La Princesse de Sidon (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Tragi-comédie en trois actes et en vers, avec un prologue.

 

Personnages du Prologue

 

Première Entrée

MÉLISENDE, Princesse de Sidon

SUITE DE LA PRINCESSE, en Chasseresses

LA PREMIÈRE CHASSERESSE

LA SECONDE CHASSERESSE

Seconde Entrée

LE DIEU DU SOMMEIL

SUITE DU DIEU DU SOMMEIL

Troisième Entrée

LE DIEU DES SONGES

SUITE DE SONGES FUNESTES

Quatrième Entrée

PRINCIPAL SONGE, sous la figure du Prince de Sidon, habillé en Guerrier

SUITE DE SONGES, en Guerriers

Cinquième Entrée

LA JALOUSIE

DEUX FURIES, avec leur Suite

Sixième Entrée

LA HAINE et LA VENGEANCE, le poignard et le flambeau à la main

 

Le Théâtre représente un grand bois. On voit, au fond, la grotte de Mélusine.

 

Personnages de la Tragi-comédie

 

MÉLISENDE, Princesse de Sidon

TANCRÈDE, Prince de Sidon

SIDONIE, fille du Prince et de la Princesse de Sidon

LUSIGNAN, Roi de Chypre, beau-père de Tancrède

BOËMOND, ami de Tancrède

LE COMTE DE JOPPÉ

LE COMTE D’ÉDESSE

GUERRIERS de la suite de Tancrède

 

La Scène est dans une grande Forêt, voisine de la Ville de Sidon.

 

 

PROLOGUE

 

 

Première entrée

 

CHASSERESSES DE LA SUITE DE LA PRINCESSE DE SIDON

 

Ouverture en cors de chasse.

LA PREMIÈRE CHASSERESSE.

Air.

Rassemblez-vous, troupe fidèle ;

La voix des Plaisirs vous appelle.

À la Symphonie.

Sonnez, redoublez vos accents,

Éveillez l’écho des montagnes.

Sonnez, remplissez nos campagnes,

De vos sons ravissants.

PREMIÈRE et DEUXIÈME CHASSERESSES, ensemble.

Rassemblez-vous, troupe fidèle,

La voix des Plaisirs vous appelle.

Danses de Chasseresses ; ensuite une Chasseresse dansant seule.

DEUXIÈME CHASSERESSE, chantant.

Air.

Ce beau jour rit à nos désirs.

L’Astre brillant du Monde

Ne sort du sein de l’onde

Que pour éclairer nos plaisirs

La fraîcheur la plus pure

Embellit toute la Nature.

L’Aquilon est aux fers.

Les zéphyrs parfument nos plaines,

Et leurs douces haleines

S’exhalent dans les airs.

On danse,

PREMIÈRE CHASSERESSE.

Deuxième air.

Que la chasse a de charmes !

L’amour heureux a moins d’appas.

Le bonheur suit nos pas.

Que la chasse a de charmes !

Ses plaisirs sont les seuls qu’on ne rachète pas,

Par des soupirs et par des larmes.

Que la chasse a de charmes !

L’amour heureux a moins d’appas.

Il se fait un silence.

LA PRINCESSE DE SIDON.

Suivez vos jeux ; allez, sans moi, troupe chérie ;

Partez, c’est à regret que mon cœur s’en défend

En attendant ici mon époux triomphant,

Je vais entretenir ma tendre rêverie.

Laissez-moi m’y livrer au gré de mes désirs.

Je ne sais m’occuper que de l’objet que j’aime.

Vous avez entendu ma volonté suprême :

Rien ne vous retient plus ; commencez vos plaisirs.

Elle va se reposer dans la grotte de Mélusine.

Air, pour servir de sujet au chœur.

Montons au sommet des montagnes,

Pénétrons jusqu’au fond des bois ;

Répandons-nous dans les campagnes,

Volons à de nouveaux exploits.

CHŒUR DE TOUTES LES CHASSERESSES.

Volons à de nouveaux exploits.

Elles partent.

 

 

Deuxième entrée

 

LE DIEU DU SOMMEIL

 

Symphonie qui annonce le Dieu du Sommeil.

Emparons-nous de ces lieux solitaires.

Dormez, ennemis du repos.

Que rien ne trouble les mystères

Du tranquille Dieu des pavots.

Cédez, beaux yeux ; cédez, il y va de ma gloire :

On ne résiste point à mes charmes vainqueurs.

C’est en vain que l’Amour s’oppose à ma victoire ;

Je l’endors, je l’endors lui-même au fond des cœurs.

Danses de la suite du Dieu du Sommeil, qui s’entrelacent avec des guirlandes de fleurs.

C’en est fait ; accourez, que rien ne vous arrête :

Volez, Songes ; venez partager ma conquête.

 

 

Troisième entrée

 

LE DIEU DES SONGES, SUITE DE SONGES FUNESTES, DE DÉMONS et DE SPECTRES, qui font des apparitions

 

LE DIEU DU SOMMEIL, au Dieu des Songes.

De quels affreux objets remplissez-vous ces lieux ?

Pourquoi ne vois-je ici que des Songes funestes ?

LE DIEU DES SONGES.

C’est pour la préparer aux dangers manifestes

Dont elle est menacée ; ils vont frapper ses yeux,

Invocation aux Songes funestes.

Que l’un de vous emprunte et les traits et l’image

Du plus terrible des jaloux ;

Montrez à ses regards son implacable époux.

Qu’il apparaisse en songe avec toute sa rage ;

Qu’elle aille, par degrés, aux plus grandes fureurs.

Vous, Enfers, prêtez-nous vos plus noires horreurs.

Tourbillons de Démons et de Spectres, qui ne font que passer en pirouettant.

 

 

Quatrième entrée

 

SONGES, en Guerriers, annoncés par des timbales et par des trompettes

 

SONGE PRINCIPAL, sous la figure et les habits guerriers du Prince de Sidon.

Monstres, que je nourris, malgré moi, dans mon âme,

Implacables soupçons, ne vous puis-je étouffer ?

Hydre, qui renaissez sans cesse de ma flamme,

Combattrai-je toujours, sans jamais triompher ?

Air plus doux.

Cédez-moi la victoire, 

Sortez de ma mémoire,

Et de mon faible cœur.

Non, mon vainqueur

N’a point trahi sa gloire ;

Non, il ne s’est point parjuré...

Qu’il me serait doux de le croire,

Et d’en être assuré !

Danses des Songes, en Guerriers.

PRINCIPAL SONGE.

Le calme succède à l’orage ;

Je deviens plus tranquille en cet heureux moment ;

Que sera-ce à l’aspect charmant

Du cher objet de mon hommage ?...

Air, qui doit servir de sujet au grand chœur.

Jouissons, à longs traits, des plaisirs du retour ;

Nous avons moissonné les palmes les plus belles :

Mars est content de nous, que l’Amour ait son tour.

Que nos premiers vainqueurs nous retrouvent fidèles.

Allons leur rapporter nos cœurs et nos lauriers :

La constance est aussi la vertu des Guerriers.

Danses de Guerriers.

PRINCIPAL SONGE.

Mais si son cœur avait la même impatience,

À ses empressements ne le verrais-je pas ?

On prévient ce qu’on aime, on devance ses pas...

Je sens renouveler ma juste défiance.

Ici les mitages qui couvrent l’entrée de la grotte, se dissipent ; il aperçoit la Princesse.

Mais que je suis injuste ! Elle comble mes vœux :

Courons à ses genoux.

Le Théâtre s’obscurcit, il éclaire, on entend le tonnerre, une pluie de feu tombe, la Jalousie et deux Furies sortent de dessous le Théâtre, tous les ornements de la grotte disparaissent ; des Génies, sous la forme de Démons, prennent la place des groupes d’Amours.

 

 

Cinquième entrée

 

LA JALOUSIE et DEUX FURIES

 

LA JALOUSIE.

Arrête, malheureux.

PRINCIPAL SONGE.

C’est la Jalousie.

LA JALOUSIE.

Oui, que mon flambeau propice

T’éclaire au bord du précipice.

Est-ce encore à l’Amour que tu dois des autels ?

PRINCIPAL SONGE.

Que me veux-tu ?

LA JALOUSIE.

Quelle est ton indigne faiblesse !

LA JALOUSIE et LES DEUX FURIES.

Quelle est ton indigne faiblesse ?

Est-ce encore à l’Amour que tu dois des autels !

Ne te souvient-il plus...

PRINCIPAL SONGE.

Quels souvenirs mortels.

Empoisonnent mon âme, et le trait qui me blesse ?

J’ai donc été trahi ? Mes malheurs sont-ils vrais ?

La foi qu’elle me doit, est elle profanée ?...

Ah ! tout me garantit les rapports qu’on m’a faits.

La preuve qu’on m’en a donnée...

Je cherchais à douter... Vous ne répondez rien ;

Mon malheur est trop sûr. Dieux ! quel sort est le mien !

C’en est fait, je crois tout... Quelle fureur m’enflamme !

C’est un torrent de feu qui dévore mon âme.

Air d’un grand mouvement.

Accourez à mes cris, secondez mon dessein,

Esprits de haine et de vengeance.

Venez, plongez vous dans mon sein.

C’est du sang qu’il me faut ; frappons d’intelligence.

C’est du sang qu’il me faut, secondez mon dessein.

 

 

Sixième entrée

 

LA HAINE et LA VENGEANCE, SUITE DE FURIES, en tourbillons, avec le poignard et le flambeau à la main, qu’ils font briller aux yeux du Prince

 

LA HAINE et LA VENGEANCE, ensemble.

Tu vois la Vengeance et la Haine.

Reçois ce fer, arme ta main :

Frappe, détruis, brise ta chaîne ;

Le désespoir ne peut être trop inhumain.

PRINCIPAL SONGE, en prenant le poignard qu’on lui présente.

Vous allez me connaître à mes fureurs extrêmes :

Je veux que les Enfers en frémissent eux-mêmes,

En allant vers la Princesse.

On ne jouira plus des affronts qu’on m’a faits.

Il va pour poignarder la Princesse.

Malheureuse, reçois le prix de tes forfaits.

LA PRINCESSE, se réveillant en sursaut.

Arrête, cher époux.

Tout disparaît ; les Spectres, les Furies s’abiment sous le Théâtre, ou s’envolent, ou se retirent par tourbillons ; le Théâtre s’éclaire, la grotte reprend sa première forme.

LA PRINCESSE DE SIDON.

Que du moins ta victime,

Avant que de périr, sache quel est son crime...

Où suis-je ? Qu’ai-je vu ?... Rien ne s’offre à mes yeux.

Le calme le plus grand règne en ces sombres lieux,

Et j’y suis seule en proie aux plus vives alarmes.

Quel réveil ! ou plutôt, quel funeste repos !

Je n’en goûte plus d’autre ; et le Dieu des pavots,

Tous les jours, pour moi seule, empoisonne ses charmes.

Éveillez-vous... Ô ciel : des songes si cruels

Devraient bien n’être faits que pour des criminels.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN, SUITE DE GUERRIERS

 

TANCRÈDE.

C’en est assez ; laissons reposer la Victoire.

Séparons-nous ici, compagnons de ma gloire ;

Ne suivez plus mes pas. Allez, braves Guerriers :

Puissiez-vous retrouver, au sein de vos foyers,

Dans les bras les plus chers, les jours les plus propices !

À part.

Que n’y reviens-je aussi sous les mêmes auspices !

