La Pupille (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 juillet 1734.

 

Personnages

 

ARISTE

JULIE

ORGON, ami d’Ariste

LE MARQUIS, neveu d’Orgon

LISETTE, suivante de Julie

 

La Scène est dans l’Appartement d’Ariste.

 

 

Scène première

 

ORGON, LE MARQUIS, VALÈRE

 

ORGON.

Valère, encore un coup, songez à ce que vous me faites faire.

LE MARQUIS.

Que je sois anéanti, mon Oncle, si je voulais pour toute chose au monde, vous engager dans une fausse démarche. Faut-il vous le répéter cent fois ? Je vous dis que je suis avec elle sur un pied à ne pouvoir pas reculer.

ORGON.

Mais ne vous flattez-vous pas ? Êtes-vous bien sur d’être aimé ?

LE MARQUIS.

Si j’en suis sûr ? Premièrement quand je viens ici, à peine ose-t-elle me regarder ; preuve d’amour : quand je lui parle, elle ne me répond pas le mot ; preuve d’amour ; et quand je parois vouloir me retirer, elle affecte un air plus gai, comme pour me dire : pourquoi me fuyez-vous, Marquis ? Craignez-vous de me sacrifier quelques moments ? Restez, petit volage, restez : je vais vaincre le trouble où me jette votre présence, et vous fixer par mon enjouement. Mon esprit va briller aux dépens de mon cœur. J’aime mieux que vous me croyiez moins tendre, et vous paraître plus aimable. Demeurez, mon cher Marquis, demeurez... Je pourrais vous en dire davantage, mais vous me permettrez de me taire là-dessus.

ORGON.

Ces preuves-là me paraissent assez équivoques. Au surplus Ariste est trop judicieux et trop mon ami pour s’opposer à ce mariage, si sa Pupille y consent. Je le vois sortir de son appartement. Retirez-vous.

LE MARQUIS.

Y a-t-il quelque inconvénient que je reste ? Vous porterez la parole, il donnera son consentement ; je donnerai le mien : on fera venir Julie ; ce sera une chose faite.

ORGON.

Les affaires ne se mènent pas si vite. Retirez-vous, vous dis-je.

LE MARQUIS.

Cependant...

ORGON.

Retirez-vous.

LE MARQUIS.

Allons donc. Je reviendrai quand il sera question d’épouser.

 

 

Scène II

 

ARISTE, ORGON

 

ORGON.

Bonjour au Seigneur Ariste...

ARISTE.

On vient de me dire que vous étiez ici, Orgon. Je suis charmé de vous voir.

ORGON.

Je suis charmé moi de voir la santé dont vous jouissez. Sans flatterie, vous ne paraissez pas trente-cinq ans ; et... vous en avez bien dix par de-là.

ARISTE.

La vie tranquille et réglée que je mène depuis quelque temps me vaut ce peu de santé dont je jouis.

ORGON.

Ma foi : une femme vous siérait fort bien.

ARISTE.

À moi ? Vous plaisantez, Orgon.

ORGON.

Ah ! il est vrai que vous avez toujours été un peu Philosophe, et par conséquent peu curieux d’engagement.

ARISTE.

Il y a eu dans ce qu’on appelle Philosophes des gens qui ne se sont point mariés, et peut-être ont-ils bien fait. Mais selon moi le célibat n’est point essentiel à la Philosophie, et je pense qu’un Sage est un homme qui se résout à vivre comme les autres, avec cette seule différence qu’il n’est esclave ni des événements, ni des passions. Ce n’est donc point par Philosophie, mais parce que j’ai passé l’âge de plaire, que je vous demande grâce sur cet article-là.

ORGON.

Ce que je vous en dis est par forme de conversation. Parlons-en donc pour un autre. Votre dessein n’est-il pas de pourvoir Julie ?

ARISTE.

Oui. C’est dans cette vue que je l’ai retirée du Couvent.

ORGON.

Je crois même vous avoir entendu dire que son père, en vous la confiant, vous avait recommandé de lui faire prendre un parti dès qu’elle serait en âge.

ARISTE.

Cela est encore vrai ; et je m’y détermine d’autant mieux, que je compte faire un bon présent à quiconque l’épousera ; car elle a des sentiments dignes de sa naissance : elle est douce, modeste, attentive, en un mot, je ne vois rien de plus aimable ni de plus sage. Il y a peut-être un peu de prévention de ma part.

ORGON.

Non. Elle est parfaite assurément ; mais il se passe quelque chose dont vous n’êtes peut-être pas instruit.

ARISTE.

Comment ! Que se passe-t-il donc ?

ORGON.

J’ai un Neveu de par le monde.

ARISTE.

Je le sais. Ne se nomme-t-il pas Valère ?

ORGON.

Tout juste.

ARISTE.

Je l’ai quelquefois vu au logis.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, qui s’était caché, ARISTE, ORGON

 

LE MARQUIS, se jetant entre Orgon et Ariste.

Oui, Monsieur, je viens vous avouer, et vous expliquer ce que mon Oncle ne vous dit que confusément. Il est vrai que Julie...

ORGON, au Marquis.

Eh ! que diable, laissez-nous.

LE MARQUIS, à Ariste.

Monsieur, excusez. Mon Oncle ne s’est jamais piqué d’être Orateur, et... Vous me voyez. Je vous demande grâce pour Julie ; je vous la demande pour moi-même. Nous sommes coupables de vous avoir caché... Mais je vois que le feu s’allume dans les yeux de mon Oncle, je ne veux point l’irriter.

ORGON, au Marquis.

Je vous promets que si vous paraissez avant que je vous le dise, je...

LE MARQUIS.

Je ne crois pas que ce que je fais soit hors de sa place. N’importe, il faut céder, je me retire.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, ORGON

 

ORGON.

Il est tant soit peu étourdi, comme vous voyez ; aussi me suis-je longtemps tenu en garde contre ses discours ; mais enfin, il m’a parlé d’une façon à me persuader que la Pupille et lui ne sont point mal ensemble.

ARISTE.

J’en reçois la première nouvelle. Si cela est, je ne conçois pas pourquoi Julie m’en a fait un mystère ; car je l’ai vingt fois assurée que je ne gênerais jamais son inclination ; et je m’opposerais encore moins à celle qu’elle pourrait avoir pour une personne qui vous appartient. Une si grande réserve de sa part me pique, je vous l’avoue, et me surprend en même temps...

ORGON.

Une première passion est un mal que l’on voudrait volontiers se cacher à soi-même. La voilà, je crois, qui paraît. Elle est, ma foi, aimable !

 

 

Scène V

 

JULIE, LISETTE, ARISTE, ORGON

 

JULIE, à Lisette.

