La Pendule (Louis-Émile VANDERBURCH)
Comédie-vaudeville en un acte, imitée des Contes de Ducray-Dumesnil.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de M. Comte, le 3 décembre 1830.
Personnages
FÉLIX, jeune peintre
PAULINE, sa femme
EMMA, leur enfant
LUCIEN, leur enfant
JULIE, bonne des enfants
LABROSSE, vieux frotteur
La scène est à Paris, dans un salon élégant servant d’atelier à Félix. En scène quelques meubles à la mode, une pendule sur une cheminée à droite : à gauche, un tableau sur un chevalet et recouvert par une toile verte.
Scène première
LABROSSE, seul, appuyé sur son balai, frottant l’appartement
Ouf ! chien de métier ! ça altère en diable : on gagne fameusement son pourboire dans mon état, et les bourgeois ne vous en donnent pas souvent. J’avais moins de peine quand j’étais au régiment : je frottais ma giberne et c’était fini.
Après un moment de repos, il se remet à frotter.
Ah ! si j’avais seulement autant de pièces de 20 sous que j’ai fait de zigzags comme ça sur un parquet : je me cahoterais dans une bonne voiture, et ça serait moi qui ferais frotter ma chambre : allons courage !
Air : J’en ouvrais.
Frottons fort. (bis.)
Courage,
À l’ouvrage,
Encor
Un petit effort.
Frottons fort. (bis.)
Puisque l’travail est un trésor.
Je n’menrichis pas
Et j’ fais bien des pas :
Un danseur
A plus de bonheur :
Valsons, tenons bon,
S’lon
Un vieux dicton,
La fortune est sous not’ talon :
Frottons fort, etc.
Sur tous ces parquets
Cirés à grands frais,
Combien d’tâch’s je vois
Quelquefois !...
J’aperçois encor
Le pied de Mondor,
Que ses banqu’rout’s ont cousu d’or :
Frottons fort. etc.
Ah ! ah ! voyons donc si le tableau de monsieur Félix avance.
Il lève la toile qui couvre le tableau.
Oui, cela ne va pas mal, ce jeune peintre a du talent, il fera son chemin.
Scène II
LABROSSE, JULIE
JULIE.
Eh bien, ne vous gênez pas, M. Labrosse, vous êtes joliment curieux.
LABROSSE.
Ah ! c’est vous, mademoiselle Julie ! bonjour, mademoiselle Julie.
JULIE.
Monsieur n’aurait qu’à rentrer dans un moment comme ça, cela ferait une scène.
LABROSSE.
C’est vrai, c’est vrai... le meilleur homme du monde, mais, vif, emporté, il se fâche pour une mouche qui vole.
JULIE.
Couvrez donc vite ce tableau : voyez la poussière que vous faites, et c’est moi qui serais grondée.
LABROSSE.
Allons, allons, ne nous fâchons pas, mademoiselle Julie : savez-vous que vous êtes bien heureuse, vous servez d’excellents maîtres... C’est un charmant ménage, n’est-ce pas ?
JULIE.
Oui, sans doute, et je peux apprécier leurs qualités mieux que personne, moi, qui ne les ai pas quittés depuis le premier jour de leur mariage.
LABROSSE.
Cela fait votre éloge.
JULIE.
Ils n’étaient pas riches alors.
LABROSSE.
Oh ! non... ils demeuraient là-haut... au rez-de-chaussée du cinquième, deux petites chambres mansardes, et pas seulement de frotteur...
JULIE.
Mais, monsieur a travaillé... les enfants sont arrivés, il a travaillé avec plus d’ardeur encore : aujourd’hui, ils sont à leur aise... faut dire aussi que sa femme l’a bien secondé... Tenez, voyez-vous cette pendule-là ?
LABROSSE.
Eh bien ?...
JULIE.
Combien l’estimeriez-vous, à peu près ?
LABROSSE.
Mais, deux à trois cents francs tout au plus.
JULIE.
Monsieur ne la donnerait pas pour cent louis... c’est... je vous conterai ça une autre fois : ils s’aimaient tant !... C’est qu’il a épousé madame sans un sou de dot.
LABROSSE.
Ah ! dame ! c’était une imprudence.
JULIE.
Bah !... Est-ce que les artistes calculent comme ça ?c’est bon pour les banquiers... les fournisseurs, des gens à argent, voilà tout.
Air : Vaudeville du Premier Prix.
Ils suivent la règle commune :
Esclaves de leurs intérêts,
Ils ne cherchent que la fortune :
Ceux-là ne vous diront jamais :
J’ai l’épouse que je désire,
Un cœur aimant et des vertus :
Ils sont obligés de vous dire :
J’viens d’épouser... cent mille écus.
LABROSSE.
C’est égal, mademoiselle Julie : quelque chose qui sonne a son mérite.
JULIE.
C’est dommage que M. Félix soit si vif, si emporté : quel joli couple ! il faut dire aussi qu’il revient aussi vite qu’il se fâche...
LABROSSE.
Je sais bien qu’il y a par ci, par là de petites castilles... Tenez, cela me rappelle une histoire qui m’est arrivée.
JULIE.
À vous !...
LABROSSE, riant.
Oh ! cela ne m’est pas personnel, puisqu’il s’agit de deux petits animaux domestiques que j’avais dans le temps, et qui se battaient toujours...
