La Protectrice (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 2 novembre 1830.

 

Personnages

 

MONSIEUR DELORMONT

JULES, ancien ami de Delormont

MORIZOT, chirurgien, oncle de Jules

DURANTI, cousin de madame de Sainville

MADAME DE SAINVILLE, prétendue de monsieur Delormont

ADÈLE, jeune orpheline Élisa

 

À Paris, dans la maison de madame de Sainville.

 

Un salon élégant.  Porte au fond. Deux portes latérales. À gauche du spectateur, une table.

 

 

Scène première

 

DELORMONT, assis près de la table, puis MORIZOT

 

DELORMONT.

Faut-il accepter ?... faut-il refuser ? il y a tant de raisons pour et contre... que quelque soit le parti que je prenne, il me semble que j’aurai toujours tort... Ah ! voilà mon docteur... le premier chirurgien de Paris, et déplus un homme de bon conseil.

MORIZOT.

Eh ! bien ?... Comment vous trouvez-vous ce matin ?

DELORMONT.

Fort bien... et il me semble que, maintenant, je pourrais sortir.

MORIZOT.

Pas encore... mais demain...

DELORMONT.

Je vous jure que ma jambe ne me fait plus souffrir.

MORIZOT.

Demain, vous dis-je... et j’espère que cela vous apprendra à ne plus être distrait dans les rues de Paris.

DELORMONT.

Que voulez-vous ?... Je devais me marier le lendemain... je sortais de chez ma prétendue... je lui avais parlé amour, elle ne m’avait parlé qu’ambition.

Air : Amis, voici la riante semaine, (Le Carnaval.)

De ses discours l’âme encor tout émue,
Modestement, à pied sur le pavé,
À mes grandeurs je rêvais dans la rue,
Je me voyais quelque poste élevé.
J’étais ministre... quand, par terre
Je me suis vu tout à coup renverser...

MORIZOT.

Et plus heureux qu’on ne l’est d’ordinaire,
Sans avoir eu la peine d’exercer.

DELORMONT.

Cet accident, du moins, m’a permis de connaître combien je suis aimé... madame de Sainville a voulu me faire transporter chez elle, m’a donné la moitié de son appartement et ne m’a pas quitté pendant les instants de lièvre et de délire... c’est à sa douce présence, à sa tendresse, que je dois ma guérison.

MORIZOT.

J’y suis bien aussi pour quelque chose... il ne faut pas que l’amour vous rende ingrat envers la médecine... Voyons votre pouls... il y a encore du la fréquence dans les pulsations.

DELORMONT.

C’est possible.

MORIZOT.

Quelqu’idée vous tourmente.

DELORMONT.

J’en conviens.

MORIZOT.

Des idées d’amour ou de jalousie ?...

DELORMONT.

Non, c’est une chose plus inquiétante... dans les arrangements ministériels qui se préparent... on me propose un portefeuille.

MORIZOT.

À votre âge... à trente ans !

DELORMONT.

Et pourquoi pas ?

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Croyez-vous donc que la vieillesse
Soit le seul âge des talents ?
Et des emplois pourquoi sans cesse
Déshériter les jeunes gens ?
N’est-on pas soldat à vingt ans ?...
À sa patrie on doit son zèle,
Et l’on est pour bien la servir
Assez âgé, dès que pour elle
On est en âge de mourir...

Aussi, ce n’est pas cela qui m’arrête... mais mille autres raisons, qui font que je ne sais si je dois accepter ou refuser... Voyons, votre avis à vous, docteur ?

MORIZOT.

Faut-il parler franchement ?

DELORMONT.

Sans doute.

MORIZOT.

Vous avez de la fortune, de la réputation... Il y aura toujours assez d’ambitieux sans vous ; et le ministère ne restera pas vacant... on vous estime, on vous aime, restez-en là... vous avez trop à perdre et pas assez à gagner.

DELORMONT.

Votre avis est donc qu’il faut refuser ?

MORIZOT.

Dans votre intérêt, car dans le mien, je devrais vous conseiller le contraire. Une fois ministre, vous auriez sans cesse des contrariétés, des ennuis, des impatiences... de là des irritations, des lièvres inflammatoires... ce serait tout profit pour la Faculté.

DELORMONT.

Mais cependant une place où l’on peut faire tant de bien... une si belle place...

MORIZOT.

Y en a-t-il qui vaillent l’indépendance et la liberté ?... moi, par exemple, je n’ai besoin de personne, et tout le monde a besoin de moi : bourgeois, grands seigneurs, Excellences sont à mes genoux à la moindre chute... et Dieu sait si ma clientèle est nombreuse... Dieu sait si je pourrais m’élever... mais je veux rester comme je suis... je n’ai pas d’ambition et vous ferez comme moi ; vous ne quitterez pas le certain pour l’incertain, et le bonheur présent pour des chagrins à venir.

DELORMONT.

Vous avez peut-être raison.

MORIZOT.

Après cela, si vous ne vous en rapportez pas à moi seul, consultez vos amis, madame de Sainville.

DELORMONT.

Je m’en garderai bien... avec ses idées de grandeur et d’ambition, elle ne me pardonnerait pas mémo d’hésiter.

MORIZOT.

C’est juste... elle qui a toujours des gens à recommander...

DELORMONT.

Elle est si bonne, si obligeante.

MORIZOT.

C’est plus que de l’obligeance, car, sans discernement, elle prodigue sa protection à tout le monde, surtout à ceux qu’elle ne connaît pas ; elle veut à toute force créer des fonctionnaires, hommes ou femmes.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Elle croit perdre sa journée,
Lorsque le soir elle n’a pas
Fait, placer quelque infortunée
Dans le timbre ou dans les tabacs...
Jeune et jolie,
Dès qu’elle prie,
Chacun lui croit
D’avance quelque droit,
Et dans les sels, dans les octrois,
Combien a-t-elle accaparé d’emplois !
Enfin, son obligeance extrême
Voulait hier se mettre en frais,
Pour protéger un Gascon... mais
Il s’est placé lui-même.

DELORMONT.

Vous êtes injuste envers elle.

MORIZOT.

Non vraiment... elle suit le torrent... elle fait comme tout le monde, car à aucune époque, ni sous l’Empire, ni sous la Restauration, on n’a vu autant de solliciteurs ; il semble que le peuple ne se soit battu que pour faire des substituts ou des sous-préfets... il en sort de dessous terre, et l’on dirait que c’est pour les faire éclore qu’on a dépavé les rues.

DELORMONT.

Vraiment !

MORIZOT.

Air : Ainsi que vous, je veux, mademoiselle.

Ceux qui jadis se proclamaient en France
Indépendants par principe et par choix,
Ont oublié déjà l’indépendance
Pour encombrer tous les emplois.
Argent, honneurs, il faut qu’on leur en donne...
Littérateur, avocat, député,
Grands libéraux qui demandent l’aumône
Dans le bonnet de la liberté.

Aussi, des que vous serez ministre, vous n’aurez qu’à bien vous tenir... les pétitions vous suivront partout...

« Car la Garde qui veille aux barrières du Louvre
0N’en défend pas nos rois. »

Vos meilleurs amis, ceux mômes sur lesquels vous croirez devoir compter, ne vous aborderont plus qu’un placet à la main... je ne dis pas cela pour moi, j’ai les places en horreur... seulement, et si, contre mon avis, vous vous décidez à accepter, je vous recommande mon neveu.

DELORMONT.

Et vous aussi, docteur, vous qui blâmiez madame de Sainville !

MORIZOT.

C’est bien différent... un neveu... et puis personne ne le saura...

Adèle paraît.

Une jeune fille.

 

 

Scène II

 

DELORMONT, MORIZOT, ADÈLE, sortant de la chambre à gauche

 

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu ! des messieurs !

DELORMONT.

Eh ! quoi, mademoiselle, notre vue vous effraie ?

ADÈLE.

Non certainement... mais je croyais que madame de Sainville...

MORIZOT.

Elle est absente en ce moment, sortie depuis ce matin.

ADÈLE.

Je le sais bien, car voilà trois heures un quart que je l’attends.

DELORMONT.

Je vous en demande excuse en son nom.

MORIZOT.

Vous la connaissez beaucoup, madame de Sainville ?

ADÈLE.

Je l’ai vue une fois en ma vie... lorsqu’elle allait, il y a deux ans, aux eaux du Mont-Dore ; mon oncle a eu le bonheur de lui rendre un service en arrêtant sa calèche, dont les chevaux avaient pris le mors aux dents.

DELORMONT.

Votre oncle, quel est-il ?