Ariste parle à quelqu’un. N’avançons pas, Lisette.

LISETTE.

Vous êtes la première personne jeune et jolie, qui craigniez de vous montrer.

ARISTE.

Approchez, Julie. Vous êtes, sans doute, instruite du sujet qui amène Monsieur ici. Il me fait une proposition à laquelle je souscris volontiers, si elle vous touche autant que l’on me le fait entendre.

JULIE, troublée.

J’ignore, Monsieur, de quoi il est question.

ARISTE.

Ne dissimulez pas davantage. J’aurais lieu de m’offenser du peu de confiance que vous auriez en moi. Rassurez-vous, Julie, votre penchant n’est point un crime, et je ne vous reproche rien que le secret que vous m’en avez fait.

JULIE.

En vérité, Monsieur... Lisette !

LISETTE.

Eh bien, Lisette ! Je gage qu’on veut vous parler de mariage. Cela est-il si effrayant : Il y a cent filles qui, en pareil cas, seraient intrépides.

ARISTE, à Orgon à part.

Elle s’obstine à se taire. Il faut lui pardonner cette timidité. Je sais réflexion que je lui parlerai mieux en particulier. Laissons-la revenir de l’embarras que tout ceci lui cause ; et soyez persuadé que je m’emploierai tout entier pour que la chose aille selon vos désirs.

ORGON.

Je vous en suis obligé.

Regardant Julie.

Elle a une certaine grâce, une certaine modestie, qui me feraient souhaiter d’être mon neveu.

 

 

Scène VI

 

JULIE, LISETTE

 

LISETTE.

Vous vous êtes ennuyée au Couvent. Vous êtes sourde aux propositions de mariage. Oserais-je vous demander, Mademoiselle, ce que vous comptez de venir ? Orgon que vous venez de voir, est Oncle du Marquis, qui, selon les apparences, a fait faire des démarches au près d’Ariste.

JULIE.

Ah ! ne me parle point du Marquis.

LISETTE.

Pourquoi donc ? Parce qu’il a la tête un peu folle, qu’il est grand parleur, prévenu de son mérite, et même un peu menteur ? Bon ! bon ! Il est jeune et vous aime. Cela ne suffit-il pas ? Le commerce tomberait, si l’on y regardait de si près.

JULIE.

Je connais quelqu’un à qui on ne saurait reprocher aucun de ces défauts ; qui est humble, sensé, poli, bienfaisant, qui sait plaire sans les dehors affectés et les airs étourdis qui font valoir tant d’autres hommes.

LISETTE.

Oui-dà ? Cette peinture est naïve. Serait-ce l’Esprit seul qui l’aurait faite ?

JULIE.

Non, Lisette, puisqu’il faut l’avouer.

LISETTE.

Eh ! que ne parlez-vous ? Quelle crainte ridicule vous a fait garder le silence si longtemps ? Vous êtes trop bien née pour avoir fait un choix indigne de vous. Vous avez un Tuteur qui porte la complaisance au-delà de l’imagination, et qui ne vous contraindra pas. Quelle difficulté vous reste-t-il donc à vaincre ?

JULIE.

La difficulté est d’en instruire celui que j’aime.

LISETTE.

La difficulté est de l’en instruire ? Cette personne-là est donc bien peu intelligente. J’en croirais, moi, vos yeux sur leur parole.

JULIE.

Quand mes yeux parleraient beaucoup, je ne sais si on les entendrait encore. Mais j’ai soin qu’ils n’en disent pas trop ; car, Lisette, voici l’embarras où je suis. Quoique je sois jeune, et que l’on me trouve quelques charmes ; quoique j’aie du bien, et que celui que j’aime et moi soyons de même condition, je crains qu’il n’approuve pas mon amour ; et s’il m’arrivait d’en faire l’aveu, et que j’essuyasse un refus, j’en mourrais de douleur.

LISETTE.

Je vous suis caution que jamais homme usant et jouissant de sa raison ne vous refusera. Qui pourrait le porter à agir de la sorte ?

JULIE.

Son excès de mérite.

LISETTE.

Je ne conçois rien à cela. Mais attendez. Que ne m’en faites-vous la confidence, à moi ? Vous me demanderez le secret, je vous promettrai de le garder : je n’en ferai rien ; il transpirera, fera un tour par la Ville, viendra aux oreilles du Monsieur en question ; et quand il sera instruit, selon l’air du bureau, vous aurez la liberté d’avouer ou de nier...

JULIE.

Non, je ne puis te le nommer. Outre cette crainte dont je viens de te parler ; outre une certaine pudeur qui me ferait souhaiter qu’on me devinât, je crains de passer dans le monde pour extraordinaire, pour bizarre, car mon choix est singulier... Mais pourquoi m’en faire une honte : L’impression qu’un caractère vertueux fait sur les cœurs, est-elle donc une faiblesse que l’on n’ose avouer ?

LISETTE.

Oh ! ma foi, Mademoiselle, expliquez-vous mieux, s’il vous plaît. Vous craignez de passer pour extraordinaire, et franchement vous l’êtes. Ô ciel ! je renoncerais plutôt à toutes les passions de l’Univers, que d’en avoir une d’une nature à n’en pouvoir pas parler.

 

 

Scène VII

 

ARISTE, JULIE

 

ARISTE.

Lisette, retirez-vous.

À part.

Elle a quelquefois entendu parler du Marquis comme d’un homme peu formé ; elle craint sans doute que je ne la désapprouve.

JULIE, à part.

Quel parti prendre avec un homme trop modeste pour rien entendre ?

ARISTE.

Je ne devrais point, Julie, paraître en savoir plus que vous ne voulez m’en dire, mais enfin les soins que j’ai pris de votre enfance, et l’amitié que je vous ai toujours témoignée me font prétendre à ne rien ignorer de ce qui vous touche. Quelques amis m’ont parlé en particulier. Ce n’est pas tout. Depuis un temps je vous trouve rêveuse, inquiète, embarrassée. Il faut que vous en conveniez, Julie, quelqu’un a su vous toucher.

JULIE.

J’en conviendrai, Monsieur. Oui, quelqu’un a su me plaire ; mais ne tenez point compte de ce qu’on a pu vous dire, et ne me demandez point qui est celui pour qui je sens du penchant ; car je ne puis me résoudre à vous le déclarer.

ARISTE.

Auriez-vous fait un choix ?...

JULIE.

Je ne pouvais pas mieux choisir ; la raison, l’honneur, tout s’accorde avec mon amour.

ARISTE.

Et quand cet amoura-t-il commencé ?

JULIE.

En sortant du Couvent. Quand je commençai à vivre avec vous..

ARISTE.

