La Maréchale d’Ancre (Alfred DE VIGNY)

Drame romantique en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 25 juin 1831.

 

Personnages

 

LA MARÉCHALE D’ANCRE

CONCINI

BORGIA

ISABELLA

PICARD

SAMUEL

DE LUYNES

FIESQUE

THÉMINES

DÉAGEANT

MADAME DE ROUVRES

MADAME DE MORET

LE PRINCE DE CONDÉ

VITRY

MONGLAT

CRÉQUI

D’ANVILLE

LE COMTE DE LA PÈNE

DE THIENNES

PREMIER LAQUAIS DE CONCINI

DEUXIÈME LAQUAIS

PREMIER GENTILHOMME DE CONCINI

PREMIER OFFICIER

 

 

ACTE I

 

Une galerie du Louvre. Des seigneurs et gentilshommes jouent autour d’une table de trictrac, à gauche de la scène.  Au fond de la galerie passent des groupes de gens de la cour qui vont chez la reine mère.

 

 

Scène première

 

LE MARÉCHAL DE THÉMINES, FIESQUE, CRÉQUI, MONGLAT, D’ANVILLE, SAMUEL, BORGIA

 

CRÉQUI, au jeu.

Monsieur de Thémines a encore perdu !

FIESQUE, à Samuel.

Eh ! te voilà, vieux mécréant ! Que viens-tu faire au Louvre, Samuel ?

SAMUEL MONTALTO, bas.

Vendre et acheter si j’en trouve l’occasion. Mais, mon gentilhomme, ne me nommez pas Samuel ici, je vous prie. J’ai pris un nom de chrétien ; je m’appelle Montalto à Paris.

FIESQUE.

Est-ce que tu fais toujours de la fausse monnaie, l’ami ? Serais-tu toujours alchimiste, nécromancien et physicien, dans ton vieux laboratoire ? ou as-tu peur d’être pendu seulement comme usurier ?

SAMUEL.

Usurier ! je ne le suis plus : je prête gratis à présent.

FIESQUE.

Si tu prêtes gratis, tu fais bien de venir au jeu ce soir ; tu trouveras des amis à obliger. Pour moi, je ne te demanderai qu’un conseil.

Il le tire à part, à droite de la scène.

Regarde ce Corse au teint jaune, à la moustache noire, à l’œil sombre.

SAMUEL.

C’est Borgia.

FIESQUE.

Lui-même. On dit qu’il cache, dans un coin de Paris, la plus jolie fille dont le soleil d’Italie ait jamais cuivré les joues.

SAMUEL, à part.

Bon ! en voilà déjà deux qui savent qu’elle est ici. Le maréchal d’Ancre a voulu me l’acheter hier.

Haut.

Monsieur de Fiesque, je ne voudrais pas, pour mille pistoles, répéter ce que vous venez de dire. Borgia est jaloux et violent. Jamais le grand Salomon n’eut autant de portes et de rideaux que ce Corse silencieux, pour cacher sa Sunamite aux yeux noirs. Je vois cette femme tous les jours, moi ; mais c’est parce que je suis vieux.

FIESQUE.

Et moi aussi, moi qui suis jeune, pardieu ! je l’ai vue, et j’en suis épris, Samuel. Je sais où elle demeure.

SAMUEL.

Chut ! Vous me feriez poignarder par lui. Où croyez-vous donc qu’elle demeure ?

FIESQUE.

Chez toi, mécréant ! Et le maréchal d’Ancre rôdait avec moi le jour où je la vis.

SAMUEL.

Mais taisez-vous donc ! Borgia vous a entendu...

THÉMINES.

Eh bien, mettez-vous au jeu, monsieur de Borgia ?

BORGIA.

Non, monsieur, non.

THÉMINES.

Vous êtes distrait ?

BORGIA.

Oui.

THÉMINES, à l’un de ses fils, vers lequel il se penche en arrière du trictrac.

Ce n’est pas peu de chose que de mettre la main sur un prince du sang ; mais il me faut de l’argent. Suivez bien le coup, mon fils, et, si je perds, allez dire à monsieur de Bassompierre qu’il peut compter sur moi. Que mettez-vous au jeu, Borgia ?

BORGIA.

Rien. Je ne joue jamais.

THÉMINES.

C’est mal. Il faut que les jeunes gens aiment le jeu pour se mettre bien en cour ici. Allons !

BORGIA passe du côté de Samuel avec méfiance.

J’ai jeté d’autres dés.

MONGLAT, à demi-voix, à Thémines.

Eh ! monsieur de Thémines, ne comptons pas sur un pauvre Corse pour le jeu. C’est encore un de ces Italiens que Concini nous a amenés et qui n’ont que la cape et l’épée.

FIESQUE poursuit, frappant sur l’épaule de Samuel.

Samuel, mon ami, il faut que je la voie demain.

BORGIA, tournant autour d’eux.

De quoi lui parle-t-il ?

FIESQUE.

Et tu me garderas le secret ?

SAMUEL.

Ma mémoire en est pleine, et fermée comme mon coffre-fort. Tout peut y entrer et y tenir, mais rien n’en sort. Je garderai donc votre secret ; mais vous ne la verrez pas.

BORGIA s’approche pour entendre.

Depuis un mois à Paris, suis-je déjà épié par ces rusés jeunes gens ?

SAMUEL.

Vous croyez l’aimer ?

FIESQUE.

J’en suis, parbleu ! bien sûr.

BORGIA, à Samuel, très bas.

Si tu lui réponds, tu es mort !

Il se retire.

FIESQUE, n’ayant rien remarqué.

Tu commenceras par prendre pour elle ce beau diamant, monté autrefois par Benvenuto Cellini.

Samuel prend le diamant, fait signe qu’il consent et s’éloigne.

FIESQUE, le suivant.

Ensuite tu m’attendras à ton cinquième étage...

Samuel se retire encore.

Et puis tu lui feras la leçon... Mais réponds donc !...

Samuel lui fait un signe de silence, en mettant la main sur la bouche, et sort.

Mais prends bien garde que madame la Maréchale n’en apprenne rien ; je suis trop en faveur à présent pour risquer de me brouiller avec elle, entends-tu bien ? Elle a des espions ; les connais-tu ?

Samuel se retire en faisant signe qu’il les connaît.

Eh bien, coquin ! répondras-tu ?

Samuel s’évade, et Borgia se trouve nez à nez avec Fiesque.

BORGIA.

Je vous répondrai, moi, monsieur.

FIESQUE.

À quelle question, monsieur ?

BORGIA.

À toutes, monsieur.

FIESQUE.

Eh bien, voyons, pour votre compte. Qui êtes-vous ?

BORGIA.

Ce que je vous souhaite d’être : un homme.

FIESQUE.

Homme, soit ; mais gentilhomme, tout au plus.

BORGIA.

Noble comme le roi. J’ai mes preuves.

FIESQUE, lui tournant le dos.

Ma foi ! il faut que je les voie avant de croiser le fer. N’êtes-vous pas un des serviteurs à mille francs du maréchal ? Quelle est votre place parmi ses amis, la dernière ?

BORGIA.

La première parmi ses ennemis et les vôtres.

FIESQUE.

Eh bien, soit. Je vous verrai mieux demain. J’ai assez du son de votre voix.

BORGIA.

Demain, c’est trop tard. Sortons tous deux.

FIESQUE.

Écoutez. Vous arrivez à la cour d’aujourd’hui ? Je le veux bien : ce sera un bon début, qui vous fera honneur. Mais je veux parler un peu, pour ne pas sortir sur-le-champ. Ensuite je suis à vous... malgré la pluie. Ne nous faisons pas remarquer, c’est ridicule. Attendons qu’on entre pour sortir.

MONGLAT, à Fiesque.

Voilà un beau coup. Je bats votre coin par doublet et marque six points.

En se renversant du trictrac où il joue.

Eh bien, Fiesque, encore une affaire demain ?

FIESQUE.

Ah ! celle-là ne vaut pas qu’on en parle...

Il va suivre le jeu de Monglat en s’appuyant sur sa chaise.

MONGLAT.

Vas-tu seul ? – Bezet !

FIESQUE.

Seul. Marque donc deux points. – Oh ! quel temps il fait ! Monsieur le Prince vient-il ce soir au Louvre ?

MONGLAT.

Il va venir. J’ai gagné.

THÉMINES.

Monsieur le Prince va venir. J’ai perdu.

À son fils, placé derrière lui.

Allez dire à monsieur de Bassompierre que madame la Maréchale peut me regarder comme son serviteur.

Il se lève ; les gentilshommes se groupent autour de lui.

Deux mots à vous tous, messieurs de l’aiguillette jaune, rouge et noire. Nous sommes ici plus de gentilshommes qu’il n’en faut pour un coup de main ; et je crois qu’aujourd’hui la marquise d’Ancre décidera la reine à une entreprise très hardie. Nous avons là deux compagnies de gardes françaises et les Suisses du faubourg Saint-Honoré.

CRÉQUI.

Ma foi, je suis tout à vous, marquis ; et je serai ravi de voir comment se comportera mon frère aîné, qui est tout aux Condé. Quand faudra-t-il croiser l’épée ?

THÉMINES.

Quand je mettrai la main sur la mienne ; et cela ne m’arrivera qu’après l’ordre de la reine : vous le savez, monsieur de Monglat ?

MONGLAT.

Je sais aussi qu’elle ne le donnera pas qu’elle n’ait reçu ses ordres elle-même de madame la Maréchale d’Ancre ?

CRÉQUI.

Savez-vous que la tête de cette femme est la plus forte du royaume ?

FIESQUE.

Mais... oui, oui... nous le savons !

MONGLAT.

Et peut-être son cœur...

THÉMINES.

Oh ! quant à cela, elle est brave comme un homme, mais elle n’a pas l’âme tendre d’une femme ; elle est incapable de ce que nous nommons belle passion.

CRÉQUI.

Eh ! Fiesque, qu’en dis-tu ?

FIESQUE.

Parbleu ! ne fais pas l’esprit pénétrant, Créqui. Je suis bien aise de pouvoir le déclarer ici, devant tout le monde : il n’est point vrai qu’elle m’ait aimé. Je ne prendrai pas des airs d’important, et j’avoue que je lui ai fait la cour pendant six longs mois. Vous m’avez tous cru plus heureux que je n’étais, car je ne fus seulement que le moins mal reçu. Par exemple, j’y ai gagné de l’avoir pour amie, et de la connaître mieux que personne. Très heureux de m’être retiré sans trop de honte comme Beaufort, sans gaucherie comme Coigny, et sans bruit et disgrâce comme La Chesnaye.

MONGLAT.

Il est de fait que nous la voyons mal, messieurs, et de trop loin.

FIESQUE.

Eh ! franchement, qu’en pensez-vous, vous, Monglat ?

MONGLAT.

Je la crois superstitieuse et faible, car elle consulte les cartes.

FIESQUE.

Et vous, Créqui ?

CRÉQUI.

Moi, je la crois presque fée ; car elle a fait de Concini un marquis, d’un fils de notaire un premier gentilhomme, d’un homme qui ne savait pas se tenir à cheval un grand écuyer, d’un poltron un maréchal de France, et de nous, qui n’aimons guère cet homme, ses partisans.

FIESQUE.

Et vous, d’Anville ?

D’ANVILLE.

Moi, je la crois bonne et généreuse, et je crois que, si les femmes de la cour la détestent, c’est parce qu’elle était une femme de rien. Si elle était née Montmorency, elles lui trouveraient toutes les qualités qu’elles refusent à Léonora Galigaï.

FIESQUE.

Et vous, monsieur de Thémines ?

THÉMINES.

Puisque, avant de nous dire votre avis, vous voulez le nôtre, je m’avoue de l’opinion de d’Anville. Un pays entier, le nôtre surtout, est sujet à se tromper dans ses jugements lorsque le pouvoir élève un personnage sur son piédestal chancelant. Le pouvoir est toujours détesté ; et la haine qu’on a pour l’habit, cet habit la communique comme une peste à l’homme qui le porte. Qu’il soit ce qu’il voudra ou pourra être de bon, n’importe : il est puissant ! il gêne, il pèse sur toutes les têtes, il fatigue tous les yeux... La Galigaï était femme de la reine, la Galigaï est marquise, la Galigaï est maréchale de France : c’est assez pour qu’on la dise méchante, mensongère, ambitieuse, avare, orgueilleuse et cruelle. Moi, je la crois bonne, sincère, modérée, généreuse, modeste et bienfaisante, quoique ce ne soit, après tout, qu’une parvenue.

FIESQUE.

Parvenue, si l’on veut ; elle est parvenue bien haut, et l’on ne fait pas de si grandes choses sans avoir de la grandeur en soi. Après tout, c’est un beau spectacle que nous donne cette petite femme qui combat d’égal à égal les plus grands caractères et les plus hauts événements de son temps. Un esprit commun n’arriverait pas là. Ne vous étonnez pas de son indifférence ; en vérité, cela vient de ce qu’elle n’a rien rencontré de digne d’elle. Son regard triste et sa bouche dédaigneuse nous le disent assez.

BORGIA, à part, sombre et écoutant avec avidité.

Dis-tu vrai, léger Français ? dis-tu vrai ?

FIESQUE.

De vous tous qui portez ses couleurs, messieurs, et de tous les gentilshommes de sa cour, il n’y en a pas un qu’elle ne connaisse et n’ait jugé en moins de temps qu’il n’en met à composer son visage et à friser sa moustache et sa barbe. Son coup d’œil est sûr, ses idées sont nettes et précises ; mais, malgré son air imposant, je l’ai souvent surprise ensevelie dans une tristesse douce et tendre qui lui allait fort bien. Lequel de vous s’est imaginé qu’elle fût déjà morte pour l’amour ? Celui-là s’est bien trompé... Moi, je ne suis pas suspect, car, foi d’honnête homme ! j’ai été longtemps à ne pas croire au cœur ; mais elle en a un, et un cœur de veuve, affligé, souffrant et tout prêt à s’attendrir... Ce qui prouve le plus en sa faveur, c’est que son mari l’ennuie prodigieusement. Elle le traîne à sa suite avec son ambition, ses honneurs et tout son fatras de dignités, comme elle traîne péniblement la queue de ses longues robes dorées. Oh ! moi, c’est une femme que j’aurais bien aimée ; mais elle n’a pas voulu. Depuis ce temps-là je ne suis plus à la cour qu’un observateur ; j’ai quitté le champ clos, je regarde les combats galants, et je compte les blessés. Elle en fait partie.

TOUS.

Qui donc aime-t-elle ? Nommez-le !

BORGIA, à part.

Effronté jeune homme, tu lui ôtes son voile !

FIESQUE.

Ah ! messieurs, quel dommage qu’elle n’aime aucun de nous ! Ce serait la plus fidèle maîtresse et la plus passionnée du monde. Sa grandeur l’attriste et ne l’éblouit pas du tout. Elle aime à se retirer pour penser.

BORGIA, à part.

Plût à Dieu ! plût à Dieu !

FIESQUE.

Mais nul de nous ne lui tournera la tête ; j’y mettrais en gage tout mon sang et mes os, qui sont encore à moi, et dans cent ans appartiendront à tout le monde. Pour moi, j’y renonce, et laisse la place. En trois tête-à-tête, je me suis effrayé de mon néant. On ne plaît pas à ces femmes-là, voyez-vous, par des sérénades et des promenades, des billets et des ballets, des compliments et des diamants, des cornets et des sonnets ; tout cela doucereux, langoureux, amoureux, et rimant deux à deux, selon la ridicule mode des faiseurs de vers, dont elle fait des gorges chaudes. Ce n’est pas non plus par grands coups de hardiesse et de bras, coups de dague et d’estoc et de stylet, coups de tête folle et de cerveau diabolique à se jeter à l’eau pour ramasser un gant, à tuer un cheval de mille ducats parce qu’il ne s’arrête pas en la voyant, à se poignarder ou à peu près si elle boude, à provoquer tous ceux qui la regardent en face... Non, non, non, cent fois non. Elle a autour d’elle tous les galants cavaliers qui savent ce manège.

MONGLAT.

Vous allez voir qu’il lui faut un diseur de bonne aventure...

CRÉQUI.

Qui cherche avec elle dans le tarot la carte du soleil et le victorieux valet de cœur.

FIESQUE.

Non. Il faut à cette sorte de femme un de ces traits héroïques ou l’une de ces grandes actions de dévouement qui sont pour elle comme un. philtre amoureux, portant en lui plus de substances enivrantes et délirantes qu’une longue fidélité n’en peut infuser dans un débile cerveau féminin. Faute de quoi... messieurs, ne vous déplaise...

Il salue en riant.

Elle aime tout bonnement... son mari.

TOUS, riant.

Bah ! bah ! Ah ! ah !

BORGIA, à part.

Que le premier venu ait le droit de la regarder en face et de parler d’elle ainsi ! n’est-ce pas de quoi indigner ?

THÉMINES.

Trêve de raillerie, messieurs : toujours est-il que nous portons ses couleurs et la servirons à qui mieux mieux, en bons amis, sinon en amants. Mais voyons sainement la situation politique de la Maréchale d’Ancre. La reine mère est bien reine, et gouvernée par la Maréchale ; mais le roi Louis sera bientôt Louis XIII, il a seize ans passés, sa majorité approche. Monsieur de Luynes le presse de s’affranchir de sa mère. Le jeune Louis est doux, mais rusé ; il déteste l’insolent maréchal d’Ancre ; au premier jour, il le jettera par terre. Le maréchal a été si loin en affaires que la guerre civile est allumée par tout le royaume à présent. Le peuple le hait pour cela, et il a raison ; le peuple aime le prince de Condé, qui est devenu, vous en conviendrez bien, le seul chef des mécontents ; il vient hardiment à la cour, et Paris est à lui tout à fait. Je vois donc la Maréchale placée entre le peuple et le jeune roi. Rude position, dont elle aura peine à se tirer. Je dis la Maréchale, car elle est, ma foi ! bien la reine de la régente Marie de Médicis. Or je ne lui vois qu’un parti à prendre, et le bruit court fort qu’elle le prendra. N’allez pas vous récrier ! C’est celui d’arrêter le prince de Condé.

TOUS.

Quoi ! Monsieur le Prince ? le premier prince du sang ?

THÉMINES.

Lui-même ; car sans cela elle est écrasée, ainsi que la reine mère, entre le parti du roi et celui du peuple.

MONGLAT.

Sans cela, monsieur ?... dites à cause de cela. C’est un mauvais conseil à lui donner.

FIESQUE.

Non, le conseil est bon.

CRÉQUI.

C’est le pire de tous.

D’ANVILLE.

Elle n’a pas d’autre parti à prendre.

TOUS LES GENTILSHOMMES, se querellant.

Non, vous dis-je. – Si fait. – C’est une folie. – C’est le plus prudent ! – Vous êtes trop jeune. – Vous, trop vieux.

THÉMINES.

Silence, messieurs ! Voici la Maréchale qui sort de chez la reine avec son mari, plus gonflé de sa faveur que je ne le vis jamais. Éloignons-nous un peu, et n’ayons pas l’air de les observer : vous savez qu’elle n’aime pas cela. Elle marche bien vite ; elle a l’air d’être bien préoccupée.

Les gentilshommes s’éloignent et se groupent au fond du théâtre : quelques-uns se mettent au jeu de trictrac.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CONCINI, LA MARÉCHALE D’ANCRE, SUITE

 

Deux pages portent la queue de sa robe : ils ont l’aiguillette jaune, rouge et noire et l’habit jaune, rouge et noir, livrée de Concini.

BORGIA.

Ah ! la voilà donc... Je la revois enfin après un temps si long !

FIESQUE.

Sortons à présent : l’entrée de la Maréchale nous cachera.

BORGIA.

Un moment ! oh ! un moment !... La voilà ! elle approche ! Comment l’absence et l’infidélité ne détruisent-elles pas la beauté ? C’est une chose injuste !

FIESQUE.

Venez vite : la pluie a cessé, et je n’ai pas envie de me faire mouiller pour vous si elle tombe encore.

BORGIA.

Pourquoi pas ? L’eau lavera votre sang.

FIESQUE.

Ou le vôtre, beau sire : nous l’allons voir.

BORGIA.

Allons donc, et que je revienne sur-le-champ.

FIESQUE.

Qui vivra reviendra. Venez.

Ils sortent en se prenant sous le bras.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, excepté FIESQUE et BORGIA

 

LA MARÉCHALE, à quelques gentilshommes qui se sont levés.

Ah ! messieurs, ne vous levez pas, ne quittez pas le jeu ; une distraction peut faire que le sort change de côté. J’ai d’ailleurs à parler encore à monsieur le maréchal d’Ancre.

Elle le prend à part dans une embrasure de la fenêtre, sur le devant de la scène.

Je vous en prie, ne partez pas aujourd’hui.

CONCINI.

Il faut que j’aille en Picardie d’abord, et ensuite à mon gouvernement de Normandie, Léonora, et je vous laisse près de la reine pour achever les mécontents. Vous êtes toujours aussi puissante sur la reine mère. Elle n’oublie pas que je la fis régente de France par mes bons conseils.

LA MARÉCHALE.

Non, elle ne l’oublie pas. Partez.

À part.

Encore de l’ambition.

CONCINI.

Je voudrais acheter au duc de Wittemberg la souveraineté du comté de Montbelliard ; ne pourriez-vous en dire un mot à la reine ?

LA MARÉCHALE, avec douceur.

Encore cette prétention. Ne nous arrêterons-nous pas ?

CONCINI, lui prenant la main.

Oui. Encore celle-ci, Léonora...

LA MARÉCHALE.

N’a-t-elle pas fait assez, monsieur ? Vous êtes son premier écuyer, premier gentilhomme de la chambre, maréchal de France, marquis d’Ancre, vicomte de La Pêne et baron de Lusigny.

Très bas.