Allez, vous dis-je ; allez, hâtez d’heureux instants :

Nous nous rassemblerons, quand il en sera temps.

 

 

Scène II

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN, LE SEIGNEUR D’ASCALON et LE COMTE DE JOPPÉ

 

TANCRÈDE.

Enfin, nous triomphons de ce Chef téméraire ;

Aladin et les siens ont reçu leur salaire.

Mais, quand nous les avons si justement punis,

Nous n’en devons pas moins être toujours unis.

Ne nous endormons point sur leur foi passagère ;

Tout traité n’est, pour eux, qu’une chaîne légère,

Qu’ils brisent aussitôt qu’ils en ont le pouvoir.

Le parjure, chez eux, est le premier devoir

Qu’on prescrit, contre nous, à ce Peuple infidèle :

C’est leur religion et leur loi naturelle.

Ainsi tout doit toujours resserrer nos liens.

Après des intérêts si sacrés, j’ai les miens :

Souffrez, en leur faveur, que je vous importune ;

J’en ai de séparés de la cause commune.

LUSIGNAN.

Vous, Tancrède !

TANCRÈDE.

Je dois ne plus vous les cacher.

Seigneur, si vous m’aimez, ils pourront vous toucher.

LUSIGNAN.

Vous y pouvez compter. Faites-nous-les connaître.

TANCRÈDE.

Vous me croyez heureux, et je le devrais être.

Je vous parois jouir du sort le plus riant ;

Je me suis fait un nom fameux dans l’Orient,

Mille et mille lauriers y couronnent ma tête,

Je règne à Sidon, Tyr est enfin ma conquête,

Et le trône des Grecs est un bien que j’attends.

Mais cet amas pompeux de titres éclatants,

La gloire, les succès, la plus haute espérance,

Ne sont, du vrai bonheur, que l’ombre et l’apparence.

J’éblouis les humains, et le moindre d’entr’eux

Jouit, sans le savoir, d’un sort bien plus heureux.

Mais je devrais plutôt renfermer ce mystère.

LUSIGNAN.

Est-ce avec vos amis que vous devez vous taire ?

Seigneur, confiez-nous votre état douloureux :

L’épanchement du cœur soulage un malheureux.

TANCRÈDE.

Cet aveu ne fera qu’augmenter mon supplice ;

Mais je veux bien vous faire un si grand sacrifice

Je frémis d’y penser. Que vous dirai-je enfin ?

Un serpent domestique, élevé dans mon sein,

Un monstre consommé dans l’art le plus perfide,

Guidé par les transports de son cœur parricide,

N’aspire qu’à l’horreur d’être mon assassin.

LUSIGNAN.

Que nous annoncez-vous ?

TANCRÈDE.

Oui, tel est son dessein.

Déjà plus d’une fois, pour assouvir sa rage,

Ses sacrilèges mains ont tout mis en usage :

L’assassinat, le fer, la flamme et le poison.

Que n’a point, contre moi, tenté la trahison ?

Je dois à l’amitié le jour que je respire.

Si je conserve encore et la vie et l’Empire,

Je les tiens d’un secours secret, inattendu ;

Mais le glaive fatal est toujours suspendu,

Et n’en est pas moins prêt à tomber sur ma tête.

LUSIGNAN.

Attendrez-vous sa chute ?

TANCRÈDE.

Hélas !...

LUSIGNAN.

Qui vous arrête ?

Voulez-vous succomber sous leurs coups inhumains ?

Ignorez-vous quels sont les droits des Souverains ;

Que le Ciel ne nous a confié son tonnerre,

Que pour exterminer les monstres de la Terre ?

TANCRÈDE.

Il est vrai, je le sais, la foudre est dans mes mains.

LUSIGNAN.

Le coupable est encore au nombre des humains !

D’où vient tant de lenteur ou tant de négligence ?

La générosité vous porte à l’indulgence ;

Gardez-vous d’y céder : Seigneur, l’impunité

Est le plus grand forfait contre l’humanité,

Toujours avec le crime elle est d’intelligence.

L’intérêt général vous demande vengeance.

Ce n’est pas pour vous seul : livrez les criminels ;

Qui punit les méchants, venge tous les mortels.

TANCRÈDE.

Vous n’auriez jamais eu ce reproche à me faire,

Si la prudence ici ne m’était nécessaire...

Mais vous qui m’excitez, qui pressez mon courroux,

Eh ! bien, jurez-moi donc de seconder mes coups ;

Faites, entre mes mains, ce serment unanime.

Je ne puis me venger, sans m’ouvrir un abîme.

Je ne me livre pas aisément à l’effroi ;

Je crains peu les périls qui ne sont que pour moi,

Et l’on m’a vu cent fois affronter le carnage :

Mais je vais exposer au plus terrible orage

Un Peuple et des Sujets dont je suis adoré.

Vous savez de quel titre ils m’ont tous honoré.

Ils sont heureux ; je vais détruire mon ouvrage.

Ce sont-là des malheurs plus grands que mon courage.

Je puis compter sur eux, je les verrai voler ;

Ils brigueront l’honneur de se faire immoler,

Plutôt que de trahir ma vengeance et ma gloire.

Que me reviendra-t-il, si j’obtiens la victoire ?

Des fastes de ma vie il faudra l’effacer.

Les succès les plus grands peuvent-ils remplacer

Les désolations, les ruines, les pertes,

Que, pour l’amour de moi, mon Peuple aura souffertes ?

Les querelles des Rois valent-elles jamais

Tout le sang qu’elles font verser à leurs Sujets ?

LUSIGNAN.

Et de qui craignez-vous la fureur vengeresse ?

TANCRÈDE.

Il est des criminels pour qui l’on s’intéresse,

Qu’une aveugle pitié justifie aisément :

Chacun n’en porte pas le même jugement.

Tous n’ont pas pour le crime un courroux implacable ;

Il pourrait se trouver des vengeurs du coupable.

Contre lui, quel qu’il soit, unissez-vous à moi.

Pour vous, pour vos amis, donnez-moi votre foi.

Sous le sceau de l’honneur le plus inaltérable,

Contractons, entre nous, le nœud le plus durable.

Pour ma défense, enfin, réunissons-nous tous.

LUSIGNAN.

Oui, nous vous promettons de nous unir à vous,

De faire à ce sujet nos intérêts des vôtres ;

Je le jure, en vos mains, pour nous et pour les nôtres :

Tous les cœurs vertueux seront vos défenseurs ;

Je me rends leur garant : malheur aux agresseurs

Princes, vous souscrivez à ce serment auguste,

Et vous embrassez tous une cause si juste.

Que celui qui rompra cet accord solennel

Soit couvert des horreurs d’un opprobre éternel ;

Qu’abandonné, proscrit, il paye, avec usure,

L’affreuse indignité d’un si lâche parjure.

Nous nous y soumettons tous unanimement.

TANCRÈDE.

Jamais la probité n’a trahi son serment,

Et je prends sur la vôtre une entière assurance.

C’en est assez ; comptez sur ma reconnaissance.

Allez, et puissiez-vous n’avoir, dans vos États,

Jamais à vous venger de pareils attentats.

 

 

Scène III

 

TANCRÈDE, seul

 

Le perfide mourra : sa perte était jurée ;

Mais elle vient encor d’être mieux assurée.

Ma vengeance aura lieu ; je suivrai mes projets :

Il n’en coûtera point le sang de mes Sujets :

Ils sont en sûreté ; j’ai conjuré l’orage,

Et je puis tout entier me livrer à ma rage :

Elle n’accablera que ma victime et moi...

On me plaindra du moins en frémissant d’effroi...

Que dis-je ! La pitié sera pour la victime,

Et je n’inspirerai qu’une horreur unanime.

De ce sexe trop cher quel est donc le pouvoir ?

Il osera sans crainte oublier son devoir,

S’abandonner, livrer sa fragile innocence

Aux transports effrénés d’une extrême licence ;

Il nous faut, en secret, dévorer nos douleurs !

Il aura mérité le plus grand des malheurs ;

Et quand on veut punir la plus mortelle offense,

Tous les cœurs aussitôt en prennent la défense !

L’équité, la raison, tout est sacrifié ;

Dès qu’il répand des pleurs, il est justifié

Des forfaits dont on a les preuves manifestes.

S’est-on vengé, les cris, les noms les plus funestes,

Les imprécations, sont le prix accablant

De qui n’a pu souffrir l’affront le plus sanglant...

Eh ! bien, je subirai cette affreuse aventure :

Soyons, puisqu’il le faut, l’horreur de la nature ;

La vengeance tient lieu de tout... Mais quel sujet

Ramène Lusignan ? Saurait-il mon projet ?

 

 

Scène IV

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN

 

LUSIGNAN.

Avant que je retourne au sein de ma famille,

On m’a flatté de voir et d’embrasser ma fille :

On dit que, par votre ordre, elle arrive en ces lieux,

Et que l’amour bientôt va l’offrir à vos yeux.

TANCRÈDE, à part.

L’amour !...

LUSIGNAN.

Que dites-vous ?

TANCRÈDE, à part.

Faisons-nous violence...

LUSIGNAN.

À ce nom si chéri, vous gardez le silence !

D’où vient tant de froideur en un si doux instant ?

TANCRÈDE.

Seigneur, elle est mandée ; il est vrai qu’on l’attend.

LUSIGNAN.

On l’attend, dites-vous ?... Volons au-devant d’elle ;

Prévenons, vous et moi, cette épouse fidèle.

TANCRÈDE, à part.

Ce temps n’est plus. Que dis-je ? il n’a jamais été.

LUSIGNAN.

Quoi donc ! par quel obstacle êtes-vous arrêté ?

Si vous lui refusez cette grâce légère,

Vous me ferez penser qu’elle vous est moins chère.

TANCRÈDE.

Daignez me dispenser de prévenir ses pas ;

Quelques raisons, Seigneur, ne le permettent pas.

LUSIGNAN.

Quelques raisons ?

TANCRÈDE.

Souffrez qu’elles restent secrètes.

LUSIGNAN.

Tancrède, ce mystère, et l’état où vous êtes,

Confirment les soupçons qu’on cherche à me donner.

TANCRÈDE.

Contre qui ?

LUSIGNAN.

Contre vous ; m’y dois-je abandonner ?

J’ai reçu des avis...

TANCRÈDE, à part.

Ciel ! qu’a-t-on pu lui dire ?

LUSIGNAN.

Tenez, voyez, lisez ce qu’on vient de m’écrire.

TANCRÈDE, à part, après avoir lu.

Du moins je ne suis pas entièrement trahi ;

Le reste du secret n’est pas connu de lui.

LUSIGNAN.

Suis-je bien informé ? L’avis est-il fidèle ?

TANCRÈDE.

Quelque indiscret, peut-être, animé d’un faux zèle...

LUSIGNAN.

Ne dissimulons plus ce qui n’est plus caché.

Barbare, quel serment m’avez-vous arraché ?

Qu’ai-je promis ? Ah ! ciel ! qu’ai-je pu me prescrire ?

C’est mon sang le plus pur que je viens de proscrire,

Et c’est mon propre flanc que j’offre à déchirer !

Dans quel piège funeste a-t-il pu m’attirer !

Père trop malheureux !... Ah ! rendez-moi ma fille ;

Elle n’a point souillé l’honneur de sa famille.

Ce sont de vains soupçons ; vous n’en êtes pas sûr.

