La Nuit d’avant (Jacques-François ANCELOT - Alexis DECOMBEROUSSE)

Vaudeville en deux actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 23 avril 1832.

 

Personnages

 

FRÉDÉRIC JENNEVAL

COQUEVAL, son voisin, ancien chef de bureau à la Préfecture de Police

DUPONT, portier

MADAME DUBRAY

AUGUSTINE GIBERT

AIMÉE, domestique de madame Dubray

 

La scène se passe chez Frédéric.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un petit salon fraîchement décoré ; la porte du fond, en s’ouvrant, laisse voir une chambre à coucher avec un lit ; deux portes à droite et deux à gauche : celle de droite, au premier plan, est la porte d’une chambre de domestique ; celle du second plan, du même côté, conduit à une salle à manger. La porte du premier plan, à gauche, mène à la cuisine par un petit escalier ; celle du même côté, au second plan, est la porte d’entrée.

 

 

Scène première

 

MADAME DUBRAY, AIMÉE

 

MADAME DUBRAY.

Allons, je ne suis pas mécontente de mon futur gendre.

AIMÉE.

Oh ! on voit que monsieur Frédéric a de l’ordre : l’appartement est encore tout frais ; combien de temps y a-t-il donc qu’il l’occupe, madame ?

MADAME DUBRAY.

Bientôt trois mois. Tu ne te rappelles pas, Aimée ? c’est moi-même qui l’ai retenu quand son mariage avec ma fille fut arrêté. Six pièces sur le devant, au troisième, rue Coquenard ; c’est vraiment joli, et mon Héloïse sera très bien.

AIMÉE.

Mais ce pauvre garçon, ça doit fièrement l’ennuyer d’attendre sa femme comme ça depuis trois mois ! Il me semble le voir là, face à face avec son alcôve. Mam’zelle Héloïse, par exemple, elle attend avec plus de patience, parce que...

MADAME DUBRAY.

Qu’est-ce à dire, parce que ?

AIMÉE.

Dam ! parce qu’elle est avec son père et sa mère.

MADAME DUBRAY.

Ah ! à la bonne heure !

AIMÈE.

Est-ce que vous croyez que je voulais parler de ce petit peintre romantique qui met tant de temps à faire son portrait ? vous savez bien, madame, celui qui a une si belle barbe.

MADAME DUBRAY.

Qu’est-ce que j’entends là ? Aimée, si jamais il t’arrive...

AIMÉE.

Pardon, madame, pardon.

MADAME DUBRAY.

Ça suffit. Ah ! çà, voyons, as-tu bien mis dans l’armoire de la chambre à coucher les camisoles garnies et les bonnets idem de ma fille ?

AIMÉE.

Oui, madame.

MADAME DUBRAY.

As-tu placé dans le buffet la provision de confitures, les cornichons ?

AIMÉE.

Tout y est, madame.

MADAME DUBRAY.

Bien ; Héloïse les aime beaucoup.

AIMÉE.

Elle est un peu friande, mademoiselle Héloïse.

MADAME DUBRAY.-

Ah ! çà, Aimée, en cédant à ma fille un sujet aussi distingué que toi...

AIMÉE.

Madame est bien bonne.

MADAME DUBRAY.

Tu comprends que j’ai eu un but, D’abord, j’ai voulu qu’Héloïse ne se trouvât pas tout à coup seule avec de nouveaux visages ; et ensuite j’ai désiré avoir dans la main une personne de confiance qui me fera savoir jour par jour si les choses se passent comme il convient.

AIMÉE.

Oh ! soyez tranquille, je vous dirai tout.

MADAME DUBRAY.

Ça suffira. À propos, as-tu dit au portier de monter ?

AIMÉE.

Oui, madame, tenez, je l’entends, le voilà.

 

 

Scène II

 

MADAME DUBRAY, DUPONT, AIMÉE

 

DUPONT.

Votre très humble, madame et la compagnie : pardon si je ne suis pas arrivé plus tôt, mais c’est que mon épouse est sortie, et je ne pouvais pas quitter la loge. Heureusement ma cousine Jéromé est venue me dire un petit bonjour, et je l’ai priée de veiller pour moi un instant : me voilà à vos ordres ; qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

MADAME DUBRAY.

Écoutez, monsieur Dupont ; il y a trois mois que monsieur Frédéric Jenneval habite dans la maison.

DUPONT.

Trois mois moins sept jours ; par ainsi le terme n’est pas encore échu.

MADAME DUBRAY.

Il ne s’agit pas du terme. Vous savez que les jeunes gens sont plus ou moins dissipés, que leur conduite est plus ou moins régulière.

DUPONT.

Ah ! c’est ben vrai, madame. Il y en a d’aucuns qui semblent créés et mis au monde pour le malheur des portiers. Ils rentrent des fois à des heures que ça fait trembler ; et ils tapent, ils tapent... Oh ! le marteau m’a souvent fait bien des douleurs et causé bien des peines !

MADAME DUBRAY.

Ah ! çà, monsieur Dupont, écoutez-moi : avant de confier sa fille, une mère est bien aise de savoir...

DUPONT.

J’entends, madame, j’entends, c’est juste. Eh bien ! pour ce qui est de monsieur Frédéric, il n’y en a pas deux comme ça dans le deuxième arrondissement. On sait que quelquefois la jeunesse... Dam ! c’est naturel ; mais lui, pas du tout : sage comme une demoiselle... qui est sage.

MADAME DUBRAY.

Il n’y a donc rien à dire ?

DUPONT.

Tous les soirs, rentré à heure fixe ; et pas plus de bruit qu’un mulot dans la maison. Pour ce qui est des visites, il m’en a pas reçu une suspecte, foi de Dupont ! Quant au sexe masculin, toutes figures d’honnêtes gens. Je n’ai point z’aperçu un seul huissier ; quant au féminin, il n’en entre jamais chez lui.

MADAME DUBRAY.

Il suffit, monsieur Dupont ; je suis satisfaite : au jour de l’an vous ne serez pas oublié.

DUPONT.

Madame n’a plus rien à me commander ?

MADAME DUBRAY.

Non.

DUPONT.

Je retourne vite à mon devoir, car ma cousine Jéromé pourrait s’impatienter. Ah ! c’est que ce n’est pas une petite porte que la nôtre ! j’en ai quelquefois le poignet fatigué. À revoir, madame, votre serviteur.

 

 

Scène III

 

MADAME DUBRAY, AIMÉE

 

MADAME DUBRAY.

C’est bien ; je vais rentrer plus tranquille sur le sort de mon Héloïse.

AIMÉE.

Madame veut que je reste ici ?

MADAME DUBRAY.

Oui, mon enfant, c’est convenu avec mon gendre futur. Depuis deux jours les affaires du banquier dont il a toute la confiance l’ont appelé à cinq lieues de Paris ; il est probable qu’il ne reviendra que demain matin, et je désire que quelqu’un garde l’appartement.

AIMÉE.

Dites donc, madame, le mariage est fixé à demain ; si monsieur Frédéric allait faire attendre mam’zelle Héloïse... ça ne serait pas agréable.

MADAME DUBRAY.

Oh ! il doit arriver de très bonne heure, et la cérémonie n’aura lieu qu’à midi.

AIMÉE.

C’est ennuyeux de rester comme ça toute seule.

MADAME DUBRAY.

Pour une nuit !

AIMÉE.

Si j’allais avoir peur...

MADAME DUBBAY.

Folle que tu es, allons, bonsoir ; demain tu auras de la compagnie.

Elle sort, puis revient sur ses pas.

Ah ! Aimée, dès que ton maître reviendra, n’oublie pas de lui dire que je suis très satisfaite de sa conduite.

 

 

Scène IV

 

AIMÉE, seule

 

C’est drôle comme c’t’ idée de mariage vous fait de l’effet, surtout quand on est encore fille. Eh ! mon Dieu, oui, encore.

Elle soupire.

Et pourtant c’est pas les amoureux qui m’ont manqué ; mais c’est comme un fait exprès, tous ceux que je trouve sont pour le célibat : je ne suis pas chanceuse ; allons, j’ vas passer la nuit ici : je ne suis pas fâchée d’entrer au service de deux jeunes gens, parce que des nouveaux mariés ça aime à s’amuser, ça va au spectacle, dans les sociétés, et on est moins surveillé. Mais, j’y pense, si, par hasard, mon maître allait revenir ce soir... Coucher ainsi sous le même toit avec un jeune homme ! avec ça qu’il ne m’a pas l’air d’être trop amoureux de sa prétendue ; ça me semble être un de ces mariages où le futur dit : « Moi, je veux bien ; » et où la future répond : « Je ferai ce qu’on voudra. »

On frappe à la porte.

Ah ! mon Dieu, j’ai t’y eu peur... Qu’est-ce qui frappe, à c’te heure-ci ?

