La Parisienne en Espagne (Marc-Antoine-Madeleine DÉSAUGIERS - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en un acte, tirée d’un Conte de Lafontaine.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 12 septembre 1822.

 

Personnages

 

DON GUSMAN, gouverneur de Burgos

DON MENDOCE, seigneur espagnol

SÉNANGES, officier français

CÉLANIE, jeune française, nièce de Gusman

LISETTE, sa suivante

LŒILLADE, valet de Sénanges

UN DOMESTIQUE

ALGUAZILS

SUITE, etc.

 

La scène se passe à Burgos, en Espagne.

 

Le Théâtre représente un riche salon 3 terminé par une galerie vitrée, qui donne sur un jardin ; l’entrée est au milieu. Sur les deux cotés de la scène, au second plan, est un pavillon saillant, dont la porte fait face à l’acteur et la fenêtre au public. Les deux fenêtres sont grillées extérieurement. Tout au haut de chaque pavillon est un œil de bœuf dont la vitre s’ouvre et se ferme. Un guéridon est devant chaque fenêtre, disposé pour recevoir des flambeaux. L’appartement de Célanie est censé avoir sa porte derrière le pavillon, à la gauche du Public.

 

 

Scène première

 

CÉLANIE, GUSMAN

 

CÉLANIE.

Air : De la fausse magie. (Duo.)

Non, non, non, je vous te répète.

GUSMAN.

Bon, bon, c’est une affaire faite.

CÉLANIE.

Non.

GUSMAN.

Non ?

CÉLANIE.

Non.

GUSMAN.

Non ? oh ! quelle tête ?

CÉLANIE.

Non.

GUSMAN.

Non ?

CÉLANIE.

Non.

GUSMAN.

Non ? oh ! quelle tête !
Se peut-il que l’on rejette
Un époux de ce nom ?

CÉLANIE.

Eh ! que m’importe son nom,
Si son ton,
Son caractère,
N’ont pas le don
De me plaire ?

GUSMAN.

Moi je lui trouve au contraire
Tout pour plaire.
Est-on plus riche et plus galant ?

CÉLANIE.

Est-on plus sot, plus suffisant ?

GUSMAN.

Il t’adore.

CÉLANIE.

Je l’abhorre.

Ensemble.

GUSMAN.

N’importe, il aura ta main,
Et dès demain.

CÉLANIE.

Ah ! certes il se flatte en vain
D’avoir ma main.

Duo.

GUSMAN.

C’est à mes soins que mon frère,
Par acte testamentaire,
Vous a remise en mourant.

CÉLANIE.

Soyez donc mon second père,
Au lieu d’être mon tyran.

GUSMAN.

Ô comble d’ingratitude !
Quand je fais ma seule étude
De prévenir tous ses goûts.

CÉLANIE.

Si mon sort vous intéresse,
Ah ! laissez-moi la maîtresse.
De choisir un autre époux.

GUSMAN.

De la naissance.

CÉLANIE.

De l’ignorance.

GUSMAN.

De l’opulence.

CÉLANIE.

De l’importance.

GUSMAN.

De la vaillance.

CÉLANIE.

De la jactance.

GUSMAN et CÉLANIE, avec une expression différente.

D’une si belle alliance
Qui ne serait pas jaloux ?

GUSMAN.

Refuser un descendant du grand Soto-Mayor.

CÉLANIE.

Je suis française, et n’épouserai qu’un français ; eux seuls possèdent le secret de rendre les femmes heureuses.

GUSMAN.

Mais que te manque-t-il donc ici ?

CÉLANIE.

Ce qui me manque ? Vous m’avez privée de ma liberté, de mes plaisirs, de mes amies.

GUSMAN.

De ta liberté ! n’es-tu pas maîtresse d’aller, de venir dans cet appartement, à toutes les heures et toutes les fois que bon te semble ! De tes plaisirs ! n’as-tu pas des cartes et des journaux ? De tes amies ! ne suis-je pas là ?

CÉLANIE, à part.

Oh ! oui, toujours !

Haut.

Mais une compagne, une seule m’était restée ; Lisette, ma pauvre Lisette, dont le dévouement et les services, en France, avaient presque fait mon amie, et vous avez eu la cruauté de m’en séparer.

GUSMAN.

J’avais mes motifs pour cela ; c’était une fine mouche, dont j’ai eu plus d’une fois raison de me défier.

CÉLANIE.

Vous voilà encore avec vos éternels soupçons ! et pour me consoler de cette privation, vous venez me parler d’un mariage...

GUSMAN.

Qui se fera.

CÉLANIE.

Qui ne se fera pas, mon cher oncle ; je ne suis pas venue dans votre gouvernement de Burgos pour me marier, et je vous le répète, ce n’est qu’en France, et à Paris que je me choisirai un époux.

GUSMAN.

À Paris, à Paris ! les voilà bien toutes, quand elles ont une fois respiré l’air contagieux de cette maudite ville ; mais qu’a donc, s’il vous plaît, ce Paris, de si merveilleux ?

CÉLANIE.

Ce qu’il y a ? ce que n’auront jamais toutes les capitales du monde, réunies ensemble.

GUSMAN.

Oui dà... fort heureusement, il m’arrive aujourd’hui même, de l’Aragon, une duègne sûre, intraitable, incorruptible... Voici ses certificats qui sont en règle, et...

CÉLANIE.

Eh ! monsieur, vous pouviez vous en dispenser... Je ne cours aucun risque de séduction dans voire pays, les hommes y sont trop peu à craindre, à commencer par votre Don Mendoce.

GUSMAN.

N’en dites pas de mal ; une fois votre mari, je vous l’abandonne ; vous pourrez vous conformer aux usages de votre chère France ; mais jusques-là...

 

 

Scène II

 

CÉLANIE, GUSMAN, UN VALET

 

UN VALET.

Dona Pédrina demande l’honneur d’être présentée à monsieur le gouverneur.

GUSMAN.

Dona Pédrina ! c’est ma duègne.

À part.

Elle ne pouvait arriver plus à propos.

Haut.

Je vais la recevoir et te la présenter.

 

 

Scène III

 

CÉLANIE, seule

 

Allons, pauvre Célanie, tu n’avais qu’un tuteur... une duègne t’arrive ; que ce soir on condamne ta porte, que demain on grille ta fenêtre... et te voilà aussi heureuse que l’infortunée Rosine que tu applaudissais à Paris, sans le douter qu’un jour cette fable serait ton histoire... si du moins il me survenait un Figaro, ou plutôt si Sénanges pouvait se douter que j’habite l’Espagne comme lui ; mais quelle fatalité ! au moment de nous unir l’un à l’autre, mon père succombe à une maladie qui ne lui permet pas de dicter toutes ses volontés ; bientôt la guerre appelle Sénanges en Espagne ; il me fait ses adieux, désespérant de me revoir jamais... Deux mois après son départ, un oncle qui m’était inconnu, arrive de Burgos, et, en qualité de tuteur, m’amène dans cette ville ; l’espoir d’y retrouver Sénanges adoucit le regret que j’éprouvais de quitter Paris, où toutes les semaines une lettre venait adoucir l’ennui de son absence ; six mois se sont écoulés depuis mon arrivée : aucune nouvelle de lui... et peut-être est-il retourné en France pour y retrouver celle qui espère tous les jours le revoir ici.

Rondeau.

Air : De Viotti. (che joio che contento !)

Reviens, ô toi que j’aime,
Reviens aujourd’hui même
Finir ma peine extrême,
Et rendre enfin l’espérance à mon cœur.
Toi seul as su me plaire,
Seule, je te suis chère,
Française et prisonnière,
Sénanges, en toi j’espère.
Galant et militaire,
Reviens enfin m’apporter le bonheur.
Si c’est vers la plus belle
Que ton penchant t’appelle,
Hélas ! peine cruelle !
L’espoir à tire d’aile
S’envole de mon cœur ;
Mais si la plus fidèle
Doit fixer ton ardeur...
Reviens, ô toi que j’aime,
Reviens aujourd’hui même
Finir ma peine extrême,
Et rendre enfin Célanie au bonheur,
Cédant à ton jeune âge,
Peut être... quel présage !...
Bannissons cette image,
Et du plus doux lien,
M’apportant l’heureux gage,
Sénanges, si ton cœur ressemble au mien...
Reviens, ô toi que j’aime,
Reviens aujourd’hui même,
Calmant ma peine extrême,
Reprendre tes droits sur mon cœur,
Et me rendre enfin au bonheur.

 

 

Scène IV

 

CÉLANIE, GUSMAN, LISETTE, en vieille duègne, sous le nom de Pédrina

 

GUSMAN.

Voici, ma nièce, la dame de compagnie, de confiance, la camériste enfin que ma tendresse vous a choisie.

CÉLANIE, à part.

Ô ciel ! c’est une Sybille !

GUSMAN.