JULIE.
Quel diable de conte me faites-vous là ?
LABROSSE.
Non, c’est seulement pour vous dire :
Air : Vaudeville de la Somnambule.
Jadis, en m’mettant en ménage,
J’avais le plus joli des chats :
Puis un canich’ d’humeur brusque et sauvage,
Qui tous les deux ne s’entr’accordaient pas.
Ma foi, j’ donnai le chat à la portière,
Car les matous étaient son fort,
Je portai l’chien à la rivière,
Et depuis c’temps ils sont toujours d’accord.
JULIE.
Jolie comparaison, vraiment... Ah ! j’entends courir et battre du tambour. M. Lucien est réveillé.
Scène III
LABROSSE, JULIE, LUCIEN en petite blouse à la mode, tient un tambour à la main qu’il dépose en entrant
LUCIEN.
Air : Vaudeville des Jolis Soldats.
Quel plaisir j’ai,
Aujourd’hui c’est congé,
Tous mes camarades
Sont en promenades.
Vite partons,
Gambadons
Et Sautons.
Quel plaisir charmant, nous nous battrons.
On s’escrimera d’estoc et de taille
Avec des sabres de fer-blanc.
Rampataplan, pataplan (bis.)
Je veux présider à la bataille,
Rampataplan, pataplan.
Et qu’on remarque mon régiment.
Ma bonne, courons aux Tuileries,
Je suis nommé général ce matin,
Car j’ai gagné deux victoires suivies
Sur les bords du grand bassin.
LABROSSE, riant.
Bah !... deux victoires.
LUCIEN.
Oui, et en présence des grenadiers de la garde nationale, qui étaient là encore.
Reprise.
Quel plaisir j’ai, etc.
JULIE.
Le petit espiègle : il ne pense qu’à la guerre... ah ! s’il n’est pas militaire celui-là.
LUCIEN.
Certainement, que je le serai.
LABROSSE.
Oh ! je vois que M. Lucien sera un gaillard... mais savez-vous que tout n’est pas couleur de rose là-bas.
LUCIEN.
Non ! c’est couleur de feu.
LABROSSE.
Sans compter que l’on mange plus de vache enragée que de brioche.
LUCIEN, se moquant.
Ouiche ! de la vache enragée, on fait accroire ça aux Jean-Jean, pour les intimider : moi, j’irai à la maraude, et je chiperai ce qu’il y aura de meilleur.
JULIE.
Tenez, en attendant tous ces exploits, voilà votre panier : je vais vous conduire à l’école.
Elle lui donne un petit panier.
LUCIEN.
À l’école ! plaisantes-tu ?... aujourd’hui jeudi !... l’école ça fait nix... Tu vas m’habiller en uniforme, et me conduire aux Tuileries... Nous avons une grande revue.
Il fouille dans le panier...
Cependant... les vivres sont toujours bons... je les garde.
Il prend du pain et des poires.
LABROSSE, riant.
Il faut garder une poire pour la soif.
JULIE.
Comment !... c’est déjà jeudi ?... Allez, monsieur Lucien, vos Tuileries, vos combats, tout cela ne m’amuse guère... le jeudi n’est pas un jour de congé pour moi...
LUCIEN.
Bah !... tu causes avec les autres bonnes : d’ailleurs, emporte de l’ouvrage... du feston, n’importe quoi...
JULIE.
Et si, pendant que je travaillerai, vous tombez dans l’eau...
LUCIEN.
On me repêchera.
JULIE.
Et si vous vous cassez une jambe ?
LUCIEN.
On me mènera à l’hôpital.
JULIE.
On n’a jamais le dernier.
LABROSSE.
Morbleu !... si j’avais eu vos dispositions, mon petit camarade, je ne serais pas frotteur aujourd’hui...
LUCIEN.
Oh ! je ferai mon chemin, père Labrosse : vous me verrez avancer... à moins qu’un boulet vienne m’emporter les deux jambes... je marcherai ferme.
Air : Le beau Lycas aimait Thémire.
Déjà je me crois à l’armée,
Je me bats, je sabre partout :
Je marche à travers la fumée
Sans avoir peur de rien du tout,
Droit à l’ennemi je m’avance,
Chacun admire ma vaillance,
Pif, paf, pan, je reviens vainqueur,
Et le général !... quel bonheur !
M’accorde alors pour récompense
Deux gâteaux et la croix d’honneur. (bis.)
JULIE et LABROSSE, riant.
Ah ! ah ! ah !...
LUCIEN.
Tiens ! des gâteaux !... Qu’est-ce que je dis onc ?... c’est bon quand j’étais petit : à présent je suis grand... je suis soldat. Du bon pain de munition.
Il mord dans son pain.
LABROSSE.
C’est un petit troupier fini.
LUCIEN.
Allons, viens donc, ma bonne, songe donc... une grande revue... au moins huit hommes sous es armes...
Il l’entraîne.
JULIE.
Allons, il le faut bien.
LUCIEN.
Adieu, père Labrosse... vous me montrerez à faire l’exercice, n’est-ce pas ?
LABROSSE.
Oui, oui... en attendant je vais frotter le salon.
LUCIEN chante.
Quel plaisir, etc.
Ils sortent.
Scène IV
FÉLIX, PAULINE
PAULINE.
Qu’as-tu, mon ami ? tu parais soucieux.