ADÈLE.

Un ancien militaire, qui n’avait qu’une petite pension de six cents francs.

MORIZOT.

C’est peu pour vivre.

ADÈLE.

Et encore, il ne l’employait pas à cela.

DELORMONT.

Et à quoi donc ?

ADÈLE.

À mon éducation.

Air d’Aristippe.

Il me disait : « C’est la richesse
De ceux qui n’ont rien...

DELORMONT.

En effet.

ADÈLE.

Travaille donc... » et sa tendresse
De tous les maîtres m’entourait.
On l’eût cru riche, à ce qu’il dépensait.
Aussi, dans mon âme attendrie
Son souvenir est toujours respecte,
Pour lui je donnerais ma vie.

DELORMONT.

De ses bienfaits vous avez profité.

ADÈLE.

C’est un si brave homme que mon oncle !... aussi madame de Sainville lui avait dit : « Monsieur, quoique je ne vous aie vu que dix minutes, je ne vous oublierai pas. » Et en effet, à peine de retour à Paris, elle lui a envoyé une place.

DELORMONT.

Ah ! que c’est bien à elle !... et vous, docteur, qui osiez l’accuser, quand, dans sa reconnaissance, elle a fait le bonheur de ce brave homme.

ADÈLE.

Son bonheur !... pas tout à fait, au contraire, cela lui a causé bien du chagrin... c’était une place de professeur au collège de noire ville.

DELORMONT.

Professeur !

ADÈLE.

De troisième... pour cela, il fallait savoir le latin... et mon oncle qui, depuis l’âge de quinze ans, a fait toutes les guerres de la Révolution, n’a eu le temps d’apprendre que l’exercice, de sorte que dans cette place, il était...

DELORMONT.

Je comprends.

MORIZOT.

Que disais-je !... quelle inconséquence ! quelle étourderie !

DELORMONT.

C’est possible, mais l’intention du moins était bonne... et c’est pour dédommager votre oncle...

ADÈLE.

Qu’elle m’a fait placer dans la maison royale de Saint-Denis... et c’est pour cela qu’une grande dame qu’elle protège, et qui m’a protégée en route, m’a amenée de Riom.

MORIZOT.

De Riom, en Auvergne ? c’est là que vous demeuriez ?... un endroit fort agréable... une ville charmante où mon neveu a été sous-préfet.

Delormont va s’asseoir auprès de la table.

ADÈLE.

Ah ! le dernier sous-préfet, c’était votre neveu ?... vous seriez monsieur Morizot, cet oncle si bon, si aimable, dont il me parlait si souvent ?

MORIZOT.

Lui-même, ma chère enfant...

À part.

Serait-ce par hasard, cette jeune personne dont, depuis un mois, j’entends tous les jours faire l’éloge ?... c’est ce que je ne tarderai pas à savoir.

ADÈLE.

Quel dommage de l’avoir destitué ! de l’avoir envoyé à Paris... il était si estimé... si aimé dans le pays !...

MORIZOT, à Delormont.

Vous l’entendez... eh ! bien, voilà les gens que l’on renvoie ! tandis que d’autres obtiennent tout par les protections, par la faveur... par de jolies dames à qui l’on ne peut rien refuser.

DELORMONT, avec colère.

Si c’est pour madame de Sainville ou pour moi que vous parlez ainsi, je vous répète que vous avez tort... car si tel événement dont il était question tout à l’heure arrivait jamais, je vous jure sur l’honneur qu’à dater de ce moment, toute influence cesserait... je lui refuserais tout.

MORIZOT.

Dieu le veuille !

ADÈLE.

J’entends une voiture.

MORIZOT.

C’est la maîtresse de la maison.

ADÈLE.

Ah ! que j’ai peur !

DELORMONT, à Morizot.

De la discrétion avec elle... mais je rentre ; car elle serait capable de deviner mon silence.

Il rentre dons l’appartement à droite.

MORIZOT, le regardant marcher.

Allons ! vous marchez à merveille... et d’aujourd’hui, je vous déclare guéri... je vais seulement, pour quelques jours encore, vous tracer le régime à suivre... mais partons, car la voici.

Il suit Delormont.

ADÈLE.

Et moi, je me sauve... j’aime bien mieux qu’elle me fasse appeler.

Elle rentre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène III

 

MADAME DE SAINVILLE, DURANTI, entrent par le fond

 

MADAME DE SAINVILLE, à la cantonade.

Allez, mes amis, allez ; je suis trop heureuse d’obliger des gens de talent... des gens de mérite... qui tous les jours font antichambre chez moi.

DURANTI.

Et que peut-être vous ne connaissez pas !

MADAME DE SAINVILLE.

Au contraire, des gens très connus... toujours les mêmes... tous ceux qui demandaient sous l’autre gouvernement... Eh bien ! monsieur Duranti, vous ne me donnez pas de nouvelles de l’Opéra-Bouffe ?... vous y étiez hier, avez-vous vu la débutante ?

DURANTI.

Parfaite, quoique Française... quels yeux noirs ! quel gosier ! et puis, elle avait une toque !... j’ai applaudi à trois reprises... une fois pour la toque.

MADAME DE SAINVILLE.

Oh ! vous êtes un amateur éclairé des arts !

DURANTI.

Mais je m’en pique... aux Italiens, d’ailleurs, peu importe, c’est toujours bien... c’est un théâtre de confiance... À la dernière saison... j’arrive un soir, et je crie : bravo, signor... on me dit que c’étaient des Allemands ; je crie : bravo, meinherr et la représentation a été tout de même.

MADAME DE SAINVILLE.

Je sais que vous êtes un des fidèles... un habitué du balcon.

DURANTI.

Et j’ose dire que cela demande quelques connaissances, quelques études ; et surtout beaucoup de tact, car il ne s’agit pas au balcon de cris ni de trépignements, comme au parterre... les bravo, les brava, doivent toujours partir dans le même ton que l’air qui vient de finir.

Prenant dans le haut.

La, la, la, la, la, brava...

Prenant un ton grave.

lo, lo, lo, lo, lo, bravo... Aussi, il faut être musicien pour se permettre d’ouvrir la bouche, et d’exprimer une opinion.

MADAME DE SAINVILLE.

Y aura-t-il pour les débuts de monsieur Lablache, quelque solennité, quelque scène à effet ?

DURANTI.

Certainement... une grande ovation avec pluie de fleurs, et bouquets sur le théâtre... l’émotion est commandée et les bouquets aussi.

MADAME DE S.VINVILLE.

Les avez-vous pris chez ma protégée, madame Bernard ?

DURANTI.

Non... c’est chez une autre.

MADAME DE SAINVILLE.

Tant pis... vous savez que je m’intéresse à elle... c’est une mère de famille.

DURANTI.

Ce sera pour le premier enthousiasme que nous improviserons.

MADAME DE SAINVILLE.

À la bonne heure.

DURANTI.

Vous n’oublierez pas ce que vous m’avez promis...

MADAME DE SAINVILLE.

Non certainement, vous avez été trop aimable à mon dernier concert... voix délicieuse, surtout dans les nocturnes, et je ferai apostiller votre demande par monsieur Delormont... c’est une recette, n’est-il pas vrai ?

DURANTI.

Non, cousine, une préfecture... on me la doit comme indemnité... après ce que je viens de perdre à la révolution.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous n’aviez rien...

DURANTI.

J’avais une valeur intrinsèque que je n’ai plus... Comme neveu d’un pair de France, je pouvais trouver une dot de cinq cent mille francs... on nous payait autrefois ce prix-là.

MADAME DE SAINVILLE.

C’était bien cher.

DURANTI.

C’était le cours... mais voilà mon oncle qui est éliminé... il faut qu’il renonce à la pairie, et moi, à ma dot.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous n’êtes pas le seul.

DURANTI.

Raison de plus pour se hâter... car ils se jettent sur les préfectures, et toutes les nouvelles places sont aux anciens.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous avez raison... j’y vais...

 

 

Scène IV

 

MADAME DE SAINVILLE, DURANTI, MORIZOT

 

MADAME DE SAINVILLE, apercevant Morizot qui sort de chez monsieur Delormont.

Bonjour, docteur... comment se porte votre malade ?

MORIZOT.

À merveille, et ce sera, je crois, aujourd’hui, ma dernière visite.

MADAME DE SAINVILLE.

Ah ! tant mieux... quand je dis tant mieux... on est toujours charmé de vous voir, car nous vous devons tant de reconnaissance.

MORIZOT.

Vous êtes trop bonne.

MADAME DE SAINVILLE.