Elle va ouvrir.

 

 

Scène V

 

AIMÉ, COQUEVAL, passant sa tête par la porte entr’ouverte

 

COQUEVAL a un bougeoir à la main, et le dépose sur une table en entrant.

C’est moi, ma petite Aimée, c’est moi...

AIMÉE.

Qui, vous ?

COQUEVAL, entrant.

Eh bien ! moi, Coqueval ; tu ne me reconnais pas ?

AIMÉE.

Vous, monsieur Coqueval ? et d’où sortez-vous donc ?

COQUEVAL.

Parbleu ! je sors de mon appartement, ici à côté, sur le même carré.

AIMÉE.

Voilà qui est drôle.

COQUEVAL.

Drôle... pas pour moi, toujours.

Il soupire.

AIMÉE.

Comme vous soupirez ! Ah ! çà, qu’êtes-vous donc devenu ? Il y a au moins trois mois que vous n’avez mis les pieds chez madame Dubray.

COQUEVAL.

Et l’on ne m’y reverra jamais !

AIMÉE.

Est-ce que vous n’avez pas été invité à la noce ?

COQUEVAL.

La noce ! la noce ! tu ignores donc que je suis le plus malheureux des hommes ?

AIMÉE.

Expliquez-vous, si vous voulez que je comprenne.

COQUEVAL.

Tu ne comprends pas que, moi aussi, je voulais épouser

Héloïse ?

AIMÉE.

Ah ! c’est donc ça que vous étiez si galant ; que vous meniez ces dames au spectacle avec des billets donnés ; que vous leur achetiez des oranges, des bouquets de violettes, que vous les rameniez en fiacre ? Eh bien ! je m’en étais douté.

COQUEVAL.

Là ! tu t’en étais douté ; je pouvais donc me flatter que d’autres auraient autant d’intelligence que toi, et je continuais tranquillement à faire ma cour, attendant pour me déclarer que la sympathie parlât au cœur d’Héloïse : j’espérais qu’à force de soins et de bouquets de violettes, de soupirs et de courses de fiacre, j’arriverais enfin au but.

Air de Céline.

Dans l’élégante Citadine,
Héloïse, plus d’une fois,
Entre mes mains, à la sourdine,
M’a permis de serrer ses doigts :
Ce n’étaient là que de vains simulacres !
Je le vois trop, près d’un cœur inhumain,
L’amour a beau payer des fiacres,
Il n’en fait pas plus de chemin.

Que te dirais-je, Aimée ? un beau soir j’étais plein de résolution ; j’entre chez madame Dubray, j’ouvre la bouche... c’est elle qui parle : « Vous ne savez pas, monsieur Coqueval ; nous marions Héloïse à un jeune homme charmant ? »

AIMÉE.

Ah ! ah !

COQUEVAL.

Aimée, te serait-il quelquefois tombé une cheminée sur la tête ?

AIMÉE.

Non, monsieur, Dieu merci.

COQUEVAL.

C’est dommage, parce que tu aurais une idée exacte du coup que je reçus à cette nouvelle. Moi, ex-chef de bureau à la préfecture de police, je n’avais rien découvert.

AIMÉE.

Ça m’étonne, car vous aimez fièrement à tout apprendre ; vous savez joliment tirer les vers du nez au monde.

COQUEVAL.

J’ai conservé cela de mes anciennes fonctions. Eh bien ! dans cette occasion j’ai été fait au même. Et par qui, encore ? par un jeune godelureau, sans doute fort mauvais sujet ?

AIMÉE.

Mais pas du tout.

COQUEVAL.

On ne risque rien de le supposer.

AIMÉE.

Je vous plains.

COQUEVAL.

Oh ! ce n’est pas tout. Qu’est-ce que j’apprends, en rentrant chez moi ? que mon heureux rival a loué un appartement sur mon carré, la porte en face... et j’ai un bail, Aimée, j’ai un bail.

AIMÉE.

Ah ! il y a de la fatalité.

COQUEVAL.

Tu l’as dit, de la fatalité. Aussi, pour me venger, j’ai pris un parti désespéré.

AIMÉE.

Qu’est-ce que vous allez faire ?

COQUEVAL.

Je vais me marier aussi.

AIMÉE.

Ah !

COQUEVAL.

Oui, tout est arrangé ; j’attends ma future demain ou après demain ; c’est la diligence Lafitte et Caillard qui doit m’apporter ma femme.

AIMÉE.

Eh bien ! vous n’êtes pas si malheureux.

COQUEVAL.

Laisse donc ! une petite fille de province, une arrière-cousine, fort riche à la vérité, mais sans doute bien niaise...

AIMÉE.

Peut-être.

COQUEVAL.

On ne risque rien de le supposer.

AIMÉE.

Pourquoi donc que vous supposez toujours le mal ?

COQUEVAL.

C’est pour me tromper le moins possible.

AIMÉE.

Tout ça est très bien, monsieur ; mais dites-moi donc ce que vous venez faire ici ?

COQUEVAL.

Comment ! ce que je viens faire ? Je viens, mon enfant, retourner le poignard dans ma blessure, visiter en détail l’appartement d’Héloïse. Ce sera pour moi une consolation quand je serai là, de l’autre côté du mur, de me dire : En ce moment, elle est dans son salon, sur sa méridienne ; ou bien, elle est dans sa salle à manger,

Il va ouvrir la porte et regarde.

Avec poêle en faïence et buffet en acajou ;

Il va ouvrir la porte du fond.

ou bien, elle se trouve à présent dans sa chambre à coucher... Ah ! Aimée, ferme cette porte. Qu’est-ce que c’est que cet escalier-là ?

AIMÉE.

Il conduit à ma cuisine.

COQUEVAL.

Et ce petit cabinet ?

AIMÉE, le retenant.

Eh bien ! où va-t-il donc ? Avez-vous bientôt fini votre inspection, monsieur ? Si par hasard mon maître rentrait ce soir, et s’il vous voyait ici seul avec moi, à l’heure qu’il est... 

COQUEVAL.

Il est joli l’appartement ! bien mieux distribué que le mien : par exemple, il y manque une chose...

AIMÉE.

Quoi donc ?

COQUEVAL.

Une seconde sortie.

AIMÉE.

Du tout.

Elle ouvre la porte du petit escalier.

On monte par-là à ma cuisine qui a une porte sur le carré au-dessus...

COQUEVAL.

Ah ! ta cuisine a une porte sur le carré au-dessus ? Je suis bien aise de le savoir ; je viendrai quelquefois parler d’Héloïse avec toi.

AIMÉE.

Oh ! bien oui ; comptez là-dessus... Oh ! l’on sonne ; si c’était mon maître ?

COQUEVAL.

Ah ! diable... s’il me surprenait ici, il croirait peut-être que je suis venu jeter un sort sur son lit de noces.

AIMÉE.

Montez vite par-là dans ma cuisine, vous sortirez par la porte du carré.

COQUEVAL, s’échappant et emportant son bougeoir.

Est-ce heureux qu’il y ait une autre sortie ?

Aimée va ouvrir.

 

 

Scène VI

 

AIMÉE, FRÉDÉRIC

 

AIMÉE.

Ah ! c’est vous, monsieur ?

FRÉDÉRIC.

Vous m’avez fait attendre bien longtemps.

AIMÉE.

C’est que je ne comptais plus sur monsieur, et j’allais me coucher.

FRÉDÉRIC, à part.

Quel événement vient de m’arriver ! et que va devenir tout cela ? Heureusement on n’a rien vu !... C’est bien l’histoire la plus inconcevable, l’aventure la plus romanesque !...

AIMÉE, qui pendant cet à parte a été chercher le tire-botte, les pantoufles et la robe de chambre de Frédéric.

Monsieur doit être bien fatigué ; il faut qu’il se mette tout de suite à son aise.

FRÉDÉRIC, avec impatience.

Non, non, je ne veux rien, je n’ai besoin de rien ; vous pouvez aller vous coucher.

AIMÉE.

Oui, monsieur.

À part.

Je veux pourtant voir si monsieur Coqueval est sorti.

FRÉDÉRIC, qui la voit se diriger vers la porte de la cuisine.

Eh bien ! où allez-vous ? votre chambre n’est pas là.

AIMÉE.

Ah ! c’est que j’ai laissé quelque chose dans ma cuisine.

FRÉDÉRIC, la faisant sortir par la porte du premier plan à droite.

Vous prendrez cela demain ; allons, sortez.

Il met le verrou sur elle, et court avec empressement à la porte d’entrée.

Maudite bonne ! j’ai cru qu’elle ne partirait pas.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, AUGUSTINE

 

FRÉDÉRIC, à quelqu’un en dehors.

Maintenant je suis seul, vous pouvez entrer et vous reposer en toute confiance.

AUGUSTINE.

Où me conduisez-vous ?... Ô ma mère !... ma mère !