Le sang de Mélusine a toujours été pur.

Mélisende infidèle !... Elle serait la seule...

D’ailleurs, s’il était vrai, notre immortelle aïeule,

Aurait, chez tous les siens, comme elle a toujours fait,

Dans l’ombre de la nuit, déploré ce forfait.

Je n’ai point entendu, dans l’ombre des ténèbres,

Ces plaintes, ces soupirs, ces murmures funèbres,

Et ces gémissements, avant-coureurs certains

Des malheurs qui sont prêts d’assaillir nos destins.

Elle veille sur nous, et son ombre sensible,

En cette occasion, n’eût pas été paisible.

Vous êtes né jaloux, vous le serez toujours.

Ce poison, si fatal au repos de vos jours,

Tire de votre cœur sa source intarissable.

Des malheurs que je crains, je vous rends responsable.

Gardez-vous d’attenter à des jours précieux,

D’où dépendent les miens. J’en atteste les cieux ;

Vos États, vos Cités, vos Peuples, et vous-même,

Tout se ressentirait de ma fureur extrême.

Vous savez mon pouvoir, mon crédit, mes amis.

TANCRÈDE.

Le parjure, Seigneur, vous sera donc permis,

Et la foi des serments n’a rien qui vous engage ?

LUSIGNAN, à part.

Malheureux !...

Haut.

Osez-vous m’adresser ce langage,

Et que réclamez-vous ?

TANCRÈDE.

Un serment solennel.

LUSIGNAN.

Vous ne m’avez lié que d’un nœud criminel.

Tout ferment indiscret devient illégitime.

Sitôt qu’il ne saurait s’effectuer sans crime,

Il est nul, et le Ciel n’a pas pu l’accepter.

En un mot, gardez-vous de rien exécuter.

TANCRÈDE.

Je me lasse à la fin de voir parler en maître,

En des lieux où jamais je n’en dois reconnaître.

Dans l’Isle où vous régnez allez donner la loi ;

On n’en reçoit ici que du Ciel, et de moi.

Quel que soit votre rang, et le nœud qui nous lie,

Je ne reconnais plus un Prince qui s’oublie.

Un langage superbe est un mauvais moyen.

Roi de Chypre, écoutez votre arrêt et le mien.

Rien ne m’empêchera de punir qui m’offense,

Et je brave tous ceux qui prendront sa défense.

Armez-vous, nous verrons qui de nous, en effet,

Sait le mieux protéger ou venger un forfait.

Il va pour sortir.

LUSIGNAN.

Ah ! Tancrède, arrêtez ; revenons l’un à l’autre ;

Ne nous imputons rien : mon état et le vôtre

Excusent les transports qui nous sont échappés.

Nous sommes, tous les deux, mortellement frappés,

Et le premier essor du désespoir d’un père

Ne doit pas offenser. Plus ma fille m’est chère,

Plus vous avez sur moi l’empire le plus doux,

Les sentiments du sang rejaillissent sur vous ;

Et quand il serait vrai, (ce que j’ai peine à croire,)

Que cette infortunée aurait trahi sa gloire,

Je pourrais la haïr, et vous aimer toujours.

Je dis plus ; je consens d’abandonner ses jours :

De cette fermeté mon cœur serait capable.

Mais êtes-vous bien sûr qu’elle soit si coupable ?

Ah ! sans doute, il n’est point d’aveu plus douloureux.

Mais qui vous le demande ? Un père malheureux,

Qui prend autant de part, que vous, à cette injure ;

Qui voudrait de son sang racheter ce parjure.

S’il faut que Mélisende ait violé sa foi,

C’est ma fille ; l’affront remonte jusqu’à moi.

TANCRÈDE.

Gémissez donc sur vous, sur elle, et sur moi-même.

On ne condamne point une femme qu’on aime,

Sur des présomptions : il faut des faits constants ;

Même, après l’évidence, on doute encor longtemps.

LUSIGNAN.

L’apparence a souvent abusé les plus sages.

D’ailleurs, quel est l’hymen qui n’ait pas ses orages ?

On s’y fait des malheurs sans causes, sans objets ;

Les plus sensibles cœurs y sont les plus sujets.

TANCRÈDE.

C’est un autre que moi que votre fille adore,

Qu’elle veut enflammer du feu qui ta dévore,

Et faire, malgré lui, souverain de Sidon.

LUSIGNAN.

Ah ! que m’apprenez-vous ? Quel affreux abandon !

TANCRÈDE.

Un criminel amour ne produit que des crimes.

Pour remplir, à son gré, ses vœux illégitimes,

Que n’a-t-elle pas fait ? Apprenez ses forfaits.

Vous savez que la flamme, au fond de mon palais,

Pensa me dévorer... Eh ! bien, cet incendie

Fut l’œuvre de ses mains et de sa perfidie ;

Sans un ami qui sut m’arracher de la mort,

La cruelle eût ainsi disposé de mon sort.

Le remords aurait dû pénétrer dans son âme :

Il n’est pas fait pour elle. Au défaut de la flamme,

Depuis elle employa le fer. Plus d’une fois,

Emporté par la chasse, et seul au fond des bois,

Je me suis vu surpris, enveloppé dans l’ombre,

Tout près de succomber, et de céder au nombre,

Si l’on n’était venu me secourir à temps :

C’étaient des assassins, et non pas des brigands.

LUSIGNAN.

C’en est trop.

TANCRÈDE.

Attendez ; l’horreur n’est pas complète.

Tant d’attentats divers ne l’ont pas satisfaite.

Furieuse de voir ses complots superflus,

De la soif de mon sang brûlant de plus en plus,

La dernière noirceur lui parut légitime.

Il est un art affreux, cultivé par le crime,

Et qui n’est employé que par la trahison ;

Elle en fit son recours : le plus mortel poison,

Au gré de ses désirs, l’aurait enfin servie :

Par un avis secret, on préserva ma vie ;

Mais ce fut aux dépens de mon triste repos.

Vous connaissez celui, d’entre tous nos Héros,

Avec qui la vertu, la valeur éclatante,

M’avaient fait contracter cette amitié constante,

Qui, depuis si long-temps, comblait tous mes désirs :

L’amitié m’a vendu chèrement ses plaisirs.

LUSIGNAN.

Qui ? Boëmond !

TANCRÈDE.

Oui, lui-même est ce rare modèle.

Ce fut en ce temps-là que cet ami fidèle.

Disparut tout-à-coup de ma funeste Cour.

Ce départ imprévu, sans espoir de retour,

M’accabla. Je cherchais le sujet de sa perte,

Lorsque j’en fis enfin l’affreuse découverte.

Un des siens, pénétré des plus vives douleurs,

M’en apprit à la fois la cause, et mes malheurs.

Boëmond, lui-même...

LUSIGNAN.

Eh ! bien, expliquez ce mystère.

TANCRÈDE.

Il est de tous mes maux la source involontaire.

LUSIGNAN.

Comment, sans le vouloir, a-t-il pu vous trahir ?

TANCRÈDE.

Je ne puis que le plaindre, et non pas le haïr.

Il rachète assez cher l’avantage funeste

D’avoir pu faire naître un amour qu’il déteste,

Et qu’il a vivement, mais en vain, combattu.

LUSIGNAN.

Êtes-vous assuré de toute sa vertu ?

TANCRÈDE.

Vous-même, jugez-en : il en est la victime.

Voyant que sa présence entretenait le crime,

Et lui servait toujours d’espoir et d’aliment ;

Craignant que des complots, suivis si constamment,

Ne remplissent enfin la parricide envie

De qui voulait m’ôter et le trône et la vie,

Pour le mettre à ma place en ces funestes lieux,

Il a cru qu’en fuyant il me défendrait mieux ;

Il a sacrifié sa fortune à la mienne ;

Pour me sauver la vie, il a proscrit la sienne :

En un mot, c’en est fait pour jamais, je le perds ;

Il s’est allé cacher dans le fond des déserts ;

Il me laisse.

LUSIGNAN, à part.

Je crains ici quelque artifice.

TANCRÈDE.

Malheureux que je suis ! un si grand sacrifice

Met le comble aux tourments qu’il eût pu soulager ;

J’ai maintenant sa perte et la mienne à venger.

LUSIGNAN, à part.

La remontrance ici serait infructueuse.

Pour ne pas irriter cette âme impétueuse,

Feignons de lui céder.

TANCRÈDE.

Quels sont vos sentiments ?

Parlez : eh ! bien, faut-il vous rendre vos serments ?

Êtes-vous juste, ou non ? Protégez-vous encore

Un sang qui dégénère, et qui vous déshonore ?

LUSIGNAN.

Hélas !...

TANCRÈDE.

Vous soupirez ?

LUSIGNAN.

Que de maux imprévus !

TANCRÈDE.

Ah ! ce n’est pas à vous qu’il en coûte le plus ;

L’horreur de mon état l’emporte sur tout autre.

LUSIGNAN.

Je ne discute point ni mon sort, ni le vôtre.

 

 

Scène V

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN, UN DES GENS DE TANCRÈDE

 

L’ENVOYÉ.

Mélisende, Seigneur, Va s’offrir à vos yeux ;

Elle vient ? à l’instant, d’arriver en ces lieux.

LUSIGNAN.

Ne la verrez-vous point ?

TANCRÈDE.

Elle n’en est plus digne.

Au Garde.

Suivez-moi.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LUSIGNAN, seul

 

La Princesse paraît dans le fond du Théâtre.

Je frémis... Sa fureur se désigne.

Ce regard est l’éclair du coup qui va partir.

C’est mon sang qu’il menace, et qu’il faut garantir.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MÉLISENDE, SIDONIE et SA SUITE

 

MÉLISENDE.

Êtes donc-là l’effet que mon retour opère ?

J’arrive, et je vois fuir mon époux et mon père ;

Leurs bras me sont fermés, ils détournent de moi

Leurs pas précipités, et leurs yeux pleins d’effroi.

L’instant si désiré, qui me rend leur présence,

M’est cent fois plus affreux que ne fut leur absence...

Que vois-je ? Je ne trouve ici, de toutes parts,

Rien de ce qui devait enchanter mes regards.

Je tremble ; je ne sais quelle horreur s’y respire...

On m’observe en silence ; on me plaint ; on soupire :

D’un père et d’un époux quel est donc le dessein ?

Et toi, qui, tant de fois, a reçu dans ton sein

L’inquiète douleur, et les pleurs de ta mère,

Doux gage de mes feux, et de ceux de ton père,

Cher enfant ; ah ! ma fille ! eh ! qu’avons-nous donc fait ?

SIDONIE.

Que me demandez-vous ?

MÉLISENDE.

Quel est notre forfait ?

SIDONIE.

Je l’ignore.

MÉLISENDE.

Apprends-moi quels crimes sont les nôtres ?

SIDONIE.

Je ne puis que mêler mes pleurs avec les vôtres,

Suivre votre destin, et mourir avec vous.

MÉLISENDE.

Toi, mourir ! Eh ! pourquoi ?... Mon père vient à nous.

 

 

Scène VIII

 

LUSIGNAN, MÉLISENDE, SIDONIE

 

LUSIGNAN, à part.

Tancrède, à ma prière, a suspendu la foudre.

Voyons, en ce moment qu’il prend pour se résoudre,

S’il faut laisser aller ou retenir son bras.

Cherchons la vérité. Je tremble à chaque pas.

Ah ! grand Dieu, si jamais tu pris soin de ma gloire,

Sauve mes derniers jours d’une tache si noire.