Mes soupçons ne peuvent tomber que sur peu de personnes... Encore une fois, Julie, je sais ce qui se passe, et d’avance je puis vous répondre que votre amour est payé du plus tendre retour, que l’on désire de vous obtenir avec l’ardeur la plus vive et la plus constante.

JULIE.

Si vous devinez juste, mon sort ne saurait être plus heureux.

ARISTE.

Je ne crois pas me tromper ; mais après les assurances que je vous donne, quelle raison auriez-vous encore de me taire son nom ? N’est-ce pas une chose qu’il faut que je sache tôt ou tard, puisque mon consentement vous est nécessaire ?

JULIE.

Ce serait à vous à le nommer ; je vois bien que vous ne m’entendez pas.

ARISTE.

Je vous entends sans doute, et je le nommerais, si je n’avais pas mérité d’avoir plus de part à votre confidence.

JULIE.

Vous l’auriez cette confidence, si je n’étais pas certaine que vous combattrez mes sentiments ?

ARISTE.

Moi ! les combattre ! Suis-je donc si intraitable ? Pouvez-vous douter de mon cœur ? Croyez que je n’aurai point de volonté que la vôtre. J’en ferai serment, s’il le faut.

JULIE.

Puisque vous le voulez, je vais donc tâcher de m’expliquer mieux...

ARISTE.

Parlez...

JULIE.

Mais je prévois qu’après je ne pourrai plus jeter les yeux sur vous.

ARISTE.

Cela n’arrivera pas, car je serai de votre sentiment.

JULIE.

Non, après un tel aveu, permettez-moi que je me retire.

ARISTE.

Volontiers ; mais ne craignez rien, encore un coup, nommez-le moi. Vous me verrez aller de ce pas assurer de mon consentement celui que vous avez choisi.

JULIE.

Vous le trouverez aisément, je vais vous laisser avec lui. Représentez-lui qu’il est peu convenable à une fille de se déclarer la première, déterminez-le à m’épargner cette honte. Je vous laisse avec lui. C’est, je crois, vous le faire connaître d’une façon à ne pas vous y méprendre.

Julie veut se retirer, mais elle voit venir Valère, ce qui la fait rester.

 

 

Scène VIII

 

ARISTE, JULIE, LE MARQUIS, VALÈRE

 

ARISTE, à part.

Ne sommes-nous pas seuls ? Que penser de ce discours ?

LE MARQUIS, à part, au fond du Théâtre.

Je les trouve fort à propos ensemble.

JULIE, à part.

Que vient faire ici le Marquis : Le fâcheux contretemps !

LE MARQUIS, à Julie.

Je vous trouve donc, divine personne !

À Ariste.

Eh ! bien, Seigneur Ariste, mon Oncle m’a rapporté que vous agissiez en galant homme. Tout est convenu sans doute.

ARISTE, à part.

Je ne l’avais pas vu d’abord. Mais voilà l’Énigme expliquée.

LE MARQUIS.

Mais quel présage funeste ! L’un parle tout seul, et ne me répond pas : l’autre détourne la tête et me fait un clin d’œil. Comment interpréter tout ceci ?

JULIE.

Un clin d’œil ! Qui, moi, Monsieur ?

LE MARQUIS.

Oui, ma charmante, qu’en dois-je augurer ? Mon Oncle m’aurait-il fait un faux rapport : Aurait-on juré de traverser nos feux : Parlez. Ah ! Seigneur Ariste, dissipez une inquiétude mortelle.

JULIE, à part.

Que je suis malheureuse !

ARISTE.

Vous avez lieu d’être tous deux contents, rien ne s’oppose à vos désirs. La volonté de Julie est une loi pour moi ; et à votre égard, Monsieur, l’amitié que j’ai toujours eue pour votre Oncle est trop intime, pour que je ne consente pas volontiers à ce qui peut en resserrer les nœuds.

LE MARQUIS.

Vous nous rendez la vie. Vous êtes un homme charmant, divin, adorable. Je vous sais bon gré de n’avoir pas d’entêtement ridicule, et de connaître que je vaux quelque chose.

ARISTE.

Vous appartenez à de trop honnêtes gens pour ne pas espérer que vous rendrez une femme heureuse.

LE MARQUIS.

Écoutez donc, nous sommes jeunes, riches, nous nous aimons : il faudrait qu’une influence bien maligne tombât sur nous pour nous rendre malheureux. Il est vrai que le Diable s’en mêle quelquefois.

ARISTE.

Je vais trouver Orgon, et lui apprendre que tout va selon ses intentions. Nous reviendrons bientôt pour prendre les arrangements nécessaires. Monsieur voudra bien vous tenir compagnie, Julie, pendant le peu de temps que je suis obligé de vous quitter.

LE MARQUIS.

Allez, allez, Monsieur, je me charge de ce soin.

 

 

Scène IX

 

JULIE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, à demi-voix.

Voilà une petite personne bien contente !

JULIE.

Tout-à-fait, Monsieur. Je vous prie de vouloir bien me dire ce que tout ceci signifie ?

LE MARQUIS.

Comment ? Vous le dire ? La chose est, je crois, assez claire. On comble nos vœux, on nous marie.

JULIE.

On nous marie ! Dites-moi donc quel rapport, quelle liaison il y a entre vous et moi ?

LE MARQUIS.

Je ne sais si je me trompe ; mais je me suis flatté qu’il y en avait tant soit peu.

JULIE.

Et vous auriez osé faire parler à Ariste sur cette confiance ?

LE MARQUIS.

Assurément : en êtes-vous fâchée ? Je ne le crois pas. Je sais que c’est à l’Amant à faire des démarches. Une fille aimerait passionnément, qu’une bienséance mal entendue lui prescrit de se taire ; aussi quand on est instruit du bel usage, on lui épargne la peine de se déclarer. Vos yeux ont trop su me parler, pour que je demeurasse dans l’inaction, et si vous voulez m’ouvrir votre cœur, vous conviendrez que vous m’en savez quelque gré.

JULIE.

En vérité, Monsieur, un pareil discours me semble bien extraordinaire.

LE MARQUIS.

Ho çà, si vous voulez que nous soyons amis, il faut vous défaire de cette retenue hors de saison. Que diable, quand on se convient, et que les Tuteurs, les Oncles et tous ces animaux-là consentent, à quoi bon se contraindre ?

JULIE.

Si l’on consent de votre côté, je puis vous assurer qu’il n’en est pas de même du mien.

LE MARQUIS.

Quoi ! votre Tuteur ne vient pas dans le moment de me témoigner le plaisir que lui fait notre union ?

JULIE.

Il est dans l’erreur, et je l’en aurais déjà désabusé si la surprise où je suis me l’avait permis.

LE MARQUIS.

Quel est donc votre dessein ? Avez-vous envie qu’il s’oppose à ce que vous désirez vous-même ?