FRÉDÉRIC.

Pourquoi trembler ainsi ? c’est me faire injure. Ah ! loin de moi la pensée d’abuser de l’hospitalité que je vous donne.

À part, l’examinant.

C’est qu’elle est charmante, en vérité !

Haut, avec douceur et lui prenant la main.

Daignez donc approcher, je vous en conjure.

AUGUSTINE.

Pardon, monsieur, j’ai tort sans doute ; car à présent que je vous vois mieux, vous m’avez l’air d’un honnête homme.

FRÉDÉRIC.

Vous ne vous trompez pas.

À part.

La situation est singulière ; la veille d’un mariage !... Ah ! si madame Dubray soupçonnait... Au fait, Dieu sait comment je sortirai de l’épreuve.

AUGUSTINE.

Je crois, monsieur, que je n’aurais pas dû vous suivre : seule, chez vous, au milieu de la nuit... Ô mon Dieu ! mon Dieu !

FRÉDÉRIC.

Rassurez-vous et songez qu’il n’y avait pas à choisir, puisqu’on a obstinément refusé de vous recevoir dans les différents hôtels où j’ai frappé.

AUGUSTINE.

C’est vrai ; il n’y a pas de notre faute.

FRÉDÉRIC, à part.

Elle dit cela avec une naïveté... Ne me trompe-t-elle pas ?

Haut.

Répétez-moi donc, mademoiselle, à quel hasard, heureux pour moi, je dois le plaisir de vous être utile. Au milieu des courses que nous avons faites pour retrouver votre demeure, c’est à peine si j’ai saisi...

AUGUSTINE.

Oh ! monsieur, vous allez me trouver bien sotte et bien maladroite... Arrivée ce matin de Limoges avec ma famille, je m’étais couchée en descendant de la diligence et je n’avais donné aucune attention ni au nom de la rue, ni au nom de l’hôtel où mon père nous avait conduites ; j’étais si fatiguée du voyage ! Nous dormions encore, ma mère et moi, quand mon père est venu nous réveiller pour nous mener à l’Opéra voir Robert-le-Diable. Nous sommes donc partis en fiacre ; j’étais encore tout endormie et je ne sais pas bien même si mon sommeil n’a pas un peu continué pendant la pièce ; mais, à la sortie, au milieu de la foule immense qui se pressait et se poussait, j’ai tout à coup été séparée de mes parents, et, malgré tous mes efforts, il m’a été impossible de les retrouver.

FRÉDÉRIC.

Comme vous avez dû avoir peur !

AUGUSTINE.

Ah ! monsieur, jugez de mon désespoir ; et ma pauvre mère, quelle ne doit pas être son inquiétude !... Sans vous, sans votre bonté, je serais encore sans asile, à une heure après minuit, au milieu d’une ville inconnue.

FRÉDÉRIC, lui prenant la main qu’elle retire doucement.

Pauvre enfant !

À lui-même à l’écart, en l’examinant.

Ce récit est-il exact ? Plus je l’examine, plus son air de candeur et d’ingénuité me persuade : mais, si elle me trompe, comme elle se moquera demain de ma crédulité et de ma retenue !... Voyons, tâchons de savoir...

AUGUSTINE.

Comme vous me regardez, monsieur ! À quoi pensez-vous donc ?

FRÉDÉRIC.

Mais je pense à ce que je regarde.

Il s’approche d’elle.

Vous ne m’avez pas encore dit votre nom ; il doit être bien joli, s’il vous ressemble.

AUGUSTINE, embarrassée.

On me nomme Augustine Gibert.

FRÉDÉRIC, passant son bras autour de sa taille.

Avec des yeux si doux, je serais bien surpris si vous étiez méchante.

AUGUSTINE, se dégageant.

Mais, monsieur, croyez-vous que nous ayons fait toutes les recherches nécessaires ?... Peut-être, en essayant encore...

FRÉDÉRIC.

Oh, non pas ! Nous n’avons rien à nous reprocher ; près de deux heures de marche dans les rues de Paris, c’est bien honnête ! D’ailleurs, le portier ne nous r’ouvrirait pas sans s’informer... et pour rien au monde je ne voudrais vous exposer... Non, à demain de nouvelles recherches, je m’y engage sur l’honneur. Mais jusque-là, Augustine, ne m’enviez pas un bonheur qui doit durer si peu ; laissez-moi m’enivrer du charme de votre présence !... Cet instant m’appartient !

Il devient pressant ; elle s’arrache de ses bras et s’élance vers la porte.

AUGUSTINE.

Ah ! monsieur...

FRÉDÉRIC.

Que faites-vous ?

AUGUSTINE.

Je sors.

FRÉDÉRIC.

Et où allez-vous ?

AUGUSTINE.

Je ne sais ; mais partout je serai mieux qu’ici...

FRÉDÉRIC.

Arrêtez !

AUGUSTINE, pleurant.

Non, monsieur, non !... Oh ! comme vous m’avez trompée !

FRÉDÉRIC.

Pardon, mademoiselle ! pardon mille fois !... Oui, j’ai mal agi, j’ai manqué à mes promesses... Mais que voulez-vous ? les circonstances de notre rencontre sont tellement singulières que... Ah ! je le vois, j’ai eu tort... j’ai osé douter... Daignez revenir... vous n’avez plus rien à craindre. Désormais vous êtes aussi en sûreté ici qu’auprès de votre mère ; j’en prends le ciel à témoin !

Air : Faisons la paix.

Pardonnez-moi ! (bis.)
Je fus coupable et je m’accuse ;
Mais, si j’ai causé votre effroi,
Tant de charmes sont mon excuse !
Pardonnez-moi ! (bis.)

AUGUSTINE.

Je vous crois, je vous pardonne, et pourtant je tremble encore.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! Augustine, eh bien ! un seul mot va vous rassurer tout-à-fait... Demain, je me marie.

AUGUSTINE, se rapprochant.

Vous vous mariez demain !

FRÉDÉRIC.

Hélas oui !... Vous le voyez, je vous donne des armes contre moi.

AUGUSTINE.

Et moi aussi, je vais me marier !

FRÉDÉRIC.

Vous !... Ah ! c’est dommage... J’espère que vous n’avez plus peur à présent ?... Pour me prouver que vous me pardonnez, veuillez vous asseoir près de moi.

Elle s’approche, il la prend doucement par la main et la fait asseoir. On frappe à la porte.

 

 

Scène VIII

 

AUGUSTINE, FRÉDÉRIC, DUPONT, en dehors

 

AUGUSTINE, se pressant avec effroi contre Frédéric.

Ah ! mon Dieu !... on frappe.

FRÉDÉRIC, avec inquiétude.

À une pareille heure !... c’est étrange !... Mais rassurez-vous.

Haut.

Qui est là ?

DUPONT, en dehors.

C’est moi, monsieur ; Dupont.

FRÉDÉRIC.

Ah ! c’est mon portier ! Ne tremblez plus...

Élevant la voix.

Que voulez-vous !

DUPONT, en dehors et très haut.

Je viens savoir si la personne qui est entrée avec monsieur...

FRÉDÉRIC, à part.

Ah ! diable !

AUGUSTINE.

Oh ! monsieur, il m’a vue !

DUPONT.

Je viens savoir si elle est encore chez lui, et si nous pouvons fermer la porte cochère.

FRÉDÉRIC.

Et qui vous a dit que je suis rentré avec quelqu’un ?

DUPONT.

Personne, monsieur : seulement il m’a semblé...

FRÉDÉRIC.

Vous vous êtes trompé.

DUPONT.

Ah !... pardon, monsieur, la chose n’est pas impossible ; mais si nous ne faisions pas bien attention à ce qui entre et à ce qui sort, le propriétaire ne serait pas content, ni vous non plus.

FRÉDÉRIC.

C’est bon, c’est bon !

AUGUSTINE.

Que je suis malheureuse !

DUPONT.

Nous sommes payés pour ça, monsieur, et la sûreté de la maison...

FRÉDÉRIC.

Avez-vous bientôt fini ? Je vous le répète, vous vous êtes trompé, et vous pouvez aller vous coucher.

DUPONT.

Ça suffit, monsieur : du moment qu’il n’y a plus personne à sortir...

AUGUSTINE.

Vous l’entendez ? Il m’a vue, monsieur, je suis perdue.

FRÉDÉRIC.

Perdue ! vous ?... Et qu’avez-vous à craindre ?

AUGUSTINE.

Comment, monsieur ! Demain ne dira-t-il pas à tout le monde...

FRÉDÉRIC.

Quoi ? que dira-t-il ? que, la veille de mon mariage, une femme a passé la nuit chez moi ; voilà tout ! Vous connaît-il ? a-t-il vu vos traits ? Non, il a vu... une femme ; et, quand vous serez partie, tout sera dit !... Mais moi ?