À propos, avez-vous lu le Moniteur aujourd’hui ?

MORIZOT.

En fait de journaux, je ne lis jamais que la Gazette de santé.

MADAME DE SAINVILLE, à Duranti.

Je vois alors qu’il ne sait pas encore...

DURANTI, à madame de Sainville.

Non... il ne sait pas encore...

MADAME DE SAINVILLE, à Morizot.

J’ai quelque chose à vous dire... une bonne nouvelle à vous apprendre... et puis quelqu’un à vous recommander.

MORIZOT.

Madame, en fait de protégée, je vous apprendrai qu’il y en a une ici, que vous avez fait venir de province, de Riom...

MADAME DE SAINVILLE, avec joie.

Elle est arrivée... la petite Adèle de... de... Comment l’appelez-vous ?

MORIZOT.

Je n’en sais rien.

MADAME DE SAINVILLE.

Ni moi non plus.

MORIZOT.

Mais il y a trois heures qu’elle vous attend... là.

MADAME DE SAINVILLE.

La pauvre enfant !... je veux la voir... l’embrasser...

DURANTI.

Et moi... et ma place ?

MADAME DE SAINVILLE.

J’y cours !... Ah ! mon Dieu ! et monsieur Delormont à qui il faut que je parle.

Air de la valse des Comédiens.

Adieu, cousin, au rendez-vous fidèle,
Je vous attends à l’heure du repas.

MORIZOT.

Mais vous m’aviez parlé d’une nouvelle...

MADAME DE SAINVILLE.

J’ai réfléchi, vous ne la saurez pas.

MORIZOT.

Vit-on jamais un caprice semblable ?

MADAME DE SAINVILLE.

Oui, je me tais, je me le suis promis.
Pour vous surprendre.

MORIZOT.

Ah ! si c’est raisonnable,
Je réponds bien que je serai surpris.

Ensemble.

MADAME DE SAINVILLE, à Duranti.

Adieu, cousin, vous connaissez mon zèle,
Et vous savez si l’on peut s’y fier,
S’il se présente une place assez belle,
C’est votre nom qu’on verra le premier.

DURANTI.

Pour m’obliger je connais votre zèle,
J’ai mis en vous mon espoir tout entier,
Et s’il s’offrait une place assez belle,
Pensez à moi, n’allez pas m’oublier.

MORIZOT, à part.

Un peu plus tard je reviendrai près d’elle,
Peut-être alors, si je veux la prier
De me conter cette grande nouvelle,
Elle dira : Je viens de l’oublier.

Morizot et Duranti sortent.

 

 

Scène V

 

DELORMONT, MADAME DE SAINVILLE

 

MADAME DE SAINVILLE, à Delormont qui entre.

Eh ! bien, monsieur, m’apportez-vous ce que je vous ai demandé ?

DELORMONT.

Je l’aurais voulu, mais, en conscience, ce n’est pas raisonnable.

MADAME DE SAINVILLE.

Air : J’en guette un petit de mon âge. (Les Scythes et les Amazones.)

Lorsque c’est moi qui vous supplie,
Dois-je m’attendre à des refus ?

DELORMONT.

Pour des gens qui, je le parie,
Vous sont tout à fait inconnus !...
Il faut, sur de pareils chapitres,
S’informer et voir par ses yeux.

MADAME DE SAINVILLE.

J’ai su qu’ils étaient malheureux,
J’ai pensé qu’ils avaient des titres.

Enfin vous m’avez refusée... je n’oublierai pas... mais pour monsieur Duranti dont je vous ai déjà parlé, j’espère au moins...

DELORMONT.

Quels sont ses droits ?

MADAME DE SAINVILLE.

D’abord, il est mon cousin... ensuite, il est pour moi d’une complaisance extrême.

DELORMONT.

Beau mérite !

MADAME DE SAINVILLE.

C’en est un que vous n’avez pas... du moins aujourd’hui !... enfin, il chante avec un goût exquis.

DELORMONT.

Talent précieux dans un administrateur !

MADAME DE SAINVILLE.

Pourquoi pas ? il vous faut dans les départements des préfets amis des arts... qui les encouragent, les cultivent, et donnent des concerts à leurs administrés.

DELORMONT.

Système de Mazarin... ils chantent, ils paieront.

MADAME DE SAINVILLE.

Oui, monsieur... il y a trop longtemps que la sombre politique envahit les salons... qu’elle cède enfin la place à l’harmonie... l’État ne peut y perdre et nos oreilles ne peuvent qu’y gagner.

DELORMONT.

C’est-à-dire que vous voudriez, pour nos départements, une organisation musicale ?

MADAME DE SAINVILLE.

Ce ne serait pas la plus mauvaise... Enfin, monsieur, ce qu’on vous demande est une apostille de votre main... une simple apostille... le reste ne vous regarde pas.

DELORMONT.

Eh ! n’est-ce rien qu’une recommandation ?

À part.

Dans ce moment surtout... elle ne se doute pas de quel poids est la mienne... Je signe donc en faisant des vœux pour qu’on n’ait pas d’égard à ma signature.

MADAME DE SAINVILLE.

Je vous remercie bien.

DELORMONT.

Mais je vous prie au moins de n’en pas parler au docteur... car ce seraient encore des diatribes sur l’influence des femmes.

MADAME DE SAINVILLE.

Ah ! c’est lui que vous écoutez ; c’est lui qui me nuit auprès de vous et dont le crédit bientôt dépassera le mien.

DELORMONT.

Pouvez-vous le penser ?

MADAME DE SAINVILLE.

Eh ! bien, prouvez-le-moi, en m’accordant également une autre demande...

DELORMONT, à part.

Il y a dans les femmes une ténacité...

MADAME DE SAINVILLE.

Je vous en prie, si vous m’aimez...

DELORMONT.

Non, madame.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous ne m’aimez pas ?

DELORMONT.

Je vous aime trop pour vous laisser commettre une injustice... et c’en serait une...

MADAME DE SAINVILLE.

Ainsi, vous me refusez ?

DELORMONT.

Bien décidément... et je vous prie de ne plus m’en parler.

MADAME DE SAINVILLE.

Adieu, monsieur, je suis fâchée... très fâchée... c’est la dernière fois que je vous solliciterai.

DELORMONT.

Air du vaudeville du Premier Prix.

Cela se rencontre à merveille ;
En honneur, vous ferez très bien.

MADAME DE SAINVILLE.

Mais aussi, je vous le conseille,
Ne me demandez jamais rien.
Ou bien d’une rigueur extrême
Alors n’allez pas m’accuser,
Et rappelez-vous que vous-même
M’aurez appris à refuser.

DELORMONT.

Élise !...

MADAME DE SAINVILLE.

Et ma protégée qui m’attend, et que je n’ai pas encore embrassée... J’ai l’honneur, monsieur le comte, de vous saluer avec le plus profond respect.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

DELORMONT, seul

 

Et je serais ministre !... non, morbleu !... le docteur avait raison... comment résister à ses persécutions ?... à cette influence de tous les instants ?... avoir à lutter contre celle qu’on aime ou contre sa conscience... Non pas que je craigne de succomber, car je n’écouterai que le devoir et la justice... mais ce seraient des discussions continuelles... ce serait compromettre mon bonheur intérieur... la paix de mon ménage... et à ce prix, je ne me sens pas le courage d’être homme d’État... j’aime mieux tout simplement être libre et heureux... allons, n’hésitons plus... C’est aujourd’hui qu’on attend ma réponse... et on va l’avoir... Je refuse... c’est beau à écrire...

Il se met à la table et écrit.

 

 

Scène VII

 

DELORMONT, JULES

 

JULES.

Elle est ici... mon oncle me l’a dit... le difficile est de se présenter soi-même ; ma foi, à tout hasard... je dirai que je viens de la part du docteur...

Apercevant Delormont.

Un monsieur qui écrit...

S’approchant.

Pardon, monsieur, de vous déranger...

DELORMONT, levant la tête.

Un étranger !...

Le regardant plus attentivement.

eh ! mais serait-il possible ?

JULES.

Je ne me trompe pas... c’est lui...

DELORMONT.

Jules !

JULES.

Delormont !...

Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre.

DELORMONT.

Oui... c’est bien toi... l’ami de mon enfance... le compagnon de mes études et de mes jeux... celui qu’au collège, je chérissais le plus !

JULES.

C’est vrai ! Nous ne nous quittions pas... on nous avait nommés les inséparables !...

DELORMONT.

Et voilà dix ans que nous ne nous sommes vus !

JULES.