Songez, Célanie, que c’est une amie, une confidente que je vous donne.

LISETTE, à part.

Il ne croit pas si bien dire.

GUSMAN.

Et quelles que soient les dispositions dans lesquelles vous étiez tout à l’heure, ayez soin de la traiter avec tous les égards que ces titres réclament. Eh ! bien, vous ne lui dites rien ?

LISETTE.

Ne l’intimidez pas... la confiance ne peut s’établir si vite... patience, patience... bientôt elle me verra de moins mauvais œil.

GUSMAN, bas à Lisette.

Je vous préviens que je lui soupçonne quelque amour en tête.

LISETTE, de même.

Tant mieux, c’est dans ces intrigues là que mon talent se développe !

CÉLANIE, qui l’a entendue.

Ah ! que j’aurais de plaisir à mettre ce beau talent là en défaut !

LISETTE.

Air : De Jeannette.

Dans votre humble servante
Vous voyez, je m’en vante,
Le conseil des mamans,
Le repos des familles,
La sûreté des filles,
Et l’effroi des amants.
Ma sagesse ramène
La brebis au bercail ;
Seule, j’aurais sans peine
Gardé tout un sérail.
En fait d’esprit, d’adresse,
De ruse, de finesse,
De regards clairvoyants,
Sans que cela paraisse,
Moi, je n’ai que vingt ans.

CÉLANIE, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! vingt ans !

LISETTE.

Vous riez, signora ?

CÉLANIE.

Vos instructions vous enjoignent-elles aussi de m’empêcher de rire ? vous aurez de la peine ; car, depuis mon enfance, dans quelque situation que je me sois trouvée, dans quelque pays que mon père, intrépide voyageur, m’ait conduite, aucun instant de mélancolie ou même de réflexion n’est venu altérer ou suspendre ma gaieté naturelle.

GUSMAN, bas à Lisette.

Ah ! c’est la tête la plus bizarre...

CÉLANIE.

Air : Le luth charmant.

À voyager passant mes plus beaux jours,
J’ai parcouru, connu toutes les cours ;
Mais changeant de climats et non de caractère,
J’ai ri chez l’allemand, en Russie, en Bavière,
J’ai ri, le croirait-on, jusques en Angleterre...

GUSMAN.

Elle rira toujours, (bis.)

Nous différons considérablement.

CÉLANIE.

Et je m’en félicite.

GUSMAN.

Même air.

Je n’ai pas ri le jour rempli d’attraits,
Où j’épousai l’objet de mes souhaits ;
J’ai vu naître deux fils sans rire davantage ;
Enfin, après douze ans d’assez mauvais ménage,
Je n’ai pas même ri, le jour de mon veuvage.

LISETTE, à part.

Il ne rira jamais. (bis.)

 

 

Scène V

 

CÉLANIE, GUSMAN, LISETTE, UN VALET

 

LE VALET.

Un jeune étranger demande à parler à monsieur le gouverneur.

GUSMAN.

J’y vais.

LISETTE, à part.

Un jeune étranger ! c’est lui sans doute.

GUSMAN.

Je vous laisse avec elle.

LISETTE.

Elle est en bonnes mains ; je veux qu’avant une heure elle n’agisse que par mes conseils.

GUSMAN.

Remportez cette victoire sur elle, et je déclare qu’il n’y a pas deux duègnes comme vous dans toutes les Espagnes.

LISETTE.

Et vous aurez raison, allez, allez.

Gusman sort.

 

 

Scène VI

 

CÉLANIE, LISETTE

 

CÉLANIE.

Maintenant que nous sommes seules, aimable Pédrina, j’ai mon tour un avis à vous donner.

LISETTE, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

CÉLANIE.

Je vous parle sérieusement, vous ne me connaissez pas...

LISETTE.

Oh ! que si fait...

CÉLANIE.

Air : Quand j’étais garde-marine.

J’eus toujours du caractère,
Je fus toujours dans mes goûts
Absolue et volontaire,
Ainsi prenez garde à vous.
Si vous êtes exigeante,
Sévère et contrariante,
Quelque droit que vous avez,
Comme duègne et surveillante,
Pour rester ma gouvernante,
Il faudra que vous changiez.

Lisette éclate de rire.

Vous riez. (bis.)
Vous changerez, je vous jure.

LISETTE, jetant ses habits de vieille.

Vous voyez, vous voyez
Que j’obéis sans murmure.

CÉLANIE, la reconnaissant.

Ciel !

LISETTE.

Ne pouvant plus servir
Une maîtresse chérie,
Le chagrin m’avait vieillie ;
Je rajeunis de plaisir.

Ensemble.

CÉLANIE.

C’est Lisette, quel plaisir !

LISETTE.

Je rajeunis de plaisir.

Elles s’embrassent.

CÉLANIE.

Mais comment as-tu fait pour parvenir jusqu’ici ?

LISETTE.

Est-il lien d’impossible à Lisette ? vous savez trop avec quelle précipitation et quelle brusquerie nous fumes séparées l’une de l’autre à Paris, par ordre de votre maudit et très honoré oncle ; nul moyen après votre départ de faire parvenir à monsieur de Sénanges la nouvelle que vous partiez pour le pays où la guerre avait conduit ses drapeaux, puisque j’ignorais dans quelle partie de l’Espagne était son régiment ; j’avais des parents à Pampelune ; je me retirai chez eux, pour me rapprocher de vous, et j’y fus à peine installée, qu’un beau matin nous vîmes arriver dans un attelage, traîné par six belles mules, un jeune couple bien frais, bien vermeil, accompagné d’une duègne qui, s’étant un peu relâchée de ses devoirs, avait aidé les jeunes gens à fuir de chez leurs parents, qui s’opposaient à leur union ; ces parents sont quelquefois si singuliers !... enfin la vue de cette vieille me fait naître une idée lumineuse, je lui emprunte son nom, son costume, ses papiers, et je pars... Arrivée à Burgos, j’apprends que votre oncle cherche un épouvantail femelle ; je me fais indiquer à lui, il m’appelle, j’arrive... mais jugez de mon étonnement, lorsqu’à peine entrée dans la chambre d’attente, je reconnais, qui ? monsieur de Sénanges.

CÉLANIE.

Sénanges !

LISETTE.

Je l’ai vu, je l’ai entendu, et cet étranger qui vient de faire demander don Gusman, n’est autre que lui.

CÉLANIE.

Et sait-il que je suis ici ?

LISETTE.

Non, car il parlait de passeport pour France, et paraissait vouloir quitter Burgos aujourd’hui même.

CÉLANIE.

Quitter Burgos ! tu n’as donc pas pu lui faire entendre ?

LISETTE.

Impossible ! nous étions trop éloignés ; parole, signe, geste, tout m’était interdit !

CÉLANIE.

Ainsi il ne serait venu si près de moi... Dis-moi plutôt que ce n’est pas lui, qu’une ressemblance frappante t’a abusée !

LISETTE, remontant vers la galerie vitrée.

Tenez, tenez, mademoiselle, regardez, le voilà qui sort avec son fidèle Lœillade ; votre oncle les conduit... don Mendoce l’accompagne., ils traversent la cour...

CÉLANIE.

C’est Sénanges, c’est lui, c’est bien lui.

LISETTE.

Ils entrent à l’hôtel en face... ah ! mon Dieu ! une chaise de poste est préparée ; sans doute ils vont partir.

CÉLANIE.

Ah ! Lisette, l’avoir revu pour le perdre encore ?

LISETTE.

J’entends votre oncle, de la prudence.

CÉLANIE.

Ah ! quelle idée ! attends, oui c’est cela, laisse-moi faire. Je l’empêche de partir.

LISETTE.

À mon rôle...

Elle remet sa mante de vieille.

 

 

Scène VII

 

MENDOCE, CÉLANIE, LISETTE, GUSMAN

 

GUSMAN, montrant Lisette à Mendoce.

La voilà...

CÉLANIE, feignant de ne pas avoir vu Gusman.

Oui, clairvoyante Pédrina, je vous le répète, malgré votre vigilance, voire rigidité, il ne tient qu’à moi de me faire enlever, ce soir, par un jeune officier fiançais.

MENDOCE, bas à Gusman.

Un officier français !...

CÉLANIE.

Appelé Sénanges !...

LISETTE.

Santa Maria !...

GUSMAN, à part.

Sénanges ! qu’ai-je entendu !

CÉLANIE.

Il est amoureux de moi, pour m’avoir vue à cette fenêtre-, je ne sais comment il s’y prend, mais tous les joins je reçois de lettres de lui, et hier, il m’écrivit qu’il savait tout l’ennui que j’éprouvais dans ce pays, qu’il allait s’occuper des moyens de m’en arracher... C’est aujourd’hui même, qu’il compte exécuter son galant projet ; la chaise de poste est préparée, et il n’attend plus que mon consentement.

GUSMAN.

Et moi qui viens, de lui donner un passeport !...