AUGUSTINE.

Hélas ! il est vrai. Votre bonté pour moi peut compromettre votre avenir. Oh ! combien je serais affligée...

FRÉDÉRIC.

Qu’importe ? Je vous aurai rendu service, et ce souvenir suffira pour me consoler de tout.

AUGUSTINE.

Et moi, pourrai-je me pardonner, si votre bonheur...

FRÉDÉRIC.

Mon bonheur !... Depuis que je vous vois, je crains bien qu’il ne dépende plus d’une autre.

Il veut lui prendre la main.

AUGUSTINE, l’arrêtant.

Songez à vos promesses...

FRÉDÉRIC.

Vous avez bien de la mémoire.

AUGUSTINE.

Pas plus que je n’ai de confiance en vous.

FRÉDÉRIC.

Mais, j’y songe ! Après avoir arpenté deux ou trois quartiers, sans que vous ayez pu reconnaître ni votre rue, ni votre hôtel, vous devez avoir faim.

AUGUSTINE, souriant.

Je crois qu’oui.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! si nous soupions ?

AUGUSTINE.

Je le veux bien.

FRÉDÉRIC.

Mais peut-être n’ai-je rien à vous offrir : dans un beau mouvement je me suis avancé là... et j’ignore... voyons :

Il ouvre la porte du deuxième plan à droite.

Ah ! si fait, voilà quelque chose !... Oh ! nous sommes riches !... Je m’aperçois que ma future belle-mère a déjà fait la provision d’hiver pour sa fille. Il s’agit maintenant de mettre le couvert.

AUGUSTINE.

Je vais vous aider.

FRÉDÉRIC.

Oh ! ce n’est pas la peine. Laissez-moi vous servir.

Frédéric approche une table, place dessus du pain, des confitures, des assiettes, et ils se mettent à table.

Jamais je ne me suis senti si gai, si heureux.

AUGUSTINE.

Que vous êtes bon !

FRÉDÉRIC.

Je voudrais bien vous adresser une question, mais je crains... vous allez me trouver indiscret...

AUGUSTINE.

Parlez.

FRÉDÉRIC.

Êtes-vous bien aise de vous marier ?

AUGUSTINE.

Je n’ai jamais vu celui qu’on me destine.

FRÉDÉRIC.

Et vous consentez ?

AUGUSTINE.

Ah ! monsieur, mes parents le désirent, et ils sont si bons pour moi !

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, AUGUSTINE, AIMÉE, à travers la porte du premier plan, à droite

 

AIMÉE.

Monsieur !

FRÉDÉRIC, étonné.

Hein ?... qui m’appelle ?

AIMÉE.

Est-ce que vous auriez besoin de quelque chose ?

FRÉDÉRIC.

Allons, à l’autre maintenant !

AUGUSTINE, tremblante.

Qu’est-ce que c’est donc que cette voix-là ?

FRÉDÉRIC.

C’est la voix de ma bonne.

Haut.

Ah ! çà, voulez-vous bien me laisser tranquille ? je ne vous ai pas appelée.

AIMÉE.

C’est que je vous ai entendu remuer des assiettes : vous avez peut-être faim ? quand on revient de la campagne... L’air y est si vif !

FRÉDÉRIC.

Je vous répète que je n’ai besoin de rien ; laissez-moi tranquille... Je n’aime pas les domestiques qui ne dorment pas la nuit.

AIMÉE.

Je m’en vas, monsieur, je m’en vas ; du moment que vous n’avez besoin de rien...

FRÉDÉRIC.

Enfin !

AIMÉE.

Monsieur, vous trouverez des confitures dans le buffet.

FRÉDÉRIC.

Aimée, si vous ajoutez un mot, je vous chasse.

AIMÉE.

Adieu, monsieur, bon appétit et bonne nuit.

FRÉDÉRIC.

Grace à Dieu, nous voilà délivrés.

AUGUSTINE.

Vous aviez déjà retenu une bonne pour votre ménage ?

FRÉDÉRIC.

C’est celle de ma future belle-mère qui passe à mon service : c’est demain, Augustine.

Il soupire.

AUGUSTINE.

Oui, demain ; je m’en souviens. Elle doit être bien jolie ?

FRÉDÉRIC.

Qui ?... ma bonne ?

AUGUSTINE.

Non, celle que vous épousez.

FRÉDÉRIC.

Hier encore, je la trouvais telle.

AUGUSTINE.

Les hommes sont bien heureux ! ils peuvent disposer de leur sort : elle a sans doute de l’esprit, des talents... Eh bien ! vous ne me répondez pas ? mes questions vous ennuient peut-être ? Pardonnez-moi, votre bonheur m’intéresse.

FRÉDÉRIC.

Que vous êtes bonne !

À part.

que de charmes et de candeur !... Ah ! l’épreuve est trop forte ! si elle se prolongeait, je ne répondrais plus de moi.

Haut et se levant.

Augustine, vous êtes fatiguée, le repos vous est nécessaire.

AUGUSTINE.

Mais, monsieur...

FRÉDÉRIC.

Oh ! ne craignez rien ; une chambre est ici préparée pour vous recevoir.

Il va ouvrir la porte du fond.

Vous le voyez ?

AUGUSTINE.

Ah ! mon Dieu ! mais n’est-ce pas la chambre...

FRÉDÉRIC.

Qu’une autre doit occuper ? Oui.

Il soupire.

AUGUSTINE.

Oh ! jamais, monsieur, je ne consentirai...

FRÉDÉRIC.

Quel enfantillage ! je vous en prie, tenez, moi je vais porter cette causeuse dans le cabinet ; ce sera mon lit.

AUGUSTINE.

Que je vous dois de reconnaissance !

FRÉDÉRIC.

Tout pour vous rassurer.

Il s’apprête à emporter la causeuse.

Air : Hâtez-vous, mesdemoiselles.

Allons donc, l’honneur l’exige ;
Il faut m’exiler là-bas.
Combien ce devoir m’afflige !...
Du moins ne nous pressons pas.

L’asile qui vous protège
M’est bien cher ; à l’avenir,
En ces lieux où marcherai-je
Sans trouver un souvenir ?

Allons donc, etc.

Ils emportent la causeuse dans la salle à manger ; Coqueval passe sa tête par un carreau qui s’ouvre au-dessus de la porte du premier plan à gauche.

 

 

Scène X

 

COQUEVAL, puis AIMÉE

 

COQUEVAL.

Aimée ! Aimée !

AIMÉE, passant sa tête à un carreau qui est au-dessus de la porte de droite.

Qui m’appelle ? Comment ! c’est vous, monsieur ? encore ici ?

COQUEVAL.

Parbleu ! je crois bien ; tu ne m’as pas donné la clef de ta porte sur le carré ; elle est fermée, et depuis une heure je suis en prison dans ta cuisine, tremblant de tous mes membres.

AIMÉE.

Est-ce bien possible ? Ah ! mon Dieu ! vous avez raison.

COQUEVAL.

Chut ! les voilà qui reviennent.

 

 

Scène XI

 

FRÉDÉRIC, AUGUSTINE

 

FRÉDÉRIC.

Oui, je vous le promets, dès le point du jour je me mettrai en course, et j’espère découvrir...

AUGUSTINE.

Que vous êtes bon, monsieur ! ma pauvre mère, que doit elle penser ?

FRÉDÉRIC.

Demain, nous la retrouverons. Reposez sans inquiétude, et promettez-moi de prendre possession de cette chambre.

AUGUSTINE.

Oh ! monsieur Frédéric, n’insistez pas, je vous en prie.

FRÉDÉRIC.

Pourquoi ?

Air de Téniers.

Dans cet asile, entrez, mademoiselle ;
Hélas ! pourquoi ce refus obstiné ?
En vous voyant si naïve et si belle,
Qui ne croirait qu’on vous l’a destiné ?
Douce beauté, que pare l’innocence,
Devait demain embellir ce séjour...
Entrez ce soir, entrez sans défiance ;
Mon avenir s’enrichira d’un jour.

Allons, à demain.

AUGUSTINE.

À demain.

FRÉDÉRIC.

Je vois encore un nuage sur vos jolis traits ; écoutez : pour qu’il ne vous reste aucune crainte, emprisonnez-moi dans cette pièce : vous le pouvez, voyez, en poussant ce verrou.

AUGUSTINE.

Oh ! que je vous remercie de tant de délicatesse !

FRÉDÉRIC.

Bonsoir.

AUGUSTINE, baissant les yeux.

Bonsoir.

FRÉDÉRIC, à part.

Sortons.

Il entre précipitamment dans la pièce au deuxième plan de droite.