C’est ainsi que dans le monde, on acquitte les promesses du collège... le tourbillon nous emporte dans des sentiers opposés... on ne se voit plus... on s’oublie.

DELORMONT, lui prenant la main.

Non ! on s’aime toujours... Mais comment se peut-il que j’aie ignoré ton sort ? le destin a-t-il été juste envers toi ? S’il t’eût été contraire, ton ancien camarade l’aurait su le premier.

JULES.

Tu connaissais mon goût pour le métier des armes ?

DELORMONT.

Air du vaudeville du Baiser au porteur.

Au collège je me rappelle
Que le tambour le faisait tressaillir.

JULES.

À ce penchant je fus fidèle
Et quand je sortis de Saint-Cyr,
Dans les combats j’espérais obtenir
Ou le bâton de maréchal de France,
Ou le trépas qu’on trouve au champ d’honneur ;
Mais l’un et l’autre ont trompé ma vaillance,
Moi, j’ai toujours eu du malheur !

Et la paix me trouvant seul en face d’un traitement de réforme qui ne me donnait pas de quoi vivre, j’ai quitté l’épaulette pour prendre la carrière administrative.

DELORMONT.

Tu as bien fait.

JULES.

Là, j’ose le dire, je me suis conduit en homme d’honneur... voilà pourquoi je n’y suis plus.

DELORMONT.

Comment cela ?

JULES.

Sous le dernier gouvernement, lors de leurs élections, il fallait renoncer à sa conscience ou à sa place... j’ai pensé alors qu’il valait mieux ne plus être sous-préfet, et rester honnête homme.

DELORMONT.

Et dans ce moment où, autant que possible, toutes les injustices se réparent, tu n’es pas encore replacé ?

JULES.

Que veux-tu ! quand on n’a pas de protecteurs...

DELORMONT.

Tu as mieux que cela... tu as des titres... je connais tes talents, tes lumières, tes principes... voilà des gens dont on est heureux de pouvoir répondre... et la première préfecture vacante est à toi... je te la donne...

JULES.

Je te remercie... mais il faudrait pour cela que le ministre fût de ton avis.

DELORMONT.

Il en est, je te le jure... car devant de tels abus, il n’est pas permis de reculer... Qu’importe mon bonheur intérieur... j’en dois le sacrifice à mon prince, à mes concitoyens, à ma patrie... arrivera ce qu’il pourra, j’accepte !

JULES.

Que dis-tu ?

DELOUMONT.

Que je viens de prendre une résolution courageuse...

Il prend le papier qui était sur la table et le déchire.

Je suis ministre, mon ami.

JULES.

Qu’entends-je ?

DELORMONT.

Il ne faut pas que cela t’effraie... maintenant ils ne font plus peur...

JULES, balbutiant.

Daignez m’excuser... monseigneur...

DELORMONT.

Air : T’en souviens-tu.

Dieu ! quel langage et quel compliment fade !
Ne suis-je pas ce que j’étais hier,
Ne suis-je pas toujours ton camarade ?
Rapproche-toi, viens et ne sois pas fier.
Au moindre événement sinistre
On voit, dit-on, s’éloigner l’amitié ;
C’est le contraire, et quand je suis ministre
M’aurais-tu donc disgracié ?

JULES.

Mon ami, mon bienfaiteur...

DELORMONT.

Le premier titre me suffit... Je n’en veux point d’autre ; je fais ce que tu ferais à ma place... j’acquitte envers toi la dette du collège.

JULES.

Mais pardonne à mon scrupule, à mes craintes... si la place était promise... si de hautes influences...

DELORMONT.

Je saurais leur résister... j’ai du caractère, de l’entêtement, quand il s’agit de récompenser le mérite et l’amitié.

JULES.

Ah ! je suis au comble de mes vœux, car tu ne sais pas qu’il est ici une personne que j’aime... dont je suis aimé.

DELORMONT.

Ici !... que dis-tu ?

JULES.

La voici, mon ami, la voici.

DELORMONT, à part.

À la bonne heure... il m’avait fait peur.

 

 

Scène VIII

 

DELORMONT, JULES, ADÈLE

 

JULES, à Adèle.

Venez, mademoiselle, venez partager ma joie... j’obtiens enfin cette place que j’ambitionnais, parce qu’elle doit me rapprocher de vous ; remerciez avec moi, l’ami, le protecteur à qui nous la devons.

Désignant Delormont.

C’est le ministre...

ADÈLE, étonnée et avec beaucoup d’éclat.

Le ministre !...

DELORMONT, passant au milieu et les prenant par la main.

Oui, mes enfants... mais silence avec tout le monde, même avec madame de Sainville.

ADÈLE, embarrassée.

Oui, monseigneur...

DELORMONT.

Encore !

ADÈLE.

Non, je voulais dire : Votre Excellence.

DELORMONT, souriant.

Il n’y en a plus, mes chers amis... ce mot est rayé, dit-on, du dictionnaire ministériel.

À Jules.

Viens, que nous causions... je vais écrire devant toi, que j’accepte... le sort en est jeté.

JULES.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Oui, je crois que le sort contraire
De sa rigueur se lasse enfin ;
J’obtiendrai celle qui m’est chère,
Car notre hymen à présent est certain.
De quel trésor je le suis redevable !
Ah ! c’est bien plus qu’une place...

DELORMONT.

Oui, ma foi,
Si je pouvais en donner de semblable,
Je tâcherais de les garder pour moi.

Jules et Delormont sortent du même côté.

 

 

Scène IX

 

ADÈLE, DURANTI, MADAME DE SAINVILLE

 

MADAME DE SAINVILLE, entrant par le fond avec Duranti.

Que je suis heureuse !... je sors des bureaux où tout était dans l’attente d’un grand événement... le ministre s’en va.

DURANTI.

Vraiment !... c’était de cela qu’on s’occupait ?

MADAME DE SAINVILLE.

Du tout... c’était de son successeur... je me suis adressée à un chef de division qui est toujours là... inamovible comme l’escalier du ministère... et en voyant sur votre pétition l’apostille de monsieur Delormont : « Voilà, m’a-t-il dit, une signature qui est toute-puissante. »

ADÈLE, à part.

Je crois bien.

DURANTI.

Quel bonheur d’être ainsi protégé !...

MADAME DE SAINVILLE.

« Je ne puis vous en dire davantage, a-t-il continué, mais quoiqu’il arrive, je vous réponds de mon zèle... et à la première préfecture vacante... c’est une affaire faite. »

DURANTI.

Il a dit cela ?

MADAME DE SAINVILLE.

Mot pour mot.

DURANTI.

Bravo !... il y en a une, disponible de ce matin.

MADAME DE SAINVILLE.

Et laquelle ?

DURANTI.

Celle de l’Ardèche.

ADÈLE, à part.

Quel bonheur !... en voilà une... allons en prévenir Monseigneur.

Elle sort avec précaution par la porte à droite.

MADAME DE SAINVILLE.

Comment le savez-vous ?

DURANTI.

Par un ami qui est à la source de toutes les nouvelles officielles, le directeur du télégraphe... vous savez... un grand homme qui fait toujours aller ses bras à l’Opéra-Bouffe.

MADAME DE SAINVILLE.

À merveille... mais du silence... car si vous parliez, vous auriez dans un instant trente concurrents.

DURANTI.

Ne craignez rien... je sais me taire... c’est même ce que je sais le mieux.

 

 

Scène X

 

DURANTI, MADAME DE SAINVILLE, MORIZOT

 

MORIZOT, posant son chapeau avec colère.

A-t-on idée de cela ? qui s’y serait attendu ? ces choses-là ne sont faites que pour moi !...

DURANTI.

Eh ! mais, qu’est-ce donc, mon cher docteur ?

MADAME DE S.VINVILLE.

Il a aujourd’hui un surcroît de mauvaise humeur... Vous aurait-on fait quelque injustice, quelque passe-droit ?

MORIZOT.

Au contraire... et le moyen de parer un coup comme celui-là... on vient de me montrer le Moniteur, où j’ai lu en toutes lettres que j’étais nommé baron... au moment où je ne me défiais de rien.

DURANTI.

Et c’est là ce qui vous fâche ?

MORIZOT.

Certainement.

MADAME DE SAINVILLE.

Laissez donc... vous en êtes enchanté.

MORIZOT.

Je suis furieux... on connaît mon dédain pour les titres... mon caractère franc, loyal, un peu frondeur... aussi j’ai toute l’opposition dans ma clientèle, de bons malades... qui paient bien... beaucoup de banquiers.

MADAME DE SAINVILLE.