MENDOCE.

Ah ! par exemple, cher oncle, vous conviendrez que voilà de ces bévues...

GUSMAN.

Qu’appelez-vous bévues ?...

MENDOCE.

Vous allez voir qu’il faudra vous complimenter ; mais courez, vite lui retirer ce maudit passeport, et empêchez qu’il ne parte...

CÉLANIE, à part.

À merveille t...

GUSMAN.

Je le crois bien ! il faut qu’il sache que je ne suis, pas sa dupe.

MENDOCE.

C’est ce que je pensais.

GUSMAN.

Et qu’une bonne leçon lui apprenne...

MENDOCE.

C’est ce que j’allais, dire.

Ensemble.

MENDOCE.

Air : De Joconde. (Ritournelle.)

Que ce galant, ami des belles,
Dans l’instant apprenne par vous,
Qu’en France, s’il est des cruelles,
Nous en avons aussi chez nous.

GUSMAN.

À ce galant, ami des belles,
Je vais prouver, dans mon courroux ;
Qu’en France s’il est des cruelles,
Nous en avons aussi chez nous.

CÉLANIE et LISETTE.

Consolateur des cœurs fidèles,
Dieu des amours, protège nous ;
Et par quelques ruses nouvelles,
Viens mettre eu défaut nos jaloux.

 

 

Scène VIII

 

MENDOCE, CÉLANIE, LISETTE

 

MENDOCE.

Ah ! signora ! il est donc vrai qu’à force de chercher le chemin de votre cœur, je suis parvenu à le trouver.

CÉLANIE.

Vous ? détrompez-vous, seigneur Mendoce.

MENDOCE.

Bah ! et la déclaration que vous venez de nous faire des projets hostiles de ce français, que prouve-t-elle donc ?

CÉLANIE.

Que je ne l’aime pas, voilà tout.

MENDOCE.

Que vous ne l’aimez pas, c’est ce que j’allais dire, et que par conséquent, c’est moi...

CÉLANIE.

Pas davantage.

MENDOCE, stupéfait.

Ah !... mais, dites-moi donc, signora, comment il faut s’y prendre pour vous plaire... car je défie tous les français réunis d’avoir une attention aussi fine, aussi délicate que celle que j’ai eue pendant les trois nuits qui viennent de s’écouler.

CÉLANIE.

Eh ! qu’avez-vous donc fait de si galant, seigneur Don Mendoce ?

MENDOCE.

Ce que j’ai fait, ce que j’ai fait !... est-ce que vous n’avez pas entendu ? cela faisait pourtant assez de bruit.

CÉLANIE.

Ô ciel ! est-ce que ces tambours, ces trompettes, ces orgues de barbarie, qui m’ont empêché de dormir...

MENDOCE, transporté.

Vous n’avez pas dormi ?

CÉLANIE.

Et le moyen de fermer l’œil avec un pareil tapage ?

MENDOCE.

Heureux Don Mendoce, tu as troublé son repos... tes soins, tes frais, tes veilles n’ont donc pas été perdus !

LISETTE.

Voilà pourtant, signora, une preuve d’amour, qui parle bien haut en sa faveur.

MENDOCE.

Je le crois bien.

Air : Du partage de la richesse.

Oui, c’est moi qui sous vos fenêtres,
Pendant trois nuits, par un froid rigoureux,
Sur des airs tout à fait champêtres,
Chantai vos appas et mes feux.
Pour tant d’amour, pour tant de peine,
Parlez, ne me devez-vous rien ?

CÉLANIE.

Oui, je vous dois une migraine,
Dont je me passerais fort bien.

MENDOCE.

Ce soir pourtant ; à minuit, la même surprise vous attend.

CÉLANIE.

Encore ? ah ! de grâce, seigneur Mendoce, soyez un peu moins galant...

MENDOCE.

Non... je ne cesserai de l’être que quand vous serez ma femme.

LISETTE.

À votre place, signora, je l’épouserai dès aujourd’hui, pour être sûre au moins de dormira mon aise.

MENDOCE.

Aujourd’hui, non... mais quand la signora Célanie aura pu apprécier les efforts que je fais, les peines que je me donne, les sommes que je dépense pour lui être agréable, José me flatter...

CÉLANIE.

Comment ! les sommes que vous dépensez ?

MENDOCE.

Oui, signora, en maîtres de toute espèce, et cela incognito, pour vous causer une plus douce surprise.

LISETTE, à Célanie.

Ah ! vous avouerez que c’est là le comble de la galanterie. 

CÉLANIE, sans l’écouter.

Sénanges n’arrive pas.

LISETTE, bas à Célanie.

Un peu de patience.

MENDOCE, à part.

Je crois qu’elle s’attendrit... ne la laissons pas respirer.

Air : Dis tous les pays pour vous plaire. (du calife de Bagdad).

De tous les talents pour vous plaire,
Hélas ! que n’ai-je l’heureux don !
Mais ô femme aimable et chère,
Souffrez que de mon savoir faire
Je vous offre du moins un faible échantillon,
Déjà ma voix cadence
Tous vos airs favoris ;
Et même je commence
À broder la romance,
Comme on brode à Paris.
L’italien vous plaît, je l’apprends et je dis :
N’l cor più non mi sento
Brillar la juventù...
Cagione del mio tormento
Mi far... et cætera.

LISETTE.

C’est fort bien, mais changeant de ton et de langage ;
Un nocturne français me plairait davantage.

MENDOCE.

Un nocturne ?

Il chante.

Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour et cætera.

CÉLANIE.

J’aime la pastorale et sa grâce coquette.

MENDOCE.

Une pastorale ?

Il chante.

Ô ma tendre musette,
Musette, mes amours,
Toi qui chantais Lisette,
Lisette... et cætera.

LISETTE.

C’est au chant tyrolien qu’il faut rendre les armes.

CÉLANIE.

Ah ! oui, la tyrolienne a pour moi mille charmes.

MENDOCE.

Une tyrolienne.

Il chante en Allemand.

« Der schvartze ist ihm wohl bekand
« Das ist der konig aus moren laud. »

Après avoir chante, voulez-vous que je danse ?

LISETTE.

Une anglaise... j’en raffole.

Pendant qu’il danse l’anglaise,, Célanie et Lisette chantent.

CÉLANIE.

Grâce, adresse, goût,
Légèreté, taille, prestance,
Noblesse, élégance,
En honneur, il réunit tout.

LISETTE.

Mais ce qui surtout
Me plaît, nie charme dans sa danse,
C’est, en vérité,
C’est son originalité.

CÉLANIE et LISETTE.

Grâce, adresse, goût, etc.

CÉLANIE.

Je ne connais après l’anglaise,
Que la cosaque qui me plaise.

MENDOCE, parlant.

La cosaque ? c’est ma danse favorite.

Il danse la cosaque.

Bref, mari soumis, caressant,
Pour lui prouver ma vive flamme,
Je veux être auprès de ma femme
Toujours cadençant ou dansant,
Dansant ou cadençant,
Cadençant ou dansant.

 

 

Scène IX

 

MENDOCE, CÉLANIE, LISETTE, GUSMAN

 

GUSMAN, accourant.

Le coupable me suit ; il est entre les mains de mes gens, l’affaire sera chaude.

MENDOCE, effrayé.

Chaude !

GUSMAN.

Rentrez vite toutes deux ?

CÉLANIE, bas à Lisette.

Malheureux Sénanges ! Comment lui faire entendre ?...

LISETTE.

Mais, seigneur Gusman, la présence de deux femmes le maintiendra peut-être dans les bornes du respect.

GUSMAN.

Ah ! bien, oui, un écervelé pareil... Rentrez, vous dis-je, le voici.

LISETTE, bas à Célanie, tandis que Gusman dit quelques mots à l’oreille de Mendoce.

Ah ! j’ai sur moi votre portrait, que vous m’avez laissé en quittant Paris... nous sommes sauvées !

Elles sortent précipitamment.

 

 

Scène X

 

MENDOCE, GUSMAN, SÉNANGES, LŒILLADE

 

Sénanges est en uniforme de colonel, ils sont amenés par les gens de Gusman.

SÉNANGES, LŒILLADE.

Air : Sortez, à l’instant, sortez.

Quels procédés outrageants !
Au mépris du droit des gens,
M’arrêter !
M’insulter !
Et de plus me maltraiter !
Mais tout ce que vous direz,
Et tout ce que vous ferez,
Ne peut pas,
(bis.)
Ici retenir mes pas.

GUSMAN.

Nos lois sauront vous atteindre,
Et vous avez tout a craindre.

SÉNANGES, ironiquement, et LŒILLADE, avec frayeur.

Tout à craindre !

GUSMAN et MENDOCE.

Tout à craindre,
Ainsi filez doux,
De ma nièce,
La sagesse,
A déjoué votre adresse.

SÉNANGES, impatienté.