FÉLIX.
Non, en vérité, ma chère Pauline, je ne me suis jamais senti en aussi bonne humeur que ce matin.
PAULINE.
Tant mieux.
FÉLIX.
Tu me dis cela avec un air de reproche.
PAULINE.
Non, non, c’est que j’ai toujours peur que tu ne te fâches.
FÉLIX se fâchant.
Eh bien !... tu le vois, tu me donnes de l’humeur quand je n’en ai point... tu me cherches des défauts... il semble que tu prennes plaisir à me contrarier.
PAULINE.
Moi, mon ami !
FÉLIX, encore fâché.
Oui... si j’étais aussi susceptible que toi... je te reprocherais ton entêtement, ton peu de confiance en moi.
PAULINE, avec douceur.
Félix... si quelqu’un nous entendait, il croirait que nous nous querellons.
FÉLIX, revenant.
Tu as raison... allons, j’ai tort... Mais pourquoi diable aussi, prends-tu plaisir âme taquiner... Je suis... un peu vif, je le sais : fais du moins semblant de ne pas t’en apercevoir.
PAULINE.
Soyons justes... ne ferais-tu pas mieux de chercher à te corriger... puisque tu conviens que c’est un défaut ?...
FÉLIX, d’abord vivement, et se radoucissant peu à peu.
Tu vas encore revenir là-dessus !... Ah ! quelle femme !... Oui, oui, ma bonne amie... c’est un défaut, un grand défaut : mais... c’est dans le sang, vois-tu... On n’est pas toujours maître de soi... Je donnerais tout au monde pour savoir me contraindre. Mais le caractère, l’habitude... Il faut s’y prendre dans la jeunesse : à mon âge, on ne se refait plus.
Air : En amour comme en amitié.
Quand déjà quelques cheveux blancs
Sont venus argenter ma tête,
Pour corriger de funestes penchants,
Hélas ! c’est vainement qu’aujourd’hui je m’apprête.
Toujours remettre au lendemain
Est un moyen trop peu sage sans doute :
Il n’est plus temps de prendre une autre route
Lorsqu’on a fait la moitié du chemin.
PAULINE.
Ne parlons plus de tout cela : nous avons l’air de deux enfants... Es-tu décidé à mettre notre petit diable de Lucien au collège ?
FÉLIX.
Ce fut toujours ma plus chère envie... Tu le sais, ma Pauline, je ne désire la fortune que pour assurer un sort heureux à nos enfants. Efforts, travail, rien ne me coûte, et je ne sais si c’est mon amour-propre de père qui parle, mais il me semble que ce petit drôle-là fera quelque chose.
PAULINE.
Je le crois aussi, et j’approuve ton projet, de commencer ses études de bonne heure.
FÉLIX.
Mais je te laisse ta fille... Cette chère Emma, c’est tout ton portrait : où pourrait-elle avoir une meilleure éducation qu’auprès de toi ?
PAULINE, souriant.
Tu me flattes, mais je te laisse faire... Je vois d’ailleurs que tu me rends justice.
À part.
Ah ! s’il était toujours comme cela !
FÉLIX, avec abandon.
Je ne te rends pas malheureuse, n’est-ce pas ?
PAULINE.
Peux-tu me le demander ! quand toute ta famille te doit son aisance, son bonheur... car nous ne sommes plus seuls.
Air : Ah ! de plaisir je sens couler mes pleurs. (Henri IV.)
Ces chers enfants pour nous sont un trésor :
Ô mon ami, du sort pourquoi nous plaindre !
Tu les verrais nous consoler encor
Si le malheur jamais venait à nous atteindre.
Quoiqu’un peu vif, déjà dans mon Lucien,
Je reconnais le bon cœur de son père.
FÉLIX avec tendresse, et lui prenant la main.
Pour son bonheur un jour, et pour le mien,
Ah ! j’aime mieux qu’il ressemble à sa mère.
PAULINE.
Encore des compliments !... ah ! tu veux me gâter aussi.
Elle regarde vers la porte.
Voilà notre Emma.
Scène V
FÉLIX, PAULINE, EMMA, en toilette du matin
EMMA, accourant.
Ah ! tu es ici !... eh bien... tu ne t’habilles pas ? Nous ne serons jamais prêtes : à quelle heure sortirons-nous donc ?...
PAULINE s’approchant d’elle.
Chut !...
EMMA.
Ah ! mon papa est là !
Haut.
Bonjour, mon papa.
FÉLIX.
Bonjour ma fille... mais qu’as-tu-donc ? pourquoi cet air de mystère ?
EMMA.
Ce n’est pas un air du tout, mon papa... c’est que... je ne savais pas... maman m’avait promis...
Pauline lui fait signe de se taire.
FÉLIX, mécontent.
Bien ! je vois que l’on se cache de moi.
PAULINE.
Mais non.
FÉLIX, froidement.
Cela suffit... Puisque l’on ne me juge pas digne d’être dans la confidence... je me retire. Je respecte votre secret, madame... je ne suis rien dans la maison... rien du tout.
PAULINE.
Mais, mon ami.
FÉLIX, concentre.
Apprenez à votre fille l’art de la dissimulation : elle est toute portée à faire des progrès rapides.
Il sort.
Scène VI
PAULINE, ΕΜΜΑ
EMMA.