JULIE.

Mais encore une fois sur quel fondement vous êtes-vous imaginé ce désir de ma part ?

LE MARQUIS.

La question est charmante ! Savez-vous bien qu’à la fin je me fâcherai.

JULIE.

Mais vraiment vous vous fâcherez si vous voulez. Soyez persuadé que je n’ai, de ma vie, pensé à vous.

LE MARQUIS.

C’est une façon de parler.

JULIE.

Non, vous pouvez prendre ce que je dis à la lettre.

LE MARQUIS.

Allons, allons, je sais ce que j’en dois croire.

JULIE.

Ne poussez pas, croyez-moi, plus loin l’extravagance.

LE MARQUIS.

Ne soyez pas plus longtemps cruelle à vous-même.

JULIE.

Finissons de grâce.

LE MARQUIS.

Franchement, vous croyez donc ne me point aimer ?

JULIE.

Je le crois, et rien n’est plus certain.

LE MARQUIS.

Je vous permets de me haïr toujours de même.

JULIE.

Je ne puis plus soutenir un pareil entretien.

LE MARQUIS.

Un cœur qui ne sent point son mal est dangereusement atteint.

JULIE.

La fatuité est un ridicule bien insupportable.

LE MARQUIS.

Cette fille prend plaisir à se donner la torture.

 

 

Scène X

 

ARISTE, ORGON, JULIE, LE MARQUIS

 

ORGON, à Ariste.

Ce que vous me dites-là me fait un grand plaisir. Les voilà ces pauvres enfants ! que l’on passe d’heureux moments à cet âge !

ARISTE, à Orgon.

Je ne perds point de temps comme vous voyez, mon empressement vous prouve combien je suis sensible à cet honneur.

ORGON.

Je suis d’avis que l’on dresse le contrat aujourd’hui. L’idée d’une noce me ragaillardit ; et quoique la mode des Violons soit passée, il faut en avoir et suivre la manière bourgeoise. Mais il me semble que nos Amants se boudent. Qu’as-tu donc, Valère ? te voilà tout rêveur !

LE MARQUIS.

Une bagatelle, mon Oncle.

ARISTE.

Et vous, Julie, quel est le trouble où je vous vois ?

JULIE.

Vous êtes dans l’erreur à mon égard. Je vous y ai laissé, parce que je n’ai point cru que les conséquences en seraient si promptes ni si sérieuses. Mais je me trouve forcée de vous dire que vous ne m’avez point entendue.

ARISTE.

Comment donc ?

ORGON.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LE MARQUIS, à Julie.

Il n’est pas mal de le prendre sur ce ton ; et c’est bien à vous à vous plaindre vraiment ?

Aux autres.

Il est bon que vous sachiez que nous avons eu quelque altercation ensemble. Mademoiselle sur un mot se révolte, et fait la méchante.

ORGON.

Oh ! n’est-ce que cela ! Bon ! bon ! Ce sont-là de ces orages qui mènent les Amants au port.

ARISTE, à Julie.

Ne vous repentez point de vous être déclarée. Il ne faut point, ma chère Julie, passer si promptement d’un sentiment à un autre. Votre querelle est une querelle d’amitié.

LE MARQUIS, à Ariste.

Faites-lui un peu sa leçon, je vous prie, Monsieur.

ORGON.

Allons, allons, mes enfants, raccommodez-vous.

JULIE.

Laissez-moi, de grâce. Vous prenez un soin inutile.

ARISTE.

Julie, je vous en conjure, faites cesser ce mystère.

JULIE.

Non, Monsieur. Contre toute raison, j’ai fait voir le faible de mon cœur : j’ai fait connaître celui pour qui je me déclarais : mais ses interprétations fausses, la conduite qu’il observe avec moi, m’avertissent assez que je n’en ai que trop dit.

Elle rentre.

 

 

Scène XI

 

ARISTE, ORGON, LE MARQUIS

 

ORGON, au Marquis.

Pourquoi donc vous attirer ces reproches ? il faut que vous lui ayez donné des sujets violents de se plaindre.

LE MARQUIS.

Non ; cela m’étonne, la brouillerie est venue sur ce qu’elle m’a dit qu’il n’y avait jamais eu de liaison sincère entre elle et moi, et qu’il ne fallait point compter sur les discours des jeunes gens aimables.

ORGON.

Entre nous : tu as un air libertin qui ne me persuaderait point si j’étais fille.

LE MARQUIS.

Que voulez-vous, mon Oncle, je ne me referai point. On a des façons aisées, on a du brillant, tout cela est naturel. Mais quant à Julie, je la demande en mariage, n’est-ce pas assez lui prouver que je l’aime : Il faut qu’un joli homme soit furieusement épris pour former une pareille résolution !

ORGON.

À la vérité, je ne conçois pas qu’une fille puisse désirer quelque chose au-delà du Mariage. Mais que dites-vous à tout cela, Ariste ?

ARISTE.

Franchement, je ne sais. Il me vient différentes idées qui se détruisent les unes les autres. Ce que je vois, ce que j’entends, semble se contredire, et...

Au Marquis.

Mais ce ne peut être que vous qu’elle

LE MARQUIS.

Eh ! vraiment non. Je le sais bien.

ARISTE.

Elle craint, comme vous dites, que votre passion pour elle ne soit pas sincère, et que vous ne soyez aussi inconstant que la plupart des jeunes gens, qui font profession de l’être.

LE MARQUIS.

Tout juste.

ARISTE.

Et elle s’exhale en reproches parce que vous n’avez pas été assez prompt à la rassurer.

LE MARQUIS.

Je lui ai pourtant répété cent fois que nous étions faits l’un pour l’autre. Mais il ne faut pas que cela vous surprenne, c’est le tourment d’un cœur bien épris de toujours douter de son bonheur.

ORGON.

Il est vrai qu’elle ne le croit pas où elle le voit.

 

 

Scène XII

 

LISETTE, ARISTE, ORGON, LE MARQUIS

 

LISETTE, à Ariste.

Que s’est-il donc passé ici, Monsieur, et qui peut avoir si fort chagriné Julie ? Elle est dans une tristesse que je ne puis vous exprimer, elle parle de retourner au Couvent. Je la questionne, elle ne me répond que par des soupirs. Enfin elle m’en voie vous demander si avec la permission de ces Messieurs, elle pourrait encore vous entretenir un moment.

ARISTE.

Je l’entendrai tant qu’il lui plaira.

LE MARQUIS, chantant.

Divin Bacchus... la, la, la.

ORGON.

Je donnerais, je crois, mon bien, pour être aimé de la sorte. Tu ne sens pas ton bonheur, mon neveu.

LISETTE.