Fais que je laisse un sang pur, et digne de moi.

Haut, aux Gardes.

Emmenez Sidonie.

SIDONIE.

Ah ! Seigneur ! Eh ! pourquoi ?

En se jetant entre les bras de Mélisende.

Non, je ne quitte pas une mère si chère.

MÉLISENDE.

Obéissez, ma fille. Embrassez votre mère :

Puissions-nous nous revoir !

LUSIGNAN, aux Gardes.

Ôtez-la de mes yeux.

SIDONIE.

Hélas !...

On l’emmène.

LUSIGNAN, aux Gardes.

Éloignez-vous un moment de ces lieux.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

LUSIGNAN, MÉLISENDE

 

MÉLISENDE.

Mon père, quel est donc ce funeste mystère ?

Quel accueil est le vôtre ?

LUSIGNAN.

Il est involontaire.

Épargnons, entre nous, des discours superflus,

Princesse de Sidon.

MÉLISENDE.

Ne m’accordez-vous plus

Le nom de votre fille ?

LUSIGNAN.

Il faut quitter ce titre.

Je ne suis, à présent, que le juge et l’arbitre

Du prix qui vous est dû.

MÉLISENDE.

Quelles obscurités ?

LUSIGNAN.

Vous reprendrez vos droits, si vous les méritez.

Vous êtes accusée...

MÉLISENDE.

Eh ! de quoi puis-je l’être ?

LUSIGNAN.

De quoi !... Mais vous devez aisément le connaître.

MÉLISENDE.

Un coupable est son Juge ; il ne peut s’abuser,

Il sait de quel forfait on le peut accuser :

L’innocence, au contraire, ignore de quel crime

On peut former, contre elle, un soupçon légitime.

LUSIGNAN.

Souvent on croit pouvoir cacher la vérité,

Sous le masque trompeur de la sécurité.

MÉLISENDE.

Vous pouvez m’étonner ; mais non pas me confondre.

LUSIGNAN, à part.

Plût au Ciel !...

Haut.

S’il est vrai, tâchez de me répondre ;

Vous savez vos devoirs ; n’a-t-on rien à venger ?

MÉLISENDE.

Je ne puis vous comprendre.

LUSIGNAN.

Un amour étranger,

Les coupables transports d’une flamme effrénée,

N’ont-ils point, en secret, outragé l’hyménée ?

Faut-il, pour me répondre, un si long examen ?

MÉLISENDE.

Hélas !

LUSIGNAN.

Vous vous troublez... Ô malheureux hymen !

On t’a sacrifié, tu demandes vengeance.

MÉLISENDE.

Ah ! ne me soupçonnez d’aucune intelligence.

LUSIGNAN.

Comment donc ?

MÉLISENDE.

Puisqu’enfin le voile est arraché,

Il faut vous avouer ce qui n’est plus caché.

Il est vrai...

LUSIGNAN.

Que dit-elle ?... Achevez donc le reste.

MÉLISENDE.

Depuis assez longtemps, l’amour le plus funeste,

Et le plus téméraire, est un de mes fléaux.

Si j’ai dans le silence enseveli mes maux,

Et gardé, pour moi seule, un si cruel supplice,

Je ne m’attendais pas qu’on aurait l’injustice

De me faire un forfait de cette attention.

Punissez ma prudence et ma discrétion.

LUSIGNAN.

Que prétendez-vous dire ?

MÉLISENDE.

Et vous-même, mon père,

Vous m’eussiez ordonné de couvrir ce mystère,

D’un voile impénétrable aux yeux de mon époux ;

Et quoique mon silence allume son courroux,

J’ose douter encor que je lui dusse apprendre

Que, de tous ses amis, le plus cher, le plus tendre,

Respirant, mais en vain, un amour criminel,

Cherchait à le couvrir d’un opprobre éternel.

Non, je n’ai jamais dû le rendre manifeste ;

Et je croirai toujours qu’un secret si funeste

Est le seul qu’une épouse ait droit de renfermer.

LUSIGNAN, à part.

Ô Ciel ! dans mes soupçons me puis-je confirmer !

On l’accuse d’aimer ; et c’est elle au contraire...

Haut.

Ce traître, dites-vous, plein d’un feu téméraire,

N’a cessé, mais en vain, de vous persécuter ?

MÉLISENDE.

Je n’imagine pas qu’on ose m’imputer

D’avoir jamais nourri cette ardeur insensée.

Tant d’horreur ne peut pas souiller votre pensée...

Vous ne paraissez point en être convaincu.

LUSIGNAN.

Vous avez triomphé de toute sa vertu.

Ce Sage, estimé tel de tous tant que nous sommes,

Est devenu l’opprobre et le dernier des hommes ;

Aux plus honteux excès il se serait porté !...

MÉLISENDE.

Ce triomphe est affreux ; mais je l’ai remporté.

LUSIGNAN.

Il vous aimait ?

MÉLISENDE.

L’exil, qu’il s’est prescrit lui-même,

Prouve son désespoir.

LUSIGNAN.

Ah ! quelle horreur extrême !

MÉLISENDE.

Quoi ! tout ce que je dis augmente votre effroi,

Et semble vous prêter des armes contre moi !

La simple vérité, dite avec innocence,

N’a-t-elle plus, sur vous, de force et de puissance ?

Ah ! mon père, est-ce moi qui vous la fais haïr ?

LUSIGNAN.

Je la cherche plutôt.

MÉLISENDE.

Peut-elle se trahir ?

Vous en méconnaissez les traits les plus sensibles :

Dans mon cœur, dans mes yeux ils sont assez visibles...

Quel est donc mon malheur ?

LUSIGNAN.

Laisse-moi respirer.

MÉLISENDE.

Quoi ! vous vous détournez de moi pour soupirer !

LUSIGNAN.

Tu l’emportes ; mon cœur n’admet plus de partage.

Cesse d’interpréter à ton désavantage

Le trouble que tu vois régner dans tous mes sens.

Non, tu n’as plus de part à l’horreur que je sens...

L’Enfer a, contre nous, vomi toute sa rage.

Si tu savais...

À part.

Mais, non ; cachons-lui cet orage.

Elle mourrait avant la fin de ses malheurs.

Haut.

Rassure-toi, ma fille ; apaise tes douleurs ;

Va, tu n’as point perdu l’estime de ton père.

Embrasse-moi... Jamais tu ne me fus plus chère.

MÉLISENDE.

Mon père, vous pleurez !...

LUSIGNAN.

Je vole où l’on m’attend :

Le temps nous est trop cher, pour en perdre un instant.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MÉLISENDE, seule

 

Il me laisse ; il s’en va, les yeux noyés de larmes !

Est-ce là le moyen de m’ôter mes alarmes ?

Quelque orage, sans doute, est sur moi suspendu.

Mes jours sont menacés, si j’ai bien entendu.

On m’accuse, dit-il ; et l’Enfer, en furie,

A vomi, contre moi, toute sa barbarie...

Boëmond m’impute-t-il d’avoir flatté ses feux ?

Mais, non ; n’accablons pas encore un malheureux.

Reconnaissons Tancrède, et son âme jalouse.

Sans doute il aura fait un crime à son épouse

D’un déplorable amour inspiré sans dessein,

Et d’avoir renfermé ce secret dans mon sein.

Ah ! qu’il prenne ma vie, elle est empoisonnée ;

Et j’aime mieux mourir, que vivre soupçonnée.

 

 

Scène XI

 

MÉLISENDE, SES GARDES, qui se rapprochent, et UN DES OFFICIERS de Tancrède

 

MÉLISENDE.

Mais qui vois-je arriver ? Que va-t-on m’annoncer ?

Serait-ce mon arrêt qu’on vient me prononcer ?

Que dis-je ? Mon arrêt ! Ma gloire s’en offense :

Ce terme est pour le crime, et non pour l’innocence.

On me peut immoler, mais non me condamner.

Au Garde.

Quel que soit le sujet qui te puisse amener,

Approche, explique-toi.

LE GARDE.

Malheureuse Princesse !...

MÉLISENDE.

Que dis-tu ?

LE GARDE.

Je gémis.

MÉLISENDE.

Quelle douleur te presse ?

LE GARDE.

Déplorable victime !...

MÉLISENDE.

Ose me découvrir

Le sujet de tes pleurs.

LE GARDE.

Princesse, il faut mourir.

MÉLISENDE.

Il faut mourir !

LE GARDE.

Tel est cet ordre irrévocable ;

Daignez nous suivre.

MÉLISENDE, à sa Suite.

Adieu... Mon malheur vous accable ;

Votre pitié m’est chère, et couronne vos soins ;

Mais un autre que moi, n’en mérite pas moins.

Pleurez sur mon époux bien plus que sur moi-même.

Allons, obéissons à son ordre suprême :

Je m’abandonne aux coups qui vont m’ôter le jour,

Et je les reçois tous de la main de l’Amour.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

LUSIGNAN, seul

 

Tancrède a refusé de paroître à ma vue,

Et je viens... Mais, ô Ciel ! ma fille est disparue !

Vainement je la cherche ici de toutes parts,

Elle ne s’offre point à mes tristes regards,

Et je n’entends au loin que des voix qui gémissent...

J’ai tout à redouter ; mes entrailles frémissent.

Mais que vois-je ? On l’entraîne à pas précipités !

Volons à son secours... Barbares, arrêtez...

Il sort.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN

 

TANCRÈDE.

Eh ! depuis quand, Seigneur, êtes-vous si crédule ?

Est-ce avec une fable absurde et ridicule

Que l’on détruit des faits ? Ne tient-il qu’à nier ?

Ne faut-il qu’accuser et que calomnier,

Que rejeter, enfin, ses crimes sur un autre,

Pour s’en débarrasser ? Quelle idée est la vôtre ?

LUSIGNAN, à part.

Affectons d’ignorer l’ordre qu’il a donné.

TANCRÈDE, à part.

Ne lui laissons rien voir.

Haut.

Vous êtes étonné ?

LUSIGNAN.

Eh ! pourquoi voulez-vous qu’il ne soit pas possible

Que cet homme ait été, pour elle, trop sensible ?

Il la voyait sans cesse...

TANCRÈDE.

Il m’est trop attaché.

LUSIGNAN.

Un ami, bien souvent, n’est qu’un rival caché.

TANCRÈDE.

Les lois de l’amitié n’ont point été trahies.

LUSIGNAN.

L’amitié sert de voile à bien des perfidies ;

L’abus n’en est pas rare.

TANCRÈDE.

Il peut être arrivé ;

Mais il ne conclut rien contre un Sage éprouvé,

Que je connais à fond, dont l’austère conduite

N’a jamais varié pendant vingt ans de suite

Qu’en tout temps, qu’en tous lieux nous avons combattu...

LUSIGNAN.

Un instant peut détruire un siècle de vertu.

Eh ! l’Amour n’a-t-il pas égaré les plus sages ?

Ce sont eux qui souvent font les plus grands naufrages ;

D’autant plus que ce n’est qu’après avoir longtemps

Employé les efforts, les soins les plus constants,

Pour éviter l’écueil qui semble les poursuivre.

Au penchant, plus fort qu’eux, leur cœur alors se livre,

L’impossibilité de pouvait s’arrêter

Leur est une raison pour se précipiter.

Le désespoir de voir que leur vertu les quitte,

Vers les plus grands excès les pousse encor plus vite ;

Et l’on est effrayé, lorsque l’on sort d’erreur,

De trouver que leur vie est un tissu d’horreur.