N’est-ce pas assez pour Concini ?

CONCINI.

Non : encore ceci, Léonora ; fais encore ceci pour moi.

LA MARÉCHALE.

La reine se lassera. Monsieur de Luynes anime chaque jour le jeune roi contre nous ; prenez garde, prenez garde !

CONCINI.

Fais encore ceci pour nos enfants.

LA MARÉCHALE, tout à coup.

Je le veux bien. Mais les bagatelles vous occupent plus que les grandes choses. Ah ! monsieur, les Français ont en haine les parvenus étrangers. Occupez-vous des intrigues des mécontents ; moi, je ne puis les suivre ; je passe ma vie avec la reine mère, ma bonne maîtresse. C’est à vous qu’il appartient de savoir ce qui se passe au dehors et de m’en instruire.

CONCINI.

Ils n’oseront rien contre moi : je les surveille. Ne vous occupez pas d’eux, et faites seulement près de la reine ce que je vous demande.

LA MARÉCHALE.

En vérité, monsieur, tout est contre nous aujourd’hui, sur la terre et dans le ciel.

CONCINI.

Êtes-vous encore superstitieuse comme dans votre enfance, Léonora ? Iriez-vous encore consulter la fiole de saint Janvier ?

LA MARÉCHALE, avec un peu d’embarras.

Peut-être. Pourquoi non ? J’ai tiré trois fois les cartes, qui annoncent un retour inquiétant. Il y a des signes, monsieur, que les meilleurs chrétiens ne peuvent révoquer en doute et qui ne vont pas contre la foi. C’est aujourd’hui le treize du mois, et j’ai vu, depuis que je suis levée, bien des présages d’assez mauvais augure. Je ne m’en laisserai pas intimider ; mais je pense qu’il vaut mieux ne rien entreprendre aujourd’hui.

CONCINI.

Et pourtant il faut arrêter le prince de Condé, qui va venir au Louvre. Demain il pourrait être trop tard ; je serai parti ; vous serez seule à Paris. Les mécontents sont bien forts : Mayenne brûle la Picardie, Bouillon fortifie Sedan, et Paris s’inquiète.

LA MARÉCHALE.

Oui ; mais si nous attaquons le prince de Condé, le peuple l’en aimera mieux.

CONCINI.

Il faut le faire arrêter.

LA MARÉCHALE.

Un autre jour.

CONCINI.

Il faut obtenir du moins un ordre positif.

LA MARÉCHALE.

De la reine ?

CONCINI.

Oui, de la reine.

LA MARÉCHALE, montrant un parchemin.

Le voici : j’ai d’avance tout pouvoir pour vous et pour moi.

CONCINI.

Eh bien, tenez, c’est un coup bien hardi, mais il peut nous sauver.

LA MARÉCHALE.

Hélas ! hélas !

CONCINI.

Quel chagrin vous fait soupirer ?

LA MARÉCHALE.

L’Italie, l’Italie, la paix, le repos, Florence, l’obscurité, l’oubli.

CONCINI.

Au milieu de nos grandeurs, dire cela !

LA MARÉCHALE.

Et me charger d’une telle entreprise ! aujourd’hui vendredi, le jour de la mort du roi et de la mort de Dieu !

CONCINI.

Encore cela pour assurer la grandeur future de nos enfants.

LA MARÉCHALE.

Ah ! Pour eux, pour eux seuls, risquons tout, je le veux bien. Mon Dieu ! la reine elle-même perd de son autorité ; on l’envahit de toutes parts. Il me semble quelquefois qu’on se lasse de nous en France.

CONCINI.

Non. Je vois tout mieux que vous au dehors. Vous faites trop de bien dans Paris ; vos profusions trahissent nos richesses, et feraient croire que nous avons peur.

LA MARÉCHALE.

Il y a tant de malheureux !

CONCINI.

Vous les rendrez heureux quand les mécontents seront arrêtés.

LA MARÉCHALE.

Eh bien, donc, partez dès ce moment même, et laissez-moi agir. Je vais tout voir de près et me faire homme aujourd’hui. Ceci du moins est grand et digne de nous. Mais plus de petites demandes, de petits fiefs, de petites principautés... Promettez-le-moi... Vous êtes assez riche... Plus de tout cela... c’est ignoble.

En ce moment, un gentilhomme remet un papier à Concini avec mystère.

CONCINI.

Ce sera la dernière fois... je vous le promets... Vous voilà brave à présent, je vous reconnais ; et vous hésitiez tout à l’heure !

LA MARÉCHALE.

C’était Léonora Galigaï qui tremblait : la Maréchale d’Ancre n’hésitera jamais.

CONCINI.

Je vous reconnais ; votre tête est forte, mon amie.

LA MARÉCHALE.

Et mon cœur faible. Je suis mère, et c’est par là que les femmes sont craintives ou héroïques, inférieures ou supérieures à vous. – Dites une fois votre volonté, Concini ; cette fois seulement. Sera-ce aujourd’hui ?

CONCINI.

Je ne déciderai rien : faites-le arrêter ou laissez-lui quitter Paris ; je m’en rapporte à vous et serai content, quelque chose que vous fassiez.

LA MARÉCHALE.

Allez donc, et quittons-nous, puisque, en ce malheureux royaume, je suis toujours condamnée à vouloir.

CONCINI, allant vers M. de Thémines.

Monsieur de Thémines, et vous tous, messieurs, je vous dis adieu pour huit jours, et vous recommande madame la Maréchale d’Ancre.

Revenant à la Maréchale.

Est-il vrai que Michaël Borgia soit revenu de Florence ?

LA MARÉCHALE, portant la main à son cœur, à part.

Je sentais cela ici.

Haut.

Je ne l’avais pas ouï dire, mais je n’en serais pas surprise. Que vous importe ?

CONCINI.

Un ennemi mortel et un ennemi corse !

LA MARÉCHALE.

Que vous importe s’il vous hait ? vous êtes maréchal de France.

CONCINI.

Mais nous étions rivaux ; avant notre mariage il vous aimait.

LA MARÉCHALE, avec orgueil.

Que vous importe s’il m’aime ? je suis la marquise d’Ancre.

CONCINI, lui baisant la main.

Oui, oui, et une noble et sévère épouse. Adieu !

LA MARÉCHALE, à part, et se détournant tandis qu’il baise sa main.

Mais bien affligée.

Haut.

Adieu.

À part.

Quel départ et quel retour ! ma destinée devient douteuse et sombre.

En passant, changeant tout à coup de visage, et parlant avec gaieté et confiance à Thémines.

Monsieur de Thémines, Bassompierre et monsieur votre fils prétendent que je dois compter sur vous ; je vais revenir au Louvre tout à l’heure, et vous dire ce qu’il est bon de faire pour le service de Sa Majesté.

Les deux pages prennent le bas de sa robe.

THÉMINES, en saluant profondément.

Je vous obéirai comme à elle-même, madame.

Elle sort avec Concini.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, excepté LA MARÉCHALE et CONCINI, MONGLAT entre

 

THÉMINES.

C’est vraiment une femme admirable. Tenons-nous sur nos gardes, messieurs, sans avoir l’air d’y penser, et remettons-nous au jeu. Mais où diantre est allé Fiesque ?

MONGLAT, arrivant.

Parbleu ! je me suis beaucoup diverti à le suivre. Il s’est pris de querelle avec le Corse sauvage auquel vous parliez tout à l’heure, et, comme je craignais un peu le stylet du pays et la vendetta, je les ai regardés faire. L’homme s’est, ma foi ! battu comme nous : tout en glissant sur le pavé dans un coin de rue, Fiesque a reçu une égratignure au bras, et revient en riant comme un fou, et l’autre triste comme un mort. Les voilà qui montent l’escalier du Louvre.

THÉMINES.

Il convient, messieurs, de n’y pas faire attention. Jetez les dés, et fermons les yeux sur leur petite affaire, comme chacun de nous désirerait que l’on fît pour lui. La reine n’aime pas les duels.

CRÉQUI.

Nous ne la servons guère selon son goût.

MONGLAT.

Je suis tout disposé à ne point parler à ce nouveau venu de Florence. Nous en avons assez ici depuis quelque temps de ces basanés dont la cour est infestée par les Médicis.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, BORGIA et FIESQUE entrent et se promènent un moment ensemble

 

FIESQUE, lui frappant sur l’épaule.

Ma foi, monsieur di Borgia, pour un Corse, vous êtes un brave garçon de ne m’avoir fait qu’une boutonnière à la manche de mon habit.

BORGIA, froid et distrait.

C’est bon, n’en parlons plus, monsieur, et quittons-nous.

FIESQUE, le suivant.

Je vous suis, parbleu ! tout dévoué, car j’avais glissé dans la boue et j’étais tout découvert de l’épée.

BORGIA.

Cela se peut. Quittez-moi, s’il vous plaît.

Il s’éloigne.

FIESQUE.

Je vous promets, foi de gentilhomme ! de ne pas chercher à voir votre femme, ou sœur, ou maîtresse, je ne sais.

BORGIA, les bras croisés, frappant de sa main sur son coude.

C’est bien ! mais quittez-moi.

FIESQUE.

Non, jamais ! Et, tout Italien que vous êtes, je vous aime beaucoup, parce que vous haïssez Concini. Si je le sers, c’est par amour pour sa femme.

BORGIA, sombre.

Par amour !

FIESQUE.

Et vous l’aimeriez peut-être aussi, mon ami, si vous la connaissiez.

BORGIA, frappant du pied.

Quittez-moi ! ou recommençons l’affaire.

FIESQUE.

Pardieu ! non, mon brave. Je te dis que je t’aime ; et, si tu veux dégainer, l’occasion va venir, car voici monsieur le Prince.

Borgia s’éloigne et se retire avec fureur contre une colonne.

 

 

Scène VI

 

LE PRINCE DE CONDÉ et SA SUITE de vingt gentilshommes, traversant la galerie du Louvre pour se rendre chez la reine

 

LE PRINCE DE CONDÉ regarde autour de lui avec un peu d’inquiétude en traversant la salle.

Vous avez bien du monde ici, monsieur de Thémines.

THÉMINES, saluant profondément.

Ce n’est jamais assez pour monseigneur.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Si tous ces gentilshommes sont mes amis, à la bonne heure ; mais autrement...

THÉMINES, saluant encore plus bas.

Autrement je dirais : Ce n’est jamais assez contre monseigneur.

LE PRINCE DE CONDÉ, passant la porte et souriant.

Allons, allons, Thémines ! vous êtes devenu courtisan, de partisan que vous étiez.

THÉMINES, saluant plus bas.

Toujours le vôtre, monseigneur.

BORGIA, à part, entre les dents.

Un baiser, Judas ! un baiser !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MONSIEUR DE LUYNES, DÉAGEANT et le garde des sceaux DUVAIR

 

Tous, vêtus de noir, passent et se groupent dans un coin. Montalto rôde seul, avec un air humble, distrait et désœuvré

THÉMINES, à Fiesque.

Voici Luynes et les siens qui viennent nous observer.

LUYNES, à Déageant.

Mon cher conseiller ! laissons tout faire devant nous. Les Condé et les Concini sont en présence, qu’ils se dévorent mutuellement ; nous écraserons plus tard le vainqueur avec le nom du roi. À présent nous sommes neutres. Elle veut m’attaquer avec des intérêts, je l’attaquerai avec des passions.

THÉMINES.

Ils sont bien gênants pour la Maréchale, qui vient à nous... Comment va-t-elle les recevoir ?

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LA MARÉCHALE, SUITE

 

DÉAGEANT, à Luynes, dans un coin de la scène.

Si elle fait arrêter le prince de Condé, elle est perdue. Il est trop aimé du peuple de Paris pour que cela ne soulève pas une émeute.

À part.

Cependant son coup peut réussir. Faisons-lui la cour.

Il va saluer bien bas la Maréchale et lui dit.

Madame ! voici le jour de la fermeté. Ne faiblissez pas devant les factieux. Vous avez l’oreille de la reine, mais il faut de la vigueur. Monsieur de Luynes est perdu si vous arrêtez monsieur le Prince.

LA MARÉCHALE, l’observant.

Pensez-vous cela, monsieur le conseiller ? pensez-vous cela ?

DÉAGEANT.

De cœur et d’âme, madame.

Il salue et, se retirant près de M. de Luynes, il lui dit. 

Vous avez l’oreille du roi, c’est beaucoup. Mais ayez de la fermeté surtout. De la fermeté ! au. nom de Dieu, de la fermeté !

LA MARÉCHALE s’arrête en voyant Luynes et, d’un coup d’œil, le toise, lui et les siens, puis tout à coup prend son parti et marche droit à lui, ses pages la quittent et restent en arrières avec tristesse.

Monsieur de Luynes, le roi a mal reçu mon mari ; que vous ai-je fait ?

LUYNES, avec hauteur.

Mais, madame, sais-je rien de ce qui se passe ?

LA MARÉCHALE.

Vous me répondrez du roi, monsieur ; prenez-y garde.

LUYNES.

Le roi est mon maître et le vôtre, madame.

LA MARÉCHALE.

Et la reine est sa mère, monsieur.

LUYNES.

Sa mère et sa sujette.

LA MARÉCHALE.

Sujette ?... Pas encore.

Luynes se retire à droite de la scène avec ses partisans, remarquables par leurs plumes blanches. Elle lui tourne le dos et va à Thémines. Très bas et tristement.

Écoutez-moi, Thémines. Monsieur le Prince va sortir de chez la reine. J’ai à lui parler. Avant tout, vous m’entendez, avant tout regardez-moi bien, et, si je laisse tomber ce gant, vous arrêterez monsieur le Prince. Voici l’ordre de la reine et le brevet de maréchal de France pour vous. – Je suis bien malheureuse de tout cela, mon ami, bien malheureuse...

THÉMINES.

Je suis capitaine des gardes et je sais mon devoir. Je vous obéirai aveuglément, madame, bien affligé pour vous de cette nécessité.

LA MARÉCHALE.

Des ménagements ! du respect ! C’est le premier prince du sang.

THÉMINES.

Eh ! madame, soyez en assurance qu’il ira à la Bastille en marchant sur des tapis. Je n’ai fait autre chose toute ma vie qu’arrêter des princes sans leur faire le moindre mal. Rassurez-vous, j’ai la main légère.

LA MARÉCHALE, en avant.

Il est donc là, près de moi, dans la foule, ce Borgia à qui j’ai préféré Concini ! C’est le seul homme qui m’ait aimée du fond du cœur, je le crois ; c’est le seul que j’aie aimé jamais, et je l’ai sacrifié cruellement ! Il ne s’approche pas ? Est-ce parce qu’il ne l’ose pas, ou ne le veut pas ? J’aimerais mieux des reproches. Comment l’aborder ? Quel prétexte prendre pour l’encourager ?

Aux gentilshommes, très haut.

Ah ! messieurs, toujours le jeu ! l’amour du jeu !

Elle va à leur groupe.

BORGIA, à part.

Pas un regard ! Elle me voit et ne me reconnaît pas. Légèreté ! légèreté ! Le pouvoir l’enivre. Elle a tout oublié. Quand saura-t-elle que je suis marié ? Quand croira-t-elle que je suis heureux, pour qu’elle souffre à son tour ?... Bah ! elle ne sait plus mon nom !

À Monglat.

Monsieur, dites-moi, je vous prie, dans quel salon est la reine ?

Il cause bas avec lui.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LE PRINCE DE CONDÉ, sortant peu accompagné, va à la Maréchale, qui le salue profondément ; e l’observe pour voir à sa contenance s’il est disposé à se réconcilier avec elle, Le Prince voit son salut, la regarde froidement, et se retourne vers LE BARON DE VITRY

 

LE PRINCE DE CONDÉ, avec impertinence.

Dis-moi, Vitry, que diantre fait-elle ici ?

VITRY.

Elle est bien à sa place, à la porte et au corps de garde.

LA MARÉCHALE ôte son gant avec colère, Thémines l’observe et se prépare, à part.

J’ai là votre destinée, monsieur le Prince ; elle tient à peu de chose ! Et vous me bravez. – Au moment d’agir, j’ai peur.

Le prince de Condé parle en riant et la montre du doigt.

Ah ! faible raison ! Voyons si le sort est pour lui.

Elle tire furtivement un jeu de cartes de sa poche.

Ceci veut dire retard ; parlons-lui.

Elle s’avance vers le Prince, et le salue encore profondément.

Monsieur le Prince compte-t-il quitter la cour dès aujourd’hui ?

LE PRINCE DE CONDÉ, avec insolence et un grand air.

Ah ! madame la marquise de... comment donc ?... de Galigaï, je crois. Je ne vous voyais, ma foi, pas.

LA MARÉCHALE.

L’accent français est rude au nom des pauvres Italiennes, monseigneur.

Elle regarde encore ses cartes à la dérobée.

Succès ! succès !

Elle serre précipitamment son jeu et, plus libre et plus confiante, elle s’avance.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Les noms nouveaux échappent à notre mémoire.

LA MARÉCHALE.

Comme la fortune à nos mains, monseigneur.

Elle laisse tomber le gant de ses mains. Aussitôt on ferme toutes les portes du Louvre. Les gentilshommes tirent leurs épées, et le capitaine des gardes, Thémines, s’avance vers le Prince.

LE PRINCE DE CONDÉ.

Qu’est-ce à dire, messieurs ? est-ce ici le coup de Jarnac ?

THÉMINES, saluant très bas.

Monseigneur, c’est seulement le coup du roi. Sa Majesté est avertie que vous écoutez de mauvais conseils contre son service, et m’a ordonné de m’assurer de votre personne.

LE PRINCE DE CONDÉ, mettant la main à l’épée.

N’ai-je ici aucun ami ?

THÉMINES, saluant.

Monseigneur n’a ici que d’humbles serviteurs, et j’ose lui présenter mes deux fils, qui auront l’honneur de garder sa noble épée.

LE PRINCE DE CONDÉ se retourne, et, se voyant entouré des gentilshommes de Concini, il remet son épée aux deux fils de Thémines, qui, tous deux, s’avancent en saluant deux fois à chaque pas qu’ils font en avant.

La voici, monsieur. Le feu roi l’a mesurée et pesée ; il la connaissait bien ; elle est sans tache.

THÉMINES, saluant.

Et je remercie monsieur le Prince de ne m’avoir pas exposé à tacher la mienne.

BORGIA, à part.

En Corse, c’est le coup de stylet ; ici, le coup de chapeau.

VITRY ouvre à plusieurs gentilshommes, qui sortent de chez la reine l’épée à la main.

Vive monsieur le Prince !

LES GENTILSHOMMES DE CONCINI.

Vive le maréchal d’Ancre !

THÉMINES, allant aux gentilshommes de Condé.

Au nom de la reine, messieurs, bas les armes !

Il déploie l’ordre de la reine. Tous remettent l’épée au fourreau, et le prince de Condé, haussant les épaules, suit les deux fils de Thémines. Tandis que le groupe des gentilshommes du Prince croise l’épée, la Maréchale, effrayée, court, derrière Borgia, se mettre à l’abri : il tire un poignard de la main gauche, et de la droite il prend la main de la Maréchale. Les gens de Condé se rendent sur-le-champ.

THÉMINES.

Ne craignez plus rien, madame ; ces messieurs entendent raison, et votre coup d’État a réussi.

BORGIA se retourne lentement, avec la Maréchale ils se regardent, en souriant.

Eh bien, Léonora, est-ce vous ?

LA MARÉCHALE, confuse de se trouver la main dans celle de Borgia.

Ah ! Borgia, venez me voir demain.

Plusieurs des courtisans viennent saluer Borgia, voyant que la Maréchale lui a parlé.

 

 

ACTE II

 

Le laboratoire du juif Samuel. Le juif est assis à sa table et compte des pièces d’or. Isabella joue de la guitare en regardant à la fenêtre, d’où l’on voit les murs d’une église et des toits de Paris.

 

 

Scène première

 

SAMUEL, ISABELLA

 

SAMUEL.

Dix mille florins de monsieur le Prince. Dix mille de Concini. Dix mille de monsieur de Luynes. Les trois partis m’ont donné juste autant l’un que l’autre et m’ont autant maltraité. Il est impossible que je me décide pour aucun des trois, en conscience... Vingt-trois... trente-six...

ISABELLA, fredonnant à la fenêtre.

Michaele mio, mio Michaele, e, e, e, e.

SAMUEL.

Dame Isabella, vous m’empêchez de compter.

ISABELLA, sans se retourner.

Signor Samuel, vous m’empêchez de chanter.

Elle fait plus de bruit avec sa guitare.

SAMUEL.

Monsieur de Borgia ne veut pas que vous sortiez de votre chambre.

ISABELLA, avec vivacité.

Moi, j’aime cette fenêtre. Je ne vois de ma chambre que des cheminées noires et des toits rouges.

SAMUEL.

Et, par celle-ci, des manteaux rouges et des chapeaux noirs, n’est-ce pas ?

Isabella se lève tout à coup et va vers lui, faisant un geste menaçant de sa guitare. Le juif met ses deux mains devant son visage, de peur d’être battu.

Ah ! ne vous emportez pas comme vous faites toujours.

ISABELLA, immobile, lui parlant vite et le regardant fixement.

M’as-tu vue sortir depuis six mois une seule fois ?

SAMUEL.

Non, non, pas une seule fois.

ISABELLA.

Sais-je le nom d’une seule rue de Paris, même de la tienne, où je suis enfermée ?

SAMUEL.

Non, vous ne le savez pas.

ISABELLA.

M’as-tu vue par cette fenêtre recevoir ou jeter un seul billet ?

SAMUEL.

Pas un seul.

À part.

Elle est si haute, la fenêtre.

ISABELLA.

M’as-tu vue sourire à un homme, seulement des yeux ?

SAMUEL.

Jamais, jamais.

ISABELLA.