Votre nièce et vous,
Vous êtes deux fous

Ensemble.

À Lœillade.

Tous ces espagnols vraiment,
Ne rêvent qu’enlèvement.
Qui peut donc
(bis.)
Fixer sur moi son soupçon ?
Attendons le dénouement,
Mais du moins en l’attendant,
De ceci,
Mon ami,
Rire est le meilleur parti.

LŒILLADE.

Tous ces espagnols vraiment
Ne rêvent qu’enlèvement
Qui peut donc
(bis.)
Fixer sur nous son soupçon !
Attendons le dénouement,
Mais hélas ! en l’attendant,
On pourrait par ici
Nous faire un mauvais parti.

GUSMAN, MENDOCE.

De  { ma nièce insolemment
       { sa
Comploter l’enlèvement !
La prison
(bis.)
Bientôt m’en fera raison ;
Va nous en faire raison ;
Frémissez du jugement,
Frémissez du châtiment
Dont ici
(bis.)
Tout ravisseur est puni.

SÉNANGES.

Les singuliers originaux !

GUSMAN.

Oui, monsieur, ma nièce m’a dit que vous l’adoriez, que vous aviez voulu la séduire, que vous aviez le projet de l’enlever, que la chaise de poste que je viens de voir dans votre cour n’y était que pour cela... et qu’enfin...

SÉNANGES.

Corbleu ! monsieur le gouverneur, trêve de plaisanterie...Je veux partir, je ne connais point votre nièce, et ne veux point la connaître ; si je l’ai aimée, si je l’ai séduite, c’est sans le savoir ; je lui eu fais mes très humbles excuses, et ne demande qu’à prendre congé de ses charmes.

MENDOCE.

Vous ne partirez pas, que notre honneur ne soit vengé... Holà ! alguazils !

SÉNANGES.

Comment ! de la violence !

LŒILLADE.

Malheur sur malheur ! Eh ! monsieur, épousez, s’il le faut, plutôt que d’être...

Il indique son cou.

GUSMAN.

Air : De Marianne.

Vite en prison, sans plus attendre.

SÉNANGES.

Corbleu ! si l’on me pousse à bout,
Je sais à qui je dois m’en prendre.

À Mendoce.

C’est vous qui répondrez de tout.

MENDOCE.

Quel diable d’homme !

GUSMAN.

Moi, je vous somme,
De par le Roi,
D’obéir à la loi.

MENDOCE.

Tout comme en France,
Chez nous je pense,
L’homme de cœur
Sait venger son honneur.
Votre attente sera trompée,
Car pour écarter mes rivaux,
J’ai, Dieu merci, les tribunaux.

SÉNANGES.

Et moi, j’ai mon épée. (ter.)

 

 

Scène XI

 

MENDOCE, GUSMAN, SÉNANGES, LŒILLADE, LISETTE, une lettre et un portrait à la main

 

LISETTE, accourant.

Seigneur Gusman, seigneur Gusman, voici bien autre chose.

GUSMAN, MENDOCE.

Qu’est-ce donc ?

LISETTE.

Il faut croire que ce jeune français a des intelligences dans le château, car votre nièce, en rentrant chez elle, a trouvé le portrait que voici, enveloppé de cette lettre... Lisez...

À part.

C’est le seul moyen construire notre étourdi.

GUSMAN, regardant le portrait.

Don Mendoce ; c’est le portrait de ma nièce !

MENDOCE, le regardant.

En effet, sa bouche, ses yeux, son nez, tout est parlant.

GUSMAN, lisant.

« Charmante Célanie... »

LISETTE, à part, regardant Sénanges.

Il n’y est pas encore.

Haut, avec affectation.

Célanie... vous voyez...

SÉNANGES, surpris.

Elle se nomme Célanie ! je croyais qu’il n’en existait qu’une au monde.

GUSMAN, continuant.

« Un heureux hasard ayant placé ma fenêtre en face de la votre, j’ai eu le bonheur de saisir vos traits. »

MENDOCE.

Au vol ? il est adroit.

GUSMAN, continuant.

« Mais je ne veux être possesseur de ce portrait chéri, que lorsque le modèle aura consenti lui-même à m’appartenir... jusques-là soyez-en dépositaire. »

MENDOCE.

Est-ce clair ?

GUSMAN.

Ce n’est pas signé...

MENDOCE.

Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est son écriture ?

GUSMAN.

Vous la connaissez ?

MENDOCE.

Non ; mais c’est facile à voir.

GUSMAN.

Laissez-moi faire.

À Sénanges.

Vous êtes peintre, monsieur ?

SÉNANGES.

Moi, peintre !

MENDOCE.

Et vous attrapez merveilleusement la ressemblance.

SÉNANGES.

Oh ! c’est trop abuser de ma patience, et il faut sans plus tarder...

Il veut sortir.

LISETTE, à part.

Tout est perdu.

Aux gardes.

Gardes, veillez sur cette porte.

À Gusman.

Montrez la miniature à son digne valet, qui la reconnaîtra peut-être.

GUSMAN.

Direz-vous aussi, fidèle serviteur, que ce n’est pas là l’ouvrage de votre maître ?

LŒILLADE, reconnaissant le portrait, et l’arrachant des mains de Gusman.

Que vois-je ! je ne me trompe pas.

GUSMAN, MESDOCE, LISETTE.

Ah ! il le reconnaît !

MENDOCE, à Sénanges.

Monsieur l’officier, vous êtes atteint. et moi, convaincu... mais la colère fera place, chez moi, à la douceur, et vous serez libre, si vous voulez nous jurer de renoncer...

SÉNANGES.

Eh ! grands dieux ! qu’à cela ne tienne. Je jure...

LŒILLADE, bas et vivement en lui montrant le portrait.

Ne jurez pas, monsieur, et regardez.

SÉNANGES, reconnaissant Célanie.

Ciel !

MENDOCE.

Vous jurez de renoncer au cœur et à la main de ma fiancée.

SÉNANGES, transporté.

Y renoncer ! jamais... Je l’adore... mes vœux sont légitimes... l’amour le plus pur, le plus vif...

GUSMAN.

Hein ?

SÉNANGES, baisant le portrait.

Chère Célanie !

GUSMAN.

Oh ! pour le coup, il a perdu la tête... Rendez-moi ce portrait.

MENDOCE.

C’est ce que j’allais dire ; et parlez sur-le-champ...

SÉNANGES.

Moi, rendre ce portrait ! moi partir ! oui, je partirai...  mais avec lui, avec elle, et pour ne plus nous quitter... Dis-moi donc, Lœillade, conçois-tu mon bonheur ! Je l’ai retrouvée... Célanie, ma Célanie !...

À Gusman.

Mais c’est donc elle qui est votre nièce ?

GUSMAN et MENDOCE.

Et qui donc ?

SÉNANGES.

Et moi qui allais la chercher en France. Ah ! mon cher gouverneur, ma chère vieille... Où est-elle ? où est-elle ?

Il embrasse Gusman, Lisette, sort comme un fou, disperse les gardes, et disparaît.

MENDOCE, le poursuivant.

Rendez donc le portrait au moins.

GUSMAN.

Poursuivons-le ; il est homme à compromettre la réputation de ma nièce et l’honneur de ma maison.

LISETTE, à part.

Enfin, il a vu clair.

 

 

Scène XII

 

LŒILLADE, LISETTE

 

LŒILLADE, à part.

J’en reste tout ébahi ! Par quel hasard la dame de nos pensées, pour qui nous allions retourner en France, se trouve-t-elle ici ? par quelle heureuse méprise, au moment de notre départ !... mais non, ce n’est pas une méprise... c’est un moyen adroit que la charmante Célanie aura employé pour nous retenir... Ô femmes ! femmes ! en tours de ruse et d’adresse, nous serons toujours vos écoliers !... mais si je pouvais, pour couronner l’œuvre, séduire cette incorruptible, qui, sans le savoir, nous a déjà si bien servis, et la mettre dans nos intérêts.

LISETTE, à part.

Il veut me parler. Voyous-lie venir et sachons s’il est reste aussi fidèle que son maître.

LŒILLADE.

Ah ! si elle avait seulement quarante ans de moins. Allons, mon pauvre Lœillade, du courage... un beau dévouement.

Il approche.

LISETTE, à part.

Nous y voilà.

LŒILLADE.

Quelle taille !

LISETTE.

Hein ?

LŒILLADE.

Quelle tournure !

LISETTE.

Plaît-il ?

LŒILLADE.

Quelle grâce !

LISETTE.

De qui parlez-vous donc ?

LŒILLADE.

De vous, signora... Votre nom, s’il vous plaît ?

LISETTE.

Pédrina.

LŒILLADE.

Pédrina !... nom charmant ! Lœillade et Pédrina ! mon cœur me dit que ces noms là se marieraient bien ensemble.

LISETTE.

Se marieraient ! y pensez-vous ? mon âge !

LŒILLADE.