TANCRÈDE.

Ce portrait est celui d’une femme coupable,

Qui ne semblait jamais pouvoir être capable

De trahir le devoir et l’amour conjugal.

LUSIGNAN.

Rien n’est plus inouï, lorsque tout est égal,

Que de croire plutôt votre épouse infidèle,

Qu’un Étranger, qui peut ne l’être pas moins qu’elle.

L’amitié vous aveugle ; et l’amour gémissant,

Au fond de votre cœur, sera-t-il impuissant ?

Si vous voulez l’entendre, il demande justice.

Examinez du moins, sondez ce précipice,

Cherchez la vérité. Boëmond est accusé ;

Si vous ne craignez pas d’être désabusé,

Si ma fille jamais a pu vous être chère,

Enfin, si vous devez quelque estime à son père,

Portez dans cet abîme un œil plus attentif,

Faites secrètement chercher ce fugitif ;

Sa fuite m’est suspecte : il faut le voir lui-même ;

Il faut qu’il parle ; et si, par un malheur extrême,

Il ne respire plus, voyons ce délateur ;

Car ce titre convient à tout accusateur.

Ce n’est peut-être, au fond, ou du moins je l’augure,

Qu’un de ces vils mortels voués à l’imposture,

Ministres du mensonge et de l’iniquité,

Payés pour déposer contre la vérité ;

Mais je veux bien risquer, oui, quoi qu’il en puisse être,

De mettre l’innocence à la merci d’un traître,

Puisqu’enfin nous n’avons que lui seul pour témoin ;

S’il prouve, j’y souscris.

TANCRÈDE.

Eh ! sans aller plus loin,

J’ai bien d’autres garants moins aisés à confondre,

Et l’amour paternel n’y pourra pas répondre.

LUSIGNAN.

Peut-être.

TANCRÈDE.

J’en suis sûr. Outre ces attentats,

Qui semblaient tous les jours se former sous mes pas,

Ces périls, où sans cesse, au gré de son envie,

Mélisende avait soin de remettre ma vie...

LUSIGNAN.

Quelle preuve avez-vous qu’elle y puisse avoir part ?

TANCRÈDE.

Seigneur, ils ne sont pas l’ouvrage du hasard :

Il faut que ce soit elle, ou que Boëmond lui-même

Ait été l’artisan de cette horreur extrême :

Peut-on l’imaginer ? Loin de me secourir,

Comme il a toujours fait, il m’eût laissé périr ;

S’il eût voulu ma vie, il en était l’arbitre ;

Je la lui dois. Ainsi jugez donc à quel titre

Je puis asseoir sur lui vos indignes soupçons.

Mais c’est un labyrinthe où nous nous enfonçons,

Votre fille a fourni la preuve la plus sûre ;

Sa main, plus d’une fois, a signé son parjure,

Et l’on m’en a remis les gages odieux :

Il lui donne des lettres.

Je les ai ; les voici, je les mets sous vos yeux.

Lusignan lit.

Convainquez-vous enfin, lisez ce qu’elle adresse

À l’objet d’une vaine et coupable tendresse ;

Voyez tout : sont-ce là des témoins supposés ?

LUSIGNAN.

Ciel ! que viens-je de lire ?

TANCRÈDE.

Eh ! bien, si vous l’osez,

Accusez donc encor, taxez de frénésie

Les trop justes transports dont mon âme est saisie :

Moi-même ai-je détruit le repos de mes jours ?

Ne suis-je, n’ai-je été, ne serai-je toujours

Qu’un malheureux jaloux, qui puise dans son âme

L’intarissable cours du poison qui l’enflamme ?...

Vous ne répondez rien.

LUSIGNAN.

Pour me déterminer,

Permettez-moi, Seigneur, de mieux examiner

Ces preuves de l’horreur dont ma fille est couverte.

Confiez à ma foi ces garants de sa perte.

L’intérêt de mon sang, son opprobre, le mien,

Ne me permettent pas de précipiter rien :

J’y voudrais réfléchir avant que je prononce.

Il sort.

 

 

Scène II

 

TANCRÈDE, seul

 

Va, je n’ai pas besoin d’attendre ta réponse ;

Je dois être vengé... Si l’on m’avait trahi...

Mais on vient, et je vois que je suis obéi.

 

 

Scène III

 

TANCRÈDE, recevant une urne de la main d’un homme de sa Suite

 

Donne ; c’en est assez : que m’importe le reste ?

Je ne veux rien de plus d’un objet si funeste ;

Ce gage me suffit, et comble tous mes vœux,

Et je n’ai pas besoin de ses derniers adieux...

Avant que de tomber dans la nuit éternelle,

Elle t’aura nié qu’elle fut criminelle.

La fausseté toujours abonde en faux serments ;

Nul forfait n’a jamais, jusqu’aux derniers moments,

Souillé la pureté du flambeau de sa vie ;

Dans le fond du tombeau, ses crimes l’ont suivie.

La perfide !... Sans doute, elle a su t’abuser ?...

Tu pleures !... Garde-toi, surtout de l’excuser

Si tu ne veux aussi partager son supplice ;

On ne peut la pleurer, sans être son complice...

Ôte-toi de mes yeux, si tes jours te sont chers...

Va, puisses-tu bientôt la rejoindre aux Enfers !

 

 

Scène IV

 

TANCRÈDE, seul

 

Ces lâches n’ont jamais pleuré que leurs semblables.

Enfin, l’ai donc vengé ces nœuds inviolables,

Que cette malheureuse a tant déshonorés.

Que je suis satisfait ! Dans mes sens dévorés,

La soif de la vengeance enfin est étanchée ;

Celle qui l’allumait vient d’être retranchée

Du nombre des mortels ; elle a perdu le jour ;

Pour elle, et pour moi-même, il n’est plus de retour...

Quoi ! c’en est fait ! voilà le reste déplorable

De tout ce que la Terre eut de plus adorable !

Que le Ciel, qui l’orna des plus aimables traits,

Ne lui fit-il un cœur conforme à tant d’attraits !...

Vers ce funeste objet, quelle pitié m’entraîne !

Dans mon sein, dans mon cœur, j’ai beau chercher la haine

Qui devrait y régner, je ne l’y trouve plus...

Malheureux ! qu’ai-je fait ? Ô regrets superflus !

Je sens que ma vengeance est un poids qui m’accable...

Du plus lâche retour serais-je encor capable ?...

Il n’est plus temps... Ô Ciel ! que vais-je devenir ?

Je ne la verrai plus que dans mon souvenir,

Qu’à travers les horreurs qu’elle y laisse après elle ;

À peine j’oserai penser à l’infidèle...

Quel vide affreux ! Pour moi, tout est évanoui ;

On ne remplace point les biens dont j’ai joui...

Si du moins l’amitié pouvait m’offrir ses charmes,

Et me prêter sa main pour essuyer mes larmes,

Que son secours m’aurait heureusement servi !

Mais en me trahissant, l’Amour m’a tout ravi.

Il s’assied sur un gazon aux pieds de quelques arbres.

Tendre et seul rejeton d’une tige coupable,

Tiens-moi donc lieu de tout. En seras-tu capable ?

Enfant né dans un sein devenu criminel,

Pourras-tu mériter mon amour paternel ?

Image de ta mère, aussi charmante qu’elle,

Ne marcheras-tu point sur sa trace infidèle ?

Quel exemple pour toi ! Quel héritage affreux !

Comme elle, tu promets un caractère heureux,

Et tu donnes déjà la plus riche espérance :

Prends toutes les vertus dont elle eut l’apparence.

Puisses-tu n’avoir pas le germe infortuné,

Dont son coupable cœur était empoisonné !...

Holà, quelqu’un ?

 

 

Scène V

 

UN GARDE, TANCRÈDE

 

LE GARDE.

Seigneur...

TANCRÈDE.

Qu’on m’amène ma fille.

 

 

Scène VI

 

TANCRÈDE, seul

 

Sur qui veux-je fonder l’espoir de ma famille ?

J’aurai proscrit la mère, et ce sera son sang

À qui je transmettrai ma tendresse, et mon rang.

Insensé que je suis, je veux faire revivre

Celle qui n’a jamais cessé de me poursuivre !

Au milieu de ma Cour, dans mes bras, sous mes yeux,

J’élèverais le fruit d’un hymen odieux !

Qui m’a toujours trahi, renaîtrait de sa cendre !

D’une lâche pitié sachons mieux nous défendre,

Poursuivons ma vengeance au-delà du trépas :

Non, perfide, ton sang ne te survivra pas ;

Tu mourras toute entière ; il y va de ma gloire.

Oui, j’anéantirai ta funeste mémoire !...

Ce qui reste de toi périra...

 

 

Scène VII

 

SIDONIE, TANCRÈDE

 

SIDONIE.

Je le vois...

Je frémis... Pardonnez ; c’est la première fois

Que j’aborde, en tremblant, un père que j’adore...

TANCRÈDE, se levant avec fureur.

Je ne me connais plus ; la fureur me dévore.

SIDONIE,

Je ne vois point ma mère.

TANCRÈDE, en tirant un poignard pour la frapper.

Il faut vous réunir.

SIDONIE.

Ah ! mon père... Eh ! de quoi voulez-vous me punir ?

TANCRÈDE, le poignard levé.

Avais-je mérité le plus sensible outrage ?

SIDONIE.

Eh ! bien, voilà mon sein ; frappez-y votre image.

Tancrède détourne la tête.

Reprenez votre sang ; je n’examine rien :

Puissiez-vous n’avoir fait répandre que le mien !

TANCRÈDE, jetant le poignard.

Non, je ne puis pousser si loin la barbarie.

Ma main est désarmée, et non pas ma furie.

Va, fuis, enfonce-toi dans ces affreux séjours :

Aux monstres des forêts j’abandonne tes jours...

S’ils dédaignent leur proie...

SIDONIE.

Ah ! quelle destinée !

TANCRÈDE.

Si tu vis, que ce soit pour pleurer d’être née

D’une mère à jamais l’opprobre des humains...

En lui donnant l’urne.

Tiens...

SIDONIE.

Que remettez-vous en mes tremblantes mains ?

TANCRÈDE.

C’est le cœur de ta mère, et ton seul héritage.

SIDONIE.

Ah ! cruel !...

TANCRÈDE.

Je n’y puis résister davantage ;

Fuyons, éloignons-nous.

SIDONIE.

Tous mes sens sont glacés !

TANCRÈDE.

Amour, hymen, honneur, vengeance, en est-ce assez ?

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

SIDONIE, seule, avec l’urne à la main

 

Est-ce là le destin que je pouvais attendre !

Tant de maux sont-ils faits pour l’âge le plus tendre !

Fille de tant de Rois, je tombe en un instant,

Du faîte des grandeurs, dans le sein du néant.

Mon père m’abandonne, et je n’ai plus de mère.

Ô fille déplorable !... Ô douleur trop amère !...

Elle s’assied.

J’y succombe... Eh ! par où puis-je avoir mérité

De me voir dans l’état où n’a jamais été

La plus vile mortelle, et la plus malheureuse ?

Venez donc terminer mon infortune affreuse,

Monstres : éveillez-vous ; du fond de vos abris,

Entendez votre proie, accourez à mes cris ;

Venez fondre sur moi, je vous suis destinée.

Ciel ! ils n’entendent point ma voix infortunée !...