Il y a aussi quelques barons parmi eux.

MORIZOT.

C’est égal... je n’en vais pas moins passer à leurs yeux pour une girouette ; et la preuve, c’est que depuis la nouvelle de ma promotion, j’ai reçu plus de vingt lettres, où l’on me dit, « que l’on part pour la campagne... que l’on va faire un voyage... qu’on me prie de ne pas venir... » manière honnête de me donner mon congé.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous croyez ?

MORIZOT.

J’en suis sûr... Voilà un titre qui me coûtera cher... et si cela continue... moi qui avais équipage, me voilà obligé d’aller à pied... ou de prendre demi-fortune, à cause de ma nouvelle dignité.

DURANTI.

Il est sûr que des armes de baron sur une demi-fortune...

MORIZOT.

Morbleu ! je saurai qui est-ce qui m’a joué ce tour-là !... qui est-ce qui a voulu me rendre ridicule !... je présume que c’est notre doyen... d’abord, il ne peut pas me souffrir.

MADAME DE SAINVILLE, passant entre Duranti et Morizot.

Non, monsieur ; ce n’est pas lui... c’est moi.

MORIZOT.

Vous, madame... Eh ! morbleu !...

MADAME DE SAINVILLE.

J’ai cru bien faire, et quoi que vous en disiez... votre vanité s’en réjouit.

MORIZOT.

Je ne me réjouirai jamais de perdre quinze ou vingt mille francs par an, et il est aussi par trop fort, il est incroyable, il est inouï qu’on ne puisse pas vivre tranquille, et que madame, dans l’excès de sa bienveillance, fasse condamner à être barons, des gens honnêtes et paisibles qui ne demandaient qu’à n’être rien.

MADAME DE SAINVILLE.

Il suffit, monsieur, il suffit... je vois qu’on a tort d’obliger des ingrats.

DURANTI.

Certainement... et si vous pouvez me transmettre son titre... je ne demande pas mieux... cela, et la préfecture vacante...

MORIZOT.

Hein ? que dites-vous ?... il y a une préfecture ?...

DURANTI.

Celle de l’Ardèche.

MORIZOT.

Dieu soit loué ! il faut croire qu’aujourd’hui, je ne serai pas toujours malheureux.

DURANTI.

Est-ce que par hasard vous la voudriez ?

MORIZOT.

Précisément.

DURANTI.

Un médecin préfet !

MORIZOT.

Le département ne s’en porterait pas plus mal.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Mais aujourd’hui, rassurez-vous, madame,
À celle place je liens peu,
Et ce n’est pas pour moi que je réclame,
Mais pour un parent, un neveu.
Puisque vos soins, sans que je le voulusse,
M’ont fait baron ; daigner, par équité,
Faire placer notre neveu... ne fût-ce
Que comme indemnité !

MADAME DE SAINVILLE.

J’en suis fâchée, monsieur, vous êtes trop difficile à protéger... et j’y renonce...

MORIZOT.

S’il n’y a pas esprit de contradiction !... C’est justement parce qu’on lui demande...

MADAME DE SAINVILLE.

Non, monsieur, mais c’est parce que j’ai promis à une autre personne... à monsieur Durant ! que voici... et qui l’emportera.

MORIZOT, d’un air de doute.

C’est ce qui n’est pas bien sûr.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous prétendriez nous le disputer ?

MORIZOT.

Certainement... chacun pour soi ; Dieu et les ministres pour tout le monde... et si, moi aussi, je veux me mêler de demander... ne croirait-on pas que c’est difficile ?

MADAME DE SAINVILLE.

Eh ! bien, nous verrons.

MORIZOT.

Nous verrons.

DURANTI, bas à madame de Sainville.

Courage, ne cédez pas !

MORIZOT.

Voici justement monsieur Delormont

DURANTI, à part.

Attention !... l’affaire sera chaude.

 

 

Scène XI

 

DURANTI, MADAME DE SAINVILLE, MORIZOT, DELORMONT, entrant avec ADÈLE

 

ADÈLE, bas à monsieur Delormont.

Oui, monseigneur, c’est comme je vous le dis... celle de l’Ardèche est vacante.

DELORMONT.

C’est bien...

À part, et souriant.

Cette petite aussi qui se mêle d’intriguer.

ADÈLE, de même.

Et à cause de ce que vous disiez tout à l’heure à monsieur Jules...

DELORMONT.

Je ne l’ai point oublié... et la place est à lui.

ADÈLE.

Quel bonheur !

DELORMONT, saluant les autres personnes.

Bonjour, monsieur Duranti... bonjour, madame... êtes-vous toujours fâchée contre moi ?

MADAME DE SAINVILLE, froidement.

Cela dépendra de vous.

MORIZOT, à part.

Ils sont en brouille... le moment est favorable.

DELORMONT.

Bonjour, docteur...

À demi-voix.

vous allez peut-être me blâmer... mais il n’y a plus à y revenir... j’ai accepté.

MORIZOT, de même, avec joie.

Vraiment ! eh bien ! en conscience, c’est ce que vous pouviez faire de mieux...

À part.

Maintenant mon affaire est sûre...

Haut.

Que je sois le premier à vous féliciter... et comme vous n’êtes pas de ces gens qui négligent les promesses faites à l’amitié... je vous rappellerai ma demande de ce matin.

DELORMONT, souriant.

Laquelle ?... je vous avoue que j’ai oublié.

MORIZOT, souriant.

Déjà... je vois que Votre Excellence est entrée en fonctions.

MADAME DE SAINVILLE.

Votre Excellence !... que dit-il ?

ADÈLE, bas à Morizot.

Ils n’ont plus ce titre-là.

MORIZOT.

Oui, ils ne l’ont plus... mais on le leur donne toujours dans l’intimité,

Regardant madame de Sainville.

et comme il est maintenant ministre...

MADAME DE SAINVILLE.

Ô ciel !... et ne pas m’en faire part... n’en prévenir personne !...

MORIZOT.

Excepté moi...

Haut et vivement à Delormont en regardant madame de Sainville.

Oui, monseigneur, il me faut une préfecture... cela maintenant dépend de vous seul... et comme il y en a une vacante, celle de l’Ardèche...

DELORMONT.

N’en parlons pas, docteur... elle était déjà promise et accordée.

ADÈLE, à part.

S’il savait que c’est à moi !

MORIZOT.

Eh quoi ! pour la première grâce que je vous demande... vous me refusez.

MADAME DE SAINVILLE.

C’est bien, monsieur, et ce mot seul nous réconcilie, je vois que malgré vos nouvelles dignités, vous n’avez point oublié votre apostille de ce matin, et que mon protégé... monsieur Duranti...

DELORMONT.

Vous vous trompez, madame... ce n’est pas lui que je nommerai.

MADAME DE SAINVILLE.

Il serait possible !

ADÈLE, bas.

Bien, monseigneur.

DELORMONT.

J’ai disposé de cette place... et je ne suis pas maître.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous ne l’êtes pas de manquer à votre promesse.

MORIZOT.

Encore moins à l’amitié... et à peine arrivé au pouvoir...

DELORMONT, à part.

Joli début !

MORIZOT, qui a remonté le théâtre, redescend entra Delormont et Adèle.

Voilà donc cet homme qui ne devait écouter que la voix de la justice !

ADÈLE, bas à Morizot.

Mais taisez-vous donc... Car cette place... c’est à moi, c’est à votre neveu qu’elle est donnée.

MORIZOT, de même.

Dieu ! qu’entends-je !

Haut.

Si cependant c’est un homme de mérite... s’il a des droits... c’est bien différent... je n’insiste plus.

MADAME DE SAINVILLE.

Et moi, plus que jamais... je le veux... je l’exige.

DURANTI, bas, à madame de Sainville.

À merveille ; il faut se montrer.

MADAME DE SAINVILLE.

Ou entre nous, désormais tout est rompu.

DELORMONT.

Eh bien ! soit... J’aurais trop à rougir de ma faiblesse ! je saurai sacrifier à mon devoir les intérêts de mon amour... j’aime mieux être malheureux que d’être injuste.

MORIZOT, lui prenant la main.

Bien, monseigneur... je suis le premier à vous approuver, et je vous demande pardon de ma vivacité...

Bas à Adèle.

Je cours chercher mon neveu, et reviens avec lui remercier Son Excellence.

Air : Finale du premier acte de Fra-Diavolo.

Ensemble.

MADAME DE SAINVILLE.

Oui, pour un instant il l’emporte,
Mais afin de toucher son cœur,
S’il faut s’y prendre d’autre sorte,
J’en veux venir à mon honneur.