Il faut bien que Monsieur votre neveu lui ait donné quelque sujet de mécontentement. Car elle s’est écriée plusieurs fois. Ah ! dans quel trouble me jette ce Valère ! qu’il me cause d’embarras et de peine ! Quel supplice d’aimer sans retour !

ORGON.

La pauvre enfant !

LE MARQUIS.

Je suis fâché qu’elle ne me croie pas sur ma parole.

LISETTE.

Allez. Cela est mal à vous, Monsieur ; les hommes sont bien ingrats et bien insensibles. Hélas ! elle avait beau me dire qu’elle ne vous aimait pas ; j’ai toujours bien remarqué, moi, ce qui en était, et cela n’est que trop vrai pour elle.

LE MARQUIS.

Crois-moi, mon enfant, elle n’est pas la première.

ORGON.

Écoutez, Valère. Je suis d’avis que vous alliez trouver cette aimable personne : que vous lui juriez encore que vous êtes pénétré de sa beauté et de son mérite ; enfin que vous ne la laissiez pas dans un trouble que vous pouvez dissiper.

LE MARQUIS.

Ah ! Que me demandez-vous ? faut-il que je redise un million de fois la même chose : Non. Je ne le puis. Je suis piqué aussi de mon côté.

ORGON.

Quoi ! vous faites le cruel ?

LISETTE, à part.

Peste soit du fat...

ARISTE, au Marquis.

Julie étant forcée par son ascendant à se déclarer pour vous, il ne vous sied pas, Monsieur, d’user de rigueur. Être aimé est un bien digne d’envie, et le plus bel apanage de l’humanité : mais c’est en abuser que de manquer d’égards pour les personnes qui nous rendent hommage, et de ne pas épargner à un sexe plein de charmes jusqu’à la moindre inquiétude.

ORGON.

C’est aussi mon sentiment.

LE MARQUIS.

Je sais comme on doit conduire une passion.

ARISTE.

Lisette, dites à Julie que je l’attends ici.

ORGON, à Ariste.

Puisqu’elle veut vous parler en particulier, nous allons vous laisser libres. Tâchez dans cet entretien de lui remettre l’esprit, et de l’assurer que mon Neveu est bien son petit serviteur.

LE MARQUIS.

Oui, l’on peut toujours compter sur moi. On y peut compter. Nous reviendrons savoir de quoi elle vous aura entretenu. Adieu, Lisette.

LISETTE, à part.

Est-il possible que l’impertinence soit un titre pour être aimé ?

 

 

Scène XIII

 

ARISTE, seul

 

L’Homme le plus en garde contre la présomption, est encore bien faible de ce côté-là. J’ai pu interpréter deux fois en ma faveur, les paroles de Julie... Oui, Ariste, tu as beau en rougir, il t’est venu deux fois en idée qu’on te faisait une déclaration d’amour, à toi, à toi, Oh ! quelle extravagance ! Quelque mystérieuse que soit sa conduite, je n’en saurais douter ; ce Neveu d’Orgon a su lui plaire. Il y a bien quelque chose à dire contre lui, et parmi tant de jeunes gens aimables que le hasard présente à Julie, j’avoue qu’elle aurait pu mieux choisir. Elle a assez d’esprit pour s’en apercevoir elle-même, et c’est, si je ne me trompe, un combat de raison et d’amour qui cause en elle tant d’indécision. Mais la voilà.

 

 

Scène XIV

 

ARISTE, JULIE

 

JULIE.

Vous me voyez revenir, Monsieur, quoique je vous aye quitté avec assez de vivacité. J’ai fait réflexion que ce pouvait être un sage motif dans celui que je veux avoir pour Époux, qui le fait douter de mon penchant. Je voudrais répondre aux objections qu’il pourrait me faire, et l’assurer combien il est digne de mon estime.

ARISTE.

Je n’ai pas bien compris quelle espèce de dispute il pouvait y avoir eu entre vous et le Marquis ; mais je ne puis que vous engager tous deux à vous réconcilier au plutôt. La sympathie est une loi impérieuse à laquelle on veut en vain se soustraire, et quelque réflexion que la raison nous inspire, il faut céder au trait qui nous a frappé, quand le destin le veut.

JULIE, à part.

Il est toujours dans l’erreur ; et je n’ose encore l’en tirer.

ARISTE.

Me sera-t-il permis de le dire ? je sens bien ce qui fait votre peine. Vous craignez que le monde ne soit pas aussi convaincu du mérite du Marquis que vous l’êtes ; et à mon égard, il faudrait qu’il fut plus parfait, pour qu’il me parut digne de vous : mais enfin le penchant que vous avez pour lui me le fait respecter et le justifie devant moi de tous ses défauts.

JULIE.

Vous me conseillez donc de le prendre pour Époux ?

ARISTE.

Je vous conseille, comme j’ai toujours fait, de ne consulter que votre cœur.

JULIE.

Si vous me conseillez de ne consulter que mon cœur, je suivrai votre avis. Je suis pour la dernière fois résolue de découvrir mes véritables sentiments : mais comme il en coute toujours infiniment à les déclarer, je cherche quelqu’innocent stratagème, et je pense qu’une Lettre m’épargnerait une partie de ma honte.

ARISTE.

Eh bien ! écrivez. Il est permis d’écrire à un homme que l’on est sur le point d’épouser. Une Lettre effectivement expliquera ce que vous n’auriez peut-être pas la force de dire de bouche, et l’explication est nécessaire après le petit démêlé que vous avez eu ensemble.

JULIE.

J’exigerais encore de votre complaisance que vous l’écrivissiez pour moi.

ARISTE.

Volontiers.

JULIE.

Je suis prête à la dicter.

ARISTE.

Voilà sur ce bureau tout ce qu’il faut pour cela.

À part.

Le Marquis après tout est homme de condition, et s’il a quelques défauts l’âge l’en corrigera.

À Julie.

Allons, dictez, me voilà prêt.

JULIE, dicte.

Vous êtes trop intelligent pour ne pas savoir le secret de mon cœur.

ARISTE, répétant.

De mon cœur.

JULIE.

Mais un excès de modestie vous empêche d’en convenir.

ARISTE.

Bon.

JULIE.

Tout vous fait voir que c’est vous que j’aime.

ARISTE.

Fort bien.

JULIE.

Oui, c’est vous que j’aime. M’entendez-vous ?

ARISTE.

J’ai bien mis.

JULIE.

Je vous suis déjà attachée par la reconnaissance.

ARISTE, à part.

De la reconnaissance au Marquis !

JULIE.

Écrivez donc, Monsieur.

ARISTE.

Allons, par la reconnaissance.

À part.

Il faut écrire ce qu’elle veut.

JULIE.

Mais j’y joins un sentiment désintéressé.