Elle aperçoit le poignard que Tancrède a laissé tomber.

Mais que vois-je à mes pieds ! Celui qui veut ma mort

M’a laissé, par pitié, de quoi finir mon sort.

C’est son dernier présent ; j’en saurai faire usage,

Pour ouvrir à mon âme un facile passage...

Elle se lève.

Cherchons auparavant, en ces sauvages lieux,

À mettre en sûreté ces restes précieux.

Puissent-ils reposer sous une ombre tranquille !

Elle fait quelques pas.

Cet arbre, dans son sein, leur présente un asile.

À l’arbre.

Sois sacré désormais, et deviens un autel.

En mettant l’urne dans le creux de l’arbre.

Conserve chèrement un dépôt immortel,

Qui mérite à jamais qu’on l’honore et l’encense.

Tu reçois, en ce jour, des mains de l’innocence,

Ce qui n’eut point de prix.

 

 

Scène IX

 

SIDONIE, MÉLISENDE, à l’entrée de l’antre où elle était cachée

 

MÉLISENDE, à part.

Quels accents douloureux !...

SIDONIE.

C’est le cœur le plus pur, et le plus malheureux...

MÉLISENDE, à part.

Jusqu’au fond de cet antre, une voix m’a frappée...

SIDONIE, en ramassant le poignard de Tancrède.

C’en est fait...

MÉLISENDE, à part.

Avançons... Me serais-je trompée ?

SIDONIE.

Je n’ai plus qu’à mourir ; j’ai vécu trop d’un jour.

Elle lève le bras pour se frapper.

Ô ma mère ! reçois le prix de ton amour.

MÉLISENDE, en accourant vers Sidonie.

Juste Ciel ! c’est ma fille !... Arrêtez, Sidonie...

SIDONIE.

Ma mère, est-ce bien vous !... Ô douceur infinie !...

Je renais, avec vous, dans cet embrassement...

Ah ! daignez satisfaire à mon empressement ;

Par quel prodige heureux m’êtes-vous conservée ?

MÉLISENDE.

Je devrais n’être plus ; mon père m’a sauvée ;

Il a trompé Tancrède... Et toi, ma fille, et toi,

D’où vient que je te trouve, en ces lieux pleins d’effroi,

Prête à finir ainsi ta triste destinée ?

SIDONIE.

Que voulez-vous ?... Hélas ! j’y suis abandonnée ;

Mon père m’a chassée.

MÉLISENDE.

Ah ! c’est moi qu’il poursuit ;

Il méconnaît son sang ; il n’y voit que le fruit

D’un hymen dont il croit la sainteté trahie.

Que tu dois me haïr, de me devoir la vie !

De quels affreux malheurs je te fais hériter !

SIDONIE.

Les vrais malheurs sont ceux qu’on a pu mériter.

Mon sang me garantit la pureté du vôtre,

Et je ne voudrais pas l’avoir reçu d’une autre.

MÉLISENDE.

Ô malheureux enfant ! eh ! que deviendras-tu ?

SIDONIE.

La compagne, l’amour, l’espoir de la vertu.

MÉLISENDE.

Quel adoucissement au tourment qui m’oppresse !

Ce n’est plus que pour toi que mon sort m’intéresse.

Suis-moi, ma sûreté me contraint de rentrer

Dans cet antre, où le jour ne saurait pénétrer.

Si mon père, l’Amour, et le Ciel que j’atteste,

En montrant la grotte.

Ne peuvent rien pour nous, voilà ce qui nous reste

Ah ! quelle différence ! Au lieu de cette Cour,

Au lieu de ce Palais où tu reçus le jour,

Où tu pouvais compter sur une vie heureuse,

Tu feras ton séjour d’une caverne affreuse,

Contrainte également à fuir tous les humains,

Et sans autre secours que de nos faibles mains.

SIDONIE.

Je ne vois en ces lieux, où le Ciel nous rassemble,

Que la douceur de vivre et de mourir ensemble.

MÉLISENDE.

Tu me perces le sein... Qu’entends-je ?... Suis mes pas.

On nous cherche... Fuyons... Viens, ne me quitte pas.

 

 

Scène X

 

LUSIGNAN, MÉLISENDE, SIDONIE

 

LUSIGNAN.

Restez ; reconnaissez votre malheureux père.

MÉLISENDE.

Je vous rêvais. Eh ! bien, que faut-il que j’espère ?

Qu’allez-vous m’annoncer ?

LUSIGNAN.

Ce que vous méritez

D’un père et d’un époux justement irrités ;

Un entier abandon de toute la Nature.

MÉLISENDE.

Ô Ciel !...

LUSIGNAN.

N’ajoutez rien de plus à l’imposture.

Mon cœur rompt tous les nœuds qui pouvaient nous lier.

C’est trop bien vous traiter que de vous oublier.

Le sang de Mélusine a perdu, dans sa course,

Le lustre qu’il avait apporté de sa source.

Adieu ; vous m’avez vu, subissez votre sort,

Et ne désirez plus que la plus prompte mort.

MÉLISENDE.

Qu’entends-je ? Contre moi, mon père se déclare !...

Ah ! ma fille !... Arrêtez... Écoutez-moi, barbare...

Qu’ai-je dit : Pardonnez, c’est la première fois ;

L’innocence à la fin peut élever sa voix,

Quand la plus chère main l’outrage et l’assassine.

Je n’ai point profané le sang de Mélusine ;

Je l’atteste elle-même.

LUSIGNAN.

Épargnez-vous ce soin.

MÉLISENDE.

Non, non, je ne crains point de la prendre à témoin.

LUSIGNAN.

De cette fermeté que prétendez vous faire ?

C’est dans un autre temps qu’elle était nécessaire ;

Il la fallait avoir pour ne pas succomber.

MÉLISENDE.

Qui ! moi ? Dans quel abîme aurais-je pu tomber,

Sans m’en apercevoir ? Apprenez-moi ma chute.

Bannissez les détours ; sachons ce qu’on m’impute.

LUSIGNAN.

Vous n’avez pas voulu la mort de votre époux ?

Des scélérats, payés pour diriger vos coups,

Ne vous ont pas prêté leur affreux ministère ?

Vous n’avez pas brûlé d’une flamme adultère ?

MÉLISENDE.

J’ai brûlé de ce feu dont le nom fait frémir !

LUSIGNAN.

Je voudrais en douter, je ne puis qu’en gémir.

MÉLISENDE.

Ah ! si vous le croyez, vous n’êtes plus mon père,

Vous êtes mon bourreau... C’est en toi que j’espère,

Divine Mélusine ; entends, du haut des cieux,

La voix de l’innocence.

LUSIGNAN.

Osez-vous, à mes yeux,

La réclamer, après l’avoir déshonorée ?

Ne désirez plutôt que d’en être ignorée.

MÉLISENDE.

Seigneur, il faut prouver : je ne refuse pas

Les épreuves qui sont d’usage en pareil cas ;

Celles des feux, des eaux, je les subirai toutes.

LUSIGNAN, en lui donnant les lettres.

Tenez ; tâchez encor de m’inspirer des doutes ;

Employez tout votre art ; lisez... En est-ce assez ?

Vous connaissez ces traits ?

MÉLISENDE.

Oui ; je les ai tracés.

LUSIGNAN.

Pour qui ?

MÉLISENDE.

Pour mon époux.

LUSIGNAN.

Pour Tancrède ?

MÉLISENDE.

Lui-même ;

Et ce sont des garants de ma tendresse extrême,

Qu’il a dû recevoir au siège de Joppé,

Où son courage alors se trouvait occupé.

Ainsi, pendant deux ans, qu’a duré son absence,

Mon cœur, de temps en temps, soulageait sa souffrance.

LUSIGNAN.

Et c’est à votre époux que vous me soutenez...

MÉLISENDE.

À qui voulez-vous donc qu’ils fussent destinés ?

LUSIGNAN.

À Boëmond.

MÉLISENDE.

Quelle horreur !...

LUSIGNAN.

Il ose le prétendre ;

Et votre époux le croit.

MÉLISENDE.

Il vous l’a fait entendre ?

LUSIGNAN.

Oui ; c’est-là le sujet de l’affreuse rigueur...

MÉLISENDE.

Écrits infortunés, ouvrages de mon cœur,

Que l’Hymen a dictés et baignés de ses larmes,

Doux gages d’un amour si cher, si plein de charmes,

Témoignages certains de ma constante foi,

Comment devenez-vous des armes contre moi ?

Mon père, expliquez donc ce funeste mystère ?

LUSIGNAN.

Écoutez ; mon courroux était involontaire.

Je ne cherche toujours qu’à le justifier.

Je vois que de Boëmond je dois me défier ;

Mais enfin c’est le seul, tout me porte à le croire

Qui puisse démêler une trame si noire,

Et détruire l’horreur de cet enchantement. :

Tancrède est prévenu pour lui si fortement,

Qu’il n’en croira point d’autre.

MÉLISENDE.

Et c’est ainsi qu’il m’aime !

LUSIGNAN.

Peut-être aurait-il peine à le croire lui-même ;

Si, par le repentir, ramené dans ces lieux,

Ce traître revenait lui dessiller les yeux.

On le cherche partout ; mais la recherche est vaine ;

Peut-être il ne vit plus.

MÉLISENDE.

Ô fortune inhumaine !

Que deviendrons-nous donc, cette victime et moi ?

LUSIGNAN.

Mes soins vont redoubler. Cependant, garde-toi

De te montrer. Allez, rentrez, infortunées...

Ô toi, dont je descends, veille à leurs destinées ;

Et si de tes vertus elles ont hérité,

Que ton ombre ait pitié de ta postérité !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN

 

LUSIGNAN.

Un moment.

TANCRÈDE.

Je ne puis.

LUSIGNAN.

Devenez plus tranquille.

TANCRÈDE.

Tout éclaircissement me devient inutile ;

Et pourquoi vous donner tant de soins superflus ?

Puisque je suis vengé, je ne veux rien de plus.

Tout est fini pour elle.

LUSIGNAN.

Excepté sa mémoire,

Dont je cherche du moins à réparer la gloire.

En faveur de sa fille, un père gémissant

Peut s’acquitter d’un soin si cher et si pressant.

Elle peut mériter le retour le plus tendre.

TANCRÈDE.

Quelle importunité !

LUSIGNAN.

Si vous vouliez m’entendre...

TANCRÈDE.

Elle n’est plus qu’une ombre errante chez les morts.

Eh ! que prétendez-vous ?

LUSIGNAN.

Vous donner des remords.

TANCRÈDE.

Non ; si je l’ai punie, elle a su m’y contraindre.

À l’égard des remords, c’est à vous de les craindre.

LUSIGNAN.

Qui ! moi ?

TANCRÈDE.

Vous qui cherchiez à la justifier,

J’entrevois vos projets.

LUSIGNAN.

Daignez me confier...

TANCRÈDE.

Vous voulez la venger, et vous-même avec elle,

Du juste châtiment qu’a subi l’infidèle.

Non, cruel ; non, vous dis-je, il n’y faut pas songer.

LUSIGNAN.

Comment ?

TANCRÈDE.

N’espérez pas de pouvoir me plonger

Dans les gouffres du doute et de l’incertitude :

Vous allez vous en faire une maligne étude ;

Mais j’aurai, malgré vous, ce supplice de moins.

LUSIGNAN.

Non ; interprétez mieux mes soupirs et mes soins.