MORIZOT.

C’est donc mon neveu qui l’emporte,
Ah ! rien n’égale mon bonheur,
Et la justice est donc plus forte
Que l’intrigue et que la faveur !

ADÈLE.

Enfin, c’est Jules qui l’emporte,
Ah ! rien n’égale mon bonheur,
Et la justice est donc plus forte
Que l’intrigue et que la faveur !

DELORMONT.

Vouloir abuser de la sorte
Du pouvoir qu’elle a sur mou cœur !...
Que la justice ici l’emporte,
Je n’écoute plus que l’honneur.

DURANTI.

Il paraît que la brigue est forte,
Mais j’ai toujours eu du bonheur,
Il faudra Lieu que je l’emporte
La beauté parle en ma faveur.

MADAME DE SAINVILLE, bas à Duranti.

J’avais tort, je le vois,
Je m’y serai mal prise ;
Mais partez, je réponds de finir l’entreprise.

ADÈLE, regardant madame de Sainville et Delormont.

Elle reste avec lui, je crains quelque surprise.

Bas à Delormont.

Du courage !

MADAME DE SAINVILLE, à Duranti.

Laissez-moi.

Duranti sort.

Ensemble.

ADÈLE.

Je tremble quelle ne l’emporte,
Et dans ce moment j’ai grand’ peur
Que la justice soit moins forte
Que l’amour et que la faveur.

MORIZOT.

C’est donc mon neveu qui l’emporte, etc.

MADAME DE SAINVILLE.

Oui, pour un instant il l’emporte,
Mais afin de toucher son cœur,
Il faut s’y prendre d’autre sorte,
J’en veux venir à mon honneur.

DELORMONT.

Vouloir abuser de la sorte, etc.

Adèle sort par la porte à gauche, Morizot par le fond.

 

 

Scène XII

 

DELORMONT, MADAME DE SAINVILLE, assise et le coude appuyé sur son fauteuil

 

DELORMONT.

Élise... tout est donc fini entre nous ?

MADAME DE SAINVILLE.

Oui, monsieur... c’est vous qui l’avez voulu... vous qui n’avez pas craint de m’humilier aux yeux de vos amis !

DELORMONT.

Pouvez-vous me supposer une pareille pensée ?... revenez à la justice, à la raison, et qu’un instant d’amour-propre...

MADAME DE SAINVILLE.

Ah ! n’en parlons plus... si je me plains, ce n’est pas de mon amour-propre blessé... ce sont de mes illusions détruites... Je m’étais flattée que nous n’aurions qu’une âme, qu’une pensée, qu’une volonté.

DELORMONT.

Oui, dans tout ce qui regarde notre intérieur... et soumis d’avance à vos moindres désirs, je vous laisse maîtresse absolue... mais ce qui touche à mes devoirs, à ma conscience... à mon honneur... seriez-vous heureuse, si dans le monde on m’accusait...

MADAME DE SAINVILLE, se levant.

Le monde est donc tout, pour vous ?... peu vous importe que, moi, je vous accuse !... que je me plaigne de vous !...

DELORMONT.

Quelle idée ! quelle folie !...

MADAME DE SAINVILLE.

Oui, tout paraît absurde, extravagant aux cœurs indifférents !... mais que voulez-vous, je m’étais fait un bonheur à ma manière... je me voyais déjà votre épouse... entourée de toute votre tendresse et de votre confiance... dépositaire de vos secrets... C’était de ma part bien de la présomption, bien de l’orgueil, j’en conviens... mais je croyais tout, je me croyais aimée... c’est un rêve de phis que vous avez ou soin de dissiper.

DELORMONT.

Eh ! quoi... vous pleurez !...

MADAME DE SAINVILLE.

C’est malgré moi... car je voudrais vous cacher mes larmes... c’est un signe de faiblesse, et vous qui avez tant de caractère...

DELORMONT.

Ah ! vous ne savez pas combien il m’eu a coûté... combien il m’en coûte encore pour résister à vos instances.

MADAME DE SAINVILLE.

Je sais au moins que vous n’avez pas craint de m’affliger... et c’est un courage dont mon cœur serait incapable.

DELORMONT.

Aussi, croyez, mon amie, que s’il y avait eu moyen de vous accorder cette demande...

MADAME DE SAINVILLE.

Et en quoi donc est-ce si difficile ?... je ne reviens pas sur notre querelle... je n’y mets point d’obstination... mais au moins, donnez-moi des raisons et je cède... je suis prête à me rendre... Est-ce là être injuste ?

DELORMONT.

Non, sans doute... et c’est tout ce que j’attendais de vous.

MADAME DE SAINVILLE, allant le rasseoir.

Eh bien ! monsieur... venez là... je vous écoule.

DELORMONT, debout auprès d’elle.

D’abord, c’est un ancien camarade de collège... un ami à moi... un ami intime que tout le monde connaît pour tel.

MADAME DE SAINVILLE.

Comment, monsieur, ce serait là le premier acte de votre autorité ?... vous commenceriez par placer vos amis !... joli début pour un ministre... Je suis tout à fait désintéressée dans la question... mais, eu conscience, cela va produire le plus mauvais effet ; donner de fâcheuses idées pour l’avenir... car, dans la position où vous êtes, tout dépend des premières démarches... la moindre imprudence devient une faute grave.

DELORMONT.

C’est-à-dire qu’il faudrait donner la préférence à des indifférents... à des gens que je ne connais pas... peut-être même, à des ennemis.

MADAME DE SAINVILLE.

Pour paraître impartial, cela vaudrait mieux... et je ne veux pas ici vous reparler de la personne que je vous ai proposée... ce choix-là vous déplaît et je n’insiste plus... mais, enfin il vous était totalement étranger et, sous ce rapport, c’était un choix convenable... nulle prévention contre lui... il n’avait jamais rien fait... on pouvait le croire capable... il l’est peut-être... je n’en sais rien.

DELORMONT.

C’est possible... mais, à coup sûr, il l’est moins que l’autre.

MADAME DE SAINVILLE.

Aussi, je n’ai jamais voulu vous empêcher de faire quelque chose pour lui... c’est votre ami, il devient le mien ; et si vous pouviez l’oublier, c’est moi qui vous parlerais en sa faveur... mais pas maintenant... plus tard, lorsqu’on n’aura plus les yeux sur vous... lorsque ayant satisfait à l’opinion publique, vous pourrez payer la dette de l’amitié... alors, on ne saura seulement pas qu’il est des vôtres... et il passera incognito au milieu d’une grande liste, dans les conseillers d’État... tout le monde y est.

DELORMONT.

Oui, mais en ce moment, il a ma promesse.

MADAME DE SAINVILLE.

Eh ! n’avais-je pas la vôtre ?... mais pardon... je ne veux pas vous influencer... j’oublie que je ne parle ici que comme conseil, et comme amie bien dévouée... car, pour éclater à vos yeux, mon attachement n’a pas attendu votre fortune... je vous aimais, ingrat, bien avant vos nouvelles dignités, et ce sont elles au contraire, qui nous ont désunis.

DELORMONT.

Que dites-vous ?

MADAME DE SAINVILLE,

Air de la romance de Téniers.

Oui, ce pouvoir, objet de votre envie,
À mon amour ne eut ajouter rien ;
Bien avant lui, vous seul étiez ma vie,
Et quel qu’il soit, votre sort est le mien.
Ne suis-je pas la moitié de votre âme ?
Et votre amour, votre rang, vos honneurs,
Tout est à moi... je les réclame
Comme j’aurais réclamé vos malheurs.

DELORMONT, avec émotion.

Ah ! je le sais... et croyez-vous que je sois insensible à tant d’amour ?... croyez-vous que je puisse jamais m’acquitter envers vous ?...

MADAME DE-SAINVILLE, lui prenant le main.

Eh bien ! mon ami, je vous en supplie, ne me refusez pas la première grâce que je vous demande... cette place à laquelle je tiens... non, pour mon protégé... mais pour moi... pour vous, pour notre bonheur... faites que je ne conserve plus de doutes sur votre amour.

DELORMONT.

Ah ! Élise, que me demandez-vous ?

MADAME DE SAINVILLE.

Un sacrifice, je le sais... mais à moi, il ne me coûterait rien... parlez, exigez... vous verrez si j’hésite... Serez-vous donc moins généreux que moi ?

DELORMONT, vivement.

Non, sans doute.

MADAME DE SAINVILLE, de même.