 

 

Scène XII

 

AUGUSTINE, seule

 

Allons, je commence à croire que c’est un bien honnête jeune homme. Quel bonheur de l’avoir rencontré ! ma bonne mère, comme elle doit se tourmenter ! Oh ! demain en la revoyant comme je lui conterai avec plaisir... Quelle retenue ! quelle noblesse dans les sentiments ! Il veut que je dispose de cette chambre ; certainement je n’y entrerai pas ; non, non, je passerai la nuit ici sur cette bergère. Oh ! je suis bien sûre que je peux dormir tranquille. Ce serait mal à moi d’éprouver la moindre crainte, de concevoir de la défiance.

Tout en parlant elle pousse le verrou, place la bergère contre la porte de la pièce ù est entré Frédéric, et s’assied.

Un si bon jeune homme !

Elle commence à s’endormir.

Comme il est aimable !... Ah ! si celui qu’on me destine pouvait lui ressembler !

FRÉDÉRIC, dans la coulisse.

Air de Caleb.

Toi qui, dans cet asile,
Cherchais un défenseur,
Tu le vois, je m’exile :
Ne tremble plus, ma sœur.
De te rendre à ta famille
L’honneur m’impose la loi ;
Mais avant que le jour brille
Et te sépare de moi,
Dors sans crainte, jeune fille :
Un frère veille sur toi.

Elle s’endort ; Coqueval, le bougeoir à la main, entr’ouvre doucement la porte du petit escalier ; Aimée passe sa tête par le carreau, et fait descendre la clef au bout d’un ruban ; ils se font des signes et chantent.

AIMÉE et COQUEVAL.

Vraiment, c’est à merveille !
La voilà qui sommeille ;
Mais près d’ici je veille,
Et nous verrons demain
S’il conclut son hymen.
À demain !

 

 

ACTE II

 

Même décoration qu’au premier acte. Au lever du rideau, la jeune fille est encore endormie dans la bergère.

 

 

Scène première

 

AUGUSTINE, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, en dehors, frappant à la porte du cabinet.

Augustine !

AUGUSTINE, s’éveillant et se frottant les yeux.

Me voilà, maman, me voilà.

Regardant autour d’elle.

Oh ! mon Dieu ! où suis-je donc ?

FRÉDÉRIC, toujours en dehors.

Augustine ! ouvrez-moi.

AUGUSTINE.

Cette voix !... je me rappelle maintenant.

Elle court à la porte et tire le verrou ; Frédéric entre.

Ah ! pardon.

FRÉDÉRIC.

C’est à moi de m’excuser. On n’entre pas ordinairement si matin chez les dames. Avez-vous bien dormi ?

AUGUSTINE.

Parfaitement. Et vous, monsieur ?

FRÉDÉRIC.

Oh ! j’aurais voulu que mon sommeil se prolongeât.

Air : Lance en arrêt, casque baissé.

Pendant la nuit, autour de moi,
Voltigeait votre douce image ;
Il me semblait que de ma foi
Vous aviez accueilli l’hommage.
Près de vous un charme inconnu
Enivrait mon âme ravie ;
Je vous avais donné ma vie...
Pourquoi le jour est-il venu ?

AUGUSTINE.

Ah ! monsieur, que dites-vous ?

FRÉDÉRIC.

Hélas ! vous avez raison, il faut chasser de si douces pensées. Vous êtes restée ici, je crois ?

AUGUSTINE.

Oui, sur cette bergère.

FRÉDÉRIC.

Ah ! pourquoi donc ? quand vous auriez été si bien... là.

Il désigne la chambre à coucher.

Depuis hier soir vous me semblez encore embellie. Ah ! cela doit être, le grand jour est votre plus belle parure.

AUGUSTINE.

Ne parlez pas ainsi : quelque chose qui me touche bien plus que des compliments, c’est l’hospitalité que vous m’avez donnée avec une bonté, une délicatesse que je n’oublierai jamais.

FRÉDÉRIC, tristement.

Et vous allez en épouser un autre ?

AUGUSTINE.

Il le faut bien. Mais vous-même, n’allez-vous pas...

FRÉDÉRIC.

Ah ! c’est juste ; près de vous, je ne me souviens plus de rien.

AUGUSTINE.

Ramenez-moi près de ma mère.

FRÉDÉRIC.

Oui, vous avez raison. Il faut que j’achève mon ouvrage, que je vous rende à vos parents ; mais d’abord il faut les trouver. Je n’ai pas beaucoup de temps pour cela : il est près de huit heures, et mon mariage est pour une heure ; n’importe, je ne perds pas courage, je cours aux messageries ; là, peut-être, je saurai où sont descendus les voyageurs arrivés hier.

AUGUSTINE.

Je vais vous accompagner.

FRÉDÉRIC.

Oh ! non ; il est inutile de recommencer ce matin notre promenade d’hier au soir. En plein jour, dans la position où nous sommes tous deux, elle pourrait avoir encore plus d’inconvénients. Restez ; et pour que vous ne soyez ni surprise, ni vue par personne pendant mon absence, entrez ici ; c’est un sanctuaire qu’on respectera... quand on le trouvera fermé : précaution que vous allez prendre.

Il la conduit vers la chambre nuptiale, et en ouvre la porte.

N’ouvrez surtout et ne répondez que lorsque vous reconnaîtrez ma voix.

AUGUSTINE.

Oh ! ne soyez pas longtemps.

FRÉDÉRIC.

Le moins que je pourrai.

AUGUSTINE.

Ma malheureuse mère ! comme elle doit souffrir ! Je vous en conjure, monsieur, ne négligez rien.

FRÉDÉRIC.

Fiez-vous à mon zèle et prenez patience : vous trouverez là quelques livres.

AUGUSTINE.

Songez que je vais être bien triste, bien inquiète pendant votre absence.

FRÉDÉRIC.

Et moi, je suis bien à plaindre, puisqu’il faut vous quitter.

AUGUSTINE.

À revoir.

FRÉDÉRIC.

À bientôt.

Augustine entre dans la chambre et en ferme la porte à clef en dedans.

Maintenant délivrons Aimée.

Il va tirer le verrou de la chambre d’Aimée.

Je sens qu’il y a du mérite à être vertueux.

Air : Je sais attacher des rubans.

Elle tremblait auprès de moi :
Hélas ! à mes serments fidèle,
Pour calmer son pudique effroi,
Il a fallu m’éloigner d’elle.
Je pense, avec quelque fierté,
Que ma vertu protégea sa faiblesse ;
Mais, quand je songe à sa beauté,
Je ne comprends plus ma sagesse.

Eh bien ! si on surprenait ici cette jeune fille, que ne penserait-on pas ? J’aurais beau protester de mon innocence et de la sienne, qui me croirait ?... Pas de réflexions, et achevons ma tâche.

Il sort.

 

 

Scène II

 

AIMÉE, entrant avec précaution

 

Bien ! le voilà sorti. Il emmène sans doute avec lui la jeune personne.

Elle regarde par la fenêtre.

Non : il est seul. Eh bien ! où est-elle donc ? qu’est-ce qu’il en a fait ?

Elle ouvre la porte du cabinet.

Personne !

Elle continue à chercher.

Ah ! çà, elle s’est donc envolée ?

Elle va à la porte de la chambre du fond et ne trouve pas de clef.

Tiens ; c’est fermé. Est-ce que ?... oh ! non.

Elle regarde par le trou de la serrure.

Mon Dieu ! oui ; la voilà : dans la chambre à coucher de sa femme, c’est très bien ; ça promet. Ne pas respecter... Et puis ce soir sans honte, sans remords, il... Pauvre mademoiselle Héloïse, va !... Mais combien leur en faut-il donc à ces monstres d’hommes !

En redescendant sur le devant de la scène elle aperçoit l’écharpe d’Augustine sur la bergère.

Oh ! oh ! une écharpe !... c’est à elle sans doute, Elle est, ma foi, bien jolie ! Il n’y a que des femmes distinguées qui portent de ça... C’est égal, mon maître n’en est pas moins un bien grand criminel.

COQUEVAL, à travers la porte d’entrée.

Aimée, es-tu là ?

AIMÉE.

Bon ! monsieur Coqueval !

Elle va ouvrir.

 

 

Scène III

 

AIMÉE, COQUEVAL

 

COQUEVAL.

Eh bien ! Aimée ?

AIMÉE.

Eh bien ! monsieur, en voilà-t-il une aventure ?

COQUEVAL.

Admirable ! Aimée, admirable. Je n’en ai pas dormi de la nuit ; j’en ai même rêvé.

AIMÉE.

Êtes-vous drôle !

COQUEVAL.

Je suis comme ça : sentir une jeune beauté là, si près de moi, avec mon voisin, ça me faisait bouillir le sang dans les veines !

AIMÉE.

Mais pourquoi l’a-t-il laissée ici ? qu’en veut-il faire ? S’il l’avait emmenée dès le matin, tout était dit.

COQUEVAL.

