélaire,
Tu le vois, nous protége en secret.
Par dépit, tu t’éloignais, ma chère,
D’un amant que ton coeur adorait !
Notre folie à tous est pareille ;
Ce bonheur, que l’on désire tant,
Pour l’avoir, on se fatigue, on veille,
Et souvent le bien vient en dormant.
GUSTAVE.
Maint seigneur que le sort favorise,
Et qui brille à nos yeux éblouis,
Chaque jour voit croître, avec surprise,
Ses grandeurs, ainsi que ses ennuis.
Las des soins dont son rang l’embarrasse,
Un beau soir, malheureux et puissant,
Il s’endort et s’éveille sans place...
Quelquefois le bien vient en dormant !
BAPTISTE.
Abonnés de l’Opéra-Comique,
Abonnés du sublime Opéra,
Abonnés du Club Académique,
Abonnés de l’Opéra-Buffa,
Abonnés des Petites-Affiches,
Abonnés aux romans d’à présent,
Ah ! combien vous devez être riches,
Si vraiment le bien vient en dormant !
FRÉDÉRIC.
Dans ses goûts, madame est un peu vive,
Et monsieur est un grave érudit.
Pour un bal, crac ! madame s’esquive,
Et monsieur va dormir dans son lit.
Madame revient fraîche et gentille,
Et monsieur voit en se réveillant,
Augmenter ses amis, sa famille,
Ah ! vraiment, le bien vient en dormant !
CÉCILE, au public.
Mon sommeil a fait mon mariage ;
J’ai déjà le droit de le bénir ;
Qu’il m’obtienne encor votre suffrage,
Et qu’ici je sois seule à dormir !
Sans crainte de blesser mon oreille ;
Ah ! messieurs, applaudissez souvent ;
Et si quelque bravo me réveille,
Je dirai : le bien vient en dormant !
[1] Les acteurs sont rangés dans l’ordre suivant : Gustave est le premier à gauche du spectateur, puis Frédéric, Cécile, Dormeuil, le Notaire devant la table, Marie de l’autre côté de la table, les parents derrière le Notaire.
[2] Il revient à sa première place.
[3] Pendant tout le temps qu’est censé durer la contredanse, l’orchestre joue pianissimo et avec des sourdines l’air de la contredanse de Nina.