TANCRÈDE.

C’en est fait ; désormais le seul bien où j’aspire,

C’est d’être abandonné de tout ce qui respire,

C’est d’en être effacé : je borne tous mes vœux

À tomber dans l’oubli. Quand on n’est plus heureux,

Il faut s’ensevelir dans le fond des ténèbres.

Eh ! que servent les rangs, les noms les plus célèbres,

Les palmes, les lauriers cueillis à pleines mains,

À qui doit éviter tous les yeux des humains ?

À travers les respects qu’ils rendraient à leur Maître,

Je verrais le mépris que le malheur fait naître ;

Leur aspect, leurs regards, leur hommage trompeur,

D’autant de coups mortels me perceraient le cœur...

Qu’on ne m’approche plus ; qu’on ait soin au contraire

De m’éviter. Je sais punir un téméraire

Qui n’exécute pas mes ordres absolus.

Il sort.

LUSIGNAN.

Ah ! Tancrède, arrêtez... Il ne m’écoute plus.

 

 

Scène II

 

LUSIGNAN, seul

 

De ses sens égarés il a perdu l’empire.

Je crains qu’il ne succombe à cet affreux délire ;

Et que, dans ses transports, il ne pousse l’horreur

Jusqu’à porter sur lui ses mains et sa fureur.

Jusques au fond du cœur, je frémis, quand j’y pense.

Ah ! ciel ! quelle serait l’affreuse récompense,

Et le funeste effet des soins que je prends d’eux !

Je ne puis en perdre un, sans les perdre tous deux.

Sa mort entraînerait le trépas de ma fille.

Ô père infortuné ! déplorable famille !...

Observons-le des yeux.

 

 

Scène III

 

LUSIGNAN, UN GUERRIER de sa suite

 

LUSIGNAN.

N’a-t-on rien découvert ?

LE GUERRIER.

Seigneur...

LUSIGNAN.

Eh ! bien ?

LE GUERRIER.

Boëmond erre dans ce désert.

LUSIGNAN.

Achève, cher ami... Ciel ! notre état te touche !

LE GUERRIER.

Je viens de l’entrevoir. Comme une ombre farouche,

Il disparaît, sitôt que l’on s’offre à ses yeux.

LUSIGNAN.

Il suffit qu’il respire, et qu’il soit en ces lieux.

Il faut absolument que la force en décide.

Rassemble promptement tes amis ; sois leur guide...

Mais Tancrède revient ; je n’ose m’éloigner.

Suis-moi, sans être vu : je te vais enseigner

Le service important que tu pourras me rendre.

LE GUERRIER.

Seigneur, ils sont tous prêts ; vous n’avez qu’à m’apprendre...

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

TANCRÈDE, seul

 

Chaque réflexions, dans mon cœur furieux,

Sont autant de bourreaux ardents, ingénieux

À me faire éprouver la plus vive torture :

Elle augmente sans cesse. Est-il dans la nature

D’être si malheureux, sans être criminel ?

Le Ciel veut que j’en sois un exemple éternel !...

Quelle fatalité du sort qui me déteste

Me ramène toujours vers cette urne funeste ?

Sans cesse j’y reviens, sans m’en apercevoir...

Quelle main sacrilège a rendu ce devoir

Aux restes criminels de tout ce que j’abhorre ?

Quel spectacle, pour moi, plus outrageant encore !

Quoi ! ce vase d’opprobre est couronné de fleurs !

On n’aura pas manqué de l’arroser de pleurs.

Ainsi, sans le savoir, on honore le crime ;

Et souvent il usurpe un culte illégitime,

Que la crédule erreur croit rendre à la vertu...

Mais d’où vient que moi-même, immobile, abattu,

Je reste à contempler cet objet qui me tue ?

Allons, détournons-en et mon cœur, et ma vue.

Je me sens attendri ; je ne dois que haïr :

Fuyons... Ah ! malheureux, je ne saurais me fuir !

Tout me suit. Où porter ma fureur et mes larmes ?...

On entend un cliquetis d’armes.

J’entends des cris confus, mêlés au bruit des armes ;

De quelque malheureux on attaque les jours...

Un seul contre plusieurs : volons à son secours.

Il va pour secourir.

 

 

Scène V

 

PLUSIEURS GUERRIERS, qui veulent forcer Boëmond à se rendre, TANCRÈDE, armé, avec la visière baissée

 

UN GUERRIER.

Rendez-vous... Mais qui vois-je ?... Ah ! fuyons, c’est lui-même.

Les Guerriers sortent.

 

 

Scène VI

 

TANCRÈDE, armé de toutes pièces, BOËMOND, un peu en désordre

 

TANCRÈDE.

C’est cet ami si cher à ma tendresse extrême !...

BOËMOND.

Vous avez défendu les jours d’un malheureux :

Lorsque je dois la vie à vos soins généreux,

De quel Guerrier, Seigneur, faut-il que je la tienne ?

TANCRÈDE.

De celui qui t’a dû plus d’une fois la sienne.

Il lève sa visière.

Tiens, vois, mon cher Boëmond.

BOËMOND.

C’est Tancrède !

TANCRÈDE.

C’est moi,

Qui suis encor bien loin d’être quitte envers toi.

Il l’embrasse.

Quel bonheur !... Ah ! faut-il, (pardonne ce reproche,)

Que ce soit le hasard enfin qui nous rapproche,

Et non pas l’amitié ! N’en as-tu plus pour moi ?...

Tu parais me lancer des regards pleins d’effroi ;

Tu frémis du danger où t’a mis un perfide ;

Mais tu seras vengé de sa rage homicide.

J’ai vu, j’ai reconnu, parmi ces assassins,

Des gens de Lusignan : sans doute, leurs desseins

Étaient de t’arracher ta vie infortunée.

Tu leur nuis : ils voudraient qu’elle fût terminée.

BOËMOND.

Ils seront, avant peu, vengés d’un malheureux :

Je ne reviens ici que pour combler leurs vœux.

TANCRÈDE.

Ne crains rien ; je sais tout : un Guerrier de ta suite

M’est venu révéler les causes de ta fuite.

BOËMOND.

Je viens désavouer ces funestes secrets.

TANCRÈDE.

Ah ! n’en murmure pas, laisse-là ces regrets :

Le rapport qu’on m’a fait ne doit pas les produire :

De ce que je te dois, on n’a sait que m’instruire :

Est-ce t’avoir trahi, que de m’avoir appris

Que j’ai reçu de toi des services sans prix ?

Devait-on me cacher, me taire que ma vie,

Sans toi, plus d’une fois, m’aurait été ravie ;

Et que sans cesse armé contre la trahison,

À détourner le fer, la flamme, et le poison,

Tu mettais constamment toute ta prévoyance ;

Que tu t’es exilé, comptant que ta présence

Causerait mon trépas ? Tu n’as fui de ma Cour,

Que pour ne plus nourrir le trop funeste amour

Dont on brûlait pour toi : tu t’en es fait un crime,

Et tu t’en es rendu l’innocente victime.

Ah ! devais-je ignorer qu’à la tendre amitié,

Jamais aucun mortel n’a tant sacrifié ?

Non, l’aveu qu’on m’a fait n’est point une imprudence.

BOËMOND.

Le traître !...

TANCRÈDE.

Il m’était dû. Sans cette confidence,

Je serais demeuré le plus grand des ingrats,

Et du moins ce malheur ne m’arrivera pas.

BOËMOND.

Seigneur, un malheureux, poussé par un faux zèle,

Pourrait vous avoir fait un rapport infidèle.

TANCRÈDE.

Laisse là ce détour, il te servirait peu :

En vain tu veux avoir recours au désaveu,

Je n’y croirai jamais : ce n’est qu’un artifice,

Un mensonge obligeant, un nouveau sacrifice,

Que te suggère encor la plus tendre amitié.

Ne pousse pas plus loin ton zèle et ta pitié.

BOËMOND.

Je ne puis convenir... Ô Ciel ! comment lui dire ?...

Le désordre où je suis devrait bien vous suffire.

TANCRÈDE.

Oui, je vois clairement ce qui peut le causer.

BOËMOND.

On peut avoir eu l’art de vous en imposer ;

Vous avez pu vous-même aider à vous surprendre ;

Il n’est guère possible aux Rois de se défendre

D’une fatalité qui les suit en tous lieux.

Il semble que toujours invisible à leurs yeux,

Un nuage répand son ombre autour du trône ;

Le même tourbillon partout les environne ;

Sans cesse enveloppés, restreints de toutes parts,

Eh ! comment peuvent-ils étendre leurs regards

Hors de ce cercle étroit où leur Cour les renferme ?

Ils ne vont pas plus loin ; au-delà de ce terme,

Tout est vague pour eux, tout n’est qu’obscurité,

Et c’est-là qu’ils pourraient trouver la vérité.

TANCRÈDE.

Je ne la cherche plus ; ton zèle m’importune,

Et ne fait qu’augmenter encor mon infortune.

Laisse-moi mon malheur, il ne peut plus changer.

BOËMOND, à part.

Ciel ! aurait-il été jusques à se venger ?

TANCRÈDE.

Enfin, sur le passé, je t’impose silence

BOËMOND, à part.

Ah ! si je le croyais !... Faisons-nous violence.

TANCRÈDE.

Écoute, et résous-toi de seconder mes vœux.

BOËMOND, à part.

Tout augmente l’horreur de mes soupçons affreux.

Haut.

Voyons, en quoi faut-il que mon bras vous seconde ?

TANCRÈDE.

Je suis las d’occuper, sur la scène du Monde,

Ce poste éblouissant où je suis parvenu,

Et si fort envié, quand il n’est pas connu ;

Mais que je crois bien plus une charge importune,

Qu’une insigne faveur de l’aveugle fortune,

Dans l’état où je suis.

BOËMOND.

Que vous en jugez mal !

TANCRÈDE.

Je renonce à l’honneur d’être le point fatal,

Le centre des regards et des coups de l’Envie ;

Et le dernier plaisir que j’aurais dans ma vie,

Serait de te laisser le rang que tous nos Rois

M’ont fait au-dessus d’eux. Je te donne ma voix ;

Et si tout l’Orient n’en juge pas de même,

J’ai de quoi réparer son injustice extrême,

Et du bandeau Royal illustrer la vertu.

Du pouvoir souverain sois enfin revêtu.

BOËMOND.

Moi ?

TANCRÈDE.

Que Tyr et Sidon te préparent des fêtes.

Tu m’as aidé toi-même à faire ces conquêtes.

Ces peuples, enchantés de passer sous tes lois,

Béniront à jamais ma tendresse et mon choix.

Je m’acquitte envers eux, lorsque je te les donne ;

J’assure leur bonheur ; j’honore leur couronne.

BOËMOND.

Seigneur, y pensez-vous ?

TANCRÈDE.

Au plus sage mortel,

Je ne donne qu’un trône, il mérite un autel.

BOËMOND, à part.

Je ne puis soutenir l’encens dont il m’accable.

TANCRÈDE.

C’est le dernier bonheur dont je serai capable.

Il est rare qu’un Roi, l’amour de ses Sujets,

Leur laisse un Successeur qui suive ses projets,

Et qui daigne avec soin imiter sa conduite.

S’il a jamais été deux Augustes de suite,

On ne l’a vu qu’en France, où l’un des plus grands Rois

Qui jamais ait tenu le sceptre des François,

Se trouve remplacé par un fils magnanime,

Dont la haute valeur, d’une voix unanime,

A déjà mérité, par des faits immortels,

De partager l’encens, le culte et les autels

Qui sont dus à l’auteur de sa race héroïque.