Oui, oui ; je t’en souhaite ! Est-ce que dès le point du jour, je n’ai pas réuni tous mes témoins, distribué des postes à tout le monde : à la portière, à la crémière en face, à la fruitière, à la marchande d’huîtres ; ah ! elle aurait été bien fine si elle s’était échappée sans être vue. Et le commissionnaire du coin qui devait suivre les coupables, fût-ce au bout du monde !

AIMÉE.

Vous me faites peur.

COQUEVAL.

Avise-toi d’avoir un amoureux, et tu verras.

AIMÉE.

Cependant tous vos espions ne vous ont pas servi à grand’chose ce matin, puisque M. Frédéric est sorti seul.

COQUEVAL.

Ah ! ils ne m’ont pas servi ! ton maître est sorti seul, oui ; mais où est-il allé ?

AIMÉE.

Comment ! vous le savez ?

COQUEVAL.

Si je le sais ! en bonne police on sait tout : monsieur Frédéric est allé aux messageries.

AIMÉE.

Pourquoi faire ?

COQUEVAL.

Préparer un enlèvement.

AIMÉE.

Vous croyez ?

COQUEVAL.

On ne risque rien de le supposer.

AIMÉE.

C’est vraiment admirable une police !

COQUEVAL.

Je le crois bien que c’est admirable !

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Qui pourrait n’être pas surpris
En apprenant à la connaître ?
La police à ses favoris
Semble donner un nouvel être.
On a beau se montrer prudent,
Tout se dévoile à leur approche...
Leur regard perce... et cependant
Ils ont tous un œil dans la poche.

Qu’est-ce que tu tiens donc là, Aimée ?

AIMÉE.

L’écharpe de la dame en question.

COQUEVAL.

Ah ! donne ; tiens, c’est singulier, dans les cadeaux que j’ai envoyés à ma future, il y en avait une toute pareille.

AIMÉE.

Oui-dà !

COQUEVAL.

Comment donc ! mais absolument pareille ; au fait, c’est tout simple, couleur à la mode. Nous avons dans les mains une pièce de conviction :

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Ici, d’un pareil abandon
Sans peine on devine la cause ;
Rarement de chez un garçon
On sort sans laisser quelque chose.
Aussi, quand vous nous visitez,
Prenez garde, fille jolie,
On ne peut pas, vous le sentez,
Chez les marchands de nouveautés
Remplacer tout ce qu’on oublie.

AIMÉE.

C’est juste ; il y a des articles qu’ils ne tiennent pas.

COQUEVAL.

Il faut que je la contemple ; où est-elle ?

AIMÉE.

Là !

Il va regarder au trou de la serrure.

COQUEVAL.

Elle me tourne le dos ; elle tient un livre ; son bras s’arrondit avec une grâce...

Il revient sur le devant.

Est-il heureux, ce Frédéric ?

AIMÉE.

Dites donc que c’est un scélérat.

COQUEVAL.

Ça n’empêche pas d’être heureux.

AIMÉE.

Mademoiselle Héloïse n’est-elle pas jolie aussi ?

COQUEVAL.

Oh ! oui, elle l’est, et penser qu’elle est perdue pour moi !... Eh bien ! Qu’est-ce que je dis donc là ?je crois que c’est une bêtise.

AIMÉE.

On ne risque rien de le supposer.

COQUEVAL.

Oui, certainement, c’est une bêtise, car je vais peut-être la retrouver. Oh ! oh !

AIMÉE.

Qu’est-ce qui vous prend ?

COQUEVAL.

Tu ne devines pas que le scandale de ce qui s’est passé ici cette nuit peut tout rompre, s’il est connu ? Eh bien ! il faut le faire connaître.

AIMÉE.

C’est juste ; mais votre autre mariage ?

COQUEVAL.

Ah ! diable, tu as raison, je n’y songeais plus ; ma future devrait être arrivée, et je m’étonne de n’avoir pas encore reçu un avis de mon beau-père ; ah ! ma foi, tant pis, Héloïse est la première en date, et si je peux la rattraper... Il faut, à l’instant même, avertir madame Dubray.

AIMÉE.

Je vais courir à la maison.

COQUEVAL.

C’est cela ; va, Aimée : oh ! excellente fille ; tu seras mon ange tutélaire.

AIMÉE, qui écoute à la porte d’entrée.

Eh ! je l’entends.

COQUEVAL.

À merveille ; préparons mon rapport circonstancié.

 

 

Scène IV

 

AIMÉE, COQUEVAL, MADAME DUBRAY, DUPONT

 

Dupont porte sur son bras une belle robe de chambre à ramages, et tient à la main des pantoufles chinoises.

DUPONT, en entrant et comme achevant un récit.

Et je vous assure, foi de Dupont, que je ne l’ai pas vue sortir.

MADAME DUBRAY.

Quelle trahison ! mais aujourd’hui c’est donc un bois que le mariage ?

COQUEVAL, à part.

Il paraît qu’elle sait tout.

MADAME DUBRAY.

Et moi, qui, charmée de tout ce qu’on m’avait dit de lui hier, lui apportais une robe de chambre et des pantoufles chinoises... Prends-les, Aimée... Pantoufles, robe de chambre, femme ; il n’aura rien ! Plus de mariage ! plus de gendre !

Apercevant Coqueval.

Ah ! c’est vous, monsieur Coqueval ? bonjour.

COQUEVAL, s’approchant.

Permettez, madame, vous allez excessivement loin ; mademoiselle Héloïse ne sera peut-être pas du tout de votre avis.

MADAME DUBRAY.

Mon Héloïse ! quel coup pour elle ! si sensible, si naïve ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! mais puisque monsieur Dupont n’a pas vu sortir la coupable, où est-elle donc ?

COQUEVAL, montrant la chambre.

Ici.

MADAME DUBRAY.

Dans la chambre à coucher de ma fille ! quelle horreur ! il faut qu’elle en sorte, qu’elle en sorte à l’instant même. Entrons.

COQUEVAL.

D’abord, il faudrait prier la demoiselle d’ouvrir.

MADAME DUBRAY.

Comment, la prier ?

COQUEVAL.

Mais oui, attendu que la porte est fermée.

MADAME DUBRAY.

Il faut tout bonnement la jeter bas.

COQUEVAL.

Nous sommes dans notre droit. Vous m’autorisez ?

MADAME DUBRAY.

Oui !

Il prend son élan et lève le pied pour frapper.

DUPONT, le retenant par le pan de son habit.

Un moment ! comme représentant du propriétaire, je m’y oppose.

COQUEVAL, la jambe en l’air.

C’est juste, les portiers sont les représentants naturels de la propriété.

MADAME DUBRAY.

Monsieur Dupont, allez chercher un serrurier.

DUPONT.

J’y cours, madame.

Il sort.

 

 

Scène V

 

AIMÉE, COQUEVAL, MADAME DUBRAY

 

MADAME DUBRAY.

Aimée, reporte cette robe de chambre et ces pantoufles à la maison, et dis de ma part qu’on suspende tous les apprêts du mariage.

AIMÉE.

Mais, madame, je ne verrai donc pas...

MADAME DUBRAY.

Silence, et fais ce que je t’ordonne.

AIMÉE, en sortant, à part.

C’est bien vexant.

 

 

Scène VI

 

MADAME DUBRAY, COQUEVAL, puis AUGUSTINE

 

MADAME DUBRAY.

Mon cher Coqueval, faisons une tentative.

COQUEVAL.

Oui, madame, essayons.

MADAME DUBRAY.

Air : Garde à vous !

Ouvrez-nous ! (bis.)
C’est moi qui vous appelle ;
Venez, mademoiselle :
Pourquoi résistez-vous ?
Ouvrez-nous ! (bis.)

COQUEVAL.

Ouvrez-nous !

MADAME DUBRAY.

On va briser la porte.

COQUEVAL.

Elle gémit !

MADAME DUBRAY.

Qu’importe ?
Un serrurier est là.
Ouvrez-nous !

AUGUSTINE. Elle est pâle, émue, et en désordre.

Me voilà !

COQUEVAL.

La voilà !

AUGUSTINE, s’élançant rapidement vers madame Dubray.

Oh ! madame, prenez pitié de moi !

MADAME DUBRAY.

Enfin !

AUGUSTINE.

Ah ! pardonnez, madame, si je n’ai pas ouvert d’abord. Monsieur Frédéric m’avait défendu d’ouvrir.

MADAME DUBRAY.

Ah !... il vous avait défendu ?... je conçois !

COQUEVAL, à part.

Elle est vraiment charmante !

AUGUSTINE.

Je suis bien malheureuse, madame, car tout ce que j’ai entendu à travers cette porte m’a appris que vous êtes la future belle-mère de monsieur Frédéric.

COQUEVAL.

C’est cela même.

AUGUSTINE.

Et ma présence ici doit vous donner une bien mauvaise idée de moi... et peut-être de lui ?

MADAME DUBRAY.