Fais-je autre chose qu’attendre, et attendre encore ?

SAMUEL.

C’est vrai ! c’est vrai !

ISABELLA.

Ai-je un autre nom à la mémoire et sur la bouche que celui de Borgia ? Dis !

SAMUEL.

Pas un autre nom.

ISABELLA.

M’as-tu entendue me plaindre de lui ?

SAMUEL.

Jamais, signora, jamais.

ISABELLA.

Eh bien, donc, juif, je te jure par celui que tes pareils ont fait mourir et n’ont pas empêché de ressusciter, que, si tu te plains de moi à Borgia, je te ferai savoir ce que c’est qu’une femme d’Aïacio.

SAMUEL.

Ce ne sont là que des bagatelles ; une fenêtre, un salut : plaisanteries.

ISABELLA.

Pauvre juif, tu ne connais ni lui ni moi ; le plus léger reproche de lui peut me faire mourir et, pour la moindre faute, il me tuerait.

SAMUEL.

Vous croyez ?

ISABELLA.

J’en suis sûre, j’en suis fière, et j’en ferais autant.

On frappe.

Adieu. Je vais dans ma chambre, parce que je le veux, mais non parce que tu me le dis.

Elle entre dans sa chambre.

SAMUEL.

Cette méchante race italienne me rendra fou, si elle ne me fait pendre.

 

 

Scène II

 

SAMUEL, PICARD, serrurier

 

PICARD.

Bonjour, juif.

SAMUEL, lui tendant la main.

Bonjour, maître Picard.

PICARD, mettant les mains derrière son dos.

Pas de main, pas de main ; je suis chrétien, et bon chrétien, je m’en flatte.

SAMUEL.

Ah ! c’est bon ! c’est bon ! Je ne veux pas vous humilier, vous abaisser jusqu’à moi, maître Picard.

PICARD.

Je ne dis pas que je me trouve humilié de vous donner la main ; mais, moi, je ne suis pas comme nos grands seigneurs sans religion, je ne vous donnerai pas la main.

SAMUEL.

Et que voulez-vous de moi aujourd’hui, maître Picard, qui ne me donnez pas la main ?

PICARD.

Je voudrais savoir si notre ami monsieur de Borgia, ce gentilhomme qui demeure ici, ne viendra pas bientôt.

SAMUEL.

Devait-il venir sitôt ?

PICARD.

Il devait m’attendre ; mais il a oublié l’heure.

SAMUEL.

Quelle heure ?

PICARD.

N’importe, nous irons sans lui.

SAMUEL.

Où ?

PICARD.

À une œuvre qu’il sait ; ne vous a-t-il pas parlé d’Isaac ?

SAMUEL, lui imposant silence.

Ah !... Taisez-vous... Allez-y sur-le-champ... Il demeure dans la première maison du Pont-au-Change. Il a six mille piques de la Ligue dans ses caves... Allez... Voici mon billet pour lui.

PICARD.

Juif, cela ne me suffit pas. Il faut que tu me répondes du Corse.

SAMUEL.

Je n’en puis répondre ; je le connais à peine, et je ne sais d’où vous le connaissez. Il loge ici depuis un mois, et vient de Florence avec sa femme.

PICARD.

Voilà ce qui m’est arrivé, et comment je le connais. Je montais ma garde bourgeoise avec mes ouvriers serruriers à la porte Bussy. Je parlais à monsieur le prévôt des marchands et à messieurs les échevins, qui me connaissent bien et depuis longtemps. – Je lui dis (c’est à monsieur le prévôt), je lui dis : « Soyez tranquille. » Parce que, voyez-vous, il m’avait dit avant : « Faites bonne garde : on en veut à monsieur le Prince ; les Italiens sont enragés ; ce Concini perdra le roi et le royaume. » Je lui réponds : « Je le crois comme vous, monsieur le prévôt. » Lui, il soupire, car c’est un brave homme, voyez-vous, et non pas un juif comme Concini. Ce que je dis, ce n’est pas pour vous affliger ; mais à Paris nous disons cela des voleurs. Je lui réponds : « Je le crois comme vous. » Comme je disais cela, passe un carrosse. Je le vois venir avec des écuyers et huit chevaux, et huit de relais courant derrière, et la livrée zinzolin jaune, rouge et noire. Je dis aux bourgeois et aux ouvriers : « Mes enfants, c’est un grand seigneur. » Je ne l’offensais pas, n’est-ce pas ? Il n’y a que le roi qui doive aller en poste ; mais c’est égal, puisque la reine le veut bien. Le carrosse veut passer pour aller à Lesigny ; moi, je ne veux pas, et je dis : « Montrez vos piques et vos mousquets aux chevaux ! » Les chevaux s’arrêtent. Concini met, comme ça, la tête à la portière avec ses cheveux noirs comme jais ! Je dis : « Le mot de passe ? – Je suis le maréchal d’Ancre. » Je dis : « Le mot de passe ? » Il me dit : « Coquin ! » Je lui dis : « Monsieur le maréchal, le mot de passe ! » Monsieur le prévôt le reconnaît et me dit : « Laissez-le passer. » Je dis : « C’est bon. » Il passe. Le soir, je marchais les bras croisés comme ça, hors de la barrière, quand deux hommes... deux valets jaunes, rouges et noirs, zinzolin toujours, me prennent, l’un à droite, l’autre à gauche, et me frappent à coups de plat d’épée...

Douloureusement.

J’aurais mieux aimé la pointe ! Je ne criais pas, car la garde bourgeoise serait venue à moi et m’aurait vu battre. Ces valets m’auraient, ma foi ! tué, comme ils y allaient... Je commençais à n’y plus voir. Passe un homme tout noir : visage noir, manteau noir, habit noir. C’était le Corse. Il avait dans sa manche, le stylet du pays ; il les jette tous deux par terre. Je lui dis : « Merci. » Il me dit : « J’aurais voulu que ce fût leur maître, je le cherche. » Je lui dis : « Nous le chercherons ensemble. » Et voilà tout. Il me quitte. On prend les deux valets. Ils n’étaient que blessés. Monsieur le prévôt les a fait pendre. Le Corse m’a dit de venir ici, et me voilà.

SAMUEL.

Il est sorti. Votre billet est toujours sûr pour les armes ? On n’a rien saisi chez vous, maître Picard ?

PICARD.

Sois tranquille. Je suis bon pour la somme convenue : le double, comme c’est toujours avec Samuel, et je t’amène quelqu’un qui répondra et signera avec moi, et qui voulait s’entendre aussi avec le Corse.

SAMUEL.

Qui est-ce ? qui est-ce ?

PICARD.

Un magistrat que je ne veux pas nommer.

SAMUEL.

Où est-il ?

PICARD.

Sur l’escalier.

SAMUEL.

Il ne fallait pas le laisser là... Il peut rencontrer tant de personnes qui viennent ici pour prêt ou pour emprunt !...

À la porte.

Entrez, entrez... monsieur.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, DÉAGEANT

 

DÉAGEANT, à voix basse et douce.

Le bon Samuel vous a-t-il fourni les armes qu’il faut ?

PICARD, brusquement.

Oui, oui.

DÉAGEANT, bas, à Samuel.

Voici un ordre de monsieur de Luynes de vous donner quatre fois la somme si vous me livrez passage dans tous les coins de votre maison. C’est au nom de monsieur de Luynes, bon Samuel, que je vous le dis : vous serez jugé et condamné comme propageant le judaïsme, si vous ne faites ce que je veux.

SAMUEL, avec résignation.

Je ferai ce que vous voulez, monsieur le conseiller au Parlement.

DÉAGEANT.

Je connais tous ceux qui viennent dans votre maison, je veux les entendre parler. Je sais comment est construit ce bâtiment et tout ce que vous y cachez. Il me faut conduire dans tous ces détours. Au nom du roi ! Lisez cet ordre.

SAMUEL, après l’avoir lu.

Il est précis. J’obéirai. Venez.

DÉAGEANT.

Pas encore : j’ai à parler à cet honnête homme, maître Picard. Je suis assuré de votre discrétion, n’est-il pas vrai ?

SAMUEL.

Aussi assuré que je le serais du bûcher si j’y manquais, seigneur conseiller. Si un chrétien parlait à un juif sans le menacer, il se croirait damné.

PICARD.

Allons, juif ! allons ! laisse-nous un moment, et garde ta porte. Nous avons à causer.

Samuel sort.

 

 

Scène IV

 

DÉAGEANT, PICARD

 

PICARD.

Vous aviez à me parler, monsieur le conseiller ?

DÉAGEANT.

Maître Picard, vous avez été insulté.

PICARD.

Peut-être.

DÉAGEANT.

Battu même.

PICARD.

C’est bon ! c’est bon !

DÉAGEANT.

Oh ! battu, c’est le mot. Honteusement battu !

PICARD.

Eh bien ?

DÉAGEANT, s’asseyant.

Avouez que Concini est un mauvais garnement.

PICARD.

Ça se peut.

DÉAGEANT.

Un traître qui nous livre à l’Espagnol.

PICARD.

Ceci, je n’en sais rien.

DÉAGEANT.

Un concussionnaire, un voleur qui, par les intrigues de sa femme, a dépouillé toutes nos provinces... un insolent qui, en Picardie, a fait graver son nom et ses armes sur les canons du roi.

PICARD.

Croyez-vous ?

DÉAGEANT.

Un effronté qui porte sur son chapeau le panache de héron noir que portait le feu roi Henri.

PICARD, après avoir réfléchi longtemps.

Peu de chose, peu de chose.

DÉAGEANT.

Et sa femme, la Galigaï, est fort soupçonnée de magie. Elle consulte Cosme Ruger, abbé de Saint-Mahé, qui est un athéiste, et Mathieu de Monthenay. Elle sacrifie des coqs blancs dans l’église.

PICARD, après un moment de silence, et après avoir considéré Déageant, lui frappe pesamment sur l’épaule.

Ça, monsieur le conseiller, vous me croyez par trop simple et vous avez chanté d’un ton trop bas. Vous vous êtes mépris. Il y a bien quelques gens qui vous croiront, mais je n’en suis pas. Et, sur cela, je suis bien aise de vous dire mon idée. M’est avis qu’une nation est toute pareille à un tonneau de vin : en haut est la mousse, comme qui dirait la cour ; en bas est la lie, comme qui dirait la populace paresseuse, ignorante et mendiante. Mais entre la lie et la mousse est le bon vin, le vin généreux, comme qui dirait le peuple ou les honnêtes gens. Ce peuple-là ne se met pas en colère pour peu de chose et aime bien à savoir pourquoi il s’y met. Vous désirez être défait de Concini ; et moi aussi, parce qu’il entretient le roi et le pays dans la guerre civile, dont nous avons bien assez, et qu’il nous traite en esclaves, ce que le feu roi n’aimait pas. Mais ce que vous me dites de lui me frappe bien peu ; et de sa femme, je le nie. Elle fait du bien partout de sa main et de sa bourse, malgré son mari et à son insu. Nous l’aimons. Il y a six mille piques qui s’apprêtent à entourer sa maison. J’y ajouterai la mienne ; mais, si je vous avais entendu plus tôt, vous m’auriez fait réfléchir plus longtemps. Je vais voir la garde bourgeoise et mes amis, et leur parler un peu avant le soir. Moi, je ne veux pas que l’on agisse sans bien savoir pourquoi ; et, après avoir agi, je ne veux pas qu’on soit méchant. Voilà !

DÉAGEANT.

Mais ne vous a-t-on pas dit que monsieur de Luynes a ordre du roi de le faire arrêter ?

PICARD.

Que monsieur de Luynes fasse ce qu’il lui plaira, cela nous inquiète peu. On m’attend... Je vais voir ce que j’aurai à faire. Adieu.

Il lui tourne le dos et sort.

 

 

Scène V

 

DÉAGEANT, SAMUEL

 

DÉAGEANT, après être resté un peu interdit.

Que m’importe, pourvu qu’il me serve ! Encore une passion excitée contre les Concini !

À Samuel, qui rentre.

Où cours-tu si vite ?

SAMUEL.

Gagnez la rue par cette porte. Voici deux valets de Concini.

DÉAGEANT.

Gagner la rue ? Non, pardieu ! Je reste chez toi tout aujourd’hui samedi.

SAMUEL.

Samedi ! jour de sabbat !

DÉAGEANT.

Et j’y dois tout surveiller à l’intérieur, comme monsieur le Prévôt de l’île au dehors.

SAMUEL.

Eh bien, donc, au lieu de descendre l’escalier, montez-le : passez par ce corridor, et j’irai vous retrouver.

À part.

Puisse-t-il s’y casser bras et jambes !

Déageant sort.

 

 

Scène VI

 

SAMUEL, DEUX LAQUAIS

 

Ils se tournent en saluant à droite et à gauche, à mesure qu’ils parlent.

PREMIER LAQUAIS.

Monsieur le maréchal d’Ancre veut vous parler seul.

SECOND LAQUAIS.

Il demande s’il y a sûreté pour lui.

PREMIER LAQUAIS.

Vous répondrez de tout sur votre tête.

SECOND LAQUAIS.

Nous avons vingt hommes dans les rues environnantes.

PREMIER LAQUAIS.

On mettra le feu à votre maison s’il arrive à monseigneur le moindre accident.

SAMUEL.

Messieurs, je suis tout à fait à vos ordres. Que monseigneur vienne sur-le-champ, s’il lui plaît. Je ne résisterai jamais à ses volontés, si clairement exprimées. Votre langage n’a rien d’obscur ; et, quant à sa sûreté, vous y pourvoyez parfaitement.

Ils sortent. À part.

Il y aura du sang bientôt. Tout ceci ne peut tourner autrement. Voici l’heure où le Corse rentre chez lui ; il rencontrera l’aveugle Concini, qui ne vient pas sans quelque dessein d’ambition ou de débauche. Que m’importe, après tout, la vie de ces Nazaréens ! j’ai tous leurs secrets et les garde tous, parce que tous ces hommes sont à craindre. Mais que suis-je pour eux ? une bourse, et non un homme.

 

 

Scène VII

 

SAMUEL, CONCINI

 

CONCINI, agité.

Es-tu seul, Samuel ?

SAMUEL.

Eh ! monseigneur, si je suis seul ! je suis vieux, je suis faible et je suis à vos gages. Rassurez-vous. Que faut-il à Votre Grandeur ?

CONCINI regarde autour de la chambre et va en examinant tous les coins.

Où donne cette cloison ?

Il frappe dessus.

SAMUEL.

De mon laboratoire dans mon comptoir, monseigneur.

CONCINI, bas, avec joie.

Tu sais que nous avons fait arrêter le prince de Condé, hier ?

SAMUEL.

Je ne sais rien de ce qui se passe au dehors ; mais je félicite monseigneur du grand coup qu’il vient de frapper.

CONCINI, avec peur.

Oh ! ce n’est pas moi ; ce n’est pas moi qui l’ai fait ! C’est ma femme. Tout le monde le sait. Je suis censé en Picardie aujourd’hui.

Frappant la cloison.

Mais c’est une tapisserie et non du bois : on peut entendre parler.

SAMUEL.

Mais il n’y a là personne. Voyez.

Il ouvre la porte que recouvre une tapisserie.

CONCINI, s’asseyant avec orgueil.

Tous mes ennemis sont vaincus, les mécontents sont battus ; Mayenne ne peut plus se défendre à Soissons. Me voici le maître !

SAMUEL.

Monseigneur est le plus heureux des hommes.

CONCINI, mystérieusement et avec inquiétude.

Oui. As-tu du contrepoison ?

SAMUEL.

Pour vous ?

CONCINI.

Peut-être ! Je voyage : j’ai des ennemis beaucoup ; des gens beaucoup ; et des parents beaucoup.

SAMUEL.

Des parents ?

CONCINI.

Qui me détestent. Mais, si tu n’as pas cet antidote, n’en parlons plus ; c’était une fantaisie. À propos, je viens loger chez toi.

SAMUEL.

Chez moi ! loger ! vous !

À part.

Je suis perdu.

CONCINI.

Oui, moi. J’ai laissé partir mes équipages pour la Picardie ; mais mon carrosse va sans moi en poste.

SAMUEL, à part.

En poste ! quelle dépense ! le roi seul va ainsi.

CONCINI.

J’ai laissé régler à ma femme quelques petites affaires qu’elle entend aussi bien que moi...

SAMUEL, à part.

Lâche chrétien ! qui laisse à une femme tous les dangers et garde tous les plaisirs !

CONCINI.

...Et je reste quelques jours ici pour me reposer du gouvernement avec la jeune femme que tu sais, coquin !

SAMUEL, à part.

L’y voilà.

CONCINI.

J’ai toujours le cœur italien, vois-tu ? Et j’aime à enrichir les femmes de mon pays. Celle-ci est bien jolie... Je l’ai vue dix fois à sa fenêtre. Est-elle fille, femme ou veuve ?

SAMUEL.

Femme.

CONCINI, d’un air insouciant.

Et de quel homme ?

À part.

Voyons s’il mentira.

SAMUEL.

D’un gentilhomme de Corse, arrivé depuis un mois à Paris.

CONCINI, jouant avec sa bourse.

Son nom ?

SAMUEL.

Il est pauvre et jaloux.

CONCINI.

De l’or dans les deux cas. Son nom ?

SAMUEL, tombant à genoux.

Il est sauvage et rude comme le fer.

CONCINI, montrant la porte où sont ses gens.

On fait fondre et ployer le fer. Son nom ?

SAMUEL.

Monseigneur, je suis poignardé si je parle.

CONCINI.

Et pendu si tu te tais. Or j’ai l’avance sur lui. Donne-moi la préférence pour obéir. Tu me connais.

SAMUEL.

Et je le connais aussi. Monseigneur, si jamais j’ai mis quelque habileté à faire passer dans tous les pays de l’Europe les trésors que vous m’aviez confiés ; si j’ai su vous faire acheter aux moindres prix les plus beaux châteaux seigneuriaux de ce pays, épargnez-moi l’horreur de prononcer ce nom.

CONCINI, lui passant sa canne sur la tête.

Allons ! allons ! c’est Borgia.

SAMUEL.

Ce n’est toujours pas moi qui vous l’ai dit ; n’est-il pas vrai ?

CONCINI.

Je ne rends point de faux témoignage, Samuel. Lève-toi et écoute.

Gravement.

Celui qui m’a appris ce nom est celui qui jette les hommes pêle-mêle sur ce monde. Depuis que Concini et Borgia y sont, Borgia heurte Concini. Mon père a tué le sien, et du même coup en a été tué. Nos mères nous prirent encore dans les langes et, en s’injuriant, accoutumèrent nos petits bras à se frapper. À quinze ans, nous nous sommes battus à coups de couteau deux fois. À Florence, nous avons aimé tous deux Léonora Galigaï. Je le fis passer pour mort pendant une absence, et j’épousai sa Léonora, qui depuis a fait ma fortune. Il me hait et je le hais. Dans les montagnes de Corse, les hommes de sa famille laisseront croître leur barbe jusqu’à ce qu’ils aient éteint ma famille ; et, s’il vient ici, c’est pour ce que nous appelons la vendetta.

SAMUEL.

Non, monseigneur, non ! il n’annonce aucune haine contre qui que ce soit... et...

CONCINI.

Ton appartement est-il sûr ?...

SAMUEL.

Ah ! monseigneur, rien de ce qu’on fait n’est vu, rien de ce qu’on dit n’est entendu dans ma sainte maison.

CONCINI, vite et bas.

C’est pour cela que je veux l’habiter. Mais écoute et tais-toi. Je sais que Borgia a dans les mains une lettre que j’écrivis à quelqu’un peu de jours avant le... Va voir si personne ne peut entendre...

Le juif montre, en ouvrant les portes, qu’il n’y a personne.

Avant le 14 mai 1610. Tu te le rappelles ?

SAMUEL.

Un vendredi ?

CONCINI.

Oui, un vendredi. Il me faut cette lettre à tout prix... entends-tu ? à tout prix !

SAMUEL.

Quoi ! voudriez-vous vous défaire de l’homme ?

CONCINI.

Non, cela m’empêcherait de savoir où est ma lettre. Mais être aimé de la femme... ou, sinon aimé, du moins préféré... ou quelque chose de semblable... Je connais mes Italiennes... Il y a peu d’amants qui ne trouvent le secret du mari sur le chevet où il l’a laissé, et je rattraperai gaiement ma lettre.

SAMUEL.

C’est impossible, monseigneur.

CONCINI.

Et quoi ! n’est-elle pas sa femme ?

SAMUEL.

Oui.

CONCINI.

Seule ?

SAMUEL.

Oui.

CONCINI.

Pauvre ?

SAMUEL.

Oui.

CONCINI.

N’est-il pas sombre et méchant ?

SAMUEL.

Oui.

CONCINI, étonné et naïvement.

Eh bien ?

SAMUEL.

Mais elle l’aime.

CONCINI.

Bah ! il faudra donc le tuer ?

SAMUEL.

Probablement.

CONCINI.

Mais es-tu sûr qu’elle l’aime ?

On frappe trois coups à la porte.

SAMUEL.

Le voici. Ah ! monseigneur, pour tout l’or du tabernacle, je ne voudrais pas qu’il vous trouvât ici ; consentez à rester un moment dans ce cabinet, où vous pourriez loger deux mois sans être vu. Entrez, entrez, et vous verrez ce que sont ces singuliers jeunes gens.

CONCINI, écoutant.

Oh ! c’est toi, montagnard, c’est bien toi ! – Je reconnaîtrais son pas entre mille.

Il entre dans le cabinet.

Ouvre-lui quand tu voudras. Je veux voir le loup dans sa tanière.

 

 

Scène VIII

 

SAMUEL, BORGIA entre et referme la porte au verrou avec soin

 

BORGIA.

Qu’a fait Isabella ?

SAMUEL.

Rien ou peu de chose : elle a chanté.