Le voilà qui boude ! mon Dieu ! que j’ai été maladroite !
PAULINE.
Ce n’est rien : mais tu es une petite étourdie... ton empressement t’a trahie... il est encore de bonne heure, nous avons bien le temps.
EMMA.
Nous attendrons qu’il soit sorti.
PAULINE.
Nous verrons : en attendant, si nous prenions notre leçon de géographie ?
EMMA.
Je le veux bien. Oh ! je suis prête... j’ai étudié hier toute la soirée, pour n’avoir rien à faire ce matin.
PAULINE.
Eh bien ! prends ton atlas : nous en sommes, je crois, à la Turquie d’Europe.
EMMA prend un atlas et s’assied.
Oui. Dis donc, petite maman, tout en me faisant répéter, tu pourrais te coiffer : cela serait autant de fait.
PAULINE, allant vers la glace.
Tu m’en donnes l’idée : commençons. Quelles sont les bornes de la Turquie d’Europe ?
EMMA, distraite.
Au nord, la Russie et l’Autriche : au sud, la Méditerranée, à l’est, la mer Noire : à l’ouest, la mer Adriatique... Je crois que tu n’as pas assez de papillotes...
PAULINE.
Tu crois : oh ! on porte des chapeaux si couverts !... Voyons, quelles sont les principales provinces.
Emma s’est levée après avoir posé son livre sur la chaise : elle est derrière sa mère occupée à se coiffer aussi.
EMMA, retournant vite à sa place.
Ce sont, la Moldavie, la Valachie, la Bulgarie, la Servie, l’Albanie, la Morée. Dis-donc, petite mère, y a-t-il des cachemires dans ce pays-là ?
PAULINE.
Sans doute, et même de forts beaux.
EMMA.
Quel dommage que les habitants soient si barbares !
PAULINE, se rapprochant de l’avant-scène, et souriant en se parlant à elle-même.
Pauline ! vous êtes coquette, vous oubliez que vous êtes mère : profitez, si vous êtes sage, de cette leçon de géographie.
Air : De l’Angélus.
Ah ! si mon époux était là !
Il aurait droit d’être en colère.
Jeune encor, songeons bien déjà
Qu’il ne faut plus chercher à plaire. (bis.)
La toilette sait rehausser
L’éclat d’une femme gentille...
Avec un soupir.
On n’a plus le temps d’y penser,
Quand on est mère de famille.
EMMA, s’approchant.
Qu’as tu-donc, maman ? te voilà rêveuse.
PAULINE.
Oui, c’est une réflexion que je faisais : parlons raison : ma fille, il ne faut pas tant de parure pour aller dans un magasin de la rue du Coq.
EMMA, malignement.
Et il ne faut pas tant de géographie pour faire ce voyage-là.
Pauline s’assied, et prend sa fille auprès d’elle.
PAULINE.
Mon Emma, quelque soit le caractère souvent un peu vif de ton père, respecte-le, ne lui suppose jamais de torts... personne n’est exempt de reproches.
EMMA.
Pourquoi me dis-tu-cela ?
PAULINE.
C’est un souvenir... tu n’es plus un enfant, je puis raisonner avec toi. Tiens, regarde cette pendule, elle me rappelle l’un des plus beaux jours de ma vie... Si tu savais comme ton père est bon, généreux !
EMMA.
Malheureusement, il se fâche pour la moindre chose.
PAULINE.
Tu oublieras ce petit travers, quand tu connaîtras toutes ses bonnes qualités. Écoute-moi. Félix étudiait encore la peinture : tout en suivant ses cours, il donnait des leçons pour ne rien coûter à ses parents, qui n’étaient pas riches : j’étais moi-même une de ses élèves.
ΕΜΜΑ.
Toi, maman !
PAULINE.
Je perdis dans la même année, mon père et ma mère. J’étais bien jeune : orpheline, sans fortune, je songeais à entrer comme sous-maîtresse dans un pensionnat.
EMMA, émue.
Pauvre maman !
PAULINE.
Félix connaissait mes peines, il vint me trouver : Mademoiselle, me dit-il, la délicatesse m’empêche de vous offrir mes leçons gratuitement : mais j’admire votre résignation, comme je plains votre malheur : ayez confiance en moi : je suis artiste j’ai quelque talent et beaucoup de courage : je suis un peu brusque, mais j’ai un bon cœur : confiez moi votre sort, accordez-moi votre main ?... Je fus touchée de sa franchise : deux mois après, nous fûmes unis.
EMMA.
Ah ! je lui pardonne bien maintenant de m’avoir quelquefois grondée injustement.
PAULINE.
Notre petit ménage fut d’abord bien modeste : son travail et mon économie nous ont tout donné. Des objets de luxe qui nous manquaient, ce qu’il désirait le plus, c’était une pendule. Je me mis à travailler en secret : et enfin... un certain jour de sa fête, il trouva celle-là sur la cheminée... Tu juges de sa surprise, de sa joie ! Il m’embrassa en pleurant, il me jura de ne jamais oublier ce qu’il appelait un sacrifice : et moi, qui lui devais tant... j’étais plus contente que lui.
EMMA, émue.
Ah ! maman, tu me fais pleurer.
PAULINE.
Je ne te raconte pas cela pour te faire mon éloge, mais pour t’apprendre le plaisir que l’on goûte dans le sentiment si doux de la reconnaissance.