ARISTE.

Désintéressé.

JULIE.

Et pour vous prouver que vous devez bien plus à mon penchant...

ARISTE.

Après.

JULIE.

Je voudrais n’avoir point reçu de vous tant de soins généreux dans mon enfance.

ARISTE, troublé.

Y pensez-vous, Julie ?

À part.

L’ai-je entendu, ou si c’est une illusion ?

JULIE, à part.

Pourquoi ai-je rompu le silence ? Je me doutais bien qu’il recevrait mal un pareil aveu.

ARISTE.

Julie ?

JULIE.

Ariste ?

ARISTE.

À qui donc écrivez-vous cette Lettre ?

JULIE.

C’est au Marquis, sans doute.

ARISTE.

Il ne faut donc point parler des soins de votre enfance. Ce serait un contre-sens.

JULIE.

J’ai tort, je l’avoue, et cela ne saurait lui convenir.

ARISTE.

C’est donc par distraction que cela vous est échappé ?

JULIE.

Assurément. Les bienfaits n’étant point à lui, il n’en doit point recueillir le salaire.

ARISTE.

Voyez donc ce que vous voulez substituer à cela ?

JULIE.

J’en ai assez dit pour me faire entendre.

ARISTE.

En ce cas, il ne s’agit donc que de finir le billet, par un compliment ordinaire et de l’envoyer de votre part ?

JULIE.

Envoyez-le de ma part, puisque vous croyez que je doive le faire.

ARISTE, trouble.

Holà ! quelqu’un... Portez ce billet...

Il échappe à Julie un geste, comme pour empêcher qu’Ariste ne donne la Lettre. À Julie.

N’est-ce pas au Marquis ?

JULIE, d’un ton piqué et revenant à elle.

Oui, Monsieur ; encore une fois qui peut vous arrêter ?

ARISTE, au Laquais.

Tenez donc... Portez cette Lettre à Valère.

Le Laquais rentre.

JULIE, à part.

De quel trouble suis-je agitée ?

ARISTE, à part.

Quels coups redoublés attaquent ma raison !

JULIE, à part.

Je ne puis prendre sur moi d’en dire davantage.

ARISTE, à part.

Toute ma prudence échoue.

JULIE, à part.

Il désapprouve la passion la plus pure. Je meurs de confusion.

 

 

Scène XV

 

ARISTE, JULIE, LISETTE

 

LISETTE, à part.

La conversation me paraît terminée.

À Ariste.

Orgon qui est là-dedans, Monsieur, est impatient de savoir le résultat de votre entretien, et demande s’il peut paraître à présent.

ARISTE, à part.

Ce n’est qu’en me retirant que je puis cacher ma défaite.

Il rentre.

LISETTE.

Ah ! ah, voilà qui est singulier !

À Julie.

Pourquoi donc, Mademoiselle, se retire-t-il ainsi sans me répondre ?

JULIE, à part.

Son mépris pour moi est-il assez marqué ?

Elle rentre.

 

 

Scène XVI

 

LISETTE, seule

 

Fort bien, autant de raison d’un côté que de l’autre. D’où cela peut-il provenir ? Il me vient dans l’esprit... N’aimerait-elle pas Valère ? Aurait-elle fait à Ariste l’aveu de quelque passion bizarre que le bon Monsieur, malgré sa complaisance, n’aura pas pu approuver ? Quelle honte que je ne sois pas mieux instruite ! Suivante, et curieuse autant et plus qu’une autre, je ne saurai pas le secret de ma Maîtresse ! Oh ! Je le saurai assurément. C’est un affront que je ne puis plus endurer... Ariste revient plongé dans une profonde rêverie... Je ne laisse plus Julie en repos qu’elle ne m’ait avoué son faible. Elle m’en fera la confidence, ou me donnera mon congé.

Elle rentre.

 

 

Scène XVII

 

ARISTE, seul

 

Non, à rappeler de sang froid ce qui s’est passé, son intention n’était pas d’écrire à Valère. Mais quelle conséquence en tirer ? Quoi ! Julie, il serait possible qu’Ariste eut obtenu quelqu’empire sur vous ! Ah ! Julie, Julie, si ma raison ne m’eut pas soutenu contre l’effet de vos charmes, pensez-vous que je n’eusse pas été le premier à me déclarer pour vous ? Avez-vous cru que je vous visse impunément ? Non, non. Mais plus votre mérite m’a paru accompli, et plus j’ai trouvé de motifs d’étouffer dans mon cœur la passion que vous y faisiez naître... Ciel ! quelle est ma faiblesse ! Osé-je croire qu’elle pense à moi ? Allons, rendons-nous justice une bonne fois, et convenons que pour quelques apparences, il y a cent raisons qui détruisent une idée aussi ridicule.

 

 

Scène XVIII

 

ARISTE, ORGON

 

ARISTE.

Je vous attends, Orgon, pour vous dire que les choses me paraissent moins avancées que jamais.

ORGON.

Que diable est-ce que tout ceci ? On n’a guères vu d’Amants plus difficiles à accorder. Dites-moi donc de quoi il est question. Il faut que votre conversation n’ait pas été du gout de Julie ; car je l’ai vu passer tout à l’heure ; le dépit était peint sur son visage : mais, ma foi, elle n’en était que plus belle.

ARISTE.

Ce que je puis vous dire, c’est qu’après bien des réflexions, je ne crois pas que le Marquis soit aussi bien auprès d’elle qu’il vous l’a fait entendre.

ORGON.

Oui ! Attendez donc, ceci mérite examen. Si les choses sont ainsi, je voudrais savoir à propos de quoi les démarches qu’il m’a fait faire ? Me prend-il pour un benêt, un sot ? Parbleu...

ARISTE.

Un homme tel que lui est excusable de se croire aimé.

ORGON.

Je suis votre serviteur.

ARISTE.

Il est enjoué, bien fait, et d’âge... 

ORGON.

Oh ! d’âge tant qu’il vous plaira. Son âge est l’âge où l’on fait le plus d’impertinences. Et je prétends, ne vous déplaise...

 

 

Scène XIX

 

LISETTE, ARISTE, ORGON

 

LISETTE.

À la fin je triomphe, et l’on ne m’en donnera plus à garder. Messieurs, vous pouvez parler devant moi, je sais le secret aussi-bien que vous. Je sais quel est le Médor de notre Angélique.

ORGON, à Lisette.

As-tu débrouillé le mystère ?

LISETTE.

Comment ?

À Ariste.

Est-ce qu’elle ne vous l’a pas dit, à vous, Monsieur ?

ARISTE.

Elle ne m’a rien dit de décisif.

LISETTE.