BORGIA.

Qui a-t-elle vu ?

SAMUEL.

Personne.

BORGIA, le regardant avec méfiance.

Personne ?

SAMUEL.

Personne.

BORGIA.

Dites, je vous prie, à Isabella que je suis rentré.

Samuel sort.

 

 

Scène IX

 

BORGIA, seul

 

Eh ! comment aurais-je été inflexible ? Comment n’aurais-je pas tenté de l’avertir ? Y a-t-il un homme qui ne l’eût prise en pitié après l’avoir vue ? Si elle eût été seule ou peu accompagnée, je lui disais tout et je l’emmenais. Où l’aurais-je conduite ? Ici peut-être ! Oui, ici, plutôt que de la laisser ainsi dormir sur un volcan. Penser que, ce soir, des hommes armés entreront dans ce tranquille palais, qu’ils jetteront dans la terreur ces femmes timides et gracieuses, c’est une insupportable idée. Voilà ce qui arrive quand on veut se venger : on va, on va, on va, et puis on se repent. J’ai été trop loin !

Il se promène.

Léonora m’oublie ; je prends par dépit la première main qui se trouve : j’épouse Isabella, et je me crois heureux. Bah ! la vengeance de Corse est née avec moi ; elle me parle toujours à l’oreille. Elle me dit : « Concini l’a épousée ! Concini triomphe ! l’assassin Concini est aimé plus que toi ! Concini est presque roi d’un grand royaume. Va, pars ; renverse-le. » Je pars, me voilà, je vais frapper. Suis-je satisfait ? Bah ! et elle que j’ai vue ! et elle qui est devenue plus belle cent fois qu’elle n’était ! et elle que je ne hais plus ! la laisserai-je attachée à celui que l’on veut renverser ? Je veux lui parler en secret ; elle doit m’entendre. « Nous serons donc seuls, » pensais-je. Bah ! elle me reçoit au milieu de vingt personnes, au milieu d’une cour empesée et frivole. J’ai bien fait de sortir de son hôtel brusquement et sans parler, sans saluer. Les Français en ont ri : ils rient de tout ; ils riraient de leur damnation ! – Oh ! si seulement cette voix grave et tendre m’eût dit : « Borgia, je me souviens de notre amour ! » Si elle se fût repentie !... N’importe ! qu’elle vive heureuse et puissante ! Je renonce aux complots : je l’ai vue ! je ne la verrai plus. Règne, règne, heureux Concini ! La cour seule d’un roi de seize ans ne te détrônerait pas ; règne donc, ô favori ! je te laisse la place. Je ne veux plus me venger, même de toi. J’ai revu Léonora : tout est fini... Oui, oui, c’est là ce qui convient. La force contre un homme ; mais pour toute femme, pitié !...

 

 

Scène X

 

BORGIA, ISABELLA

 

ISABELLA, vivement et lui sautant au cou.

Bonjour, enfin, bonjour. Il est bien tard. Qu’avez-vous donc fait ?

BORGIA, se détournant.

J’ai perdu mon temps.

ISABELLA.

Est-ce pour cela que vous ne voulez pas m’embrasser ?

BORGIA.

Je ne suis pas bien portant.

ISABELLA.

Vous êtes allé hors de Paris hier. Pourquoi cela ?

BORGIA.

Pour voir une terre et un château.

ISABELLA.

Et, le soir, vous êtes allé au Louvre ? As-tu vu la reine ? Quel âge a-t-elle ?

BORGIA, se détournant.

Quarante-trois ans.

ISABELLA.

Ressemble-t-elle au prince Cosmo ? Irai-je bientôt au Louvre ? Et le roi, l’as-tu vu ? Quel âge a-t-il ?

BORGIA, assis, frappant du pied.

Seize ans.

ISABELLA, s’appuyant sur ses épaules.

Ah ! pauvre enfant ! déjà roi ! Qu’il doit être joli à voir ! La reine porte-t-elle des perles ?

BORGIA.

Nous allons-bientôt retourner à Florence.

ISABELLA.

À Florence ? et pourquoi cela ?

BORGIA.

Parce que Paris est dangereux pour vous.

ISABELLA.

Dangereux ! je ne connais de Paris que ma chambre, et de Parisiens que le vieux juif.

BORGIA.

N’avez-vous parlé à personne de vous et de moi ?

ISABELLA.

À personne au monde. J’ai dormi et chanté. Seule, toute seule... Je m’ennuyais.

BORGIA.

Eh bien, nous partirons, parce que vous vous ennuyez, seule ici.

ISABELLA.

Non, non, je ne m’ennuie pas. J’aime la France. Restons, je vois passer tant de monde. Que tu es inconstant ! Pourquoi vouloir partir ? Et tes projets d’ambition ? et cette grande dame que tu devais voir ? ces hauts emplois que tu devais demander ? Plus rien de tout cela ! – Est-elle jolie ?

BORGIA, la repoussant.

Ne me parlez jamais d’elle ni de ces puérilités.

ISABELLA, boudant.

Je n’irai donc pas à la cour de la reine ?

BORGIA.

Une cour pleine de corruption ! Il faut partir.

ISABELLA.

Ah ! que je voudrais te voir grand écuyer du roi !

BORGIA se lève avec colère, et se promène dans la chambre, oubliant Isabella, très haut.

Orgueil ! orgueil ! C’est là leur péché mortel ! c’est ce qui l’a rendue insensée ! Dix dames d’atour, des grands seigneurs, des pages pour tenir sa robe. Pour m’humilier, m’éblouir ! Orgueil ! orgueil ! C’est ce qui la rend folle, folle et aveugle ! Comment la sauver ?

ISABELLA, étonnée.

Il ne me faut pas de pages, ni de dames !

BORGIA s’arrête et passe la main dans ses cheveux.

Ai-je dit cela ? C’est alors moi qui suis fou ; c’est l’air de la cour que j’ai respiré.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, SAMUEL, UN PAGE, qui attend à la porte entr’ouverte

 

SAMUEL.

Un page, de livrée rouge, jaune et noire, vous apporte ceci.

BORGIA, lisant.

« Puisque vous le voulez : à quatre heures. Seule. Sous votre garde ! »

Avec transport.

Oh ! sous la garde des esprits célestes... Léonora ! ton étoile a voulu ton salut... Je te préserverai... Je vais à toi...

À Isabella, brusquement.

Vous resterez en France. – Je n’ai rien juré contre toi, Léonora : j’ai soulevé ces hommes contre le vil Concini seulement.

À Isabella, plus doucement.

Vous irez à la cour. – Je ne lui parlerai pas du temps passé... Point d’attendrissement... ce serait de la faiblesse... Rien de tout cela, rien... Non, non, point de cela.

À Isabella.

Vous verrez la reine, le roi, les pages et tout le reste. – Ce serait lâcheté que de demander grâce à une femme... Si elle oublie, j’oublie aussi, moi... Mais je la préserverai... Oui, j’en ai la puissance... Je la sauverai, ou j’y demeurerai.

À Isabella.

Je reviendrai cette nuit très tard...

À lui-même.

Et qu’est-ce que le plaisir de la vengeance à côté des ineffables joies de l’amour ?... D’ailleurs...

Il sort en parlant toujours et en prononçant des mots inintelligibles : il suit le page avec distraction : il court, et s’enfuit en enfonçant son chapeau à larges bords sur sa tête, jusqu’aux yeux.

 

 

Scène XII 

 

ISABELLA, SAMUEL

 

ISABELLA.

Qu’a-t-il dit là,, bon Samuel ? Il a parlé français si vite que je ne l’ai pas compris.

SAMUEL.

Il a parlé en français, en effet. Mais voulez-vous entendre chanter votre langue italienne ? Il y a là un de mes amis, un pauvre musicien que je loge, et qui sait des airs de votre pays. C’est un Florentin.

ISABELLA, regardant la porte que Borgia a ouverte.

Chanter ? Non. Oh ! je ne peux pas entendre chanter à présent. Chanter ? Oh ! non, bon Samuel. Non, certainement. Ne voyez-vous pas qu’il est égaré ? Qu’a-t-il donc dit en partant ? Je ne puis savoir ce qu’il a dit. Jamais il n’a parlé si vite ni si haut ! Plus tard j’entendrai chanter, Samuel. Cette nuit, à dix heures ; j’aurai dormi un peu. Ce soir ! Dis-le à ton ami, Samuel, à ce soir...

Elle se retire lentement.

À ce soir...

Un signe de tête.

Ce soir...

Elle pleure, et sort.

 

 

Scène XIII

 

SAMUEL, CONCINI

 

CONCINI sort du cabinet et serre la main à Samuel.

Elle est charmante ! son mari la néglige. À ce soir ma musique avec elle ; je l’interrogerai sur la lettre...

À part.

Et un peu aussi sur la grande dame.

Haut, à Samuel.

Pourquoi est-il sorti si précipitamment ?

Il sort en interrogeant le vieux Samuel. Concini s’en va en parlant de la grande dame ; puis il s’arrête tout à coup pour dire les derniers mots. Samuel n’y répond qu’en balbutiant et se sauvant, comme il se sauvait de Fiesque au premier acte.

 

 

ACTE III

 

La chambre à coucher de la Maréchale.

 

 

Scène première

 

MADAME DE ROUVRES et MADAME DE MORET, DAMES de la Maréchale, l’une arrange une cassette, et l’autre une tapisserie

 

MADAME DE ROUVRES.

Mais, en vérité, madame de Moret, vous n’y pensez pas.

MADAME DE MORET.

Quand madame d’Ancre veut recevoir cet homme ici, voulez-vous que je l’en empêche ? Je suis bien décidée à ne prendre sur ma conscience que mes péchés.

MADAME DE ROUVRES.

Et quel est donc cet homme ?

MADAME DE MORET.

Que sais-je ? un pauvre Italien ruiné qui vient demander la charité. Ne croyez pas qu’il soit digne de la moindre attention de la part de la marquise.

MADAME DE ROUVRES.

Voici quelque chose qui mérite bien plus d’attention. Voyez ces hommes armés qui rôdent devant les portes, sur le quai. Voyez combien ils sont, combien avec des manteaux, combien avec des épées !

MADAME DE MORET.

Je sais si bien ce qui se prépare que j’ai envoyé hors du Louvre mes deux cassettes de bijoux.

MADAME DE ROUVRES.

Et pourquoi n’avertissez-vous pas madame la marquise ?

MADAME DE MORET.

Tout le peuple est contre le maréchal d’Ancre.

MADAME DE ROUVRES.

Il faudrait le lui faire savoir.

MADAME DE MORET.

Le roi va renverser sa mère et Concini.

MADAME DE ROUVRES.

La Maréchale ne s’en doute pas : que ne parlez-vous ?

MADAME DE MORET.

Ah ! depuis quelques jours, je sais des choses, par le petit abbé de Chaulnes, qui se fourre partout ! Je sais des choses !

MADAME DE ROUVRES.

Et pourquoi ne pas les dire ?

MADAME DE MORET.

Eh ! mon Dieu ! que ne le faites-vous vous-même, vous qui lui êtes attachée depuis six ans ?

MADAME DE ROUVRES.

Et vous, madame, qu’elle a comblée des faveurs de la cour !

MADAME DE MORET.

Vous, dont le mari est grand veneur.

MADAME DE ROUVRES.

Vous, dont le frère est gouverneur du Béarn.

MADAME DE MORET.

Tenez... il est difficile de dire crûment ces choses-là !

MADAME DE ROUVRES.

Eh bien, je l’avoue, je pense comme vous. Tout ce que l’on peut faire, c’est de mettre sa famille en sûreté : j’ai envoyé la mienne dans mes terres.

MADAME DE MORET.

Comment donc ! mais c’est un devoir ! le seul devoir même d’une mère de famille.

MADAME DE ROUVRES.

En effet, quand j’y réfléchis, de quelques mots qu’on se serve pour dire : « Madame la Maréchale d’Ancre, vos affaires sont perdues, le parti des mécontents triomphe, vous avez contre vous le roi et le peuple, votre mari va être arrêté demain ou après », cela veut toujours dire : « Madame la Maréchale, vous êtes sans esprit, sans prévoyance ; votre mari est un sot important, et tout ce que je vous dis, vous devriez le savoir mieux que moi. » Tout cela est fort désagréable à dire en face.

MADAME DE MORET.

Comment donc ! très certainement. – Et cela convient-il à des femmes ?

MADAME DE ROUVRES.

Fi donc ! cela serait grossier. Ce qu’on nomme franchise est du dernier mauvais ton.

MADAME DE MORET.

Que vous avez l’esprit juste, madame de Rouvres ! ah ! que vous voyez bien !

Elle lui serre la main.

Et, d’ailleurs, si le mal qu’on lui annoncerait n’arrivait pas !

MADAME DE ROUVRES.

Encore ! encore cela ! Oui.

MADAME DE MORET.

On serait bien vue après une belle prédiction bien sinistre !

MADAME DE ROUVRES.

Et bien venue pour demander des grâces !

MADAME DE MORET.

Oui, n’est-ce pas ? Et présentez-vous ensuite devant une femme de son caractère !

MADAME DE ROUVRES.

C’est impossible.

MADAME DE MORET.

Impossible, en vérité.

MADAME DE ROUVRES.

Ah ! vous êtes charmante.

MADAME DE MORET, l’embrassant.

Personne ne comprend mieux que vous le grand monde.

MADAME DE ROUVRES.

N’est-ce pas son aventurier qui vient ?

MADAME DE MORET

Non, c’est elle.

Allant au-devant de la Maréchale.

Ah ! madame, la belle journée qu’il fait aujourd’hui ! – Faut-il recevoir les gens qui se présenteront ? – Ne sortez-vous pas ? J’ai vu atteler vos chevaux.

 

 

Scène II

 

LES DEUX DAMES, LA MARÉCHALE

 

LA MARÉCHALE.

Non, non, madame de Moret, je ne sors pas ce matin, et vous n’introduirez, s’il vous plaît, que la personne que j’ai désignée à madame de Rouvres.

À part.

Ô mon cœur, mon cœur, renferme toutes tes larmes, quand elles devraient te suffoquer ! Soyez assez bonnes pour me donner ce métier et la tapisserie : je veux travailler.

Elle s’établit à broder.

Monsieur d’Ancre doit être près d’Amiens aujourd’hui.

MADAME DE MORET.

Ah ! sans nul doute, madame : le temps est si beau ! et tout ce qu’il fait lui réussit.

MADAME DE ROUVRES.

Il est né sous la plus heureuse étoile !

LA MARÉCHALE.

Est-ce que vous croyez aux étoiles ? Vous... superstitieuse !

MADAME DE ROUVRES.

À la vôtre, madame.

LA MARÉCHALE.

Oh ! flatteuse, flatteuse, taisez-vous.

Elle lui donne la main.

Eh bien, moi aussi, je crois un peu à la prédestination. Laissez-moi y penser ; voulez-vous ? Adieu, adieu.

MADAME DE MORET.

Voici, je crois, ce gentilhomme italien, monsieur de...

LA MARÉCHALE.

N’importe le nom... n’importe... Allez, mes amies, allez...

Avec doute.

Mes amies !...

 

 

Scène III

 

MADAME DE MORET rentre et soulève la portière tapissée pour introduire BORGIA. LES DAMES se retirent. Il entre sans saluer, le chapeau à la main, et se place devant LA MARÉCHALE, qui n’ose lui parler

 

BORGIA.

C’est moi.

LA MARÉCHALE, travaillant vite, avec une agitation nerveuse.

Je suis vraiment heureuse de vous revoir, monsieur de Borgia. Je vous assure que je n’ai rien oublié de notre enfance et que tous mes anciens amis sont présents à ma pensée. Les familles de Scali et d’Adimari habitent-elles toujours Florence ?

BORGIA.

Le temps va vite, madame : nous en avons bien peu pour nous parler ainsi...

LA MARÉCHALE, toujours les yeux baissés.

Mais... puis-je vous parler d’une autre manière ? puis-je vous parler comme avant mon mariage ? C’est le temps qui nous a séparés, c’est la destinée, c’est...

BORGIA.

Non, ce n’est pas tout cela, madame. Regardez-moi.

LA MARÉCHALE.

C’est la nécessité d’obéir à madame Marie de Médicis. Concini me trompa et publia votre mort. Ce fut presque la mienne ; et à présent ce qui nous sépare, c’est l’habitude même de la séparation, c’est la différence de nos positions, c’est...

BORGIA.

Regardez-moi. Si vous me regardiez une fois seulement, vous diriez autre chose et autrement.

Il lui prend la main avec tristesse et douceur.

LA MARÉCHALE tombe le front sur sa main.

Eh bien, eh bien, Borgia, pardonnez-moi, si c’est là ce qu’il vous faut ; pardonnez-moi.

BORGIA, avec ironie.

Vos serments, Léonora, étaient des serments passionnés : je ne les ai point oubliés, moi. Les champs, les fleuves, la mer, les églises, les croix, les madones, tout, à Florence, tout, dans nos montagnes, en était témoin. Vous les disiez avec des pleurs, vous les écriviez avec du sang. Tout cela s’efface, tout cela tient peu... Ah ! ah !

Il rit amèrement.

Que sent-on, s’il vous plaît, dans son cœur, lorsqu’on trahit un serment ? Que croyez-vous, madame, qu’il devienne dans le ciel lorsqu’il y fut accepté ?

LA MARÉCHALE.

Grâce ! grâce !

BORGIA.

C’est qu’alors nous étions heureux, brûlants et purs comme le ciel italien. On nous crut frère et sœur en voyant notre amitié, et l’on ne cessa de le croire qu’en voyant notre amour. Mais à présent...

LA MARÉCHALE.

Oh ! pas davantage, pas davantage ! Vous me faites bien mal.

BORGIA.

Et à présent, au lieu d’être la pauvre et bien-aimée Galigaï, vous êtes la femme d’un vil favori.

LA MARÉCHALE, se levant avec fierté.

Ah ! cela n’est pas ! Concini est votre ennemi ; il n’est pas noble à vous d’en parler ainsi.

BORGIA.

Je puis en parler ainsi, car il est triomphant et tout-puissant. Asseyez-vous ; je n’ai pas tout dit. Répondez-moi vite, car nous avons bien peu de temps à nous parler. Il me faut savoir si vous avez mérité les malheurs qui vous viendront.

LA MARÉCHALE.

Quels malheurs ? qui me menace ? que voulez-vous dire ?

BORGIA, élevant les bras au ciel.

Eh quoi ! ne le savez-vous pas ?

LA MARÉCHALE.

Non, en vérité, je ne le sais pas.

BORGIA.

Ne savez-vous pas ce que fait Paris depuis deux jours ?

LA MARÉCHALE.

Non, je ne le sais pas.

BORGIA.

Ô pitié ! pitié ! éternelle pitié ! De la haine, vous n’en méritez point.

LA MARÉCHALE.

Mais que voulez-vous dire ?

BORGIA.

Le pouvoir et la richesse sont deux murailles impénétrables à tous les bruits. Malheur à ceux qui s’y renferment !

LA MARÉCHALE.

Borgia, chaque regard et chaque mot de vous me remplit d’effroi.

BORGIA.

Vous et lui ! lui et vous ! puisque vous êtes unis ! ne sentez-vous pas la terre qui tremble sous vos pas ? Votre fortune est trop haute, madame : elle va crouler.

LA MARÉCHALE.

Et pourtant tout nous a réussi.

BORGIA.

Pour votre malheur.

LA MARÉCHALE.

Le peuple de Paris ne m’aime-t-il pas ?

BORGIA.

Il ne vous connaît pas.

LA MARÉCHALE.

J’ai fait tant de bien !

BORGIA.

Il ne le sait pas.

LA MARÉCHALE.

J’ai donné tant d’argent !

BORGIA.

Il ne l’a pas reçu.

LA MARÉCHALE.

On m’a dit qu’il détestait Luynes et les mécontents.

BORGIA.

Eh ! Paris est à eux. Qui vous a dit de telles choses ?

LA MARÉCHALE.

Qui ? Le maréchal de Thémines, monsieur de Conti, monsieur de Monglat, le conseiller Déageant, l’évêque de Luçon, tous les gens de la cour.

BORGIA.

Ils ont tous traité d’avance avec monsieur de Luynes et le prince de Condé, vos ennemis. Le marché est passé.

LA MARÉCHALE.

Quel marché ?

BORGIA.

Votre tête, Louis XIII maître absolu, sa mère exilée.

LA MARÉCHALE, stupéfaite.

Est-ce un rêve que ceci ?

BORGIA.

Non, c’est un réveil.

LA MARÉCHALE.

Hélas ! ils m’ont donc aveuglée ?

BORGIA.

Hélas ! ils vous ont traitée en reine ! – Quoi ! Concini n’a rien prévu ? Comment donc le sauver ?

Se promenant avec agitation.

Ah ! maudite à jamais l’étiquette empesée qui sépare du monde tous les grands ! maudite soit la politesse criminelle qui peint, sur les nobles visages, le souple consentement du flatteur ! On parle, vous n’entendez pas ; on écrit, vous ne lisez pas ! Vous ne voyez rien ! Vous ne savez rien ! Vos lambris dorés sont des grilles !

LA MARÉCHALE.

Calmez-vous ! calmez-vous !

BORGIA.

Et votre reine tombe avec vous ! et vous êtes aveugle, et vous aveuglez les autres.

Revenant à elle, avec colère.

Eh ! de quoi se mêlait une faible femme ! Aller se charger des destinées d’un grand royaume ! Tout ce qu’une main d’épée peut faire, une main de fuseau l’entreprend ! Il n’y a que les femmes d’Europe qui soient telles. Les chrétiens se trompent... Au sérail !... au sérail !...

LA MARÉCHALE, se lève.

Du mépris, Borgia ?

BORGIA, avec désespoir.

Non, du désespoir... Tu vas mourir bientôt.