Ah !... peut-être ?... Voilà un peut-être bien placé !

AUGUSTINE.

Eh bien ! madame, veuillez m’écouter... je vous en conjure ! vous êtes dans l’erreur : le hasard seul, un sentiment généreux, lui ont fait offrir un asile à une pauvre fille séparée de ses parents, et qui ne savait que devenir.

MADAME DUBRAY.

Assez ! assez ! croyez-vous donc que j’aie le temps d’écouter vos histoires ?... Depuis quand êtes-vous la maîtresse de monsieur Frédéric, répondez ?

AUGUSTINE.

Oh ! madame, que vous êtes cruelle !

Elle pleure.

MADAME DUBRAY. ·

Vraiment ? Prenez donc garde de blesser mademoiselle.

COQUEVAL.

Voyons, mon enfant, parlez ; expliquez-vous, et peut-être...

AUGUSTINE.

Et que pourrais-je dire ? Quelle confiance puis-je espérer ? mes juges ne sont-ils pas prévenus ? Ne suis-je pas condamnée d’avance ?

COQUEVAL.

Allons, jeune fille, racontez-nous par quel concours de circonstances vous vous trouvez ici : et d’abord dites-nous votre nom.

AUGUSTINE, se ranimant et avec force.

Mon nom ? vous ne le saurez pas. Je ne me méprends point sur vos sentiments, et votre injustice me rend toute ma fierté. J’attendrai le seul être au monde dont je puisse en ce moment implorer l’appui ; il va sans doute me rendre à ma famille, et du moins vos calomnies ne flétriront pas le nom que je porte : vous l’ignorerez toujours.

Elle va s’asseoir et pleure.

COQUEVAL, à madame Dubray.

Diable ! la petite personne a du caractère.

 

 

Scène VII

 

MADAME DUBRAY, COQUEVAL, AUGUSTINE, DUPONT

 

DUPONT, bas à madame Dubray.

Madame, je n’ai pas osé faire monter le serrurier ; voilà monsieur Frédéric qui rentre, je l’ai aperçu dans la rue.

AUGUSTINE.

Monsieur Frédéric ?

COQUEVAL.

Le voisin ? Diable ! s’il me trouvait ici... Eh ! vite par le petit escalier.

DUPONT.

Tiens, elle est sortie.

MADAME DUBRAY.

Monsieur Dupont, laissez-nous.

À Augustine.

Mademoiselle, il est possible que mes soupçons soient injustes ; permettez-moi du moins de m’en assurer.

AUGUSTINE.

Ah ! madame, si je pouvais vous convaincre...

MADAME DUBRAY.

Je vous en offre les moyens : entrez dans ce cabinet et n’en sortez que quand je vous appellerai.

AUGUSTINE.

Mais, madame...

MADAME DUBRAY.

Si vous êtes innocente, vous devez céder à mon désir.

AUGUSTINE.

Oh ! oui, je suis innocente.

MADAME DUBRAY.

Prouvez-le donc en m’obéissant.

AUGUSTINE.

Tout ce que vous voudrez, madame.

MADAME DUBRAY, la poussant dans le cabinet du second plan à droite.

Entrez donc, entrez vite, et n’en sortez pas.

Seule.

Je l’entends qui monte et il ne se doute pas de ce qu’il va trouver. Je pourrai le confondre.

Elle entre dans la chambre à coucher dont elle referme la porte sur elle.

 

 

Scène VIII

 

FRÉDÉRIC, entrant

 

Impossible de découvrir les parents d’Augustine. J’ai bien vu leur nom sur le registre des messageries, mais personne n’a pu me dire où ils se sont fait conduire. La matinée s’avance ; dans deux heures il faut que je me marie : que faire de cette jeune fille ? je ne peux pas la laisser là, car, ce soir, quand je viendrai avec ma femme... En vérité, c’est fort embarrassant. Allons, je vais toujours lui raconter le résultat de mes recherches, et ensuite... La revoir !... Elle est si jolie !

Il va vers la porte de la chambre.

Augustine, ouvrez, c’est moi. Quel bonheur de contempler encore ses traits si gracieux !

Madame Dubray ouvre majestueusement les deux battants de la porte.

Ah ! mon Dieu ! ma belle-mère !

 

 

Scène IX

 

MADAME DUBRAY, FRÉDÉRIC

 

MADAME DUBRAY.

Oui, monsieur, votre belle-mère, édifiée de la manière dont vous vous préparez à faire le bonheur de sa fille.

FRÉDÉRIC.

C’est une véritable apparition !

MADAME DUBRAY.

N’êtes-vous pas honteux ?

FRÉDÉRIC, qui peu à peu est revenu à lui.

Ma chère belle-mère, vous vous imaginez sans doute que votre présence me confond, m’anéantit ? eh bien ! vous vous trompez ; quand on a la conscience pure !... Tenez, je suis même enchanté de votre visite, parce que vous êtes une bonne femme.

MADAME DUBRAY.

Du tout, monsieur, du tout.

FRÉDÉRIC.

Si, si ; et je suis sûr que vous m’aiderez à sortir d’embarras lorsque je vous aurai raconté tous les détails.

MADAME DUBRAY.

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous.

FRÉDÉRIC.

Mais au moins permettez-moi de m’expliquer.

MADAME DUBRAY.

C’est inutile, tout est expliqué. Ah ! ma pauvre Héloïse ! quel mari j’allais te donner là ! un monstre, un mauvais sujet, un homme sans mœurs.

FRÉDÉRIC.

Madame...

MADAME DUBRAY.

C’est assez ; la veille d’un mariage emmener chez vous une jeune fille, l’y tenir renfermée...

FRÉDÉRIC.

Je le devais comme protecteur, comme ami ; et les personnes qui refuseront de croire à la pureté de ces deux sentiments...

MADAME DUBRAY.

Ah ! en effet, rien n’est plus croyable ; mais on n’est pas arrivée à quarante-sept ans sans connaître les hommes ; c’est une expérience qui m’a coûté assez cher ! Dieu merci, elle servira à ma fille.

FRÉDÉRIC.

Mais, au nom du ciel...

MADAME DUBRAY.

Est-il possible ? Pour une grisette ! pour une petite fille sans mœurs !...

FRÉDÉRIC.

Assez, madame, assez ; vous n’avez pas le droit de calomnier une personne que vous ne connaissez pas... Vous venez de me faire comprendre mon devoir ; cette jeune fille mérite si peu vos injurieux soupçons que si je pouvais obtenir l’aveu de sa famille, je m’estimerais heureux de lui offrir ma main.

MADAME DUBRAY, stupéfaite.

Vous l’épouseriez !

FRÉDÉRIC.

Oui, madame ; vous voyez que je ne suis pas si immoral que vous le supposez : de cette façon, c’est chez son mari qu’elle aura passé la nuit. Je pense qu’on n’aura plus rien à dire.

 

 

Scène X

 

MADAME DUBRAY, FRÉDÉRIC, AUGUSTINE

 

AUGUSTINE, sortant du cabinet, à Frédéric.

Ah ! monsieur, combien je suis touchée de ce que je viens d’entendre ! Mais vous ne devez point, pour moi, renoncer au bonheur que vous vous étiez promis.

À madame Dubray.

Et vous, madame, pouvez-vous être ainsi sans pitié ?

FRÉDÉRIC.

Arrêtez, mademoiselle ; n’insistez pas davantage. Vous voyez bien que madame est décidée à ne juger que sur des apparences.

MADAME DUBRAY.

Des apparences ! Quelle effronterie ! quand il y a des témoins !...

FRÉDÉRIC.

Des témoins !

MADAME DUBRAY.

Oui, monsieur, des témoins, puisque vous me forcez à le dire ; Aimée et votre voisin ont tout vu.

FRÉDÉRIC.

Mon voisin !... Ah ! j’aurais été surpris qu’il ne fût pas mêlé à tout ceci !

MADAME DUBRAY.

Oui, monsieur, le ciel a voulu qu’il se trouvât renfermé dans votre appartement.

FRÉDÉRIC.

Renfermé chez moi ! Mais c’est donc un véritable espion ! Ah ! il était chez moi ! Eh bien, j’en suis bien aise. Je vais le chercher à l’instant, et le prier de répéter devant vous tout ce qu’il a vu.

Il sort vivement.

AUGUSTINE.

Monsieur Frédéric... Il ne m’écoute pas. Oh ! mon Dieu ! une querelle maintenant ! et tout cela par bonté pour moi. Pourquoi suis-je venue dans cette ville ?

Elle tombe en pleurant sur une chaise.

MADAME DUBRAY, la regardant en haussant les épaules.

C’est bien touchant, en vérité !

 

 

Scène XI

 

MADAME DUBRAY, AUGUSTINE, FRÉDÉRIC, COQUEVAL

 

FRÉDÉRIC, en dehors.

Air : Au collet ! au collet !