Je veux revivre en toi ; sois ma ressource unique ;

La plus tendre amitié vaut bien les droits du sang ;

Ma tendresse t’adopte et te donne mon rang.

BOËMOND.

D’où vient cet abandon ? Quels projets sont les vôtres ?

TANCRÈDE.

Je ne veux plus régner : pour rendre heureux les autres,

Il faut l’être soi-même, et je ne le suis plus.

BOËMOND.

Eh ! vous l’êtes encore.

TANCRÈDE.

Essuierais-je un refus ?...

Parle.

BOËMOND.

L’Ambition, mère de tant de crimes,

Ne me compta jamais au rang de ses victimes.

À part.

Plût au Ciel que l’ardeur de son affreux poison

Eût toujours dévoré mon cœur et ma raison !

Haut.

Du moins, par cet endroit, vous pouvez me connaître ;

Je serais Souverain, si j’avais voulu l’être ;

Plus d’un sceptre souvent s’est offert sous mes pas ;

Il ne m’a point tenté, je ne changerai pas ;

Votre poursuite est vaine, aussi-bien qu’importune ;

Mon cœur, mes sentiments, mon état, ma fortune

Et mes desseins seront les mêmes à jamais...

Mais pourquoi renoncer à régner désormais

Sur des peuples si chers, que vous et la Victoire,

Au prix de tant de sang, de travaux et de gloire,

Avez tirés du joug et des barbares mains

De cette Nation, l’opprobre des humains.

Puisque vous les avez tirés de leur misère,

Vous leur appartenez en qualité de père.

Les avez-vous conquis pour les abandonner ?

La nature, d’ailleurs, doit vous déterminer ;

Et pourquoi dépouiller votre auguste famille ?

En attendant un fils, vous avez une fille ;

Vous avez une épouse : espérez qu’en son flanc

Le Ciel fera germer votre généreux sang,

Qu’elle vous rendra chef d’une race immortelle ;

Et qu’à jamais issus d’une tige si belle,

De nombreux rejetons, sans cesse renaissants,

Couvriront l’Orient de rameaux florissants.

Tel est votre avenir.

TANCRÈDE.

Inutile espérance.

Tu formes-là des vœux hors de toute apparence.

J’ai proscrit Sidonie à jamais... Tu gémis...

Et quant à Mélisende...

BOËMOND.

Achevez... Je frémis.

TANCRÈDE, en lui montrant l’urne.

Tiens, vois... Regarde là.

BOËMOND.

Quel spectacle funeste !

TANCRÈDE.

D’une indigne moitié, voilà tout ce qui reste.

BOËMOND.

Mélisende n’est plus !... Malheureux, défends-toi :

Tu me vois furieux.

TANCRÈDE.

Contre qui ? Contre moi ?

BOËMOND.

Oui, barbare.

TANCRÈDE.

Boëmond, quel délire est le vôtre ?

BOËMOND.

Il est digne de moi... Périssons l’un par l’autre.

Je ne te connais plus que pour un assassin.

Tu m’as fait cent fois plus que me percer le sein...

Ôte-moi donc le jour... Achève donc ma vie...

J’aimais l’infortunée à qui tu l’as ravie,

Je l’adorais... C’est toi qui me l’as trop fait voir.

Mon malheur n’était pas difficile à prévoir.

Tu n’as jamais voulu me permettre la fuite.

TANCRÈDE.

Ah ! perfide ! ainsi donc c’est toi qui l’as séduite ?

BOËMOND.

Arrête, sacrilège, et ne blasphème pas.

Donne des pleurs de sang à ses divins appas ;

Tombe aux pieds de son ombre, adore cette épouse,

Que ta fureur toujours injustement jalouse,

T’a fait précipiter dans la nuit du tombeau.

Je venais à tes yeux présenter le flambeau.

Elle serait encor... Mais... ô rage impuissante !...

Adore-la, te dis-je, elle était innocente.

Je ne vivais encor que dans le seul dessein

De remettre l’amour et la paix dans ton sein ;

J’y plongerai la mort... Se peut-il que la foudre

Ait toujours dédaigné de me réduire en poudre ?

Quel prodige inouï la retient dans les cieux ?

Ne serait-elle plus que pour les malheureux ?

TANCRÈDE, abattu.

Elle était innocente !...

BOËMOND.

Oui ; je suis seul coupable.

Dévoré, malgré moi, d’un amour implacable,

J’ai tenté, mais en vain, de t’arracher sa foi.

Les conseils d’un des miens, aussi pervers que moi,

M’ont poussé, par degrés, jusqu’au fond de l’abîme.

Hélas ! peut-on prévoir où mène un premier crime ?

C’est lui, de mon aveu, qui t’a toujours tendu

Ces pièges où cent fois tu te serais perdu...

TANCRÈDE.

Tu voulais mon trépas, et malgré ton envie,

C’est toi qui cependant me conservais la vie.

BOËMOND.

Il est vrai ; l’amitié qui triomphait toujours,

Au moment du danger, volait à ton secours

Quel coupable n’est pas la proie et la victime

Des vautours dévorants attirés par le crime ?

Le remords dans mon cœur, mais toujours combattu,

Y jetait quelquefois des lueurs de vertu.

TANCRÈDE.

Mais ces lettres enfin ?...

BOËMOND.

On les a détournées ;

C’est à toi que l’amour les avait destinées.

TANCRÈDE.

À moi !...

BOËMOND.

C’est une fraude, un vol prémédité.

Ce ministre odieux de mon iniquité,

Voulait m’en faire, un jour, des titres de vengeance.

Le sort s’est, avec lui, trouvé d’intelligence.

Ces témoins, confirmés par les plus faux rapports,

Ont produit dans ton sein les plus affreux transports.

L’infâme, à mon insu, sous une ombre si noire,

A cru mettre à couvert mon honneur et ma gloire ;

Il n’a mis que le comble aux crimes que j’ai faits :

La vengeance est toujours le plus grand des forfaits.

TANCRÈDE.

Ce dernier coup m’abat. Quelle horreur vient d’éclore !...

Qu’ai-je appris ! Qui m’eût dit que l’on pouvait encore

Accroître à l’infini mes maux et mes douleurs ?

Eh ! quoi ! je n’étais pas au comble des malheurs ?

BOËMOND.

Le voilà, mais trop tard, cet aveu déplorable

Qui fait que tu rêvais encore un misérable...

Donne-moi donc enfin le prix de ma fureur ;

Cède à ta rage... Eh ! quoi ! tu recules d’horreur ?

TANCRÈDE.

Elle était fidèle !...

BOËMOND.

Oui... N’est-il en ta puissance

Que de faire couler le sang de l’innocence ?...

Mais je lis dans ton cœur : le dernier des humains

N’est digne de périr que de ses propres mains.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

TANCRÈDE, seul

 

Voilà donc quelle était l’âme double et traîtresse

D’un monstre revêtu des traits de la sagesse,

Et des dehors trompeurs de la tendre amitié !

Avec quelle noirceur il m’a sacrifié !

Ô Ciel ! pour m’accabler de plus de barbarie,

La vertu se transforme et se change en furie ;

Et je n’ai découvert d’affreuses vérités,

Que quand j’ai mis le comble à mes iniquités !

 

 

Scène VIII

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN

 

TANCRÈDE.

Venez, infortuné ! Que n’ai-je pu vous croire !

Vous avez pénétré dans l’âme la plus noire.

Vous pouvez m’accabler ; je m’offre à tous vos traits ;

Boëmond n’était qu’un traître.

LUSIGNAN.

Il expire ici près.

TANCRÈDE.

Que m’importe à présent ou sa mort ou sa vie ?

Tout son sang ne saurait laver son infamie ;

Et quand il renaîtrait pour mourir chaque jour,

Il ne me rendrait pas l’objet de mon amour.

Redemandez-moi donc cette chère victime :

Éclatez, vengez-vous, tout vous est légitime.

LUSIGNAN.

Je ne saurais que plaindre et respecter vos pleurs :

Ce droit inviolable est celui des malheurs.

TANCRÈDE.

Quelle indigne pitié ! Quoi, vous êtes son père,

Et quand j’ai fait périr une fille si chère,

Vous plaignez l’assassin, au lieu de l’immoler !

LUSIGNAN.

Hélas ! je ne pourrais jamais me consoler,

Si ma fille en effet avait trahi sa gloire ;

Mais puisqu’elle remporte une entière victoire

Sur son persécuteur et sur sa trahison,

Mon fils, le désespoir serait hors de saison,

Et ne vous rendrait pas l’objet de votre flamme ;

Ne la faites-vous pas renaître dans votre âme ?

TANCRÈDE.

Je ne la perds pas moins, sans espoir de retour.

LUSIGNAN.

Ne lui rendez-vous pas votre cœur, votre amour,

Et toute votre estime ?

TANCRÈDE.

Hélas ! si je l’adore !...

LUSIGNAN.

Elle a tout retrouvé, si vous l’aimez encore.

TANCRÈDE.

Je ferai plus... Et vous, les instants nous sont chers,

Faites chercher ma fille au fond de ces déserts,

S’il en est temps encore... Ô déplorable père,

Les imprécations faites dans ta colère

Auront eu leur effet !... Je suis si malheureux !...

Allez, et puissiez-vous remplir mes derniers vœux !

Lusignan sort.

 

 

Scène IX

 

TANCRÈDE, seul, à côté d’un monument, sous lequel Mélisende et Sidonie sont cachées

 

Et nous, ne songeons plus qu’à rejoindre sa mère.

Oui, je te prouverai combien tu me fus chère...

Écartons nous ; cherchons, au fond de ces forêts,

À nous mettre à l’abri des regards indiscrets,

Et des soins qu’on prendrait pour conserver ma vie

Chère épouse, en quel lieu me fûtes-vous ravie ?

Heureux, si je pouvais trouver l’endroit fatal !...

Il aperçoit un monument.

Quel est ce monument ?...

Il lit l’inscription.

« À l’amour conjugal.

« C’est ici que repose une épouse fidèle,

« En attendant l’objet de sa flamme immortelle. »

Oui, je te suis. Ta mort et la mienne, en ce jour,

Seront également l’ouvrage de l’amour.

Je meurs pour t’aller rendre un éternel hommage.

Trop heureux d’expirer aux pieds de ton image,

Et qu’un même tombeau...

Il va pour se frapper.

 

 

Scène X

 

TANCRÈDE, LUSIGNAN, MÉLISENDE et SIDONIE, se levant et arrêtant le bras de Tancrède

 

SIDONIE.

Mon père !...

MÉLISENDE.

Cher époux !...

TANCRÈDE, désarmé.

Qu’entends-je... Quel prodige a suspendu mes coups ?

MÉLISENDE.

Tancrède, reconnais ta fille et ton épouse.

TANCRÈDE.

Qui vous a pu sauver de ma fureur jalouse ?

MÉLISENDE.

Mélusine et mon père ont conservé nos jours.

TANCRÈDE.

Ah ! que ne dois-je pas à leur divin secours !

Vous vivez l’une et l’autre ! Ô ma chère famille !

Je me retrouve encore entre vous et ma fille,

Et je lis dans vos yeux un pardon généreux.

MÉLISENDE, en embrassant son époux.

Va, l’amour qui pardonne est encor trop heureux.

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