LA MARÉCHALE, avec calme, après avoir réfléchi.

En vérité, vous vous méprenez. Je sais cela mieux que vous ; tout est calme, tranquille, et l’avenir est sûr pour nous.

BORGIA.

L’avenir a deux heures à vous donner, tout au plus.

LA MARÉCHALE.

Et comment l’avez-vous appris ?

BORGIA.

Répondez, répondez ! Le mal que Concini a fait, en êtes-vous complice ?

LA MARÉCHALE.

Le mal ?

BORGIA.

Ses exactions en Picardie, ses rapines partout, ses violences dans Paris, qui en soulèvent tout le peuple contre lui...

LA MARÉCHALE.

Mais le peuple de Paris ne se mêle de rien ; tout se passe entre le maréchal d’Ancre, le prince de Condé et monsieur de Luynes. J’ai fait arrêter monsieur le Prince : tout est fini.

BORGIA.

L’intérieur du palais est tout ce que vous voyez. Mais, répondez-moi, qu’avez-vous fait de mal dans tout ce mal ? Dites-moi quelque chose qui puisse vous excuser ; je veux vous sauver. Enfin le crime du vendredi, l’avez-vous su ?

LA MARÉCHALE.

Ce jour-là fut toujours malheureux pour moi.

BORGIA.

Et la rue de la Ferronnerie ?

LA MARÉCHALE.

Quoi ?

BORGIA.

Un roi si bon qu’il avait fait aimer le pouvoir absolu !

LA MARÉCHALE, tremblante.

Eh bien ?

BORGIA.

Henri IV...

LA MARÉCHALE.

Eh bien ?

BORGIA.

C’est Concini qui l’a fait tuer : c’est pour cela qu’il mourra.

LA MARÉCHALE.

Prétexte ! cela n’est pas.

BORGIA.

J’en ai la preuve, je l’apporte.

LA MARÉCHALE.

Et pourquoi, grand Dieu, l’apporter ?

BORGIA.

Afin qu’il tombe. Je veux sa mort, je veux sa mort, parce qu’il m’a ôté la vie en m’ôtant ta main. J’aime tous ses ennemis et je hais tous ses amis. J’ai épousé toutes les haines qu’il a soulevées, j’ai adopté toutes les vengeances, justes ou non, les premières venues. Mais vous, je veux vous sauver, parce que vous vous êtes souvenue de moi. Cela m’a touché.

LA MARÉCHALE.

Et moi, je ne le veux pas. Vous voulez tuer le père de mes enfants. Si vous aviez tenu à nos souvenirs, auriez-vous poursuivi cette vengeance ? C’est Luynes qui vous a suscité. Vous revenez à moi le stylet à la main.

BORGIA.

Le stylet ! Concini s’en est servi plus que moi ; peut-être ne le saviez-vous pas !

LA MARÉCHALE.

Nommez-le ambitieux, perfide, vous en avez le droit : il nous a trompés, trompés tous les deux. Mais ne le dites pas assassin : je n’y crois pas. C’est par haine que vous êtes venu ici, non par amour.

BORGIA.

Pour tous les deux.

LA MARÉCHALE.

Eh bien, quelle preuve enfin avez-vous contre lui ?

BORGIA.

Il a écrit à l’homme.

LA MARÉCHALE.

À quel homme ?

BORGIA.

À Ravaillac. Et il y a au bas de sa lettre une écriture de femme. Pas la vôtre, grâce au Ciel !

LA MARÉCHALE.

Oh ! horrible à entendre ! horrible à penser !

BORGIA.

Que vous importent ces secrets d’État ? Vous les ignoriez, n’est-ce pas ?

LA MARÉCHALE.

Oh ! profondément.

BORGIA.

Votre hôtel sera entouré tout à l’heure par le peuple armé. Préparez-vous à me suivre.

LA MARÉCHALE.

Sauvez-vous mon mari ?

BORGIA.

Je n’en sais rien. Mais qu’importe ! Il est loin de Paris, en sûreté.

LA MARÉCHALE.

Comment le savez-vous ? Sur qui avez-vous autorité ? Qu’êtes-vous venu faire en France ?

BORGIA.

Je vous le dis, le tuer si je le rencontre jamais ; sinon, les autres le laisseront échapper.

LA MARÉCHALE.

Oh ! par pitié, faites cela ! ce sera plus digne de vous. N’usez jamais de ces lettres !

BORGIA.

Avouez donc que ce Concini est un infâme, et je serai content.

LA MARÉCHALE, baissant les yeux.

Il est mon mari.

BORGIA, sombre.

Oh ! que je vous entende parler de lui comme je fais, et je suis vengé, et je suis satisfait !

LA MARÉCHALE.

Il est mon mari.

BORGIA.

Dites seulement que vous ne l’avez jamais aimé ; seulement cela, et je rends ces lettres à vous ou à lui.

LA MARÉCHALE.

Lui rendrez-vous ces lettres ?

BORGIA.

Cela ne le sauvera que du roi ; mais je le ferai, je vous rendrai à vous-même.

LA MARÉCHALE s’approche de la porte, et l’ouvre pour ne plus être seule avec Borgia, et fait un geste pour appeler Madame de Rouvres : puis revient et tire de son sein un portrait.

Voilà ma réponse, Borgia : c’est votre portrait.

BORGIA.

Quoi ! vous l’aviez gardé !

LA MARÉCHALE.

C’était pour vous pleurer. Maintenant, par pitié, ne m’en parlez pas ! je vous le rendrais. Madame de Rouvres, amenez mes enfants !

Madame de Rouvres  paraît, et sort à l’instant. La Maréchale se rassied, et prend la main de Borgia.

Asseyez-vous près de moi ; calmons-nous. Ne me parlez pas, je vous en supplie, pendant un instant. Vous m’avez troublée jusqu’au fond du cœur : c’est une grande faiblesse à moi ; mais vous reparaissez ici avec des souvenirs d’amour et des cris de haine ; les uns m’effrayent pour moi, les autres pour ma famille. Écoutez, je ne suis plus à moi ; je suis épouse, je suis mère ; je suis amie d’une grande reine et comme gouvernante d’un grand royaume. J’ai besoin de toute ma force. Oh ! par grâce, ne me l’ôtez pas en un jour. Dites vrai, dites tout. Je ne vous demande pas le nom des conjurés, mais seulement ce qu’ils doivent faire. Puisque enfin vous aviez voulu me sauver, que ne les avez-vous arrêtés ?

BORGIA.

Je le pouvais pour quelques heures, et je l’ai fait. C’est le temps que nous perdons ainsi.

LA MARÉCHALE.

En sommes-nous donc là ? Eh bien, ne pensez plus à me sauver, car il est trop tard.

Les enfants entrent avec Madame de Rouvres .

Voici mes deux enfants ; prenez-les tous deux en pitié.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MADAME DE ROUVRES entre, tenant UNE JEUNE FILLE dans son bras droit et conduisant par la main LE COMTE DE LA PÈNE, jeune garçon de dix ans, portant l’épée au côté avec plusieurs ordres au cou

 

La Maréchale va au-devant d’eux, prend sa fille dans ses bras et son fils par la main.

LA MARÉCHALE.

Laissez-les-moi, madame de Rouvres ; je vous les rendrai quand on me les aura rendus à moi-même : je ne sais pas quel jour ; ce jour-là est écrit là-haut. Ce que je dis ne vous surprend-il pas ?

MADAME DE ROUVRES.

Je ne dois pas empêcher madame la marquise de faire une chose que je crois prudente.

LA MARÉCHALE.

Prudente, madame ! Vous craignez donc quelque chose ? Vous ne m’en parliez pas.

MADAME DE ROUVRES.

Il y a des temps, madame, des situations qui rendent plus circonspect qu’on ne voudrait l’être. J’aimais trop vos enfants pour les quitter sans peine ; mais je crois qu’il est sage de les éloigner.

LA MARÉCHALE, pâlissant et émue, considère attentivement le visage de Madame de Rouvres.

Voilà qui m’étonne beaucoup. Allons ! c’est bien ; rentrez, madame, rentrez.

À ses enfants, froidement.

Embrassez-la... dites-lui adieu.

LE COMTE DE LA PÈNE, avec méfiance.

Adieu, madame, adieu. Je vous remercie des bontés que vous avez eues pour nous.

Madame de Rouvres sort, la tête baissée.

LA MARÉCHALE.

Ah ! cette femme m’a fait trembler, avec son air contraint et forcé. Tout ce que vous dites est vrai, je le sens ; je sens qu’un grand malheur m’enveloppe ; je vous connais, d’ailleurs, vous êtes du sang des Borgia. Si c’est vous qui avez résolu ce qui doit arriver, je sens que cela ne peut pas changer ; vos colères italiennes sont inaltérables. Vous et Concini, vous nourrissez une haine dont j’ai été la cause bien innocente. Mais n’importe ! si votre parti est pris, le mien l’est aussi. Comme il y a eu quelque chose de généreux à venir vous-même ici dire : « Je vais vous perdre et j’ai conspiré avec vos ennemis ; » moi, je vous dis : « Vous êtes dans mes mains ; je pourrais vous faire arrêter. » Mais vous vous êtes souvenu de votre amour pour m’avertir : je m’en souviendrai pour me confier à vous. Voici les otages que je vous donne.

BORGIA.

Quoi ! les enfants de... ?

LA MARÉCHALE.

Oui, les enfants de Concini. Et, si vous êtes un galant homme, vous les sauverez. Donnez-moi votre main, promettez-moi leur vie. Après moi et leur père, après vous-même, qu’on les donne à monsieur de Fiesque. Voilà ce que je veux : si je suis en péril de mort, vous le savez mieux que moi. Je n’y veux plus penser. Acceptez-les ; nous voilà tous dans vos mains.

BORGIA.

Eh ! ne voyez-vous pas bien qu’après tout je suis venu pour vous revoir et vous sauver ?...

LA MARÉCHALE.

On vient. Quelque nouvelle qu’on m’apporte, je compte sur votre parole.

Elle pose sur la table le portrait de BORGIA, qu’elle avait ôté de son sein.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, FIESQUE, D’ANVILLE, THÉMINES, UN PAGE soulève la portière tapissée, et introduit ces gentilshommes

 

LA MARÉCHALE s’assied entre ses deux enfants, et caresse la tête de l’aîné avec distraction.

Eh bien ! messieurs, vous avez un air riant qui rassurerait les plus timides. Que nous apprendrez-vous ?

FIESQUE.

Ah ! madame, les plus plaisantes choses du monde ! Monsieur l’évêque de Luçon est arrivé ce soir même à Paris, on ne sait pourquoi, et la reine lui a dit : « Monsieur de Richelieu, c’est signe de bonheur de vous voir chez soi : » Je n’ai jamais tant ri, en vérité, madame : sa figure était plaisante.

D’ANVILLE.

Et il a salué en se mordant les lèvres, n’est-il pas vrai, monsieur de Thémines ?

THÉMINES.

Ma foi ! il y avait là de quoi le faire réfléchir.

FIESQUE.

On ne parlait que de cela chez madame la princesse de Conti.

LA MARÉCHALE, à Borgia, qui reste sombre et appuyé sur le fauteuil.

Vous voyez de quoi l’on s’occupe. N’avais-je pas raison d’être tranquille ?

BORGIA, à demi-voix.

S’ils ne sont pas fous, c’est moi qui le suis !

LA MARÉCHALE.

Et de quoi parle-t-on dans Paris, monsieur le maréchal ?

THÉMINES.

Du nouveau connétable, madame : on se demande quand monsieur le marquis d’Ancre reviendra pour en recevoir l’épée fleurdelisée. On s’assemble pour en parler devant votre hôtel.

LA MARÉCHALE, à Borgia.

C’est donc à cela que tout se réduit ?

BORGIA, à demi-voix.

Ces vieux enfants... comme ils dansent légèrement sur une corde qui les soutient ! Tous frappés de vertige, sur mon âme !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, CRÉQUI, MONGLAT, QUELQUES GENTILSHOMMES DE CONCINI. MONGLAT salue précipitamment, il est un peu agité

 

LA MARÉCHALE.

Dit-on quelque chose aujourd’hui, messieurs ?

Après la réponse de Créqui, elle parle bas à Fiesque.

CRÉQUI.

On parle beaucoup du nouveau président au Parlement, madame.

Bas à Thémines.

Ah çà ! il paraît qu’elle ne se doute de rien. Le roi va exiler la reine mère.

THÉMINES, bas.

Elle est d’une tranquillité surprenante. Je crois bien qu’elle sait ce qui arrive, mais qu’elle nous cache ses impressions. Elle est aux premières loges pour voir, et elle sait bien des choses que nous ignorons.

MONGLAT.

On dit que monsieur de Bouillon fait quelques tentatives.

Bas à Thémines.

Mais à quoi songe-t-elle ? Savez-vous que le peuple s’assemble sous les fenêtres et que mes chevaux ont eu peine à passer ?

THÉMINES, à demi-voix.

Oh ! vous pensez bien qu’on a pris des précautions. Autrement son sang-froid serait inexplicable.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MADAME DE ROUVRES et MADAME DE MORET

 

On entend des cris sourds, une rumeur prolongée.

BORGIA, à la Maréchale, à ce bruit.

L’entendez-vous ? l’entendez-vous ? C’est la grande voix du peuple.

MADAME DE MORET.

Ah ! madame ! la reine est arrêtée chez elle.

MADAME DE ROUVRES.

Et le roi a donné ordre de faire murer toutes ses portes.

MADAME DE MORET.

Excepté une que gardent les mousquetaires.

LA MARÉCHALE, se levant.

C’est par celle-là que j’entrerai.

BORGIA.

Cherchez-en une pour sortir, madame.

LA MARÉCHALE.

Je vais près de la reine : elle est trahie.

THÉMINES.

Il serait plus prudent de demeurer ici, madame.

LA MARÉCHALE.

Allez, mesdames, allez toutes les deux chez la reine de ma part. Passez par mes appartements, et dites-lui que tous les amis du maréchal d’Ancre lui sont dévoués. Revenez sur-le-champ me répondre. On a profité de l’absence de mon mari.

Elles sortent.

Ne le remplacerez-vous pas, messieurs ?

FIESQUE.

Je vais le premier, madame, savoir ce que signifie cet ordre du roi. C’est cet intrigant de Luynes qui l’aura suggéré.

LA MARÉCHALE.

Que je vous remercie ! Allez et revenez vite, monsieur...

Il sort.

Monsieur de Thémines, si vous m’aimez, allez assembler nos gentilshommes, et...

BORGIA.

Il n’a pas le temps, madame. Retirez-vous.

THÉMINES, montrant Borgia.

Savez-vous bien qui vous recevez, madame ? Cet homme a été vu partout. Il joue deux rôles, je vous en préviens.

Rumeurs du peuple.

LA MARÉCHALE.

Revenez sur-le-champ, je vous répondrai.

Thémines sort.

BORGIA.

Eh ! ils n’ont pas su vous conseiller, ils ne sauront pas vous défendre. Allez tous saluer Louis XIII, messieurs, vous êtes libres.

MONGLAT.

Vous êtes bien libre ici vous-même, mon petit Corse.

BORGIA.

Plut à Dieu que libre aussi fût mon bras !...

À la Maréchale.

Près de moi, près de moi, c’est la seule place pour vous.

CRÉQUI.

Où cet homme prend-il ses familiarités ?

LA MARÉCHALE.

Allez, Créqui, allez, puisque personne ne retourne ici... Bon Dieu ! je ne sais ce qui leur arrive... Personne, personne ne revient, ni de chez la reine, ni de la ville... Les fait-on périr à mesure, ou m’abandonnent-ils l’un après l’autre ?

CRÉQUI.

Le peuple crie... Je vais m’informer...

MONGLAT.

On n’entend rien distinctement... Je vais voir.

Ils s’éloignent et sortent.

BORGIA.

Près de moi, près de moi, ou vous êtes perdue !

LA MARÉCHALE.

Non, je veux me montrer ; je veux voir et être vue. Ouvrez ! ouvrez cette fenêtre !

Elle ouvre : une grêle de balles brise la fenêtre.

BORGIA.

Imprudente !

Il l’entraîne hors du balcon.

LA MARÉCHALE revient, mais pâle, froide et grave, regardant Borgia et les gentilshommes, remarque une balle de plomb, avec ironie.

Des balles, messieurs ! On me traite en homme, et en homme de guerre. C’est un honneur auquel je ne m’attendais pas.

Avec effusion, à Borgia.

Ah ! vous aviez raison. Prenez mes enfants et partez. Que la bonté céleste vous accompagne ! Ô mes enfants, mes consolations ! Embrassez-moi ! Vite ! vite ! embrassez-moi !

LES ENFANTS.

Ô madame ma mère, madame ! madame !

BORGIA.

On vient...

LA MARÉCHALE, avec hauteur.

Qui ?... Eh bien, que me veut-on ? C’est vous, monsieur le conseiller ? – Qu’y a-t-il ? Le favori renverse la favorite aujourd’hui ; c’était hier le contraire. Voilà tout.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, DÉAGEANT, suivi de GARDES DU CORPS

 

DÉAGEANT.

Vous êtes arrêtée, madame, et je vais vous conduire d’ici à la Bastille.

BORGIA, à Déageant.

La voici... prenez-la... une prison est plus sûre pour elle. Les échelles sont placées au balcon.

Il ouvre la porte des appartements.

Allez, messieurs ! je vous la livre, moi. Allez... emmenez-la.

LA MARÉCHALE, embrassant ses enfants.

Adieu ! adieu ! Oh ! sauvez-les, monsieur, sauvez-les. Ôtez-les-moi et sauvez-les, Borgia !

DÉAGEANT prend le portrait sur la table et dit.

Mettez ceci à part ; rien n’est indifférent dans cette affaire.

Les gardes emmènent la Maréchale avec précipitation. Les gentilshommes de Concini se retirent après avoir essayé de concerter une résistance d’un moment, sans réussir à s’entendre.

 

 

Scène IX

 

BORGIA, PICARD, puis LE PEUPLE

 

LE PEUPLE, en dehors.

Concini ! Concini ! Mort à Concini !

BORGIA, allant au balcon.

Picard, où es-tu ?

PICARD.

Ouvrez-moi ! me voici.

BORGIA ouvre : un flot d’hommes armés entre par la fenêtre.

Concini est parti. Sa femme est arrêtée. Tout est à vous, excepté ceci.

Il enveloppe la petite fille dans son manteau et, prenant le jeune garçon par la main, traverse la foule et sort.

PICARD.

Ne versons pas une goutte de sang, et ne prenez pas une pièce d’or.

HOMMES DU PEUPLE.

Mettez le feu à leur palais.

PICARD hausse les épaules en les voyant faire.

Et qu’y gagnerons-nous ?

Le peuple commence le pillage.

 

 

ACTE IV

 

La chambre du juif ; la même qu’au deuxième acte. Concini est assis sur une chaise longue, et à demi couché. Isabella, debout à quelque distance, le regarde avec défiance, et reste comme prête à s’échapper par la porte qu’elle tient entr’ouverte.

 

 

Scène première

 

CONCINI, ISABELLA

 

CONCINI, continuant une querelle galante.

Non, non, vous n’en saurez rien, tant que cette porte ne sera point fermée, et tant que vous conserverez avec moi ce petit air boudeur qui fait peur à voir.

ISABELLA.

Mais vous me direz cela, et vous ne me parlerez plus d’amour.

CONCINI.

D’amitié seulement : je vous le promets, foi de Florentin !

ISABELLA ferme la porte presque entièrement.

Est-ce que le juif m’a laissée seule avec vous ?

CONCINI.

Non pas ! il compte ses ducats et ses florins quelque part, près d’ici. Laissons-le faire, et comptons chaque minute des heures de la nuit par une note de la guitare et de la voix. Chantons et parlons.

ISABELLA.

Si je ne savais qu’on doit craindre tous les hommes, j’aimerais à vous entendre, car je suis lasse de ne voir personne.

CONCINI.

J’étais bien plus las d’attendre dix heures pour vous voir dans cette sombre maison. Savez-vous qu’à la cour vous éclipseriez toutes les femmes ? Auprès des Italiennes, les Françaises paraissent des ombres pâles.

ISABELLA.

N’y a-t-il pas d’Italiennes à la cour ?

CONCINI.

Oh ! il y en a bien quelques-unes à la suite de la reine, mais ce n’est pas la peine d’en parler. Écoutez cet air.

ISABELLA.

Point d’italien. Cela me fait trop de peine, cela me saisit tout le cœur... Quand vous parlez français, je suis plus tranquille.

CONCINI, ironiquement.

Et comme je veux votre tranquillité surtout, je parlerai français ; mais je ne sais chanter qu’en italien, c’est à cela que je gagne ma vie tous les soirs.

ISABELLA.

Tous les soirs, dans les rues ? Ah ! povero !

CONCINI.

Mais ce qui me rapporte le plus c’est de tirer les horoscopes et de dire la bonne aventure.

ISABELLA.

Vraiment ! vous savez dire l’avenir !

CONCINI.

Et même je sais aussi les secrets du présent.

ISABELLA.

Faut-il vous croire ?

CONCINI.

Eh ! sans cela, comment aurais-je deviné que votre mari a une lettre qu’il cache si soigneusement ?

ISABELLA.

C’est vrai ! Et ne saurais-je pas sa conduite, que vous devinez si bien, dites-vous ?

CONCINI, l’interrompant.

Tenez, il y a un air qui me vaut toujours quelque chose de bon, un air qui m’a toujours porté bonheur.

ISABELLA.

Répondez-moi, répondez-moi plutôt.

CONCINI.

Me direz-vous où le signor Borgia met cette lettre ?

ISABELLA.

Mais pourquoi donc y tenir autant ?

CONCINI.

C’est une lettre de femme, d’une femme qu’il aimait. Voilà la vérité.