Air : De Téniers.
Ô mon enfant ! chéris toujours ton père :
La nature t’en fait la loi.
EMMA.
Je le sais, ô ma tendre mère :
Mais puis-je, hélas, le chérir plus que toi ?
Quand tu m’as donné l’existence
Et l’exemple de tes vertus,
Pour l’avenir tu formes mon enfance :
Je dois donc t’aimer deux fois plus.
Scène VII
PAULINE, ΕΜΜΑ, FÉLIX
FÉLIX.
Vous êtes encore ici !... j’en suis enchanté... Pardonne-moi, Pauline... je t’ai contrariée : j’ai eu tort... Viens m’embrasser, Emma...
EMMA, courant à lui.
Ah ! de tout mon cœur...
PAULINE.
Il s’irrite facilement... mais il revient tout de suite...
FÉLIX.
Tu ne m’en veux pas ?...
PAULINE.
Jamais... Tu vas travailler ?...
FÉLIX.,
Oui... je devrais déjà avoir fini ce tableau...
PAULINE.
Eh bien, nous te laissons... Emma et moi nous sortons...
FÉLIX.
Allez-vous bien loin ?...
PAULINE.
À deux pas... nous traversons le pont des Arts...
FÉLIX.
C’est à merveille... nous irons ensemble, et en revenant j’entrerai au Musée...
EMMA, bas à Pauline.
Mais, maman, il ne faut pas qu’il sache...
PAULINE.
Je crains que nous ne te fassions trop attendre...
FÉLIX, se fâchant.
Encore des chuchoteries... du mystère !... Pauline, cela me déplaît.
PAULINE.
Comment ! voilà encore que tu te fâches !
EMMA, avec crainte.
Mon papa !
FÉLIX.
Je ne me fâche pas... mais je trouve si ridicule qu’on s’obstine comme cela... Enfin... je veux savoir où vous allez...
PAULINE.
Je veux !... Tu supposes donc que je puisse avoir tort... ou mériter un reproche !
FÉLIX.
Je ne suppose rien... mais dis-moi où tu vas... Certainement, si cette sortie singulière ne cachait pas quelque chose... quelques emplettes que l’on veut faire à mon insu...
PAULINE.
Précisément !... une emplette.
FÉLIX.
Là... je l’aurais parié... et quelle emplette ?
PAULINE.
Vous le saurez peut-être à notre retour... Viens, ma fille.
Elle sort avec Emma.
Scène VIII
FÉLIX
C’est se jouer de moi !... c’est abominable !... Elle me traite comme un mari avare, comme un tyran... Pourquoi ne pas me dire tout de suite ?... Eh bien, oui, je suis un tyran :... j’ai tort encore cette fois... Mais quel entêtement aussi !... Elle est fort entêtée, ma femme... et moi, je ne suis qu’un bourru... un diable... Ah ! travaillons... cela me calmera peut-être...
Il va à son tableau.
Qu’on est malheureux d’avoir un caractère comme cela !...
Il travaille.
Je n’ai plus que deux jours de besogne.
Blanche de Castille ouvrant les portes aux prisonniers.
Je crois que mon tableau plaira... Il y a peut-être une médaille à côté... peut-être une décoration... cette idée me rend ma bonne humeur.
Air : Non chevalier (Léonie, romance.)
Dieu des beaux-arts, de ton divin flambeau
Viens animer ma toile et mon pinceau !
Tu sais aussi nous donner la victoire,
Et nous guider au livre de l’histoire.
Mars a couronné nos guerriers :
Ah ! dans vos nobles ateliers
Allez réveiller le génie !
Enfants des arts, pour la patrie,
À votre tour, moissonnez des lauriers.
De nos soldats les noms et les travaux
De l’univers ont frappé les échos :
Pendant la paix, parlons encore au monde,
Qu’à notre gloire une gloire réponde.
Oui, loin des combats meurtriers,
Je vois de nouveaux chevaliers
Sous la bannière du génie.
Enfants des arts, pour la patrie
À votre tour moissonnez des lauriers.
Il travaille à plusieurs reprises.
Je suis plus content... Non, je suis en colère... je m’en veux encore...
Scène IX
FÉLIX, LUCIEN, en petit uniforme de lancier
LUCIEN.
Papa, fais-moi des moustaches.
FÉLIX, travaillant toujours.
Vas te promener.
LUCIEN.
Précisément, c’est pour cela... ça me donnera une tournure... Mes camarades...
FÉLIX.
Laisse-moi donc tranquille...
LUCIEN.
Mon petit papa, je t’en prie...
FÉLIX.
Vas-t’en... tu vois bien que je travaille...
LUCIEN.
Mon papa, rien que deux petites...
FÉLIX, se fâchant.
Quel ennui !...
LUCIEN.
Fâche-toi, mais fais-moi des moustaches.
FÉLIX.
Voilà un petit drôle bien tenace.
LULIEN.
Avec ton pinceau, c’est bien facile...
FÉLIX.
Voyons, approche...
À part.
Parbleu ! je l’attraperai bien : de l’eau claire ne le barbouillera pas.
Lucien tient sa tête haute : Félix trempe son pinceau dans l’eau, et le lui passe sur la joue.
LUCIEN.
Un peu relevées et bien noires.
FÉLIX, souriant.