Vous vous rendez... Ah ! que je suis heureuse ! mille fois plus que celui pour qui je sollicite... il n’obtient qu’une place... mais moi, je retrouve celui que j’aime... je retrouve son cœur !

DELORMONT.

Vous le voulez... mais c’est mal, je le sens.

MADAME DE SAINVILLE.

Pas de regrets, pas de remords... si vous pouviez lire dans mon cœur, vous verriez combien il est ému... touché de vos bontés ! oui vraiment... c’est si bien à vous !...

À part et le regardant.

Si j’osais, je lui rendrais sa parole... mais ce docteur qui m’a défiée...

Haut.

Adieu, adieu... je vais faire un heureux... et son bonheur me sera doublement cher... car c’est à vous que je le dois.

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

DELORMONT, seul, et plongé dans ses réflexions

 

Ah ! qu’elle est forte de ma faiblesse ! mais le moyen de résister à une jolie femme qu’on aime... et qui pleure... j’aurais tout bravé, j’y étais décidé... mais ces larmes auxquelles je ne m’attendais pas !... Pour être ministre, on n’a pas le cœur insensible !... et Jules qui lui-même est amoureux doit m’excuser plus facilement qu’un autre. Je lui dirai tout bien franchement... le voici... Allons, du courage... Dieu ! le docteur est avec lui.

 

 

Scène XIV

 

DELORMONT, MORIZOT, JULES

 

MORIZOT, tenant Jules par la main.

Viens, mon garçon... viens le remercier tous les deux.

À Delormont.

Ah ! monseigneur ! ah ! mon ami ! Comment vous témoigner ma reconnaissance !... j’ai un neveu préfet.

DELORMONT.

Que dites-vous ?

MORIZOT.

Oui, c’est pour lui que je sollicitais... et vous m’aviez prévenu... vous avez été de vous-même au-devant du mérite.

DELORMONT, embarrassé.

Mes amis !

MORIZOT.

Continuez ainsi et tout ira bien...

À Jules.

car tu ne sais pas ce qu’il a fait pour toi... j’en ai été le témoin... il a résisté à toutes les instances d’une femme charmante... il y a mis un courage, un caractère...

DELORMONT, avec contrainte.

Docteur !...

MORIZOT.

Ah ! vous le disiez ce matin... quand on le veut bien, on est au-dessus de toutes les influences... et vous ne vous repentirez point de votre choix... ce n’est pas parce qu’il est mon neveu, mais vous ne sauriez trouver un administrateur plus intègre et plus capable... D’abord, il y a toujours eu des talents dans notre famille.

JULES, le tirant par son habit.

Mon oncle !

MORIZOT.

Laisse-moi donc... on doit aux grands la vérité tout entière, et tu ne m’empêcheras pas de la dire à monseigneur.

JULES.

Voici mes titres... mes demandes.

DELORMONT, les prenant d’un air distrait et les posant sur la table.

C’est bien.

MORIZOT, à Delormont.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Jules vous doit son mariage,
Et vous assurez le bonheur
De sa femme, de son ménage,
Bien plus, de moi, voire docteur...
Dieu ! quel grand administrateur !
Dès le premier jour il va faire
Trois heureux... et j’en connais tant
Qui ne les ont pas faits pendant
Tout le temps de leur ministère !

DELORMONT, passant au milieu, et avec embarras.

Mon ami... mes chers amis... je n’ai encore aucun droit à votre reconnaissance... plus tard ; c’est différent... je me flatte, j’espère que ma bonne volonté sera moins stérile... et mes efforts plus heureux.

JULES, avec chaleur.

Et que puis-je demander encore... lorsque tu me rends plus que je n’avais perdu !

DELORMONT, avec embarras.

Ah ! plût au ciel... ce serait le plus cher de mes vœux... mais... malgré moi...

JULES.

Que veux-tu dire ?

DELORMONT, de même.

Je ne sais comment l’expliquer...

MORIZOT.

Est-ce que mon neveu aurait mal compris ?

DELORMONT.

Non, car mon seul désir était de lui rendre service... et j’ai toujours les mêmes intentions, la même volonté... je me regarde comme engagé avec lui... mais dans ce moment...

MORIZOT et JULES.

Qu’entends-je !

DELORMONT, baissant les yeux.

Une nécessité impérieuse.

MORIZOT, sèchement.

Phrase ministérielle... style de circulaire... il retire sa parole.

DELORMONT, à Jules.

Non... mais je viens prier un ami de vouloir bien me la rendre... plus tard, je le l’assure, je te dédommagerai du sacrifice que je te demande... tu peux t’en rapporter à mon amitié.

JULES.

Et qui me dit qu’alors, elle sera plus puissante qu’aujourd’hui ?

MORIZOT.

Qui nous dit qu’une nécessité impérieuse ne vous ôtera pas encore la mémoire.

DELORMONT, avec hauteur.

Monsieur !...

MORIZOT.

Cet homme fort, courageux... qui devait se soustraire à toutes les influences...

Air du vaudeville de Turenne.

Il se rend au premier caprice,
Le premier choc le détourne du but ;
Morbleu ! c’est par une injustice
Qu’il prétend faire son début.

À Jules qui veut le calmer et le faire taire.

À ma franchise il faut qu’il s’habitue ;
Je n’ai pas peur, je suis indépendant...
Car, grâce au ciel, je n’ai que du talent
Et crains peu qu’on me destitue !

Mais je sors, car la colère pourrait m’emporter trop loin... seulement, un dernier avis... vous avez tort de négliger les amis que vous aviez avant votre ministère... vous verrez ceux qui vous resteront après.

Il sort précipitamment.

DELORMONT.

Jules, je t’ai fait l’aveu de mes torts... je ne désespère point de les réparer... ce n’est pas à mes paroles, c’est désormais à mes actions à me justifier.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

JULES, seul

 

Ainsi, tout est fini... plus d’espoir, plus d’avenir, plus d’hymen... perdre à la fois toutes mes illusions... la maîtresse que j’aimais, et l’ami sur lequel j’avais compté... à cette idée, mon courage m’abandonne, et je me trouve sans force contre le coup qui m’accable.

Il tombe dans un fauteuil auprès de la table.

 

 

Scène XVI

 

JULES, MADAME DE SAINVILLE

 

MADAME DE SAINVILLE.

Je ne me sens pas d’aise !... J’ai écrit à monsieur Duranti et au docteur de venir tout de suite... tout de suite ; à l’un, pour remercier le ministre, et à l’autre pour diner avec nous... maintenant que j’ai réussi, je ne lui en veux plus... le cœur est si joyeux après une victoire !

JULES, à part.

Il ne me reste plus qu’un parti à prendre, je m’embarquerai... j’irai chercher sur les mers de nouveaux périls... j’y trouverai peut-être la tin de mes infortunes.

MADAME DE SAINVILLE, voyant Jules.

Ail ! pardon, monsieur...

Jules fait un mouvement et se lève.

je suis peut-être indiscrète... mais vous paraissez affligé.

JULES, avec un soupir.

En effet, je n’ai que trop sujet de l’être... quand on perd en un instant toutes ses espérances.

MADAME DE SAINVILLE.

Que je vous plains ! mais dites-moi, le mal est-il sans remède ?

JULES.

Hélas ! oui.

MADAME DE SAINVILLE.

Peut-être... quelquefois on se hâte trop de perdre courage.

JULES.

Je vous remercie de l’intérêt que mou sort vous inspire... mais il ne dépend pas de vous de le changer...

MADAME DE SAINVILLE.

Vous n’en savez rien... voyons, contez-moi votre peine... cela soulage toujours... dites-moi qui cause vos chagrins.

JULES.

Un homme puissant que j’avais cru généreux et sensible... monsieur Delormont.

MADAME DE SAINVILLE, avec beaucoup d’étonnement.

Il se pourrait ! lui...

JULES.

Oui, madame... il me traite sans pitié... il me retire une place qui assurait mon bonheur, mon mariage.

MADAME DE SAINVILLE.

Pauvre jeune homme !...

JULES.

Il me force à le haïr !

MADAME DE SAINVILLE.

Non... attendez... cela ne se peut... je lui parlerai...

À part.

Je ne veux pas que personne soit malheureux par celui que j’aime...

Haut.

Il faut faire une nouvelle tentative.

JULES.

Qui, moi !... que je m’expose encore à ses refus et à ses dédains... jamais.

MADAME DE SAINVILLE.

Vous avez raison, ne vous en mêlez pas, mais laissez-moi m’en charger.

JULES.

Quel est votre projet ?

MADAME DE SAINVILLE.

Vous le saurez... j’ai peut-être plus de crédit que vous ne pensez... tout ce que je vous demande, c’est de me laisser faire.