ISABELLA.

Lui ! vraiment ! lui ! Il ne m’en a jamais rien dit.

CONCINI.

La belle raison pour que cela ne soit pas ! Vous seriez sa dernière confidente.

Avec gaieté.

Venez donc ici, que l’on vous parle.

ISABELLA, reculant.

Non, non !

CONCINI, grattant les cordes de la guitare indifféremment.

Je gagerais qu’il a grand soin de cette lettre.

ISABELLA.

Oui ; il la serre toujours dans un portefeuille.

CONCINI, jouant un prélude.

Tenez, voici le commencement de cet air.

ISABELLA.

Mais quelle était cette femme ? Était-elle de Florence ?

CONCINI.

Je ne puis vous crier son nom d’ici, on m’entendrait par les fenêtres : venez vous asseoir près de moi. Oh ! le beau temps ! Voyez, ne dirait-on pas Florence ? Je crois sentir les orangers.

ISABELLA.

Mais pourquoi le ciel est-il rouge là-bas ?

CONCINI.

Ah ! c’est vrai. C’est du côté du Louvre. Bah ! c’est un feu de joie.

À part.

Pour mon départ peut-être !

ISABELLA.

On dirait qu’on entend crier.

CONCINI.

Je n’entends rien.

ISABELLA.

Non, plus rien.

CONCINI.

Ce sont les Français qui s’amusent.

ISABELLA.

Chantez donc votre air favori...

Concini commence l’air. Elle ne lui laisse pas achever deux mesures.

Et quelle était cette femme que Borgia aimait ? Je gage que c’était celle qu’il va voir souvent à présent.

CONCINI.

Peut-être bien ; et, pour le savoir, il faut me donner la lettre.

ISABELLA.

Je la trouverai et je vous la donnerai, mais il l’a toujours sur lui.

CONCINI, à part.

Je le poignarderai et je l’aurai. Double bien.

ISABELLA.

N’est-ce pas une très belle femme ?

CONCINI.

Peut-être ! Quelle est celle que vous soupçonnez, voyons ?

ISABELLA.

Oh ! c’est un secret. Elle se nommait autrefois Galigaï, c’est tout ce que je sais.

CONCINI, laissant tomber sa guitare sur ses pieds, mais sans la lâcher tout à fait.

Elle a voulu le revoir ! Ah ! Borgia ! nous nous sommes croisés, je le mérite bien.

ISABELLA ferme la porte et vient près de lui.

Eh bien, vous ne la connaissez pas, n’est-il pas vrai ?

CONCINI, avec humeur.

Va-t-il chez elle ?

ISABELLA.

Oh ! certainement, il va chez elle. Et je ne sais qu’en penser. Quand je lui demande pourquoi il va la voir, il me répond que c’est pour une importante affaire d’État. Quand je demande si elle est jolie, il ne répond pas. Au reste, je crois qu’elle n’est ni aimable ni belle ! et il m’aime tant !

CONCINI.

Eh ! femme ! elle est belle et très belle ; ils s’aimaient, et elle l’aime.

ISABELLA.

Elle l’aime ? elle est belle ? ils s’aimaient autrefois ?

CONCINI.

Oui, oui, vous dis-je ; elle trompe Concini son mari, et Borgia trompe sa femme. Concini se vengera, j’en réponds, car Concini est un homme très cruel. Mais, vous, ne vous vengerez-vous pas, Italienne ?

ISABELLA, sans l’écouter.

C’était donc avant mon mariage qu’ils s’aimaient ? Et pourquoi m’a-t-il épousée, s’il l’aimait ? Oh ! voilà qui confond d’étonnement.

CONCINI.

Concini, lorsqu’il saura tout, la punira bien cruellement. Concini, certainement, la fera mourir.

ISABELLA.

Certainement, il fera bien. Cette femme le mérite... Mais pourquoi m’a-t-il épousée, puisqu’il l’aimait ?

CONCINI.

À quelle heure va-t-il la voir ?

ISABELLA.

Qui vous a dit qu’ils s’étaient aimés ? Répondez-moi, par pitié.

CONCINI.

Ce que je vous demande est plus important ; dites tout ce que vous savez.

ISABELLA.

Oh ! pourquoi êtes-vous venu me surprendre mes secrets et me glisser les vôtres ? Que vous ai-je fait ?

CONCINI, avec insolence.

Eh ! pardieu ! la belle, vous n’avez rien fait que m’inspirer ce que tout honnête homme ressent pour une fille bien tournée. Mais, à présent, trêve de jolis propos. La femme dont vous me parlez m’intéresse plus que vous. Des détails, donnez-moi des détails sur elle.

ISABELLA.

Ah ! vous me faites peur ! Quel homme êtes-vous ?... Aussi méchant, j’en suis sûre, que ce vil Concini.

CONCINI.

Vous ne vous trompez guère, aussi méchant, en vérité. Et si bien qu’il n’est pas sûr de me désobéir. Borgia reçoit-il des billets ?

ISABELLA.

Un seul ce matin. Un qui l’a fait sortir.

CONCINI, lui prenant le bras avec violence.

Eh ! comment ne saviez-vous pas ce que ce pouvait être, imprudente ? Ah ! pour une Italienne, vous êtes bien peu jalouse !

ISABELLA.

Je n’avais pas encore pensé à l’être.

CONCINI.

Songez donc, songez à cela. Il est aux genoux d’une autre femme, il lui parle d’amour en la tutoyant.

ISABELLA.

Hélas ! est-ce possible !

CONCINI.

Et cette femme est charmante... Elle est imposante et superbe, elle a des yeux d’une grande beauté ; son esprit est plein de force, de grâce et de passion.

ISABELLA, chancelant.

Ah ! voulez-vous me faire mourir !

CONCINI.

C’est un crime étrange que l’adultère. Je le trouvais bien léger tout à l’heure, et monstrueux à présent. Le parjure est vraiment la plaie de la société... Dire que ni vous ni moi ne pouvons les empêcher de s’aimer, quand nous les ferions mourir... Savez-vous bien qu’il se rit de vous dans ce moment ? Voilà ce qui est affreux à penser.

ISABELLA.

Oh ! oui. Cela me semble inévitable.

CONCINI.

Et soyez bien sûre que, si l’un d’eux porte quelque anneau conjugal, quelque bijou précieux, quelque signe d’un amour légitime, il en fait à l’autre le sacrifice en le donnant ou en le brisant à ses pieds. C’est presque toujours ainsi que cela se passe.

ISABELLA.

Quoi ! vous le croyez ! Je pense bien qu’en effet il faut que cela soit ainsi. Soutenez-moi un peu, mes genoux sont bien fatigués.

CONCINI.

Si vous m’aidez, je vous vengerai.

ISABELLA.

Comment ? comment ?

CONCINI.

Sur tous les deux.

ISABELLA.

Sur elle surtout... Mais lui...

CONCINI.

Eh bien, lui ?

ISABELLA, tombant dans un fauteuil, évanouie.

Ah ! j’ai le cœur brisé... Vous m’avez tuée... Laissez-moi...

CONCINI.

Voilà comme elles sont toutes et comme nous sommes tous... Quand elle venait à moi tout à l’heure, comme fascinée par l’enchantement de mes flatteries, aurais-je pu croire qu’une bagatelle la rendrait aussi pareille à une morte qu’elle l’était à une joyeuse enfant ? Et moi-même, quand je lui parlais d’amour, de volupté, de musique, par fantaisie, par désœuvrement, m’essayant de nouveau à mes folies de vingt ans, me trouvant peu coupable et riant de ma faute, je ne me croyais, ma foi, pas assez sot pour sentir un violent chagrin de ce qu’on me rend la pareille. On dirait que l’affliction est une chose matérielle. Je l’ai là, là, sur le cœur, comme une masse de plomb. Elle m’oppresse, elle m’étouffe. – Une idée certainement ne ferait pas tout ce mal, une idée que d’autres idées combattent et anéantissent... Ah ! cela me brûle. J’ai beau raisonner. Le raisonnement est un faux ami qui fait semblant de nous secourir et ne donne rien. Quand je me répéterais mille fois : « La Maréchale d’Ancre ne te prive, par cette faiblesse, ni de tes grandeurs, ni de tes richesses, ni de tes plaisirs, ni même peut-être de son amour », n’importe ! je perds pour toujours la confiance aveugle, qui est pour le sommeil de l’homme le plus doux oreiller ; je perds ce qu’on a de bonheur à rentrer chez soi et à s’asseoir, en souriant à sa famille. – On a beau se jouer de l’ordre : c’est un jeu auquel on se blesse soi-même. Ce plaisir fatal semble un hochet lorsqu’on attaque, c’est un poignard quand on est atteint. – Si Borgia rentrait en ce moment ; s’il te voyait ainsi, jeune et simple femme, abattue par un mot, et moi frappé du même coup, serait-il orgueilleux de son triomphe ou honteux du mien ? Lequel sent-on le mieux, du mal qu’on fait ou de celui qu’on reçoit ? Ah ! la perte est plus vivement sentie que la conquête. L’une donne plus de douleur que l’autre de volupté.

Il touche Isabella.

Elle est froide. Mais son cœur bat. Elle est évanouie... C’est un sommeil. Le sommeil est un oubli... Tu es plus heureuse que moi, va ! beaucoup plus heureuse ! Il est chez moi, et je demeure chez lui... Courons ! j’ai le poignard de Florence pour l’homme de Corse... Plus d’incognito ! je suis Concini, maréchal de France !

Il prend son manteau, et sort avec fureur, en enfonçant sur sa tête un chapeau à larges bords.

 

 

Scène II

 

ISABELLA, évanouie, SAMUEL, DÉAGEANT, GARDES

 

DÉAGEANT.

Laisse-le aller, juif. Ses pages, ses domestiques et sa maison, tout va être cerné. Sa femme a été arrêtée à six heures par moi-même, ainsi que la régente. Tu n’as plus d’autre parti à prendre que de servir le roi ou d’être pendu.

SAMUEL.

Je vous préfère encore à la corde.

DÉAGEANT.

Eh bien, laisse-nous enlever paisiblement cette jeune femme. Elle aura une vengeance à exercer contre la Galigaï. C’est un instrument précieux. Je vais l’employer sur-le-champ dans le procès qu’on va faire.

À des exempts.

Portez-la au Palais de justice dans une chaise.

À Samuel.

Pendant ce temps, il faut retenir chez toi ce basané Concini pour une heure encore, afin de me donner le temps d’envoyer les mousquetaires. Il le faut, sur ta vie ! Multiplie les embarras et les prétextes.

SAMUEL.

Reposez-vous sur moi. Je l’entends qui se heurte à toutes les marches et qui appelle à toutes les portes ; je vais le rejoindre et l’arrêter.

Il sort d’un côté, et Déageant de l’autre.

 

 

Scène III

 

DÉAGEANT, UN CONSEILLER

 

La scène change. Le théâtre représente un appartement grillé de la Bastille, où la Maréchale est prisonnière. Sa lampe est allumée sur une table chargée de livres épars.

DÉAGEANT, se frotte les mains.

Le procès marche très bien. Monsieur de Luynes était fort content, n’est-il pas vrai ?

LE CONSEILLER.

En effet, son froid visage s’est fort éclairci.

DÉAGEANT, riant avec un air de triomphe.

Ah ! ah ! ah ! ah ! c’est que (entre nous ! de vous à moi !) c’est que les biens de la Maréchale lui sont donnés par le roi après sa mort, et ce n’est pas peu de chose.

LE CONSEILLER.

Une fortune égale à celle de la reine mère.

DÉAGEANT.

Savez-vous que cette chambre de la Bastille est celle où on enferma le prince de Condé ? Je l’ai voulu ainsi, moi ; j’aime la justice du talion. – Eh bien, vous voyez que cette petite Isabella dépose avec une colère et une sincérité toutes particulières.

LE CONSEILLER.

Je crains qu’elle ne soutienne mal sa résolution. Quand elle pleure, elle s’affaiblit.

DÉAGEANT.

La Galigaï est déjà reconnue comme sorcière par tous les juges, sans qu’elle s’en doute le moins du monde. Voici en outre la preuve que nous cherchions. Regardez bien : voici ce livre que je voulais vous faire examiner, à vous, homme érudit en langages orientaux. Je vais le déposer au greffe comme un livre de sorcellerie et de divination.

LE CONSEILLER.

Mais elle a toujours passé pour assez pieuse ; voici chez elle une image de la Vierge.

DÉAGEANT.

Oh ! cela ne prouve rien.

LE CONSEILLER.

Et savez-vous bien que ce livre est l’Ancien Testament de Moïse ?

DÉAGEANT.

N’importe, n’importe ! L’hébreu est toujours cabalistique. Ah ! bon Dieu ! j’espérais ne pas la rencontrer, et la voilà qui vient droit à nous. Il n’y a pas moyen de l’éviter.

 

 

Scène IV

 

DÉAGEANT, LA MARÉCHALE marche avec agitation, suivie de DEUX FEMMES

 

LA MARÉCHALE, vivement.

Sommes-nous en Espagne ? Est-ce l’inquisition, monsieur ? On entre jusque dans ma chambre ; on ouvre mes lettres, on lit mes papiers. On me fait un procès, je ne sais lequel. La Chambre ardente siège à ma porte ; on y pèse ma vie et ma mort, et je ne puis jeter un seul mot dans la balance ; et je n’ai pas le droit seulement d’y paraître. Ah ! c’est trop ! c’est trop ! Depuis ce matin que je suis arrêtée vous avez fait de grands pas, messieurs, et vous avez mené vite les événements si j’en suis déjà à de tels actes de votre justice. On m’a dit tout à l’heure des choses si monstrueuses et si inconcevables que je n’y puis croire. Il y a, dit-on, des témoins de mes grands crimes. Eh bien, allez, monsieur, allez dire à la cour que je demande à être confrontée avec eux. On m’accordera, j’espère, cette faveur.

DÉAGEANT.

Madame, si monsieur de Luynes...

LA MARÉCHALE.

Je sais, monsieur, je sais que le favori est maître et que vous êtes son conseiller, comme vous l’étiez hier de la favorite en ma personne. Épargnez vos excuses pour vous et pour moi. Allez, et faites ce que je vous demande, s’il n’est pas trop tard.

DÉAGEANT, d’un air hypocrite.

Je le veux bien, madame ; mais, en cela, je prends beaucoup sur moi.

 

 

Scène V

 

LA MARÉCHALE, LES DEUX FEMMES

 

LA MARÉCHALE, à ses femmes.

Ne ménagez rien pour avoir des nouvelles de mes enfants, de monsieur le maréchal d’Ancre et de la reine. Faites parler les gardiens, les soldats, ceux qui m’ont servie, si vous les reconnaissez. Prenez des prétextes, donnez de l’or. En voici. Distribuez ces florins.

Elle leur donne deux bourses.

Retournez à ceux qui vous ont dit ce qu’on faisait à la Chambre ardente. Je vous tiendrai compte de votre fidélité si je survis à cette prison. Vous m’avez suivie, vous, et de plus grandes dames m’ont abandonnée. Allez, et sachez surtout si monsieur de Borgia a réussi à sauver mes enfants.

Elles sortent, la Maréchale s’assied.

 

 

Scène VI

 

LA MARÉCHALE, seule

 

Ah ! je sens que je suis perdue ! j’ai eu beau lutter, le destin a été le plus fort. Ah ! je sens que je suis perdue ! perdue !

 

 

Scène VII

 

LA MARÉCHALE, DÉAGEANT, DOUZE PRÉSIDENTS et CONSEILLERS AU PARLEMENT, LE MARÉCHAL DE THÉMINES, LES DEUX FILS de Monsieur de Thémines, QUELQUES GENTILSHOMMES, membres de la commission secrète

 

DÉAGEANT.

Madame, monsieur de Luynes, nommé par le roi pour présider la Chambre ardente, a consenti à nous envoyer près de vous pour la confrontation par vous désirée.

THÉMINES s’avance et parle avec mesure et crainte.

Il m’est encore permis de vous le dire, madame, ceci est un tribunal sévère ; je vous en supplie, ne le bravez pas.

DÉAGEANT.

La cour vous fait signifier en somme que les chefs d’accusation contre vous sont ceux qui suivent. – Il convient que vous les entendiez debout. – La cour vous fait une grâce en vous les lisant ; vous ne deviez les connaître qu’après l’arrêt.

La Maréchale, qui allait s’asseoir, se lève.

« Sophar Léonora Galigaï, née à Fiorenzol, près de Florence, du menuisier Peponelli, vous êtes accusée du crime de lèse-majesté au premier chef et de trahison, comme ayant eu des intelligences secrètes en Savoie, en Espagne, où vous vous serviez de l’ambassadeur du grand-duc près du duc de Lerme ; avec Spinola en Flandre et l’archevêque de Mayence en Allemagne, comme il appert par les chiffres secrets de vos correspondances ; d’avoir usurpé l’autorité du jeune roi Louis treizième, notre maître ; empêché le cours de la justice ; commis d’énormes déprédations et gouverné l’esprit de la reine. Comment ? par... »

LA MARÉCHALE, avec impatience.

Par l’ascendant d’un esprit fort sur le plus faible.

DÉAGEANT.

« ...Par des conjurations magiques ; car il appert, par les déclarations de dix témoins, et entre autres de Samuel Montalto, juif, et Isabella Monti, ici présente, que ladite dame Léonora Galigaï aurait consulté des magiciens, astrologues judiciaires, entretenus à ses frais, sur la durée des jours sacrés de Sa Majesté le roi Louis treizième, et aurait professé la religion judaïque. À ces causes... »

LA MARÉCHALE, interrompant.

Et que ne m’avez-vous fait empoisonner ou étrangler dans la Bastille ? Cela valait mieux, messieurs : vous auriez sauvé la virginité des lois. – Où sont les preuves, où sont les témoins de cet extravagant procès ? La chose en vaut la peine, messieurs ; car, si j’ai bonne mémoire des coutumes, ce dont vous m’accusez là mérite le feu. Regardez-y à deux fois avant de déshonorer le Parlement ; c’est tout ce que je puis vous dire. Quel coupable politique a-t-on tué jamais sans l’avoir regretté un an après ? J’ai vu un jour le feu roi Henri pleurer monsieur le maréchal de Biron. Bientôt il en serait de même de moi. Qu’est-ce que votre bourreau ? Un assassin de sang-froid, qui n’a pas l’excuse de la fureur. Il ôte au coupable le temps du repentir et du remords ; souvent il donne ce remords au juge, messieurs, et toujours à la nation le spectacle et le goût du sang.

Ici les juges l’entourent avec une curiosité insolente, comme pour la voir se justifier et pour jouir de son abaissement.

Eh ! qu’ai-je donc fait, moi ? Mes actes politiques sont ceux de la régente et du roi ; mes sortilèges sont les craintives erreurs d’une faible femme jetée sans guide au sommet du pouvoir. Et qui de vous connaît une étoile qui dirige l’autorité sans faillir dans la tourmente des affaires humaines ? Que celui-là se montre, et je m’inclinerai devant lui ! Quels sont les noms de mes juges ?

Ici les juges s’éloignent peu à peu. Poursuivis par ses regards, ils se cachent les uns derrière les autres.

Qui vois-je, autour de moi, dans ceux-ci ? Des courtisans qui m’ont flattée et qui furent mes dociles créatures.

THÉMINES.

Ah ! madame, que faites-vous ?

LA MARÉCHALE.

Allez ! c’est une honte que des hommes, après avoir si longtemps obéi à une femme, se viennent réunir pour la perdre. Il fallait, messieurs, avoir hier le courage de me déplaire par de rudes conseils, ou le courage de m’excuser aujourd’hui.

Les désignant du doigt.

Répondez, monsieur de Bellièvre, vous qui m’avez conseillé le procès de Prouville, me jugerez-vous ? – Et vous, monsieur de Mesmes, qui vous êtes courbé si bas pour ramasser votre charge de président tombée de mes mains, me jugerez-vous ? – Et vous, vous, monsieur de Bullion, qui m’aviez conseillé des ordonnances pour lever des impôts en Picardie, sans lettres royales, serez-vous mon juge ? Je vous en dirai autant à vous, monsieur de Thémines, que j’ai fait maréchal de France ; et à vous-même, Déageant, président de mes juges ; et à vous tous que je désigne tour à tour du doigt, et que ce doigt intimide comme au jour du Jugement. Vous craignez que je ne vous dénonce l’un à l’autre, à mesure que je vous montre.

Ici les juges sont groupés loin d’elle contre les murailles, honteux, consternés.

Le bruit de votre nom vous fait peur ; car vous savez que je vous connais ; j’étais la confidente de vos bassesses, et tous vos secrets d’ambition sont rassemblés dans ma mémoire. Allez ! faites tomber cette tête, et brûlez-la, pour réduire en cendres les archives honteuses de la cour !

Elle retombe assise.

DÉAGEANT.

Les insultes sont vaines, madame, et vous oubliez que vous avez à répondre aux témoins, et surtout à celui-ci.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, ISABELLA

 

ISABELLA court regarder avec une curiosité insolente la Maréchale, qui la contemple avec surprise, à part.

Comme elle est belle !

Haut.

Tout ce que j’ai écrit, je le dis : cette femme est une magicienne.

LA MARÉCHALE, à part.

Mon Dieu ! il me semble que ceci est un rêve et qu’ils me parlent tous dans la fièvre.

Haut.

Je n’ai jamais vu cette jeune femme, et je ne sais d’où on la fait surgir contre moi : c’est une sanglante jonglerie.

ISABELLA.

Ce que j’ai dit, je le jure : elle est magicienne.

LA MARÉCHALE.

Je demande qu’on la fasse venir ici... ici... devant moi et près de moi, et que là, les yeux fixés sur les miens, elle ose répéter ce que vous lui faites dire.

DÉAGEANT, à Isabella.