Voilà ce que c’est : tu vas faire peur à tout le monde.
LUCIEN.
Tant mieux !
FÉLIX, regardant son tableau.
Laissons sécher ces demi-teintes : plus tard, je placerai mes glacis...
À Lucien.
Adieu, capitaine.
LUCIEN, la main au schako.
Salut, mon père !...
Scène X
LUCIEN, seul
C’est fini, me voilà troupier... habit, veste, culotte... jusqu’aux moustaches : mon fourniment est complet.
Air : Je ne suis plus Jean-Jean.
Je prends pour état
L’état militaire :
Je serai soldat,
Je ferai la guerre.
J’ai mon escadron
De cavalerie,
Grosse artillerie,
Lancier ou dragon.
Bon, bon, bon, j’entends le canon :
Bon, bon, bon, quel beau carillon !
Malgré la mitraille,
Gagnons la bataille !...
Le commandant est là, qui crie : « En avant par quatre... chargez !...
Ah ! le bel état
Que d’être soldat !
Il fait diverses petites évolutions sur les ritournelles.
On revient au camp,
L’on y fait bombance :
Faute de pain blanc
Et d’autre pitance,
Nous nous régalons
De pommes de terre :
Et la bonne eau claire
Fait les bons lurons.
Les repas ne sont pas bien long ;
On n’a pas d’indigestion.
Pour la bonne bouche,
Par terre on se couche.
Il y a des farceurs de conscrits qui ont l’air de dire : tiens, ça n’est guère amusant le service !... dame !... écoutez donc, mes enfants, à la guerre, comme à la guerre !
Ah ! le bel état
Que d’être soldat !
Je voudrais déjà y être... Voyons, combien de temps faut-il que j’attende encore ? J’ai sept ans et demie. Il faut avoir dix-huit ans.
Il calcule sur ses doigts.
En dix-huit... c’est-à-dire, de dix-huit paie 7 1/2, reste... diable, diable de soustraction ! reste. Il... non, non, reste 10 1/2... Quel bonheur ! je n’ai plus que dix ans et demie à attendre...
Il fait encore quelques gambades, et écoute à une des portes latérales.
Ah ! il paraît que maman et ma sœur sont rentrées.
Scène XI
LUCIEN, EMMA, habillée
EMMA, accourant.
Papa n’est pas ici, bon !
LUCIEN.
Dis-donc, Maman ?
Il s’avance en face d’elle, et lui fait la moue.
Hou !
EMMA.
Eh bien !... quoi ?
LUCIEN.
Quoi ?... regarde moi-donc... hou !
Même jeu.
EMMA.
Hou ! qu’est-ce que ça veut dire ?
LUCIEN.
Est-elle bête ! Regarde, là... hou !
Idem.
EMMA.
Monsieur Lucien, je vous prie de finir et de ne pas me faire peur.
LUCIEN.
Oh ! la poltronne ! hou ! hou ! hou !
Il la poursuit, croyant toujours lui faire peur avec ses moustaches.
EMMA, courant çà et là.
Maman, ma bonne ! faites donc finir monsieur Lucien.
Scène XII
LUCIEN, EMMA, LABROSSE, son bâton à frotter à la main
LABROSSE.
Qu’est-ce donc ? quel tapage ? est-ce que vous livrez bataille, M. Lucien ?
LUCIEN, même jeu.
Lui, c’est un vieux grognard... mais c’est égal : hou !...
LABROSSE.
Hou ! est-ce que vous êtes fou ?
LUCIEN, le sabre à la main.
Hou ! rends-toi, Cosaque !
Il fait reculer Labrosse, qui se garantit avec son bâton.
Scène XIII
LUCIEN, EMMA, LABROSSE, JULIE
LABROSSE, appelant.
Mademoiselle Julie ! mademoiselle Julie, venez ; M. Lucien est incommodé !
JULIE, accourant.
Comment ! ah mon Dieu, comme il est rouge !
LUCIEN, riant.
Ah ! ah ! révolution complète !
Faisant peur à Julie.
Ma bonne, hou...
JULIE.
Quelles grimaces...
EMMA, qui s’est cachée derrière un fauteuil.
Ma bonne, je crois que je me trouve mal...
JULIE.
Vous aussi... ô ciel ! madame, madame, accourez, vos enfants ont des convulsions.
EMMA, LABROSSE, JULIE.
Au secours ! au secours.
Scène XIV
LUCIEN, EMMA, LABROSSE, JULIE, PAULINE, arrivant par une porte latérale, FÉLIX, entrant par le fond
PAULINE.
Quels cris ! qu’est-il arrivé ?
JULIE.
Lucien a des attaques de nerfs.
PAULINE.
Grand Dieu ! Courez vite chez le docteur !
FÉLIX.
Ciel ! mon fils !
LUCIEN, riant.
Eh non, je n’ai rien : ce sont eux qui ont peur de mes moustaches.
PAULINE.
Ses moustaches.
JULIE.
Vous voyez ; il ne sait ce qu’il dit.
LABROSSE.
Il a perdu la tête.
FÉLIX.
Ah ! je devine tout. Soyez sans inquiétude, je vais le guérir, moi.
Il prend Lucien dans ses bras, et le présente devant la glace.
TOUS.
Que fait-il ?
FÉLIX.