À votre âge !... l’amabilité n’en a pas.

LISETTE, lui donnant un soufflet.

Ah ! traitre !...

LŒILLADE.

Je connais cette main là.

LISETTE.

Paix !

Se dévoilant.

Et cette figure ?

LŒILLADE.

Que vois-je ? Lisette ici ?

LISETTE.

Paix ! te dis-je. Perfide, trompeur, ingrat.

LŒILLADE

Je te courtisais par amour pour mon maître.

LISETTE.

Et moi, je t’ai soufflette par amour pour toi.

Fragment final du duo de ma tante Aurore : De toi, Frontin.

Ensemble.

LŒILLADE.

Voilà comme on aime,
Soufflet enchanteur !
Non un baiser même, 
N’a pas ta douceur.

LISETTE.

Voilà comme on aime !
Ce geste vengeur,
Mieux qu’un baiser même,
Te peint mon ardeur.

LŒILLADE.

Mais par quel miracle se fait-il ?...

LISETTE.

Tu le sauras plus tard. Les moments sont précieux. Écoute... il faut que ton maître nous enlève, qu’il séduise la garde de la première cour... une chaise de poste, une échelle de soie...

LŒILLADE.

Volontiers... mais on ne séduit pas un garde comme on séduit une duègne, et nos finances se sont épuisées à votre recherche.

LISETTE, fausse sortie.

Nous y penserons... mais si l’on nous soupçonnait, tout serait manqué. Adieu.

LŒILLADE, la ramenant.

Un instant : que diable ! je te répète que nous sommes à sec.

LISETTE.

L’amour y pourvoira.

LŒILLADE.

Les voici, sauve qui peut.

Ils sortent précipitamment, Lisette par la gauche et Lœillade par la droite.

 

 

Scène XIII

 

GUSMAN, MENDOCE, précédé de deux valets qui apportent des flambeaux

 

La nuit commence.

GUSMAN, se jetant sur une chaise.

Ouf !

MENDOCE, de même.

Miséricorde ! j’espère qu’il nous a fait courir.

GUSMAN.

Mais enfin, nous nous sommes expliqués avec lui, et nous savons du moins à quoi nous en tenir.

MENDOCE.

Oui, il a dit qu’il enlèverait votre nièce malgré vous, et qu’il me tuerait... jolie explication !

GUSMAN.

Façon de parler...

MENDOCE.

Façon de parler, tant que vous voudrez ; mais ce sont ces façons d’agir que je crains.

GUSMAN.

Bah ! vous avez toujours peur.

MENDOCE.

Ma foi... écoutez donc.

 

 

Scène XIV

 

GUSMAN, MENDOCE, CÉLANIE et LISETTE, accourant

 

LISETTE.

Seigneur Gusman, délivrez-nous au plutôt de ce jeune Français.

GUSMAN.

Comment ! qu’a-t-il donc fait encore ?

CÉLANIE.

Ce qu’il a fait ! je suis furieuse, Voyez.

Elle montre la bourse que Lisette a dans les mains.

MENDOCE.

Une bourse !

CÉLANIE.

Qui renferme deux cents ducats.

LISETTE.

Et que son fripon de valet, lassé de mon héroïque résistance, a fini par jeter à mes pieds ; j’ai voulu la lui rendre ; mais il était déjà bien loin, et je vous l’apporte.

MENDOCE.

Ah ! monsieur le séducteur y vous croyez que l’on suborne aussi facilement nos duègnes que vos soubrettes.

LISETTE.

Rendez-la lui, je vous en supplie... mon honneur, ma réputation l’exigent.

MENDOCE.

Air : Vaudeville de la Malade qui se porte bien.

Oui, sans doute il faut la lui rendre,
Et lui prouver par ce mépris,
Qu’un seul parti lui reste à prendre,
Et c’est de quitter le pays.
Tout honteux et confus, je gage
Que dès ce soir il partira.

LISETTE, avec intention.

Oui, pour se remettre eu voyage,
Il avait besoin de cela.

MENDOCE, CÉLANIE.

Il avait besoin de cela.

GUSMAN.

Désabusez-vous. Cet échec ne le découragera pas... non, il est tellement persuadé que ma nièce n’a pu le voir sans l’aimer, qu’il ne consent à partir que lorsqu’elle lui aura signifié elle-même qu’elle ne partage pas son amour.

CÉLANIE, bas à Lisette.

Je devine son dessein.

LISETTE, de même.

C’est charmant.

CÉLANIE.

Qu’il vienne, je l’attends..

GUSMAN.

Explique-toi franchement. On ne saurait trop punir ces jeunes présomptueux ; d’ailleurs nous serons là.

MENDOCE.

Oui, nous serons là.

LISETTE.

Non pas, non pas... si vous êtes là, il croira que votre présence l’a forcée de dissimuler.

MENDOCE.

C’est ce que j’allais dire.

GUSMAN.

J’aurais pourtant bien voulu jouir de se confusion... eh ! mais... de cette galerie éloignée, je pourrai tout voir à merveille.

À Célanie.

Va, ma Célanie, va te préparer à lui donner la leçon qu’il mérite.

Air : Du Renégat.

Ne crains pas de lui parler net.

CÉLANIE.

Je sais ce que je dois lui dire.

LISETTE.

Et rendez surtout au valet,
Cet or qui n’a pu me séduire.

GUSMAN.

Retirez-vous, tous deux je les entends ;
Vous reviendrez quand il eu sera temps

Ensemble.

GUSMAN, MENDOCE.

Ah ! pour moi quel plaisir extrême !
Notre extravagant corrigé
Aura reçu dans l’instant même
Et son argent et son congé.

CÉLANIE, à part.

Ah ! pour moi quel plaisir extrême !
Loin de recevoir son congé,
Il va savoir combien je l’aime...
Comme il sera bien corrigé !

LISETTE.

Grâce à notre heureux stratagème,
Oui, si j’en crois l’espoir que j’ai,
De ce vieux château ce soir même,
Nous allons tous prendre congé.

Mendoce donne la main à Célanie et l’accompagne dans son appartement. Lisette les suit.

 

 

Scène XV

 

GUSMAN, SÉNANGES, LŒILLADE

 

SÉNANGES, accourant.

Eh ! bien, monsieur le gouverneur, l’avez-vous vue ? lui avez-vous parle ? consent-elle ?

GUSMAN.

Oui, monsieur le colonel, elle va se rendre ici.

SÉNANGES.

Ici !

GUSMAN.

Pour vous dire.

SÉNANGES.

Qu’elle ne rejette pas mes vœux, qu’elle approuve mon amour, qu’elle le partage... Ah ! trop heureux Sénanges !... Mais qu’attend-elle ? et pourquoi n’est-elle pas déjà auprès de moi ?

GUSMAN.

Eh ! mon dieu, patience, vous allez la voir ; mais avant tout, veuillez bien reprendre cette bourse.

LŒILLADE, à part.

Une bourse !

SÉNANGES.

Je ne sais ce que vous voulez me dire ; je n’ai donné de bourse à personne.

À part.

Et pour bonnes raisons.

LŒILLADE, à part.

J’y suis... ô incomparable Lisette !

GUSMAN.

Je sais tout, vous ne pouvez m’en imposer... votre valet lui-même a remis cette bourse à dona Pédrina.

LŒILLADE, accourant.

Quoi ! monsieur, vous savez ?...

GUSMAN.

Eh ! justement le voilà... eh ! bien, est-ce vrai ou non ?

LŒILLADE.

Hélas ! ma confusion, mon repentir vous en disent plus...

SÉNANGES.

Comment, maraud, c’est toi ?...

Pendant toute la scène, Lœillade suit de l’œil la bourse dans la main de Gusman, présentant toujours la main pour la recevoir.

LŒILLADE.

Oui, monsieur... désolé de voir nos projets découverts et notre entreprise échouée, j’ai voulu tenter un dernier moyen, et espérant que quelques poignées d’or, qui, vous le savez, ne sont rien pour nous, mettraient dans nos intérêts l’incorruptible Pédrina...

SÉNANGES, à part.

Où diable a-t-il pu les trouver ?

GUSMAN.

Vous connaissez mal mes gens, car c’est Pédrina elle-même qui m’a chargé de vous rendre cet or, en vous enjoignant de n’y plus revenir.

LŒILLADE.

Air : Ces Postillons.

De mon espoir je reconnais l’audace,
Oui, je l’avoue avec humilité,
Quelque reproche qu’on me fasse,
Je ne l’aurai que trop bien mérité.
De Pédrina, la vertu médifie,
Et je voudrais, tant je suis repentant,
Qu’il pût hélas ! tous les jours de ma vie,

Prenant la bourse.

M’en arriver autant.

Il la met dans sa poche.

SÉNANGES.

Mais de grâce, monsieur le gouverneur, prenez pitié de mon impatience.

GUSMAN.

Je cours chercher ma nièce, et vous l’amène à l’instant.