Approchez-vous de l’accusée.

LA MARÉCHALE, avec bonté et protection.

Venez, venez, mademoiselle ; d’où vous a-t-on tirée ? par quelles promesses vous a-t-on portée à ce crime que vous faites de perdre, par une fausse dénonciation, une femme que vous ne connaissez pas et qui ne vous a jamais vue ? Voyons ! que vous a-t-on donné pour cela ? Il faut que vous soyez bien malheureuse ou bien méchante ! Oserez-vous soutenir ce que vous avez dit ?

ISABELLA, s’efforçant de la braver.

Oui, je le répète et je l’affirme : je l’ai vue percer d’aiguilles une image du roi.

LA MARÉCHALE s’approche d’elle en roulant son fauteuil, et lui prend une main en la regardant en face de près, avec le ton du reproche.

Oh ! oh ! – Voici quelque chose de monstrueux ! Si j’avais à croire aux prodiges, ce serait en vous voyant.

Elle l’observe.

Elle est toute jeune encore. J’ai l’habitude d’observer, et je sais les traces que laissent le crime et le vice sur les visages ; je n’en vois pas une sur celui-ci ; simplicité et innocence, c’est tout ce que j’y peux lire ; mais en même temps l’empreinte d’une immuable résolution et d’une obstination aveugle. Cette résolution ne vient pas de vous, mademoiselle ; il n’est pas naturel de faire tant de mal à votre âge ; on vous a suggéré cela contre moi. Que vous ai-je fait ? Dites-le hautement. Nous ne nous sommes jamais vues, et vous venez pour me faire mourir !

ISABELLA, avec fureur et frappant du pied.

Ah ! j’ai dit la vérité !

LA MARÉCHALE se lève.

Non, non ! Dieu n’a pas créé de femme semblable. Si ce n’est quelque passion qui l’agite, c’est un démon qui la tourmente... Jurez-le sur cette croix !

Elle prend une croix sur la table.

ISABELLA.

Je l’ai juré par le Christ.

LA MARÉCHALE, vivement et comme ayant fait une découverte.

Elle est Italienne... Jurez-le sur cette image de la Vierge !

ISABELLA, hésitant.

Sur la Madone ?... Laissez-moi me retirer pour écrire le reste ; je ne puis plus parler.

LA MARÉCHALE.

J’étais sûre qu’elle ne l’oserait pas...

Vite et avec une faiblesse croissante.

Je demande, messieurs, qu’elle reste seule avec moi : je vous en supplie, messieurs, ordonnez cela... Je ne le demanderais pas s’il ne s’agissait que de moi ; mais je ne suis pas seule au monde, enfin. Le mal qu’on veut me faire, on le fera à mon mari, à mes deux pauvres enfants (si jeunes, mon Dieu !), à tous mes parents, à tous les gentilshommes mes domestiques, à tous les paysans de mes terres, tous gens qui vivent de ma vie, et qui mourront de ma mort... Laissez-moi donc me défendre moi-même et toute seule jusqu’à la fin.

On hésite.

Oh ! soyez tranquilles, cela servira peu, je le sens bien : il ne m’échappe pas que je suis condamnée d’avance... Vous savez bien tous que je dis vrai, d’ailleurs ; si vous ne dites pas oui, c’est que vous avez peur de vous compromettre... Mais je ne le demande pas, messieurs, ô mon Dieu, non !... Ne dites rien pour moi. Peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous que j’ai offensés ; je ne veux point de grâce ; mais seulement laissez-moi parler à cette femme... Je sais si bien qu’elle n’a rien de commun avec moi !... Il y a conscience de me refuser cela !

DÉAGEANT, à part.

C’est sans conséquence : elle ne fera que s’enferrer davantage...

Haut.

Cette liberté vous est laissée, madame, mais pour peu d’instants.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

LA MARÉCHALE, assise, ISABELLA, debout et résolue

 

Long silence. Elles se toisent mutuellement.

LA MARÉCHALE.

À présent que nous voilà seules, savez-vous bien ce que vous avez fait ?... Vous avez causé ma mort ! Et quelle mort ! le savez-vous ? la plus effroyable de toutes !... Dans quelques heures, j’aurai la chemise de soufre et je serai jetée dans un bûcher ?... Trop heureuse si la fumée m’étouffe avant que la flamme me brûle !... Voilà ce que vous venez de faire, le saviez-vous ?

Isabella se détourne à moitié, en silence.

Vous n’osez pas répondre ? Eh bien ! à présent, il n’y a personne ici, dites-moi ce que je vous ai fait, là. Si vous avez eu à vous plaindre de moi, en vérité, je ne l’ai pas su. C’est là le malheur des pauvres femmes qu’on nomme de grandes dames. Vous ne me répondez pas parce que je devrais me souvenir de vous par moi-même ? – C’est bien là votre idée, n’est-il pas vrai ? Oh ! je vous comprends !... vous avez raison ; mais je vous dis qu’il faut nous plaindre. On voit tant de monde !

Avec crainte.

D’ailleurs ne croyez pas que je vous ai oubliée : je me souviens fort bien de vous ; très bien, très bien !... Vous êtes venue deux fois... le matin... Mettez-moi donc un peu sur la voie seulement, et je vais vous dire votre nom... Vous souriez !... Je me trompe peut-être ? – Mais, dans tous les cas, mademoiselle, je ne vous ai pas offensée au point que vous me soyez une ennemie si acharnée... Si vous êtes de Florence, vous devez savoir que j’ai toujours été bonne pour les Italiennes, autant que je l’ai pu. Mais, que voulez-vous ! à la cour de France, on se méfie de nous beaucoup... Il faut des précautions pour demander... Si l’on me fait grâce, je m’y emploierai. Nous sommes des sœurs, toutes les Italiennes !...

En souriant.

D’où êtes-vous ?... Que vouliez-vous ici ?... Il y aurait peut-être encore moyen d’arriver... Causons... Approchez-vous... Causons... – Toujours aussi froide !

Elle se lève.

Mon Dieu ! qu’il faut que je l’aie offensée !... On ne sait ce que l’on fait quand on a peur de mourir !...

Avec orgueil, tout à coup.

Ah çà ! mademoiselle, n’allez pas croire, au moins, que ce soit pour moi que je vous ai priée ?... C’est pour mes enfants !... C’est parce que je sais qu’ils seront poursuivis, emprisonnés, déchus de leurs possessions et de leur rang, comme fils d’une femme décapitée ; ils mendieront peut-être leur pain en pays étranger... Et leur père ?... ce qu’il deviendra ?... ce qu’il est devenu ?

ISABELLA, avec aigreur, vivement.

Ah ! je le sais, moi, madame...

LA MARÉCHALE.

Vous ?... Oh ! si vous êtes bonne, dites-moi cela, mon enfant !...

ISABELLA, froidement et vivement.

Une femme aussi inquiète de son mari serait bien malheureuse si elle l’aimait. Qu’en pensez-vous, madame ?

LA MARÉCHALE.

Quand une femme n’aurait pour le chef de sa famille qu’une douce et respectueuse amitié seulement, ce serait déjà une grande douleur, croyez-moi.

ISABELLA, avec une passion triste et profonde.

Quelle doit être donc la douleur d’une femme qui aime son mari comme on aime son Sauveur, son Dieu ?... Une femme qui ne connaît de toutes les créatures que lui seul ; de toute la terre que la maison où elle est cachée par lui ; qui ne sait rien que ce qu’il dit, qui ne veut rien que l’attendre et l’aimer ; qui ne pleure que lorsqu’il souffre, qui ne sourit que lorsqu’il est content... Une femme qui l’aime ainsi et qui l’a perdu, que doit-elle donc souffrir, dites-le-moi ?

LA MARÉCHALE.

Que me veut votre regard fixe, et de qui prétendez-vous parler ?...

ISABELLA.

Il est parti bien sombre et bien froid ; elle a pleuré. On vient lui dire (je suppose), on vient lui dire : « Il aime une autre femme ! » Que souffrira-t-elle ?

LA MARÉCHALE.

Une torture affreuse ! la mienne.

ISABELLA.

La mienne ? – Attendez. – On vient lui dire : « Il est à ses genoux ! cette femme est charmante ! elle est imposante et superbe ! »

Elle regarde la Maréchale fixement.

LA MARÉCHALE.

De qui parle-t-elle ?

ISABELLA, poursuivant.

On lui dit : « Tous les deux se rient de vous ; c’est presque toujours ainsi que cela se passe. » Quand on lui dit cela, que devient-elle ?... Quand on me dit cela ?

LA MARÉCHALE.

À vous ?

ISABELLA se remettant tout à coup, et devenant froide et sévère.

Eh bien, oui, à moi ! Je le tiens d’un chanteur italien nommé Concini.

LA MARÉCHALE, se levant.

Où est-il ? où vous a-t-il parlé ?

ISABELLA.

À mes pieds, à genoux, là !

LA MARÉCHALE.

Ah ! c’est une fille perdue !

ISABELLA, levant les bras au ciel avec désespoir.

Oh ! oui, perdue !

LA MARÉCHALE.

Un mot seulement, et sortez ensuite. Monsieur le maréchal d’Ancre est-il en péril de sa vie ?

ISABELLA.

S’il est caché chez quelque femme mariée, ne mérite-t-il pas que le mari de cette femme aille le tuer ?

LA MARÉCHALE.

Vous l’accusez là d’un double crime !

ISABELLA.

En parlerez-vous, vous qui séduisez le mari d’une autre femme ?

LA MARÉCHALE, se levant.

Qui ? moi ! moi ! que voulez-vous dire ? Vous a-t-on payée aussi pour m’insulter ?

ISABELLA.

Et Borgia, qu’en dites-vous ?

LA MARÉCHALE.

Quoi ! il était marié ? – Oh ! quelle honte ! oh ! quelle fausseté ! Lui, marié ?

ISABELLA.

Vous l’aimiez donc, et vous l’avouez ?

LA MARÉCHALE, d’une voix entrecoupée et avec dédain.

Je ne m’en souviens pas ; et vous voyez que je le connaissais mal, car j’ignorais...

ISABELLA.

Que j’étais sa femme ?...

LA MARÉCHALE, avec mépris.

Vous ?

ISABELLA.

Vous vous en souviendrez à présent.

Elle veut sortir.

LA MARÉCHALE, l’arrêtant par le bras.

Ah ! vous ne me quitterez pas ainsi ! Vous avez pu me dénoncer faussement ! Vous ou une autre, il fallait un faux témoin, peu m’importe ; mais vous n’avez pas le droit de me croire humiliée devant vous. Je jure que...

ISABELLA.

Tenez ! Jurez par son portrait trouvé chez vous !

Elle lui montre le portrait de Borgia et sort violemment.

 

 

Scène X

 

LA MARÉCHALE, seule

 

Elle tombe sur un fauteuil en pleurant.

Ah ! voilà le dernier coup... Trahie de tous côtés. Toujours trahie. Hélas ! avec une existence entière... une existence sévère, toute de sacrifice et de vertu, ayez un moment de pitié !... Ô mon Dieu !... Ayez un sourire ou une larme pour un souvenir bien peu coupable, et c’est assez pour tout perdre à jamais.

Elle se lève et se promène.

Quelle humiliation ! ô Seigneur ! quelle humiliation ! Certainement cette femme (une femme de rien !) aura droit de me dédaigner. Et penser que l’homme qui nous aime le plus se fait si peu scrupule de nous tromper ! Et pourquoi ? Pour arracher à une femme l’aveu qu’elle ne l’a pas oublié, l’aveu qu’elle est faible, qu’elle est femme ! Ah ! Borgia ! Borgia ! c’est bien mal !

Elle pleure et tombe à genoux.

Ah ! prenez ma vie ! prenez toute ma vie ! vous m’avez déshonorée ! Mais... ces pauvres enfants ! mes pauvres enfants ! mes enfants adorés ! qu’ont-ils fait ? Où sont-ils, mon Dieu ? Dites-le-moi !

Elle demeure à genoux par terre devant le fauteuil.

 

 

Scène XI

 

LA MARÉCHALE, DEUX HUISSIERS

 

UN HUISSIER.

Monsieur le président et monsieur de Luynes vont venir.

Ils se retirent.

 

 

Scène XII

 

LA MARÉCHALE, seule

 

Elle se lève.

Voilà mon ennemi ! Eh bien ! qu’il vienne ! qu’il vienne ! il ne me verra pas pleurer. Que servirait cette faiblesse ! À lui donner orgueil et joie ! Ni l’un ni l’autre, monsieur de Luynes, ni l’un ni l’autre ! J’ai eu mon coup d’État hier ; vous, le vôtre aujourd’hui. Mais je serai vengée. – Ah ! courtisans, ah ! vous avez mêlé le peuple à nos affaires ; il vous mènera loin !

 

 

Scène XIII

 

LA MARÉCHALE, LUYNES, VITRY, DÉAGEANT, TROIS GENTILSHOMMES, DEUX CONSEILLERS AU PARLEMENT

 

LA MARÉCHALE va au-devant de Luynes d’un air assuré et calme, vite.

Ah ! bonjour, monsieur de Luynes. Comment donc ! vous venez visiter une pauvre prisonnière comme moi ? Vous vous mettrez mal en cour, je vous en avertis.

LUYNES, à part.

Elle me brave. Il n’en faut rien voir, c’est mieux.

Haut.

Oui, madame. Le roi veut savoir si l’on a pour vous tous les égards convenables.

LA MARÉCHALE, faisant la révérence.

Je n’ai à me plaindre de personne, messieurs ; personne ne m’a fait de bruit, car j’ai été seule jusqu’ici. Que dit-on de nouveau au Louvre ?

LUYNES.

Oh !... peu de chose ! Seulement la reine mère est envoyée à Blois.

LA MARÉCHALE.

Envoyée ? Hier elle y envoyait.

LUYNES.

C’est le train des choses, madame.

LA MARÉCHALE.

Des choses d’aujourd’hui, monsieur.

LUYNES, bas, à Déageant.

Vous ferez disparaître cette femme corse pour toujours.

DÉAGEANT.

C’est fait.

LA MARÉCHALE, s’asseyant.

Que je ne vous gêne en rien, monsieur : je vais lire.

LUYNES, saluant.

Ah ! madame, mille pardons ! Je prendrais congé de vous si je n’avais à vous annoncer...

LA MARÉCHALE.

Est-ce la prise d’Amiens ?

LUYNES.

...Que le Parlement...

LA MARÉCHALE.

Eh bien, qu’a-t-il fait, ce pauvre Parlement ?

LUYNES.

...A nommé...

LA MARÉCHALE, avec dédain.

Eh bien ! a nommé... quoi ? quelque commission secrète et soumise, n’est-ce pas ?

LUYNES.

...Monsieur de Bullion, monsieur de Mesmes...

LA MARÉCHALE.

Ah ! bon Dieu ! taisez-vous. On n’entend que ces noms-là, quand on veut faire condamner quelqu’un... C’est d’un ennui...

LUYNES, à Vitry.

Vous verrez qu’elle ne me laissera pas lui dire son arrêt.

LA MARÉCHALE.

Et l’évêque de Luçon, monsieur de Richelieu, les a-t-il harangués ? Leur a-t-il dit encore : « La justice doit être obéissante et, en lèse-majesté, les conjectures sont des preuves. »

LUYNES, à Vitry.

Allez sur-le-champ arrêter son mari, mort ou vif.

VITRY.

Mort.

Il sort avec un des gentilshommes.

LUYNES.

Enfin, madame, il faut que vous sachiez...

LA MARÉCHALE, avec hauteur.

C’est bon, c’est bon ! j’en sais assez. À propos !

Gaiement et tirant ses cartes de sa poche.

J’ai perdu la partie. Je vous fais cadeau de mon jeu de cartes magiques ; vous êtes meilleur joueur que moi. – Cependant vous avez triché : prenez garde à vous ; le destin est plus fort que tout le monde.

Gravement et en l’amenant en avant.

Ah çà, venez ici maintenant, et cessons de donner la comédie.

À Luynes, gravement.

Écoutez, monsieur de Luynes, je sais vivre : je sais mon monde. Vous êtes bien avec le roi, et moi avec la reine. Le roi l’emporte, vous me renversez, c’est tout simple. Vous me faites condamner... probablement à mort.

LUYNES, saluant profondément.

Oh ! madame ! pouvez-vous penser que le plus humble de vos serviteurs...

LA MARÉCHALE.

Trêve de compliments, monsieur, je vous sais par cœur ; mais, entre gens comme nous, on se rend quelques services. Laissez-moi voir mes enfants, et j’avouerai tout ce que messieurs du Parlement auront fait.

LUYNES, après avoir réfléchi, dit avec une rage concentrée, bas.

Ah ! pardieu ! nous verrons si tu conserveras jusqu’au bout cet insolent sang-froid. Tu vas retrouver ta famille. Je le veux bien.

Haut.

Eh bien, madame, ayez la bonté d’accepter mon bras, et je vais vous conduire où sont vos enfants. Vous deviez changer de demeure de toute manière.

LA MARÉCHALE.

Et je vous tiendrai parole. Allons ! mon carrosse est-il en bas ?

Brusquement.

Je n’ai pas besoin de votre bras, monsieur.

LUYNES.

Demandez les pages et les gens de madame ; et qu’on appelle les deux docteurs en Sorbonne pour l’escorter.

À Déageant.

Il y a peu d’hommes comme elle.

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

LUYNES, DÉAGEANT

 

LUYNES, tirant violemment Déageant par le bras, aussitôt qu’elle est hors de sa chambre.

Ici, président.

DÉAGEANT, troublé.

Monsieur, où la faites-vous conduire ?

LUYNES, avec fureur.

Sur la place du Châtelet, l’Italienne ! Au bûcher, l’insolente ! au bûcher ! Je voudrais déjà m’y chauffer les mains.

DÉAGEANT.

Quelles rues prendra le carrosse ?

LUYNES, vivement, et avec l’explosion d’une rage longtemps contenue.

On passera... – Écoutez bien ceci, président, parce que c’est ma volonté. – On tournera par la rue de la Ferronnerie... Pas de réflexions, je le veux... Par l’étroite rue de la Ferronnerie... C’est là que sont logés ses enfants ; c’est là que s’était blottie toute cette venimeuse couvée de serpents italiens que j’écrase enfin du pied. J’ordonne que l’escorte et la voiture s’y arrêtent... – Pas un mot, je vous prie... Et qu’elle mette là. pied à terre. C’est l’ordre du roi, monsieur.

Impérieusement.

Eh bien, que voulez-vous me dire ? Voyons.

Il le regarde en face.

Qu’elle peut rencontrer Concini, et Vitry, et nos mousquetaires, et la bataille. Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? Si c’est sa destinée, je n’y peux rien, moi. Elle est sorcière, elle devait le prévoir. Et puis, après tout, quand elle marcherait un peu dans le sang... Bah ! le feu purifie tout.

Ils sortent vite, Luynes traînant Déageant, qui le suit frappé d’effroi.

 

 

ACTE V

 

La rue de la Ferronnerie. La borne sur laquelle fut assassiné Henri IV est au coin de la maison du juif. Nuit profonde. Des gentilshommes et des gens du maréchal d’Ancre se promènent de long en large. Un domestique est couché sur un banc de pierre, l’autre est debout, appuyé sur une borne. Ce sont les mêmes qu’on a vus venir chez le juif au second acte.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DE THIENNES et QUATRE AUTRES GENTILSHOMMES DE CONCINI, DOMESTIQUES ITALIENS

 

PREMIER DOMESTIQUE.

Depuis ce matin à onze heures, monseigneur le maréchal est chez ce juif, et il est bientôt minuit.

DEUXIÈME DOMESTIQUE.

On dit que cela ne va pas bien chez nous pendant ce temps-là.

DE THIENNES.

Malgré ses ordres, il faudra pourtant entrer chez Samuel pour avertir monsieur le marquis d’Ancre ! À quelle heure ce passant vous a-t-il dit que la Maréchale avait été arrêtée ?

DEUXIÈME DOMESTIQUE.

À quatre heures de l’après-dîner environ.

DE THIENNES.

Voici un jour plus désastreux pour elle que ne le fut hier pour le prince de Condé ce vendredi qu’elle craignait tant. Et le ciel est aussi noir qu’il était beau il y a deux heures. Tirez vos épées, réunissez-vous en cercle auprès de la porte : voici des hommes qui marchent à pas de loup... Ce sont peut-être des gens du roi. – Qui vive ?

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, FIESQUE, MONGLAT, CRÉQUI, l’épée et le poignard en main

 

FIESQUE, le bras enveloppé d’une écharpe.

Concino.

DE THIENNES répond.

Concini ! Approchez.

Portant au visage de Fiesque une lanterne sourde.

Ah ! c’est vous, monsieur de Fiesque... C’est une nuit à ne pas se laisser aborder.

FIESQUE.

Vous faites, pardieu ! bien : j’ai été abordé, moi, et j’ai laissé une main à l’abordage. Tout est perdu. – Sauve qui peut !

LES QUATRE GENTILSHOMMES.

Qu’y a-t-il ? – Quoi donc ? – Qu’arrive-t-il, cette nuit ?

FIESQUE.

Nuit sombre s’il en fut jamais ! La reine est arrêtée.

DE THIENNES.

La reine mère !

FIESQUE.

Par Luynes et sur l’ordre du roi.

LE PREMIER DES GENTILSHOMMES DE CONCINI.

Et la Maréchale ?

FIESQUE.

À la Bastille, jugée et condamnée au feu en une heure, selon les us du Parlement.

TROISIÈME GENTILHOMME.

Est-il possible ? Et sur quel crime ?

FIESQUE.

Ils ont appelé cela de la magie, pour ne compromettre personne de trop élevé. Gardez-vous bien : les troupes du roi rôdent par toutes les rues. J’ai été blessé sur la porte de l’hôtel d’Ancre, où ils ont mis le feu.