Puisque tu effrayes si bien tout le monde, mon garçon, voyons si tu te feras peur à toi-même.
LUCIEN.
Ah ! je n’ai pas de moustaches !
FÉLIX, le déposant à terre.
Ce n’était que de l’eau.
TOUS, riant.
Ah ! ah, ah.
LUCIEN, furieux.
Par exemple ! c’est affreux, se moquer de moi comme ça
Pleurant presque.
c’est une perfidie : si ce n’était pas mon papa, il aurait affaire à moi.
TOUS, riant.
Ah ! ha !
EMMA, suivant Lucien qui sort.
Console-toi, mon pauvre Lucien, puisque tu désires tant des moustaches, je t’en achèterai une petite paire aux étrennes.
JULIE, à part, sortant.
Si cet événement-là pouvait m’exempter de la grande revue !
LABROSSE.
Tant tués que blessés, il n’y a personne à l’ambulance : je vais finir la chambre à coucher.
Il sort.
Scène XV
FÉLIX, PAULINE
Félix est rêveur.
PAULINE.
Te voilà dans tes rêveries ?
FÉLIX.
Je suis fort mécontent : mon tableau sera mal exposé dans un coin ; un jour détestable... Toujours des faveurs, des passe-droits, l’intrigue.
PAULINE, avec douceur.
Elle a beau faire : le talent est là.
FÉLIX.
Il me semble qu’une composition comme la mienne vaut bien les croûtes de messieurs tels et tels.
PAULINE.
Ceux-là ne sont point couronnés.
FÉLIX.
Il faut avouer que tu te plais bien aussi à me contrarier.
PAULINE.
Tu seras assez injuste pour t’en prendre à moi.
FÉLIX.
Injuste : c’est cela ! injuste, parce que j’y vois clair ; parce que je n’approuve pas les folles dépenses de ma femme.
PAULINE, avec froideur.
Je ne dirai pas injuste, Félix : cette fois c’est de l’absurdité.
FÉLIX.
Eh ! madame, niez donc que vous ne soyez point sortie avec votre fille, me faisant, je ne sais pour quel motif, un secret de vos intentions. Vous avez fait des emplettes. Le portier vous a vus rentrer avec un commissionnaire, qui était passablement chargé. Je suis absurde, madame.
PAULINE, se fâchant aussi.
Le portier est un sot, et vous, un homme cruel.
FÉLIX.
Eh bien, qu’avez-vous acheté ?
PAULINE.
Je ne vous le dirai pas.
FÉLIX.
Je prétends le savoir.
PAULINE.
Non, je ne serai point assez faible pour céder toujours !
FÉLIX.
Quel entêtement !
PAULINE.
Quelle barbarie !
FÉLIX, déchirant son gant.
Madame, je suis le maître absolu chez moi : ne l’oubliez pas.
PAULINE, émue.
Dites le despote, monsieur, cela sera plus vrai encore.
FÉLIX, s’animant plus.
Ah ! c’est le comble de l’injure ! Une femme, pour laquelle j’ai tout sacrifié... Retirez-vous, laissez-moi : je sais que je suis prompt, violent même ; mais on ne peut me reprocher l’hypocrisie, la fausseté... Voilà ma récompense,
Hors de lui.
épouse ingrate !
PAULINE, à part.
Moi, ingrate !
FÉLIX.
Oui, je le dis encore : ingrate, et de plus, coupable ; car vous ne donnez à votre fille que le goût de la dépense.
Scène XVI
FÉLIX, PAULINE, LUCIEN, EMMA
LUCIEN, bas à Emma.
Sois tranquille, je ne dirai rien.
EMMA, bas à Lucien.
Oh ! mon Dieu ! ils sont en querelle.
ENSEMBLE, se faisant signe.
Chut !
Ils se tiennent vers le fond, et suivent avec inquiétude tous les mouvements de leurs parents.
FÉLIX.
Eh bien, madame, vous ne dites rien ? vous restez confondue ? Mais, répondez donc, madame, répondez donc !
PAULINE.
Je me tais, car vous me faites pitié.
FÉLIX.
Pitié ! ah ! c’est trop fort... Madame, je ne puis pas vivre comme cela : vous m’y forcez... vous le désiriez... peut-être... Soyez satisfaite... Qu’une séparation...
PAULINE, exaspérée.
Ah ! malheureux ! quel mot as-tu prononcé ?
FÉLIX, la repoussant.
Laissez-moi ! laissez-moi !
PAULINE, s’éloignant.
Fuis, toi-même, si tu en as le courage.
Ils se dirigent chacun vers les deux portes latérales, opposées. Les enfants se placent doucement en avant de ces portes : Emma, du côté où va entrer Félix ; Lucien, du côté où va passer Pauline.
FÉLIX, à part.
Que je souffre !
PAULINE, revenant.
Air : J’en guette un petit de mon âge.
Nous séparer !... ô ciel ! qu’oses-tu dire
Ce mot affreux qui vient glacer mon cœur ?...
FÉLIX, l’évitant.
Oui, lorsqu’ici vous causez mon délire,
Je veux briser un joug plein de rigueur...
Ils se trouvent chacun à la porte, les deux enfants les arrêtent au passage, et tombent en même temps à leurs genoux.
LUCIEN, avec émotion, à Pauline.
Quoi ! se peut-il ? fuir notre tendre père ?...