Tant mieux. Quelle félicité de savoir un secret, et de le savoir seule ! On a le plaisir de l’apprendre à tout le monde. Je l’ai tant pressée de m’avouer sur qui elle avait jeté les yeux pour en faire son Époux, qu’elle a cédé à mes instances, et m’a répondu qu’il était triste pour elle de ne pouvoir se faire entendre, quoiqu’elle eut parlé assez clairement, que l’on de voit s’être aperçu qu’elle n’aimait pas le Marquis...

ORGON.

Eh ! bien ?

LISETTE.

Qu’elle avait en général une antipathie mortelle pour les airs suffisants : que l’on ne trouvait qu’inconsidération dans la plupart des jeunes gens ; et que celui qui l’avait fixée, était d’un âge mûr.

ORGON.

Oui-dà !

LISETTE.

Que les Amants pris dans leur automne étaient plus affectionnés, plus complaisants, plus conformes à son humeur.

ORGON.

Elle a raison.

LISETTE.

Comme enfin elle s’est déclarée ouvertement contre le Neveu, je me suis avisé : de parler de l’Oncle...

ORGON.

De moi ?

LISETTE.

On ne m’en a pas dédit ; un regard même m’a fait entendre ce qui en était, et un soupir m’en a rendue certaine.

ORGON.

Comment ? Diable ! Quoi ! Je... Lisette, tu badines assurément.

LISETTE.

Non, Monsieur, j’ai eu beau lui dire sur le champ, (car cela m’est échappé,) que rien n’était si singulier qu’un pareil choix, que de même qu’un malade attendait la santé, et un homme en santé la maladie, de même un jeune devenait sage ; mais qu’un sage suranné n’attendait que la caducité et la démence. J’ai eu beau lui dire que personnellement vous étiez mal fait, cacochyme, gouteux : tout cela n’a rien fait, elle a pris son parti.

ORGON.

Vous pouviez vous dispenser de lui dire cela.

ARISTE.

Sans doute. Je suis persuadé que l’esprit, la sagesse, la conduite, sont les seules qualités qui puissent plaire à Julie, et elle les trouve parfaitement rassemblées chez Orgon.

ORGON.

Écoutez donc, j’ai toujours été assez bien venu des femmes, moi. Mais elle ne m’a pas nommé. Je suis d’ailleurs plutôt dans mon hiver, que dans mon automne. Par cet homme mur, n’entendrait-elle pas parler de vous, Ariste ?

ARISTE.

De moi !

LISETTE.

Bon ! S’il s’agissait de Monsieur, il n’y a pas d’apparence qu’après tant d’entretiens secrets, il l’ignorât : qui plus est, je vous ai nommé, et on ne m’a pas démentie. Non, vous dis-je, c’est vous, Monsieur Orgon ; la bizarrerie de son étoile l’a fait se déclarer pour vous.

ORGON.

Oh ! parbleu, Monsieur mon Neveu, ceci va donc bien vous faire rire. Ha, ha, ha, vous n’en tâterez, ma foi, que d’une dent. N’ébruitons rien. Il faut le voir venir et nous divertir un peu à ses dépens.

On entend des instruments qui préludent.

 

 

Scène XX

 

ARISTE, ORGON, LE MARQUIS, LISETTE

 

LE MARQUIS.

Oui, vous êtes bien sur ce ton-là. Cela ira à merveille. Restez dans cette antichambre, je vous avertirai, quand il sera temps.

À Ariste.

Vous ne le trouverez, je crois, pas mauvais, Monsieur. J’ai rencontré quelques Musiciens de ma connaissance, que j’ai amenés avec moi, et qui doivent faire un divertissement impromptu, dont mon Mariage sera le sujet.

ARISTE, au Marquis.

Il ne faut pas vous abuser plus longtemps, Monsieur.

ORGON, à Lisette.

Motus,

ARISTE.

Julie n’était point née pour vous.

LE MARQUIS.

Plaît-il, Monsieur ?

ARISTE.

C’est un autre que vous qu’elle est résolue d’épouser.

LE MARQUIS.

Un autre ?

ORGON.

Oui, un autre.

LE MARQUIS.

Mon Oncle appuie la chose bien sérieusement. Ha, ha, ha.

ORGON.

Vous avez beau ricaner, c’est un autre, vous dit-on.

LE MARQUIS.

Fort bien, Monsieur, fort bien.

LISETTE.

Et cet autre, est quelqu’un à qui vous devez le respect.

LE MARQUIS.

Oh ! qui que ce soit, je le respecte infiniment.

ORGON.

Vous êtes d’une bonne pâte, Monsieur mon Neveu, de venir me conter des sornettes, quand il n’est pas plus question de vous que de Jean-de-Vert.

LE MARQUIS.

Ah ! De grâce, mon Oncle, ne serrez pas tant la mesure. Vous m’alarmez.

ORGON.

Vous croyez que les femmes ne pensent qu’à vous autres étourdis.

LE MARQUIS.

Elles y sont quelquefois forcées.

ORGON.

Oh ! bien, il faut pourtant que vous en rabattiez.

LE MARQUIS.

Il faut que ce Rival, tel qu’il soit, se prépare à être humilié ; car en tout cas, mon cher Oncle, j’ai en poche de quoi le mortifier étrangement.

ORGON.

Et qu’est-ce que c’est ?

LE MARQUIS,

Un billet de la part de Julie.

ORGON.

Qui s’adresse à vous ?

LE MARQUIS.

Oui, vous pouvez m’en croire. Billet de la part de Julie, reçu dans le moment, rempli des sentiments les plus passionnés, qui reproche à la personne son excès de modestie... C’est pour moi, comme vous voyez, à ne pouvoir s’y tromper.

ORGON, à Ariste.

Quel est donc ce billet, dont il parle ?

ARISTE.

Un billet que Julie a dicté, et que j’ai écrit moi-même.

ORGON.

Et elle écrivait à Valère ?

ARISTE.

Il me l’a semblé.

ORGON.

Que diantre, vous et Lisette, venez-vous donc me conter ?

LISETTE.

Je n’y conçois rien.

ORGON.

Ni moi.

ARISTE, après avoir hésité.

Ni moi.

LE MARQUIS.

On vous expliquera aisément tout cela dans un moment ; on vous l’expliquera. Eh ! bien, notre cher Oncle, êtes-vous anéanti, pétrifié ?

ORGON.

Il faut voir jusqu’au bout.

 

 

Scène XXI

 

JULIE, ARISTE, ORGON, LE MARQUIS, LISETTE

 

JULIE, à Ariste.

Je ne puis m’empêcher de vous demander, Monsieur, pour quelle fête on a assemblé ici ce nombre infini de Musiciens ?

LE MARQUIS.