QUATRIÈME GENTILHOMME.

Le feu ! C’était ce que nous voyions au commencement de la nuit.

FIESQUE.

Monglat et moi, nous quittons Paris : je vous conseille à tous d’en faire autant. Que faites-vous ici ?

TROISIÈME GENTILHOMME.

Ma foi ! à dire vrai, nous gardons les manteaux.

MONGLAT.

Vous ferez mieux de vous en envelopper pour vous cacher.

CRÉQUI.

Allons, Fiesque, voilà tes gens qui amènent trois chevaux. Haut le pied ! Partons !

DE THIENNES.

Et le maréchal, vous l’abandonnez ? Que savez-vous s’il n’est pas dans Paris, quelque part ?

FIESQUE.

Monsieur, nous avons servi la Maréchale jusqu’au dernier moment ; mais, moi qui ne reçois pas les mille francs de Concini, je ne lui dois rien et je suis bien son serviteur.

MONGLAT.

S’il est quelque part, ce n’est pas en bon lieu, et nous ne l’y chercherons pas. C’est un insolent, un parvenu. Adieu.

FIESQUE.

C’est un spoliateur. Adieu.

CRÉQUI.

C’est un avare. Adieu.

DE THIENNES.

Ma foi ! moi, j’ai vécu de son pain dans sa maison. Je reste à Paris.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, D’ANVILLE, FIESQUE, CRÉQUI et MONGLAT s’arrêtent

 

FIESQUE.

C’est d’Anville ! Il est blessé.

D’ANVILLE.

Ils ont tué mon cheval et m’ont jeté à terre. Je viens vous annoncer une triste nouvelle.

FIESQUE.

Si tu en trouves de plus sombres que celles que nous savons, c’est toi que nous croirons magicien.

D’ANVILLE.

La pauvre Maréchale va passer par ici dans quelques heures pour aller au bûcher ! Je le tiens d’un conseiller au Parlement.

FIESQUE.

Dans quelques heures ! Ils vont vite. Ça, messieurs, si nous l’enlevions ? Restons.

MONGLAT.

Tope !

CRÉQUI.

J’en suis.

BANVILLE.

Ma foi, c’est dit.

LES GENTILSHOMMES ITALIENS.

Ah ! voilà qui est parler !

PREMIER GENTILHOMME, à part.

Si ce n’était la crainte de les décourager, j’entrerais avertir le maréchal.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

N’en faites rien, ils s’en iraient tous.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, PICARD, suivi de BOURGEOIS et d’OUVRIERS tenant des lanternes et des piques

 

PREMIER GENTILHOMME.

Qui vive ?

PICARD.

Garde bourgeoise !

Il s’approche tenant une lanterne et un portefeuille. À Monsieur de Thiennes. Il salue.

Ah ! monsieur de Thiennes, je vous reconnais. Vous êtes à monsieur le maréchal d’Ancre, et je m’adresse à vous pour cela.

DE THIENNES.

Qu’avez-vous affaire à lui ?

PICARD.

Je vous prie de lui rendre ce portefeuille qu’il a laissé tomber. Voici ce qu’il contient. Tenez. – Des bons sur tous les marchands de l’Europe. Tenez. Cent mille livres sur Benedetto de Florence. Cent mille livres sur le sieur Feydeau. Six, sept, huit, dix neuf cent mille livres. – Et il sortait avec cela sur lui, dans sa poche ! – Comme ça ! – Comme on y jette un doublon. Dix-neuf cent mille livres ! – J’aurais travaillé dix-neuf cents ans avant de les gagner. Et il en a peut-être neuf fois, vingt fois autant, s’il a pris seulement la fortune de tous ceux qu’il a fait pendre. – Toutefois, voici le portefeuille. Si vous savez où est Concini, vous lui rendrez ça.

DE THIENNES.

Je lui dirai votre nom, Picard. Brave homme, vraiment ! brave homme.

PICARD.

Je n’ai que faire qu’on le sache, monsieur de Thiennes ; bien sûr que je n’en ai que faire. – J’ai pris la pique à regret, parce que je sens bien que l’on n’y peut attacher un de vos drapeaux sans s’en repentir, et qu’après tout c’est toujours au cœur de la France qu’on en pousse le fer. – Qu’ai-je gagné à tout ceci, moi ? – Les gens de guerre sont logés dans ma maison, au Châtelet, où l’on va brûler la pauvre Galigaï. – Ma fille se meurt de l’effroi de cette nuit, et mon fils aîné a été tué dans la rue. – J’en ai assez, et mes bons voisins aussi. Allez ! la vieille ville de Paris est bien mécontente de vos querelles : nous n’y mettrons plus la main, s’il nous est loisible, que pour vous faire taire tous. – Adieu, messieurs, adieu.

Il sort, suivi des bourgeois et des ouvriers.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, hors PICARD et SA TROUPE

 

FIESQUE.

Tout cela va mal ; mais, ma foi ! tâchons d’enlever le carrosse de la Maréchale, et nous galoperons avec elle sur la grande route de Sedan. Le vin est tiré : il faut...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, VITRY, D’ORNANO, PERSAN, DU RALLIER, BARONVILLE, et AUTRES GENTILSHOMMES et MOUSQUETAIRES DU ROI

 

Chaque mousquetaire applique le pistolet sur la poitrine des gens de Concini, qui n’ont pas le temps de tirer l’épée.

VITRY, saisissant Fiesque et lui mettant le pistolet sur la joue.

...Le boire. Mais à la santé du roi, monsieur. Pas un cri, ou vous êtes morts. Nous sommes trois cents, et vous êtes dix.

FIESQUE, après avoir examiné la troupe des mousquetaires.

Il n’y a rien à dire à cela. Il ne faut que compter, au fait.

On les emmène sans résistance.

VITRY.

Entourez cette maison. Concini est encore chez le juif. Il n’a pas osé sortir. Attendons-le, messieurs, et cachez vos hommes dans les boutiques et les rues voisines. Je vous appellerai. Sortons vite. En embuscade. J’entends remuer à la porte de Samuel.

 

 

Scène VII

 

CONCINI, seul

 

Il ouvre la porte avec précaution, et tâte dans l’obscurité. – Coulanges ! Benedetto ! Borgelli !... Personne. C’est étrange ! Voilà comme mes lâches à mille francs par an servent leur maître ! – Attendons-les. J’ai cru que je ne sortirais jamais des chicanes de ce maudit juif. Il a pesé, je crois, chacun de mes mille ducats, et me faisait un procès à chacun. Ah ! sans l’incognito, je l’aurais étrillé de bonne sorte ! Borgelli !... Comment ne m’ont-ils pas attendu !

 

 

Scène VIII

 

CONCINI, PEUPLE

 

Un parti de vingt hommes sort de la rue de la Ferronnerie en criant.

Mort à Concini ! Avertissez Borgia ! Mort aux basanés !

 

 

Scène IX

 

CONCINI, seul

 

Encore Borgia ! Où suis-je ? Ai-je entendu cela ? S’ils osent jeter ces cris dans Paris, ne dois-je pas croire qu’ils sont aussi forts que moi ? Quoi ! mes gentilshommes ne les ont pas combattus ? Quoi ! ces voix sinistres se prolongent sans obstacle le long des rues, sans qu’une voix contraire s’élève !

 

 

Scène X

 

CONCINI, PEUPLE

 

Un parti traverse l’extrémité de la rue Saint-Honoré, en criant.

Vive monsieur de Luynes ! vive le roi ! vive monsieur le Prince ! Mort aux Toscans ! aux Florentins ! Vive Borgia ! vive Picard ! vive Borgia ! Concini n’est pas dans la rue de la Ferronnerie. – Au Châtelet ! – Au Châtelet !

 

 

Scène XI

 

CONCINI, seul

 

 Je n’entends plus rien ! Encore si l’on se battait ! Mais non ! les cris s’éloignent ; ils s’éteignent par degrés ! – Tout se tait, tout est calme, calme comme si j’étais mort, ou comme s’il ne restait plus qu’à me trouver et à me tuer. Est-ce donc un rêve ? – Et qui me cherche ? N’ai-je pas hier écrasé les mécontents ? C’est quelque troupe de leurs partisans. Mais qui les mène ? Ce Borgia ! Ah ! pourquoi est-il encore au monde ? Lui, aventureux, imprudent, brave jusqu’à la folie ? Qu’il soit encore vivant, et qu’il vive pour me heurter partout ! Ah ! j’ai du malheur ! Mais je suis encore le maréchal d’Ancre ! Riche et puissant ! Non, je me sens renversé et jugé. Je me sens étranger, toujours étranger, parvenu étranger. Je sens comme une condamnation invisible qui pèse sur ma tête. Comment sortir de ces rues où jamais je ne vins seul ? Si je rentre là, le juif me livrera ; si je passe dans les rues, je serai arrêté. Ce banc de pierre peut me cacher. Cette borne est assez haute.

Il l’examine et recule avec effroi.

Ah ! cette borne est celle de Ravaillac. Oui, je la reconnais dans l’ombre. Ce fut là qu’il posa le pied. Elle est de niveau avec la ceinture d’un homme, le cœur d’un roi. C’est donc sur cette pierre que j’ai bâti ma fortune et c’est peut-être sur elle qu’elle va s’écrouler. – N’importe ! Si je n’avais pas fait cela, je n’étais rien en passant sur la terre, et j’ai été quelque chose, et l’avenir saura mon nom. Par la mort d’un roi, j’ai fait une reine, et cette reine m’a couronné. – Ravaillac, tu as été discret au jugement, c’est bien ; sur la roue, c’est beau. – Il a dû monter là. Un pied sur la borne, l’autre dans le carrosse...

Ici Borgia arrive, portant un des deux enfants de Concini, et conduisant l’autre.

Non, sur ce banc... La main sur le poignard... Ainsi...

 

 

Scène XII

 

CONCINI, BORGIA, LES DEUX ENFANTS

 

BORGIA.

Pauvres enfants, entrez chez moi : vous serez en sûreté plus que dans ces deux maisons où l’on nous a poursuivis.

LE COMTE DE LA PÈNE.

Ah ! monsieur, il y a là un homme debout.

BORGIA, dirigeant la lanterne que tient l’enfant sur la figure de Concini.

Concini !

CONCINI.

Borgia !

Chacun d’eux lève son poignard, et chacun d’eux saisit du bras gauche le bras droit de son ennemi. Ils demeurent immobiles à se contempler. Les deux enfants se sauvent dans les rues et disparaissent.

BORGIA.

Éternel ennemi, je t’ai manqué !

CONCINI.

Laisse libre mon bras droit, et je quitterai le tien.

BORGIA.

Et qui me répondra de toi ?

CONCINI.

Ces enfants que tu m’enlèves...

BORGIA.

Je les sauve. Ton palais brûle. Ta femme est arrêtée. Ta fortune est renversée, insensé parvenu !

CONCINI.

Oh ! lâche-moi, et battons-nous.

BORGIA, le poussant.

Recule donc, et tire ton épée.

CONCINI, tire l’épée.

Commençons.

BORGIA.

Éloigne tes enfants, qui nous troubleraient.

CONCINI.

Ils se sont enfuis.

BORGIA.

On n’y voit plus... Prends ces lettres, assassin... J’ai promis de te les rendre.

Il donne à Concini le portefeuille noir sous les épées croisées.

CONCINI.

Je les aurais prises sur ton corps.

BORGIA.

J’ai rempli ma promesse. En garde à présent, ravisseur !

CONCINI.

Lâche séducteur, défends-toi !

BORGIA.

La nuit est noire... mais je sens à ma haine que c’est toi. Affermis ton pied contre le mur, tu ne reculeras pas.

CONCINI.

Je voudrais sceller le tien dans le pavé pour être sûr de toi.

BORGIA.

Convenons que le premier blessé avertira l’autre.

CONCINI.

Oui, car on ne verrait pas le sang... Je te le jure par la soif que j’ai du tien. Mais que ce ne soit pas pour faire cesser l’affaire.

BORGIA.

Non, mais pour nous remettre en état de continuer.

CONCINI.

De continuer jusqu’à ne plus pouvoir lever l’épée.

BORGIA.

Jusqu’à la mort de l’un des deux.

CONCINI.

Es-tu en face de moi ?

BORGIA.

Oui. Pare ce coup, misérable.

Il porte une botte.

Es-tu blessé ?

CONCINI.

Non. À toi cette botte.

BORGIA.

Tu ne m’as pas touché.

CONCINI.

Quoi ! pas encore ! Ah ! si je pouvais voir ton visage détesté !

Ils continuent avec acharnement sans se toucher : tous deux se reposent en même temps.

BORGIA.

As-tu donc mis une cuirasse, Concini ?

CONCINI.

J’en avais une, mais je l’ai oubliée chez ta femme, dans sa chambre.

BORGIA.

Tu mens !

Il le charge de son épée, tous deux s’enferrent et se blessent en même temps.

CONCINI.

Je ne sens plus le fer. T’ai-je blessé ?

BORGIA, s’appuyant sur son épée et serrant sa poitrine d’un mouchoir.

Non. – Recommençons. – Eh bien ?

CONCINI, serrant sa cuisse d’un mouchoir.

Attendez, monsieur, je suis à vous.

Il tombe sur la borne.

BORGIA tombe à genoux.

N’êtes-vous pas blessé vous-même ?

CONCINI.

Non, non, mais je me repose. Avancez, vous, et nous verrons.

BORGIA, essayant de se lever et ne pouvant se soutenir.

Je me suis heurté le pied contre une pierre. Attendez.

CONCINI.

Ah ! vous êtes blessé !

BORGIA.

Non, te dis-je ! non. C’est toi-même qui l’es. Ta voix est altérée.

CONCINI, sentant son épée, et avec joie.

Ma lame a une odeur de sang.

BORGIA, tâtant son épée, et avec triomphe.

La mienne est mouillée.

CONCINI.

Va, si tu n’étais pas frappé, tu serais déjà venu m’achever.

BORGIA, avec joie.

Achever ? – Tu es donc blessé ?

CONCINI.

Eh ! sans cela, n’irais-je pas te traverser le corps vingt fois ? D’ailleurs tu l’es autant que moi pour le moins.

BORGIA.

Il faut que cela soit, car je ne resterais pas à cette place.

CONCINI, avec désespoir.

N’en finirons-nous jamais ?

BORGIA, avec rage.

Tous deux blessés, et vivants tous deux !

CONCINI.

Que me sert ton sang, s’il en reste !

BORGIA.

Si je pouvais aller à toi !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, VITRY, suivi de GARDES qui marchent doucement, tient le jeune COMTE DE LA PÈNE par la main : l’enfant tient sa SŒUR

 

VITRY, le pistolet à la main.

Eh bien ! mon bel enfant, lequel est votre père ?

LE COMTE DE LA PÈNE.

Défendez-le, monsieur, c’est celui qui est appuyé sur la borne.

VITRY, haut.

Rangez-vous et restez dans cette porte. – À moi, la maison du roi !

Les gardes viennent avec des lanternes et des flambeaux.

Je vous arrête, monsieur ; votre épée.

CONCINI, le frappant.

La voici.

Vitry lui tire un coup de pistolet : du Hallier, d’Ornano et Persan tirent chacun le leur : Concini tombe.

CONCINI, tombant, à Borgia avec un rire amer.

Assassin ! ils t’ont aidé.

Il meurt sur la borne.

BORGIA.

Non, ils m’ont volé ta mort.

Il expire.

VITRY, gaiement.

Morts ! tous deux ! Voilà une affaire menée assez vertement !

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, PICARD et ses COMPAGNONS

 

VITRY, à Picard.

On n’a pas besoin de vous !

PICARD, s’écartant, suivi de ses compagnons.

Pauvre Concini ! Je le plains, à présent.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, UN OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Monsieur de Luynes avec une escorte.

VITRY.

Arrêtez-le. Qu’on ne vienne pas nous déranger, corbleu ! nous sommes en affaires.

L’OFFICIER.

Ma foi ! le voici.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, LUYNES, puis LA MARÉCHALE

 

LUYNES.

Bonjour, maréchal de Vitry !

On entend rouler un carrosse.

VITRY.

Merci ! c’est bon ! cela se peut ! Mais vous gâtez tout ; voyez.

LUYNES, à la Maréchale.

Ah ! bon Dieu ! madame, il faudrait retourner. Ôtez les flambeaux. Il n’y a personne ici.

LA MARÉCHALE.

Personne, dites-vous ? personne ! monsieur : et voilà mes deux enfants ! Ah ! venez tous deux. Les voilà ! eux ! Ce sont eux. – Avec qui êtes-vous ? Qui a soin de vous ? Ils ont pâli tous deux.

Elle se met à genoux à les considérer.

Et savez-vous bien qu’on a mis en prison votre pauvre mère ? Mais savez-vous bien cela ? Elle a beaucoup pleuré, allez ! Elle a eu bien du chagrin. – Embrassez-moi de vos deux bras. – Bien du chagrin de ne pas vous voir. M’aimez-vous toujours ? – Je vous laisserai à monsieur de Fiesque, vous savez ? ce bon gentilhomme qui vous porte sur ses genoux. – Embrassez-moi donc bien. – Vous l’aimerez beaucoup, n’est-ce pas ? Si votre père ne revient pas, je vous prie de dire à monsieur de Borgia qu’après lui je vous laisse à Fiesque, un homme de bien s’il en fut. – Car, savez-vous, je vous quitte. – Oh ! embrassez-moi bien. – Encore. – Comme cela. – Je vous quitte, pour bien longtemps, bien longtemps ! – Ne pleurez pas. – Et moi qui dis cela, je pleure moi-même comme un enfant. – Allons, allons ! eh bien, qu’est-ce que nous avons ? – Mais vous ne me répondez pas, mon fils ! – Que vous avez l’air effrayé ! Qui écouterez-vous, monsieur, si ce n’est votre pauvre mère ? enfant ! ta pauvre bonne mère, qui va mourir ! Sais-tu ?

LE COMTE DE LE PÈNE, montrant les corps.

Regardez ! regardez ! Là et là.

LA MARÉCHALE.

Où, mon enfant ? Je ne vois rien.

LE COMTE DE LE PÈNE.

Je les ai vus se battre, là ! là ! Venez.

Il la tire par la main.

LA MARÉCHALE.

Pas si vite ! – Arrête, enfant. – J’en devine plus que tu ne m’en diras.

Elle s’arrête, la main sur son cœur.

Dieu ! – Le maréchal... Concini. – Le maréchal d’Ancre !

LUYNES, avec une douleur affectée et une profonde révérence.

Nous avons tout fait pour éviter ces grands malheurs, madame ; mais c’est une rencontre...

LA MARÉCHALE, avec explosion.

Vous m’aviez ménagé ce spectacle, lâche ennemi d’une femme, qui n’avez jamais regardé en face cet homme hardi ! – Que vous paye-t-on sa tête et la mienne ? Vous m’avez amenée (et c’est bien digne de vous), vous m’avez amenée pour me briser le cœur avant de le jeter au feu ; et cela, pour vous venger de ma hauteur et de votre bassesse. – Quoi donc ! il me fallait voir, voir tout cela ! Vous l’avez voulu ? Eh bien ! – Examinez si j’en mourrai tout de suite ! – Regardez bien. – Je vais souffrir la mort autant de fois qu’il le faudra. – Vous êtes un excellent bourreau, monsieur de Luynes ! – Mais ne me perdez pas de vue ! ne perdez pas une de vos joies ! – Par exemple, tout pourra me tuer, mais rien ne me surprendra venant de vous !

À un garde.

Le flambeau, donnez-le-moi. – Ne me cachez rien. – On m’a amenée pour tout voir. – Borgia ! ô Dieu ! Toi, Borgia, toi aussi !

Elle prend sa main et la laisse retomber avec un sentiment triste et jaloux.

 Sa femme le pleurera. – Moi, je veux mourir !

À un garde.

Soutenez-moi, je vous prie.

Elle s’appuie sur son épaule. À son fils. Elle le prend par la main, le conduit sur le devant de la scène, le presse dans ses bras et le baisant au front.

Venez ici. – Regardez bien cet homme, derrière nous, celui qui est seul !

L’enfant veut se retourner, elle le retient.

Non ! non ! – Ne tournez que la tête, doucement, et tâchez qu’on ne vous remarque pas. – Vous l’avez vu ?

L’enfant fait signe que oui, en attachant ses yeux sur ceux de sa mère.

Cet homme s’appelle de Luynes. – Vous me suivrez au bûcher tout à l’heure, et vous vous souviendrez toujours de ce que vous aurez vu, pour nous venger tous sur lui seul. – Allons ! dites : « Oui », fermement ! sur le corps de votre père !

Elle s’approche du corps, qui est à demi appuyé sur la borne, et porte la main de son fils sur la tête de Concini.

Touchez-le, et dites : « Oui ! »

LE COMTE DE LE PÈNE, étendant la main et d’une voix résolue.

Oui, madame.

LA MARÉCHALE, plus bas.

Et comme j’aurai fini par un mensonge, vous prierez pour moi.

À haute voix.

Je me confesse criminelle de lèse-majesté divine et humaine, et coupable de magie.

LUYNES, avec un triomphe féroce et bas.

Brûlée !

Il fait défiler la Maréchale, suivie de ses deux enfants : elle passe, en détournant les yeux devant le corps de Concini, étendu à droite de la scène, sur la borne de Ravaillac.

 

 

Scène XVII

 

VITRY, PICARD, GENTILSHOMMES, PEUPLE

 

VITRY, se découvrant, et parlant aux gentilshommes et mousquetaires.

Messieurs, allons faire notre cour à Sa Majesté le roi Louis treizième.

Il part avec les gentilshommes.

 

 

Scène XVIII

 

PICARD, PEUPLE

 

PICARD, aux ouvriers qui se regardent et restent autour du corps de Borgia.

Et nous ?

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