JULES.

Quoi ! madame...

MADAME DE SAINVILLE.

Cela ne vous regarde en rien, c’est moi qui m’expose au refus.

JULES, à part.

Voilà, par exemple, une singulière protectrice.

MADAME DE SAINVILLE.

Taisez-vous, le voici... comme il a l’air rêveur !...

 

 

Scène XVII

 

JULES, MADAME DE SAINVILLE, DELORMONT

 

DELORMONT, à part, s’avançant lentement.

Air : Un jeune Grec, assis sur des tombeaux.

À ma conduite, oui, plus je réfléchis,
Et plus je suis honteux de ma faiblesse ;
Mais c’en est fait : le dessein en est pris,
Dussé-je perdre à jamais ma maîtresse,
Je reviendrai sur cet engagement.
Et quoique mon cœur en gémisse,
J’ai des devoirs autres que ceux d’amant,
Et l’honneur veut qu’on manque à son serment
Quand on promet une injustice.

MADAME DE SAINVILLE, allant au-devant de Delormont, et le ramenant sur le devant de la scène.

Mon ami, vous allez me trouver bien exigeante... j’ai encore quelque chose à vous demander.

DELORMONT.

Madame...

MADAME DE SAINVILI.E.

Ce sera la dernière fois d’aujourd’hui... voici un jeune homme...

DELORMONT, à part, détournant la tête avec embarras.

Ô ciel ! Jules !...

MADAME DE SAINVILLE.

Ne détournez pas les yeux... écoutez-moi, et regardez-le... car il est bien à plaindre... il est digne de votre intérêt.

DELORMONT.

Je le sais mieux que personne.

MADAME DE SAINVILLE.

En ce cas, faites ce qu’il désire...

DELORMONT, étonné.

Que dites-vous ?

MADAME DE SAINVILI.E.

C’est si facile, on n’a qu’une signature à donner... à votre place, moi je signerais toute la journée... allons, je vous en prie !

DELORMONT.

Vous le connaissez donc ?

MADAME DE SAINVILLE.

Non... mais je le protège... je m’y intéresse... je veux absolument qu’il soit placé... et quelle que soit sa demande, je vous prie de la lui accorder.

DELORMONT.

Quelle idée !... quoi ! c’est vous qui le voulez ?...

MADAME DE SAINVILLE.

Mieux que cela... je l’exige.

DELORMONT, à part.

Moi qui allais le lui demander...

Haut.

C’est bien... je vous remercie, mon amie, la place est à vous, donnez-la à qui vous voudrez.

MADAME DE SAINVILLE.

Ah ! que je vous embrasse !...

Courant vers Jules.

Tenez, tenez... c’est de moi que vous l’obtiendrez... j’espère que vous êtes content !

JULES, après avoir fait un geste de remerciement à madame de Sainville, à part.

Comment ! il accorde à un seul mol d’une femme, ce qu’il refusait à un ancien ami !

MADAME DE SAINVILLE.

Mais, voici mon autre protégé.

 

 

Scène XVIII

 

JULES, MADAME DE SAINVILLE, DELORMONT, DURANTI, en habit à la française et l’épée au côté

 

Duranti entre en faisant des saluts multipliés.

MADAME DE SAINVILLE, à Duranti.

Approchez...

Elle le prend par la main et l’amène à Delormont.

C’est monsieur Duranti que je vous présente.

DURANTI.

Oui, monseigneur... c’est moi, j’arrive près de vous conduit par la beauté, le respect et la reconnaissance.

Il fait un salut à chaque mot.

DELORMONT, très froidement.

Que puis-je pour votre service ?

DURANTI.

C’est déjà fait, monseigneur... il ne me reste qu’à vous remercier de la place que vous avez accordée pour moi à madame.

DELORMONT.

Moi !... je ne lui ai rien accordé pour vous.

DURANTI et MADAME DE SAINVILLE.

Que dit-il ?

JULES, à part.

Il la refuse donc quelquefois ?

DURANTI.

Comment, monseigneur... cette préfecture ?...

DELORMONT.

Elle est donnée... mais ce n’est pas à moi qu’il faut vous en prendre... c’est à votre protectrice qui eu était maîtresse et qui en a disposé pour un autre.

MADAME DE SAINVILLE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

DELORMONT.

Je vais vous l’expliquer. – Il y avait pour celle place deux prétendants... chacun était recommandé et protégé par une femme charmante.

DURANTI.

Là... c’est un abus que la protection des femmes... parce qu’il s’en trouve toujours une plus jolie... et les hommes sont si inconstants !

MADAME DE SAINVILLE, avec étonnement.

Ah ! nous étions deux !... voilà ce que je ne savais pas.

DELORMONT.

Oui, madame... deux femmes également adorables... mais l’une avait pour elle la justice, et l’autre le caprice... Qui devait l’emporter ?

MADAME DE SAINVILLE, avec dépit.

J’entends... c’est moi qui suis le caprice.

DELORMONT.

Au contraire... la demande que vous avez appuyée était celle d’un homme plein de talent et de mérite... d’un ami que je vous ai sacrifié.

MADAME DE SAINVILLE.

Quoi ! ce serait monsieur ?

DELORMONT.

Oui, madame, mon protégé que vous me recommandez à moi-même... et je me suis empressé de faire droit à une demande aussi juste... trop heureux, en vous obéissant, de réparer des loris que mon cœur se reprochait.

Il passe auprès de Jules.

JULES.

Ah ! mon ami, n’en parlons plus.

DELORMONT, l’embrassant.

Si... parlons-en pour ne plus y retomber.

 

 

Scène XIX

 

JULES, MADAME DE SAINVILLE, DELORMONT, DURANTI, ADÈLE et MORIZOT, entrant ensemble

 

MORIZOT.

Brouillés, vous dis-je... brouillés à jamais.

ADÈLE, montrant Delormont et Jules qui s’embrassent.

Ah ! mon Dieu ! les voilà dans les bras l’un de l’autre.

MORIZOT.

Qu’est-ce que je vois ?

MADAME DE SAINVILLE.

Mon ouvrage, docteur ; car cette préfecture que nous demandions tous les deux est accordée à un troisième protégé...

À part.

Au moins, ce n’est pas le sien et cela me console.

MORIZOT.

Il serait vrai...

À Delormont.

Ah ! monseigneur !...

À madame de Sainville.

ah ! madame ! que j’étais injuste ! et comment vous remercier de ce que vous avez fait pour mon neveu !

MADAME DE SAINVILLE.

Son neveu... c’est original...

En riant.

Eh bien ! dites encore que je ne fais pas de bons choix.

DELORMONT.

Oui... par hasard.

DURANTI.

Ce que c’est que de protéger les gens qu’on ne connaît pas !

MADAME DE SAINVILLE.

C’est un tort...

Se tournant vers Delormont.

et cela ne m’arrivera plus, je vous le jure... mais ce pauvre Duranti, que sera-t-il donc ?

DURANTI.

Oui, qu’est-ce que je serai ?

DELORMONT.

Cousin du ministre !... c’est une assez belle place ; et vous me serez d’une grande utilité contre les solliciteurs... qui d’entre eux aurait droit de se plaindre ?... quand je leur dirai : « Voilà le cousin de ma femme, voilà mon cousin pour qui je ne fais rien. »

DURANTI.

Le bel avantage !

MADAME DE SAINVILLE.

Ma foi, mon cher Duranti, je crois que je vous ai porté malheur, et je renonce désormais à protéger personne.

DELORMONT.

Je vous en remercie.

MORIZOT.

Et moi, je vous en félicite... on ne fait que des ingrats... vous l’avez bien vu par moi-même... Désormais, madame, épouse d’un ministre, moitié d’une Excellence, songez seulement à l’aimer, à embellir sa vie, à le distraire dans ses ennuis, à le consoler dans ses chagrins... et vous aurez encore assez d’occupations...

Ensemble.

Air de Fra-Diavolo.

MORIZOT, DURANTI, ADÈLE.

Victoire ! (Bis.)
Au pouvoir il est admis ;
Victoire, il est donc admis !
Il mettra sa gloire
À placer tous ses amis.

MADAME DE SAINVILLE, JULES.

Victoire ! (Bis.)
Au pouvoir il est donc admis,
Victoire, il est donc admis !
Il mettra sa gloire
À bien servir son pays.

DELORMONT.

Victoire ! (Bis.)
Au pouvoir... je suis admis,
Victoire... je suis donc admis !
Je mettrai ma gloire
À bien servir mon pays !

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