Arrêtez !...
EMMA, pleurant, à Félix.
Ô mon cher papa !
L’oubliez-vous ? dans cette chambre-là,
On n’entre jamais en colère.
PAULINE et FÉLIX.
Ah ! mes enfants !
Ils les relèvent et les embrassent.
PAULINE.
Tu ne m’a jamais si mal jugée qu’aujourd’hui : oui, tant d’injustice me révolte...
FÉLIX.
Devant vos enfants, madame, vous me compromettez, vous vous compromettez vous-même.
EMMA.
Maman.
LUCIEN.
Mon papa.
FÉLIX, voulant sortir.
C’en est fait, adieu.
EMMA et LUCIEN, le retenant.
Tu veux nous quitter.
FÉLIX, abattu.
Je ne suis plus à moi,
S’animant.
Lucien, tu resteras avec moi. Je garde mon fils, c’est le moins qu’il me console quand sa mère. Ah, je paie bien cher dix ans de calme et de bonheur.
PAULINE, anéantie.
Le croirai-je ? est-ce bien lui qui parle ?
LUCIEN et EMMA, pleurant.
Papa ! reste, je t’en prie !
FÉLIX, furieux.
Lucien, suivez-moi, je le veux.
Il le tient par lu main et veut l’entrainer. Lucien s’échappe et court se jeter dans les bras de Pauline.
LUCIEN.
Maman, la quitter !... jamais, non, jamais !
Félix va pour le ramener à lui, la pendule sonne deux heures. Pauline, Félix et Emma la regardent avec émotion. Après un moment de silence, Pauline s’approche de Félix en lui montrant du geste la pendule.
PAULINE.
Air : Mais j’y laissais un ami (S. Caleb.)
Te souvient-il, ce temps est loin du nôtre,
Du temps heureux où tu fus mon époux ?
Nous n’avions rien alors ni l’un ni l’autre ;
Mais nous aimer était un bien si doux !...
De tes enfants encor chaque caresse
Doit à ton cœur porter un souvenir...
Ah ! les devoirs qu’impose la tendresse
Pour toi sont-ils si cruels à remplir !
FÉLIX, ému.
Pauline !...
PAULINE.
Tu veux que je te pardonne ?...
Se jetant dans ses bras.
C’est déjà fait.
FÉLIX regarde, Pauline s’essuie les yeux, et, après un court silence.
Ah !...
Ils s’approchent de lui, et forment un groupe.
Même Air.
Il m’en souvient, oui, ma fidèle amie,
Oui, je reçus et ton cœur et ta foi.
Non, que jamais la discorde ennemie
Ne vienne ici nous infliger sa loi.
Épouse, enfants, vous, mon bonheur suprême,
Ah ! dans mes bras je veux vous retenir...
Vous chérir tous est un devoir que j’aime,
Et ce devoir je saurai le remplir.
Il les embrasse.
EMMA.
À la bonne heure !... Ah ! que je suis contente.
LUCIEN.
Et moi qui pleurais comme un enfant ! un militaire !... C’est que je pleure encore : c’est drôle !
PAULINE, émue.
Ton cœur vaut mieux que ta tête, va ; je le savais bien.
LUCIEN.
Cette fois, c’est pour de bon, j’espère...
À part.
Eh bien, la pendule en a fait plus que nous.
PAULINE.
Chut ! voici les domestiques : qu’ils ne soupçonnent même pas...
Scène XVII
FÉLIX, PAULINE, LUCIEN, EMMA, JULIE, LABROSSE
Ils apportent des bouquets que les enfants s’empressent de prendre à la main, et tiennent à eux deux une boîte à couleurs en acajou, qu’ils présentent à Félix.
JULIE et LABROSSE.
Air : De la Muette.
Célébrons, en ce jour de fête,
Le bon maîtr’, que nous chérissons :
Et que ces fleurs soient l’interprète
De l’amour que nous lui portons.
Reprise en CHŒUR.
Célébrons, etc.
FÉLIX, surpris.
Qu’est-ce donc, que signifie ?... ma fête !... ah ! je l’avais oublié.
On lui offre des bouquets.
LUCIEN.
J’étais dans le secret depuis une demi-heure, et je n’ai rien dit.
FÉLIX.
Merci, mes amis... Que vois-je ? une magnifique boîte à couleurs.
PAULINE.
C’est le fruit de notre travail secret : car Emma a mis sa part dans cette emplette, qui offensait si fort quelqu’un de notre connaissance.
LUCIEN.
Moi, je n’y ai pas travaillé, mais tout mon boursicot y a passé.
FÉLIX.
Ah ! Pauline ! je suis trop coupable ; quelle leçon !
PAULINE, souriant.
Silence ! nous ne sommes pas seuls.
EMMA, bas à Félix.
Méchant, qui voulait nous ôter notre surprise.
CHŒUR.
Célébrons, etc.
PAULINE, au public.
Air : Permettez, je vous en supplie.
Le jour d’une pièce nouvelle,
Nous craignons tous, avec raison,
Que, malgré nos soins, notre zèle,
Le temps ne nous semble un peu long.
L’aiguille, hélas ! trop lentement circule.
Pendant une heure on peut bien s’ennuyer :
Ah ! chaque soir, puisse notre pendule,
Messieurs, vous la faire oublier.
CHŒUR.
Célébrons, etc.