À Lœillade.

Quant à toi, double coquin, ne t’avise pas de rapporter cet argent.

LŒILLADE.

Oh !... je m’en garderai bien.

 

 

Scène XVI

 

SÉNANGES, LŒILLADE

 

SÉNANGES.

Enfin, me diras-tu maintenant ce que signifie ?...

LŒILLADE.

Vous le saurez... en attendant, comptez sur mon zèle.

SÉNANGES.

Je m’abandonne à toi ; mais ne perds pas une minute. Je viens d’expédier pour Séville, à la signora Léonore, nièce de l’ambassadeur, une lettre qui l’instruit de mon projet. Tu sais que c’est à ses soins bienfaisants que j’ai dû la guérison de ma dernière blessure. L’intérêt qu’elle me témoigna m’assure qu’elle nous offrira un asile où nous pourrons, à l’abri des poursuites de don Gusman, tout préparer pour notre retour en France.

LŒILLADE.

Vivat, monsieur ! au nom de la France, il n’est pas de prodige dont je ne sois capable. À l’heure convenue, échelle, voitures, chevaux, postillon, tout sera prêt. Assurez-vous seulement de votre belle, et rendez grâce au sort d’avoir donné aux plus tendres des amants, la plus adroite des soubrettes, et le plus intelligent des valets.

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

SÉNANGES, seul

 

Je vais donc la revoir, toujours aussi tendre, aussi fidèle que moi... fidèle ? l’ai-je toujours été, non... mais dès aujourd’hui, réforme complète.

Rondeau.

Air : Français et militaire. (de la nuit aux aventures.)

Adieu ! femmes jolies,
Pour vous, pour vos appas,
J’ai fait bien des folies,
Mais chut ! n’en parlez pas.

Une beauté plus sage
M’a soumis à sa loi ;
Vous aviez mon hommage,
Mais elle avait ma foi !
C’est d’elle, à vos pieds même,
Que mon cœur s’occupait ;
Je disais : je vous aime,
Et son nom m’échappait.

Adieu ! etc.

À la reconnaissance,
Mon cœur n’est point fermé ;
J’ai la douce assurance
Que vous m’avez aimé...
Votre bonté chérie,
Me prêtant son appui,
Loin de ma Célanie,
A distrait mon ennui,
Mais aujourd’hui...

Adieu, femmes jolies,
Pour vous, pour vos appas,
J’ai fait bien des folies,
Mais chut ! n’en parlez pas.

 

 

Scène XVIII

 

SÉNANGES, CÉLANIE, GUSMAN, MENDOCE, survenant après

 

SÉNANGES.

Dieux ! c’est-elle ! cent fois plus belle encore ! charmante Célanie.

Il s’élance vers elle.

GUSMAN, les séparant.

Doucement, colonel.

MENDOCE, à part.

Comme il y va ! C’est le moment de l’entrevue... cachons-nous pour les écouter.

Il entre dans le pavillon à la gauche du public.

GUSMAN, à Sénanges.

La signora va vous confirmer ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, et peut-être croirez-vous plus à sa déclaration qu’à la mienne.

SÉNANGES, à part.

Elle n’ose me regarder.

GUSMAN.

Je me retire...

SÉNANGES, à part.

Bon !

GUSMAN.

Pour que vous ne puissiez pas attribuer à ma présence le langage qu’elle va vous tenir.

MENDOCE, à part, à la fenêtre grillée du pavillon, d’où il ne peut pas voir les personnages qui tout en scène.

Oui, mais moi je suis là.

SÉNANGES, bas.

Enfin, nous voilà réunis.

CÉLANIE, de même.

De la prudence !

GUSMAN, se plaçant derrière la galerie du fond.

Du moins, si je ne puis les entendre, je pourrai les voir.

MENDOCE, dans le pavillon.

Si je ne puis les voir, je pourrai du moins les entendre.

Pendant le quatuor, les gestes de Sénanges et Célanie doivent toujours être en opposition avec leurs paroles.

Quatuor.

Musique de M. Boche.

CÉLANIE.

Avec adresse, avec réserve,
Ayons soin de parler tous deux.
Sans nous entendre il nous observe,
Que nos gestes trompent ses yeux.

SÉNANGES.

Ce doux instant est le seul qui nous reste,
Pour nous entendre et pour nous consulter.
Ah ! prévenons un avenir funeste ;
De cet instant sachons bien profiter.

MENDOCE, prêtant l’oreille.

Qu’entends-je ? je n’en puis douter.

GUSMAN, à part.

Il semble se déconcerter.

SÉNANGES, à Célanie.

Vous sentez-vous l’heureuse audace
De fuir à jamais ce séjour ?

CÉLANIE, avec le geste de la menace.

Lorsqu’un sort affreux le menace,
La fuite est permise à l’amour.

SÉNANGES, avec le geste de la douleur.

Vous consentez ? trop heureux jour !

MENDOCE, à part.

Qu’ai-je entendu ? mon sang se glace...
M’oser jouer un pareil tour !

GUSMAN, à part.

Il vient d’entendre sa disgrâce.

MENDOCE, à part.

Elle répond à son amour.

SÉNANGES.

Eh bien, il faut aujourd’hui même,
À minuit...

CÉLANIE.

À minuit ?

MENDOCE, à part.

À minuit !

GUSMAN, à part.

C’est charmant.

SÉNANGES.

Quitter ces lieux.

CÉLANIE, faisant un signe de tête négatif.

Oui, mais comment ?

MENDOCE.

Juste ciel ! un enlèvement !

Ensemble.

GUSMAN.

Elle a dit non... oh ! c’est charmant !

MENDOCE.

Elle a dit oui... ah ! quel tourment !

Trio.

SÉNANGES.

Tout est possible quand on aime.

MENDOCE, furieux.

Ah ! si j’osais dans ma fureur extrême...

GUSMAN, enchanté.

Si Mendoce était là, comme il serait coûtent !

SÉNANGES.

Ah ! m’y voici... nous n’avons qu’un instant...
À minuit, ma chaise de poste
Vous attend sur le grand chemin.

CÉLANIE, avec un air menaçant.

J’ai toujours la clef du jardin.

SÉNANGES.

Quelques pièces d’or que soudain
Lœillade change en flots de vin,
Endorment les soldats du poste.

CÉLANIE.

Déjà je compte les instants.

SÉNANGES.

Ivre d’amour, je vous attends.

CÉLANIE.

Le ciel comble notre espérance.

SÉNANGES, douloureusement.

Nous arrivons sur l’aile des amours.
Et nous trouvons en peu de jours
L’hymen, le bonheur et la France.

Il tombe aux genoux de Célanie.

Ensemble.

CÉLANIE, d’un air menaçant.

L’amour servira nos projets ;
Au rendez-vous allez m’attendre.
Que ne puis-je déjà m’y rendre
Pour ne plus vous quitter jamais !

SÉNANGES, avec le geste du désespoir.

L’amour servira nos projets ;
À minuit, l’amant le plus tendre
Au rendez-vous va vous attendre,
Pour ne plus vous quitter jamais.

MENDOCE, à part et furieux.

Ah ! morbleu ! si je m’en croyais,
Je ferais une belle esclandre ;
À ce qu’ici je viens d’entendre,
Me serais-je attendu jamais ?

GUSMAN, à part, d’un air joyeux.

La honte se peint sur ses traits,
D’ici je ne puis rien entendre ;
Mais j’en vois assez pour comprendre
Qu’ils ne se reverront jamais.

CÉLANIE.

Courons instruire Lisette.

Sénanges sort précipitamment, Célanie rentre chez elle.

 

 

Scène XIX

 

GUSMAN, MENDOCE, sortant du cabinet

 

GUSMAN, arrivant sur le devant de la scène.

Ah ! voilà bien, j’espère, le congé le mieux conditionné !...

MENDOCE.

Voilà bien la machination la plus infernale !...

GUSMAN, apercevant Mendoce.

Eh ! c’est vous... vous étiez donc là... eh ! bien, vous devez être content ?

MENDOCE, ironiquement.

Oui.

GUSMAN.

Il ne s’attendait pas à cela.

MENDOCE.

Moi non plus, je vous jure.

GUSMAN.

Je n’ai jamais vu de plus sotte figure !...

MENDOCE, à part.

S’il avait vu la mienne ?

GUSMAN.

Riez donc : vous triomphez enfin.

MENDOCE.

Oui, joli triomphe !

GUSMAN.

Que lui manque-t-il ? que voulez-vous de plus ? J’ai tout vu.

MENDOCE.

Et moi, j’ai tout entendu.

GUSMAN.

Eh ! bien ?

Air : Vaudeville de partie carrée.

Quand de la sorte elle le congédie,
De ce rival, parlez, que craignez-vous ?

MENDOCE.

C’est une horreur, c’est une perfidie,
Tous deux ils se moquaient de nous.