C’est moi qui les ai amenés, Mademoiselle, pour célébrer le plus beau de nos jours : mais on me tient ici des discours étranges. Je vous prie d’éclaircir hautement le fait. On dit qu’un autre que moi est le Héros de la fête ;

En riant.

Ah ! rassurez-moi de grâce...

ORGON.

Écoutons.

JULIE.

Les discours qu’on tient à présent me touchent peu, Je renonce à tout engagement. Mais il est vrai qu’un autre que vous avait quelqu’empire sur mon cœur.

ORGON, à part.

Ah ! ah.

JULIE.

C’est un empire qu’il méprise ; je ne prends plus le change sur sa conduite. La fierté et la modestie gardent également le silence.

ORGON, à part.

J’entends bien le reproche.

LE MARQUIS, à Julie.

Quoi ! Déguiserez-vous toujours ce que vos yeux m’ont répété tant de fois, et ce que votre main vient de me confirmer ?

ORGON.

Chanson.

JULIE, au Marquis.

À l’égard de la Lettre, votre erreur est excusable. Aussi n’est-ce pas ma faute, si elle vous a été envoyée. Cependant vous devez avoir vu clairement qu’elle n’était pas écrite pour vous.

ORGON, au Marquis.

Cela est positif.

LE MARQUIS.

Voilà un petit caprice aussi bien conditionné, et poussé aussi loin... Oh ! qu’on me définisse à présent les femmes !

ORGON, au Marquis.

Allez, allez, Mademoiselle n’a point de caprices.

À Julie.

Vos attraits sont si brillants, adorable personne, et si fort au dessus de tout ce que l’histoire et la fable nous vantent, qu’il n’était pas naturel qu’un homme de soixante et dix ans...

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que dit donc mon Oncle ? Est-ce qu’il perd l’esprit ?

ORGON, continuant.

Il était, dis-je, peu naturel qu’un homme septuagénaire regardât ces attraits comme un bien qui put lui de venir propre : mais de même qu’Eson fut rajeuni par les charmes de Médée, vos charmes enchanteurs...

LE MARQUIS.

Ah ! miséricorde ! Quoi ! mon Oncle a des prétentions ! Il y a de quoi mourir de rire.

JULIE, à Orgon.

L’âge même aussi avancé que le vôtre, n’est point un défaut selon moi, Monsieur...

ORGON.

Vous êtes bien obligeante.

JULIE.

Mais ce n’est pas non plus un mérite assez recommandable, pour qu’il me tienne lieu de l’inclination que je n’ai point pour vous.

ORGON.

Comment !

LISETTE.

Que veut dire ceci ?

LE MARQUIS.

Cela est positif, mon Oncle, et très positif.

ORGON, à Julie.

Excusez mon erreur.

À part.

Cette fille-là a quelque chose d’extraordinaire.

LE MARQUIS, riant.

Ha, ha, ha.

ARISTE.

Ce que je vois, et le souvenir de ce qui s’est passé me force à rompre le silence.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que c’est ?

ARISTE.

Ah ! Julie, refusez donc aussi cet Ariste qu’une passion sincère oblige à se jeter à vos genoux ; qui jusques à présent n’a osé se livrer à un espoir trop flatteur, ni vous découvrir ses sentiments, parce qu’il se croit cent fois indigne de vous, mais qui de tous les hommes est le plus passionné.

LE MARQUIS, éclatant.

Ah ! Monsieur veut aller aussi sur mes brisées ? mais, mais l’aventure devient trop bouffonne.

LISETTE, à part.

Notre Tuteur amoureux !

JULIE, à Ariste.

J’ai dit que je renonçais à tout engagement...

LE MARQUIS.

Oui. Et, dans le fond, il n’en est rien.

JULIE, à Ariste.

Je viens de refuser Orgon, et le Marquis ; l’un m’accuse de caprice, l’autre de singularité.

En souriant.

Un troisième refus m’attirerait sans doute un reproche plus sensible ; j’accepte votre main, Ariste.

ARISTE.

C’est un bonheur inattendu auquel je me livre tout entier.

ORGON.

Parbleu, j’en suis ravi et pour cause.

LISETTE.

Qui s’en serait douté ? Voilà, de part et d’autre, un amour bien discret !

ORGON.

Eh ! bien, notre cher Neveu, êtes-vous content du personnage que vous m’avez fait jouer ici ?

LE MARQUIS, à Orgon.

Que voulez-vous, Monsieur, que je vous dise ? Le dépit a sait faire des choses plus extraordinaires.

Aux Musiciens.

Mais avancez, Messieurs les Musiciens, avancez, que la fête aille son train. Il y a dans tout ceci moins de changement qu’on ne se l’imagine.

ORGON.

Ma foi, je crois qu’après sa sottise, il prend le meilleur parti, et je veux, comme lui, être du divertissement.

 

 

Divertissement

 

Air chanté par ARISTE

 

La saine Philosophie,
Sévère sur nos désirs,
Nous porte à passer la vie
Loin des turbulents plaisirs :
Mais les Jeux, enfants de la tendresse,
Peuvent être admis dans sa Cour ;
Et je préfère la sagesse
Qui se pare des traits de l’Amour.

On danse.

 

 

Vaudeville

 

ARISTE.

Du jeune et malheureux Atys
Cybèle enviait la Conquête.
Anacréon aux cheveux gris
De myrthes couronnait sa tête.
En vain un tendre sentiment
D’Hébé semble être le partage ;
Tant qu’on respire, on est Amant.
L’amour est de tout âge.

ORGON.

Je suis si vieux, j’ai si longtemps
Près du beau sexe fait tapage,
Que je me croyais hors des rangs ;
Mais plus entreprenant qu’un Page,
Dans le moment il m’a suffi
D’entendre parler Mariage ;
Mon cœur acceptait le défi.
L’amour est de tout âge.

LISETTE.

Je n’avais pas encor dix ans
Qu’un Espiègle du voisinage,
En dépit de nos surveillants,
Accourait pour me rendre hommage.
Que se passait-il entre nous ?
Rien qu’un innocent badinage :
Mais, ô grands Dieux ! qu’il était doux !
L’amour est de tout âge.

LE MARQUIS.

Si dans un cercle je parais,
La grande maman la plus sage
Gémit de n’avoir plus d’attraits :
La mère affecte un doux langage :
La fille à marier rougit,
Et laisse tomber son ouvrage ;
Celle à la bavette sourit.
L’amour est de tout âge.

JULIE.

Le vieillard est plein de bon sens,
Mais il est jaloux et sauvage.
Si le jeune a des agréments,
Il est fou, bizarre et volage.
Qu’il est difficile, en ce temps,
D’avoir un Époux qui soit sage !
S’ils peuvent l’être à quarante ans,
Le mien est du bon âge.

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