Sur ma foi ! (bis).
Je vous ferai bien descendre ;
Suivez-moi ! (bis.)

COQUEVAL, en dehors.

Mais je ne puis vous comprendre ;
Ah ! qui viendra me défendre ?

Ils entrent ; Coqueval s’adresse à madame Dubray.

Retenez donc votre gendre !

FRÉDÉRIC.

Madame va vous entendre ;
Venez et répondez-moi !

COQUEVAL.

Lâchez-moi !

Dites donc, voisin, vous m’étranglez ! Lâchez un peu, si ça vous est égal.

À part.

Il ferait un excellent sergent de ville.

FRÉDÉRIC.

Puisque vous me faites incognito des visites nocturnes, il me semble que vous pouvez bien m’en dédommager au grand jour.

COQUEVAL.

Vous êtes bien honnête...

FRÉDÉRIC.

Voyons, monsieur, puisque vous étiez ici, que s’est-il passé chez moi ?... Répondez.

COQUEVAL, à part.

Répondez !... Absolument comme lorsque j’étais à la police.

FRÉDÉRIC.

N’entendez-vous pas ? Qu’avez-vous vu ? 

COQUEVAL.

Mais qui vous a dit que j’ai pu voir ?

FRÉDÉRIC, montrant madame Dubray.

Madame.

COQUEVAL, à part.

Les femmes sont-elles bavardes !

Haut.

Eh bien ! monsieur, j’étais venu allumer mon bougeoir... Entre voisins, ça se fait toujours.

FRÉDÉRIC.

Fort bien. Quand il a été allumé, vous avez dû y voir clair... Qu’avez-vous vu ?

COQUEVAL.

J’ai vu votre appartement qui est fort joli.

FRÉDÉRIC, en colère.

Après, monsieur, après ?

COQUEVAL.

Et j’en étais à la cuisine de mademoiselle Aimée, là, en-haut, vous savez bien... Vous êtes rentré, et, n’ayant pas la clef de la cuisine, je me suis trouvé pris. Voilà, monsieur, comment cela est arrivé.

FRÉDÉRIC.

Et que m’importe la manière dont vous m’avez espionné ? Je vous prie de dire à madame ce que vous avez vu.

COQUEVAL.

Ah ! par le petit carreau, là.

Mouvement d’impatience de Frédéric.

Eh bien ! monsieur, je vous ai vu... ainsi que mademoiselle... et personne autre... Voilà tout.

MADAME DUBRAY.

Et c’en est assez, j’espère.

FRÉDÉRIC.

Finirez-vous, monsieur, et direz-vous si je me suis éloigné en rien des égards et des respects que mérite mademoiselle ?

COQUEVAL.

Qu’est-ce qui a dit ça ? Vous ! vous me faisiez approchant l’effet d’un père... d’un tendre père... Vous mangiez des confitures à faire envie.

MADAME DUBRAY.

Des confitures !... la provision de mon Héloïse !...

COQUEVAL.

C’est vous qui les avez faites, madame ?... Il paraît qu’elles sont excellentes.

FRÉDÉRIC, faisant un mouvement pour lui sauter au collet.

Misérable !

MADAME DUBRAY, le retenant.

Des violences ne vous justifieront pas.

COQUEVAL, fuyant et se réfugiant près de madame Dubray.

Est-ce qu’il y a du mal à manger des confitures ?

AUGUSTINE, pleurant.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... personne ne me rendra donc justice !

FRÉDÉRIC, allant à elle.

Calmez-vous, ma chère Augustine.

À madame Dubray.

Il est inutile, madame, de prolonger davantage des discussions fâcheuses : vous n’avez voulu rien écouter, je vous rends votre parole et je reprends la mienne.

COQUEVAL.

Je n’ai plus rien à faire ici : je m’éloigne.

FRÉDÉRIC.

Je vous le conseille et vous engage à n’y plus reparaître.

 

 

Scène XII

 

MADAME DUBRAY, AUGUSTINE, FRÉDÉRIC, COQUEVAL, DUPONT

 

DUPONT, à Coqueval.

Monsieur, une lettre pour vous ; elle est pressée : c’est un commissionnaire qui vient de l’apporter.

COQUEVAL.

Ah !... qu’est-ce que c’est ?... lisons.

Il lit bas.

Oh !... qu’ai-je vu ?...

MADAME DUBRAY.

Eh bien ! quoi donc ?

COQUEVAL.

J’ai un voile sur les yeux... un éblouissement... je n’y vois goutte !... Lisez, madame, lisez !...

Il s’assied accablé.

MADAME DUBRAY, lisant.

« Mon cher Coqueval, je vous écris un mot à la hâte ; venez vite, venez m’aider dans mes démarches pour retrouver votre prétendue : nous sommes arrivés de Limoges hier, et à la sortie de l’Opéra elle m’a été enlevée au milieu de la foule. »

FRÉDÉRIC et AUGUSTINE.

Qu’entends-je ?

MADAME DUBRAY, continuant.

« Ne perdez pas un moment ; jusqu’à cette heure toutes mes recherches ont été inutiles ; mais je compte sur vous ! Je vous attends à l’hôtel de l’Univers, rue du Faubourg-Montmartre, n° 110.

« Votre ami GIBERT ».

AUGUSTINE, poussant un cri.

Mon père !...

COQUEVAL, se levant impétueusement.

Hein !...

MADAME DUBRAY.

Son père !...

DUPONT.

Oh ! oh !...

AUGUSTINE.

Oui, monsieur, mon père,... C’est moi, Augustine Gibert, qui, séparée hier de mes parents, n’ai trouvé d’appui que dans la généreuse hospitalité de monsieur Frédéric.

COQUEVAL.

Augustine Gibert !... ma future !

AUGUSTINE.

Votre future ?

COQUEVAL.

C’est-à-dire que vous l’étiez hier. Je me nomme Coqueval, mademoiselle ; comprenez-vous ? je me nomme Coqueval.

AUGUSTINE.

Coqueval !... Et c’est vous ?

COQUEVAL.

Que vous veniez chercher, mais c’est monsieur que vous avez trouvé.

AUGUSTINE, à Frédéric.

Oh ! partons, monsieur, partons ; conduisez-moi près de mon père.

COQUEVAL.

Il faut avouer que je suis chanceux. Et je me trouvais là, moi, tout exprès, le bougeoir à la main... J’en ferai une maladie, c’est sûr. Madame Dubray, si j’osais m’offrir... et que demoiselle Héloïse voulût bien...

MADAME DUBRAY.

Vous, monsieur Coqueval ?

COQUEVAL.

Moi-même.

MADAME DUBRAY.-

Ah ! du moins avec celle-là vous seriez tranquille. Les principes qu’elle a reçus...

 

 

Scène XIII

 

MADAME DUBRAY, AUGUSTINE, FRÉDÉRIC, COQUEVAL, DUPONT, AIMÉE, accourant

 

AIMÉE.

Madame, madame...

MADAME DUBRAY.

Eh bien ! Aimée, qu’y a-t-il ?

AIMÉE, bas, la tirant à part.

Mademoiselle Héloïse...

MADAME DUBRAY.

Achève donc.

AIMÉE, bas.

Elle est partie.

MADAME DUBRAY, bas.

Partie !

AIMÉE, bas.

Avec le jeune peintre romantique... vous savez bien.

MADAME DUBRAY, bas.

Ah ! mon Dieu !

D’un air gracieux.

Monsieur Coqueval, vos offres me flattent infiniment.

AIMÉE, à part.

Qu’est-ce qu’elle dit donc ?

MADAME DUBRAY.

Vous avez toutes les qualités requises pour être...

COQUEVAL, lui baisant la main.

Le plus heureux des hommes.

AIMÉE, bas à madame Dubray.

Mais, madame, puisque mademoiselle Héloïse...

MADAME DUBRAY, bas à Aimée.

Tais-toi, nous la retrouverons.

Haut.

Mais je ne vous cacherai pas que mon Héloïse a été si indignée en apprenant la conduite de son prétendu qu’elle est partie à l’instant même pour la campagne... Oui, chez sa tante.

COQUEVAL.

Ah ! c’est juste.

MADAME DUBRAY.

Dans quelques jours elle reviendra, et nous reparlerons de vos offres.

COQUEVAL.

J’attendrai, madame, j’attendrai.

À Frédéric.

Monsieur, je vous cède tous mes droits sur mademoiselle Gibert.

À part.

Il a déjà pris un fameux acompte.

AUGUSTINE, à Frédéric.

Oh ! venez, de grâce ! monsieur, que je présente mon protecteur à ma mère.

FRÉDÉRIC.

Puissé-je bientôt obtenir un titre plus doux !

COQUEVAL.

Il faut convenir que je l’ai échappé belle : mais j’étais destiné à être heureux ; Héloïse me reste, et je le serai.

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