GUSMAN, indiquant la galerie.

De là, vous dis-je, à ne pas m’y méprendre,
J’ai fort bien vu que vous ne risquiez rien.

MENDOCE, indiquant le pavillon.

Et moi de là, j’ai su fort bien entendre
Qu’ils s’entendaient fort bien.

 

 

Scène XX

 

GUSMAN, MENDOCE, LISETTE, dans le fond

 

GUSMAN.

Comment ! qu’ils s’entendaient fort bien.

MENDOCE.

Nous sommes joues, vous dis-je.

LISETTE, à part.

Qu’entends-je ? écoutons.

GUSMAN.

La jalousie vous tourne la tête. Que diable ! j’ai des yeux.

MENDOCE.

J’ose me flatter d’avoir des oreilles.

GUSMAN.

Je n’en disconviens pas, mais vous n’avez pas le sens commun.

MENDOCE.

C’est ce que j’allais vous dire.

LISETTE, à part.

Tout est découvert... je n’ai pas d’autre parti à prendre.

Accourant.

Ah ! quelle horreur ! quelle perfidie ! quelle trahison !

GUSMAN.

Eh ! bien quoi ! qu’est-ce encore ?

LISETTE.

Dans une heure...

GUSMAN et MENDOCE.

Eh ! bien, dans une heure ?

LISETTE, à Gusman.

Vous n’aurez plus de nièce.

MENDOCE, à Gusman.

Là, avais-je tort ?

LISETTE.

Ce soir même, ce traître de valet, furieux de n’avoir pu me corrompre, doit enivrer vos gens.

MENDOCE.

C’est cela.

LISETTE.

Séduire vos gardes.

MENDOCE.

Précisément.

LISETTE.

Et au coup de minuit, nous croyant tous endormis, car il paraît que c’est l’heure où vous vous couchez.

GUSMAN.

Assez habituellement.

LISETTE, à part.

Bon.

Haut.

Votre nièce traversera le parc, et ira joindre, par la grande route, son indigne ravisseur, qui l’y attendra avec une chaise de poste.

MENDOCE.

Juste ce que j’allais dire, quand elle est survenue.

GUSMAN.

Quoi ! Célanie ?

LISETTE.

Oui, seigneur, Célanie, voire nièce.

GUSMAN.

Je ne sais où j’en suis.

MENDOCE.

Soit ; mais le plus pressé est de savoir où elle est, et de nous assurer de la clef du jardin.

LISETTE.

J’ai tout prévu ; je vous l’apporte, et la voilà.

GUSMAN.

Ah ! précieuse Pédrina, comment jamais reconnaître ?...

LISETTE.

Plus tard... plus tard, si vous le jugez nécessaire... mais comme rien ne nous répond qu’ils n’ont pas une double clef, il faut aller vous-même, avec le seigneur Mendoce, vous embusquer d’avance à la petite porte du parc ; faites-vous accompagner par votre concierge, votre jardinier, votre sommelier ; enfin par vos gens les plus fidèles.

GUSMAN.

Ils le sont tous.

LISETTE.

Eh ! bien, emmenez-les tous.

À part.

À merveille.

Ici Gusman écoute tout ce que lui dit Lisette d’un air défiant. Haut.

Et au coup de minuit ou d’une heure, quand les deux coupables seront sur le point de se réunir... Chut... la voici. Allez vous mettre en embuscade.

MENDOCE.

Nous y allons.

LISETTE.

Et n’en sortez pas que le ravisseur ne soit tombé entre vos mains.

La pendule sonne minuit.

Minuit sonne... courez vite.

MENDOCE.

Courons.

GUSMAN.

Au contraire ; ne nous éloignons pas... Cet empressement, ce zèle pour les intérêts d’un homme qu’elle connaît à peine, me sont suspects... Suivez-moi.

MENDOCE.

C’est ce que j’allais dire.

Ils sortent.

Lisette, à part. Bon !

À Célanie qui survient.

Du courage... Je reviens.

Elle sort.

 

 

Scène XXI

 

CÉLANIE, seule

 

Air : Du Rondeau de la Rosière de Verneuil. (par Tourterelle Herdliska).

Voici le moment
Qui comblant mon espérance,
M’arrache au tourment
D’une funeste alliance.
Quand je touche au bonheur, pourquoi
Mon cœur éprouve-t-il un trouble,
Une incertitude, un effroi,
Que tout redouble
Malgré moi ?
Oui, pourquoi
Mon cœur éprouve-t-il un trouble,
Une incertitude, un effroi,
Que tout redouble
Malgré moi ?

 

 

Scène XXII

 

CÉLANIE, LISETTE

 

LISETTE, revenant précipitamment.

Victoire complète !
Tandis qu’en vedette,
Votre oncle vous guette,
Au lieu du rendez-vous,
Malgré son escorte,
Par une autre porte,
J’ai su faire en sorte

Ensemble.

Que nous partions tous.
Adieu donc, jaloux,
Grilles et verrous.

CÉLANIE.

À leurs yeux jaloux,
Échapperons-nous ?

Solo.

LISETTE.

Sénanges et Lœillade me suivent,
Tous deux sur mes pas ils arrivent.

On entend du bruit en dehors.

Paix ! paix ! parlons tout doucement.

 

 

Scène XXIII

 

CÉLANIE, LISETTE, SÉNANGES, LŒILLADE enveloppés dans des manteaux

 

Quatuor.

Ensemble.

SÉNANGES, CÉLANIE et LISETTE.

Voici le moment,
Qui comblant notre espérance,
D’un fidèle amant
Va couronner la constance.

SÉNANGES.

Ma Célanie est donc à moi ;
Je sens que mon ardeur redouble.
Ah ! venez recevoir ma foi,
Pourquoi ce trouble ?
Suivez-moi.

CÉLANIE.

Quand je touche au bonheur, pourquoi
Mon cœur éprouve-t-il un trouble,
Une inquiétude, un effroi,
Que tout redouble
Malgré moi ?

LŒILLADE.

Voici le moment
De prouver notre vaillance.
Cet enlèvement
M’avait alarmé d’avance.

Bacchus a banni mon effroi ;
Je n’ai plus peur, quand je vois double,
Et pourtant, je ne sais pourquoi
Mon cœur se trouble
Malgré moi ?

LISETTE, à Célanie.

Si près du bonheur, dites-moi
Pourquoi votre crainte redouble...
Sénanges vous donne sa foi,
Non, plus de trouble,
Plus d’effroi.

Quatuor.

SÉNANGES.

Partons, partons sans plus attendre.

TOUS, excepté Célanie.

Oui, sans plus attendre.

CÉLANIE.

Ah ! s’ils allaient nous surprendre...
Eh ! mais je crois entendre...

LŒILLADE, LISETTE.

Rassurez-vous, ce n’est rien.

SÉNANGES.

Ils sont loin.

CÉLANIE.

La crainte m’agite.

SÉNANGES.

Hâtons notre fuite. (bis.)
Du courage, tout ira bien. (bis.)

CÉLANIE.

Mon cœur s’abandonne
À votre amour.

SÉNANGES.

Sans retour,
Partons... tout l’ordonne.

CÉLANIE.

Écoutons.

LŒILLADE.

Non, non, personne.

TOUS.

Paix ! quelqu’un porte ici ses pas.

CÉLANIE.

Dieux ! si c’était...

TOUS.

N’avançons pas.

Ils se réfugient tous devant le pavillon à gauche de l’acteur.

 

 

Scène XXIV

 

CÉLANIE, LISETTE, SÉNANGES, LŒILLADE, GUSMAN, MENDOCE

 

GUSMAN, MENDOCE.

Voici le moment
D’assurer notre vengeance.
Pour l’enlèvement,
Ils sont tous d’intelligence.

CÉLANIE.

Don Gusman ! nous sommes perclus.

GUSMAN, MENDOCE.

De ce côté je crois entendre...

MENDOCE.

Si nous pouvions tous les surprendre,
Ah ! comme ils seraient confondus !

LŒILLADE.

Un seul parti nous rote à prendre,
Oui, nos Argus vont s’y méprendre.

À Célanie et à Sénanges.

Changeons d’habit, ce moyen là,
En les trompant, nous sauvera.

SÉNANGES, à Lœillade.

Ce manteau là
Nous sauvera.

CÉLANIE, à Lisette.

Ce voile là
Nous sauvera,
Comment finira
Tout cela ?

GUSMAN et MENDOCE.

Paix ! les voilà...

Célanie prend la mante de Lisette, qui se couvre du voile de sa maîtresse y Sénanges change de manteau et de chapeau avec Lœillade.

GUSMAN.

Holà ! des flambeaux.

 

 

Scène XXV

 

GUSMAN, MENDOCE, SÉNANGES sous le manteau et le chapeau bordé de Lœillade, LŒILLADE sous le manteau bordé et le chapeau à plume de son maître, CÉLANIE sous la mante noire de Lisette, LISETTE sous le voile blanc de Célanie, ALGUAZILS avec des flambeaux

 

Le théâtre est entièrement éclairé. On allume les bougies.

GUSMAN, à Lisette et à Lœillade, qu’il prend pour Célanie et Sénanges.

Ah ! signora, c’est donc ainsi que vous congédiez les galants ! et vous, jeune téméraire... mais cette fois ici, vous ne m’échapperez pas.

À Célanie qu’il prend pour Lisette.

Perfide Pédrina, n’avez-vous pas de honte à votre âge d’avoir pu tremper...

À Sénanges qu’il prend pour Lœillade.

Et toi, double, traître ?... je ne sais qui me tient... mais n’espérez plus seconder les projets de vos perfides maîtres... J’y vais mettre bon ordre...

Sénanges et Célanie s’inclinent comme pour demander pardon.

Air : Du Trio du Médecin malgré lui.

Non, non, vous dis-je, c’est en vain.

MENDOCE.

Toute prière est inutile.

GUSMAN.

De Burgos, sans autre examen,
Des ce moment je vous exile ;
Et malheur à vous, si demain
On vous trouve encor dans la ville.

MENDOCE.

Jusqu’aux confins de vos états,
Je vais accompagner leurs pas.

Ensemble.

CÉLANIE, riant sous cape.

Hélas ! que je suis malheureuse !

SÉNANGES, de même.

Ah ! qu’elle retraite honteuse !

Duos.

GUSMAN.

Tous vos soupirs, tous vos hélas,
Ne peuvent rien en pareil cas.

MENDOCE.

Ils ne nous attendriront pas, (bis.)
N’y comptez pas. (bis.)

GUSMAN.

Vit-on jamais cœurs plus ingrats ?

MENDOCE.

Et trame plus audacieuse ?

GUSMAN.

Je ne puis revenir encor
D’un aussi criminel accord.

GUSMAN et MENDOCE.

Par bonheur, maîtres et valets
Sont tous tombés dans nos filets.

CÉLANIE et SÉNANGES.

Grâce à nos fidèles valets,
Nous les tenons dans nos filets.

GUSMAN et MENDOCE.

Sortez, sortez.

CÉLANIE et SÉNANGES.

Pardonnez nous.

GUSMAN et MENDOCE.

Point de pardon.

SÉNANGES et CÉLANIE.

Apaisez-vous.

GUSMAN et MENDOCE.

Partez, ou craignez mon courroux.

Ensemble.

SÉNANGES et CÉLANIE.

Amour, amour, protège nous.

LŒILLADE et LISETTE.

Je ris, je ris de leur courroux.

GUSMAN et MENDOCE.

Ils filent doux.

Mendoce accompagne Célanie et Sénanges.

 

 

Scène XXVI

 

GUSMAN, LŒILLADE, LISETTE, toujours cachés sous le manteau et le voile de leurs maîtres

 

GUSMAN.

Quant à vous, signora, vous dont j’ai toujours été moins l’oncle que le père, et qui m’avez payé d’une si noire ingratitude... Vous n’êtes plus ma nièce.

LŒILLADE, à part.

Je le crois bien.

LISETTE, feignant de sangloter.

Oh ! oh !

GUSMAN.

Vous ne l’ayez même jamais été.

À Lœillade.

Et vous indigne séducteur, en attendant que la justice ait prononcé sur votre sort... vous allez être gardé à vue dans cet appartement, et vous signora, dans celui-ci...

À part.

Comme ce jeune audacieux a baissé le ton en un instant... ce n’est plus le même homme...

 

 

Scène XXVII

 

GUSMAN, LŒILLADE, LISETTE, MENDOCE

 

MENDOCE.

Les voilà expédiés ; je les ai vu monter en chaise de poste, et je vous les garantis déjà bien loin.

LŒILLADE et LISETTE.

Bien loin ? vivat !

Tous les deux se découvrent en riant, Gusman et Mendoce restent pétrifiés.

GUSMAN.

Que vois-je ? que veut dire ceci ?

MENDOCE.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

GUSMAN.

Courons vite.

On entend une sérénade dans le jardin.

MENDOCE.

C’est la suite de ma sérénade d’hier que la pluie avait interrompue, et qui revient...

GUSMAN.

Eh ! corbleu ! ils prennent bien leur temps.

MENDOCE.

C’est ce que j’allais dire.

GUSMAN, MENDOCE, à la cantonade tandis que la sérénade continue.

Ensemble.

Air : Du Billet de Loterie.

Quel tour pendable !
Êtes-vous fous ?
Allez au diable
Et taisez-vous.
Craignez, mes drôles,
En persistant,
Pour vos épaules
Un autre instrument.

LISETTE, LŒILLADE.

C’est impayable !
L’instant pour nous
Est favorable.
Esquivons nous ;
Car de nos rôles,
Je crains vraiment,
Pour nos épaules,
Le dénouement.

À la fin de ce morceau, Lœillade et Lisette se cachent derrière le pavillon pour guetter l’instant de fuir.

 

 

Scène XXVIII

 

GUSMAN, MENDOCE

 

GUSMAN, revenant aux valets.

Ah ! ça maintenant, doubles traites, me direz-vous ?... personne.

MENDOCE.

Nous direz-vous ?... eh ! bien, que sont-ils devenus ?

GUSMAN.

Se seraient-ils sauvés dans ce pavillon pour se soustraire à ma vengeance.

MENDOCE.

Ou dans l’autre... voyons vite.

Gusman entre dans le pavillon à gauche et Mendoce dans celui à droite.

 

 

Scène XXIX

 

LŒILLADE, LISETTE, rentrant furtivement

 

LŒILLADE.

Ils nous cherchent dans ces pavillons... je l’aurais parié.

LISETTE.

Si nous les enfermions ?

LŒILLADE.

N’ont-ils pas d’autre issue.

LISETTE.

Aucune.

LŒILLADE.

Excellent... un double tour...

LISETTE.

Et notre fuite est certaine.

Ils ferment la porte des pavillons, au moment où Gusman et Mendoce paraissent aux deux œils-de-bœuf qui sont au haut des pavillons.

 

 

Scène XXX

 

LŒILLADE, LISETTE, GUSMAN, MENDOCE, chacun à la fenêtre de son pavillon

 

GUSMAN, les voyant fermer la porte.

Eh ! bien, eh ! bien, qu’est-ce à dire ? ah ! fripons !

MENDOCE.

Eh ! bien, que signifie ? ah ! pendard !

LŒILLADE.

Cela signifie que nous allons rejoindre nos maîtres. Bonne santé.

LISETTE.

Et beaucoup de plaisir.

Ils sortent en éclatant de rire.

 

 

Scène XXXI

 

GUSMAN, MENDOCE, à leur fenêtre respective

 

GUSMAN.

Air : De la lithographie.

Me voir dans mon château même,
Prisonnier de deux valets !

MENDOCE.

De cette insolence extrême
Vit-on exemple jamais ?

GUSMAN.

S’être ainsi joué de moi !
Et de ma trop bonne foi !

MENDOCE.

Peut-on à votre âge aussi,
Se laisser duper ainsi ?

GUSMAN.

Mais on doit, je pense, au vôtre
Y voir aussi clair qu’au mien.

MENDOCE.

Sous un air si bon apôtre,
Pouvait-on soupçonner rien ?

GUSMAN, s’échauffant de plus en plus.

Dites donc que prudemment
Vous avez fait l’ignorant.

MENDOCE, de même.

Qu’est-ce à dire, s’il vous plaît ?
Ce reproche est un soufflet.

GUSMAN.

Oui, dans la peur de vous battre,
Vous avez fermé les yeux.

MENDOCE.

Ciel ! moi qui seul contre quatre
Fus vingt fois victorieux.

GUSMAN.

On connaît votre valeur ;
Ce français vous a fait peur.

MENDOCE.

Si je n’étais en prison,
De ce mot j’aurais raison.

GUSMAN.

Peste soit de la journée
Où j’approuvai votre amour !

MENDOCE.

Peste soit de l’hyménée,
Qui dut m’enchaîner un jour !

GUSMAN.

À ma nièce avoir choisi.
Un pareil sot pour mari !

MENDOCE.

Ah ! j’étouffe de courroux !
Sot, vous même, entendez-vous ?

GUSMAN.

Je ne saurais trop maudire
L’instant où j’y consentis.

MENDOCE.

C’est ce que j’allais vous dire.

GUSMAN.

Moi, c’est ce que je vous dis.

Ils se disposent à fermer leur fenêtre, puis se ravisant.

GUSMAN, MENDOCE, au public.

Si vous désirez revoir
Cet ouvrage demain soir,
Messieurs, daignez, par bonté,
Nous rendre la liberté ;
Mais surtout faites en sorte,
Pour que nos vœux soient comblés.
De nous ouvrir noire porte,
Sans faire de clés.

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